KR’TNT !
KEEP ROCKIN’ TIL NEXT TIME
LIVRAISON 689
A ROCKLIT PRODUCTION
FB : KR’TNT KR’TNT
08 / 05 / 2025
EIVIS PRESLEY / DICTATORS
OVATIONS / DATSUNS / DEAN WAREHAM
JADE BRODIE / AORTES / REPTILIAN ARMS
Sur ce site : livraisons 318 – 689
Livraisons 01 – 317 avec images + 318 – 539 sans images sur :
Wizards & True Stars
- Elvis & la vertu
(Part Six)
Guralnick profite du départ d’Elvis à l’armée pour clore Last Train To Memphis -The Rise Of Elvis Presley et démarre Careless Love - The Unmaking Of Elvis Presley avec le retour triomphal du King démobilisé à Memphis. Et c’est là que le Colonel embraye sur le very very big business. Guralnick réussit l’exploit de montrer comment deux personnalités aussi opposées ont pu fonctionner ensemble : il confronte en permanence l’obsession du profit que cultive le Colonel, et l’extrême pureté comportementale d’Elvis. L’ombre et la lumière. Balzac n’aurait pas mieux fait. Guralnick nous propose ni plus ni moins qu’une Comédie Humaine des temps modernes. Dans la culture rock, peu d’écrivains sont capables d’un tel prodige. On peut citer les noms de Robert Gordon, Nick Kent, Nick Cohn, David Ritz et Richie Unterberger. Mais Guralnick travaille la psychologie de ses personnages plus en profondeur. Il cite d’ailleurs Kundera dans son beau texte d’introduction à Careless Love : «Suspendre le jugement moral, ce n’est pas l’immoralité du roman, c’est sa morale.» Oui, Guralnick pense que l’histoire d’Elvis est celle de la célébrité, et qu’elle est aussi une tragédie. Elle induit par conséquent une dimension morale qui ne peut être que celle de l’auteur. Pour Guralnick, le jugement moral est incompatible avec la démarche biographique. Il n’est pas là pour juger le Colonel que tout le monde voit comme une ordure, mais pour observer son rôle auprès d’Elvis. Il dit aussi qu’on connaît mal Elvis, pour les mêmes raisons : cette hâte qu’on met tous à porter un jugement. Elvis avouait lui-même qu’il éprouvait de grandes difficultés à rester à la hauteur d’Elvis. C’est la relation entre le Colonel et Elvis qui fascine tant Guralnick. Il dit ne pas connaître d’histoire plus triste que celle-ci.
( Peter Guralnik)
Les 700 pages de Careless Love sont un monument élevé à la pureté d’Elvis. Un Elvis qui pendant son séjour en Allemagne se goinfre d’amphétamines. Il adore ça car il se sent bien en permanence. Rien à voir avec les drogues. Elvis va se shooter aux amphètes toutes sa vie, mais il n’est pas un drogué, vous saisissez la nuance ? À Graceland il est fier de montrer sa chambre aux visiteurs. Sur sa table de chevet trônent deux livres, La Puissance De La Pensée Positive du bon Dr Peale et Comment Vivre 365 Jours Par An de John Schindler. Elvis est un être naturellement positif. Vernon et Gladys Presley l’ont élevé ainsi.
Elvis poursuit sa carrière à Hollywood. On lui fait jouer n’importe quoi. Millie Perkins qui le rencontre sur le tournage de Wild In The Country n’en revient pas : «The essence of Elvis was as fine a person as I’ve ever met. He treated me as well as anyone has ever treated me in this business.» Personne dans le monde du cinéma ne s’était aussi bien comporté avec elle. Elvis s’efforce pourtant de bien faire son job d’acteur, mais on lui confie des rôles ineptes - Silly posturings of trembling sensitivity - Ce sont les regards féminins qui percent le mieux le mystère d’Elvis. Ainsi, Annie Helm explique qu’Elvis a une patience infinie, qu’il reste toujours très poli, mais il veut que les choses se fassent d’une certaine manière. Annie Helm dit aussi qu’elle se goinfre de Dexedrine avec les boys. Party every night ! Il faut savoir aussi qu’Elvis ne porte pas de sous-vêtements. Une coquetterie qu’on retrouve chez les gens du MC5 et des Stooges. Chez les femmes, Elvis préfère les sous-vêtement blancs. All-white.
( Elvis + Larry Geller)
Voilà qu’Elvis rencontre Larry Geller, un homme féru de littérature ésotérique. C’est le commencement d’une relation intense. Elvis s’y abreuve. Larry réussit à assouvir cette soif incroyable de spiritualité. Elvis lui avoue à quel point il se sent vide. Il a besoin de donner un sens à sa vie. Il sent qu’une main le guide, il se dit qu’il doit y avoir une raison à tout cet incroyable succès. Pourquoi toute cette adulation ? Il veut savoir pourquoi il a été choisi pour être Elvis Presley. Touché par la candeur et l’honnêteté d’Elvis, Larry prend ces interrogations très au sérieux. Il alimente Elvis en lectures et malheureusement, ça crée des jalousies dans l’entourage. On ne peut pas vraiment parler d’un entourage intellectuel, if you see what I mean. Priscilla et les Memphis Boys détestent Larry Geller, et le Colonel encore plus. Il craint une dérive. C’est effectivement ce qui arrive. Elvis n’a pas dormi depuis deux jours et soudain, il a une hallucination. Il dit à Larry qu’il veut devenir moine ! Mais après une bonne nuit de sommeil, il revient à la réalité, d’autant que Larry lui rappelle qu’il doit faire face à ses responsabilités : il a reçu un don qu’il doit partager avec le monde entier. Donc pas question de disparaître. L’argument tape en plein dans le mille. Elvis est un mystique. Il ne considère pas le Colonel comme son mentor, mais comme un talisman. Il lui doit ce qu’il appelle sa good luck. Il en est profondément convaincu. Sur la recommandation de Larry, Elvis se rend en Californie auprès de Sri Daya Mata, l’héritière spirituelle d’un Yogi venu des Indes, Paramahansa Yogananda. Daya Mata qu’on appelle Ma a rencontré les hommes célèbres de son temps, Tagore et Gandhi, entre autres. Elle est aussitôt frappée par l’innocence d’Elvis. Elle voit en lui un esprit infantile en proie à l’adulation du monde entier. Non seulement il aime cette adulation, mais il parle d’un lien profond avec son public. Pas question pour lui de le décevoir. Elvis dit aussi devoir énormément au Colonel, mais se dit déçu de voir que le Colonel ignore sa soif de spiritualité. Allons allons, Elvis, ouvre un peu les yeux ! Business et spiritualité ne font pas bon ménage, c’est pourtant bien connu !
( Sri Daya Mata)
Un jour, Elvis vient voir Daya Mata pour lui dire : «Oh Daya Mata, I want you to know I love you !» C’est comme s’il parlait à sa mère qu’il adorait plus que tout. D’ailleurs, il y vient : «Ah si seulement vous aviez pu rencontrer ma mère !» et Daya Mata lui répond : «Oh Elvis, j’aurais beaucoup aimé la rencontrer...» Et là, on est tous foutus, car on touche au vrai Elvis, l’être le plus pur du monde. Mais le Colonel veille au grain et ne veut pas entendre parler de tout ce bazar. Il s’arrange pour couper les ponts. Elvis n’a plus personne à qui parler et le Colonel lui demande d’aller faire le pitre à la télé. Elvis enrage. Mais pas question de parler de ses sentiments, ni avec le Colonel et encore moins avec Vernon, son père. Elvis se retrouve incroyablement seul.
Quand au moment de préparer le ‘68 Comeback, le costumier Bill Belew fait des suggestions à Elvis, il est frappé par la gentillesse d’Elvis. Il note une absence totale d’ego, ce qui est rare chez une big star, dit-il. Steve Binder qui organise le ‘68 Comeback dit aussi la même chose. Quand il demande à Elvis s’il accepterait de chanter le «MacAthur Park» de Jimmy Webb rendu célèbre par Richard Harris, Elvis dit of couse - He liked MacArthur Park - Mais ça ne se fait pas pour une question de droits, hélas. Le choix des chansons reste la chasse gardée du Colonel, business oblige. D’ailleurs le Colonel réussit à virer Bones Howe du projet, le trouvant trop influent. Si Elvis écoute Bones, c’est mauvais pour les affaires du Colonel. Billy Strange qui travaille aussi avec Elvis n’en revient pas de le voir toujours poli, toujours respectueux des autres et tellement différents des gens du showbiz - Il avait la classe, je veux dire qu’à côté de tout le bazar du studio, je sentais que j’avais affaire à une vraie personne. C’était amusant de travailler avec lui, car il était tout le temps excité, il savait rester créatif - Elvis prenait aussi soin de rendre hommage aux géants qu’il vénérait, Jackie Wilson et Clyde McPhatter, entre autres. Et lorsqu’il décide de revenir à la scène, c’est bien sûr parce qu’il sent que c’est sa raison d’être sur terre. S’il est Elvis Presley, c’est parce qu’il a un public. C’est aussi la raison pour laquelle le mariage avec Priscilla ne tient pas : face à l’adoration des foules, la vie normale à laquelle aspire Priscilla ne peut pas rivaliser. Elvis n’est pas fait pour ça. Il a de son destin une idée très précise. Le chef d’orchestre Joe Guercio qui travaille pour Elvis à Vegas n’en revient pas de le voir sur scène - It was unreal ! - Il parle de charisme, d’un charisme qu’il n’a jamais vu chez aucune des autres grandes stars pour lesquelles il a dirigé - He was like a free spirit in the audience - Guercio va loin : «Vous croyez que c’est la discipline qui fait les stars sur scène ? Horseshit ! C’est le charisme qui fait la star !» et il ajoute qu’Elvis pouvait traverser la scène sans dire un mot et obtenir une ovation.
L’un des passages les plus stupéfiants de ce deuxième tome est celui de l’apparition. Ils sont sur la route, dans le désert du Nouveau Mexique et à la sortie de Flagstaff, Elvis fait : «Whoa !» Il voit un nuage à l’horizon et ce nuage prend l’apparence de Staline. Elvis demande à Larry s’il l’a vu. Oui. Indéniable. Pourquoi Staline ? Le visage d’Elvis est comme illuminé. Il semble si ouvert, si heureux, nous dit Larry. Pour Elvis, c’est Dieu. Il fait arrêter la bagnole et court dans le sable du désert avec les larmes aux yeux. Pour Elvis, c’était le visage de Dieu qui lui souriait.
