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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 51

  • CHRONIQUES DE POURPRE 547 : KR'TNT 547 : BUFFALO SPRINGFIELD / FRED NEIL / GRIP WEEDS / TINY TOPSY / BloUe / PEOPLE OF THE BLACK CIRCLE / JULIE SUCHESTOW / SOUL TIME

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN’ TIL NEXT TIME

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    LIVRAISON 547

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR’TNT KR’TNT

    24 / 03 / 2022

     

    BUFFALO SPRINGFIELD / FRED NEIL

    GRIP WEEDS / TINY TOPSY

    bloUe / PEOPLE OF THE BLACK CIRCLE

    JULIE SUCHESTOW / SOUL TIME

     

    Sur ce site : livraisons 318 – 547

    Livraisons 01 - 317 avec images + 318 – 539 sans images sur :

    http://krtnt.hautetfort.com/

     

    Un coup d’épée dans Buffalo du lac

     

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                À l’époque où se jouait le destin du monde, le seul groupe américain capable de rivaliser artistiquement avec les Beatles, c’était bien sûr Buffalo Springfield. Les bons groupes pullulaient en Angleterre et aux États-Unis, mais en matière de pop, les Beatles assumaient pleinement la suprématie artistique. Dylan faisait du Dylan, pas de la pop. Dès 1966, Buffalo Springfield s’imposa avec un génie composital/interprétatif comparable à celui des Beatles. Horriblement doués, Stephen Stills et Neil Young pouvaient rivaliser directement avec le duo de choc Lennon/McCartney. Même mal produits, les deux premiers albums de Buffalo Springfield sont des mines d’or, au même titre que Revolver et Rubber Soul. Quand plus de cinquante ans après leur parution on écoute ces quatre albums, on reste frappé par la modernité du ton, la richesse des idées et la perfection des compos.

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             Dans Mojo, Sylvie Simmons propose une bonne approche du phénomène Buffalo. On peut croiser la lecture de son article de fond avec celle de The Story of Buffalo Springfield - For What It’s Worth co-écrit par John Einarson et Richie Furay. L’histoire de la formation du groupe est passionnante. Stills et Young se rencontrent à Toronto, sur le circuit folk. Stills est en tournée avec un groupe folk, The Company, et Young joue dans les Squires. Ils sympathisent et font des plans sur la comète. Et si on montait un groupe ensemble ? Ah ouais !

             Stills repart à New York où il vit. Il grenouille dans le circuit folk de Greenwich Village, comme des tas de gens à l’époque, Fred Neil, Dave Van Ronk, Bob Dylan.

             Young écume la scène de Yorkville au Canada, d’où sortiront aussi Gordon Lightfoot et Joni Mitchell. John Kay est là, lui aussi, il a l’avantage de connaître Yorkville et Greenwich Village. Quand Kay quitte son appart à Yorkville, c’est Young qui s’y installe. Pendant ce temps, à New York, Stills crève d’envie de jouer dans les Lovin’ Spoonful. Ça fait trois ans qu’il rame et qu’il gratte sa gratte dans les coffee-houses. Il en a marre, super-marre, il veut monter un groupe. Il essaye de joindre Young au téléphone à Toronto mais n’y parvient pas. C’est là qu’il décide de quitter New York - Neil wanted to be Bob Dylan. I wanted to be the Beatles - C’est parce qu’il entend les Byrds à la radio qu’il comprend qu’il faut aller en Californie - LA was the place to be if I wanted to rock’n’roll - Et il se barre la côte Est en août 1965. Quand Young débarque peu après à New York, il ne trouve pas Stills. Eh oui, Stills est déjà parti pour la Californie, comme Roger McGuinn, Dino Valente, John Phillips, Cass Eliott, et Croz car maintenant, c’est là que ça se passe. Aux yeux de Chris Hillman, Buffalo vient du même background que les Byrds et les Lovin’ Spoonful : Greenwich Village. Seuls les Spoonful et Simon & Garfunkel resteront sur la côte Est.

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             Elle est intéressante la genèse de Bufffalo car elle croise comme on l’a vu celle de Steppenwolf qui s’appelle encore Jack London & the Sparrows, avec les deux frères McCrohan - qui vont changer de nom pour devenir les frères Edmonton - et un certain Bruce Palmer. Quand Bruce Palmer quitte le groupe, il est remplacé par Nick St. Nicholas qui vient des Mynah Birds, dont le chanteur n’est autre que le fameux Rick James, qu’on compare à l’époque à Little Stevie Wonder. Goldy McJohn quitte lui aussi les Mynah Birds pour rejoindre les Sparrows qui vont devenir Steppenwolf après avoir viré Jack London et recruté John Kay. Dennis McCrohan qui avait déjà changé de nom pour s’appeler Edmonton va encore changer de nom pour devenir une figure de légende, Mars Bonfire et écrire le rock anthem «Born To Be Wild». Neil Young rejoint à un moment les Mynah Birds et tout s’arrête brutalement lorsque Rick James est arrêté : c’est un déserteur américain. Hop, direction le ballon. Young est d’autant plus catastrophé que ça s’est passé dans le studio Motown où ils enregistraient leur premier album. Du coup Motown annule tout, sessions et contrat, et les Mynah Birds rentrent au bercail, la queue entre les pattes. Young affirme que Motown détient des enregistrements des Mynah Birds dans ses archives. Il n’est resté que six semaines dans ce groupe qu’il aimait bien. C’est là qu’il décide avec Bruce Palmer de partir en Californie, sachant que Stills se trouve quelque part à Los Angeles.

             Young et Palmer franchissent clandestinement la frontière du Canada au volant d’un corbillard. Stills dira de Palmer qu’il est le meilleur bassman avec lequel il ait joué, aussi bon selon lui que James Jamerson et McCartney. Donc le corbillard roule dans Los Angeles à la recherche de Stills. Ils croisent soudain un van blanc. Dedans il y a Stills et Richie Furay. Pur hasard ! Coups de klaxon, pouet pouet, Young fait un gros demi-tour en pleine circulation et rejoint Stills. Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre et sautent en l’air, comme des gosses ivres de bonheur et de liberté.

             La scène se déroule en avril 1966. Buffalo se forme là, on the spot : Young, the dark ‘Hollywood Indian’, Bruce Palmer le mystérieux qui jouera le dos tourné au public, Stills, le cowboy impétueux et impatient, et le Furay, ebulliant boy-next-door. Maintenant, il leur faut un batteur. Chris Hillman et Croz leur recommandent Dewey Martin, un mec plus vieux qui a battu le beurre pour Carl Perkins, Roy Orbison, Patsy Cline et qui jouait dans les Dillards avant que les Dillards n’arrêtent le groupe pour redevenir un duo acoustique. Auditionner pour ces petits branleurs ? Le vétéran de toutes les guerres Dewey Martin accepte, à condition qu’on le laisse chanter, car il chante comme Wilson Pickett.

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             Le groupe évolue à la vitesse de l’éclair. Stills a tout prévu à l’avance. Il a fait venir Richie Furay de New York, et il compose des chansons pour le groupe qu’il a en tête. Buffalo répète chez Stills et quelques jours plus tard, ils montent sur scène au Troubadour, en première partie des Byrds. Stills et Young se définissent comme un folk-rock band, mais avec une dominante rock and Soul, trois guitares et un peu de Motown/Stax dans la section rythmique. Qui va pouvoir résister à ça ? Personne ! Stills, Young et le Furay chantent tous les trois parfaitement bien et Young multiplie les killer solos flash sur sa Gretsch. Dans Buffalo, c’est la foire aux demi-caisses. C’est vrai qu’ils ont un son, rien à voir avec le jangly twelve-strings des Byrds et Dylan, ils développent un mélange de folk feel et d’instruments électriques. Mark Volman des Turtles explique qu’ils savent écrire des chansons car ils viennent de la scène folk, et en arrivant en Californie, ils avaient déjà plusieurs années d’expérience. Ils savaient ce que le mot songwriting voulait dire, alors que chez les Turtles, par exemple, tout reposait sur la Brill Building philosophy, c’’est-à-dire l’accès immédiat à des hits, the old school philosophy, celle que Don Kirshner impose aux Monkees et que Papa Naz va mettre un point d’honneur à combattre. Chris Hillman est tellement frappé par leur talent qu’il veut les manager. Il leur décroche une residency au Whisky A Go-Go, ils font cinq short sets par soir, et partagent l’affiche avec les Them, les Doors et Love. Le Furay : «The original five of us had the magic.» Et tout le monde considère Stills comme the heart and soul of the band. Sans Stills, pas de Buffalo.

             En réalité, tout Buffalo repose sur la relation Stills/Young. Contrairement à Lennon et McCartney, ils n’écrivent rien ensemble, ils bossent chacun dans leur coin. Au commencement, ils s’admirent l’un l’autre, Young est fasciné par la voix de Stills. Young le voit plus comme un chanteur que comme un guitariste, sur sa big red Guild acoustic guitar. Mais cette admiration ne va durer que 18 mois, le temps de l’existence du groupe. Young est un homme qui a besoin de respirer. Il a surtout besoin de chanter les cuts qu’il compose. Mais les autres trouvent sa voix bizarre. C’est le succès de «Like A Rolling Stone» qui ouvre les portes aux non-singers comme Young, nous dit Einarson. Ça tourne assez vite à la bataille d’egos. Le Furay reste à l’écart et Dewey Martin fait le clown. Le Furay s’entend bien avec Young, qui reste accessible et qui habite en face de chez lui à Laurel Canyon, dans une toute petite cabane. Par contre, le Furay se dit terrorisé par Stills. On ne sait jamais ce que Stills pense. Le Furay lui reproche aussi de ne penser qu’à sa gueule et à ses intérêts. Bon, jusque-là tout va bien, mais si ce qui lui convient doit te blesser, ce n’est pas ça qui va l’arrêter. Comme c’est Stills qui compose, c’est lui qui ramasse le plus d’argent.

             Mais en réalité, le groupe ne roule pas sur l’or. Ils ont tous des grosses bagnoles, mais en location : Young roule en Corvette, Bruce Palmer en Stingray et en Triumph Bonneville, et Stills en Ferrari. Le seul qui fait gaffe, c’est le Furay qui roule en Volkswagen. Puis rapidement, Stills et Young en viennent aux mains. Les shootes éclatent en sortant de scène. Ils se menacent l’un l’autre en brandissant leurs guitares, comme, nous dit Dewey Martin, «deux vieilles qui se battent à coups de sacs à main.» On les voit aussi se balancer des chaises dans la gueule après un concert particulièrement électrique.

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             C’est en 1965 que la Californie devient l’épicentre de l’American rock. En 1964, American Bandstand qui était le symbole de l’American teen culture avait déjà quitté Philadelphie pour s’implanter à Los Angeles, comme le rappelle Lenny Kaye dans l’un des dix chapitres de son imposant Striking Lightning. Maintenant c’est là que ça se passe. Tout y explose avec les Byrds, les Mamas & the Papas, les Turtles, Sonny & Cher, Barry McGuire, les Grass Roots et les Beach Boys, les teen nightclubs sur Sunset Strip, le Gold Star et Totor, Love et les Doors. Le «Mr. Tambourine Man» des Byrds ouvre la voie en juin 1965. Et puis les Monkees ! Comme chacun sait, Stills postule pour un rôle dans la fameuse série télé, mais il échoue et il balance le nom de son pote Tork, un autre expat de Greenwich Village, qui lui va décrocher le jackpot. Il y a des centaines de postulants pour les rôles dans la série télé, et parmi les plus connus, Danny Hutton, futur Three Dog Night, Harry Nilsson, Paul Williams, Rodney Bingenheimer et Charles Manson.

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             Dans son book qui est très bien documenté, John Einarson rappelle qu’au début, Frazier Mohawk, un talent scout qui bosse pour Jac Holzman, s’occupe de Stills et du Furay. C’est Barry Friedman qui les manage, au début. Il joue un rôle capital dans l’histoire de Buffalo : c’est lui qui les finance et qui les héberge, car bien sûr, ils n’ont pas un rond. Barry est le catalyseur, il leur fournit un toit et un endroit pour répéter et leur donne un peu de blé. Un soir, un certain Charlie Greene le chope, le fait picoler et prendre de la dope, l’emmène dans sa limousine et l’oblige à signer un document dans lequel il annule toute prétention à manager Buffalo. S’il ne signe pas, il ne sort pas de la bagnole. Barry cède donc ses droits sur le groupe pour 1000 dollars. Bien sûr, il regrette amèrement de s’être écrasé. 

             Déjà managers de Sonny & Cher, Charlie Greene et Brian Stone deviennent les managers de Buffalo. Herbie Cohen traîne aussi dans les parages, il va bientôt manager Zappa, Tim Buckley et Judy Henske. Stills le connaît car Cohen traînait à Greenwich Village où il manageait Odetta et Fred Neil. Pour Buffalo, c’est loin d’être une bonne affaire que d’être managé par Greene & Stone. Chris Hillman : «Quand tu leur serrais la main, tu comptais tes doigts aussitôt après pour voir s’il ne t’en manquait pas.» Il affirme que Greene & Stone sont des beaux parleurs et qu’ils ont embobiné Buffalo. Stills, Young et les autres pouvaient en outre utiliser la limo quand ils voulaient. Luxe suprême : le chauffeur Joseph leur fournissait de l’herbe. Ça plaisait beaucoup à Stills nous dit Miles Thomas, car il adorait le rock’n’roll way of life. Puis Greene & Stone leur ouvrent un budget instruments. Young achète une Gretsch Chet Atkins 6120 hollow body orange, Stills opte pour une blonde Guild hollow body. Ils se branchent tous sur des Fender Twins. Puis arrivent les offres des labels. Lou Adler propose 5 000 dollars, suivi de Warner Bros qui double la mise avec 10 000 $. Jac Holzman qui vient de signer les Doors fait lui aussi une offre. Mais c’est Ahmet Ertegun qui remporte la partie avec 12 000 $ cash. Barry leur recommandait de signer avec Jac et Elektra, mais ils ont choisi the sleaze brothers. Barry est persuadé qu’en signant avec Jac, le groupe aurait survécu aux turpitudes d’un mismanagement.

             Ahmet Ertegun considère Buffalo comme «the most exciting band». Greene & Stone réservent le Gold Star pour l’enregistrement du premier album et s’improvisent producteurs. Gros problème, ils n’y connaissent rien. Le groupe enregistre sept compos de Stills et cinq de Young. Les compos de Stills passent mieux, paraît-il, plus blues-based et radio-friendly que celles de Young, plus abstraites.

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             Contrairement à ce que pense le commun des mortels, le gros hit du premier album de Buffalo paru en 1966, n’est pas «For What It’s Worth», mais «Burned», une compo de Neil Young qu’il chante et qu’il embarque à la Young. C’est brillant et d’une miraculeuse fluidité. On se prosterne aussi devant «Flying On The Ground Is Wrong», car voilà un balladif extrêmement bien foutu. Young commence à déployer ses ailes de puissant compositeur. Quel sens de la plénitude ! Il maîtrise déjà la nonchalance de la matière, il monte sa harangue en neige dans des clameurs incomparables. Encore un hit signé Young avec «Do I Have To Come Right Out And Say It». Compo parfaite. Stills compose aussi des hits, comme par exemple «Sit Down I Think I Love You», un hit plein d’un certain allant, poivré au psyché californien. Il compose aussi des choses plus classiques comme «Hot Dusty Roads», une Soul pop couronnée de fondus de chant extravagants. On note l’absolue perfection du groove Stillistique. On les voit aussi pulser le gaga punk avec «Leave» et passer un killer solo flash à la clé. Ils terminent cet album étonnant avec «Pay The Price», un fast rock signé Stills. Il est très fort à ce petit jeu, c’est l’acid-rock californien de 1966, plein d’énergie et prêt à conquérir le monde. Tous ces groupes, Love, les Charlatans, Moby Grape jouaient alors fast and tight

             Le gros problème c’est la prod qui passe complètement à côté de l’énergie du groupe. Quand ils écoutent le mix de l’album, les Buffalo sont catastrophés. Ils étaient pourtant contents d’enregistrer, ne sachant pas ce qui se passait de l’autre côté de la vitre. Il existe une démo live enregistrée au Whisky qui est infiniment supérieure à l’album. Young trouve qu’ils ont perdu le groove en entrant au studio et il insiste auprès d’Ahmet Ertegun pour refaire l’album, il trouve que le son n’est pas bon. Mais pressé de faire un retour sur investissement, Ahmet Ertegun sort l’album en l’état. C’est un flop commercial, y compris pour le single tiré de l’album. Quand Ahmet Ertegun vient rencontrer le groupe en Californie, Stills, Young et le Furay lui jouent les cuts qu’ils prévoient d’enregistrer sur leur deuxième album, et Stills gratte et chante «For What It’s Worth», inspiré par la brutalité de la répression policière sur le Sunset Strip. Ahmet Ertegun saute en l’air : «That’s a hit man !». Et pouf, ils l’enregistrent. C’est un hit effectivement, et ATCO l’intègre au deuxième pressage de l’album.  

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             Stills est considéré comme le leader du groupe. S’il existe une rivalité entre Young et Stills, c’est plus dans le son, comme le dit Young : «Stills is on the top of the beat and I’m on the back of it. It was a constant battle, I’ll tell you.» Et il ajoute que si c’était belligérant, alors so be it. Mais il garde un souvenir émerveillé du Buffalo power sur scène. Il arrive à Young de faire des crises d’épilepsie sur scène ou de disparaître sans donner d’explication. Quand il n’est pas venu jouer au Monterey Pop Festival, Croz l’a remplacé au pied levé. Young n’aime pas trop la gloriole et encore moins les shows télévisés. Il n’y va pas. Il est en plus très solitaire. Au moment ou Buffalo entre en studio pour l’enregistrement du deuxième album, Young travaille dans son coin avec Jack Nitzsche. Stills sait que Young n’est pas fait pour rester dans un groupe. Il n’est pas surpris de le voir annoncer qu’il va quitter le groupe. Mais Stills trouve que the whole, c’est-à-dire Buffalo, is greater than the sum of its parts. Aux yeux des historiens, Buffalo a inventé l’image du quintessential LA Band, et le LA sound of the late sixties.

             Les groupe vient jouer à New York pour la promo de l’album et c’est là que se déroule le fameux épisode du pugilat sur scène, dans un club nommé Ondine’s. La scène est minuscule et sans le faire exprès Bruce Palmer cogne la tête de Stills avec le manche de sa basse une fois, deux fois et la troisième fois, Stills lui colle son poing dans la figure. Par contre, Einarson ne précise pas que Bruce Palmer a répondu et envoyé Stills valdinguer dans la batterie.

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             En juin 1967, Young annonce au groupe qu’il se barre - I sort of dropped out of the group. I couldn’t handle it - Ça tombe mal, car le groupe doit passer au Johnny Carson show, qui est alors aussi important que l’Ed Sullivan Show. Stills : «Neil s’est barré la veille du départ pour New York. it was sheer self-destruct.» Stills avoue avoir beaucoup de mal à maintenir le groupe en état de marche. Ce sens aigu de l’autorité lui vient de son éducation militaire mais il rappelle aussi que quelqu’un doit commander dans un groupe, sinon ça ne peut pas marcher, surtout quand on a des rebelles comme Young et Bruce Palmer - So there was chaos - Stills pense que Young ne supportait pas de le voir prendre des solos de guitare. De son côté, Bruce Palmer affirme que Stills et Young n’étaient pas des gens faciles : «Stephen was always hard to get along with; Neil was hard to get along with. Stephen est egomaniaque et brutal, Neil est complètement à l’opposé. Mais au final, ça revient au même : two spoiled little brats. Mais au lieu de gueuler, Neil disparaît. Il passait son temps à disparaître et on le retrouvait planqué dans le placard de Jack Nitzsche.»

             La situation continue de se dégrader : au moment d’entrer en studio pour enregistrer Buffalo Springfield Again, Bruce Palmer se fait drug-buster avec de l’herbe. Pouf, expulsé au Canada.  Il est remplacé par Jim Fielder. Il est essentiel de rappeler qu’en 1966, it was hip to be stoned. Tout le monde se came - Bruce was just a happy-go-lucky guy who loved his LSD - Comme les 13th Floor au Texas, Bruce en prend tous les jours. C’est Owsley en personne qui lui file des sacs pleins des tablettes. Quand il a commencé à fréquenter Croz, Stills «was getting high a lot». Dewey Martin indique que les Byrds «were the ones who turned a lot of people on to opium, forget hash and pot. Crosby liked to get paralyzed, so I’m pretty sure Stephen did too.» Par contre, Young n’est pas défoncé en permanence, contrairement à ce que tout le monde croit. Il ne peut pas se le permettre à cause de ses crises d’épilepsie. Il fume un peu d’herbe, comme tout le monde à l’époque. Par contre, Dewey Martin préfère l’alcool et le speed que lui fournissent en quantité Greene & Stone. On trouve facilement des grands bocaux de pills à Los Angeles, auprès de bons docteurs compatissants.

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             Puis Young va revenir pour le deuxième album. C’est lui qui ouvre le bal de Buffalo Springfield Again avec l’excellent «Mr Soul». Il embarque ça sur le riff de «Satisfaction», mais tout en retenue. On a là l’un des grands hits des sixties. L’autre hit de ce deuxième album est le «Bluebird» de Stills. Il l’attaque au débotté et claque ses descentes de gamme à l’ongle sec. Tout CSN est déjà là, avec des vieux relents de SuperSession, car ça s’étire dans la longueur bienveillante. Stills est un mec qui s’énerve facilement, comme le montre «Hung Upside Down». Il adore finir en apothéose. Par contre, le Furay se vautre avec son country-rock («A Child’s Claim To Fame»). C’est le piège du Buffalo, si tu n’aimes pas trop la country traditionnelle, t’es baisé. On se sent beaucoup mieux avec «Rock And Roll Woman», hit envoûtant. Et puis l’excellent «Expecting To Fly» de Young produit par Jack Nitzsche. Einarson ajoute que Young et Nitzsche ont enregistré pas mal de cuts qui n’ont encore jamais vu le jour. Einarson amène encore un détail qui vaut son pesant d’or du Rhin : Croz est à l’époque le mentor de Stills. Il l’introduit dans tous les milieux hip de Los Angeles et lui fait aussi des suggestions musicales - Rock And Roll Woman was instigated by a guitar tuning suggested by David Crosby - Quand Croz monte sur scène avec Buffalo à Monterey, il ne le fait pas par charité chrétienne. Il sait que son temps au sein des Byrds est compté, d’autant qu’il pousse le groupe à devenir plus créatif, ce qui ne plaît pas à Roger McGuinn. Il pense qu’il peut jouer avec Buffalo si ça tourne mal avec les Byrds, ce qui ne va pas manquer de se produire - David liked to shake things up - McGuinn et Hillman, iront trouver Croz chez lui pour lui annoncer qu’il est viré des Byrds. Chris Hillman prétend même que Croz aurait quitté les Byrds si Stills lui avait offert un job dans Buffalo.

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             Dans la maison que le groupe loue à Malibu, Stills reçoit des invités de marque : Buddy Miles, Noel Redding, Jimi Hendrix, et tout ce beau monde jamme. Pour Stills, c’est un autre level of music - Serious heavy duty blues and rhythm and blues - Stills voit très bien que ces mecs sont sur le point d’amener le rock à un autre niveau, et c’est ce qui l’intéresse. Il a découvert le drumming de Buddy Miles à Monterey. Doug Hastings évoque une session à Malibu avec «Jimi Hendrix, Buddy Miles, David Crosby, Stephen Stills and myself.» Stills joue de la basse. Buddy Miles chante. Jimi joue de la wah dans un coin. Doug Hastings ne sait pas si Jimi joue avec eux ou s’il joue dans son coin - He was popping acid like it was apirin. He was way out there - Plus tard, ils montent à l’étage et tombent sur des gonzesses qui sont arrivées entre temps. Jimi leur demande si elles ont des acides - He took two more. He has enough to kill a horse.

             C’est aussi l’époque où tout ce beau monde fréquente les Monkees, installés eux aussi à Malibu. Jimi Hendrix part en tournée américaine avec eux, mais il se fait virer vite fait de la tournée, car les parents des gosses qui remplissent les salles pour voir les Monkees se plaignent des copulations scéniques du Voodoo Chile. Les Monkees et Buffalo tournent ensemble en 1967. Stills et Tork sont comme on l’a déjà dit de vieux potes du temps de Greenwich Village. Dans les fêtes à Malibu, que ce soit chez Tork ou Stills, on voit toujours les mêmes têtes : Buddy Miles, Croz puis Hendrix suite à Monterey. Tork héberge tout le monde.

             Doug Hastings qui avait été embauché comme guitariste en remplacement de Young est viré quand Young annonce son retour dans le groupe. C’est Stills qui appelle Hastings quelques heures avant un concert prévu le soir-même pour lui annoncer la bonne nouvelle et lui souhaiter bonne continuation. Par contre le Furay et Dewey Martin ne sont pas très chauds pour accepter le retour de Young qui les a déjà plantés une fois. Ils ne supportent pas l’idée de voir réapparaître les tensions entre Stills et Young. Mais bon, Stills a pris la décision. Il y voit surtout un côté pratique : Young connaît les cuts et il compose.

             Enregistré par le bassiste de remplacement Jim Messina, ce deuxième album est cette fois un succès commercial, mais le groupe est moribond. Puis Ahmet Ertegun demande à Messina de produire un troisième album de Buffalo.

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             Dernier tour de piste avec Last Time Around paru en 1968. Young n’y contribue que du bout des doigts. Il ouvre le bal d’A avec la petite pop d’«On The Way Home», mais avec le «Pretty Girl Why» de Stills, c’est tout de suite plus franc du collier. Stills does it right. En fait, c’est Stills, le rock’n’roll animal de Buffalo. Avec «Special Care», on passe au heavy Buffalo Sound, bien dévoré par les chœurs et la basse de Jim Messina. Wow, quel groove ! Ambiance de rêve et prod parfaite. L’autre coup de Jarnac est encore signé Stills : «Questions». C’est bardé de gras double, Stills fond sa chique dans le groove psyché californien. On a tout ce qu’on aime, ici, le gras double, le chant d’inspi et le groove. On considère généralement Last Time Around comme l’album de la désintégration.

             Le groupe finit par splitter au moment où Young annonce son départ pour la troisième fois. It was all over. Un plus tard en 1968, Stills jamme chez Steve Paul à New York avec Johnny Winter et Jimi Hendrix. On apprend aussi par la presse qu’il envisage de monter un groupe appelé the Frozen Noses avec Croz and two Englishmen from name groups, le premier étant Graham Nash et le deuxième est supposé être Stevie Winwood.

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             Et puis voilà ce que les fans de Buffalo appellent the Holy Graal, la fameuse Buffalo Springfield Box pondue par Rhino en 2001, avec ses 36 démos inédites et surtout un son remastérisé, ce qui transforme complètement l’approche qu’on avait à l’époque des deux premiers albums.

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    Le disk 1 démarre avec 11 démos inédites dont un «Flying On The Ground Is Wrong», on sent une ouverture considérable, c’est gratté dans la grandeur, rien à voir avec le son du premier album. Young chante. Même choc esthétique avec «We’ll See» que chante Stills, oh we’ll see, Stills est partout, il fourbit les grooves. Stills place encore une démo démente, «Come On». Tu as l’impression d’être dans le studio avec eux. C’est dire la qualité du son. Young chante «Out Of My Mind», une belle oraison, et plus loin on passe aux cuts de l’album remastérisés, avec «Nowadays Clancy Can’t Even Sing» que chante le Furay, c’est énorme. Voilà qu’éclate l’absolu génie de Stills avec «Sit Down I Think I Love You», il chope toute la magie des sixties et la fait rôtir dans les flammes de l’enfer du paradis, il n’existe pas sur cette planète de plus bel emblème des silver sixties. On se régale du Moby-Grappy «Leave» et du groove zélé d’«Hot Dusty Roads» qui prennent ici un relief considérable, avec le solo de clairette que balance l’ami Young. Il s’impose encore avec l’excellence de «Burned». C’est le Furay qui chante «Do I Have To Come Right Out And Say It», un cut d’une rare perfection mélodique signé Young. Ce vieux Young ramène tellement de compos géniales ! Il est le grand pourvoyeur composital devant l’éternel.

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             Le disk 2 s’ouvre sur trois démos inédites, «Down Down Down» (heavy et beau comme un cœur, compo de Young que chante le Furay), «Kahuna Sunset» (intro stellaire) et «Buffalo Stomp» (flip flop). Et puis voilà «Baby Don’t Scold Me», Stills reprend le contrôle. Il éclate au Sénégal, on sent bien le boss du groupe, c’est bardé de son. Ici dans la box, «For What It’s Worth» prend une autre résonance, la version longue devient une pure merveille psychédélique, bienvenue in the deep California Sound, ça préfigure absolument tout le Croz à venir, c’est en plein dans le mille du sunset. Sur son «Mr Soul», Young est héroïque de débridement, c’est joué au killer solo flash d’ouverture sur le monde, peu de gens atteignent ce niveau d’excellence anarchique. Ils pulvérisent littéralement la Stonesy. Avec de nouvelles moutures de «We’ll See» et de «My Kind Of Love», on goûte à ce qui fait la grandeur inexorable d’un groupe comme Buffalo, on savoure chaque atome de la clameur du chant, cette façon qu’ils ont de se fondre dans le beat aux harmonies vocales est unique au monde, on voit les voix fondre littéralement sur les contreforts du beat, il n’existe alors rien de plus fondu aux États-Unis. Tout CSN vient de là, de cette magie sonore. Les compos du Furay sont moins bonnes et donc dispensables. «No Sun Today» est encore un inédit chanté à deux voix par Stills et le Furay, ils font du fast Buffalo. Ces mecs ont le pouvoir, à un point qu’on n’imagine même pas. Il faut l’entendre pour pouvoir en mesurer l’étendue. Nouveau coup de génie avec ce «Down To The Wire» signé Young et que chante Stills à l’extrême, le Buffalo est là au maximum de ses possibilités, ils ont une façon unique de dégringoler dans le son. Bim bam boum, here comes Buffalo ! Puis Stills ramène la fraise de son fameux «Bluebird» - Listen to my bluebird - C’est un seigneur des annales, le plus puissant de tous, il navigue largement au dessus de la mêlée, il fait partie des mecs qu’il faut suivre à la trace, CSN, solo, Manassas, tout est bien. Comme Steve Marriott en Angleterre, Stills n’aura eu toute sa vie qu’une seule obsession : évoluer vers un son toujours plus gros, vers toujours plus de son. «Hung Upside Down» est un gros numéro de Stills, il fait le job à coups d’acou, pas de problème. Encore de la magie de Stills avec «Rock And Roll Woman», mouture transfigurée, si on la compare à celle du deuxième album.