Ce qu’Elvis craint plus que tout, c’est de perdre l’adoration de ses fans. Quand on évoque la possibilité devant lui, Elvis est choqué : «Mais comment pourrait-on me faire ça ?» Et il ajoute : «Je suis totalement innocent !» Il veut dire qu’il n’a jamais fait de mal à personne, alors pourquoi lui en ferait-on ? Oh et puis il y a le fabuleux épisode du ranch qu’Elvis finance à fonds perdus, ce qui inquiète Vernon et Priscilla, qui craignent la faillite et qui en parlent au Colonel. Ils convoquent Elvis. Les yeux ronds de stupeur, Elvis leur répond que c’est son blé, qu’il l’a gagné et qu’il peut le dépenser comme il veut. Même en offrant des Mercedes aux médecins compatissants. Lorsqu’il est reçu à la Maison Blanche par Richard Nixon, Elvis est fier, mais il insiste pour présenter à Nixon ses deux potes restés dans le couloir : «Mr. President, would you have a little time just to say hello to my two friends, Sonny West and Jerry Schilling ? It would mean a lot to them and to me.» Nixon sort dans le couloir serrer la pogne des deux Memphis boys. Eh oui, Elvis partage tout, même ses petits moments d’histoire.
Guralnick se concentre tellement sur les acteurs principaux de la saga qu’il néglige les personnages secondaires. Il bâcle la rencontre d’Elvis avec les Beatles. John et Paul se disent déçus et un attaché de presse laisse entendre qu’on traitait Elvis de boring old fart. En fait, ils n’ont rien à se dire. Elvis va plus vers des gens comme Jackie Wilson. Elvis le voit transpirer des litres d’eau sur scène et lui demande comment il fait. Jackie lui révèle son secret et lui montre des tablettes de sel qu’il avale avant de monter sur scène. Résultat garanti. Elvis s’entend bien aussi avec Billy Strange, un session man amateur comme lui de grosses motos. Autre personnage haut en couleurs : Jerry Reed, the Alabama wild man. Quand Elvis le voit arriver pour la première fois en studio, il s’exclame : «Lord have mercy !,What is that ?» C’est Jerry Reed qui amène «Guitar Man», et il est le seul à pouvoir le faire sonner, aussi Elvis le veut-il en studio avec lui. Mais ce que Jerry Reed ramène, c’est surtout le drive qu’aimait tant Elvis à ses débuts. Et quand les sbires du Colonel coincent Jerry Reed dans un coin du studio pour lui faire signer une cession de droits sur «Guitar Man», Jerry Reed refuse, ce qui amuse énormément Scotty Moore qui assiste à la scène. Voilà enfin un mec qui résiste aux lois iniques du Colonel. En fait, personne n’avait encore osé tenir tête aux sbires du Colonel. Jerry Reed est l’un des héros de second plan de cette saga. L’autre héros de second plan est Jarvis Felton, qui se dit le plus gros fan d’Elvis. Felton est un producteur de Nashville très original. Il a pour animaux domestiques un tigre, puis un anaconda qu’il emmène nager dans sa piscine. Avant Elvis, il a fréquenté Lloyd Price et Fats Domino qui dans sa période nashvillaise l’appelait ‘Fel-tone, my man’. Dans le milieu musical, Felton se taille très vite la réputation d’un producteur excentrique, affable et imaginatif. Pour le compte de Chet Atkins, Felton travaille aussi avec Mickey Newbury, Willie Nelson et Cortelia Clark, un bluesman noir aveugle. Elvis adore Jarvis et parage son enthousiasme. Ils ont une relation basée sur le respect mutuel et Elvis le considère comme son producteur. Jarvis Felton est un rayon de soleil dans cette saga si sombre.
Côté cinéma, Elvis n’a pas de chance. À Hollywood, on lui fait tourner des ‘quick movies’. Kissin’ Cousins est tourné en 17 jours : profit maximum. Le Colonel veille au grain. Pas la peine de passer des mois sur un tournage, ça coûte cher. Heureusement qu’il a les films, car les ventes de disques commencent à chuter. Paru en 1962, «Return To Sender» est le dernier single qui atteint le million d’exemplaires vendus. Mais malgré tous ses films et tous les cachets mirobolants, Elvis ne sera jamais pris au sérieux en tant qu’acteur. Pire encore : Elvis finit par avoir honte de ses films et de ses disques. Même si l’argent coule à flots. Quand il revient sur le désastre de sa carrière hollywoodienne, il est extrêmement clair : «On ne me demandait pas mon avis sur les scripts. Je ne pouvais même pas dire que c’était mauvais. Mais je ne crois pas qu’on ait alors essayé de me faire du mal. C’est juste que l’image qu’avait de moi Hollywood était erronée, je le savais et je ne pouvais pas en parler, je ne pouvais strictement rien faire. Ça m’a rendu malade. Je devais arrêter ça. Ce que j’ai fait.» Elvis n’accuse personne, il ne cite pas de noms. C’est extraordinaire. C’est peut-être Marion Keisker qui le résume le mieux : «On trouvait en lui tout ce qu’on pouvait chercher. Il était incapable du moindre mensonge ou de la moindre malice. Il avait toute la complexité des gens très simples.»
(Elvis and Barbara)
Au lit, Elvis finit par éprouver certaines difficultés, nous dit Barbara Leigh. Il prend trop d’amphètes et ça finit par agir sur son système, dit-elle pudiquement - It was very hard for him to be a natural man - Mais bon, elle s’en accommode. Au lit avec Elvis, c’est tout de même un sacré privilège.
( Lhomme qui résista au Colonel )
Côté big money, les choses vont bien. Très vite le Colonel négocie des contrats de 200 000 $ par film avec Paramount puis un contrat de 500 000 $ par film avec la MGM, plus 50 % des recettes. Le Colonel prend 25 %, Elvis garde le reste. Chez RCA, ils récupèrent 320 000 $ d’avances sur royalties (240 000 pour Elvis et 80 000 pour le Colonel, plus une somme de 600 000 $ sur quatre ans à 50/50 entre Elvis et le Colonel). Puis le Colonel atteint le million de dollars par film à la MGM. En 1964, Elvis est l’acteur le mieux payé d’Hollywood. En 1968, Elvis s’assure sur trois ans un revenu de sept millions de dollars, rien qu’avec les films. Puis le Colonel négocie avec RCA le versement de 300 000 $ par an à Elvis, ce qui se traduit par une somme garantie de 2,1 millions de dollars sur sept ans, toujours à 75/25 avec le Colonel. C’est d’autant plus spectaculaire qu’Elvis vend de moins de moins de disques. RCA s’interroge même sur la nécessité de prolonger le contrat d’Elvis. Quand Elvis reprend les tournées à travers le pays, les profits s’élèvent à 800 000 $ répartis au nouveau taux d’un tiers deux tiers entre le Colonel et son client. Un taux qu’il va amener très vite à 50/50, se considérant comme un partenaire et non plus comme le prestataire d’Elvis. Quand le Colonel négocie avec l’Hilton de Las Vegas, il demande 175 000 $ de cachet par semaine, plus 50 000 $ de salaire pour ses efforts de promotion. Pour passer à la télé sur NBC, le Colonel demande un million de dollars, et pour les tournées prévues sur les quinze mois suivants, le Colonel envisage 4 millions de recettes. Tous ces chiffres donnent le vertige, mais il faut bien admettre qu’en matière de négociation, le Colonel est un expert.
Mine de rien, Guralnick en fait le personnage clé de cette saga. À saga hors normes, personnages hors normes. Très vite les règles sont claires : 25 % de tout ce que gagne Elvis disparaît dans les poches de ce vieux crabe, et Elvis ne discute pas. Si l’old man est content, alors tant mieux. Pour veiller sur celui qu’il appelle my boy, le Colonel pousse parfois le paternalisme un peu loin. Lorsqu’il décide d’écarter Larry Geller dont il juge l’influence néfaste pour le business, il invite Larry à déjeuner chez lui. Pendant ce temps, de mystérieux visiteurs pillent et vandalisent sa maison. Bien sûr, Larry n’a aucune preuve, mais il préfère prendre le large. Il en parle toutefois à Elvis qui s’exclame «Damn ! Damn !» et qui ajoute : «Lawrence, it’s a dangerous fuckin’ world !» En fait, le Colonel travaille surtout sur le côté de plus en plus imprévisible de son seul client. Il mise tout sur Elvis et il n’est pas question que ça vire en eau de boudin à cause des mauvaises influences ou des drogues. Et c’est parce que ce business devient très risqué qu’il réfléchit à une répartition plus égalitaire des profits, ce qu’il va appeler the partnership agreement et qu’Elvis va signer sans ciller. Dans son approche psychologique, Guralnick va loin, car il fait du Colonel une sorte de philosophe dont le thème de prédilection serait la raison du profit. Le Colonel menace en permanence d’écrire un livre dont le titre serait Combien Ça Coûte Si C’est Gratuit ?, ce qui veut dire que les choses n’ont de valeur jusqu’à partir du moment où on leur en attribue. Par conséquent, il estime que ses services valent bien 50 % de ce que gagne Elvis. C’est un raisonnement qui se tient. Professionnellement, le Colonel s’efforce de rester carré. Tout ce qu’il demande à son client, c’est show up and do the job. Une obligation sur laquelle il n’est pas en reste. Quand le Colonel vire des gens de l’entourage d’Elvis, il explique qu’il n’a rien de personnel contre eux. C’est juste du business. Elvis paye tous les gens qui l’entourent et le Colonel veille au grain. Quand il vire Larry Geller, il vire aussi les bouquins et la spiritualité. Et personne ne discute ses ordres. Le Colonel joue aussi un rôle de directeur artistique auprès de RCA. Il s’arrange pour que le son d’Elvis reste bien commercial. Quand le single «Big Boss Man» paraît, Elvis s’étonne : le son n’est pas celui qu’il a sur l’acétate RCA. Il dit à qui veut bien l’entendre que le Colonel s’en prend à sa musique, et là, ça ne va pas. Quand Elvis veut aller se produire en Europe, le Colonel s’y oppose. Il lui propose en échange des vacances aux Bahamas. Elvis accepte. En affaires, le Colonel est intraitable. Take it or leave it. Il n’y a pas de demi-mesure. Ça passe ou ça casse. Le responsable financier de RCA, Mel Ilberman, en bave tellement avec le Colonel qu’il envisage à un moment de rompre le contrat, rien que pour arracher ce vieux crabe qui s’accroche dans ses cheveux. Et puis vers la fin, le Colonel finit par envisager de vendre son contrat avec Elvis. Ça devient trop risqué à cause des drogues. Elvie grossit, il est en perte de vitesse. Sa santé bat de l’aile. Mais la vraie raison est plus prosaïque. On dit qu’il avait perdu des sommes colossales à la roulette du Hilton de Vegas : un million de dollars en un mois. À chacun son enfer.