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             C’est lui qui lance le disk 3 avec une nouvelle mouture de cet «Hung Upside Down» tiré d’Again. Il sait enflammer un cut au chant. Young chante son «One More Sign» qui est une complainte typique du vieux Young. On sait bien qu’il est romantique dans l’âme, alors il en profite pour ramener une autre complainte, «The Rent Is Almost Due». Pendant ce temps, on perd de vue Stills, le rock’n’roll animal. Retour à l’électricité avec «Broken Arrow». Nouvel inédit avec «Whatever Happened To Saturday Night» que chante le Furay et Stills ramène son groove avec «Special Care». Il développe une sorte de génie groovy qui deviendra par la suite sa marque de fabrique. Il fond les voix dans un solo explosé de la rate. «Question» sort aussi de Last Time Around, Stills ramène encore du raw dans le son et dans le chant. Ça rocke à l’oss de l’ass, c’est gorgé de feeling et il claque tout au dirty solo. 

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             Le disk 4 propose les deux premiers albums remastérisés. À force de génie sonique, ces mecs ne se sont pas contentés de défrayer la chronique, ils l’ont explosée. Il faut la voir fumer, la chronique ! Plus on écoute Buffalo et plus on exulte. On ne se lasse pas de leur profondeur de champ. Stills est un meneur hors normes. Il sait faire éclater une pop song au firmament («Sit Down I Think Love You»). Il se pourrait bien que Sit Down et «Flying On The Ground Is Wrong» (I’m sorry to let you down) fassent partie des plus grands hits de l’histoire de la pop américaine, avec ceux des Beach Boys et de Phil Spector. Stills est all over the Buffalo, il est le maître du jeu («Everybody’s Wrong»). Ils jouent leur pop aux accords purs («Do I Have To Come Right Out & Say It»), leur pop semble parfois sortir du Brill, mais avec un vrai son et sous un casque, ça prend une dimension surnaturelle. On atteint le nec plus-ultra de l’art pop, celui des Beatles du White Album, des hits composés et produits par Phil Spector, ou encore de Todd Rundgren et des Beach Boys de Smiley Smile ou de Pet Sounds. Les cuts sont comme illuminés par les éclairs de Gretsch. Buffalo est le groupe de tous les possibles. On comprend qu’Ahmet Ertegun se soit prosterné à leurs pieds. Même le country rock de «Pay The Price» est solide as hell, bien soutenu par Dewey Martin, the fast beurre-man. Que d’énergie encore dans «Baby Don’t Scold Me» et «Mr Soul», avec un Young qui joue ses solos à l’envers. On n’avait encore jamais entendu ça ! On voit encore Stills participer à l’invention du rock de jazz avec «Everydays» et claquer des notes dans tous les coins avec «Bluebird», mélange de fuzz et d’acou complètement demented. Et pour finir cette tournée des grands ducs, Stills prend en biseau son «Rock And Roll Woman» et le plonge dans la chaleur des meilleurs chœurs de l’univers.

    Signé : Cazengler, Buffalourd

    Buffalo Springfield. Buffalo Springfield. ATCO Records 1966

    Buffalo Springfield. Buffalo Springfield Again. ATCO Records 1967

    Buffalo Springfield. Last Time Around. ATCO Records 1968

    Buffalo Springfield Box Set. Rhino Records 2001 

    Sylvie Simmons : Too Many Kooks. Mojo # 337 - December 2021

    John Einarson & Richie Furay. For What It’s Worth: The Story Of Buffalo Springfield. Cooper Square Press 2004 

     

     

    Aux sources du Neil - Part Two

             Tu veux du vécu ? En voilà ! Quand Bob Zimmerman débarque à New York en janvier 1961, il grelotte de froid. Pas de manteau et pas grand-chose dans l’estomac. Il rencontre un vague copain au coin de la rue et en claquant des dents, lui demande :

             — T-t-t-tu sais o-o-o-ù je-je clac clac clac peux trouver Fred clac clac clac Neil ? Paraît kill-kill-kill embauche !

             — Oh yeah ! Au Café Wha?, on McDougal !

             Le tuyau est bon. Le jeune Bob trouve Fred Neil, lui dit qu’il cherche du boulot, qu’il  chante et joue de l’harmo. 

             — Vas-y, montre-moi ce que tu sais faire.

             Le jeune Bob se met à souffler l’air d’Il Était Une Fois Dans l’Ouest.

             — Foooinnn foooinn fooooooo-oooon ooooiiiiiin ooooiiiiiin...

             — Bon ça va, stop !

             — Foooinnn foooinn...

             — STOP !!! Tu m’accompagneras à l’harmo et t’auras un dollar par show !

             — Wow ! Super génial !

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             Aux yeux de Kris Needs, cette histoire illustre bien la métaphysique de la brutalité qu’on appelle l’injustice : alors que Bob Dylan est devenu l’auteur compositeur le plus légendaire de l’histoire du rock, Fred Neil qui lui a filé son premier job est quant à lui resté dans la semi-obscurité. En fait, les choses sont beaucoup plus simples : Fred Neil ne voulait pas devenir célèbre.

             Comme il sait si bien le faire, Needs tire l’overdrive pour transformer son article en tourbillon. Fred Neil superstar ? - His multi-octave mahogany baritone, dazzingly innovative 12-string guitar and spellbinfing charisma - Rien qu’avec ça, on a l’estomac calé, mais ça continue, Needs cite des noms. Fred Neil fut le mentor de Richie Havens, Tim Hardin, Stephen Stills, David Crosby, John Sebastian, Karen Dalton, Gram Parsons et Tim Buckley. Oui Fred Neil aurait pu conquérir le monde mais il nourrissait une aversion définitive pour les médias et le music business. Il s’est contenté d’enregistrer trois albums et de léguer l’imparable «Everybody’s Talking» à la postérité. Grâce au blé que lui rapporte son hit, il peut quitter New York et aller vivre en Floride.

             Au temps de sa jeunesse, Fred composait du rockabilly, notamment le fameux «Candy Man» que chante Roy Orbison, il traînait pas mal au Brill Building où il faisait son petit biz, puis il a découvert la fameuse bohème new-yorkaise de Greenwich Village. Il s’y sentait mieux, il fréquentait Len Chandler, Odetta, Karen Dalton et a monté un duo avec l’hustling livewire Dino Valenti qu’on retrouvera plus tard en Californie dans Quicksilver. Needs cite bien sûr Dylan qui parle longuement de Fred Neil au Café Wha? dans Chronicles.

             Needs fait aussi le point sur les drogues. Fred Neil prenait tout ce qu’on lui proposait, speed, mescaline, hero, morphine mais selon Peter Childs, Fred Neil was not a junkie. Et Vince Martin ajoute : «Les drogues n’ont pas affecté la carrière de Fred Neil. C’est Fred Neil qui a affecté la carrière de Fred Neil.»

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             Paul Rothchild repère Fred et Vince Martin au Gaslight et leur propose d’enregistrer un album, le fameux Tear Down The Walls. Ils sont accompagnés par Felix Papalardi on guitarron (mexican bass) et John Sebastian on harp. Comme Rothchild est un perfectionniste, il demande constamment à Fred de refaire les cuts et ça finit par clasher. Les fans de Fred Neil qui se seront jetés sur l’album se régaleront d’un «Baby» embarqué à l’échappée belle et chanté à la bonne franquette. Fred groove comme un dauphin dans l’eau. On y trouve aussi une belle cover du «Weary Blues» d’Hank Williams, tapée au be cryin’ et au sweet mama please come home par le pauvre Vince Martin, mais heureusement Fred revient dans le chant pour arracher le blues du sol. C’est un album chanté à deux voix et tapé à coups d’acou, très typé, très Greenwich Village de l’hiver 63. Le multi-octave mahogany baritone de Fred domine. Ils font la première version de «Morning Dew», la tapent à deux voix, Fred renchérit sur le copain Vince, walk me out in the morning dew my honey, puis Fred enchaîne cinq de ses cuts, notamment le rampant «I Get ‘Em». Fred Neil est le roi des rampants.

             Il va continuer d’enregistrer pour Elektra avec Paul Rothchild, mais leur relation va se détériorer. Rothchild est trop exigeant et Fred quitte souvent les sessions en claquant la porte. C’est ce qu’on appelle un conflit d’intérêts. Rothchild voit Fred comme la poule aux œufs d’or et Fred est tout le contraire de la poule aux œufs d’or. 

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             Le 38 MacDougal récemment paru fut enregistré chez John Sebastian en 1965. Fred venait de claquer la porte du studio où il enregistrait Bleecker & MacDougal et pour le calmer, Peter Childs lui proposa d’aller jouer chez Sebastian, au 38 MacDougal. Enregistré avec les moyens du bord, l’album n’a pas de son, mais on a la voix de Fred. Peter Childs et lui taillent la route du blues à la folie («Country Boy»). Fred est tellement doué qu’il sonne comme un black sur «Gone Again». Son woke up this morning est une merveille d’allumage de gone again - I love you baby/ But you’ve got to understand right now - Il fait le wistle de Lonsesome Train et ça vire à la pire tension d’Americana. Il tape aussi une version underbelly de son «Candy Man» et plus loin, il drive sa «Sweet Cocaine» dans Lexington à la dérive d’acou - Ahhh sweet cocaine/ Round and round your heart and your brain - tout ça à coups de breakouts d’acou. Il termine avec «Blind Man Standing By The Road And Cryin’», mais avec la session d’appart, on perd la profondeur de la prod. Il gratte on truc à la sauvage, il navigue à la surface, il survit, c’est du heavy blues de fin de soirée à MacDougal.

             Selon Needs, 38 MacDougal a mis 56 ans pour refaire surface, grâce au label Delmore Recordings. Par contre, la relation avec Elektra n’est pas réparable. Bleeker & MacDougal sera le second et dernier album de Fred sur Elektra. On l’a épluché ici dans un Part One en 2013. Fred continue pourtant d’enregistrer, cette fois avec Jack Nitzsche. Mais nous dit Needs, l’album n’est jamais sorti, aussi incroyable que cela puisse paraître ! Puis Herb Cohen qui est son manager décroche un contrat pour Fred chez Capitol et Fred enregistre Fred Neil avec Nick Venet à Hollywood (épluché aussi dans le Part One en 2013). Pour mettre Fred à l’aise, Venet installe des canapés dans le studio, fait servir de l’alcool et brûler de l’encens. Les sessions démarrent à minuit et parmi les invités se trouvent Joni Mitchell et un wide-eyed Tim Buckey. C’est là que Fred chante «The Dolphins» que reprendra Buckley.

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             Puis Venet fout la pression et organise les fameuses Sessions avec Peter Childs, Cyrus Faryar et d’autres. Et hop ça part en mode stoned soul picnic, des jams de pas d’heure dont Venet va extraire la substantifique moelle. Occasion rêvée de sortir Sessions de l’étagère. Dès «Felicity», il fait du punk-folk sur sa gratte en yodellisant aux Appalaches. Il prend «Send Me Somebody To Love» de Percy Mayfield au round midnite, il crée de l’océanique à volonté, et c’est avec «Merry Go Round» et un son psych qu’il nous fait décoller. Le chant et le gratté dauphinois créent de l’enchantement. C’est d’une vraie beauté boréale. Il boucle son bal d’A avec un «Look Over Yonder» digne de l’«If I Could Only Remember My Name» de Croz. C’est exactement le même sens de la dérive au soleil couchant, même sens du méandre de delta, absolue merveille supsensive digne des jardins suspendus de Sèvres-Babylone. En B, il tape son vieux «Looks Like Rain» dans un climat de tension à la Richie Havens. C’est gratté aux bons soins du tsoin tsoin d’effervescence de Gaslight, Fred enchante le studio, il s’enfonce dans son groove sous tension et gratte à la régalade, il claque ses descentes de notes à l’ongle sec. C’est la vraie électricité. Pas besoin de wah ni de Marshall, il gère bien son shake, il fait du folk-rock d’énergie new-yorkaise à la fabuleuse dérive des condiments. Il joue son «Roll On Rosie» à l’énergie des coups d’acou, et une basse bien ronde entre dans la ronde. Quelle frénésie ! Si on aime entendre les attaques frénétiques, c’est là.  

             Encore de l’inédit en sous-jacence : Needs évoque des sessions organisées par Nick Venet à Nashville en 1969 : Fred, John Stewart, Vince Martin et les musiciens qui avaient accompagné Dylan sur Nashville Skyline. Rien n’a encore filtré. Puis Fred envoie promener Michael Lang qui lui propose de jouer à Woodstock. Comme il doit encore un album à Capitol, il accepte qu’on l’enregistre live au Purple Elephant Club de Woodstock. On retrouve ces cuts sur Other Side Of This Life.

             Et puis il y a les dauphins. Needs en fait quasiment une page entière. Histoire de rappeler qu’en fait, les dauphins comptaient plus que tout dans la vie du grand Fred Neil. Avec son côté Disneyland, cette dernière page pourrait passer pour de la complaisance, mais venant de Kris Needs, il s’agit surtout d’un bel exercice d’honnêteté intellectuelle. Fred Neil ne pouvait pas se trouver en de meilleures mains.

    Signé : Cazengler, Fred Nul

    Fred Neil. Sessions. Capitol Records 1971

    Fred Neil. 38 MacDougal. Delmore Recording Society 2020

    Kris Needs : Feted Villager. Record Collector # 522 - September 2021

     

    L’avenir du rock - These Weeds on fire

     

             Dans la grande salle commune de l’Hôtel Dieu, deux interminables rangées de lits se font face. Des infirmières industrieuses vont d’un lit à l’autre, pareilles à des butineuses dans un champ de coquelicots. Des râles intermittents gâtent l’épaisseur du silence. On y meurt beaucoup, conformément aux lois de la sélection naturelle. Les évacuations se font dans le silence, pour ne pas gêner ceux qui sommeillent. Le professeur Dox fait sa tournée. Il s’arrête devant un lit et s’adresse à l’infirmière qui l’accompagne :

             — Dites-moi Izabeau, pourquoi a-t-on bâillonné madame Brontë ?

             — Parce qu’elle hurle.

             — Ah oui, elle est atteinte de romantisme tuberculeux. Et ce monsieur, à côté, pourquoi porte-t-il un gilet pare-balles ?

             — C’est un poulet. Monsieur Robocop.

             — Grippe aviaire, je suppose...

             — Cas désespéré.

             — Faites-le piquer, nous avons besoin de lits. Poursuivons...

             Ils arrivent au pied du lit suivant. Un gros monsieur y transpire abondamment.

             — De quoi souffre ce monsieur Apollinarus, Izabeau ?

             — Grippe espagnole !

             — Mais la grippe espagnole a disparu depuis longtemps !

             — Monsieur Apollinarus est un admirateur du poète Guillaume Apollinaire, professeur. Il s’est arrangé pour se faire défoncer le crâne d’un coup de marteau et pour s’injecter un virus qu’il a sans doute dérobé aux archives de l’Institut Pasteur. C’est un peu comme s’il avait été fan de Sid Vichiousse et qu’il s’était overdosé la calebasse...

             — Passez-moi vos commentaires infantiles et envoyez cet huluberlu en psychiatrie.

             Ils arrivent au pied du lit suivant. L’homme sourit. C’est d’ailleurs le seul.

             — Ah encore un atypique ! Il me semble parfaitement radieux. Comment s’appelle-t-il ?

             — L’avenir du rock.

             — Et de quoi souffre-t-il ?

             — Grip Weeds.

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             Grip Weeds est un groupe américain pas très connu en France. Basé dans le New Jersey, Grip Weeds existe depuis les années 90 et continue de faire l’actu avec d’excellents albums. Kurt Reil, son frère Rick et Kristin Pinell constituent le noyau dur du groupe. Non seulement les frères Reil arborent des looks de rock stars, mais ils sont en plus des fans de Todd Rundgren, ce qui en dit long sur leurs mensurations. Car pour jouer dans un groupe qui se réclame de Todd Rundgren, il faut avoir certaines dispositions, à commencer par le talent et la classe. Les frères Reil ont tout ce qu’il faut en magasin.

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             Peut-être était-ce dans Shindig! ou dans Vive Le Rock, toujours est-il qu’une chronique extrêmement bien foutue nous fit loucher sur Strange Change Machine, un double album paru en 2010. Dans ces cas-là, on teste. Pour une fois, le chroniqueur ne prend pas les gens pour des cons : «Speed Of Life» accroche immédiatement avec son gros bouquet de power pop finement sur-cousue de psyché qui gonfle très vite pour atteindre des proportions spectaculaires. Les harmonies vocales s’envolent par-dessus les toits, attention, ces mecs-là sont des géants, on ne croise pas tous les jours des harmonies vocales aussi géniales. Leur truc, c’est la pression. Ils sont tellement doués qu’ils jouent des cascades dans les ponts, ça explose au pinacle du polymorphisme. Ce «Speed Of Life» est une merveille disons incommensurable. L’autre merveille du disk 1 est le morceau titre, une espèce de rumble de freakbeat, ces mecs ont de la santé à revendre, ils proposent de l’extase, ils relayent toutes les genèses, ils mélangent le génie sonique, les harmonies vocales et le trash, c’est quasiment un truc qui nous dépasse, et toutes ces distos qui rôdent dans le son ! On entend les accords des Heartbreakers dans «Thing Of Beauty». Ils sont aux confins des mondes qui nous intéressent, ils tâtent de la power-pop comme d’autres tâtent des culs, ils sont comme Todd Rundgren, ils génèrent du son à n’en plus finir, mais c’est une infinitude rectifiée par des solos de Rick Reil, et le parallèle avec Rundgren s’établit pour de bon quand Rick Reil est sur les rails et qu’il claque ses beignets. On l’entend encore faire pas mal de ravages dans «Close To The Sun» et on s’effare de l’incroyable qualité des cuts à mesure qu’ils défilent sous nos yeux globuleux. Ils contrebalancent «Don’t You Believe It» dans l’excellence du stomp, ces mecs-là ont un talent fou. Kurt Reil chante «Be Here Now» à l’affluence, le son abonde terriblement. Leur collègue Kristin Pinell chante «You’re Not Walking Away», une espèce d’énormité convalescente et la wah descend à la cave. Il n’est pas surprenant de les voir reprendre un hit de Todd Rundgren sur le disk 2. Ils choisissent «Hello It’s Me» : même énergie, même classe, on s’incline devant les frères Reil. Nouveau coup de génie avec «Used To Play». Fabuleux hit pop, ça atteint le sommet du summum, les frères Reil sont des magiciens de la pop américaine. Tous leurs cuts sont visités par la grâce. On croirait entendre les Raspberries. Comme le montre «The Law», ils savent énerver la cuisse d’un cut. Encore de la pop énergétique avec «Truth (Hard To Fake)», ça éclate encore au Sénégal et Kurt Reil chante fabuleusement bien. Il expédie son «Hold Out For Tomorrow» dans les coconuts, on croirait entendre Nazz et le «Long Way (To Come Around)» qui suit vaut aussi le détour, car c’est gorgé d’excelsior, et quand la guitare de Rick Reil vient dévorer le foie du cut, alors ça tourne à la sauvagerie et ça fout les chocotes.

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             Leur premier album s’appelle House Of Vibes et date de 1994. Ils proposent déjà une pop-rock qui goutte de jus. Ça chante dans les chatoiements. Ils claquent leur «Close Descending Love» au crystal clear de la revoyure, c’est très beatlemaniaque. Ils passent au fast drive avec «Embraces». Ils règnent sur leur domaine de compétences, ils activent des réflexes endémiques dans une merveilleuse ambiance. On se sent bien dans leur monde d’up-tempo, comme ce «Don’t Belong» de Grip. Ce straight ahead type of rock s’inscrit dans la carnation du don’t belong. Ça file bien sous le vent. Leur présence dépasse l’entendement, leur «Realise» sonne comme du CSN. Ils enchaînent avec un «Before I Close My Eyes» dégoulinant d’arpèges, pur jus de Grip, ils sonnent comme les Byrds. Ils bouclent avec «Walking In The Crowd». Ils raflent la mise à chaque cut, ils jouent à la classe intrinsèque. Ces mecs-là, tu leur fais confiance, tu leurs donnes tout, ta sœur, les clés de ta bagnole et ton numéro de carte bleue. Ils sont faramineux, ils allument au soloing de fière allure, et ça chante à l’anglaise, c’est à la fois puissant, demented, homérique, faraminé et calaminé. 

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    Si tu aimes bien les Byrds, alors écoute The Sound Is In You. Les Grip y sont même meilleurs que les Byrds. La preuve ? «Better Word» et son solo de traverse qui est un modèle de traverse, presque hendrixien, avec ce court temps d’attente et le départ vers l’espace, ils sont en plein dedans. Ils refont les Byrds avec «Tomorrow» et «Strange Bird». Franchement, on se croirait sur Younger Than Yesterday. Ils font aussi une reprise fantastique d’«I Can Hear The Grass Grow». Après les Byrds, les voilà dans les Move ! Leur cover est encore plus belle que celle de The Fall, ils jouent ça à l’énergie pure, c’est sabré à coups de Grip, chanté au raunch de Carl Wayne avec un technical killer solo. Mais attention les gars, ce n’est pas fini : en plus de tous ces coups de Jarnac, on trouve un coup de génie, un vrai de vrai. Il s’appelle «Down To The Wire», une pop qui se fond dans la magie sonique, c’est Kristin Pinell qui chante, elle se fond délicieusement dans son hang on et atteint un niveau de beauté jusque-là inconnu, l’arpège reste en suspension, c’est une pop saturée de sexe, elle chante son wire à la magie pure, là t’es hooké comme un brochet, elle chante au girlish pur et les accords de guitares fondent sur sa voix, elle ramène du Brill au paradis des Grip, and you hang on/ Hang on. Ils font aussi de la mad psychedelia avec «A Piece Of My Own», on sent nettement la triangulation des guitares, c’est ultra-étoilé et épuisant de candeur sonique. Les Grip perpétuent l’art de la Mad. Tout chez eux est d’une tenue de route impeccable. Leur «Games» sonne comme un hit des Beatles de l’époque Revolver, alors t’as qu’à voir. Incroyable puissance de la perspective. Ils développent leur pop au piercing de son et l’arrosent d’une crème de guitares anglaises, c’est un rare mélange de son anglais et d’énergie américaine. Les Grip sont l’un des groupes les plus attachants de ce monde. Ils ont une passion pour le big sound et l’explosion de l’osmotic caractéristique. Ils sont même parfois bien plus balèzes que les Byrds. Ils veillent à maintenir chacun de leurs cuts au dessus de la moyenne et passent chaque fois que l’occasion se présente un killer solo d’antho à Toto. Ils pulsent d’incroyables harmonies vocales dans la pop de «Morning Rain», et font les oies blanches aux portes du palais dans «Ready & Waiting», avec Big Star en tête. Ils jouent leur power-pop au maximum des possibilités du genre.

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             Malgré sa pochette Byrdsienne, Summer Of A Thousand Years est un album un petit moins spectaculaire que le précédent. Et pourtant ! «Save My Life» sonne comme un cut des Byrds, ça sent bon les arpèges de Ricken. Ils sont assez conscients de leur volonté, ils cultivent le fondu d’harmonies vocales comme d’autres cuisinent le fondu de poireaux. Avec «Future Move», ils prennent un virage résolument power pop. Ils visent la power pop évolutive, celle de Dwight Twilley. Ce que vient confirmer «Moving Circle», amené au gratté de Grip, et ça donne une belle pop extensive, don’t set me free. Ils tapent leur «Rainy Day #3» à l’élongation de syllabes et foutent un pétard dans le cul de «Don’t Look Over My Shoulder». Les Grip sont incapables de se calmer. Tout chez eux est bardé de son, mais en mode ultra, vois-tu ? Ils attaquent l’«Is It Showing» à la petite violence Grippy, mais ça reste de la pop inoffensive. Ils sont marrants et même adorables, ils ont parfois tendance à vouloir monter en température, c’est leur côté freakbeat. Avec «Love’s Lost On You», les guitares s’éclatent au Sénégal avec leurs copines de cheval. Ils font même un clin d’œil à Chicken Shack avec «Changed», boogie typique de Stan Webb, et enchaînent avec un «Life And Love Time To Come» qui pourrait très bien figurer sur Led Zep III, car ça frise le «Gallow’s Pole». Ils ramènent tout le bataclan, même les tablas et ça finit en Salammbô, avec les éléphants. Kristin Pinell amène «Malnacholia» toute seule et résiste aux assauts. Mais ça dégénère en combat de rue psyché avec de la fuzz et du drumbeat pour un final explosif. Ils terminent avec le morceau titre et comme chaque fois, ils repartent à zéro pour recréer les dynamiques fondamentales. Chaque fois, ils refont leurs preuves. C’est le problème des groupes qui n’ont pas le background des Pixies ou des Mary Chain, rien n’est plus difficile que d’imposer sa marque jaune, mais les Grip s’y emploient, leur quête d’excelsior les honore et leurs guitares dévorent tout.

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             Les Grip poursuivent leur petite moisson d’énormités avec Giant On The Beach, un album qui date de 2004. Sept killy kuts sur treize, bonne moyenne, non ? Ça démarre avec un «Astral Man» vite fait bien fait, et tout de suite le gros son, l’aisance planétaire, le chant en place et le tatata d’accords descendants. Peu de groupes savent entrer en osmose aussi parfaitement avec l’harmonique astrale. Les Grip sonnent comme une bénédiction et non seulement ça joue dans le lard, mais c’est vite over the top. Au rayon énormités, on trouve aussi «Infinite Soul» et sa belle descente au barbu, dégelée d’harmonies vocales irrésistibles, c’est violemment bon et plein d’élan, plein d’avenir, même chose pour «Once Again», yes I do, heavy Grip, ça joue aux guitares aventureuses et ça continue avec un «Midnight Sun» violent, dévastateur et même définitif, un Sun emporté par des vagues, ça joue cette fois au pâté de foi. Ça culmine toujours plus avec «Waiting For A Sign» et ses guitares scintillantes, oh la belle envolée, les Grip jouent à la pointe du son. On trouve aussi sur cet album traumatisant deux modèles de mad psychedelia : «Realities» et «Telescope». Ils montent ça bien en neige, ils claquent leur pop au coin du beignet, ils basculent et nous avec dans la reality d’I don’t want to believe avec un solo psycho-psyché à la clé. Power peu commun, ils ont tout le son du monde, ils tombent sous le sens. «Telescope» dépasse aussi toutes les expectitudes, ce heavy psyché te coule dans la manche. Aw my Gawd, comme ce groupe est bon ! Kristin Pinell se tape «Closer To Love», elle redevient le temps d’un cut la reine du New Jersey. Ils transcendent l’art du lard avec «Get By», la wah fulmine dans la barbe de Dieu, les Grip jouent leur va-tout en permanence. Ils restent dans une heavy pop de niveau supérieur, c’est leur raison d’être. Le coup de génie s’appelle «Gone Before», ils cultivent l’excellence de l’art pop et c’est nettoyé au killer solo flash. Les Grip sont ce qu’on appelle un groupe complet.

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             Comme Totor et des tas d’autres, les Grip font leur Christmas album avec Under The Influence Of Christmas. Boom dès «Christmas Dream», on est vite dégommé, ils font le Christmas des Byrds, ils l’allument en pleine poire, au stupéfiant shoot de chant et d’accords, ils sont dans l’excellence supra-normale, ils surpassent tous les modèles, ils cultivent l’urgence d’un son miraculeux, ça drive dans le jus, ça chante à la fournaise dans le démoli des pourtours, hey ! Grip Weeds forever ! Ils font une belle cover du «2000 Miles» de Chrissie Hynde. Ils refont les Byrds avec «Hark The Herald Angels Sing», ils sont en plein dans Turn Turn Turn, c’est hallucinant de véracité. Toutes leurs Christmas songs sont soignées, «Santa Make Me Good» - Yeah yeah it’s Christmas time - c’est explosif, c’mon babe, ils jouent plus loin «God Rest Ye Merry Gentlemen» à la pulsion de réverb, ils sont dans tous les coups fourrés. Ils amènent «Welcome Christmas» à la bonne jachère de la surenchère, c’est poppy jusqu’à la moelle des os, terrific d’anglicisme, c’est quasiment du Marmalade. Et puis il y a cette bombe christmatique, «Merry Christmas All», Kristin Pinell chante et ça devient magique, un vrai splurge de Christmas pop, il faut la voir driver son Merry Christmas, elle le claque en coin, mais avec un génie, c’est l’un des meilleurs Christmas booms de tous les temps, à ranger à côté de celui des Ronettes, a very good time of the year, là tu as tout ce que tu peux attendre de la pop. Encore un coup de génie avec ce «Christmas Bring Us» infesté d’harmonie vocales qui s’en va se perdre dans les voûtes célestes, les échos des Beatles s’y démultiplient à l’infini, c’est un véritable ras-de-marée d’harmonies vocales. On ne peut pas espérer pire démesure.

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             Que valent les Grip sur scène ? La réponse est dans Speed Of Life (In Concert In New Jersey). On y retrouve bien sûr les hits évoqués plus haut comme «Astral Man», bel exemple de power pop extrémiste. Peu de power-poppers ont ce power du ventre. Ils font une cover de «Shaking All Over» assez diabolique, tout le backbone est là, pas de problème. Ils sonnent exactement comme Oasis sur «Close Descending Love». Même genre d’insistance. Avec «Salad Days», ils restent dans cette power pop ravagée par des vinaigres d’arpèges interstellaires et ils enchaînent avec un «Strange Change Machine» tapé aux meilleures harmonies vocales et ravagé par un solo incendiaire. Encore de la power pop capiteuse avec «Be Here Now» et ça explose avec «Speed Of Life». Ils chantent aux accents biseautés et tout explose à nouveau avec «(So You Want To Be) A Rock’n’Roll Star», la cover des Byrds, bienvenue au cœur du mythe, c’est violent, ils en font une version incroyablement musclée, la la la la, avec les solos qui te rampent dans la cervelle, la la la la. Les Grip font partie des groupes parfaits. Ils jouent tout aux grandes eaux du Niagara, tout chez eux est extrêmement sonné des cloches, ils remontent le Gulf Stream comme le thon du Benelux intérieur.