( Elvis, Nixon, Red & Sonny West )
Oh, n’oublions pas la Memphis Mafia, c’est-à-dire les amis d’Elvis, ceux qui l’accompagnent en permanence et qui vivent et travaillent pour lui à Graceland et à Vegas. Il préfère les down-home southern boys, Red West, Sonny West, Lamar Fike, Marty Lacker, Alan Fortas, Jerry Schilling, Charlie Hodge, George Klein. C’est parce qu’ils portent des lunettes noires et des costumes en mohair qu’on les appelle la Memphis Mafia. À Las Vegas, ils jouent à la roulette et vont voir Della Reese, Jackie Wilson ou Fats Domino se produire sur scène. Ils vivent tous sous amphètes. Joe dit qu’on ne dort que deux heures par nuit, dans l’entourage d’Elvis. Dans les hôtels où séjourne la bande, c’est l’endless party. Elvis casse des planches pour ses exercices de karaté et dans les couloirs, les Memphis boys se battent à coups de pistolets à eau. Ils s’amusent comme des gosses. Maintenant qu’Elvis est riche, tout devient accessible : les poules, les jeux, les bijoux et les amphètes. Ils s’amusent tellement à Vegas que Memphis leur paraît triste en comparaison. Ils louent des salles de cinéma et des manèges pour se distraire. Lots of pills and lots of parties. Darvon, Tuinal, Dexamyl, Placidyl, tout y passe. On s’amuse bien à la cour du roi. C’est exactement la vie d’une cour que nous raconte Guralnick, quasiment jour après jour.
( Elvis & Chips )
La rencontre qui aurait pu être déterminante dans la carrière d’Elvis est celle de Chips Moman au studio American de Memphis. C’est Marty Lacker qui organise le coup, dans l’intérêt d’Elvis, bien sûr. Elvis a sacrément besoin de redémarrer sa carrière. Pour Chips, tout ce qui compte c’est l’enregistrement - making the record itself - Enregistrer chez lui à Memphis a porté chance à des gens comme Dionne Warwick, Dusty Springfield, Wilson Pickett et les Box Tops. Excusez du peu. Les proches d’Elvis espèrent que ça lui portera chance à lui aussi. Et Elvis se sent bien avec les Memphis Boys de Chips. Ils enregistrent la nuit, pendant deux semaines. C’est là qu’Elvis enregistre le «Suspicious Mind» de Mark James, l’un des songwriters appointés par Chips. Et quand les mecs du business coincent Chips dans un coin pour l’inciter à vendre ses droits de publication, ils tombent sur un os : Freddy Bienstock propose 25 000 $ à Chips qui lui dit : «Tiens tu vois, tu les prends et tu vas te les carrer dans le cul, t’as compris ?» C’est la fin de la relation avec l’équipe du Colonel et tous les gens de RCA qui grouillent dans le studio. Elvis ne reviendra hélas jamais enregistrer avec Chips qui avait pourtant réussi à le remettre en selle. Un autre producteur va aussi aider Elvis à se réhabiliter artistiquement : il s’agit bien sûr de Bob Finkel, le producteur de télévision qui réussit à monter le coup fumant du ‘68 Comeback, au nez et à la barbe du Colonel qui voulait des chansons de Noël. Finkel met Steve Binder sur le coup. Binder veut le King et il va l’avoir. Il demande à Elvis de changer. Pas question de voir l’Elvis d’Hollywood. Il veut du rock’n’roll. Pour Elvis, c’est une chance unique de revenir aux sources, de montrer qui il est en réalité. Il pige tout de suite. Et le miracle s’accomplit. Dans le film, on voit des choristes black à un moment : ce sont les Blossoms de Darlene Love, imposées par Elvis. Fantastique réussite, comme chacun sait - It’s 1955 and 1956 all over again ! - Elvis réinvente Elvis, et c’est exactement ce que le monde attendait.
Il faut aussi savoir qu’Elvis voulut enregistrer chez Stax, mais ce fut un désastre. Le matériel était dépassé et le choix de chansons mauvais. Elvis se pointe au studio avec cinq heures de retard et ça tourne en eau de boudin. Et quand on lui dit qu’on lui a piqué ses micros, Elvis sort du studio et ne revient pas. Par contre, quand il met en place ses shows à Las Vegas, il impose les Sweet Inspirations dont il admire le travail qu’elles font derrière Aretha. Il veut aussi James Burton. Il veut que son orchestre rocke le boat et c’est ce qui se produit.
Et puis avec l’arrivée des années soixante-dix, Elvis prend du poids. Il boit le Demerol au goulot. Quand le Dr. Sidney Boyer lui vient en aide, Elvis le remercie en lui offrant une Lincoln Continental blanche. Ah les cadeaux ! Guralnick nous en fait des pages entières ! Quand il offre des bijoux à ses musiciens, Elvis achète carrément la bijouterie. Il donne à chacune des Sweet Inspirations une bague de 5 000 $ pour les remercier. Il offre un avion au Colonel qui n’en veut pas : «Je n’ai pas besoin d’un avion et je peux m’en payer un !» Les gens finissent par suspecter la générosité d’Elvis. On est à deux doigts de l’accuser de vouloir acheter des sympathies. Mais Elvis est comme ça. Il a besoin de donner. Un autre jour, il dépense 70 000 $ de bagnoles-cadeaux dans la soirée : deux Mark IV, une Cadillac Seville pour un certain Ron Pietrefaso, et une Eldorado pour Linda. Il finit par dépenser tout ce qu’il gagne en bagnoles, en avions, en cadeaux, en armes, en bijoux, en fringues, des centaines de milliers de dollars. Vernon qui gère les comptes s’en rend malade.
Linda qui devient sa compagne après le départ de Priscilla constate qu’il est drug-impaired, mais il réussit à transcender l’amour physique pour aller au cœur du sentiment. Et Linda avoue qu’elle l’aime comme une mère. C’est exactement ce qu’Elvis attend des femmes. Avec Sheila, c’est la même histoire : Elvis préfère les bisous et les papouilles à la baise. La nuit, il a besoin d’eau, de pills, de Jell-O, de lecture. Pour elle, Elvis est l’innocence même. Sheila va loin dans la confidence avouant qu’il préfère le pumping (la pipe) à la baise classique. Aucune perversité là-dedans - Adolescent innocence was what it was all about.
( Dr Nichopoulos & Elvis )
Et puis on arrive dans la période Fat Elvis. Il enfle, perd sa voix. Sur scène, ça tourne à la tragédie. Il déconne complètement : «Adios you motherfuckers, bye bye. papa too/ To hell with the whole Hilton Hotel, and screw the showroom too !» Quand Priscilla qui ne l’avait pas vu depuis longtemps le revoit enflé, elle est choquée. Le corps d’Elvis finit par mal réagir à l’absorption massive d’uppers et de downers. Un jour, le bon Dr Nichopoulos demande à Elvis ce qu’il a mis dans sa seringue, Elvis lui répond qu’il ne sait pas. En fait, il se shoote du Demerol tous les jours.
( Jerry Schilling & Elvis )
Quand Elvis fait du karaté avec Ed Parker, c’est compliqué, car le pauvre Elvis est stoned, ce qui rend la situation cocasse. En fait, il aura passé toute sa vie allumé aux amphètes. Les choses vont commencer à mal tourner. Un jour, dans une chambre d’hôtel à Vegas, Elvis mange une soupe au poulet. Linda va dans la salle de bain et quand elle revient dans la chambre, elle le trouve évanoui, la gueule dans la soupe, en train de suffoquer. Elle appelle le médecin qui le réanime avec un shoot de Ritalin. Elvis revient à lui et dit tout simplement : «J’ai fait un rêve.» Sur scène, il a des problèmes de locomotion et de mémoire. Il oublie les paroles. En le voyant dans cet état, John O’Grady s’inquiète, il pense qu’Elvis va mourir. Même Jerry Schilling, vieux compagnon de route, cède au désespoir : «Tout ce qu’il peut faire maintenant, c’est mourir.» Sa fin de carrière prend l’apparence d’une suite de concerts uniques, un cirque qui n’en finit plus. Elvis souffre de troubles respiratoires et de pertes d’orientation. Mais un bon docteur surgit toujours à point nommé pour lui administrer la piqûre miraculeuse.
C’est la nouvelle fiancée Ginger qui découvre Elvis dans les gogues, écroulé par terre, la gueule dans le vomi et son pantalon de pyjama sur les chevilles. Pas très glorieux. Guralnick aurait pu nous épargne les détails. Ginger sent que c’est louche et elle alerte aussitôt la maisonnée. Joe essaye de le ranimer. Le visage d’Elvis est rouge, avec la langue pendante et les yeux injectés de sang, comme dans une mauvaise bande dessinée.
Signé : Cazengler, El tournevis
Peter Guralnick. Careless Love. The Unmaking Of Elvis Presley. Little, Brown 1999
L’avenir du rock
- Sous le joug des Dictators
(Part Two)
Chaque année, l’avenir du rock réunit ses vieux amis gauchistes pour une célébration de ce qu’ils appellent tous l’âge d’or de la lutte. Lionel, Arlette et Cécile ont tous pris un sacré coup de vieux, mais sous les touffes de cheveux blancs crépite encore un vieux reste d’enthousiasme révolutionnaire. Comme tout le monde a trop bu, la conversation déraille. Lionel lève son verre à l’avenir du passé :
— Vive l’auto-émancipation de la clause vivrière et vive la démocratie directive !
— Ouaiiiiis !
Clameur générale, ovation. Ils rigolent tous comme des bossus. Arlette se lève d’un bond et déclare :
— Cravailleuses, Cravailleurs !
Tout le monde applaudit.
— Ouaiiiiis !
— Mais j’ai pas fini !
— Ouaiiiiis !
Cécile se lève, elle tangue, elle réussit miraculeusement à se stabiliser et lance d’une voix de vieille fouine pervertie :
— L’État c’est pas la partie ! C’est la traction, la fonction mathématique, mirifique, politique, fatidique de la friterie !
— Ouaiiiiis !
Elle reprend, en tapant du poing sur la table :
— Alors ouiiiiiii, je serai toujours et à jamais la patriote de toutes les pâtes à la sauce tomate !
— Ouaiiiiis !
L’avenir du rock se lève et la main sur le cœur déclare :
— Je n’ai jamais osé vous l’avouer mes amis, mais aujourd’hui je peux enfin me libérer de ce poids : j’ai toujours eu un faible pour les Dictators...
— Ouaiiiiis !
En 2024, ça ne viendrait à l’idée de personne d’écouter le nouvel album des Dictators. Sauf si tu écoutais «The Next Big Thing» en 1975. C’est le genre de cut qui te marquait à vie. Alors c’est bien naturel que tu te poses la question : quel sens ça a d’écouter tous ces vieux groupes aujourd’hui ? Par exemple les Damned, ou encore les Hollywood Stars ? Une partie de la réponse tient dans le fait que ces vieux groupes font encore de bons albums, souvent plus intéressants que ceux des contemporains qui font l’actu. D’autant que les kros des nouveautés sont souvent biaisées parce que trop favorables. Si tu te fies à ce que racontent les kronikeurs dans la presse anglaise, tu te fais souvent avoir comme un bleu. Tout est une question de racines, et celles des Dictators sont de bonnes racines. Alors tu tentes le coup.
Il n’en reste plus que deux : Ross The Boss et Andy Shernoff. Scott Kempner a cassé sa pipe en bois l’an passé et nous lui avons rendu un petit hommage vite fait en passant. Au beurre, les Dictators ont récupéré l’Albert Bouchard de Blue Öyster Cult, et un certain Keith Roth fait office de nouveau chanteur.
Dans Vive Le Rock, une petite interview permet de faire le point sur la Dictature. Une belle photo orne la double : Keith Roth a fière allure, massif, déterminé, regard bleu sous une casquette sixties, et grosse boucle de ceinturon. Les Dictators se sont reformés en 2019, mais lorsque Scott Top Ten Kempner a cassé sa pipe en bois, il a fallu le remplacer : l’heureux élu est donc Keith Roth, le chanteur de Frankenstein 3000, un mec du Bronx, dont le grand frère était un pote de Scott Kempner. C’est Andy Shernoff qui répond aux questions du canardeur. Ça commence mal car Vive Le Rock lui demande si c’est bien sérieux de redémarrer un groupe avec seulement deux survivants, Ross The Boss et lui. L’Andy rétorque qu’à part U2, il ne reste pas beaucoup de groupes d’origine complets. Et puis l’Andy rappelle que faire le Dictator, c’est son métier, il a commencé très jeune et il adore ça - Each day you make music is a good day - La question qu’il ne fallait pas poser arrive : Et Manitoba ? L’Andy répond sèchement que pas de nouvelles depuis 2009, «so bringing him back never crossed our minds.» L’Albert Bouchard, c’est pas pareil. Il s’agit d’un vieux poto. L’Andy rappelle aussi que les Blue Öyster Cult sont des kindred spirits. Les Dictators font d’ailleurs une cover de «Transamaniacon MC» sur le nouvel album. Il y a aussi un hommage à Joey Ramone qui a toujours été un good buddy. L’Andy rappelle qu’il fréquentait Joey avant qu’il ne soit dans les Ramones et qu’il était assis près de lui quand il a rendu son dernier soupir à l’hosto. Ça se passe entre New-yorkais. Il rappelle aussi que les Beatles, les Stones, les Kinks et les Beach Boys sont ses influences et que leur album Go Girl Crazy est sorti un an avant celui des Ramones. Donc, oui, proto, poto !
Bon, c’est vrai, le nouvel album sans titre des Dictators n’est pas l’album du siècle. Mais on retrouve néanmoins le New York City Sound de base, et ce dès «Let’s Get Back Together» que chante Andy Shernoff. C’est du Dictators pur et dur, il y va au c’mon c’mon. Keith Roth prend le chant sur «My Imaginary Friend» et ce n’est pas la même voix. Il passe en force. On voit aussi que les Dictators n’ont jamais lâché la rampe. Ils opèrent un grand retour aux mamelles du destin avec «All About You». Ross the Boss is on fire ! C’est hot as hell, l’empire des heavy chords s’étend de nouveau à l’infini. On retrouve des gros paquets de riffs congestionnés dans «Wicked Cool Disguise». Avec Ross The Boss, ça devient lumineux. C’est un virtuose des bas-fonds. L’intro de «God Damn New York» annonce bien la couleur. Ce démon de Ross gratte sa cocote new-yorkaise. Une vraie brute ! Mais pour le reste, on est loin du Next Big Thing. Tout est bardé d’un max de barda, les cuts sont faibles et pourtant le son reste dense, comme s’il cachait la misère. Ils font du pur blast à l’ancienne avec «Thank You & Have A Nice Day» et voilà qu’ils rendent hommage à Joey Ramone avec «Sweet Joey». Ross gratte une cocote incroyablement sèche. Il ne mégote pas sur la marchandise. Que peux-tu dire de plus ?
Signé : Cazengler, Dictatorve
Dictators. The Dictators. DEKO 2024
Profiled : The Dictators. Vive Le Rock # 117 - 2024
Inside the goldmine
- Ovation pour les Ovations
Jo-l’occasion aurait pu traîner avec des mecs bien, un groupe de projet pédagogique ou un club de badminton, par exemple, mais il préférait fréquenter notre gang de Pieds Nickelés. On l’avait surnommé Jo-l’occasion parce qu’il était toujours partant. On pouvait lui proposer n’importe quoi, il ne discutait pas. Il ne cherchait pas à savoir le pourquoi du comment. C’est assez rare de voir des mecs aussi bien disposés, des mecs d’une si bonne nature. Par la force des choses, il illustrait à merveille ce vieil adage disant que l’occasion fait le larron. Alors on a fini par en faire un jeu. À l’apéro, on lui proposait un plan pour la soirée, comme le faisait Alex avec ses Droogs :
— On va baiser la femme de Desbordes, pendant qu’il est au boulot, elle est super-chaude et elle est d’accord. Ça te branche ?
— Pas de problème.
Le lendemain soir, on lui proposait un plan un peu plus aventureux :
— On va vider le semi-remorque d’un transporteur de champ’ sur l’aire de Plessis, pendant que le chauffeur bouffe au restoroute. Ça te branche ?
— Pas de problème.
Le jeu consistait de faire monter le niveau de craignosité, pour tester son élasticité.
Le soir suivant, on lui proposa d’aller tous les six au resto du Grec, de choisir les meilleurs plats et les meilleurs vins, puis, à la fin du repas, d’aller le trouver au comptoir pour lui annoncer qu’il allait s’asseoir sur l’addition. Pas de problème.
Pour monter encore d’un cran, on lui présenta le coup de siècle.
— Tiens, voilà un calibre. Demain matin, on va aller se garer devant la banque qui se trouve face à la sortie du métro, tu vois où c’est ? Toi tu entres, tu braques et nous on t’attend dans la bagnole. Dac ?
On a entendu des coups de feu. Alors on a mis les bouts. Jo l’occasion s’est sûrement fait dessouder. Pousser le bouchon, c’est un métier, et il n’était pas fait pour ça. Quelle déception !
Les Ovations sont aussi un gang, mais un gang plus paisible que celui qui tenta d’incorporer Jo-l’occasion.
Pour les ceusses qui ne les connaîtraient pas, les Ovations de Louis Williams sont une grosse équipe de Memphis. On devrait dire une très grosse équipe. Les Ovations méritent une ovation car ils sont les rois du groove sentimental. Ils ont démarré leur carrière sur le fameux label Goldwax de Quinton Claunch et sont passés ensuite sur Sounds Of Memphis, un studio/label distribué par MGM. Le trio se compose de Louis Williams et de deux ténors, Nathan Lewis (first tenor) et Billy Boy Young (second tenor). Martin Goggin qui signe les liners de Kent Soul tient beaucoup à ce détail. Les autres grands acteurs de la légende des Ovations sont Dan Greer, et Gene Lucchesi. Boss de Sounds Of Memphis, Lucchesi est devenu riche en 1965 avec «Wolly Bully». N’oublions jamais que Sam The Sham & The Pharaohs sont au cœur de la légende du Memphis Beat. C’est avec le blé de «Wolly Bully» que Lucchesi monte son studio en 1968. Lucchesi embauche Dan Greer pour remplacer Stan Kessler parti courir l’aventure ailleurs. Dan Greer est à la fois singer, songwriter et producer. Il commence par produire Lou Roberts, puis les Minits et Spencer Wiggins. Dans les parages de Lucchesi et de Stan Kessler, on retrouve aussi Willie Cobbs et son fameux «You Don’t Love Me». C’est Kessler qui monte les Memphis Boys de Chips Moman, puis les Dixie Flyers de Jim Dickinson. Dan Greer est à la recherche d’un gros nom, il vaut percer, alors il flashe sur les Ovations, a major vocal group in Memphis, un trio qui a tourné avec Otis et James Brown et qui s’est produit à l’Apollo de Harlem. Les Ovations ne sont pas des oies blanches. Et comme petite cerise sur le gâtö, Dan Greer va leur composer des hits sur-mesure. Il va aussi faire appel à son vieux partner George Jackson, avec lequel il duettait au temps de George & Greer, qu’on retrouve bien sûr une autre compile Ace. Comme backing band, Dan Greer louche sur The Hi Rhythm, mais ils sont trop occupés avec Willie Mitchell, alors Dan embauche un groupe de club local, The Trademarks. Et roule ma poule. Il faut considérer les albums des Ovations comme d’immenses classiques du Soul System.
Hooked On A Feeling est un Sounds Of Memphis de 1972. T’en reviens pas ! Classic Soul, mais chantée à outrance. Louis Williams va chercher la dragée haute en permanence, avec de gros accents de Sam Cooke, il bourre le mou de son «Can’t Be Satisfied» à coups de when you touch me ! On imagine le travail. Tous les cuts montent bien, mais sans exploser. Pas de coït. Ces trois mecs sont brillants. Ils parfument «Were You There/Touch The Hem Of His Garment» au gospel pur. Louis Williams s’adresse à Gawd. Ils tapent dans des styles très différents, et derrière ça gratte des poux en creux. Memphis style !
Having A Party sort l’année suivante. Album nettement plus groovy, plus cooky, d’ailleurs ils commencent par saluer Sam Cooke avec «Having A Party» - Dedicatd to the grrrreat Sam Cooke - Les gens applaudissent. Dan Greer signe «Born On A Back Street», une belle pop de Soul, cool & collected, bien touffue. «My Nest Is Still Warm (My Bird Is Gone)» va plus sur le downhome de Beale Street, ils tapent là un authentique heavy boogie blues. Encore du Sam Cooke avec «You Send Me», le groove des jours heureux. Et même fantastiquement heureux ! La big Soul de Dan Greer reprend la main avec «I Can’t Believe It’s Over». En plein dans le Memphis Beat ! Et bien sûr, ils bouclent avec «A Change Is Gonna Come», la cover de rêve - I was born by the river - Tu l’as. C’est du pur Sam Cooke.
Sur le Sweet Thing de 1981 se niche une belle perle noire : «You Gave Me The Best Performance». Cette Soul te flatte bien l’intellect. Louis Williams sort le grand jeu, il a tout le soft de la Soul. Louis II de Memphis porte bien son nom, un vrai Bavarois en black. L’autre coup de Jarnac de Sweet Thing est le «Till I Find Some Way» d’ouverture de bal. C’est en quelque sorte le groove de génie définitif. Ces mecs dansent dans l’air du temps, produits par Dan Greer, tu n’y peux rien, ils sont plus forts que toi, ils te rendent même heureux, sugar baby/ Ya drive me crazy. Leur Soul est même littéralement seigneuriale. Louis Williams amène son «Plumber» comme De Niro dans Brazil : «I’m/ I’m the plumber !». Nouveau shoot de fast heavy groove directif. Ils t’en mettent plein la vue. Ils tapent l’«I Can’t Believe It’s Over» à l’orgue d’église. Grosso modo, c’est une resucée de «When A Man Loves A Woman», mais heavy as hell. Et leur morceau titre dégouline tout simplement de bonheur : c’est la Soul des jours trop heureux. Ils terminent avec un shoot de Soul parfaite, «Pa Pa». Si tu cherches du real deal, alors écoute les Ovations.