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             Ho la la, encore un album génial : How I Won The War. Ça date de 2015. Il faut attendre «Rise Up» pour bander. Ils jouent ça à la cloche de fer blanc. La principale qualité des Grip serait peut-être leurs réflexes. Ils savent tartiner des clameurs et faire tinter le fer blanc. Ils sont d’une certaine façon les vainqueurs de l’Anapurna du rock. Il n’existe rien de plus parlant en termes d’énormité. Cut après cut, ils taillent bien leur route, les accords de «Follow Me Blind» sont ceux de Really Got Me, mais joués à la pédale douce, «Life Saver» est joué à la volée et «Other Side Of Your Heart» à la belle progression, ils tapent dans l’haut-le-cœur de la mad psyché. Retour aux vieilles dégelées avec «See Yourself», tellement gorgé de son que c’en est volumineux, rattrapé au vol par le stomp. Tout aussi bien venu, voici «Vanish», hey vanish in the sun, et arrive systématiquement un solo qui sonne comme une œuvre d’art. Retour aux coups de génie avec «Force Of Nature» qui passe en mode fast rock. Tout est dans les dynamiques, les Grip son imparables, ils rallument d’antiques brasiers, ils visent l’effarance de la béatitude avec un solo à la quenouille qui s’enroule dans l’écume des jours. Ils fabriquent tout simplement de la fournaise. «Heaven & Earth» se trouve vite bloqué au high speed de cervelle folle, ils tapent cette fois dans l’excellence d’un psychout so far out qui balaye celui des Yarbdirds. Kristin prend enfin le micro pour «Over & Over». Elle reste la reine des Grip, l’un des groupes américains qui a le meilleur répondant. Il faut les voir exploser le rainbow quartz de «Rainbow Quartz» ! On se croirait chez Todd Rundgren. Nouveau coup de génie avec «Lead Me To It», ils repassent pour l’occasion en mode gaga-grippy. Leur notion de la solidité est sans égale. Ils taillent la meilleure route d’Amérique, ils fondent leur art aux voix de Todd. Power absolu ! Il n’y a que les Américains pour sortir un tel power de fondu pop. Une merveille de plus. Ils finissent cet album épuisant avec un «Inner Light» attaqué au banjo déboîté. Ça joue à tout ce qu’on peut, banjo, cornemuse, on ne sait pas trop, ils génèrent des violences guerrières qui les dépassent.

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             Et puis voilà Trip Around The Sun. Ils nous refont le coup des Byrds avec «Truth Behind The Lies». Ils vont même assez loin, car ils transcendent cet art ancien qui date des quatre premiers albums des Byrds sur Columbia. Ils proposent aussi deux petits modèles de power pop avec «Casual Observer (To A Crime)» et «Letters». Ils amènent ces petites merveilles à la heavy cocote. Big sound et solo killah qui s’en viennent splasher all over. Ils chantent «Letters» à la mode californienne, avec un sens aigu du fondu de voix. C’est gens-là sont des dandys, qu’on se le dandise. Ils savent jouer au riff insistant. «She Tries» est encore un cut plein comme un œuf. C’est la même énergie que celle de Big Star. Ils jouent au son d’intervention avec des harmonies vocales inventives. Attention au «Vibrations» d’ouverture de bal, c’est un coup de génie faramineux, un heavy psyché enrichi aux harmonies byrdsiennes, ces gens-là sont à la fois très forts et très purs. Tout est calibré à la perfection, au fondu de chant et aux vibrations. C’est à tomber de sa chaise. Des vagues de wah te jettent dans le mur. Mets ton casque ! Avec «After The Sunrise», on se croirait chez les Sadies, ils jouent à la clairette de la bobinette, le son est là, bien décidé à rester là. L’autre stand-out track s’appelle «Reality Stands Still». Kristin Pinell chante sous un boisseau d’accords scintillants. Elle nous refait le coup à chaque fois. Super sexy sixties, une pure merveille. Elle chante au milieu des flammes comme une Jeanne d’Arc psychédélique, la pression mélodique évoque les Ronettes, mais avec le gut des Grip, et c’est bombardé de son vainqueur, killer solo et délire de bassmatic à la clé. On sent dès l’intro que ce cut est un chef-d’œuvre immérorial, un de plus ! Ils bouclent cet album tombé du ciel avec le morceau titre, un trip de Grip de six minutes. Ils ont tout : le son, le décorum, les rebondissements, les assises culturelles, les étais de rembardage, tout est solide chez les Grip et en guise de cerise sur le gâtö, ils fourbissent un monstrueux big bang.

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             Et comme si tout cela ne suffisait pas, voilà que paraît leur nouvel album, le bien nommé Dig, dont la Deluxe Edition est un double CD. Petit conseil d’apothicaire : chope la Deluxe, car Dig est bourré de covers aussi géniales que celles de Todd Rundgren au temps de Faithful. Tout est beau là-dessus, les frères Reil et Kristin ne se refusent aucun luxe, ils commencent par sublimer le vieux «Shape Of Things To Come» des Yardbirds composé par Barry Mann & Cynthia Weil. Well well well. Les covers sont triées sur la volet. Arrive à la suite le «Lady Friend» de Croz joué au full blast de psycho psyché, expédié dans le museau de Moloch, le dieu gaga. Ils ressuscitent le «Journey Into The Center Of The Mind» des Amboy Dukes, c’est assez dévastateur, claqué vite fait, pas le temps de réfléchir, wild affair. Au menu on trouve aussi l’explosif «Lie Beg Borrow & Steal» de Mouse & The Traps, stupéfiant d’énergie et de revienzy, suivi d’un fantastique hommage à Thunderclap Newman avec «Something In The Air», ils sont en plein dedans, pas de plus belle cover, toutes les descentes sont là. Ils tapent à la suite le «No Time Like The Right Time» d’Al Kooper, ils déboulent littéralement dans le heavy groove d’Al, c’est extrêmement bien arqué, fabuleux shake de sixties power, baby the night time is the right time et ça atteint des sommets avec le «Making Time» des Creation. Il n’existe pas de plus grand cover-band que les Grip, oh no no no no ! Ils tapent dans l’intapable, on entend même un bus à l’entrée du cut, ils savent qu’Eddie Phillips en conduisait un à Londres. Les Grip recréent la magie des Creation. Ils tapent aussi le «Lies» des Knickebockers, ils en lustrent l’éclat, pas de problème, c’est explosé aux guitares. Ils finissent le disk 1 avec «Louie Go Home» de Paul Revere & The Raiders (monté aux chœurs de cathédrale, tout ici est ostensible, surchargé de son), «All Tomorrow’s Parties» du Velvet (que chante Kristin) et «Child Of The Moon» des Stones, bardé de psychedelic wind blows. C’est excellent, ça balance entre tes reins.

             Lenny Kaye signe le texte de présentation de Dig. Il est certainement le mieux habilité de tous à le faire, puisque les Grip tapent dans Nuggets, un double album qui, nous rappelle Kaye, a cinquante ans d’âge. You have to keep digging, nous dit Kaye et il ajoute en guise de conclusion : «These are great songs, make no mistake. That’s why we still sing them and always will.» Le disk 2 est un tout petit peu moins dense que l’1, mais on se régale d’une cover de «Porpoise Song», composé par Gerry Goffin et Carole King pour les Monkees, véritable shoot de Beatlemania. L’autre énormité est l’«Outside Chance» des Turtles, joué au répondant des clairettes de guitares. Et puis encore de l’intapable avec l’«I Feel Free» de Cream. Ils naviguent sous toutes les lattitudes, ils recréent le superbe fondu de voix de Jack Bruce. Retour aux Beatles avec une belle version d’«It’s Only You», pur jus d’oh my oh mind. Ils se cognent aussi l’excellent «For Pete’s Sake» de Peter York, c’est leur façon de dire qu’ils adorent les Monkees, ils jouent cette pop interrogative avec de puissants réflexes sixties. Côté gaga, ils tapent dans le mille avec le «Going All The Way» des Squires, pur jus de gaga-Crypt avec un killer solo flash à la clé. Ils rentrent enfin dans les godasses des Electric Prunes avec «I Had Too Much To Dream (Last Night)». Toutes leurs covers sont des œuvres d’art.

    Signé : Cazengler, Crap Weed

    Grip Weeds. House Of Vibes. Twang! Records 1994

    Grip Weeds. The Sound Is In You. Buy Of Die Compact Discs 1998

    Grip Weeds. Summer Of A Thousand Years. Rainbow Quartz International 2001

    Grip Weeds. Giant On The Beach. Rainbow Quartz International 2004

    Grip Weeds. Strange Change Machine. Rainbow Quartz International 2010

    Grip Weeds. Under The Influence Of Christmas. Rainbow Quartz International 2011

    Grip Weeds. Speed Of Life (In Concert In New Jersey). Ground Up Records 2012

    Grip Weeds. How I Won The War. JEM Recordings 2015

    Grip Weeds. Trip Around The Sun. JEM Recordings 2018

    Grip Weeds. Dig.  JEM Recordings 2021

     

    Inside the goldmine - Tiny at the Topsy

     

             Dommage. Ça aurait pu marcher avec Baby Rich. Le problème n’était pas tant le fait qu’elle avait un visage ingrat, mais elle avait surtout un sale caractère, une fantastique capacité au renfrognement. À la moindre contrariété, elle devenait la reine des connes. L’hyperconne d’hyperkhâgne. Pour le reste, nickel. On partageait une vénération pour Tati et pour les peintres du XIXe et du début du XXe dont on allait admirer les toiles quasiment chaque week-end. On se prosternait jusqu’à terre devant tous ces petits maîtres que sont Albert Marquet, Valotton, Bonnard, Pascin et même Gustave Moreau dont il existe un très beau musée rue de la Rochefoucauld. L’été, nous allions bretonner et trouvions refuge en hiver dans son très bel appartement situé au cœur de Paris. Comme les choses n’étaient pas clairement formulées, nous entretenions chacun de notre côté d’autres relations. Bien sûr, nous n’en parlions pas. L’imperfection des traits de son visage l’insécurisait tellement qu’elle testait en permanence son pouvoir de séduction, principalement sur les gens de son entourage professionnel dans le monde du spectacle. Ça faisait partie du jeu que de l’accepter. Mais on était contents de se retrouver pour entreprendre nos petits safaris culturels. Outre sa curiosité, l’une de ses qualités était son bon appétit. Elle se tenait bien à table et pouvait bouffer comme une vache sans vraiment grossir. Sa bonne nature ne lui permettait hélas pas de contrecarrer les manifestations de son sale caractère. Et puis un jour, elle annonça qu’elle allait se faire refaire les seins qu’elle avait pourtant parfaits. Ça n’avait pas de sens. Mais comme toute décision, celle-ci lui appartenait. Il n’y avait rien à ajouter. Elle avait trouvé une clinique privée pas très loin de chez elle. Elle s’y rendit à pied et pour le retour, il fallut aller la chercher pour la raccompagner, car elle tenait à peine debout, emportée vers l’avant par des seins extraordinaires qui semblaient avoir triplé de volume. Elle ressemblait à la statuette africaine d’une déesse primitive. Pour se rassurer et gérer le déséquilibre causé par ces protubérances surréalistes, elle déclara qu’elle irait chaque jour nager à la piscine pour se muscler le dos.

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             Ce serait faire injure à la mémoire de Tiny Topsy que de la traiter de protubérance, mais elle l’est pourtant au plan artistique. Cette black de Chicago est avec Big Mama Thornton et Etta James l’une des plus belles protubérances artistiques de l’histoire de R&B. Pour être plus précis, elle est l’une des plus grosses arracheuses de l’histoire des arracheurs. Elle chante au rauque du raw définitif, on ne lui connaît pas de concurrence. L’album Aw Shucks Baby en apporte toutes les preuves, à commencer par le morceau titre, qui vaut tout le scream du monde, avec en prime un solo de sax à l’ancienne. Avec «Miss You So», elle allie power et raw, elle doit être la seule avec Etta James et Big Mama Thornton à savoir le faire. Mais on a l’impression que Tiny Topsy les bat à la course. Elle dispose en plus d’un backing solide, comme par exemple le guitariste Johnny Faire qu’on entend sur «I Miss You So». Elle n’en finit plus de forcer l’admiration. «You Shocked Me» est plus classique, mais torride pour l’époque, avec Johnny Faire in tow. Quelle leçon de chant ! Quelle férocité ! Elle démarre son bal de B avec «Just A Little Bit». Elle sait groover son little bit, early in the morning/ Late in the evening/ Around midnight just a little bit. Puis elle s’en va rocker le gospel avec «Everybody Needs Some Loving». Elle est la plus balèze des mémères du raw gospel. Pure genius ! Elle fait encore un fantastique numéro de jump avec «Western Rock’n’roll» et ça se termine avec un «Cha Cha Sue» de rêve. Ah elle peut le driver son cha cha, elle a toute la poigne du monde. Il faut la voir prendre le cha cha à la rauque ! 

             Quand on la voit sur la pochette de l’album, on la croit grande. Pas du tout, elle mesure 1,50 m, mais on voit qu’elle pèse plus de 100 kg. Comme sa collègue Etta James, elle est basée à Chicago, mais c’est à Cincinnati qu’elle enregistre son hit «Aw Shucks Baby». Elle démarre donc sur Federal, sous-label de King, comme James Brown. Elle y enregistre cinq singles, dont le fameux «Just A Little Bit» dont Rosco Gordon va faire un hit l’année suivante. Elle tombe ensuite dans les pattes de frères Chess pour deux singles, l’un sur Argo («After Mariage Blues») et l’autre sur Cadet («How You Changed»).

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             Au dos de la pochette, Dave Penny nous raconte qu’il y eut une mode des grandes chanteuses black à la fin des fifties aux États-Unis et il cite les noms de Big Maybelle, Big Mama Thornton, LaVern Baker, Wynona Carr, Etta James et Tiny Topsy. Puis il entre dans le détail des sessions d’enregistrement chez King, comme le font les gens de Bear Family : on a le détail et la chronologie, un peu comme si on y était.

             Mais globalement, Tiny Topsy va rester inconnue au bataillon, en tous les cas moins connue que Big Mama Thornton ou Etta James. C’est un son particulier, celui de la fin des fifties, quelques années avant l’avènement de la Soul. Mais Tiny Topsy a un truc que n’auront pas les petites chanteuses à la mode qui suivront : la voix d’arracheuse. Seuls les fureteurs et les amateurs de jump connaissent son existence. Une courte existence, d’ailleurs, puisqu’elle casse sa pipe en bois à l’âge de 34 ans, des suites d’une hémorragie cérébrale.  

             Merci à Olivier pour cette découverte.

    Signé : Cazengler, Tiny Topsick

    Tiny Topsy. Aw Shucks Baby. Sing 1988

     

    BloUe

    Dans notre livraison 451 du 13 / 02 / 2020 alerté par ma fille je chroniquais deux vidéos de bloUe, les deux seules disponibles, nouvelle alerte de ma fille pour une nouvelle vidéo, en farfouillant un peu nous avons trouvé un petit filon. Même pochette pour les deux opus, signée par Neyef, l’oiseau bleu, pas celui de Maeterlinck, un petit côté chouette athénienne sans plus, pas un oiseau de mauvais augure, regarde notre monde d’un œil inquisiteur, l’a raison, n’est pas beau à voir.

    Armand : vocal / Nico : banjo, harmonica / Jonas : batterie / Basse : Antoine

    MANGE

    (Février 2020 / Bandcamp)

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    La petite histoire : petites notes agrestes de banjo, basse profonde et triste, Armand vous raconte la petite histoire, vous la connaissez, celle des révoltes perdues, et de la rage qui vous noue les tripes, de cette colère qui refuse d’abdiquer, qui continue le combat, malgré tout, malgré rien, un beau chant de désespoir et de lutte. Qui atteint à une dimension lyrique dans sa deuxième moitié. Le titre est illustré par un clip sur YT un clip que nous pourrions résumer en une courte formule, dans l’essoreuse des défaites la résistance perpétuelle. A écouter. A voir. Train de nuit : la vie n’est pas heureuse, sur cette constatation de l’évidence du monde débute le vieux shuffle redondant du blues, l’harmonica de Nico évoque à merveille de l’Amérique des westerns et des hobos, mais nous n’y sommes pas, ou plutôt ce train de nuit roule aux quatre coins du monde, ce n’est pas que le soleil ne brille pas, c’est la nuit de la misère, des miséreux et des sans-grades de partout qui se réchauffent aux paroles de leur impuissance. Parfois l’on ne peut compter que sur ses propres faiblesses. La route sera encore longue. Alors tu reviens : tiens une autre petite histoire, un peu plus anecdotique, talkin’ blues, je me permets cet américanisme puisque le refrain chanté en chœur est en anglais, les couplets sont en français, l’histoire d’un retour, rien à voir avec une love d’amour, une histoire de classe, le péquenot de base, le fils de prolo qui a cru aux miroirs aux alouettes du libéralisme, le mot n’est pas prononcé, l’idiot utile dont on n’a plus besoin qui revient parmi les siens, la voix acerbe et ironique d’Armand est des plus incisives, les cordes du banjo aussi cinglante qu’une clôture électrique. Une bonne décharge pour remettre les idées en place. Mama cailloux : tambourinade battériale, refrain chanté en chœurs, couplets assénés manières couperets de colère, l’on a quitté le blues, l’on a avancé dans les années soixante-dix un peu à la manière des Last Poets, c’est cru, c’est nu, dépouillé jusqu’à l’os, jusqu’au cœur changé en pierre. Front contre front. Sans rémission. Goutte de sueur : banjo du diable et steel guitar ( David Haddog Hougron ) des carrefours mènent le bal des accords pincés et étranglés du blues millénaire, s’en donnent à cœur joie, le pont musical qui permet de passer la rivière des paroles condensées sur une rythmique soutenue soulèvera d’enthousiasme le cœur des rockers, tout ça pour une petite goutte de sueur qui n’en finit pas de tracer son chemin dans la crasse des activités humaines, remugles vocaux, cris de corbeaux, rafales cordiques,  noise blues mêlé au vacarme de la vie.

    Mange la vie à grosse ventrée, même si c’est de la merde, cela te permettra de survivre. Saine philosophie.  

    CAILLOUX

    (Octobre 2021 / Bandcamp)

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    Machiniste : entrée bajoïde, Armand récite son texte à voix basse, n’arrive pas à dormir, quelques bruits de ferrailles saxophoniques ( Laurent Bouchereau), la voix devient de plus en plus haute, de plus en plus grosse, mal-être de l’ouvrier, les mots se bousculent se montent dessus, spoken-words qui se mélodisent, pour le moment nous sommes dans le registre de la plainte, de l’énumération de l’insomnie, une âme charitable plaindrait le malheureux, texte politiquement correct, la musique prend le relais chaotique en sa structure mais douce à l’oreille, le récit bascule, la suite vire cauchemar, ou dans le rêve le plus fou, tout dépend de vos penchants idéologiques,  y a un responsable à tout malaise, le patron, ô le crever, ô l’assassiner, ô le tuer, le meurtre accompli tout serait mieux, pourrait folâtrer tout autour du globe, jusqu’à se retrouver en Bosnie…le crime est partout dans la tête et dans le monde, Armand susurre, la musique s’évapore… Texte profondément anarchiste. La violence est-nécessaire au bonheur de l’individu… ASQç : y en a une version live sur YT que je préfère, avec cris d’animaux sauvages pour introduire le jungle beat, sur la version CD z’avez en prime un trombone ( Jérôme ‘’ Bone’’ Cassin) qui nous la sort bonne un hachis compartimenté de flatulences, ce qui donne un petit côté hétéroclite New Orleans, dans les deux cas on ne s’étonne pas qu’en la filigrane instrumentale le nom de Bo Diddley soit psalmodié, l’on pourrait s’attendre à un vocal tonitruant à la Eric Burdon, pas du tout, Armand chante à mi-voix du bout des lèvres, genre je ne le claironne pas tout fort mais faites gaffe, écoutez bien et faites circuler, apparemment des paroles cool, si l’on y prête attention un bréviaire libertaire, une incitation à se poser dans la vie de   manière à assurer sa liberté d’action tout en respectant les autres. Ahora Que ? :  banjo et harmo en intro,  et hop, ça saute, après la petite leçon de morale précédente il est temps de passer à l’action, les belles idées c’est bien, elles sont encore plus belles quand on les conduit en actes, faut qu’elles croustillent comme une manif contre les casqués, qu’elles flambent comme un molotov, qu’elles tintent comme une vitrine de banque pillée, dangereux certes, mais tant qu’on prend des risques l’on est vivant, morceau éruptif, joyeux, bordélique – Ben Stazic est au scratch - un salmigondis jouissif, une fête réussie. Petite remarque sémantico-philologique : Lénine a écrit Que faire ? Ahora que ? (Maintenant quoi ?) fleure davantage l’Espagne de Durruti. Sachez entrevoir la différence. Dans le mal : le robot mixeur Laurent Peuzé vrombit dans votre tête, le tambour marteau de Jonas vous troue la cervelle, c’est fait exprès pour vous donner une idée de l’état du bonhomme, presque du réalisme socialiste ! pas frais comme un gardon, Armand martèle les mots, les lendemains de fête ne sont pas obligatoirement agréables, parfois la vie ce n’est pas du tout cuit, mais du tout cuite, surtout avec ce banjo qui vous cisaille les neurones, pas de quoi en faire un drame non plus, parfois le mal ce n’est pas mal, l’est prêt à recommencer. Solution homéopathique : guérir le mal par le mal. A boire tavernier ! Sorry Mama : tous en chœur pour une complainte joyeuse, c’est un peu comme dans la chanson de Gilbert Bécaud le gars qui a pas volé l’orange, mais là l’Armand revendique son forfait, l’est tout panache, même s’il finit au trou, pas la case prison, dans celle du cimetière, au jeu de loi il n’a pas réussi à s’extraire de celle de la misère, s’en fout l’a essayé de l’enjamber, belle envolée d’harmonica, la vie parfois tu gagnes, parfois tu perds, faut pas pleurnicher, faut tirer la langue à la camarde et ne pas flancher, ça se finit en une exaltation gospellique magnifiée par la voix de Loraj qui swingue à mort. Pardon pour cette malheureuse expression, désolé Maman, tu peux être fière de ton fils.

    Cailloux dans la chaussure, cailloux du petit Poucet pour trouver son chemin, cailloux que l’on lance sur les vitrines des banques. Rien n’est à vous, tout est à BloUe !

    Damie Chad.

     

    PEOPLE OF THE BLACK CIRCLE

    PEOPLE OF THE BLACK CIRCLE

    (Mars 2022)

    Viennent de Grèce. A voir la couve l’on comprend vite qu’ils ne sacrifient point à l’Apollon solaire. Pour des athéniens récipiendaires d’une mythologie des plus fameuses, ils semblent plutôt attirés par l’ésotérisme occidental, l’imagerie médiévale, et la légende de Conan le barbare. Entre autres.   

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    Alchemy of sorrow :  une pointe de noirceur rehaussée de notes argentées s’insinue dans votre oreille, attente mystérieuse, le son s’amplifie, des chœurs surgissent de la nuit, une voix s’en détache, nous conte la recette alchimique, trop facile de transformer le fer en or, l’opération ici est plus difficile, s’agit de fixer dans la présence du monde un monde évanoui, ce n’est pas la pierre rouge de l’immortalité qui est le but recherché, la musique se traîne, les images mentales ont du mal à se stabiliser, à se transformer en pierres, à redonner vie ce qui est mort depuis des siècles. Ressusciter une civilisation morte n’est pas donné à tout le monde, des éclats de guitare rougeoient dans la pâte sonore, sont-ce des éclats de paradis ou d’enfer ?  Cimmeria : nous y sommes, souffle le vent dans les ténèbres, le pays des Cimmériens, peuple étrange dont bien plus tard l’Histoire nommera leurs lointains descendants les Scythes, une voix s’élève, les guitares tremblent, nous avançons dans des ténèbres épaisses, les Cimmériens ne sont que des tribus ombreuses sorties de la préhistoire, le récitant est lui-même hanté, il est vêtu d’ombres vivantes, il n’est pas sûr qu’il saura s’en délivrer. Voyage au bout de la nuit. Souffle le vent sans fin. The ghoul and the seraph (Ghoul’s song II) : l’orgue nous emporte, partout et nulle part, tout le passé tournoie, l’on ne sait plus qui est qui, l’ange ou la bête, le séraphin et la goule des cimetières qui veille sur la nourriture des morts dans le garde-à-manger des tombeaux, batterie heavy-music, orgue pourpre profond , guitares filées, tournoiements emphatiques, bande-son d’un film qui ne fait pas peur mais dont on ne se lasse pas, surtout que sur la fin un superbe solo de guitare nous réconcilie avec nous-mêmes et que le kaléidoscope des siècles n’est pas encore terminé. Nyarlathotep : en pleine mythologie lovecraftienne, des chœurs d’adorateurs nous accueillent, le chaos musical ne rampe pas, il court, le peuple du cercle noir donne la gomme et sort les grands effets sonores, l’on n’en attend pas moins de l’âme des anciens Dieux sortis de l’abîme, la voix raconte l’histoire innommable que l’on oublie dès que l’on ne l’écoute plus, mais qui circule parmi les hommes comme une légende maudite, nul n’échappera, feeling lugubre et ténébreux, la production n’a pas lésiné sur les effets spéciaux, un chant de prière s’élève, un hymne à la destruction du monde. L’on a hâte de voir le phénomène de notre vivant. Gouttelettes de pluie de nuit. Ghost in Agartha : Agartha le paradis souterrain, le pays sans violence, oui mais le peuple du cercle noir évoque ses fantômes, mise en forme dramatique, un troupeau de malheureux marche sans fins, enfants emmenés en esclavage, leurs âmes ne connaîtront plus jamais le bonheur, guitare incisive tranchante comme un rayon laser, cloches dans le noir retentissent, la musique ahane lourdement, une voix conte leurs tourments et leurs souffrances, horreur à l’état pur, musique grandiloquente, la caravane humaine passe devant nous et se perd dans le néant.

    C’est bien fait. Un seul défaut, on n’y croit pas. Normalement on devrait se cacher sous le lit et ne plus en sortir avant trois jours. Faudrait avoir une dizaine d’années et n’avoir jamais écouté ce genre de disque avant. Là on claquerait des dents toute la nuit. Hélas on a passé l’âge !

    Damie Chad.

     

    JULIE SUCHESTOW

    DANSEUSESLAMEUSERAPEUSE

    Elle dessine aussi. Je la connais depuis plus de trente ans. Sans l’avoir jamais rencontrée. Si une fois, entraperçue, échangé quelques mots dans un café bruyant. Je la suis pour ainsi dire depuis son admission au collège, très loin dans le sud. Par Luc-Olivier d’Algange et sa compagne qui était son professeur de français, tous deux ne tarissaient pas d’éloges sur sa personnalité. Le monde est plus petit que l’on ne croit. Au détour d’une conversation avec Patrick Geffroy Yorffreg – voir la livraison 532 du 02 / 12 / 2021  consacrée à quelques-unes de ses vidéos musicales - et Léa Ciari – la livraison 534 du 16 / 12 /21 présente quinze de ses peintures – apparaît le nom de Julie Suchestow, suivi de commentaires élogieux, elle s’avère être leur nièce… N’étant ni fan de slam, ni de rap, je ne m’intéresse guère à Julie Suchestow, jusqu’à hier soir où recherchant quelques enregistrements de Patrick Geffroy Yorffreg, j’en avise un dans lequel il a rajouté sa trompette sur une vidéo de sa nièce. Je suis trahi par mon oreille, en tant que rocker j’admets la trompette-jazz, si aventureuse peut-elle être, mais le slam – j’ai fait des efforts, j’en ai même écouté en direct live au Musée Mallarmé - oui mais là c’est différent, d’abord la voix, surtout le texte, indéniablement de qualité. Aussitôt, je cherche. Et je trouve.

    DANSE

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    Julie Suchestow est danseuse. De profession. Affiliation. Modern jazz, contemporain, hip-hop. Elle donne des cours à des élèves de tout âge. Danse avec d’autres. Danse seule. Vous trouverez quelques vidéos sur son instagram au nom de junajahklame sur Instagram. N’y a pas pléthore, et elles sont dans l’ensemble très courtes. Mais cela suffit. En quelques mouvements elle résume l’âme de la danse. Saute aux yeux qu’elle n’a pas besoin de musique. Soul romantique ou funk fragmenté, tout cela n’est que de l’emballage. Un décor. Qu’elle annihile par sa seule présence. La danse est mouvement. Un paraphe sur une page blanche. La calligraphie est l’art japonais qui lui correspond le plus. Julie ne danse pas avec son corps. C’est son corps qui danse pour elle. Lorsqu’elle danse elle semble dans l’absence d’elle-même. Elle est ce point focal et aristotélicien du vide nécessaire à l’impulsion du mouvement. Elle ne dessine pas l’espace. Elle ne l’illimite pas. Au contraire elle le réduit à son corps. Elle le ramène à elle, avec cette aisance naturelle des oiseaux qui replient leurs ailes. Elle ne se pose jamais, à terre elle rampe dans sa propre immobilité. Où qu’elle soit, plus rien n’existe, elle se métamorphose en pierre   originelle. Elle réside dans le pur instant de chaque seconde éternellement détachée de la roue du temps. Elle happe le regard mais s’en moque, vestale éblouie de son seul feu intérieur, même si son corps écrit le fugace alphabet de la beauté. Sur l’ardoise du monde qu’elle efface lorsqu’elle revient parmi nous.

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    [JULIE SUCHESTOW –

    Une très courte vidéo. Visible sur Instagram. Presque rien. Des mots posés entre vertige et poésie. Julie assise en tailleur, chez elle, salon, tables rondes, coussins, belle retirée en elle-même, traversée du flow des mots qui coule de sa bouche comme s’ils ne lui appartenaient plus, une vibration venue de loin, dont elle ne serait que le vecteur. Portée par un ressac intérieur, un de ces instants où l’on ne s’appartient plus, la mer n’est jamais aussi puissante que quand elle est parcourue de frémissements tranquilles, quand la houle tangue à peine, basse profonde de la musique, elle berce et amplifie le mouvement du corps qui pourtant ne bouge qu’à peine, les mains sculptent et pétrissent la boule de l’espace qui les sépare, est-ce ainsi que prophétisait Cassandre lorsque Apollon cracha entre ses lèvres, les mots transbahutent la violence du monde, la poésie ne peut parler que de la poésie, fièvre tranquille de pythonisse, le poème déroule le rouleau de la parole, le chant sacré de la poëtesse nous rend à notre petitesse. Sublime abîme.

       - SUCHESTOW JULIE ]

    Junajah est le nom empédocléen de répulsion et de désir que s’est donnée Julie Suchestow lorsqu’elle récite, chante, clame, slame, rappe. De trop rares vidéos sont visibles sur You Tube.