Ces démons de Kent ont même réussi à rassembler les Goldwax Recordings. Alors attention, on attend des miracles de Goldwax, et parfois on attend longtemps. C’est une Soul gluante, un peu théâtrale. Les Blackos y versent des larmes de sang. Il faut attendre «Qualifications» pour les voir tous les trois faire du gros popotin de fast r’n’b d’all she had to do is give a little call. D’une certaine façon, les Ovations sont les rois inconnus du groove. Louis Williams te colle «Ride My Trouble And Blues Away» au plafond, et fait son Sam Cooke sur «Happiness». En règle générale, ils se la coulent douce. Tout est très black chez Goldwax. Ils tapent l’excellent «What Did I Do Wrong» à coups d’harp, choix étrange et bienvenu. Toujours ultra chargé, voici «I Need A Lot Of Loving». Louis Williams chauffe son «Peace Of Mind» à coups d’everything - I got something you ain’t got/ Peace of mind - On ovationne les Ovations.
Merci Kent Soul pour ce One In A Million - The XL & Sounds Of Memphis plein comme un œuf. Louis Williams et ses deux amis sont le son et le power. La seule chose qui les intéresse dans la vie, c’est le groove de rêve («Touching Me»). Ils savent aussi tortiller du cul comme le montre «Don’t Break Your Promise», c’est plein de son et de listen to me. Ils tapent «You’ll Never Know» à l’extrême onction du doo-wop, pur jus de black genius. C’est d’un niveau hallucinant de véracité, Louis Williams te chante ça à la titube incoercible. Si tu veux du mythique, en voilà avec «Soul Train», l’hymne black par excellence. On reste dans la Memphis Soul avec «Having A Party», sacré clin d’œil à Sam Cooke. En fait, ces mecs n’arrêtent pas un seul instant, ils enfilent les hits comme des perles, ils tapent «I Can’t Believe It’s Over» au heavy groove de bassmatic et «Don’t Say You Love Me (If You Don’t Mean It)» au swing de jive. Ils sont à l’aise partout, ils éclatent les cuts les uns après les autres. Encore un cut énorme avec «I’m In Love», c’est de la Soul géniale, même chose avec «Pure Natural Love», signé Jackie De Shannon, tendu à se rompre, ils te réinventent la Soul, comme s’ils élevaient un nouveau sommet du lard. Ils sont même au-dessus de tout ce qu’on peut imaginer. Ils disposent de qualités harmoniques inégalées. Encore une Sainte-Barbe qui saute avec «Sweet Thing», véritable slab de wild Soul funk, signé George Jackson, et complètement allumé. Ils tapent plus loin leur «Hangin’ On» au beat de hangin’ on et ils terminent cette partie de rodéo avec «You’re My Little Girl», un heavy groove de Soul demented parfumée de calypso.
Signé : Cazengler, Ovascié
Ovations. Hooked On A Feeling. Sounds Of Memphis 1972
Ovations. Having A Party. Sounds Of Memphis 1973
Ovations. Sweet Thing. Sounds Of Memphis 1981
Ovations. Goldwax Recordings. Kent Soul 2005
Ovations. One In A Million. The XL & Sounds Of Memphis. Kent Soul 2008
Les Datsuns ne sont pas des voitures
- Part Two
Les Datsuns ? Pas de problème. Pas de surprise. Pas d’entourloupe. Pas d’avenir. Pas de papa. Pas de maman. Juste un peu de passé (ils tournent et enregistrent depuis vingt ans), juste un peu de garage néo-zélandais, juste un joli brin de showmanship comme on dit dans la perfide Albion, mais rien de transcendant ni de tentaculaire. Tu prends ton billet et surtout, tu fermes ta gueule. Tu te mets là, tu regardes, t’écoutes un peu les paroles, mais pas trop, t’applaudis mollement, et tu conclus bêtement que l’un dans l’autre, t’as passé une bonne soirée. T’essaies de ne pas trop te souvenir de leur dernier show normand en 2014, car t’en gardes le souvenir d’un concert problématique, t’avais tout simplement assisté aux affres d’un groupe en panne d’inspiration, le genre de tuile qui ne pardonne pas et qui ruine une réputation. Ce sont des choses qui arrivent à beaucoup de groupes, au bout de 15 ou 20 ans.
Comme beaucoup de groupes, les Datsuns sont devenus une marque, et donc un fonds de commerce, alors ils continuent. Ils exploitent leur petite veine. Peut-être en vivent-ils. On ne sait pas. Mais la faune garage européenne les connaît. Toux ceux que tu croises ont un petit truc à raconter sur les Datsuns. Sept albums en 25 ans, c’est assez respectable, surtout que les deux premiers ont bien tapé dans le mille, à l’époque. Il fut un temps où Rudolf De Borst était à la une du NME, ce qui était une sorte de belle consécration.
Il est toujours là, le Borst, frétillant comme un gardon zélandais, sautillant comme un zébu sous speed, il cumule admirablement bien les fonctions, il chante et mouline un bassmatic polyvalent, il danse et il voyage, il fait voler ses cheveux et s’égosille comme un oisillon affamé, il revient et il repart, il n’a pas de voix, mais il compense par une extraordinaire débauche d’énergie et fatalement, il finit par s’imposer. Il joue bien le jeu de la rockstar. Il semble qu’il soit né pour ça. Il semble même que ce soit son destin, yo ! Il rafle fantastiquement la mise avec son excès de zèle zélandais. Il remporte ce qu’on appelle une victoire de haute lutte. Il jette chaque seconde de présence scénique dans la bataille et parvient à cacher la misère. De ce point de vue, il est admirable.
En plus, il est bien entouré. Ça gratte les poux qu’il faut et ça bat le beurre qu’il faut. Ces mecs connaissent toutes les ficelles, surtout celui de gauche qui s’appelle Christian Livingstone : c’est un clone de Jimmy Page. Ne manque que l’archet. Il gratte ses poux sur une Les Paul et n’est pas avare de poses héroïques. Il sait se pencher en arrière et faire de belles grimaces bien ridicules. Ça fait partie du jeu. Les gens adorent photographier ce genre de plan pourri pour aller poster l’image sur leur page machin. Les salles de concerts sont devenues de véritables centres de production numérique, t’en as même qui échangent des messages en direct. Ça devient un cirque, mais c’est pas grave, il ne faut pas s’en formaliser. Vazy Jimmy Page, fais ton cirque. On te paye pour ça. Avant on allait voir les singes savants et les éléphants au cirque. Maintenant on va voir les Datsuns au club. Si le cirque fait partie du jeu ? On ne se pose même plus la question.
Pour muscler leur show, ils tapent dans leur premier album («Sittin’ Pretty», «Lady» et «Harmonic Generator»), et dans le deuxième avec «Girls Best Friend». Ils ouvrent et referment avec deux cuts tirés de Death Rattle Boogie, «Gods Are Bored» et «Gold Halo». Ils proposent une sorte de Best Of. C’est de bonne guerre.
Leur dernier album Eye To Eye est donc faiblement représenté. Tout au plus trois cuts dont l’excellentissime «Bite My Tongue», attaqué à la pure violence riffique, c’est même du big time qui ne veut pas lâcher la rampe et Jimmy Page passe bien sûr un killer solo flash d’antho à Toto. Et il récidive en fin de cut. Ils tapent aussi «Other People’s Eyes» sur scène, mais ils se perdent dans leur enfer, comme le font souvent les vieux pros. On entend aussi Jimmy Page partir en quenouille de vrille sur «Brain To Brain». C’est un vrai perceur de blindages. Dommage qu’ils n’aient pas joué «Dehumanise», car c’est noyé de disto zinzin zélandaise. Jimmy Page descend au barbu de la wah. «Dehumanise» est le cut idéal : vite en place et ça tourne au blast. Quand t’écoutes ça, tu te dis que t’as un big album dans les pattes. Ce que vient confirmer ce «Warped Signals» gorgé de power. Avec «Sweet Talk», ils passent au stomp des zazous zélandais. Ils sont à l’aise dans tous leurs domaines. Ils virent poppy popette avec «Moongazer», mais avec une belle voracité. Ils tiennent bien leurs promesses et flirtent même avec les Beatles, alors t’en reviens pas.
Signé : Cazengler, daté
Datsuns. Le 106. Rouen (76). 28 mars 2025
Datsuns. Eye To Eye. Hellsquad Records 2021
Wareham câline
- Part Three
Le real Dean repart de plus belle avec sa copine Britta. Ils montent le duo Dean & Britta et se jettent dans l’aventure avec L’Avventura. C’est l’album des grands
mimétismes, à commencer par «I Deserve It» qui sonne comme du Gainsbarre. C’est pompé sur «Melody Nelson». Puis t’as «Moonshot» qui est du pur Lou Reed, même si c’est un cut de Buffy Sainte-Marie, le real Dean te le prend en mode intrinsèque, sa voix craque d’éclats intenses, c’est d’une ampleur considérable. Avec «Hear The Wind Blow», il refait «Pale Blue Eyes, et pourtant, c’est un cut d’Opal, c’est-à-dire Kendra Smith et David Roback. Son sometimes it seems n’est pas loin de linger on your pale blue eyes. Le real Dean jette tout son génie vocal dans la balance et croasse deux ou trois syllabes au passage, histoire de faire son Lou. Encore une cover, celle du «Random Rules» des Silver Jews. La classe mélancolique de David Berman lui va comme un gant. Il enchaîne avec une autre cover, l’«Indian Summer» des Doors, qu’il prend à la douce gentillette. Bel hommage à Jimbo. Le real Dean et Britta duettent comme des dieux sur «Ginger Snaps». Ils tapent dans leur meilleure veine. Le real Dean est le premier à le dire : «One of the best things I have ever done. Certains albums sont meilleurs que d’autres, et je voyais celui-là comme l’album que j’avais voulu faire toute ma vie, influencé par Glen Campbell et Bobbie Gentry, Lee Hazlewood et Nancy Sinatra, Madonna, Nina Simone et Mary Tyler Moore.»