    SENTIERS BATTUS / JUNAJAH

    ( Novembre 2009 / YT)

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    Ecran noir. Junajah, cheveux rejetés en arrière, robe noire, seules blancheurs les mains, le visage, le V de l’échancrure qui descend du cou en tête de vipère. Un sujet rebattu ces dernières années, pas encore d’actualité médiatique en 2009. Un long poème dans la fureur contenue des yeux d’une volonté implacable, d’une bouche affirmée qui avertit, pas de hurlement, la force émotionnelle du Dire suffit. Sous l’emprise des coups, la femme fait front, elle ne cache rien, elle fait face martelée à la situation, l’impuissance des mots, la force de la poésie. Arme blanche, laser translucide, de la dénonciation démonstrative du réel, dirigée aussi bien contre l’autre que contre ses propres faiblesses, ses propres abandons, ses propres renonciations. La mort amortie par l’espoir d’un mieux qu’elle n’espère plus, acculée contre le mur de l’incommunicabilité partagée. Un texte choc. Cinq stances entrecoupées d’un silence. Autant de rounds clos dont elle ne sort pas vainqueur. Si ce n’est que les mots sont plus puissants que les coups. Ondes de choc qui assaillent et submergent et paralysent ceux qui les écoutent et les reçoivent.

    FLEUR DU MAL / JUNAJAH

    ( Novembre 2009 / YT)

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    Vidéo sœur jumelle de la précédente. Même esthétique du dénuement. Même absence du dénouement. Tout passé est intemporel puisque inscrit dans l’éternel retour que ce soit dans la conscience, ou dans le mode d’être du déploiement du temps. Fond noir, longue blondeur de cheveux, épaules nues, bras blancs entre noir de la robe et de l’écran. Féminité attirante, phare immaculé dans la nuit. Un texte au plus près de la chair et du don et de la captivité de soi. La beauté n’est pas un bouclier. Elle appelle les gladiateurs intrusifs bien plus qu’un chant de sirène. Femme en tant que monnaie d’échange entre les hommes, elle n’a de valeur que le prix de la jouissance qu’elle suscite. Colporte toute sa vie le sentiment de s’être fait avoir, de n’avoir récolté qu’une souillure de l’âme qu’aucune eau de l’oubli n’efface. Violence des mots contre la douleur des viols qui n’ont pas fui. Aucune musique sur ces deux vidéos. La charge émotive des mots suffit. Toute implication physique entre deux êtres induit une dimension métaphysique. Lorsque l’individu qui la transcrit use des tels des entrechocs de silex, surgit la flamme De la poésie.

    IL Y A EU / JUNAJAH

    (Juin 2020 / YT )

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    Début formellement identique aux deux vidéos précédentes, réalisées plus de dix ans auparavant. Julie vêtue de noir, apparaît sur fond noir dans deux, puis trois fenêtres. Pour combler le noir spectral, au bout de quelques secondes l’on change d’esthétique, deux voix off, l’une qui slame rehaussée d’une autre  chantante qui adoucit l’amertume des paroles, musique de fond peu profonde elle gouttège et se change en eau de pluie, en eau de larmes, des images ou des scénettes aux vives couleurs chatoyantes illustrent le texte, la vie ne serait-elle pas si sombre, non les mots ne sont pas porteurs d’opacité, c’est la même histoire que la précédente certes dépourvue de toute dramatique intensité circonstancielle, mais embrumés de la grisaille de la désillusion. Sur la fin les volets noirs reviennent, sont suivis d’une image grise. Constat amer. La splendeur des occasions rêvée s’est souvent désagrégée. Le texte est en surlignage, le mieux est sans doute de fermer les yeux et d’écouter Junajah, de se laisser porter par le texte, ses images, ses métaphores, et le flow de Julie, elle ne heurte pas les vocables, elle les égrène telles des perles qu’elle expose au soleil du Dire pour qu’ils s’allument et clignotent dans la tristesse du monde.

    DU TROP PLEIN / JUNAJAH

    (Juin 2020 / YT )

    Un beau clip enté de présence féminines. Je préfère écouter le texte. L’illustration me paraît superfétatoire. Ce trop plein raconte non pas ce qu’il y a eu, mais ce qu’il y a : la vie. Avec toutes ses déceptions. Qui sont autant de pierres tombales qui ponctuent les étapes d’un combat. Ce n’est plus le bilan désabusé de la vie, mais une réflexion slamique sur l’acte poétique. Pose une question fondamentale sur les rapports entre vécu, écriture et poésie. Comment faire pour que ‘’du trop plein déborde la rime’’, pour que s’établisse une adéquation entre l’existence et les mots, que celle-ci ne mange pas ces derniers, mais que ceux-là impulsent le corps, qu’ils mènent la danse, qu’ils incendient le réel et donnent sens à ses cendres. 

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    Le flow en étrave de navire qui fend le flot. L’écriture de Junajah possède un grand avantage sur celle de nombre de slameurs. Elle possède une dimension littéraire indéniable, elle fait sens sans avoir besoin de rechercher la rime riche à tout prix, quand elle en use, elle n’en abuse pas, elle a intuitivement compris qu’il est inutile de chercher à ce qu’elle brille comme les étoiles dans le ciel – tout le monde n’est pas parnassien - car trop lumineuse elle prend l’apparence d’un clou rouillé de cercueil à moitié sorti de sa gangue de bois. Surtout ce rythme, ce phrasé qui n’appartient qu’à elle, exerçant un subtil déséquilibre entre le son et le sens, de telle manière que le Dire véhicule avant tout la pensée. La pensée et non pas les stéréotypes d’un quelconque discours idéologique. Celle du corps. Celle de l’esprit. Réunis dans le souffle.

    Damie Chad.

     

    ALL NIGHTERS

    SOUL TIME

    (Official Video / Mars 2022 / YT)

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    Nouveau clip de Soul Time, paru ce 17 mars 2022. All nighters. Toutes les nuits, danser. Tel est le mot d’ordre. Soul Time a survécu au confinement et aux interdictions des concerts. Si le rock pur et dur a toujours été une musique de cave la Northern Soul s’est épanouie dans les ambiances de fête. D’exultation, de sueurs, et de dépassement de soi dans une course éperdue jusqu’au bout de la nuit. Dans l’espoir secret qu’elle ne finisse jamais. Dans l’espérance insensée de forcer le barrage qui interdit d’entrer dans une certaine intemporalité. Evidemment au petit matin, l’on se retrouve tel qu’en soi-même mais rien n’empêche de recommencer le soir suivant. Cette vidéo d’Enzo Cassar et de Soul Time enregistrée au Seguin Sound est à regarder comme une marche à suivre, une recette de soul kitchen, une présentation de tous les ingrédients nécessaires à la réussite d’une de ses nuits blanches que l’on espère sans radieuse aurore. Sinon intérieure. N’attendez donc pas une vidéo classique avec les huit membres de Soul Time en pleine action, tournée lors d’un concert avec une foule compressée de danseurs. Donc d’abord l’instrument roi, ni un saxophone ni un trombone, non une platine qui tourne, avec un disque dessus, si possible de Soul Time, z’ensuite un petit décrochage, que viennent faire ces images de survivalistes scootérisés d’un ancien temps syxtisé, non vous n’êtes pas propulsé dans un documentaire italien sur les vespas, la voix de Lucie nous aide à raccrocher les wagons du temps, la Northern Soul est née en Angleterre, les Mods n’écoutaient pas que les Who, allaient aussi danser dans les quartiers noirs sur de la musique soûle, rajoutez un barman, un de ces héros des temps modernes, ces travailleurs de l’ombre qui ajoutent l’excitation de l’alcool à la musique, des danseurs, pas la foule, la vidéo se veut éducative, faut que l’on puisse bien voir, retour sur les Vulcan Scooter Riders, clin d’œil amusé sur le plus célèbre passage piéton d’Angleterre, au cas où vous vous laisseriez entraîner dans une fasse direction, ne suffit pas de traverser la route pour trouver de la bonne musique. Descendez l’escalier, c’est en bas, les images ralentissent et semblent se fluidifier preuve que vous entrez dans une nouvelle dimension. Cachet administratif faisant foi de votre bienvenue au club, le coup de tampon que vous recevez sur le poignet en guise de sésame, et la danse, la danse, la danse, les spots qui vous glissent sur vous, vous encerclent une seconde dans le halo de célébrité, puis s’échappent. Dans la pénombre chacun devient son propre roi, tente des poses effigiques d’un instant, n’offre aux autres qu’un instantané iconique ou acrobatique de soi, l’on tourne sur soi-même en électron libre dans une masse de corps humains qui semblent soudés à jamais en une sorte de transe collective. Le diamant termine sa course dans le sillon, le disque s’arrête. Le clip aussi. Un conseil, play loud, si vous désirez vous reposer sur un lit rythmique de cuivres, ensorcelés par la voix de Lucie.

    Damie Chad.

  • CHRONIQUES DE POURPRE 546 : KR'TNT 546 : MARK LANEGAN / JAZZ BUTCHER / LEON BRIDGES / EARL BRUTUS / BOURBIER / ALIEN LIZARD / HOWLIN' JAWS / MARIE DESJARDINS / CHRIS BIRD + WISE GUIZ

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN’ TIL NEXT TIME

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    LIVRAISON 546

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR’TNT KR’TNT

    17 / 03 / 2022

    MARK LANEGAN / JAZZ BUTCHER

    LEON BRIDGES / EARL BRUTUS

    BOURBIER / ALIEN LIZARD

    HOWLIN’ JAWS / MARIE DESJARDINS

    CHRIS BIRD + WISE GUIZ

     

    Sur ce site : livraisons 318 – 546

    Livraisons 01 - 317 avec images + 318 – 539 sans images sur :   http://krtnt.hautetfort.com/

     

    Lanegan à tous les coups - Part Six

     

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             À force de tenter le diable et de jouer avec les near-death experiences, Lanegan a fini par  casser sa pipe en bois. Mais il le fait avec le brio qu’on lui connaît. Un dernier album aurait été accueilli à bras ouverts. Mais non, il nous laisse à la place un petit book, Devil In A Coma, qu’on rangera dans l’étagère à côté du There’s One In Every Town de Mick Farren, de l’Hellfire de Nick Tosches et du Dark Stuff de Nick Kent. Car voilà bien un chef-d’œuvre, un étrange chef-d’œuvre devrait-on dire, car au talent fou qui le caractérise, Lanegan ajoute l’art de la pirouette et l’insolence. Et plane par dessus tout ça l’âcre odeur de la terre de cimetière.

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             Lanegan y narre d’un ton atrocement guttural le cauchemar d’un séjour de plusieurs mois en soins intensifs, dans un hôpital irlandais, pays où il a trouvé refuge après avoir fui la Californie. Il ne donne guère de détails sur les circonstances de sa fuite - Hellhounds at my back in Los Angeles - Il a chopé le fameux virus dont tout le monde parle et il doit être hospitalisé. D’où la pirouette. Au lieu d’évoquer Kurt Cobain et Jeffrey Lee Pierce, cet imbécile nous parle du virus pendant 150 pages, avec tous les détails, les tuyaux, les branchements, les vieux en train de clamser dans la même chambre d’hosto, il ne nous épargne rien. Ah c’est malin ! Pendant deux ans, on a tout fait pour chasser toute cette fucking médiatisation par la porte, et pouf, elle revient pas la fenêtre avec Lanegan. C’est d’autant plus odieux qu’il essaye de prouver sur son lit de douleur l’existence d’un virus qui n’existe que dans sa tête. Il va même très loin au fond de son psychisme, c’est souvent d’une violence terrible, il nous entraîne dans son délire, il atteint un niveau de dénuement encore plus extrême que celui développé dans son livre précédent, le crucifiant Sing Backwards And Weep.

             Lanegan pourrit vivant sur son lit d’hôpital, dans son corps comme dans sa tête et il nous livre tout. Tu en as pour deux à trois heures, si tu veux avaler ça d’un trait, mais après tu ne te sentiras pas très bien. Ce démon t’aura contaminé. Merveilleusement contaminé. Il commence par tomber dans les pommes chez lui, dans sa baraque irlandaise du conté de Querry. Il refusait d’aller à l’hosto, mais sa femme a appelé une ambulance - behind my back, c’est-à-dire dans son dos - I eventually ended up in intensive care, unable to draw oxygen and was diagnosed with some exotic new strain of the coronavirus for wich there was no cure, of course. I was put into a medically induced coma, none of which I remembered - Voilà du pur Lanegan, cette longue phrase se déroule au rythme de sa voix, il écrit des vers, de la prose, en attendant le jour qui vient, dirait Aragon. Oui, c’est exactement ça. Il prend le prétexte d’une maladie exotique pour faire de la littérature. La phrase est si parfaite dans son rythme et sa construction qu’on se surprend à la relire plusieurs fois pour en apprécier la musicalité. Le diable est entré à l’hosto avec le rock’n’roll. Lanegan va détrôner Céline qu’on croyait maître absolu du dithyrambe des corps souffrants.

             Lanegan se voit administrer des calmants, il en cite trois Sequorel, Xanax, OxyContin, mais ça n’a aucun effet sur lui - I’d been self-administrating elephant-sized doses of the same shit on and off for years - Eh oui, Lanegan est le prince des tox. Il a battu tous les records. C’est lui qui l’affirme. Profitons de l’occasion pour rappeler que l’autre grande dimension laneganienne est l’exagération. Tout chez lui est plus dur, plus violent, plus âpre, plus immoral que partout ailleurs. Comme Cash dans son autobio, Lanegan fait de sa maladie un chef-d’œuvre. L’exagération fait partie de son jeu et on l’accepte à partir du moment où on comprend que ça tonifie son style. Chez une oie blanche, l’exagération ne passe pas. Chez Lanegan, c’est cohérent, parce qu’il est naturellement violent et amoral - To me it was a second nature to eat tablets like candy - Il adore aussi rappeler qu’il est très limité d’esprit et que la réalité ne l’intéresse pas du tout - La myopie qui m’a largement handicapé toute ma vie m’a enraciné dans l’à peu près, in the here and now, et je pensais rarement à autre chose que l’à peu près, surtout s’il fallait commencer à réfléchir à l’avenir, some far-off distant future never-never land. Such places did not exist in my limited scope of reality - Cet homme qui est en réalité extrêmement intelligent veille à rester dans l’ombre. Il s’interdit toute vision.        

             L’insolence ? Oh que oui et à bien des égards. Il faut entendre l’insolence au sens où l’entendait Céline, une insolence qui flirte avec l’amoralité du comportement, cette amoralité qui dans le cas de Céline, comme dans celui de Lanegan, nourrit le style. Un homme vertueux n’écrirait ni comme Céline ni comme Lanegan. Il écrirait comme Paul Claudel et ferait interner sa sœur dans un asile. Nous on préfère Lanegan à l’hosto. Au moins on se marre. Il faut être possédé par de sacrés démons pour pouvoir choquer comme sait choquer Lanegan. Il est le premier à reconnaître que sa rage de vivre dépasse les normes - I’d lived like a fire raging through a skyscrapper, a cauldron of negative energy - Il se compare à l’incendie qui ravage un gratte-ciel, à un chaudron de négativité. Comme dans son livre précédent, il se repent, mais c’est pour mieux persévérer - And I continued to careen like a demented pinball off anything and anyone in my way, piling up a small mointain of sorrow, calamity, sadness and trauma - Il continue de rebondir ici et là comme une bille de flipper demented, amassant derrière lui une petite montagne de chagrin, de tristesse, de calamités et de traumas. Comme toutes les forces de la nature, il avoue être incapable de penser à rien d’autre qu’à lui-même, et ça passe bien quand ça sort de la bouche d’une âme damnée comme Lanegan. Il sait que sa clairvoyance va loin : «Ramenés à la même échelle, my lifetime of shady actions and misdeeds surpassait de très loin tout le côté positif que pouvait amener au monde ma carrière de chanteur.» Il se veut damné. C’est très XIXe comme attitude.

             Sa façon de décrire l’hosto relève du curatif. Il commence dès qu’il sort du coma - Maintenant que j’étais de retour dans ce monde et que je connaissais le score, it felt as if my days consisted only of the occasional blood pressure check, a plate of food I never ate, and extreme boredom, pain and unhappiness. Mes voisins de chambrée soupiraient et pleurnichaient sans cesse. The happier ones adoraient papoter. I wore a pair of headphones round the clock so as not to be drawn into conversation - On ne va quand même pas demander à une rockstar de papoter avec des vieux en train de clamser ! Il finit par ne plus pouvoir les supporter - D’entendre les plaintes continuelles et les gueulantes de tous ces gens me poussait à bout, that set me on the edge and I struggled to keep from detonating - Lanegan n’explose pas, il detonate.

             Il veut se tirer de l’hosto, mais il ne tient pas debout. Il s’est pété le genou en tombant chez lui dans l’escalier et de toute façon, il n’arrive pas à respirer - I found the situation to be intolerably fucked - Ça dépasse son entendement. Il refuse d’admettre qu’il est baisé. Fucked. Pour se déplacer, il a un déambulateur et il avoue plus loin dans le récit qu’il ne porte pas de couches car il peut encore aller chier tout seul, ce qui n’est visiblement pas le cas de ses voisins de chambrée. D’ailleurs, il dit être parfois réveillé par l’odeur de la merde. Welcome in Laneganland ! Et comme il s’appelle Lanegan, qu’il est un démon et une rockstar, il parvient à embobiner le personnel de nuit pour aller fumer sa clope à la fenêtre, ce qui bien sûr est interdit vu son état. Il n’empêche qu’il termine sa longue liste de remerciements avec «The staff of Kerry hospital, Tralee, Ireland».  

             Quitter l’hosto devient une obsession. Il insiste, contre l’avis de tous les médecins - I assumed I was going to die anyway but did not want it to be in this fucking hospital - Il veut sortir de là et aller mourir dans les champs. Il n’accepte pas de ne pas pouvoir se battre contre un ennemi qu’il ne voit pas, c’est contraire à ses principes. Quand on lui annonce que ses reins ne fonctionnent plus, il s’en bat l’œil - I honestly did not give a shit because at this point I would just as soon let the chips fall where they might rather than endure any more of what felt like a steady regime on mind-bending torture and ridiculous ennui - Lanegan sait charger une phrase à l’extrême pour en gangrener l’emphase, ses phrases noircissent comme les membres d’un cadavre, il y a quelque chose d’intensément baudelairien dans le lent dévoilement de cette auto-déconfiture.

             Style encore : «As April turned to May I found myself sliding into what I felt like black-mood clinical depression and I was on the precipice of losing a fight against it.» Un Français dirait : «J’en ai marre, j’arrête de me battre.» Lanegan nous sort cette phrase parfaite dont l’éclat baudelairien n’échappera à personne. Il en rajoute une petite louche un peu plus loin : «Alors que mon corps moribond gisait sur un lit d’hôpital, mon esprit moribond continuait de s’auto-dévorer. Je ne m’étais jamais retrouvé devant quoi que ce fût que je ne pouvais combattre ou fuir, et il semblait que le virus allait avoir ma peau, m’apprenant en même temps qu’on ne peut fuir ce qu’on ne voit pas.» Et il repart à l’assaut de sa prodigieuse déconfiture, comme s’il l’acceptait enfin - Toughness, tenacity, balls, fire, audacity and a rock-solid getaway plan had always been my strengths in any battle, mais à présent, tout cela ne me servait plus à rien - Il n’en revient pas d’être confronté à l’absurdité de la situation. Il en fait des pages bouleversantes, les pages d’une rockstar que se bat contre l’inconnu avec de la littérature : «Était-il possible qu’après toutes ces années passées à écumer les cimetières, j’allais être envoyé au tapis ? Comme ça ? No fucking way. Chaque fois que la question me revenait à l’esprit, la réponse était la même, I’ll be damned if I go out like this, no fucking way. Accident d’avion, accident de voiture, coups de feu, meurtre, oui, c’est toujours ainsi que j’avais imaginé ma mort - plane crash, auto crash, gunfire, murder - et ça me foutait en rogne d’imaginer que je pouvais crever comme ça, lying in a goddamned bed, denied a battlefield, privé d’un champ de bataille.»

             Vivre tranquillement n’aura jamais été une option chez Lanegan - I didn’t know how to ride easy and I had no interest in learning how. To do that was contrary to everything I believed, to ride esasy was to set yourself up to get fucked and not in a pleasurable way either - Lanegan a cru toute sa vie qu’il fallait s’endurcir pour se protéger. Il ramène aussi pas mal d’éléments autobiographiques, comme par exemple sa mère qui le haïssait et son premier beau-père dont il fait en quatre lignes un portait saisissant. Bienvenue dans l’Amérique profonde - A hellraising biker covered in homemade tattoss, il chassait les lièvres pour les manger, mais il s’amusait aussi à tirer sur des oiseaux à bout portant, de sorte qu’il n’en restait rien - He was THAT kind of guy

             Le récit s’achève sur une pirouette ultime qu’il appartient au lecteur de découvrir. Cet homme n’aura pas cessé de nous stupéfier.

    Signé : Cazengler, Lanegland

    Mark Lanegan. Disparu le 22 février 2022

    Mark Lanegan. Devil In A Coma. Laurence King Publishing 2021

     

    All that Jazz, Butcher !

     

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             Le souvenir qu’on avait du Jazz Butcher était celui d’un groupe anglais assez proche par l’esprit et le goût du swing de l’excellent Monochrome Set. Lorsqu’en octobre dernier Pat Fish cassa sa pipe en bois, un ami qui le connaissait bien fit de lui le genre d’apologie qui fait dresser l’oreille pour de vrai. Une fois sur le qui-vive, il ne restait plus qu’à mettre le nez dans l’all that Jazz, Butcher. Pour découvrir au final qu’il s’agit d’une œuvre valant tout l’or du Rhin.

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             Le premier album du Jazz Butcher s’appelle In Bath Of Bacon et date de 1983, donc de trente ans. Eh oui, ça glou-gloute sous le Pont Mirabeau. Il faut partir du principe que chaque album du Butcher réserve son petit lot de divines surprises. Ah il faut entendre la basse sur «Bigfoot Motel» ! Ce joli son de basse viandu et raffiné à la fois anime un groove longiligne digne de Cubist Blues. Oh et puis ce «Gloop Jiving» d’ouverture de balda, fabuleux groove de jazz. Max Eider y fait des petites guitares à la Velvet. «Partytime» nous renvoie au charme discret de la bourgeoisie du Monochrome Set. Max Eider fait des miracles avec sa clairette de Digne. Et puis avec «Chinatown», ils font de la pop sur une structure de dub. Ils ne se refusent aucun luxe. Ils ont encore un «Zombie Love» en commun avec Monochrome et Pat Fish chante «La Mer» en français, pas celle de Charles Trenet, mais la sienne est belle - Tout le monde s’amuse bien à la plage - Ils font aussi un groove ensorcelé à la Bid avec «Poisoned Food» - Oysters ! Lobsters ! 

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             Paru l’année suivante, A Scandal In Bohemia tient bien ses promesses, avec notamment «Just Like Betty Page», où Max Eider joue le jazz de Django. Ah il faut l’entendre claquer son Butching Jazz ! Sinon on trouve encore du pur jus de Monochrome («Southern Mark Smith», «Real Men», «Soul Happy Hour», «Marnie» er «Girlfriend»). Ils tapent dans la belle romantica de Bid. Avec «I Need Meat», ils virent carrément rockab, mais attention, c’est le rockab des Stray Cats, avec le même sens de la descente au barbu. Ils font aussi une excellente échaffourée gaga en B avec «Caroline Wheeler’s Birthday Party», qu’ils enveloppent en plus de mystère. Ces mecs sont des surdoués, ils savent rester frais comme des gardons. 

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             L’année suivante paraît Sex And Travel, un mini-album C’est écrit dessus, comme sur le Port-Salut. Pat et ses potes continuent de proposer cette pop anglaise chaleureuse, avec du son et des guitares à gogo. Ils font un petit shoot de Monochrome avec «Red Pets» et un joli balladif avec «Only A Rumour». La principale caractéristique des albums du Jazz Butcher est qu’ils sont extrêmement agréables à l’écoute. En B, on tombe sur «President Reagan’s Birthday Present», une espèce de samba du diable. Le Butcher s’amuse bien avec son heavy bassmatic et son extraordinaire musicalité. Ce surdoué de Max Eider jazze le boogie sur «What’s The Matter Boy» et nous laisse comme deux ronds de flan.

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             Comme son nom l’indique, Hamburg est un album live enregistré à Hambourg en 1985. Max Eider fait partie de l’aventure ainsi que «Bath Of Bacon», «Soul Happy Hour» et «Death Dentist». Ce qui fait le charme de l’album, ce sont les deux hommages à Lou Reed, cover de «Sweet Jane» et, via les Modern Lovers, une cover de «Roadrunner» qu’on retrouvera systématiquement sur les albums live à venir. One two three four five six ! Pat Fish le fait bien, il y va au radio on et le batteur fourbit bien le beat. Il s’appelle Jones et il aurait tendance sur certains cuts à voler le show, comme par exemple sur «Bigfoot Motel» en B, embarqué au jive de Butcher avec un Jones fast on the beat, fin et précis, un vrai batteur de rockabilly. On note aussi au passage l’excellence de Felix le bassman. Avec «Girlfriend», Pat Fish fait encore un beau numéro de pop d’Anglais vertueux. Fabuleux artiste !  

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             Sur Distressed Gentlefolk paru l’année suivante, ils rendent un bel hommage au Velvet avec «Still In The Kitchen». Pat Fish renoue avec l’esprit du Velvet, il ramène les tambourins, la reverb et l’arty-druggy de la lenteur. Puis il retourne se jeter dans les bras du Monochrome Set avec «Hungarian Love Song», c’est plus fort que lui, il ne peut pas s’en empêcher. Ça donne un cut tonique, bien enlevé, dynamique, très London town, avec la musicalité des guitares country. Ils attaquent leur B avec «Who Love You Now», une véritable leçon de swing. Ils restent dans le London swing avec un «Domestic Animal» extrêmement bien joué, bien fouetté du cul et joué en walking bass - In the springtime cats have sex - Retour au typical Monochrome avec «Buffalo Shame», même esprit qu’«He’s Frank», même culte de la décadence. Pour décorer la pochette intérieure, Pat Fish a monté un ensemble de petites photos, on y reconnaît Charlie Parker, Syd Barrett, Oscar Wilde, Lloyd Price, George Orwell et Fassbinder. Ça en dit long. Il boucle cet album passionné avec «Angels», une merveille digne des Spacemen 3, jouée avec une profondeur de champ extraordinaire, gorgée de relents de Velvet et enrichie de cuivres et de guitares scintillantes, oui, elles scintillent littéralement au fond du son.   

             Avec Fishcotheque, le Butcher débarque sur Creation. Pat Fish raconte qu’il faisait une tournée européenne en 1987, et un soir, après un concert à Paris, il entre dans sa loge et tombe sur Alan McGee. Pat lui demande ce qu’il fout là et McGee dit qu’il vient le signer sur Creation.  Ça tombe à pic, car son contrat avec Glass vient d’expirer. Comme Max Eider a quitté le Butcher, c’est le guitar tech Kizzy O’Callaghan qui le remplace.

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             Pat Fish et Kizzy se retrouvent en photo sur la pochette de Fishcotheque, un vrai fish and chip shop. C’est McGee qui choisit la photo et le titre de l’album. Pat Fish raconte qu’aujourd’hui cette photo connue dans le monde entier figure sur les menus du shop. L’album est gorgé de grooves modernistes («Out Of Touch», «Living In A Village») et de basslines traversières («Next Move Sideways»). C’est un haut niveau qui requiert toute notre attention. Quelques belles énormités aussi, notamment avec «Looking For Lot 49», fantastique dégelée, ils jouent leur big va-tout au vatootoo des montagnes de Tahiti. Ils frisent le Punk’s not dead et deviennent les masters of the universe, comme l’ont été Hawkwind avant eux - You make me want to carry on - Avec «Susie», ils se prennent pour Lou Reed et ils ont raison, ils font un glamour de kids affamés de great songs. Sonic Boom nous dit Pat y ajoute des layers of beautiful tremolo feedback. Ils jouent «Chickentown» à la régalade vénusienne et terminent sur une authentique Beautiful Song, «Keeping The Curtains Closed». Pat Fish illumine la power-pop anglaise. Fantastique artiste.

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             C’est Pascal Legras qui peint la pochette de Big Planet Scary Planet. Legras est un chouchou de Mark E. Smith, il a fait pas mal de pochettes pour The Fall. Pat Fish le trouve gentil et sincère, mais... He can however also be a proper handful - L’album s’ouvre sur l’effarant «New Invention», un mid-tempo gorgé de jus et d’arpèges de réverb. Pat Fish se prend pour l’Eve of Destruction et développe un power inimaginable, une fabuleuse moisson d’accords psychédéliques. C’est du heavy groove de London boys nourris aux bons disques, ravagé par le napalm d’un killer solo. Leur «Line Of Death» va vite en besogne, embarqué par une extraordinaire bassline de balloche, ils cavalent comme des hussards sur le toit au tagada de la rue des Rosiers. Avec «Hysteria», ils se rapprochent de Nikki Sudden. Sur cet album, ils jouent tout à la folie. Tout est fracassé d’accords. Bon ça va, les surdoués ! Avec «Burglar Of Love», ils entrent au cimetière. Pas loin du Gun Club. Inespéré. La basse vole le show. Retour à la power pop avec «Bad Dream Lover», cut joyeux qui court dans la vallée comme un torrent de montagne. Ils sont rompus à toutes les disciplines. Ils terminent avec un fantastique hommage au Velvet, «The Good Ones». Ils sont en plein dedans, c’est un «Pale Blue Eyes» à la Pat Fish, il attaque la mélodie avec un courage incommensurable, il en a largement les moyens. Pat dit qu’il a écrit «The Good Ones» pour son pote Stuart Kay, mort à 28 ans - I’ve heard people saying ‘oh it’s Pale Blue Eyes’. Of course it is: that’s the point.

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             Comme Kizzy est à l’hôpital pour une tumeur au cerveau, il est remplacé par Richard Formby. Encore pas mal de merveilles sur ce Cult Of The Basement qui date de 1990, tiens par exemple ce pur jus de London Underground qu’est «Pineapple Tuesday». Pat Fish y chante avec des accents de Lou Reed et le son de la guitare se révèle faramineux de véracité psychédélique. Bouquets de notes immaculées, elles descendent dans le lagon du groove, c’est digne des Mary Chain. Il faut aussi écouter «The Basement» et sa fantastique ambiance bellevilloise, avec sa guitare de fête foraine et son accordéon, le morceau préféré des poissons rouges, nous dit l’excellent Pat Fish. D’ailleurs ils décident qu’avec Cult Of The Basement, ils vont faire one of these records,  et Pat Fish cite Oar, les deux Barrett solo, Sister Lovers et le troisième album du Velvet. Ils ont aussi le pouvoir extraordinaire de savoir jouer le country rock, comme le montre «My Zeppelin» : il se rend à Mexico en Zeppelin. Plus loin, ils éclatent «Mr Odd» aux guitares extraordinaires. Chez le Butcher, ce sont les guitares qui font le show et qui overblastent. Ils recréent l’ambiance de fête foraine pour un «Girl Go» qui bascule dans un final frénétique de big heavy guitars. Ils terminent avec «Sister Death», un heavy balladif qui se situe dans l’esprit de Sister Morphine - Sister death/ Get me out of here - Il demande à Sister Death de l’emmener et ça explose aux guitares de get me out of here, ça rue dans les spreads de fuckin’ hot psycho-blast. Personne ne bat le Butcher à la course. Pat indique que Cult Of The Basement est son album préféré avec Sex And Travel. Il croit avoir capturé the true sound of the band.   

              Entre deux eaux, Pat Fish recommande quelques albums : Oh Mercy de Dylan, My Beloved Revolution Sweetheart de Camper Van Beethoven et surtout l’Up de the Perfect Disaster, qui selon lui avoisine one of those records évoqués plus haut. Puis Kizzy débarque un jour dans le studio pour jouer un peu, mais il est tellement médicamenté qu’il se vautre. Il retourne donc a Londres. Pour lui c’est terminé. Pat Fish raconte que Kizzy avait une petite bougie en forme de crâne dont il se servait pour entrer en contact avec l’esprit de Django Reinhardt. Pat la conserve comme un talisman.

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             Au retour d’une tournée, Pat Fish se retrouve seul. Il lance le projet d’un nouvel album avec Alex Lee (guitar), Joe Allen (bass) et Paul Mulreany (beurre). Les sessions d’enregistrement de Condition Blue sont décrites comme celles de four desperate men in a room.     

             Au risque de radoter, on peut bien dire que Condition Blue grouille de petites merveilles, et ce dès «Girls Say Yes», un balladif d’une élégance extravagante. Dira-t-on la même chose de «Still And All» ? Oui, car voilà un groove d’after Jazz qui flotte au gré du temps. C’est pur et magnifique à la fois, monté sur un thème de revienzy et hanté par une trompette. Attention à «Monkey Face» : c’est une invitation à danser au bar de Coconut Beach, autrement dit, une invitation qu’on ne peut refuser. Avec «Harlan», Pat Fish campe dans le what the hell des big balladifs. On note la parfaite intensité de sa présence. Et comme il l’a déjà fait, il finit en plein Velvet avec «Racheland». C’est même une pure mary-chiennerie, même sens de l’instinct pop suprême, même sens du lard fumant, il vise le même horizon que Lou Reed et les frères Reid. Il va chercher le climaxing extrême et ça bascule dans la folie, c’est stupéfiant, en plein dans l’œuf du serpent.          

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             Au lieu d’appeler l’album paru en 1993 Waiting For The Love Bus, le Butcher aurait pu l’appeler Waiting For The Man, car on y trouve pas moins de trois cuts dignes du Velvet, à commencer par l’effarant «President Chang», bien contrebalancé par un bassmatic digne de celui de John Cale, un bassmatic en déplacement dans un son monolithique, trois notes qui dégringolent comme celles de Will Carruthers dans Spacemen 3, cette fois ils recréent la magie du white light/white heat, c’est terrifiant de véracité, il n’existe pas de meilleure recréation de la magie du Velvet que celle-ci - President Chang at the highschool hop - Pat fait son Lou. «Rosemary Davis World Of Sound» est aussi très Velvet dans l’esprit, gratté aux accords de la ramasse urbaine, avec toutes les dissonances qu’on peut bien imaginer. Ils amènent «Killed Out» au riff cinglant, comme un cut de Moby Grape mais ça vire vite Velvet, et ça bascule dans un final puissant en mode hypno de white heat - I want to be an American artist - Encore du Big Butcher avec «Bakersfield». Fantastique swagger ! Cette fois le guitar slinger s’appelle Peter Crouch. Pat Fish taille bien sa route avec «Kids In The Mail» et «Sweetwater». Il fait ce qu’il sait faire de mieux, de l’élan pop, il est dans la vie comme le montre encore «Ghosts». Il fait encore son Lou avec «Ben» puis rend hommage aux pingouins avec «Penguins». C’est un peu une révélation, surtout pour l’amateur de pingouins.  

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             Western Family est un album live enregistré lors d’une tournée au Canada et aux États-Unis. En 1999, le groupe se compose de Peter Crouch (Strato), Dooj (bass), Nick Burson (beurre) et Pat Fish. Il est précisé dans les liners que l’équipe est réduite au minimum et que le Butcher survit miraculeusement. On retrouve tous les vieux coucous : «Sister Death» (très Velvet et sacrément bien joué), «Still & All» (Heavy pop d’écho supérieur jouée aux accords atonaux), «Pineapple Tuesday» (fantastique musicalité) et l’incroyable dévolu de «Girl Go», d’esprit velvetien. Avec «Shirley Maclaine», ils sonnent comme le Wedding Present, ce qui vaut pour compliment. Ils jouent à la folie Méricout et on peut dire que Crouch est un crack. Puis tout explose avec «Racheland», en plein cœur du mythe Velvet - Inside the hardest time - Ils rendent ensuite un hommage superbe à Fred Neil avec une cover d’«Everybody’s Talking», une autre mythologie urbaine, celle de Ratso, avec du son. Ce démon de Pat Fish n’a décidément pas froid aux yeux. Il sait recréer la magie. Ils terminent avec «Over The Rainbow» et là Pat Fish vise le summum. Enfin il essaye.    

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             Dernier album sur Creation : Illuminate, paru en 1995. On y retrouve deux hommages au Velvet, «Cute Submarines» et «Lulu’s Nightmare». Ils réinventent une fois de plus le fameux gratté de poux du Velvet, cet incroyable dépouillé d’accords inventé en 1966 par Lou Reed. Comme Lou, le Butcher s’enferme dans une frénésie underground, ça grouille de génie sous la surface. Lulu est aussi un gros clin d’œil à Lou, avec ces retours de guitare qui font illusion. Avec «Scarlett», Pat Fish montre une fois encore qu’il est capable d’amener des balladifs incroyablement inspirés. C’est à la fois une merveille et une récompense pour les ceusses qui seront allés jusqu’au bout de l’album. S’ensuit d’ailleurs une deuxième récompense : «Cops & Hospitals», véritable coup de génie, illustration de la démesure du Fish, avec on s’en doute un solo de démence pure, suivi d’une véritable descente en enfer, et un swagger digne de Ron Asheton. Pat Fish te pulvérise la Britpop en mille morceaux, ses albums n’ont l’air de rien, comme ça, avec ces pochettes ratées, mais ils te marquent la mémoire au fer rouge. De la même façon que le loup attend l’agneau au coin du bois, Pat Fish attend l’amateur au coin du cut. Avec du génie plein les poches. T’en veux ? Tiens, sers-toi.   

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             Après la disparition de Creation, le Butcher erre dans la nature. Commence alors la valse des parutions improbables, comme ce Glorious & Idiotic, un album live enregistré à Hambourg en 1998 et paru sur le mythique label ROIR en l’an 2000. Max Eider fait partie de l’aventure. Ils démarrent leur set avec le vieux «Partytime» qui sonne comme un hit, groovy et admirable. Max Eider y shoote vieux jazz. Quel guitariste ! Ils font du Velvet avec «Baby It’s You», véritable osmose de la mimétose, Pat Fish s’y croit et il a raison, quelle classe, avec l’accordéon et les accords de «Sweet Jane». Max Eider donne une leçon de swing avec «Who Loves You Now», il jazze le Butcher pendant que Pat Fish bassmatique, il court comme le furet sur l’horizon. C’est joué dans l’absolu déterminant. Ce fantastique ambianceur qu’est Max Eider amène «DRINK» sur un plateau de Gretsch puis le Butcher chauffe «Rain» à coups d’harmo, aw Gawd comme ces mecs sont bons, vous n’avez pas idée. Ils amènent «Old Shakey» au petit groove underground, ce sont des bienfaiteurs de l’humanité. Plus loin, Max Eider plante le décor d’un «Long Night Starts» qui sonne comme «Pale Blue Eyes». Pale Blue Fish chante avec la voix de Nico, au temps du Velvet. Ils ramènent ensuite leur vieux «Bigfoot Motel» au Cubist Blues, au heavy boogie on the run, c’est excellent, du pur jive de Butcher, ils groovent leur lard avec une science inégalable, ils vont droit sous le boisseau et pour couronner le tout, ils terminent avec leur vieille cover de «Roadrunner», pas chantée pareil, juste un clin d’œil. C’est l’intention qui compte. Ils nous grattent ça au fast radio on. Pat Fish connaît toutes les ficelles.             

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             Bizarrement, le Butcher n’a pas de label pour sortir Last Of The Gentleman Adventurers. Encore un big album, un de plus. Max Eider est là et on l’entend sur «Animals». Précieux Max et sa guitare prévalente, il jazze le Jazz Butcher. Avec «Shame About You», ils passent à une fast pop digne des Boos. Même sens de l’ampleur et de la cavalcade. Puis ils passent directement au coup de génie avec le morceau titre. Max Eider crée l’ambiance et Pat Fish chante comme Kevin Ayers, alors welcome in magic land : le groove + la voix + le jazz, ça donne comme on sait de l’imparable, du pur sonic genius. Pat Fish chante «Tombé Dans Les Pommes» en français - C’est pas grave/ C’est pas grave - Max le jazze - Cette histoire d’éléphant/ Ça ne vient pas d’Yves Montand - Il jazze encore le groove du paradis pour «Count Me Out», puis il éclaire de l’intérieur la pop d’«All The Saints». C’est beaucoup plus aérien qu’Echo & The Bunnymen, la tension est tellement supérieure. Ils restent dans l’excellence de la prestance avec cette Beautiful Song qu’est «Mercy», le Butcher y illustre musicalement la douceur du temps. Et puis voilà le retour de «Shakey» et de l’immense lassitude, un brin knock knock knock on heaven’s door. 

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             Premier album posthume : Highest In The Land. Habituellement, on évite d’aller engraisser les charognards, mais comme on aime bien Pat Fish, on surmonte cette petite aversion. Première récompense : «Sea Madness», une pop d’extrême onction. Aw comme ce mec est pur. Alors que le bateau coule, il chante, le Fish. Il chante divinement. Retour au jazz de Max avec «Melanie Hargreaves’ Father’s Jaguar». Comme le temps est compté, voici «Time» monté sur un heavy groove de dub - Just a little bit of time - Pat Fish tente encore de déclencher une émeute des sens avec «Never Give Up», il a un don pour l’émerveillement. On trouve plus loin de la belle pop avec le morceau titre et encore plus loin une pop d’élan mordoré avec «Sebastian’s Medication», mais c’est avec «Goodnight Sweetheart» qu’il va te sidérer pour la dernière fois : belle fin de parcours, Pat Fish fait ses adieux avec un cut emblématique.

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             Dans le petit booklet qui accompagne la compile Dr Cholmondley Repents: A-Sides, B-Sides & Seasides, Pat Fish délire bien. Il rappelle aussi qu’il écoutait Stan Getz, Astrud Gilberto, the Clash, Pistols et Viv Stanshall. Il indique ensuite que «The Jazz Butcher Meets Count Dracula» et «Southern Mark Smith» étaient leurs premiers singles. Le boogaloo de Dracula tapait déjà bien dans le mille. Pour Alan McGee, le Butcher «is one of the most brillant incisive pop writers that Britain has produced since the glory days of Ray Davies ans Pete Townshend.» La compile propose quatre CDs et pas mal de bonnes surprises, comme par exemple cette reprise de «Roadrunner», montée sur l’un des meilleurs bassmatics de l’histoire du rock. Pat Fish y va de bon cœur. Il est d’autant plus courageux qu’il tape dans l’intapable. S’ensuit «Real Men», une pure merveille de pop excédée. On retrouve les vieux accords du Waiting For The Man dans «The Human Jungle». Ça sonne délicieusement transsexuel. Par contre avec «Angels» et son cristal de guitares, il fait son Nikki Nikki petit bikini. Encore une belle cover : «We Love You» : Pat Fish pique sa crise de Stonesy et c’est plein d’esprit. Le disk 2 n’est pas avare de petites merveilles, à commencer par «Drink» une chanson sur le drink, comme le dit si bien Pat Fish, et où Max Eider fait des miracles sur sa gratte. Ils font aussi de l’Americana de saloon avec «The Devil Is My Friend» et de l’exotica avec «South American». Pat Fish y loue les charmes de l’exotica, il est l’un des rares Londoners à pouvoir se permettre ce délire. Max Eider amène «Partytime» à la jazz guitar, il joue dans la matière du groove. Retour au Velvet avec «President Chang», on dira même que le drive de basse sort tout droit des Spacemen 3. C’est l’une des meilleurs dérives velvetiennes jamais imaginées. Encore du Velvet sur le disk 3 avec «Rebecca Wants Her Bike Back». Pat Fish cherche à réinventer le folie foutraque du Velvet. Il tape aussi une cover du très beau «May I» de Kevin Ayers, mais il n’a pas la voix. Encore un coup de Jarnac avec «Almost Brooklyn» et sa fantastique intro d’arpèges du diable. Cette fabuleuse mélasse d’accords et de mélodie monte droit au cerveau. Il est important de savoir que Pat Fish a enregistré «Rebecca Wants Her Bike Back», «May I» et «Almost Brooklyn» tout seul avec une boîte à rythme. «By Old Wind» permet de constater une fois encore que ce mec navigue dans le génie. Max Eider joue là-dessus, il ramène la fabuleuse douceur de son toucher de note, un toucher à la Peter Green. Les courants musicaux qui traversent le cut sont uniques en Angleterre. Ils amènent ensuite «City Of Night» au jazz manouche du canal Saint-Martin. C’est le son du Paris des vieux rêves, Pat Fish traîne dans le Paris de nos vieilles défonces. Le disk 4 propose un live enregistré à Santa Monica en 1989. Laurence O’Keefe est le guitariste. Ils démarrent avec le vieux «New Invention» tiré de Big Planet Scary Planet. C’est l’un des hit du Butcher, Pat le chante au flesh de Fish. Ce mec a le power et les belles guitares. Pour trois minutes, il est le roi du monde. Ils nous tapent aussi «Angels», histoire de saluer Nikki. Mais on ressent un certain malaise à l’écoute de cette radio session californienne, comme si les Anglais étaient trop élégants pour la Californie. Ils jouent une pop anglaise éclairée de l’intérieur par des arpèges, chose que ne savent pas faire les Américains. Ils renouent avec le Velvet dans «Girl Go» et avec «Caroline Wheeler’s Birthday Present», Pat Fish décide d’exterminer le rock, il est le Butcher fatal, ça dégomme, mothhhha !, il fait le punk de la criée aux poissons, aw, oh lala/ Oh lala, il embarque ça en enfer, il fait son Sex Pistol au check it up et ils terminent avec l’excellent «Looking For Lot 49» tiré de Fishcotheque, une belle envolée belle, Pat y nage comme un poisson dans l’eau, il fait du heavy punk de manouches, c’est le big heavy sound de gens qui savent jouer au meilleur niveau. God save the Fish !

             Of course, this one is for Philippe.

    Signé : Cazengler, Pat Fesse

    Pat Fish. Disparu le 5 octobre 2021

    Jazz Butcher. In Bath Of Bacon. Glass Records 1983  

    Jazz Butcher. Hamburg. Rebel Rec. 1983

    Jazz Butcher. A Scandal In Bohemia. Glass Records 1984 

    Jazz Butcher. Sex And Travel. Glass Records 1985              

    Jazz Butcher. Distressed Gentlefolk. Glass Records 1986 

    Jazz Butcher. Fishcotheque. Creation Records 1988

    Jazz Butcher. Big Planet Scary Planet. Creation Records 1989       

    Jazz Butcher. Cult Of The Basement. Creation Records 1990         

    Jazz Butcher. Condition Blue. Creation Records 1991                    

    Jazz Butcher. Waiting For The Love Bus. Creation Records 1993  

    Jazz Butcher. Western Family. Creation Records 1993    

    Jazz Butcher. Illuminate. Creation Records 1995  

    Jazz Butcher. Glorious & Idiotic. ROIR 2000            

    Jazz Butcher. Last Of The Gentleman Adventurers. Not On Label 2012

    Jazz Butcher. Highest In The Land. Tapete Records 2022

    Jazz Butcher. Dr Cholmondley Repents: A-Sides, B-Sides & Seasides. Fire Records 2021

     

    L’avenir du rock

     - Bridges over troubled waters

     

             L’avenir du rock croise parfois son voisin de palier, un homme court sur pattes, pas toujours aimable. Même un peu bougon. Par la concierge, l’avenir du rock sait que son voisin monsieur Léon travaille comme surveillant dans une maison de correction, ce qui explique en partie la fadeur de sa personne. Cet homme semble aussi compenser un violent sentiment d’infériorité par un développement hypertrophique de sa fierté, une fierté que doit bien sûr exacerber le port de l’uniforme. Grâce à la concierge, l’avenir du rock sait aussi que monsieur Léon ne supporte pas d’entendre prononcer son nom qui, selon lui, participe à sa disgrâce. L’avenir du rock qui est d’une nature inventive pense pouvoir dérider ce voisin acariâtre à l’aide de l’une de ces petites boutades inoffensives dont il a le secret. Un dimanche matin, l’occasion se présente. Il rentre du marché et croise monsieur Léon qui descend l’escalier :

             — Alors ça Blum, Léon ? 

             Le silence tombe comme une chape sur les deux hommes. Monsieur Léon ne dit rien. Muet comme une carpe. Une vraie statue de sel. L’avenir de rock fait mentalement une croix sur le sourire qu’il escomptait. Il comprend aussi que l’homme qui déridera monsieur Léon n’est pas encore né. Puis il pose son panier, s’attendant à recevoir une tarte et à devoir répondre, mais Monsieur Léon brise le silence en lâchant d’une voix sourde :

             — Pauvre con !

             Puis il reprend sa descente des marches et disparaît par la porte de l’immeuble. Alors l’avenir du rock se précipite jusqu’à la lucarne qui donne sur la cour et lance :

             — Reviens Léon, j’ai les mêmes à la maison !

     

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             Leon Bridges et monsieur Léon n’ont heureusement en commun que le Léon. Leon Bridges est un grand blackos texan dont on parle pas mal actuellement, notamment dans Uncut.    Et ce n’est pas un entrefilet, Uncut déroule à Leon le tapis rouge réservé aux grands de ce monde, c’est-à-dire six pages richement illustrées. Stephen Deusner n’y va pas de main morte, il affirme que Leon mélange le retro R&B avec le lo-fi garage grit. Leon nous dit Deusner est basé à Fort Worth et veille à porter les plus belles fringues du voisinage. Leon dit qu’il se sent bien à Fort Worth, une ville qui a sa propre identité, alors que Dallas dit-il veut trop ressembler à Los Angeles ou New York. Leon rappelle aussi que de sacrés cocos ont grandi dans son quartier : Ornette Coleman, King Curtis et Cornell Dupree. Puis vient le chapitre des racines : Otis et Sam Cooke. Leon évoque aussi Al Green, Bobby Womack, mais à Fort Worth, il avoue aussi monter sur scène pour chanter avec les Quaker City Night Hawks, un groupe de country rock, un style qui reste dominant dans cette région du Texas. Leon devient aussi pote avec Austin Jenkins, le guitariste de White Denim. Quel mélange. Pas étonnant qu’il y perde sa Soul. 

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             Malheureusement, les albums ne se montrent pas à la hauteur du buzz, du moins pas autant qu’on l’aimerait. Coming Home qui date de 2015 reste pour l’instant son meilleur album. Le morceau titre en ouverture de bal est un pur shoot de black power, un r’n’b de haut rang hanté par un thème chanté aux chœurs de ouh-ouh-ouh. Leon se balade en devanture avec l’aplomb d’un vieux renard de la Soul. C’est un enchantement, une merveille d’équilibre et d’I need you baby. L’autre point fort de l’album s’appelle «Shine», un froti-frotah en forme de clameur chargée de sax. On sent bien la présence d’un Soul Brother en Leon, il chante chaque cut avec gourmandise, mais il dérape parfois dans les virages et s’égare dans des zones plus putassières à la Tom Waits («Brown Skin Girl»). Il rend hommage aux Flamingos avec les pah pah pah de «Lisa Sawyer», mais avec «Flowers», il sonne comme un blanc. Dommage qu’il se disperse. «Twistin’ And Groovin’» peine à convaincre, on dirait un cut destiné aux gens qui ne savent rien et il perd un peu de cette crédibilité si âprement gagnée. Il termine avec un «River» où il finit de perdre tout ce qui lui restait de crédibilité. Il piétine l’art sacré du peuple noir et en même temps il reste extrêmement pur avec son chapeau et son dobro. Il faut essayer de lui faire confiance.  

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             Avec Good Thing, il descend encore d’un cran dans le déceptif, malgré la présence d’un fabuleux «Bad Bad News», emmené au beat de jazz pur, solide et beau comme a hell of fuck, dancing boot de butt, et soudain déboulent les solos de jazz, modernity à tous les étages, la Soul revit ! Le guitariste s’appelle Nate Mercereau, un monstrueux blaster d’inside out ! Mais ce sera le seul gros cut de l’album. Leon fait de la Philly Soul avec «Bet Ain’t Worth The Hand» à la voix d’ange du Texas, il se positionne dans l’or blanc du temps de la Soul. On retrouve Nate Mercereau sur «Beyond». Leon chante ça à la petite ramasse de la Texasse, on se croirait sur Exile On Main Street, avec les échos de la cuisine et les chœurs à la va-vite. Mais ça dégénère aussitôt après avec «Forgive You», une pop à la U2 : brutale déperdition de qualité, Leon perd l’edge de «Bad Bad News». Reviens Leon ! Puis il perd complètement le fil des spaghettis avec «Lions», il n’a plus la moelle, il fait de la mormoille avec des machines. Il tente de sauver la fin d’album avec «You Don’t Know», mais les synthés ruinent tous ses efforts. C’est même incroyable de le voir détruire son début de réputation. Sharon Jones n’aurait jamais osé insulter ses fans avec un son aussi pourri. Difficile de jouer au petit jeu du renouveau de la Soul. Curtis Harding est bien plus dégourdi que Leon. S’il prend les gens pour des cons, ça ne sera pas facile de le suivre. Il termine avec «Georgia To Texas», il semble avoir des remords, il tente une symbiose de la Soul moderne mais ne pond qu’une petite soupe aux vermicelles.  

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             Dans Uncut, Leon explique qu’il est allé enregistrer son troisième album Gold-Diggers Sound à Los Angeles et qu’il envisageait d’expérimenter des sons - This new album is a reflection of the nighlife hang in LA - Il dit avoir essayé de restituer la vibe des nuits chaudes de LA.

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             Disons-le franchement : Gold-Diggers Sound est un album catastrophique. Pourquoi ? Parce que vendu pour de la Soul alors que c’est de l’electro. Dès «Born Again», on sait que ça ne sera pas tenable. Il tente encore sa chance avec «Motorbike», mais ça ne passe pas. Aucun espoir.  Il part en heavy steam avec «Steam», mais on est loin de la Soul qu’annoncent les canards. Merveilleuse arnaque ! Pour le morceau titre, il détourne la fanfare de la Nouvelle Orleans pour en faire une espèce de diskö imbuvable, ce qu’on appelle le diskö fuck you. Il tente encore de conquérir un empire avec «Details», mais sa vue est basse, il est plutôt le nouveau barbare de la Soul. Sa Soul étrangle la Soul. Arrrgghhhh !

    Signé : Cazengler, Léon brise-noix

    Leon Bridges. Coming Home. Columbia 2015  

    Leon Bridges. Good Thing. Columbia 2018        

    Leon Bridges. Gold-Diggers Sound. Columbia 2021

    Stephen Deusner : Lone star state of mind. Uncut # 292 - September 2021

     

                                           Inside the goldmine

    - Quelle Earl est-il Brutus ?

     

             Brutus jeta un coup d’œil à sa montre et répondit d’une voix lasse :

             — Midnight to six, man...

             En retombant sur l’acier de l’accoudoir, son lourd bracelet d’or serti de pierres tinta bruyamment, faisant sursauter les gardes pourtant entraînés à ne pas broncher. César se leva :

             — Je dois hélas te quitter, Brutus. Escartefigue, Brun et Panisse m’attendent pour une partie de manille.

             Brutus ne répondit même pas. Ses yeux chargés d’ennui s’étaient révulsés. Deux globes d’une blancheur de lait toisaient le néant, tels ceux d’un buste d’albâtre. Une esclave blonde approcha à petit pas, s’agenouilla, écarta les pans de la toge et entreprit de suçoter un pénis qui ne réagissait pas. D’un violent coup de talon, Brutus l’envoya rouler sur les dalles de marbre. Elle se releva et disparût aussi vite qu’elle le put derrière l’immense rideau de pourpre qui barrait le fond de la salle.

             — Quel bâtard !, siffla-t-elle entre ses dents pourries.

             L’esclave était furieuse.

             — Cet abruti m’a pété les côtes. Aïe, putain, ça fait mal...

             Elle claudiqua jusqu’à l’entrée de service, sortit dans la rue et héla un tacot.

             — Au secours !

             Le taxi freina brutalement. Elle monta derrière et se mit à sangloter. Le chauffeur ne disait rien, il l’observait dans son rétroviseur. Entre deux filets de morve, elle murmura :

             — Z’ai pas d’sous... Pouvez m’emmener à l’hosto ? Aïe aïe aïe, j’ai trop mal...

             — Qui vous a fait ça ?

             — Ce bâtard de Brutus !

             — Brutus ?

             — Ouais, ce sale bâtard !

             Le chauffeur ouvrit sa veste de treillis. Il en sortit un magnum 44 et un colt 45.

             — Attendez-moi ici dans le taxi. Je reviens dans cinq minutes.

             Travis Bickle entra par la porte de service, descendit les gardes qui tentaient de tirer leur glaive du fourreau et alla coller une balle de Magnum dans la tête de Brutus. Arrachée, la tête roula en prononçant cette phrase terrible : «Vertu tu n’es qu’un mot !»

     

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             Earl Brutus fit irruption dans notre vie aussi brutalement que le fait Travis Bickle chez Sport, bam bam, deux albums, Your Majesty Here We Are, en 1996 et Tonight You Are The Special One deux ans plus tard. Personne ou presque ne s’est penché sur le génie de ce groupe improbable formé en 1993 par John Fry, Nick Sanderson, Bob Marche et Stuart Boneman. Oh ces mecs-là n’étaient pas nés de la dernière pluie puisque Fry chantait dans l’early World Of Twist, Bob Marche venait de Subway Sect, mais le plus connu des quatre était bien sûr Nick Sanderson qui avait fait ses classes dans Clock DVA et le Gun Club. Il allait ensuite rejoindre les Mary Chain. Ils ont apparemment démarré avec un cut, «Life’s Too Long», un stomping glam terrace chant qu’on retrouve sur Your Majesty Here We Are : très clean, très Suicide dans l’accroche. Et chaque fois qu’Earl Brutus montait sur scène, ça se passait très mal, car ils n’avaient à leurs débuts que deux choses à proposer : une bande enregistrée de dix minutes suivie d’un «Life’s Too Long» lui aussi de dix minutes, alors bien sûr le public cassait tout - Have you ever seen pictures of Jamaica after a hurricane ? That’s what the stage used to look like -  Le DJ Steve Lamacq les prit sous son aile et tenta de les lancer. Il organisa un showcase gig au Monarch. Mais ça tombait le jour de l’anniversaire de Nick et les Brutus «passèrent l’après-midi à siffler des pina coladas, feeling like the most important group in the world». Et forcément, le soir, Fry qui avait trop bu tomba de la scène. Furieux, Lamacq décréta qu’il s’agissait du pire concert de rock qu’il ait vu, alors que le NME les voyait comme l’avenir du rock’n’roll.

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             Your Majesty Here We Are parut donc sur Deceptive, le label de Lamacq. On y est tout de suite accueilli par un stomp princier, «Navyhead». On prend la résonance du son en pleine poire - Never want to see you again - Ces mecs ont tout simplement le génie du son. Ils vont ensuite sur une techno-pop assez solide, très intériorisée, ils adorent les spoutniks. Ils cherchent l’ailleurs, comme le feront après eux Fat White Family. Ils assurent comme des brutes avec ce «The Black Speedway» assis sur un power bien charpenté. Ils ramènent le riff de «You Really Got Me» dans «Shrunken Head». C’est bien foutu et même inspiré par les trous de nez.   

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             C’est après la sortie de l’album que Lamacq les lâche. Trop de mayhem à son goût. Le set du Monarch lui reste coincé en travers de la gorge. Island se montre alors intéressé et fait paraître leur deuxième album, Tonight You Are The Special One. Pochette étrange, deux voitures se suicident au gaz d’échappement. Il n’empêche que la presse salue l’album : Avé Brutus ! Il y a deux grands chanteurs dans Brutus, John Fry et Nick Sanderson. Plus décidé que jamais à en découdre, Sanderson et son Farahs-and-Slazenger-jumper nouveau-hooligan look décrète que le public a besoin d’eux car qu’ils sont the ultimate exciting-scary pop band. Eh oui, ils ont le son, en plus du mayhem. Le son est là dès «The SAS And The Glam That Goes With It» qui sonne comme l’anthem de tes rêves inavouables. Oui, Brutus sonne vraiment comme une bénédiction. S’ensuit une nouvelle tentative de putsch avec «Universal Plan» - Such a beautiful world - Ils sont pleins d’espoir, ils dispensent l’omniscience du beat, ils jouent à la dure, au clou bien enfoncé. Avec «Come Taste My Mind», ils tapent dans le power supérieur, ils descendent des accords d’escaliers à la early Rundgren, aw c’mon c’mon show me a mountain, c’est très battu, solidement étayé. Ils font du relentless, mais pour de vrai. Ils ne font pas semblant, ils ne sont pas du genre à la ramener pour des prunes. Le «99p» qu’on trouve en B plaira beaucoup aux amateurs de guitares bien tranchées. Tout est très balèze, ici, cut after cut. Ils font de la pop pompeuse de Pompéi avec «East», mais ce n’est pas grave Brutus, on s’en fout, ils injectent tellement de vie dans l’electro d’«Edelweiss», certainement la fleur la plus killer du bouquet, avec son thème mélodique. Ils bouclent leur vaillant bouclard avec «Male Wife», the glam rock that’s not computers, et bien sûr les Spoutniks arrivent.