Tu vas trouver trois très belles choses sur Black Numbers, à commencer par «Words You Used To Say», un gros clin d’œil à Lou Reed. Le real Dean chante au deepy deep. C’est un fieffé follower. Britta le rejoint un peu plus loin et elle sort sa meilleure voix éthérée. Tu tombes ensuite sur «Wait For Me», en plein dans la lignée de la pureté. Britta attaque ça au sucre candy. T’en reviens pas de tant de beauté. Le real Dean est avec Doug Mercer des Feelies l’un des derniers héritiers du Velvet. Mais il faut bien dire que Britta sait bien prendre les choses en mains («You Turned My Head Around»). Elle attaque encore «White Horses» au doux du candy. Elle a un candy très particulier, elle sonne comme une ingénue libertine. Quant au real Dean, il montre encore avec «Me & My Babies» qu’il est d’une insondable profondeur artistique. Il adore le sucre candy de «Say Goodnight», pas de doute. Il recrée encore une fois le son de Pale Blues Eyes dans «Crystal Blue RIP». Il n’a rien perdu de ses pouvoirs de mage.
C’est l’Andy Warhol Museum et le Pittsburg Cultural Trust qui ont demandé au real Dean et à Britta d’enregistrer 13 Most Beautiful: Songs For Andy Warhol’s Screen Tests, pour accompagner 13 Screen Tests d’Andy Warhol. Le real Dean dit aussi que Warhol a tourné 470 screen tests. Dans les liners, il rentre bien dans le détail des personnages qu’il a choisis. Les liners sont beaucoup plus intéressants que les enregistrements. Le real Dean a lu énormément de books sur la Factory. On ne craque véritablement que sur trois des Songs For Andy Warhol’s Screen Tests : «I’ll Keep It With Mine» dédié à Nico, Britta s’y colle, elle s’y colle merveilleusement bien, elle dégage la puissante mélancolie urbaine de Nico. Sur «Not A Young Man Anymore» dédié à Lou Reed, le real Dean fait son Lou. L’illusion est parfaite. Et puis «Eyes In My Smoke», dédié à Ingrid Superstar, et qui tape en plein dans le smoke du Lou, la qualité du smooth est inégalable et t’as le solo liquide en prime. D’autre cuts accrochent un peu, comme par exemple «International Velvet Redux» dédié à Susan Bottomly, car le real Dean part en épais solo de désaille vinaigrée. Avec «Herringbone Tweed» dédié à Dennis Hopper, il part en mode heavy groove à la «Sister Ray», mais sans la folie sonique. «Knives From Bavaria» dédié à Jane Holzer sonne comme le «Bonnie & Clyde» de Gainsbarre.
Quarantine Tapes est un album de covers. On en retiendra trois : «Massasuchetts» des Bee Gees (le real Dean tape dans le sacré, il a le sucré de Robin, alors ça fonctionne et ça grimpe dans les harmonies vocales), «Most Of The Time» (Dylan, le real Dean réussit l’exploit de sonner comme le vieux Bob) et «Ride Into The Sun» (Velvet dans l’âme, gratté aux gros accords las). Le reste n’accroche pas. Ils démarrent l’album avec le «Neon Lights» de Kraftwerk qui rime si richement avec berk. Ils se vautrent sur une cover pourrie du «So Bored With The USA» des Clash. Avec le «Carnival Slow» des Seekers, on se croirait à l’Eurovision. Ils font du mou du genou sur le «23 Minutes In Brussels» qui date du temps de Luna, et on perd patience. Par contre, le real Dean donne de l’air à l’«Air» de Mike Heron et il y va à grands coups d’acou.
La cerise sur le gâtö du duo, c’est leur collaboration avec Sonic Boom. D’abord un EP, Sonic Souvenirs, en 2003. Sonic te nappe ça bien. Il arrose tout de crème anglaise. Le real Dean refait son Lou sur «Hear The Wind Blow (Down Moonlight Mile)». Un vrai bijou de Velvet latent, gorgé d’écho. Plein son. On retrouve sa belle profondeur de timbre dans «Moonshot (Myths Of Heaven)». Ça craque sous la dent, ça cloque de densité. Dean & Britta duettent comme des cakes sur «Ginger Snaps (And Sugar Winks)», et font siffler les S de when the kitchen sinkS/ When the sugar winkS. Très pur. Merveilleuse association.
Puis l’an passé, Dean & Britta & Sonic Boom ont enregistré leur Christmas Album, A Peace Of Us. Franchement, ce serait une grosse connerie que de faire l’impasse sur cet album, car Sonic Boom y fait des merveilles. Le «Snow Is Falling In Manhattan» est très «Pale Blue Eyes». Nos trois amis restent dans la ligne du parti. Le real Dean adore sa vieille traînasse. Tout est très éthéré, très intéressant, très haut de gamme sur cet album. Britta chante «Do You Know How Christmas Trees Are Grown» d’une voix pure de crystal clear. Le real Dean prend ensuite son «Old Toy Trains» au doux du doux. Le «Silver Snowflakes» qu’on croise plus loin n’est autre que le «Greensleeves» de Jeff Beck, et le «Still Natch» est bien sûr le «Silent Night» bien connu des amateurs de réveillons. A Peace Of Us est en fait un Christmas album. Coup de tonnerre en B avec un hommage à Totor : «You’re All I Want For Christmas». T’as même les castagnettes et ça sonne comme un hit des Ronettes. Britta fait encore un carton avec «If We Make It Through December», elle est à l’aise avec la country de saloon, elle est même assez paradisiaque, très Nancy Sinatra, et t’as la prod de Sonic Boom. L’album se termine par un hommage à John Lennon, «Happy Xmas (War Is Over)». T’es tout de suite dans le cercle magique. Pas de meilleure aubaine.
Oh mais c’est pas fini ! Le real Dean enregistre aussi des albums solo. Le dernier en date s’appelle I Have Nothing To Say To The Mayor Of LA. Tu vas te régaler de la belle pop enchanteresse de «Cashing In». Le real Dean sait emballer son fan. Il a vraiment un charme fou. Avec «Robin & Richard», il sonne comme le Lou, une fois de plus - My pleasures are plenty - C’est du pur Lou. Il termine en mode clairette phosphorescente, c’est un éclair de génie. Génie encore avec «Under Skys», tu le vois littéralement partir en solo sous les skys. Le real Dean est un fabuleux guitariste, il te fait tourner la tête, tu pourrais lui dire, sur un air de Piaf, «mon manège à moi c’est toi.» Nouveau coup de génie avec «Why Are We In Vietnam». Il se pose des questions existentielles. Il reste très new-yorkais dans son approche philologique et bien sûr, tu le vois se lancer dans l’un de ces finals élégiaques dont il a le secret. Il rivalise d’intelligence guitaristique avec Tom Verlaine, c’est une évidence.
Emanciped Hearts sonne comme une sorte de point bas dans l’œuvre qu’il faut bien qualifier de tentaculaire du real Dean. Il attaque avec «Love Is Colder Than Death», un big balladif entreprenant. Il a raison, le real Dean, l’amour est plus froid que la mort. Il prend son plus beau timbre de Lou pour attaquer son morceau titre. Il chante vraiment comme son idole. On assiste ici à une belle évolution du domaine de la lutte. Et puis après, ça se gâte. Il monte un coup très weirdy avec «The Longest Bridges In The World» et se plaint bien dans le demi-jour avec «The Ticking Is The Bomb».
Paru en 2014, Dean Wareham vaut le détour pour trois raisons majeures : «Beat The Devil» et «Happy & Free» (deux Beautiful Songs), et un authentique coup de génie nommé «Babes In The Wood» où il sonne comme le grand continuateur du Velvet. Ils travaille sa magie sibylline à coups de take care, il t’emporte comme le ferait un vent très voilent. Avec «Beat The Devil», il va droit sur l’excellence carabinée, il met en avant une façon de chanter très intrinsèque et tu tombes invariablement sous le charme. Il tape l’«Happy & Free» à l’aune de la Beautiful Song, avec des éclats pop en forme de réminiscence d’effervescence, il te soigne bien la cervelle, tu peux y aller les yeux fermés, le real Dean est un crack du doux, le plus bel héritier du Lou, il prolonge cet art unique au monde, cette vision de la pop nourrie à la fois de grandeur mélodique et de décadence. Le real Dean est un fabuleux distillateur de jus pop, il chante avec cet accent d’entre-deux qui ne trompe guère. C’est un fin renard du désert, un admirable stratège velvétien.
Le real Dean monte encore un side project en 1997 : avec Cagney And Lacee et un seul album, Six Feet Of Chain. Lacee s’appelle en fait Claudia Silver. Avec «Lovin’ You», t’as l’impression de planer dans un rêve. Elle crée de la magie sur des nappes de violons étales. C’est très easy listening. Elle peut aussi chanter à la belle aventure de country girl («The Last Goodbye» et «By The Way»). Country, mais beau. Et puis tu t’extasies sur «Greyhound Going Somewhere», pur jus de Cosmic Americana, eh oui, le real Deal est capable de ça. Elle veut partir en Greyhound, n’importe où - I’m leavin’ ! - Elle finit ce bel album en mode pop chaude avec «I’m Not Sayin». Elle réchauffe la pop dans son giron. Le real Dean permet ce genre de petit miracle d’intimité tiède et réconfortante.
Signé : Cazengler, qui dort Dean
Dean & Britta. L’Avventura. Jetset Records 2003
Dean & Britta. Black Numbers. Zoé Records 2007
Dean & Britta. 13 Most Beautiful: Songs For Andy Warhol’s Screen Tests. Double Feature Records 2010
Dean & Britta. Quarantine Tapes. Double Feature Records 2020
Dean Wareham. Emanciped Hearts. Double Feature Records 2013
Dean Wareham. Dean Wareham. Double Feature Records 2014
Dean Wareham. I Have Nothing To Say To The Mayor Of LA. Double Feature Records 2021
Dean & Britta. Sonic Souvenirs. Jetset Reords 2003
Dean & Britta & Sonic Boom. A Peace Of Us. Carpark Records 2024
Cagney And Lacee. Six Feet Of Chain. No. 6 Records 1997
Dean Wareham. Black Postcards: A Memoir. Penguin Publishing Group 2009
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C’est une parution sur Western AF qui date un peu. Quatre ans déjà. Elle se démarque de toutes les autres. Soyons franc, difficile de faire mieux question western. Paysage désertique magnifique, une fille qui cause, lorsqu’elle apparaît sur l’écran vous comprenez que vous êtes dans un ranch, pour les prairie d’herbe bleue vous êtes gros jean comme devant, au fond des montagnes pelées jusqu’à l’os, le sol est fait de poussière, OK, nous ne sommes pas dans le Kentucky mais dans le Nevada, une question vous turlupine mais où donc font-ils paître leurs chevaux, j’ai oublié de préciser, elle a un cheval, isabelle comme celui de ma fille, et un chien sans canapé alors que les miens… l’on aperçoit quelques poules, j’ai envie d’être un renard, elle s’est assise devant l’entrée d’un bâtiment fait de bois et de tôle, vous réalisez que ses avant-bras sont posés sur une guitare tenue à plat sur son giron. Au plan suivant elle s’en est saisie, deux coups de gratouillis et elle commence à chanter.
RAMBLIN’ MAN
JADE BRODIE
(Western AF / 2022)
La version la plus dépouillée de Ramblin Man que je n’ai jamais entendue, je la qualifierais de rudimentaire si je n’avais peur que vous compreniez mal ce mot, guitare minimale, vocal sans emphase, les couplets répétés, les yeux fermés, le visage plissé, toute la tristesse du monde vous tombe dessus, c’est quoi ce truc, même pas du country, même pas du folk, même pas du blues, l’on est aux racines, c’est ainsi que devaient chanter les songsters vers 1840 que l’on n’a jamais entendus.
J’ai voulu en savoir plus. Première chose sur laquelle je tombe en ouvrant le site Western AF, un article Meredith Lawrence Premier détail pioché, née en Californie, elle a vécu à Santa Rosa, ville située au nord de San Francisco, ses parents s’intéressent à la musique, elle a dix-huit ans lorsque son ami et son disquaire lui offrent une guitare et un coffret de blues et de country féminins… Presque un conte de fées qui emprunte une voie typiquement américaine : le train. Elle sera réparatrice de locomotives. Existerait-il un moyen amerloque de se déplacer encore davantage mythique ? Oui, le cheval. Période de chômage, elle en profite pour dégoter un job dans un ranch. Certainement vous avez aussi les highways, n’ayez crainte elle coche toutes les cases : l’est en train de conduire lorsqu’elle refuse de bifurquer vers un nouveau stage de conductrice de locomotive, elle préfère les chevaux et passer sa vie à chanter et à composer…
GETTING OUT OF HERE
JADE BRODIE
(Dusty Vaquero / 2024)
Dusty Vaquero est un site qui fonctionne à la manière de Western AF, enregistrant live des artistes qui n’ont pas atteint une renommée internationale. Nous retrouvons Jade Brodie en direct. On ne la reconnaît plus. Elle porte un joli chemisier blanc à fleurs, un chapeau de cowboy, mais un jean, des guêtres et des boots plantées dans la terre, elle est assise sur un billot devant un bâtiment de bois, supposons une écurie… Des cheveux blonds mi-longs encadrent son visage. Elle résume en quelques mots sa vie à travailler, son désir de trouver mieux.
Goodbye the ramblin’ songster man, this is Brodie country, cowboy par excellence, yodle à la perfection et vous conte l’histoire de ces hommes qui sont partout ailleurs mieux que chez eux. Plus un dernier couplet pour vous avertir qu’ils ont trouvé l’endroit qui les retient. Très différent au niveau du style de chant du précédent mais tout aussi charmeur.
Sur bancamp seulement trois morceaux :
SPLIT MY TOOTH
(Mars 2020)
Jade Brodie : chant, guitare acoustique, et paroles / John Courage : guitare solo / Kirk Fortin : violon / Francesco Echo : basse / Dan Ford : batterie.
Belle photo. On la croirait chez elle. Mais non dans le compartiment d’un train. Toute belle, le soleil la dore d’un de ses rayons. Ses cheveux de miel et l’angoisse sur son visage. Elle tend la main vers sa guitare comme si elle n’osait pas la saisir.
Elle peut remercier ses musicos, lui font un accompagnement de rêve, mais son vocal magnifie cette balade d’une tristesse absolue. Une voix qui ne flanche pas, elle se pose sur la musique comme un poison qui coule dans vos veines et qui remonte dans votre cœur pour l’empêcher de battre. Trop de distance entre deux êtres. Dans une note de présentation elle avoue qu’elle a bâti cette chanson sur un vers d’un morceau Townes Van Zandt qu’elle avait chanté à son mari, le jour de leur mariage. Ne vous étonnez pas qu’ils aient divorcé quelques mois plus tard. Comment croire que l’être aimé restera si vous lui accordez la liberté de partir… L’existe une Official Vidéo. Quelques scènes nauséeuses de solitude et d’impuissance dans un bar, dans sa robe rouge, princesse déchue de son propre rêve elle caresse un alezan, ce n’est pas un film, juste des éclats d’âme brisée comme un miroir intérieur qui n’a pas supporté d’avoir tant été regardé.
MAKING HISTORY
(Février 2021)
Photo de la même série que la précédente. Elle est encore plus belle gainée dans sa robe rouge. Princesse alanguie, le soleil amoureux caresse son visage. Encore inquiet, mais sa guitare est à ses côtés.
Vous avez une Official Video. Rien d’exceptionnel. Un mélange de vie vécue et de vie rêvée. Pas tellement différentes. Même si l’une va d’avant et si l’autre n’a pas la force de retourner en arrière. Certes les musicos vous imposent le roulis monotone du train qui roule vers l’absurde shuffle d’une existence partagée en deux. Bosser au loin pour gagner sa vie équivaut à la perdre. Les paroles ressemblent à une de nos comptines enfantines, sans joie, sans exaltation, sans chocolat en récompense finale. Une voix aussi froide qu’une langue de serpent. Qui n’en finit pas de vous mordre. Quand l’un est là, l’autre est ailleurs. Existences effilochées. La grande Amérique broie l’existence de beaucoup.
(Jae Nobody est au violon).
OPEN ROAD
(Février 2022)
Plus de soleil. Photo en blanc et noir. Ils n’ont pas dû le faire exprès mais son visage marqué d’ombre et d’angoisse évoque pour un français certains clichés expressionnistes d’Edith Piaf.
Encore une vidéo. Crépusculaire. Le soleil se couche sur les paysages américains. Vous ressentez une inextinguible tristesse, celle de l’incomplétude de l’âme humaine qui peut contenir en elle toute la vastitude de la beauté du monde mais qui n’arrive point à intégrer le minuscule point de départ, la maison qui vous attend et dont vous vous rapprochez au fur et à mesure dont vous éloignez d’elle. Insatisfaction de vouloir être ce que l’on n’est pas et de ne pas vraiment être ce que l’on est. L’origine n’a pas de fin. Elle est une plaie qui suppure, un fruit partagé en deux dont il manquera toujours la moitié.
Une voix qui touche à l’essence de la country.
Qui touche à la poésie.
Merveilleuse Jade Brodie.
Damie Chad.
*
Un groupe français. Pas mal le nom. Un truc gorgé de sang qui ne demande qu’à être versé. En supplément phonétique le mot vous emplit la bouche, avant même d’écouter mes oreilles saignent. J’avais raison comme toujours, l’écoute s’avère pénible. Pour une des rares fois de ma longue existence mon humilité me force à reconnaître que j’avais tort. Je vous rassure, je ne révise pas mon jugement auditif, mais non ils ne sont pas français. Viennent de Lithuanie. En plus ils l’écrivent avec un h, alors que depuis quelques années la France l’a supprimé lors d’une nouvelle transcription phonétique.
J’adore ce pays. Coincé entre la Pologne, la Lettonie, et la Biélorussie. Je n’y suis jamais allé. Mais cette lointaine contrée nous a donné un de nos plus grands poëtes, lui qui savait le russe, l’anglais, le lithuanien, le yiddish, l’hébreu, l’allemand, a écrit toute son œuvre, vous la situerez entre Nerval et Rilke, en français, vous avez de la chance, pour d’obscures motivations politiques (guerre en Ukraine), comprenez urgences non poétiques, a paru dernièrement chez Gallimard, un Quarto qui regroupe en 1300 pages une bonne partie de ses œuvres. Normalement vous devriez cesser de lire cette kronic, et ne la reprendre une fois que vous auriez passé la moitié de votre vie à lire Oscar Vladislas de Lubicz Milosz ( 1877 – 1939), ce qui me laisse le temps de la terminer en toute tranquillité.
CARRION
AORTES
(CD / Banndcamp / Avril 2025)
L e premier Ep d’Aortes est sorti en août 2012. Sous le nom d’Autism.
L’on sent qu’ils aiment les mots qui battent comme un cerveau qui n’est plus irrigué… Chacun de leur titre possède ce privilège de vous faire flipper avant que vous ne les ayez écoutés. Au moins vous ne pouvez pas vous plaindre de ne pas avoir été prévenus. Ainsi leur dernier album dès son titre vous annonce que ça sent la charogne. Ont-ils une prédilection pour Baudelaire, je ne sais pas. Vous jugerez sur place de cette composition, pardon de leur décomposition musicale.
Le groupe a renouvelé ses membres. La dernière formation que j’ai pu trouver est la suivante : Andrius Sinkunas : chant, clavier, synthétiseur / Tomas Danisevskis : guitare / Linas : basse / Dormantas Lekavicius : batterie.
Si vous vous attendez à une histoire bizarre, détrompez-vous, en règle générale les morts ne bougent pas trop, ils ne se lèvent pas toutes les cinq minutes pour faire un petit tour sur la terre.
La couverture n’est guère accueillante. Elle n’est pas créditée, comme ils sont des adeptes du Dot It Yourself, elle doit être d’eux. Entre parenthèses, chaque fois que je lis Diy je pense à (to) Die. Noire et jaune, me revient en mémoire le titre du roman Le Soleil des Morts de Camille Mauclair, il met en scène Stéphane Mallarmé, c’est aussi celui du livre d’Ivan Chmeliov, voire au poème (issu du recueil Banquets et Prières) de Marceline Desbordes-Valmore dont Rimbaud appréciait fort la poésie, tout cela pour vous rappeler que la mort ne fascine pas que les amateurs de dark metal. En tout cas ce jaune n’est point illuminatif, tout au plus une lumière froide. Pour le noir passe encore le portrait je subodore de Tolstoï ou de Dostoïevsky, avec ses yeux fous de voyant fixés sur la bouche d’ombre, l’on retrouve au bas de la couve le regard de celui qui a vu ce que l’on ne doit pas voir, les trois mains centrales, une de plus, une de moins, qui se tendent et se cherchent sans se trouver, et tout en haut la grille des côtes déjà dépourvues de chair…
Dying world : une espèce de tsunami implacable de guitare fonce sur nous, sans se hâter, vitesse lente, le monde s’effondre, c’est nous qui mourrons, tout notre décor existentiel dans lequel nous avons joué la comédie de la vie se démantibule dans notre regard intérieur, la batterie écrase tout ce qui voudrait résister, mais rien ne manifeste cette envie, comprenez ces cris d’horreur, ces appels au secours à soi-même, l’unique personne à qui nous pouvons les adresser, mais nous savons bien que nous n’avons aucun moyen, aucune chance d’arrêter ce raz-de-marée qui s’abat par pans entiers, une ambiance de film-catastrophe pas du tout cathartique, nous courrons de tous les côtés pour nous arracher à ce mal inexpugnable qui est en nous, en notre conscience, nous sommes allongé sur notre couche, au fond de notre cercueil, notre vie est en train de s’écrouler, de s’ébouler sur nous, tout ce que nous avons aimé nous tombe dessus, et nous ensevelit en nous-même. Carrion : feat Plié : ça y est nous sommes mort. Notre corps vit encore. A sa manière. Il entre en putréfaction. Tout bouge et reste sur place. On a l’impression qu’ils ont additionné pistes sur pistes, pour donner une impression de gluance sonore, le vocal en arrière-plan, la charognisation n’est pas un écoulement mais une brûlure, une carbonisation, une espèce d’auto-combustion qui brûle et s’auto-crame, notes lourdes de synthé pour marquer la désynthétisation des tissus, la voix parle, est-ce celle du mort, ou celle d’un spectateur qui médite, il semble que des mouches bourdonnent, vocal non pas des derniers secrets mais des ultimes révélations d’auto-consumation, est évoqué le fantôme d’Hérodote, le voyageur qui s’en est allé explorer toutes les routes et tous les pays qui entouraient la Grèce antique, notre corps brûlé n’est-il pas un ailleurs étranger par excellence, un autre état de notre matière, à moins que ce soit une sorte de folie charnelle, un dépassement de soi. To the worms: intensification musicale, qui pleure -là parmi les diamants extrêmes, est-ce la jeune Parque ou le poëte, l’amant ou l’amante séparée par un miroir à deux faces, ce qui est sûr c’est que celui des deux qui est dehors est comme celui qui est dedans, une corde de basse rebondit comme une balle de pingpong comme le pendule endiamanté qui descend pour tailler le verre séparatif, l’un appelle, l’autre lui demande de traverser la paroi terreuse de sable vitrifiée, elle appelle, et lui se jette à terre, il essaie de pénétrer dans la terre, de devenir ver de terre pour se mêler aux vers en train de bouffer cette chair en putréfaction active. Black mold : instrumental, crépuscule des dieux, Siegfried ne passera pas la croûte de terre pour se coucher dans le cercle de feu de la Walkyrie, pas du tout une chevauchée, une marche funèbre, Roméo ne rejoindra pas Juliette, la mort comme la vie, la vie comme la mort, l’une sans l’autre, l’autre sans l’une, ne sont qu’une sale moisissure qui corrompt toute existence, qui annihile toute impossibilité de retrouvailles. Nous avons essayé. Nous avons échoué. Peut-être parce que la mort de l’un n’est que la mort de l’autre. Mais ceci est une autre histoire.