             Comme Lamacq, Island finit par les lâcher. L’incroyable de cette histoire est que Sanderson continua d’y croire jusqu’au bout, même s’il dut reprendre un job de conducteur de train. Lorsqu’un cancer l’emporte en 2008, un tribute concert baptisé Train Driver in Eyeliner est organisé à Londres en octobre 2008 avec à l’affiche British Sea Power, Black Box Recorder et les Mary Chain, ce qui n’est pas rien. Les Mary Chain reprennent d’ailleurs «Come Taste My Mind».

    Signé : Cazengler, Earl Bitus

    Earl Brutus. Your Majesty Here We Are. Deceptive 1996

    Earl Brutus. Tonight You Are The Special One. Island Records 1998

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    Matt Barker : Under the radar. Record Collector # 519 - June 2021

     

    BOURBIER / BOURBIER

    ( Poutrasseau Records / Bus Stop Press / Décembre 2021 )

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    Continuons notre petit panorama des french sludgers. Quelle idée bizarre de s’appeler Bourbier lorsque l’on vient de la Côte d’Azur. Comme quoi tout est dans la tête, tout dépend de notre vision du monde. Celle que nous offre la pochette n’est guère joyeuse. Apparemment une photographie de la guerre de 14, des arbres dont il ne reste plus que les troncs, pointés vers le ciel comme des doigts accusateurs, dessous une files soldats franchit sur des claies branlantes ce qui doit être une excavation causée par un obus remplie d’eau… Serait-ce une préfiguration de notre avenir !

    Micka : vocal / Clem : guitars, vocals / Antoine : drums, vocals. / Pedro ancien chanteur du groupe est venu ajouter sa voix sur les pistes 1, 4, 6 et Aytem sur la 2. En février le groupe s’est enrichi d’un quatrième membre. En ce mois de mars il effectue une tournée aux quatre coins de l’hexagone.

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     Garden of eden : on s’y attendait, malgré le titre paradisiaque pas vraiment une idylle pastorale, débute par une charge battériale de longue haleine rehaussée d’un fort brouillamini de guitares, et là-dessus vient se planter la voix de Micka comme la couronne d’épine sur la tête du crucifié, sont décidés à ne pas faire de quartier, le combo déferle emmené par les flammes que crachent ce gosier de feu, Antoine parvient tout de même dans cet élan monstrueux à obtenir par deux fois deux secondes de silence pour qu’on l’entende lui tout seul enfoncer à chaque fois deux clous dans le cercueils qu’il est en train de refermer. Avec cette surprise qu’au quatrième top c’est le morceau qui stoppe brutalement sans préavis, nous qui croyions encore poursuivre cet infernal assaut. Deux minutes douze secondes, ils exagèrent ! Machinery :  étrange début, des notes isolées, espacées, l’on se croirait (presque) dans une symphonie, Micka surgit et sludgit pour nous gâcher notre plaisir à nous raccrocher aux petites herbes du jardin de l’éden, Antoine que l’on faisait semblant de ne pas entendre survient, l’a troqué ses fûts de peau pour un bulldozer qui s’acharne à arraser tout ce qui ose dépasser. La grosse machine ne fait pas de quartier, quand un obstacle lui résiste, on suit la manœuvre à l’oreille sans la voir, il recule et puis il avance an tassant à coups redoublés le malheureux repli se terrain qui s’écrase sous les chenilles sans pitié. De la belle ouvrage, L’affaire est entendue (très fort) en moins de quatre minutes. Deserters : Derrière Micka le rythme ronronne, pas comme un chaton, plutôt comme un tigre mangeur d’homme qui hâte le pas car son œil féroce vous a aperçu vous promenant innocemment entre deux arbres, n’empêche que Micka crache ses viscères par la bouche et comme il a un gosier en fil de fer barbelé, vous imaginez le salmigondis qui en résulte, Clem arrive à point, laisse tomber ses notes une à une, et l’on entend même une corde chuinter, ce qui humaniserait quelque peu le morceau s’il ne s’installait une ambiance délétère, Micka claque son vocal à la manière de ses ces squales qui coupent les jambes du baigneur, en plus il vous imite les hurlements du malheureux. Heureusement le morceau s’achève l’on ne sait pas trop comment, car déjà on regrette qu’il ne dure pas plus longtemps. Effigies : vitesse de croisière, la tempête se lève vite, tournoiement vocalique, autant les instruments suivent une ligne mélodique autant les voix donnent du volume à la chose informe qui poussée par le chancre du chant prend forme devant vos yeux, maintenant ils cavalent tous comme s’ils avaient le diable à leurs trousses, mais ce ne doit être que l’horreur de leurs cauchemars les plus abyssaux qui les poursuit. Quagmire : le titre le plus long, normal quagmire signifie en langue de Shakespeare bourbier. Il n’y a pas de hasard. Il suffit de se regarder dans un miroir d’eau trouble pour apercevoir sa nature profonde. Un autoportrait en quelque sorte. Donc une musique plus narcissique qui prend le temps de se regarder, de faire la belle, de crier sa haine de l’univers, un vocal accusatoire, une frappe plus lente, il est nécessaire que le monde comprenne l’importance de cette manifestation boueuse, et toujours cette syncope qui structure les morceaux, et qui est un peu la marque de fabrique de Bourbier, après le déchaînement initial cette inhalation de guitare creuse, comme perdue dans l’écho de sa propre résonnance, mais ici cette respiration dure et prend de l’ampleur, avant bien sûr que le cobra ne se redresse et vous crache ses boules de poison vocal en pleine figure trois jets de venin, l’on retourne dans la résonnance cordique qui s’amplifie et en même temps s’effiloche en tournant sur elle-même à l’instar de ces bâton de marche autour desquels s’agrège la boue des chemins que nous parcourons à l’intérieur de nous. Delusion : Micka clame les illusions perdues de la condition humaine, notes quasi funèbres, chuintement d’avions à réaction qui partent en vrille, redondance de souffrance, musique compressée, hérissement de batterie. Tout se dilue dans l’espace du néant.

    Pas tout à fait six morceaux. Le disque est à écouter comme une pièce musicale d’un seul tenant avec des motifs qui s’entrecroisent, disparaissent, reviennent et s’absentent… L’est construit tel un quatuor à cordes, chacun des membres entrant tour à tour dans la ronde tout en continuant à assurer la marche de la machine, mais prenant tout à coup une importance primordiale. Comme quoi le sludge mène à tout. A condition d’y rester. Très bel opus.

    Damie Chad.

     

    *

    Depuis Jim Morrison je ne peux lire le mot lizard sans approfondir la chose. Des lézards j’en ai vu de toutes les sortes, mais je n’ai jamais rencontré un squamate extraterrestre. Celui-là il triche un peu, ne vient pas de loin, de Pologne, toutefois je reconnais que le bruit qu’il émet est tout de même étrange…

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    Je l’avoue ce n’est pas la pochette de l’album chroniqué ci-dessous qui m’a retenu mais celle de leur opus précédent. Pas spécialement le graphisme, le titre – sur le moment j’ai cru que je parlais couramment le polonais, mais non, l’est tout bonnement rédigé en français : Veux-tu la vie. Deuxième surprise, dans la setlist un poème de Marceline Desbordes-Valmore ! Descendez dans la rue et demandez aux premiers cent passants que vous rencontrez qui est cette fameuse Marceline. Envoyez-moi un SMS pour me signaler les réponses positives. L’est vrai que l’étoile de Marceline Desbordes-Valmore ne brille plus trop au firmament poétique de notre pays. Elle publie Elégies et Romances en 1819, un an avant les Méditations Poétiques de Lamartine, elle sera une des muses (malheureuses) du romantisme, son plus grand titre de gloire restera d’avoir été nomenclaturée dans Les poëtes maudits entre Stéphane Mallarmé et Villiers de L’Isle-Adam, son talent fut mainte fois reconnu par les plus grands de Baudelaire à Yves Bonnefoy. Ces polonais ont des lettres. Leur dernier album le confirme.

    LUCID DREAM MACHINE

    ALIEN LIZARD

    (Février 2022)

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    Qui sont-ils ? Viennent de Gdansk. Sont-ils un, deux, plusieurs ? Le seul nom qui nous est offert est celui du graphiste de la pochette Stevenvsnothingness. Une appellation dérivée de sa philosophie existentielle résumée en une courte formule : From nothingness to somethingness and back again ( du rien à quelque chose et retour ), une formule un peu désespérée qui décrit l’itinéraire de l’être humain, surgi du néant pour plus tard y retourner, entre temps et ces deux extrémités le mieux à faire est de faire quelque chose plutôt que rien. Sur Instagram vous pouvez vous appesantir sur les dessins blancs et noirs du dénommé Stevensnothingness, voyez ces gros yeux ronds et boutonneux, dites-vous que l’un regarde du côté de l’absence métaphysique et l’autre du côté du dérisoire critique. Je vous laisse explorer l’étrange anamorphose de la pochette. Zieutez-la à différents moments de la journée. Vous n’y verrez pas la même chose. Bougerait-elle dès que vous avez le dos tourné ou reflèterait-elle votre état psychique du moment. Fonctionne-telle comme un thermomètre qui n’indiquerait pas votre fièvre mais traduirait les variations de votre appréhension du monde…

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    Terminal : commençons donc by the end. Instrumental. Un rythme baladeur à la charleston, à moitié assoupi imperturbable, dessus viennent se greffer des sonorités, c’est un peu bâti comme le Boléro de Ravel  en plus bordélique, des bruits divers qui se succèdent et refusent de se greffer les uns aux autres. Se terminent par de doux pépiements d’oiseaux. Nous supposons que notre lézard est un tantinet écologiste. Ensemble agréable mais qui nous laisse sur notre faim. Ou sur notre fin.  Lotus eaters : tout doux, tout lointain, une voix pratiquement inaudible, les courtes paroles ressemblent à s’y méprendre à deux haikus, sont-elles répétées à satiété, cela a-t-il seulement une importance, le rythme répétitif ne nous incite-t-il pas au repos, paisible et endormeur, peut-être est-ce pour cela que nous identifions la sonorité d’un sitar, ne serait-ce pas plutôt un rêve entre deux eaux tournant en rond dans notre cervelle tel un poisson dans son bocal. Des crissements désagréables nous tirent de notre sommeil, Ulysse viendrait-il tirer ses marins de la torpeur qui les a plongés dans un délicieux sommeil au pays des lotophages, à moins que ce ne soit le souvenir du poème d’Alfred Tennyson qui nous envoûte. Obserwacja obserwatora : observation de l’observateur, c’est un peu comme l’arroseur arrosé, toujours ce chuchotement, parmi des tapotements et des bruits familiers, une voix féminine récite des textes, au passage on reconnaît un extrait des Cygnes de Léon Dierx, c’est d’après un de ses poèmes que Rimbaud écrivit Le Bateau Ivre et de Rosalia de Castro poétesse romantique qui donna ses lettres de noblesse à la littérature de Galice. L’on imagine une scène d’intérieur ponctuée de tintements de verres, dans la chaleur pesante d’une après-midi de sieste ensoleillée.  Farniente. Qui regarde l’autre dormir ? Los naranjos : munissez-vous de la méthode Assimil espagnol, les paroles sont un poème d’Ignacio Manuel Altamiro, homme politique et écrivain mexicain du dix-neuvième siècle, le texte quoique plus disert n’est pas sans analogie avec le précédent, une intro tirebouchonnée, très vite le grouillamini sonore s’éteint et une guitare accompagne une voix féminine qui récite le texte altamirien, bel accent espagnol, la voix est en deuxième plan, après un passage musical elle passe au troisième supplantée par un rideau de tubulure, les trois mouvements correspondent aux trois moments du poème, la beauté de la nature, le faux combat entre la jeune vierge et son très bientôt amant, l’acceptation et le repos réparateur du coït, Altamiro n’emploie pas ce mot, il reste dans la bienséance du siècle 19 directement entée sur le modèle de l’idylle grecque antique, faut le dire ces orangers sont plantés en un terreau euphonique un peu maigre, le texte  quoique voilé surpasse la musique. Sympathie for the ludite : un titre trompeur, le texte clame son aversion anti-ludite, encore faut-il comprendre qu’il s’agit d’ironie, rythmique bien marquée et vocal susurrant, un chant de résistance et de non-acceptation à mettre en relation avec le terme machine du titre, notre lézard venu d’ailleurs fait semblant d’adorer les bienfaits de la technique qui ont pris en charge nos vies sans que beaucoup en aient pris conscience, à l’origine le ludisme fut ce mouvement ouvrier anglais qui brisa les métiers à tisser qui non seulement les asservissait à un travail réglementé par la machine mais les faisait travailler plus pour gagner moins. Toute ressemblance avec notre époque serait-elle due à un simple hasard. Beaucoup plus agréable à écouter que le morceau précédent mais une trame répétitive un peu simpliste, exprès peut-être pour exprimer l’inéluctabilité feutrée de l’oppression du travail et de la manipulation mentale. Rien de pire qu’un esclave qui se croit libre. Eyes eye the l’s in you : interlude musical, presque deux mots à l’oreille ‘’ ma chérie’’ une basse rythmique et des bruits de laminoirs qui coulent, chant d’oiseau, le son se volatilise, serait-ce l’oasis perdue dans le désert du désir. Fondu enchaîné entre trois yeux, deux qui regardent, un seul qui comprend l’incommunicabilité des êtres. The bird : le même morceau que le précédent mais la musique a pris son envol, exploration du regard de l’oiseau ou de l’oiselle, atmosphère beaucoup plus mystérieuse, pourtant ce qui est exprimé n’est que notre lot quotidien, l’idée que notre regard est décroché de la réalité, que l’on ne sait plus où on est, que nous sommes enveloppés dans l’ouate du monde, l’on pressent que l’on se dirige vers une espèce de cataclysme, densité de l’accompagnement, peut-être ne voyons-nous rien parce que nous ne regardons ni l’oiseau, ni l’oiselle, peut-être est-ce lui, peut-être est-ce elle, qui nous nous tient prisonnier dans le faisceau de son regard. Captivant. Romantycznosc : une romance, d’amour toujours, pas celui que l’on croit, ici le lecteur français se souviendra de La morte amoureuse de Théophile Gautier, mais la filiation avec Annabel Lee d’Edgar Allan Poe est certaine, l’indolence du fond musical est rehaussé, condensé, une voix féminine mène le bal mortuaire des retrouvailles, les effets s’amplifient, à tel point que l’on n’entend plus que la voix qui parle comme si elle sortait du néant, du vide, de l’autre côté, bientôt agrémentée de ces grattements que font les doigts des morts dans leur cercueil qui s’apprêtent à soulever le couvercle pour aller s’unir dans le monde des vivants à l’être aimé. Ultra romantique. Wombat 9 : le morceau le plus long, pratiquement symphonique si on le compare au minimalisme musical de tout ce qui précède, pourtant le même schéma chromatique, en plus beau, en plus romantique, la voix semble  enfouie au loin au plus profond d’une galerie, le wombat est une espèce de kangourou aussi mignon qu’une peluche de nounours, un animal assez solitaire, symbole parfait d’un poëte abandonné qui se réveille de son rêve érotique et s’aperçoit que ce n’était qu’un rêve, espèce de chants grégoriens pour accentuer la solitude de l’être humain terré dans sa solitude. Très beau. Le wombat possède une particularité que peut-être vous lui enviriez : il chie (ce n’est pas chic mais choc) des crottes cubiques.  Un très beau symbole animalier  pour cette création terrestre qui ne ressemble à rien d’autre mais qui est autre que du rien.

    Un disque très littéraire qui risque de désarçonner bien des patiences. A ne pas mettre entre toutes les oreilles. Une tentative de revisitation de la sensibilité romantique – née voici plus de deux siècles - il aurait gagné à bénéficier d’un accompagnement musical plus fourni, quitte à prendre le contre-pied de cette volonté à ne pas crier sur les toits, à ne pas hurler avec les loups du rock ‘n’roll, à contrario de ce désir de proférer un secret à des âmes choisies et délicates. Un truc dérangeant car échappant aux normes esthétiques communément admises. Pas dans l’air du temps, visant à une certaine intemporalité, même si ce qui est issu du néant est destiné à retourner au néant. Toutefois entre temps quelque chose aura eu lieu. Que cela vous plaise ou non, n’a aucune importance.

    Damie Chad.

     

    HOWLIN’ JAWS

    Dix ans que les Howlin’ ravagent le pays. Un des groupes les plus importants de la scène française. Leurs prestations live ont attiré l’attention d’un large public, le cœur des fans est un fromage qui se laisse dévorer avec satisfaction lorsque on lui fournit une énergie électrique revigorante. Kr’tnt ! garde toujours un œil sur eux, pendant le confinement – voir notre livraison 513 du 10 / 06 / 2021 – nous avons chroniqué une de leurs prestations live sans public – autant manger un sandwich au pain, cela calme la faim - visibles sur YT. Cette fois-ci, avant de nous pencher sur leur premier album dans une toute prochaine livraison nous jetons un œil sur trois relativement récentes vidéos.

    Dans notre livraison 436 du 31 / 10 / 2019 nous rendions compte de la prestation des Howlin’ Jaws lors de la création de la pièce Electre des Bas-fonds de Simon Abkarian par La Compagnie des Cinq Roues au Théâtre du Soleil. Les esprits curieux trouveront sur YT différents extraits de la pièce.    Voici à peine plus d’un mois le groupe a attiré l’attention par une vidéo, tournée lors de leur implication dans ce spectacle. Démarche non dénuée de sombres, mais nobles, motivations puisqu’elle rappelait la date de leur futur concert à La Maroquinerie le 25 / 02 /22. Quant au titre interprété il est en troisième position sur leur album Strange Effect sorti en septembre 2021.

    SHE LIES (Official Video)

    HOWLIN’ JAWS

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    Evidemment y a les roses qui encadrent le nom des Howlin’ qui vous mettent la puce à l’oreille, même si l’image suivante est des plus classiquement rock, nos trois héros pris de face, disposés en triangle ( isocèle, pour les adeptes de la géométrie appliquée ), mais  des roses parce qu’ils nous parlent des épines, celles à la morsure la plus sinistre, celles du mensonge, because She lies,  certes l’on peut se mentir à soi-même, toutefois en règle générale faut être deux pour tromper l’autre, est-ce pour cette déraison que de temps en temps l’image se dédouble, que deux Djivan  croisent le manche de deux basses, que deux Baptiste jouent de deux batteries en se tournant le dos en frères siamois, est-ce un hasard si  deux Lucas palindromiques et leurs deux leads se dédoublent…  pour le moment nous n’avons vu que des gars, la fille apparaît, fantôme flou, seule ses lèvres sanguinaires se détachent, morsure de serpent, elle aussi se dédouble, telle est la dualité du mensonge incarnée par la danseuse Chouchane Agoudjian, et subito expresso elles sont légion, tout le corps de ballet en arrière-plan, voici les boys sur un piédestal, elles les entourent - l’on ne peut s’empêcher au ballet du Bolero de Ravel mis en scène par Maurice Béjart - elles  les tiennent prisonniers, les enrobent dans la toile d’araignée de leurs menteries, ne s’en sortiront pas, she lies. Vous avez vu maintenant vous allez entendre. Pas du tout un rock torride, un truc rampant, espèce de boa réticulé qui glisse lentement sur le carrelage de la cuisine et vous enlace de ses anneaux froids comme la mort. Djivan vous décoche les lyrics par-dessous, comme une révélation destinée à vous faire mal, genre coup de couteau dans le dos au moment où vous vous y attendiez le moins, Baptiste tape sans énergie avec cette précision maniaque de l’empoisonneur qui distille un par un les milligrammes de cyanure nécessaire à votre passage dans l’autre monde, Lucas enfile les perles sur les cordes de sa guitare, vous prépare une belle couronne mortuaire pour que votre enterrement ne vous fasse pas honte. Esthétique – merci à Moro Fiorito réalisateur, et insidieux, les Jaws nous rappellent un des aspects les plus malfaisants du rock ‘n’ roll. Pour brouiller les pistes, Djivan porte un costume qui n’est pas sans évoquer ceux que revêtait el caballero Diego de la Vega dans le premier Zorro de Walt Disney( 1957 – 1961 ).

    Quelques jours plus tard les Howlin’ mettent en ligne un nouveau titre, au cas où vous n’auriez pas déjà pris votre billet pour leur passage à La Maroquinerie, et pour remettre les clepsydre, du rock ‘n’ roll, z’ont choisi un titre symbolique de leur évolution, pas du tout un rockabilly endiablé, un classique du british rock, enregistré par les Zombies en 1964, ce n’est plus fifties-fifties, mais sixties-sixties.   

    Cherchent un peu la difficulté. Colin Blunstone avait une voix particulière, de la dentelle ajourée, les Zombies jouaient subtil, pas des pousse-au-crime qui foncent droit devant en écrasant tout ce qui se présente. Avec le passif (très tonitrusif) de leur jeunesse, les Jaws ne se dérobent pas devant l’obstacle. Rappelons que si Noël Deschamps en a dès 1964 réalisé en français une très belle adaptation, c’est qu’il bénéficiait de sa voix qui montait très haut et couvrait trois octaves et des talents de l’arrangeur Gérard Hugé.

    SHE’S NOT THERE

    (LIVE SESSION )

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    Tous trois portent des lunettes noires, sont dehors au soleil, devant des gradins de pierre, en chemise, rose pour Lucas, rouge pour Baptiste, bleu sombre à motifs pour Djivan. Y vont tout doux. Marchent sur des œufs, n’ont pas l’huile de l’orgue pour faire monter la mayonnaise. Donnent l’impression d’effleurer leurs instruments du bout des doigts et des baguettes, Djivan mezzo voce comme s’il ne voulait pas y toucher, avancent à petits pas sur le pas de tir, l’on arrive à l’instant crucial, l’instant fatidique où la voix doit s’élever très haut, Djivan module et Lucas vient à son aide en doublant le refrain, pas du tout désagréable d’autant plus que Baptiste se porte à leur rescousse, ont passé le cap le plus difficile, maintenant c’est plus facile, sont à l’aise sur la partie instrumentale, pas d’esbroufe possible, minutie et précision obligatoires, et l’on repart en altitude vocale, à trois de front, z’ont maintenant acquis une assurance, Lucas vous transperce de notes de snipers et la farandole anapurnienne reprend de plus belle, plus vite, plus haut, plus ténue, en un merveilleux équilibre, la guitare de Lucas influe maintenant un aspect nettement plus rock ‘n’ roll que l’original – trio spartiate versus quintette spatiale – maintenant ils ne touchent plus terre, et c’est fini. Deux minutes et une poignée de secondes de montée vers les étoiles.

    HEARTBREACKER

    (OFFICIAL VIDEO)

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    Deuxième titre de l’album Strange Effect. L’on ne dira jamais assez le mal que les filles font subir aux garçons. Nos demoiselles affirmeront le contraire. Nous ne tenons pas à lancer un débat. Il nous semble superfétatoire. Inutile de se déchirer. Mieux vaut en rire. C’est du moins le parti pris par Marie Chauvin et Stephen Meance les réalisateurs de l’opus, lettres animées, images tressautantes un peu à la manière des premiers films, poupée mannequin, blonde imperturbable en vitrine d’arrière-plan, puis l’écran découpées en trois cases, n’oublions pas que les Howlin’ sont un trio, des espèces de figures panini mouvantes aux couleurs changeantes, le morceau défile à toute vitesse, une chatte n’y reconnaîtrait pas ses petits, vous en prenez plein les mirettes pour un max de rectangles, peut-être veulent-ils nous empêcher de penser, du moins de nous interdire  de prêter la moindre attention à la musique, ce qui est assez déroutant pour un clip musical censé présenter un extrait de l’album… Toutefois il existe une relation sans équivoque entre la forme et le fond. Un morceau. Mais fragmenté. Qui part un peu de tous les côtés. Vous vous croyez dans les bluezy chœurs des premiers Animals et dans la seconde qui suit vous voici en pleines harmonies Beatles, supplantées par des bribes de pure rock ‘n’roll effacées par des implications stoniennes, une pincée des Hollies, un arrière-goût des Kinks, cinquante ans après la British Invasion sévit encore. Une pièce montée, un régal, une horlogerie de haute précision que les amateurs se délecteront de démonter et remonter sans fin.

    LOVE MAKES THE WORLD GO ROUND

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    Cinquième morceau de l’album Strange Efect. Fond d’écran ébénique. Sur ce noir infernal des lèvres qui chantent. Les paroles sont inscrites sur le vermillon buccal. Au début il n’y en a qu’une paire, à la fin, elles sont mathématiquement réparties sur tout le rectangle.  Cette fois la mise en bouches de la vidéo vous invite à n’écouter que les paroles, plutôt l’harmonie des voix entremêlées, vous voici dans Sergent Pepper's, mais si vous prêtez l’oreille à la musique vous êtes dans le disque blanc, vous citerez même Back in the URSS. C’est bien fait, un peu trop beatlemaniaque à mon goût sur ce morceau, quelques zébrures à la Yardbirds vous sabrerait le tout avantageusement, quelques gouttes de sang cramoisi avivent la blancheur diaprée d’une tunique. Les Howlin’ entreprennent une démarche qui est à mettre en parallèle avec l’itinéraire des Flamin’ Groovies.  A suivre.

    Le concert de la Maroquinerie du 25 févier 2022 s’est très bien déroulé. J’étais absent, pour affaires familiales en Ariège. Sur YT vous trouverez deux vidéos. La première,  un peu pénible à regarder, plan fixe de soixante-dix minutes, les Jaws noyés dans un éclairage trop violent, et un son pas vraiment parfait. Un fan nommé Rapido 5 a réalisé à partir de ses propres images et celles de la septante un montage du titre Loves makes the world go round, et c’est déjà beaucoup mieux. Et je n’y étais pas !

    Damie Chad.

     

    UN EDITEUR EFFICACE

    MARIE DESJARDINS

    (La Métropole - 22 / 02 / 2022 )

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    Un petit article, pas plus de cinquante lignes. Qui regorge d’informations étonnantes. Surtout pour nous, petits français qui ne suivons que de (très) loin l’histoire politique du Canada. Une chronique sur Pierre-Louis Trudeau qui a fondé les Editions du Mont Royal ( éMR ). Peu de livres encore à son catalogue qui vise deux domaines de prédilection, culturel et politique. Pierre-Louis Trudeau n’est pas un inconnu en son pays, érudit, essayiste, auteur, un activiste qui depuis un demi-siècle s’est engagé jusqu’en Afrique pour défendre ses idées. Ce n’est donc pas un hasard si un de ses premiers livres publié se nomme Alfred, Premier député noir à l’assemblée nationale du Québec de Paul Morrissette. Attardons-nous sur La République assassinée de Daniel Johnson de Pierre Schneider. Un militant du Front du Québec Libre qui nous fait part de sa longue et minutieuse enquête sur l’assassinat de Daniel Johnson, qui s’apprêtait à proposer à la population de la province du Québec un référendum afin de lui octroyer le statut de République du Québec. Nous sommes dans les années soixante, en 1967 le Général de Gaulle lance son ‘’ Vive le Québec libre’’ suscitant l’enthousiasme des québécois… En France, on jugea la formule comme une foucade sans importance, aux Etats Unis on la comprit beaucoup mieux. La CIA n’avait aucune envie que cette République du Québec destinée à sortir de l’Otan, devant la montée des périls Daniel Johnson est assassiné au mois de septembre 1968. Dès sa création la Gendarmerie Royale du Canada, et les agents de la CIA suivent de près (et influencent dans la mesure du possible) les décisions de l’appareil politique du Front du Québec Libre, une pomme pourrie dans un panier… De l’histoire ancienne certes. Toutefois pensons au triangle Russie-Ukraine-Otan. Parfois la pomme pourrie se métamorphose en pomme de discorde… Un éditeur qui donne à réfléchir est utile et dangereux. Est-ce pour cela que Marie Desjardins le qualifie aussi d’éditeur discret. C’est fou comme l’actualité nous rattrape au moment où l’on s’y attend le moins. Merci à Marie Desjardins auteur d’Ambassador Hotel, un des meilleurs romans rock que nous avons chroniqué dans notre livraison 440 du 28 / 11 / 19.

    Damie Chad.

    NOUVELLES DE CHRIS BIRD

    ET DES WISE GUYZ

    GROUPE UKRAINIEN DE ROCKABILLY

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    VOIR YT Groupe de soutien :

    Help for the WISE GUYZ in Ukraine

    Chers amis

    Pendant que nous avons un peu de temps libre aujourd’hui, je peux donner quelques nouvelles

    Moi et mon cousin sommes en sécurité, continuez à faire du bénévolat. Notre maison n’est pas endommagée et nous pouvons cuisiner, recharger nos téléphones et utiliser internet, ce qui est déjà de super conditions.

    Shnur (batteur) et sa mère sont toujours à Poltava. C’est plus ou moins sûr là-bas, au moins plus sûr qu’à Kharkiv. Merci beaucoup pour vos dons, ils ont de l’argent pour avoir de la nourriture dans les prochaines semaines

    Baden (bassiste) a rassemblé ses proches de différentes parties de la ville et les a envoyés dans la direction ouest de l’Ukraine, où c’est moins dangereux. Ça aussi été possible grâce à vos dons merci Dans le moment ils sont en route.

    Maman et les tantes vous envoient un gros câlin depuis Francfort et elles sont également reconnaissantes pour vos dons. Ils sont en sécurité et pleins de gens aimants et attentionnés autour.

    Merci pour votre amour, votre aide et votre soutien chers amis !!

    Chris Bird.

  • CHRONIQUES DE POURPRE 545 : KR'TNT 545 : STANLEY BOOTH / BEVIS FROND / MCLUSKY / ASHEN / CERBERE / MARIE DESJARDINS / ILLICITE / JAMES BALDWIN / ROCKAMBOLESQUES

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 545

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR'TNT KR'TNT

    10 / 03 / 2022

    STANLEY BOOTH  / BEVIS FROND

    MCLUSKY / ASHEN / CERBERE

    MARIE DESJARDINS / ILLICITE

    JAMES BALDWIN / ROCKAMBOLESQUES

    This Booth are made for walking

     

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             Dans la richissime bibliographie d’It Came From Memphis, Robert Gordon nous renvoie sur Rythm Oil, un fantastique recueil d’articles du trop discret Stanley Booth. Encore une sorte de passage obligé ! Stanley Booth fait partie de cette caste d’esthètes locaux qu’on pourrait appeler les Southern Gentlemen. Sur l’illusse, on le voit en compagnie de Keef. Booth est le grand spécialiste américain des Stones qu’il accompagnait en tournée à l’âge d’or et auxquels il a consacré trois ouvrages de référence, dont une bio de Keef.

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             L’édition 1991 de Rythm Oil est déjà en soi un petit chef-d’œuvre typographique : format choisi, belle main du bouffant, marges confortables et grande élégance des équilibres typo. Le contenu se hisse à la hauteur du contenant. Comme Robert Gordon, Stanley Booth va trouver les gens chez eux et donc, il propose ici une fabuleuse galerie de portraits. À commencer par Furry Lewis qui raconte les conditions dans lesquelles il perdit sa jambe : «Started going about, place to place, catching the freights. That’s how I lost my leg. Goin’ down a grade outside Du Quoin, Illinois, I caught my foot in a coupling» (le pauvre Furry s’est pris le pied dans un attelage et on lui a coupé la jambe sous le genou). Stanley emmène Furry à l’enterrement de Mississippi John Hurt et Furry fait un discours : «This is Furry Lewis talking. We come clean from Memphis to be with you today. I knew John Hurt from the old days. Me and him used to play together on Beale Street.» Pour Furry, John Hurt était l’un des meilleurs, «but he was so ugly. I swear ‘fore God he was.» Pour rencontrer Fred McDowell, il fallait prendre la route après Hernando, traverser Love et Coldwater et arriver dans un bled nommé Como. C’est là qu’on trouvait le meilleur des jeunes guitaristes (en dessous de la soixantaine) qui jouaient le vieux Delta blues : il servait de l’essence au Stuckey’s Candy Store. Fred avait passé sa vie en tant que sharecropper (métayer) et comme il ne s’en sortait pas, il décida d’arrêter les frais : il remboursa tout ce qu’il devait à son boss (pour la terre, les semences, les engrais, le loyer de la cabane et la mule) et pour solde de tout compte, il ne lui restait plus que 30 dollars. Il prit alors le job de pompiste qui rapportait mieux.

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             Quand Stanley Booth s’attaque à Elvis, ça donne des pages superbes. C’est de la sociologie, au sens où l’entend Bourdieu. Booth explique en effet qu’Elvis vient en direct du personnage que Brando incarne dans The Wild One - Les jeunes filles du Sud appelaient ces mecs the hoods, c’est-à-dire les voyous. «Tous des marginaux, avec leurs duck-tails, leurs Levis sales, leur bottes de bikers, leurs T-shirts et leurs blousons de cuir. Ils portaient des rouflaquettes qui exprimaient leur mépris de l’American dream. Ils étaient trop pauvres pour s’en payer une tranche. Quiconque écrit sur Elvis devrait se souvenir qu’il lui fallut un courage énorme pour faire partie des hoods et chanter. Un mec comme lui pouvait être mécanicien, peintre en bâtiment, chauffeur de bus ou même flic, mais pas chanteur.» Stanley Booth revient aussi sur le Colonel Parker pour insinuer que cette crapule fit tout ce qu’il put pour empêcher Elvis d’évoluer dans quelque domaine que ce fut. Stanley Booth rencontre aussi les Bar-Keys avant leur disparition, et les MGs. Il brosse de très beaux portraits de Steve Cropper («Steve is an enigma») et de Donald Duck Dunn («Duck, short and plump, seems more of a good ole boy than anyone at Stax, but he is the only one who has been influenced by the hippies»). Booth le voit jouer de la basse des deux doigts, les deux autres tenant une cigarette. C’est la raison pour laquelle le Booth book est essentiel : Booth observe.

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             Il rencontre bien sûr Isaac Hayes : «Il porte une toque russe, un pull-over blanc à rayures vertes, un pantalon vert vif, des chaussettes transparentes et des chaussures brillantes en lézard vert. Il porte un sac rempli de tissu zèbre dont il compte de faire un costume.» Puis voilà Chips Moman qu’on considère comme «the living embodiment of the Memphis Sound». Et ça continue de décoller avec Charlie Freeman : «Quand Freeman était ado, Memphis était une ville gérée par des groupes religieux fondamentalistes et ségrégationnistes qui incarnaient très exactement ce contre quoi Freeman voulait se révolter.» Mais, ajoute Booth, de l’autre côté du fleuve, à West Memphis, il y avait the Plantation Inn et «Freeman and every other punk alive were doing what the neon sign said, Having Fun With Morris.» Booth rappelle que Charlie Freeman était un guitariste de session très réputé, qu’il accompagna des gens comme Chuck Berry, Slim Harpo, et Bobby Blue Bland. Charlie adore tirer des coups de feu dans le plafond du studio - Anyone knew he was, if not an indian, at least a real renegade riding the owlhoot trail (un voyou en cavale) - Avec les Dixie Flyers, Charlie va accompagner tous les géants d’Atlantic et d’ailleurs. On surnommait Charlie «the Mozart of self-destruction». Jerry Wexler était fasciné par son jeu : «Listen to that Charlie Freeman. High as a kite and playing like a bird». Booth ajoute : «Il sortait du studio à Miami, après des heures de boisson, de dope et de musique. On le voyait lever les yeux vers le ciel, puis regarder sa montre et dire : ‘Hell, man, il est onze heures de l’après-midi.» En guise d’épitaphe : « Quand il mourut, Charlie portait son jean favori, sa chemise en flanelle rouge, et même son caleçon rouge. Dans sa poche se trouvaient sa pointe de flèche, son médiator en or et le couteau de son grand-père. Il est mort avec ses bottes aux pieds. Remember the Alamo. FUCK YOU.» Autour de la tombe de Charlie, tout le monde chialait : il y avait des proches, des musiciens, des dealers, des gangsters, des fous, c’était nous dit Booth, un sacré spectacle.

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             Il se fend aussi de petits passages éclairs qui font de lui un écrivain du même niveau que Dickinson : «L’alligator est mon animal totem. J’en avais tué un, mais je n’en avais jamais mangé. J’ai donc acheté de la bière et de l’alligator et me suis assis sous un chêne. Comme le dit un jour Brian Jones qui se préparait à déguster du mouton, it was like a communion.» Booth tire aussi des coups de chapeau à Miles Davis, aux Staple Singers, à Roy Orbison et aux Neville Brothers. Autant de bonnes raisons de lire ce livre. Booth consacre aussi un beau chapitre à Al Green et rappelle qu’en 1976, Green rencontra tellement d’hostilité en devenant pasteur qu’il dut acheter sa propre église. Booth profite de ce chapitre haut en couleurs pour revenir bien sûr sur Willie Mitchell, le boss d’Hi. Il salue aussi William Bell qu’il voit sur scène et il se demande comment une boîte comme Stax, avec autant de talents, a pu se casser la gueule. Tiens puisqu’on parlait des hoods, voilà Billy Gibbons et la fameuse Memphis connection. Billy eut beaucoup de chance : son père Fred Gibbons lui offrit une Gibson Melody Maker et une ampli Fender Champ pour Noël en 1963. Il avait 14 ans. Fred Gibbons encourageait son fils à faire ce qui lui plaisait, contrairement à ce que faisait alors la grande majorité des parents qui préféraient les métiers sûrs. Fred Gibbons savait qu’un musicien pouvait vivre très confortablement de sa musique. Bill Ham, le manager de ZZ Top, avait étudié les méthodes du Colonel Parker : il protégeait le trio des médias, mais à l’inverse de Parker, Ham s’intéressait de très près à la musique. Ce qui fait toute la différence. «The important thing is, Ham and ZZ Top knew what they wanted to hear.» Booth rappelle les conditions dans lesquelles ZZ Top explose avec Fandango : 75 tonnes de matériel en tournée, et sur scène, on amenait un bison, un longhorn du Texas, un loup, cinq vautours et un nid de serpents que les vibrations des amplis ont fait crever. Ils gagnèrent alors tellement de fric qu’ils arrêtèrent de bosser pendant cinq ans. Ils titrèrent l’album suivant De Guello en souvenir d’Alamo : Davy Crockett et Jim Bowie entendirent les Mexicains crier ‘De Guello’, qui signifie ‘Pas de quartier’. Billy Gibbons rappelle que si son groupe a tenu si longtemps, c’est parce qu’il existe chez eux un amour profond de la musique et un robuste respect mutuel. Pas mal, n’est-ce pas ?

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             Booth termine sa galerie de portraits avec les Stones et James Brown. Ce qu’il dit des Stones est passionnant : «J’avais vu les Beatles, mais je trouvais que Chuck Berry chantait mieux ses chansons. Les Stones retinrent mon attention car ils ramenaient Howlin’ Wolf.» Booth va en Angleterre rencontrer les Sones en 1968 et il tombe sur Jo Bergman, une secrétaire américaine qui a lu Henry James, et un publiciste, Les Perrin, qui avait travaillé pour Louis Armstrong et Frank Sinatra - Bergman and Perrin, in other words, possessed frames of reference - the kind of thing you still need to understand Keith Richards and what in time he would become - Et là il tire l’overdrive : «Keith’s inensity of focus and his obvious rejection of middle-class values almost made me speechless» (l’intelligence de Keith et son mépris des valeurs de la classe moyenne m’ont laissé sans voix) -  Dans le chapitre extraordinaire qu’il consacre à James Brown, Booth narre les démêlés du Godfather avec la justice, dus à une forte consommation de PCP. Le flic Taylor raconte que James Brown conduisait avec les bras en l’air. Il était complètement incohérent et ne tenait pas debout. La prise de sang révéla une forte présence de PCP. Dans ce chapitre fameux, Booth raconte aussi l’histoire de la relation entre James Brown et Jacque Daughtry, une blanche qui tomba follement amoureuse de Mr Dynamite. Encore un chapitre à lire impérativement, quand on aime les vraies histoires.

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             L’ombre de Jim Dickinson plane bien sûr sur Rythm Oil, qui en fait est le nom d’un breuvage qu’on vendait sur Beale Street. Dickinson donne une troublante définition de la Soul music : «Le marché semble s’effondrer par moments, mais ça revient toujours, parce que la musique intègre va survivre. On dit que la Soul music parle d’oppression et de pauvreté, c’est en partie vrai - aucun Soul man n’est né riche - mais ça va beaucoup plus loin que ça. C’est une façon de dire : je suis fier de mon peuple, de mes origines. Voilà ce qu’est la Soul.» Dickinson rappelle qu’everybody learned it from the yard man - tout le monde a appris la musique avec le jardinier, «et c’est aussi vrai pour les grands, y compris Jimmie Rogers, Hank Williams et Sam Phillips.» Et grâce à Booth, on apprend que Billy Gibbons craignait Dickinson qu’il voyait comme un shaman.

             Et bien sûr, le vrai héros de ce classique littéraire, c’est le Memphis Sound : «Durant ces décennies qui vont de la fin des années 40 à la fin des années 50, la vie a changé dans le monde entier, grâce à quelques non-conformistes de Memphis. Ce changement s’est opéré en presque trois décennies, avec Stax, Goldwax, Sonic, Royal, American, Fretone, Onyx, Ardent et d’autres studios. Qui allait-on croiser par une nuit pluvieuse à Memphis ?» Et Booth en rajoute une louche plus loin : «The Memphis Soul Sound grows out of a very special environment.» Quand il rencontre Dan Penn, il lui pose la question :

             — Dan, qu’y a-t-il de spécial à propos de Memphis ?

             — Ce n’est pas Memphis, c’est le Sud

             — Oui, mais que veux-tu dire ?

             — Ici les gens ne supportent pas qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire.

             Et l’ami Booth repart de plus belle avec un texte d’intro : «Having written about Furry Lewis, Elvis Presley, Otis Redding and B.B. King, I slowy awoke to the realization that I was describing the progress of something, a kind of sexy, subversive music.» (Il réalise qu’en consacrant des articles à B.B. King Otis, Elvis et Furry Lewis, il était en train d’expliquer le développement d’un phénomène musical à la fois subversif et sexy). Et pour illustrer son propos, il raconte la déconfiture de Janis Joplin sur scène à Memphis. En effet, le public de Memphis était habitué à autre chose : «Elle avait bien chanté et tout était en place. Mais ça n’est pas passé. Elle retourna dans sa chambre au Lorraine Motel, où B.B. King et d’autres chanteurs de blues avaient eux aussi passé des soirées malheureuses.»

    Signé : Cazengler, Stanley Bide

    Stanley Booth. Rythm Oil. Pantheon Books 1992

     

    L’avenir du rock

     - Thierry la Frond (Part One)

            

    L’avenir du rock voit de temps en temps un vieux copain à lui devenu producteur de séries télévisées. Ils vont casser la croûte ensemble Chez Paul, rue de Charonne, comme ils l’ont toujours fait, depuis le temps de leurs études. Ils ont très bien connu les anciens propriétaires, un petit vieux qui accueillait les clients et qui servait le vin, et une petite vieille qui cuisinait elle-même ses pommes de terres sautées à l’ail. Ils s’installent à leur table, une table qu’il faut désormais réserver car les gens font la queue pour manger là : les nouveaux propriétaires ont su maintenir la tradition de cuisine familiale. Ils attaquent avec leur vieux cru de Pinot Noir.

             — Alors avenir du rock, où en es-tu de tes tribulations ?

             — Je fais en sorte qu’elles restent dans le rang...

             — Ah oui, je te vois venir, tu vas me ressortir le plan des Tribulations d’un Chinois en Chine, ha ha ha, tu ne changeras donc jamais. Tu admires toujours autant ce grand futuriste que fut Jules Verne ?

             — Je trouve qu’on manque un peu de visionnaires par les temps qui courent. Et toi où en es-tu de tes projets révolutionnaires ?

             — J’envisage un remake de Thierry la Fronde. Mais les comédiens que je sollicite déclinent l’offre les uns après les autres. Ils trouvent le personnage trop typé, c’est le syndrome de Belphégor. On ne peut pas réinventer ce type de personnage. Les remakes sont généralement voués à l’échec.

             — J’ai peut-être une idée, mais te plaira-t-elle ?

             — Je t’écoute...

             L’avenir du rock remplit les verres de Pinot alors qu’on amène les entrées :

             — Imagine que Thierry la Fronde soit devenu très vieux, qu’il se soit laissé pousser de grands cheveux blancs et qu’il se soit mis à jouer de la guitare électrique, histoire de rester synchrone avec son temps...

             — Ah oui, pas mal... Vraiment pas mal... Avec le médaillon et le costume d’époque ?

             — Oui, bien sûr.

             — Et tu connais l’acteur ?

             — Oui bien sûr. Il est anglais. Il s’appelle Nick Saloman, mais les gens le connaissent sous le nom de Thierry Bevis Frond. Je suis certain qu’il sera partant. Tiens, je t’écris son numéro de téléphone sur la nappe. Dis-lui bien que c’est de la part de l’avenir du rock.

     

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             Nick Saloman a derrière lui 25 big shots de Bevis Frond, mais plus que tous ses collègues, il incarne l’avenir de la couronne d’Angleterre. La preuve ? Cet album qui vient de paraître, Little Eden, qui est en fait un double album pour le moins explosif. On y compte pas moins de trois coups de génie, à commencer par ce «Find The Mole» terré en B. C’est quasi-stoogy dans l’attaque - Someone’s talking to me/ I don’t understand a word - Avec un killer solo flash in the flesh. C’est en C qu’on trouve «Here Come The Flies», un fabuleux groove de rock qu’il embarque sous le boisseau et qu’il joue au coulant psyché capiteux. Certainement le meilleur coulé de psyché de l’histoire du coulé psyché. Le troisième coup de génie est le dernier cut de la D, «Dreams Of Flying», embarqué au riff de basse dévorante. Il avale un poème fleuve et profite de son élan pour s’envoler, c’est d’une rare puissance et c’est même imparable. Il passe en mode hypno et là quelle délectation ! Il finit sur des objurgations, hang on to you/ Happy endings/ They may/ Stop your/ Path descending et ça continue au hang on/ To your/ Higher call/ It may/ Catch you/ When you’re/ Falling - Pure genius ! Avec «Cherry Gardens», il frise le Dinosaur. Il n’a rien perdu de ses pouvoirs. Avec «Numb In The Head», il devient gaga de gaga, il connaît ses limites, mais il ne ressent rien, not feeling anything. Sacré Thierry ! Avec le «Start Burning» d’ouverture de bal de D, il revient au heavy rock et le bourre de contenu et d’une volée de wah. Il est en colère, génial et enpowering. Il a deux cuts qui sonnent comme des vieux hits du Teenage Fanclub : «My Own Hollywood» et l’«Everyone Rise» d’ouverture de balda. Il est en plein dans «Everything Flows». Belle envolée avec un thème de guitare avoisinant. Joli shoot d’insidious que l’«You Owe Me» propulsé par un beat excédentaire. Il remet en route sa vieille formule de défilement à l’infini et profite de l’occasion pour passer un wild killer solo flash. Attention au «Do Without Me» qui se planque en B juste derrière the Mole. Thierry remet la pression du rock anglais ultra-chanté et investi par du solo de Frond, l’un des sons les plus purs d’Angleterre, fluide et si électrique, au sens Peter-Greeny de la chose. Le cut le plus spectaculaire de l’album est sans doute l’«As I Lay Down To Die» : un big atmopsherix drivé à la guitare. Il passe un solo de wah entre deux couplets d’agonie - No sickness or injury/ Just an echo asking/ Why I allow this to diminish me/ But this is out of my control - Il sort du sarcophage higher/ Then I will ever be, accompagné d’un solo fluorescent.

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             Pour Shindig!, Roberto Calabro rencontre celui qu’il qualifie de national treasure. Thierry  Bevis Frond a démarré nous dit Calabro le Calabrais en mode one man band et pour Little Eden il y revient.  Il envisageait de faire l’album avec ses copains, mais comme les démos qu’il avait préparées sonnaient bien, elles sont devenues l’album. C’est lui qui a photographiés le HLM qu’on voit sur la pochette, The Ferrier Estate in Kidbrooke, South London qui depuis a été rasé. Calabro dit aussi que Thierry Bevis Frond a rassemblé toute sa paraphernalia pour cet album : nostalgic pop songs, delicate acoustic numbers, guitar-oriented psych tunes, and brillant rockers et il cite le fameux «Find The Mole». Thierry Bevis Frond fête aussi le 35e anniversaire du groupe. Quand le Calabrais lui demande quels sont les albums du groupe les plus représentatifs, Thierry cite Miasma, New river Head, Valedictory Songs and Maybe We’re Your Firends Man. Albums effectivement géniaux sur lesquels nous allons revenir incessamment sous peu.

    Signé : Cazengler, Bavasse Frond

    L’avenir du rock - Thierry la Frond (Part One)

    Bevis Frond. Little Eden. Fire Records 2021

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    Roberto Calabro. Back to the garden. Shindig! # 119 September 2021

    Inside the goldmine

    - Unlucky mclusky

     

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                Pour des raisons esthétiques, on va l’appeler R. Il n’avait pas un prénom très moderne. Disons démodé. Alors va pour R. Copain de lycée. Passionné de bagnoles de sport. Alors qu’on roulait tous en mobylettes, lui roulait en TR4. Une belle TR4 blanche avec le fameux overdrive au tableau de bord. Il adorait aller faire un tour sur le circuit des Essarts. Rrrrrroooommm bam balam. C’est vrai qu’elle tenait bien la route, sa Triumph. Il l’avait refaite entièrement, moteur et carrosserie. Un passionné. Le week-end, on allait faire les cons sur la côte. Vers Honfleur. Une boîte un peu glauque qu’on aimait bien et où on entrait à l’œil. On partait le vendredi soir et on rentrait au bercail le dimanche matin. Si on dormait, on dormait dans la bagnole, mais c’était assez rare. Le seul problème c’est qu’on n’avait pas de blé pour faire le plein. Alors système D : bidon et sifflette pour aller pomper l’essence sur les parkings. Dégueulasse. Car on avalait de l’essence à l’amorçage de la sifflette. On se rinçait la bouche au Ricard. Chacun un flash dans la poche. Ça devenait une routine. Semaine après semaine. Jusqu’au jour où...

             — Bougez plus ! Les mains en l’air !

             Il devait être le seul mec en France qui ne dormait pas et qui surveillait sa voiture depuis la fenêtre de son appart ! Il crevait de trouille. Il pointait un fusil de chasse sur nous.

             — J’ai appelé les flics, y z’arrivent ! Bougez pas j’ai dit !

             R se mit à sourire et quand on le connaît, ce petit sourire carnassier n’est pas bon signe. R baissa lentement les bras et dit au mec en rigolant :

             — Vas-y, tire-moi dessus, ma couille.

             Évidemment, le mec a tiré. Bhaaam ! R reçut la décharge en pleine poitrine. Sa chemise blanche était parsemée de petits points rouges. Il fut le premier surpris de n’être pas mort. Cartouche de gros sel ! R attrapa le bidon rempli d’essence et frappa le mec à la volée, schbounz, en pleine gueule. On eut tout juste le temps de mettre les bouts avant l’arrivée des condés. Au volant, R se marrait :

             — Lucky unlucky, poto, mais tu vois, ça le fait bien...

             Façon de parler.

     

             À leur façon, Andy Falkous et mclusky ont eux aussi joué au petit jeu du lucky unlucky. Mais ils ne sont pas aussi lucky que R. Plutôt unlucky. Comment un trio aussi brillant a-t-il pu disparaître ? Dans deux mille ans, les archéologues se pencheront probablement sur ce mystère.

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             C’est avec mclusky Do Dallas que mclusky est arrivé dans le rond du projecteur. L’album fit sensation dans la presse anglaise. Trois des titres de cet album pourraient figurer sur n’importe quel album des Pixies : «Alan Is A Cowboy Killer», «Gareth Brown Says» et «Chases». Falkous y fait son gros Black, c’est-à-dire qu’il attaque l’Alan à la sauvette et qu’il l’explose aussi sec, il plonge mclusky dans la bassine d’huile bouillante des Pixies, c’est extrêmement saisissant. Ça remonte un temps, Alan is a cowboy killer, et boom, avec à la suite un killer solo flash in the flesh. Même chose avec le Gareth Brown et Chases, ça cogne dans les tibias, ils tapent dans le heavy hardcore du gros, ils courent après leur cut qui s’enfuit, on se goinfre de l’excellence de cet album qui est une véritable orgie de démesure. Nouveau coup de génie avec un «The World Is Over Bitch» plongé dans le chaudron de scream des Pixies, avec un truc plus demented, comme si c’était possible. Ils poussent encore le bouchon de la folie. Viva mclusky ! Le «Lightsabre Cocksucking Blues» d’ouverture de bal est un modèle d’insanité, ils jouent au no way out, c’est d’une beauté désespérante, ça hurle dans le chaos de la fin du monde, ces mecs ont le talent de leur folie. Ça nous guérit des ravages de la médiocrité. Ils repartent de plus belle avec «No New Wave No Fun» dans l’extrême onction de l’insanité, Andy Falkous chante tout au bord du gouffre, c’est extravagant de power destructeur, peu de groupes sont allés aussi loin dans le process de la défenestration. Andy Falkous met le paquet. Ils continuent de chatouiller les cuisses de la muse qui entre en transe avec «Collagen Rock», ils nous emmènent dans le vrai monde, le monde interlope, celui du fard et du beat inexpected, ils cultivent toutes les véroles, toutes les sous-jacences, ils ont des dons atroces, ils flirtent avec la démesure des Pixies et ne vivent que pour la bille en tête. On entend Jonathan Chapple ramoner «Day Of The Deadringers» à la basse underground. Ils passent d’un climat à l’autre sans coup férir, c’est leur apanage, ils jouent bien le jeu dans «Fuck This Band» et on retourne aussi sec en enfer avec «To Hell With Good Intentions». Andy Falkous y perd le contrôle de sa voix.

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             Leur premier album paru en l’an 2000 s’appelle My Pain And Sadness Is More Sad And Painful Than Yours. Il est aussi intense et aussi barré que Do Dallas. Ils font déjà les Pixies avec trois cuts : «Medium Is The Message», «When They Come Tell Them No» et «You Are My Sun».  «Medium Is The Message» est amené comme souvent chez les Pixies par la menace d’un bassmatic et ce démon d’Andy Falkous plonge dès qu’il peut dans sa friture, mais il ressort à sec pour le deuxième couplet. C’est un averti qui en vaut deux, il fait comme le gros, il se réserve pour les apocalypses, même façon d’avancer dans la ville en flammes avec de chant dérangé et mirifique. Le bassmatic de «When They Come Tell Them No» est aussi celui des Pixies, c’est vite livré au délirium et avec «You Are My Sun» Falkous replonge aussi sec en enfer. Il explore tous les replis du gros et ramène de ses explorations du power et de la folie. C’est à peine croyable. «Flysmoke» pourrait aussi sortir d’un album des Pixies, avec ce riff de guitare sur le côté du chant, l’agressivité se joint à la douceur du temps. Il refait encore son gros Black avec «Rock Vs Single Parents», même attaque que celle du gros, à la déconstruction et au scream de brûlé vif, puis redescente dans le doux du son avant d’aller screamer de plus belle. «She Comes In Peace» sonne comme un coup de génie, cet ultra punk blues est littéralement saturé de violence. On dira la même chose de «Problems Posing As Solutions» : ils allument leur pétard d’entrée de jeu et boom !, c’est plein de nappes et plein de clameurs infernales. Ils sonnent comme des saucisses qu’on vient de jeter sur le grill, ils dansent la Saint-Guy des grands brûlés vifs. Ils rôdent dans les cendres de leur légende en devenir. Comme le gros, ils maîtrisent le petit jeu des alternances entre le calme et la tempête. Et si on souhaite entendre une basse dégueulasse, elle est dans «World Cup Drumming». Cette basse cacochyme tousse dans un defeaning blast. C’est l’hymne de la fin du monde, idéal pour finir un album aussi perturbant. Les chorus explosent et les hurlements battent tous les records de Hurlevent.

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             On pourrait qualifier The Difference Between Me And And You Is That I’m Not On Fire d’album des apocalypses pour au moins une raison : «Support Systems». Andy Falkous rôde dans les parages, fais gaffe, il est capable de tout, il développe pour exploser et il explose. Il vise la clameur définitive. «1956 And All That» et «Falco Vs The Young Canoeist» sont encore deux horreurs collatérales. Ils tapent le 1956 au heavy hardcore de youh-youh, ils jouent comme des crabes dans la bassine d’huile bouillante, youh-youh !, et ils explosent Falco dans l’œuf du serpent. Il est un peu comme le diable, cet Andy Falkous, il joue sur tous les tableaux. On comprend dès le «Without You I’m Nothing» d’ouverture de bal qu’on est un big album, ça chante à l’allant, mais pas n’importe quel allant : l’allant définitif. Tu rentres tout de suite dans le monde de mclusky, ils y appliquent les lois du hardcore, mais avec des réserves Pixies/rock/punk qui les rendent accessibles. Ils amènent «She Will Only Bring You Happiness» au pur jus de sunshine pop et c’est béatifiant, explosé de soleil, mais le son a des crocs. Nouvelle alerte avec «Kkkitchens What Were You Thinking?», ils ont le diable au corps, ils dépassent tout ce qu’on peut imaginer. Toutes les falaises de marbre de nos a-prioris s’écroulent au passage de ces mecs-là. Ils collectionnent les exploits soniques, chez eux l’idée prévaut. Ils ne fonctionnent qu’à l’idée, comme le montre «Your Children Are Waiting For You To Die». Encore un cut ultime avec «Slay», l’une des pires explosions de l’histoire des explosions. Anndy Falkous plonge encore son «You Should Be Ashamed Seamus» dans la folie, il semble vouloir rivaliser avec le gros, le gros hurle beaucoup, mais Andy Falkous hurle encore plus.

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             L’idéal serait de commencer par visionner l’excellent Getaway Band (Live In London And Cardiff) paru l’an passé. On a les deux concerts sur le même support avec quasiment la même set-list, mais bon, on n’est pas obligé de voir les deux, car c’est tout de même très spécial. Toute la démesure et l’insanité du groupe est comme démultipliée. Leur hardcore gallois se situe exactement dans le même genre d’insanité que celle des Pixies, au temps où le gros hurlait comme un cochon. On croit que les mclusky sautent en l’air et qu’ils se roulent par terre, pas du tout. Andy Falkous garde le contrôle, il hurle dans son micro tout en grattant savamment sa Les Paul. Il est prodigieusement bien accompagné par Damien Sayell, bassman des enfers et l’encore plus infernal Jack Eggleston au beurre. Tu veux l’enfer sur la terre ? Laisse tomber Motörhead, c’est «Dethink To Survive» qu’il te faut. Falkous hurle tout ce qu’il peut et garde le contrôle. Il papote pas mal avec le public qui envoie des vannes. Falkous joue au petit jeu de l’apocalypse nerfs d’acier, c’est très impressionnant. Sur «Collagen Rock», Sayell saute en l’air. Ça continue de monter en pression jusqu’à «Alan Is A Cowboy Killer» qui explose et ils maîtrisent la folie de «Gareth Brown Says» à la perfection. Pure giclée de hurlette à la Frank Black. Ils jouent «Falco Vs The Young Canoeist» à deux guitares suraiguës, c’est l’attaque des frelons et Sayell chante cette abomination. Ils enchaînent avec l’un des sommets de power rock, «You Should Be Asheamed Seamus». Falkous le chante à l’extrême violence, il n’existe rien d’aussi violemment parfait dans le monde libre. «The World Loves Us And Is Our Bitch» atteint à la démesure des early Pixies. Falkous est la superstar d’un monde de son invention. Attention à ne pas confondre mclusky avec les groupes hardcore américains. 

    Signé : Cazengler, maclèchecul

    Mclusky. My Pain And Sadness Is More Sad And Painful Than Yours. Fuzzbox 2000

    Mclusky. Mclusky Do Dallas. Too Pure Too Pure 2002

    Mclusky. The Difference Between Me And And You Is That I’m Not On Fire. Too Pure Too Pure 2004

    Mclusky. Getaway Band (Live In London And Cardiff). Prescriptions 2021

     

    ASHEN

    C’était dans un temps lointain où l’on pouvait se rendre à un concert sans se cacher derrière un masque, ni présenter un pass de ceci ou de cela. Bref c’était autrefois, ce 19 avril 2019 Ashen prenait d’assaut la scène du Chaudron, et nous éblouissait. Un nouveau groupe, des inconnus, pas tout à fait puisque le scream-vocal était assuré par Clem des Fallen Eight, son ancien combo qui s’était séparé. Un groupe prometteur assurai-je, oui mais plus de nouvelles depuis les débuts de l’ère covidique.

    Ils ont survécu. Sont prêts à remonter sur scène, entre temps ils ont travaillé dur. Tout le long de l’année 2021 ils ont réalisé trois vidéos qui ont marqué les esprits si l’on en juge le nombre astronomique de followers.

    Clem Richard : vocal : / Antoine Zimer : guitars / Niels Tozer : guitar, additional vocals / Thibaud PoulLy ; bass / Tristan Broggeat : drums.

    HIDDEN

    (YT : 19 / 11 / 2021)

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    Esthetic Metalcore. D’abord les images. Le choc. Un boomerang que vous n’avez pas lancé, mais qui revient vers vous. Vous êtes la cible, tenez-vous-le pour dit en regardant cette vidéo. Un récif de corail éblouit votre vision, vous en oubliez la musique, vous ne la saisissez pas en tant que morceau mais en tant qu’articulation rythmique des images, le temps de les apercevoir une seconde en évidence, silhouettes noir cendré retranchées derrière le nom du groupe qui barre l’écran de ses lettres blanches, le code couleur est d’emblée annoncé, il ne s’aventurera jamais hors de ce trismégiste canon alchimique, c’est alors que survient le Tryptik, les clapper boys de Gene Vincent revisités façon hip hop bondissant, sont là pour ainsi dire en contrechant, car, c’est-là que réside le secret du mixage, les images se font musique, et la musique support des images, les musiciens ne jouent pas, sont saisis en tant qu’icones, le ballet est régenté tel un jeu d’échec, les pièces sont immobiles en elles-mêmes, vous êtes propulsé dans la tête d’un joueur, et devant vous défilent les différentes stratégies possibles qui s’offrent à son cerveau, les trois membres du triptyque miment la violence métallique, un son resserré à l’extrême radicalement fragmenté, impossible de vous arrêter mentalement dessus, ce n’est pas que tout va trop vite, c’est que le tout est éparpillé en milliers de minuscules congloméras soniques comprimés à l’extrême, déstabilisation totale, oui c’est violent, elle n’a pas encore explosé, c’est le scream de Clem qui la déchire et en crève l’enveloppe. Image mouvante et basculante. Le centre de gravité de votre iris en est tourneboulé. Le pire c’est qu’ils sont parvenus dans ce tourbillon à insérer un scénario. Une histoire de masque. Pas celui auquel vous pensez. Celui qu’arbore votre figure chaque fois qu’une personne vous aborde et que vous adaptez les mimiques de votre visage, afin de ne pas révéler votre vraie personnalité, non par machiavélisme, mais par peur d’être rejeté pour ce que vous êtes vraiment. Beaucoup de bruit et de fureur, pas en vain, pas gratuitement, pour briser la carapace de tortue derrière laquelle vous vous cachez, vous vous calfeutrez dans la cellule de votre solitude.

    Et la musique au juste ? Je vous invite à regarder pour ceux qui aiment mettre les mains dans le cambouis de la machine la vidéos suivante : Ashen – Hidden ( Guitar playthrough ) : Niels Tozer et Antoine Zimer, en plan fixe jouer leur partie, magnifique occasion de comprendre la subtilité et la technicité de  la composition. Passionnant. Tout autant que la vidéo précédente.

    OUTLIER

    (YT : 26 / 08 / 2021)

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    Déstabilisant. Le genre de vidéo dont on ne sort pas indemne. Rien à voir avec la précédente qui du coup s’apparente à un exercice de style. Ce qui est injuste car porté à un haut niveau de virtosité artistique. Sans doute faut-il la lire comme une suite à Hidden. Pas un nouvel épisode à l’histoire ancienne. Une étape, plus loin. Quand on ne parvient pas à sortir de soi-même, à s’extérioriser, l’on s’enferme en soi-même. On recule d’une case. Ecran noir, Clem vous fixe. Cheveux courts bleuâtres, teint blafard, le groupe derrière lui, en blanc infirmier, le monde se grise, la réalité se diffracte, Clem nous regarde, il est dans l’écran que regarde Clem, il danse, tel un épouvantail qui gesticule sous les poussées d’un vent de folie, rythmique incessante, il est assis dans la grisaille qui embrume son esprit, il parle, il s’explique, il se confesse à lui-même, d’une voix chantée mais blanche et creuse, il est las, éteint fatigué de lui-même, le décor change, déjeuner en famille, ambiance bourgeoise, bien élevée, l’on fait comme si, il explose à l’intérieur de lui, sa voix grimpe dans la plus haute tour, celle dont on ne descend pas, l’orchestre derrière lui déchaîné, il crie, il hurle, des mains l’agrippent, dans la famille, les visages esquissent des sourires, plutôt en rire qu’en pleurer, on le repousse au fond de soi, alors crise, rupture des digues de la folie, les guitares s’étirent à la poursuite de la note grise, des hauts et des bas, le désarroi est-il un asile, maintenant il est vêtu comme un prince en exil, Hamlet moderne, il se redresse, marche et s’empare du micro, Ashen fracture les portes de la catharsis, adhérence à l’aberrance.  

    Epoustouflant. Les amateurs de théâtre sont priés d’aller prendre une leçon de mise en scène. Sublime prestation de Clem.

    Tryptik est composé de trois danseurs émérites : Steven Deba, Adrien Larrazet, Kenj’y Keas.

    SAPIENS

    (YT : 19 / 11 / 2021)

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    Cauchemar . Sapiens. L’homme réduit à sa plus simple expression. Lui-même. Pas nous. Pas vous. Je vous le souhaite. Vous en connaissez tous. Ces épaves, enfermées en elles-mêmes, qui n’ont même plus la force de tendre la main pour mendier. N’attirent plus que le mépris et la haine. Le seul bouclier de la peur qui nous agresse. Vision glauque. Quelque part dans un passage souterrain du périphérique, une loque humaine seule avec son néant et sa parano. Scénario minimal. Tout est dans le mixage et l’interprétation. Des trois clips c’est celui qui laisse entendre l’importance du background musical. Ashen ne mise pas sur l’ampleur sonore, celle-ci s’apparente trop à une vision lyrique du monde, musique sèche, squelettique, mais incandescente, du bois qui brûle mais qui ne fume pas. Une combustion destructrice, qui interdit toute respiration. Vous tombe dessus, vous ensevelit sous les os des fosses communes que l’on vide au tractopelle dans les cimetières pour faire de la place aux futurs nouveaux venus. Les cris de Clem sont de cette rage contenue dont se consument les colères muettes, celles qui se retournent contre vous et vous auto-détruisent encore plus sûrement que le système social qui n’a plus besoin de vous. Ashen les cendres froides d’un monde glacé devenu inhabitable. Pour les sapiens que nous sommes.

    Reste à regarder la vidéo Ashen-Sapiens ( One take drum playtrough ) : l’occasion de voir Tristan Broggia en action éruptive et de mieux entendre l’osmose entre la batterie et la voix de Clem. Un bijou fulminant de haute précision. Prière d’enchaîner sur Ashen-Sapiens ( Bass playtrough ), Thibaud Poully qui nous donne à entendre le bruit de fond du groupe, qui n'est pas sans ressemblance avec le mystérieux et inquiétant bruit de l’espace que recueillent les physiciens. L’a des froissés étonnants, et une technique dans son travail sur la corde du haut qui n’est pas sans rappeler les primitifs fils de fer tendus sur un mur des cabanes de bois à l’origine du blues rural. Pour en savoir un peu plus sur le groupe, le visionnage de la vidéo-interview Thierry présente le groupe Ashen.

    Vous l’avez compris : Ashen, un groupe avec qui il va falloir compter.

    Damie Chad.

     

    CERBERE

    CERBERE

    ( EP / mars 2021 )

    Aimer les chiens ne suffit pas pour apprécier Cerbère, faut aussi aimer déambuler dans les méandres des Enfers. La légende raconte que c’est-là que les anciens Dieux et les Héros de la Grèce Antique fourbissent leurs armes et préparent leur retour. Quoi qu’il en soit le Chien à trois têtes garde l’entrée, un tantinet patibulaire le monstre ! Pour savoir si vous êtes prêt à l’affronter l’écoute du premier Ep de Cerbère s’avère être une très bonne préparation mentale. Si vous ne supportez pas, n’insistez pas. Ce n’est pas pour vous. La pochette de Thom Dezelus est un remarquable carton d’invitation. A peine ai-je entrevu les deux parois granitiques du souterrain, je n’ai pas pu résister. A mon humble avis elles vous filent davantage la frousse que les yeux et les museaux menaçants qui évoquent davantage la vie que la mort.

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    Cerbère, le groupe, possède trois têtes à savoir : Baptiste P. guitariste, Baptiste Reig, batteur, Thom Dezelus bassiste. Ne sont pas nés dans les champs phlégréens, proviennent tout simplement des alentours de Paris, soi-disant ville lumière. Nous supposons qu’ils doivent hanter les antres obscurs. Il ne semble pas que le groupe soit encore en activité en 2022, il se peut qu’ils soient en train de ruminer de noirs desseins. Que voulez-vous attendre de plus d’un trio maléfique qui se définit lui-même en trois mots : heavy-sludge-doom. Pas besoin de longs discours pour comprendre que l’on ne met pas les oreilles n’importe où. Vous ressentez un petit frisson dans le dos, rien de plus normal, ne citent-ils pas Abbath dans leur influence, groupe et / ou musicien de Norvège pays de glace et de neige.

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    Julia : ça commence exactement comme finissent la plupart des concerts rock, par une apocalypse, ensuite ça ne faiblit pas. Vocal extrême, essayez de chanter la traviata alors qu’une main de fer s’introduit dans vote anus, remonte dans votre intestin agrippe votre estomac et entame une reculade reptatrice pour opérer son extraction par voie anale. Ne riez pas, musique lourde et empesée, qui au milieu du morceau se met à grincer très fort, si vous cherchez le noise, vous finissez par le trouver, le plus terrible c’est que vous ne pouvez pas vous détacher de l’engluement sonore, votre esprit est littéralement aspiré et ne répond plus à vos commandes mentales. Aliéné : pour bien comprendre où nous en sommes nous dirons que le morceau précédent était une douce romance sentimentale pour jeune nonne enfermée depuis dix ans dans un couvent, ici vous êtes plongé dès la première seconde dans la fournaise de l’aliénation, ponctuée des cris de goret que devait pousser le bébé Achille lorsque sa mère Thétis le tenait au-dessus de la flamme sacrée pour brûler les parties humainement mortelles de son corps, question quel est l’instrument qui frappe le plus fort : la guitare, la basse, la batterie, passent toutes les trois la ligne d’arrivée en vainqueur, c’est ensuite après l’énorme grincement proto-final que la basse vous assourdit d’un riff aussi monstrueux qu’une flatulence de dinosaure, que la guitare s’enflamme, et que le dernier coup de gong de la batterie stoppe le tohu-bohu si brutalement que vous pensez être devenu sourd. Cerbère : oubliez tout ce qui précède, des hors-d’œuvre, avariés nous le concédons, mais voici la confrontation finale, comment avec vos deux seules mains parviendrez-vous à fermer les trois gueules du chien infernal ? Difficile à expliquer, mais cette introduction qui semble galoper en toute innocence vous glace les sangs. Surgissent des cris inaudibles, de ceux dont on n’aime pas se souvenir et quand ils se taisent c’est encore pire, vous dévalez une pente sans fin, vous ne courez plus, vous êtes happé en apesanteur dans un trou d’ombre noire et bientôt un vrombissement incessant vous enferme dans une spirale meurtrière, plus de bruit, un sifflement de turbo-réacteur qui vous avale et vous fait subir le sort de ces oiseaux que les moteurs des avions recrachent sous forme de purée sanglante, vous n’êtes plus qu’une pluie charnelle de hachis parmentier qui se désagrège et se dissout dans le vide, les hurlements qui suivent ne sortent pas de votre bouche, ils flottent dans l’espace comme l’algorithmique projection mathématique de votre terreur, basse gourde, batterie sourde, guitare lourde, et ces grincement qui vous percent les tympans que vous n’avez plus, vous descendez encore plus lentement, ces cris sludgéens ne sont-ils pas les nodosités sémantiques des crissement des crocs de Cerbère en train de déchirer le filigrane de votre âme, la torture ne cessera donc jamais, l’impression lors de ces bruits de cymbale de passer par une infinité de sas de décompression, de paliers d’anéantissement préparé et incoercible, et vous sombrez hors de vous-même, toujours plus, vous ne vous obéissez plus, vous n’êtes plus que l’inconscience de votre absence au monde, la musique est désormais si noire qu’elle en devient illuminescente, vous n’êtes plus rien, un souffle ténu qui se dilue en traversant les pales d’un ventilateur.

    Prodigieux. Le genre de disque que vous n’écouterez pas une deuxième fois. A moins que vous ne l’écoutiez en tant que métaphore de la disparition de quelque chose. De l’Europe par exemple.

    Damie Chad.

     

     

    LE GRAND CAFE, C’ETAIT JEAN-CHARLES

    MARIE DESJARDINS

    ( La metropole.com )

    Un article de quelques pages qui risquent de donner le vertige aux petits français qui s’imaginent que Paris est le centre du monde. Dans cet hommage à Jean-Charles, les kr’tntreaders reconnaîtront un nom, grâce à leur blogue favori, celui de Vic Vogel à qui Marie Desjardins a consacré un livre que nous avons chroniqué dans notre livraison, 482 du 30 / 04 / 2020. Rappelons que Marie Desjardins est canadienne et romancière.

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    Nous sommes rue Saint-Denis, pas à Paris, à Montréal. C’est-là en 1981 que Jean-Charles Guinant et Louis Royet, venus de Saint-Etienne ( France ) reprennent Le Grand Café. Misent surtout sur la vie nocturne. Savent, avec l’aide de Jean Caron, un ami, se faire respecter des différentes pègres locales qui aiment bien prélever un petit impôt sécuritaire... Nous sommes dans le monde interlope de la nuit, dans cette faune particulière qu’attirent ce genre de lieux très vite apparaissent Vic Vogel jazzman (voir livraison 482 du 30 / 04 / 2020 ) et Gerry Boulet chanteur d’Offenbach groupe pop canadien qui connut ses heures de gloire de 1969 à 1985. Beaucoup de musiciens gravitent autour du Grand Café et autres établissements similaires de la rue. A tel point que Jean-Charles organise le festival Session Blues Session, onze jours de folie printanière qui se répètera durant treize années.

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    Marie Desjardins restitue toute une époque aujourd’hui disparue, une ambiance, musique, alcool, sexe, la vie, la grande, la belle, nous croisons des gens célèbres chez nos cousins, qui par ici sont de parfaits inconnus, ce n’est pas grave ce qui est embêtant c’est de savoir que l’on a raté un moment d’extraordinaire convivialité, et ce sentiment de nostalgie qui nous poigne pour n’avoir pas su, pas pu y participer. C’est cela Marie Desjardins en quelques lignes grâce à sa plume elle ouvre une fenêtre sur un monde ignoré et restitue dans l’éternel présent de notre imaginaire des fragments d’un passé lointain que le temps a emporté dans ses abîmes. Nous la remercions.

    Damie Chad.

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    P.S. 1 : Outre cet article Marie Desjardins a signé l’éditorial Le convoi de l’évidence, consacré au Convoi de la Liberté qui bloque depuis trois semaines la bonne ville de Québec. Un mauvais exemple qui a suscité bien des ferveurs un peu partout, notamment en France où la police s’est montrée particulièrement violente. Nous partageons ses analyses, à force de maltraiter le peuple le gouvernement a récolté ce qu’il a semé, un mouvement de protestation populaire, largement suivi et soutenu par la population. Nous invitons nos lecteurs à (re)regarder Le Convoi film de Sam Peckinpah, sorti en 1978, terriblement prophétique, que je tiens pour l’œuvre cinématographique la plus anarchisante que je n’ai jamais vue.

    P.S. 2 : nous avons consacré quatre autre chroniques (440, 442, 447, 449) à quatre romans de Marie Desjardins.

     

    ILLICITE 2

    AUTOPORTRAIT COMPLAISANT

    Je suis un sophiste. Les mots nous obéissent, ils disent ce que l’on désire. Tout dépend de la manière dont on les agence. Moi qui ai écrit des milliers de chroniques sur des sujets variés – de préférence rock et littérature- ne pense point qu’il y ait en elles une once de ce que les imbéciles parent du beau nom de vérité. Ce ne sont point pour cela des mensonges. Disons des points de vue. Irradiants. Les choses portent en elles non pas une objectivité mais une signifiance. Celle que nous leur accordons. Personnellement en règle générale je préfère mes appréhensions à celles des autres. Ainsi ai-je l’impression de me regarder dans mon propre miroir. Parfois je me déguise. Dans les deux cas, j’ai mes stratégies.

    Damie Chad

     

    MEURTRES A ATLANTA

    JAMES BALDWIN

    ( Editions Stock / Février 2020 )

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             Le livre qui ne vous attend pas. Certes les lecteurs qui n’auraient jamais lu un livre de James Baldwin auraient le droit, vu le titre, de s’apprêter à dévorer un roman policier.  Ce n’est pas un roman, ce qui ne l’empêche pas d’être très noir. L’émotion suscitée par la mort de George Floyd délicatement assassiné par un policier blanc de Minneapolis en 2020 a raffermi par chez nous le renouveau d’intérêt autour de l’œuvre de Baldwin déjà amorcé par l’adaptation cinématographique de son roman Si Beale Street pouvait parler par Barry Jenkins en 2018.

    Pour faire court, nous dirons que dans les années soixante, James Baldwin fut avec Martin Luther King et Malcom X une des trois grandes voix de la révolte noire. Pour ne pas connaître le sort funeste des deux derniers il s’exila en France en 1970. C’est un peu au titre de grande conscience morale du peuple noir qu’il est invité à se rendre au début des années 80 à Atlanta pour enquêter sur une abominable série de meurtres de vingt-cinq enfants noirs. Il arrive après la bataille. L’assassin – un individu noir peu sympathique - est arrêté et déjà condamné. L’on peut manifester quelques doutes sur sa culpabilité. N’a-t-il pas été jugé uniquement pour l’assassinat de deux adultes ? Contrairement à toute attente, le livre ne se transforme pas en contre-enquête dans le but d’innocenter un homme injustement accablé et de démasquer le véritable coupable. Nous ne sommes pas dans un film grand public où le bien finit toujours par triompher. Baldwin se contente des faits. Il a une très grande confiance en la justice de son pays, il sait qu’il ne la fera jamais changer, qu’elle a pour fonction de masquer la réalité, de s’aligner sur l’idéologie et les représentations dominantes.  

    Baldwin enquête. Il rencontre les témoins, discute avec les parents, parle au juge en personne, n’en dit ni du bien ni du mal. Ne découvre aucun nouvel indice – en cherche-t-il seulement - ne nous propose aucune nouvelle théorie sur le déroulement des faits. Certes les crimes se sont déroulés à Atlanta, ville noire dirigée par un maire noir, sans doute faut-il chercher ailleurs. Partout. En Amérique. Baldwin remonte aux origines du problème. Au mouvement qui a conduit la population d’origine européenne des Etats-Unis à qualifier les esclaves importés d’Afrique et leurs descendants de noirs. Une appellation facile à employer et qui occulte une réalité difficile à admettre : s’il existe dans la population noire plus de cinquante nuances de noir, du plus sombre au plus clair, c’est que les européens et les africains se sont mélangés beaucoup plus qu’on ne le dit. L’apartheid idéologique entre les deux provenances ne fut guère étanche…  Ce n’est pas le plus grave. Loin de là. C’est que le fait de stigmatiser socialement les individus à peau plus ou moins noire en tant que noirs, a engendré son propre effet boomerang, s’il existe des noirs, les autres par la force d’une logique binaire se sont retrouvés dans la catégorie des blancs. A refuser l’individuation des êtres humains l’on a créé deux sortes de problèmes : le problème noir et le problème blanc. Une dichotomie à la-je-te-tiens-par-la-barbichette, un nœud gordien qu’il est impossible de trancher par la force.

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    Pourquoi pas après tout. Tuer tous les noirs, ou tuer tous les blancs, le problème s’évapore de lui-même. Malheur aux vaincus. Gloire aux vainqueurs. Ce serait trop beau. Hélas, le problème n’est pas spécialement racial. Chiffon noir ou voile blanc ne sont-là que pour faire oublier les disparités économiques. Baldwin insiste sur un point très particulier : les petites victimes assassinées ont toutes un point commun, ce sont des enfants noirs et pauvres. Pas de manichéisme. Comme par hasard après cette constatation Baldwin   relève une autre évidence : la petite-bourgeoisie noire qui a accédé à une certaine aisance économique ne se sent pas aussi concernée que les masses laborieuses par ces assassinats. Rejoignant en cela la position de la population blanche, terriblement malheureux, mais que peut-on y faire sinon espérer que la police arrête le ou les criminels et que l’on oublie au plus vite ces affreux drames…

    Baldwin élargit la focale. Dans un pays non racial – cette assertion se discute - comme la France il existe aussi une classe pauvre dont les élites ne se soucient que fort modérément… Attention ajoute-t-il, il y a ceux qui n’ont rien à perdre et ceux qui risquent de perdre quelques intérêts s’ils refusaient de collaborer avec l’Etat et le modèle économique dominant. La pensée de Baldwin frise avec la représentation marxiste de la domination capitalistique du monde. Il ne le dit pas ouvertement, il le suggère si fort que son plaidoyer est d’autant plus insidieusement implacable. Laisse au lecteur le soin de tirer les leçons de ses analyses.

    Prodigieux écrivain qui parvient à dire beaucoup plus qu’il n’écrit, n’affronte pas les pouvoirs de face. En cela héritier de la vieille technique des lyrics des premiers bluesmen qui sous-entendaient ce qu’il fallait comprendre. Procède par à-coups. L’air de rien. Accumule les remarques anodines d’apparence aussi peu dangereuses qu’un bâton de dynamite dont on aurait supprimé la mèche. N’empêche qu’en fin de démonstration la crédulité ou la mauvaise foi des lecteurs est des plus chancelantes. Effeuille sans se presser l’artichaut du réel pour finir par en pulvériser le cœur.

    Le pire c’est que Baldwin n’est pas optimiste. Il ne croit guère à la victoire finale. La condition des noirs et des pauvres s’est améliorée, mais fondamentalement rien n’a changé. Meurtres à Atlanta est publié aux USA en 1985, Baldwin disparaît en 1987. Trente-cinq plus tard, malgré la présence d’un Président noir à la Maison Blanche, le malaise est toujours là. Si l’on mesure la pauvreté à l’aune de la croissance exponentielle des richesses, les pauvres sont toujours aussi pauvres et la fracture de la société américaine s’est peut-être élargie. En le sens où l’explosion d’une révolte radicalisée dont Baldwin prophétisait dans les années soixante et soixante-dix – de la mort de Luther King à la défaite des Black Panthers - l’imminence, est restée jugulée.

    Meurtres à Atlanta est un essai des plus incisifs et des plus lucidement désespérés qui ait jamais été écrit sur la société américaine.

    Damie Chad.

     

    ROCKAMBOLESQUES

    LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

    (Services secrets du rock 'n' roll)

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    Episode 23

    Il faut être franc, l’apparition du Grand Ibis Rouge a jeté un froid chez nos deux interlocuteurs, surtout qu’il affiche une mine peu réjouie, du moins me semble-t-il, je m’empresse toutefois d’ajouter que mes connaissances en ornithologie laissent à désirer. Le Président du Sénat faisant office de Président de la République est blanc comme un linge, son acolyte arbore la même teinte pallide que le buste de Pallas dans le Corbeau, sublime poème d’Edgar Allan Poe. Je suis toutefois heureux de vous annoncer que mon flair de rocker a encore une fois visé juste, je le comprends au ton courroucé avec lequel le volatile rutilant s’adresse à nos deux ennemis :

    • En quoi vous ai-je trompé, n’ai-je pas diligenté un de mes meilleurs drones mortuaires pour assurer les centaines de morts promises afin que votre électorat apeuré se prépare à voter en votre faveur, n’ai-je pas par la même occasion barré de la liste des vivants le préfet de la Vienne en lequel vous entrevoyiez un candidat potentiel dangereux !

    Le chafouin de service s’entremet de son ton qui allie à merveille servilité, obséquiosité et hypocrisie :

    • Ô Grand Ibis Rouge, vous avez tenu vos promesses, hélas, un malheureux grain de sable s’est glissé dans notre entreprise, par notre propre faute, nous voulions être tenus au courant de vos résultats au fur et à mesure que les morts s’amoncelaient, vous nous aviez parlé d’un redoutable agent, tout frais, en pleine forme, un certain Watts, que tous les rockers du monde connaissent aviez-vous précisé, ce nom ne nous disait rien, nous avons cru bien faire en vous envoyant comme renfort supplétif les agents du Service Secret du Rock ‘n’ roll, entre nous soi-dit, un ramassis d’imbéciles profondément tarés dont nous n’avions aucune utilité, nous pensions qu’avec un peu de chance vous nous en auriez du haut de votre sagesse éminemment supérieure, débarrassé !

    Le Grand Ibis Rouge nous jette un regard meurtrier si noir que Molossito ne peut se retenir, un jet d’urine inonde le bureau du Président, occasionnant une nauséabonde auréole.

    • Ne me parlez pas de cette engeance maudite de bras cassés, je les aurais occis avec joie, mais tous tant qu’ils sont : chiens, filles, hommes, sont hors d’atteinte s’étant mis sous la protection d’un contre-rituel initiatique qui les rend insensibles à mes mortelles fureurs, je me demande d’ailleurs comment ils ont appris l’existence de ce contre-feu magique.
    • - C’est pour moi un immense plaisir de vous l’apprendre, cher Grand Ibis Rouge, le Chef relâche un épais panage de fumée noire, l’idée m’est venue comme cela, innocemment, alors que j’allumais un Coronado, Grand Ibis Rouge, vous devriez vous mettre au Coronado, il n’y a rien à dire, c’est le summum existentiel auquel un être vivant, homme ou oiseau, puisse accéder, je…

    Le Grand épouvantail volant cramoisi n’a pas l’air convaincu par les conseils du Chef, il remue les ailes à la manière d’un coq belliqueux qui s’apprête à ensemencer les douze poules glousses de son poulailler.

    • Puisque je ne peux rien contre ces injurieux fifrelins, vous paierez pour eux … d’un terrible coup de bec il perce les crânes du Président intérimaire et de son conseiller occulte, une fricassée de cervelle se répand sur le bureau recouvrant le dégât des eaux précédemment occasionné par le relâchement de Molissito… quant à toi Charlie Watts, tu me dois encore un minimum de trois cents cadavres pour que tu puisses être délié du serment que les Rolling Stones ont signé en bonne et due forme, voici près d’un demi-siècle. Débrouille-toi ! Je te donne jusqu’à ce soir pour accomplir ta mission !

    Un dernier éclair digne d’un camion de pompier et le Grand Ibis Rouge disparaît en une infinitésimale fraction de seconde.

    UN DERNIER EFFORT

    Nous nous sommes discrètement éclipsés du bureau. Ne les dérangez pas tant qu’ils ne vous appellent pas, ils travaillent, glisse à l’oreille du grand huissier qui se précipite vers nous. Dans la voiture Charlie n’est pas en grande forme, il pleure :

    • Où trouver trois cents personnes à tuer d’ici ce soir, se lamente-t-il, quelle tâche ingrate j’en ai assez d’envoyer à la mort tous ces innocents qui ne m’ont rien fait !
    • Charlie… je conduis à toute vitesse en essayant d’écraser les fous  dangereux totalement inconscients qui se croient en sécurité en traversant sur les passages cloutés… n’ayez crainte Charlie, j’ai une idée, nous y sommes dans trois minutes, j’ai ce qu’il vous faut sous la main.

    Je freine à mort devant l’Assemblée Nationale. Les filles ont pris Charlie par la main, Molossa, Molossito, et Rouky découvrent leurs dents lorsque l’on veut nous empêcher d’entrée, mais le Chef exhibe sa carte SSR, les huissiers nous laissent passer sans encombre, nous voici dans la galerie supérieure réservée au public. L’amphithéâtre est plein, l’ensemble des députés écoutent dans le silence l’orateur, l’heure est grave, les visages sont tendus mais fermes, il s’agit de voter la loi d’augmentation des impôts.

    • Vas-y Charlie, tue-moi ces cinq centaines d’irresponsables, tous jusqu’au dernier !
    • Je ne peux pas, répond Charlie, je suis très riche, ma fortune est aux îles Caïman, je ne paie pas d’impôts !
    • Charlie, vous avez perdu combien de millions de dollars depuis le Covid ?
    • Heu… je ne sais pas… en trois ans on aurait dû faire trois tournées à 500 millions de dollars ce bénéfices net, chacune, ce qui fait…
    • Un milliard et demi de dollars Charlie !
    • Oui mais le Covid ces gens-là n’y sont pour rien !
    • Si Charlie, ils ont voté l’interdiction des concerts !

    Sur le coup Charlie est devenu encore plus rouge que le Grand Ibis, il arrache la balustrade et saute au milieu de l’hémicycle, on ne reconnaît plus armé d’un fragment de balustre, il se rue vers les députés, on ne le reconnaît plus, il est partout à la fois, il court, vole et nous venge, poursuit ceux qui essaient de s’enfuir par les couloirs, l’ion ne compte plus les morts, trois cents, quatre cents, cinq cents, lorsqu’il revient vers nous il est tout fier, le rock ‘n’ roll est vengé :

    • Maintenant je repars vers le monde des Morts, je suis en paix avec le Grand Ibis Rouge, mon âme et ma conscience…

    Charlie nous embrasse et nous serre dans ses bras.

    • Merci pour tout mes amis ! Je ne vous oublierai jamais ! Au revoir !

    D’un pas décidé il s’approche du mur et disparaît. Rouky s’élance à sa suite mais le mur l’arrête, il aboie, il geint, il hurle à la mort, il pleure, il gémit… le spectacle est insupportable, le Chef allume un Coronado pour que l’on ne voie pas la larme qui coule de son œil gauche.

    Subitement les mains de Charlie Watts sortent du mur et caressent la tête de Rouky qui lui lèche les doigts et frétille de la queue, les deux mains de Charlie et le tirent vers le mur qui se révèle une frontière insurpassable…

    • Agent Chad !

    Je m’avance vers Rouky, lui flatte l’échine ; il me regarde les yeux implorants,  je m’agenouille près de lui, je sors mon Glock de ma poche, lui colle le canon sur la tempe. Je tire. Rouky n’est plus qu’une ombre. Il donne un coup de langue sur les museaux de Molossa et de Molossito, pose sa patte sur mon genou pour me remercier, les mains de Charlie l’attirent doucement, nous avons l’impression de les voir, de l’autre côté, s’éloigner, tout heureux, Rouky batifolant tout autour de Charlie…

    Fin de l’épisode.