When we cease : changement de paradigme, un seul être vous manque et tout est dépeuplé disait Lamartine, Aortes ne l’entend pas ainsi, c’est le monde qui s’écroule, la catastrophe écologique, tout ce que vous voulez, mais le survivant devient le reflet de celui qui a choisi la partenza, un éclair comme une bombe atomique qui viendrait vitrifier la terre, encore le miroir à deux faces, le monde qui s’éboule dans la tête de celui qui est sous terre et le monde qui est détruit autour de celui qui est resté à la surface du globe, le morceau est une terrible incandescence, une montée lente et incoercible, un vocal hurlé à la manière d’un appel au secours inutile, de toutes les façons quand tout sera terminé, rien ne se passera, nous ne serons plus rien, encore moins que maintenant où l’un survit encore dans la tête de l’autre. (Il existe une vidéo, mortifère, de vieilles croix de bois dans un cimetière, si nombreuses si serrées qu’elles paraissent avoir été mises au rebut, ornées de colliers, de rosaires, de scapulaires, de dessins, de crucifix… un terrible sentiment d’abandon et d’impuissance). Lifeless :
plus personne, une cloche résonne, une seule solution, puisqu’il est évident autant conjurer un esprit, celui de celui ou de celle dont le cercueil va basculer dans la tombe, existe-t-il de l’autre côté une lumière, ressens-tu le soleil des morts, une espèce d’existence, différente, mais la mort ne serait-elle pas la continuation de la vie sous une autre forme, il empoigne le cadavre à pleine mains, il le secoue, il l’interroge, il crie, il frappe il supplie, musique écrasante totalement folle, sans vie, sans mort, rien, néant, les circuits de son cerveau se transforment en catacombes qui regorgent de squelettes sans âme, un seul être vous manque et le monde entier des hommes n’est plus, disparu, néantisé. (Il existe une vidéo, une maison de bois abandonnée, délabrée, désertée, la caméra s’attarde sur une espèce de totem informe qui cependant mérite l’adjectif christique, puis un paysage enneigé, un pont, une route, un fleuve, pas une âme vivante, retour au totem, des squelettes d’arbre, un nouveau totem carrément christique, des amas de planches, une maison écroulée, au loin une maison, une lumière le soleil qui se lève, tombes caressées par le soleil, une statue du Sauveur, l’impression que le monde se réchauffe.) I’ve loved you all : this is the end, beautiful
friend, mais il n’y a pas de car bleu, il n’est même pas noir, il est transparent, un miroir à deux faces, il t’emmène, penché sur ton cercueil je me laisse aller, penché dans mon cercueil je te laisse partir, je ne peux pas te retenir, qui parle encore une dernière fois, celui qui reste ou celui qui descend, qui oubliera l’autre, ne reste plus que le désespoir, un dernier adieu, car l’on ne se reverra jamais. (Il existe une vidéo, paysages noyés de brumes, sentiment de solitude et de désolation, l’on parcourt les champs, la terre, les bois pour se retrouver devant de très vieilles tombes déformées, crevées, des images de mers déchaînées, de fleurs, d’insectes, la nature elle continue de vivre, elle n’a pas l’air de se soucier de l’humaine créature couchée en ses cimetières… un moment un œil vous scrute, serait-ce la mort qui vous attend… ou quelqu’un d’autre.).
Si j’ai mis les trois vidéos en fin de recension des trois titres, c’est parce que je les ai visionnées avant d’avoir fini la totalité de mon écoute. Elles sont simples et belles. Une atmosphère toutefois déprimante. Peut-être incitent-elles à une autre compréhension, à qui s’adresse la personne sous la tombe, à un être humain ou la divinité… Serions-nous face à un groupe chrétien. Quel qu’il soit, cet album est magnifique, le texte est d’une grande subtilité et la musique d’une force irréfragable.
L’ensemble est d’une force étonnante et vise à l’essentiel.
Damie Chad.
*
Bien sûr avec vos bras reptiliens vous pouvez tenir, prenons un exemple au hasard, une jeune fille, l’enserrer dans vos muscles visqueux, avec la force d’un python réticulé, moi ce qui m’a plu c’est le titre de l’EP en latin, un groupe qui utilise la langue de Virgile et d’Ovide ne peut pas être entièrement mauvais, ensuite je me suis demandé, question oiseuse s’il existait des reptiles avec des bras, j’ai vérifié dans L’Histoire Naturelle de Buffon, apparemment il n’en a jamais entendu parler. D’où l’intérêt à regarder ce nid de serpents de près.
EXTENSA FABULA
REPTILIAN ARMS
( Bandcamp / Avril 2025)
Chris Cassisi : basse / Josh Joesten : drums / Marcus Rzyborowski : guitares /Alex Santana : vocal.
Sont de San José, ville d’un million d’habitants située à moins de soixante-dix kilomètres de San Francisco, considérée comme les centre de la Silicon Valley. N’ont pas l’air d’être des hippies attardés ni des chantres de la technologie moderne. Paraissent plutôt intéressés par les sciences maudites. La couve de l’EP vous convaincra.
Une toute jeune fille, sage et innocente, debout devant des buildings de cinquante étages. Essayez de ne pas regarder les têtes de morts qui remplacent le gazon. Ne quittez pas des yeux la lueur assassine des prunelles du lézard géant et cornu aplati sur les gratte-ciels, avant de vous porter au secours de l’enfant vérifiez les griffes démesurées de cet être sorti des entrailles de la terre. Cette image sombrement hémoglobinesque n’illustre pas une fable de notre bon vieux Jean de La Fontaine, permettons-nous une traduction peu correcte et un tantinet éloignée du titre de l’album. : extension du domaine de la lutte reptilienne.
Zenosyne : comment interpréter ce titre, signifie-t-il que la mémoire des choses s’accélère induisant ainsi une accélération du temps, ne faites pas la fine bouche, il est inutile de déclarer que le concept zénosynien est légèrement flou, alors qu’il est évident qu’il n’a pas besoin d’aile pour progresser rapidement car il est intrinsèquement fou, non je suis pas atteint de folie car si l’aile de la folie s’envole, les haruspices se pencheront sur mon foie pour en tirer d’hâtives conclusions sur l’avenir. Si vous n’avez rien compris à ce qui précède, peut-être conviendrait-il de ne pas écouter cet EP, mais puisque vous vous obstinez dans votre curiosité malsaine, tant pis pour vous. Je vous vois venir avec votre gueule enfarinée, oui c’est rapide, ultra-speed, un trio infernal qui fonce, à San José la nuit tous les feux rouges sont verts, quant au vocal de Santana c’est vrai que ce n’est pas la guitare à notes rallongées de Carlos, l’a une voix bulldozer, quant au Josh il filoche sur sa drummerie pour prouver aux deux autres qu’il roule plus vite, alors Marcus et Chris accélèrent et le dépassent, bientôt sont tous les trois sur la même ligne, et Santana, déguisé en Ben Hur les cingle, de ses hurlements il les propulsent au travers du mur du son. Vous avez adoré ce doom de cinglé, vos oreilles ont couru derrière comme des dératés mais vous avez raté l’embrouille du film en rembobinage, vous ressentez l’urgente nécessité que je vous refile quelques bribes de scénar. Voyez-vous certains aiment que la vengeance se dévore chaude-bouillante. L’un l’a laissé pour mort et l’autre pas mort s’empare de l’un et vous le dissèque en petits morceaux pour qu’il souffre un max. Une boucherie expiatoire. Maintenant vous comprenez pourquoi Carlos se dépêche pour qu’il souffre au plus vite, prend même un malin plaisir à imiter les hurlements de sa victime. Shroom doom : ouf le rythme s’alentit, le Carlos en profite pour nous prouver qu’il peut à lui tout seul chanter aussi fort qu’un chœur de quatre-vingt moines qui n’ont pas violé une bonne sœur depuis trois jours, il gueule, et puis il dégueule, la guitare de Marcus en profite pour dégringoler les cent quarante-quatre marches du clocher de l’église en feu, l’est sûr que quand le delirium tremens s’arrête vous êtes incapable de retrouver votre esprit qui vous a quitté et qui bat de l’aile sous la voûte de la sacristie, je vous en ai donné une version chrétienne parce que vous aurez davantage de mal avec la mythologie mexicaine, tout se passe aux derniers moments, lorsque vous êtes en train de succomber, que le méchant enserre votre cou de ses dix doigts et vous prive d’oxygène, vous comprenez que la partie d’échec de votre vie est définitivement perdue, que la Reine ne vous sauvera pas, que vous vous essoufflez sur la diagonale du fou, que l’œil cruel de Caïn est dans votre tombe et vous fixe, que le Serpent à Plumes, est-ce lui le Reptile, est-ce vous, est-ce l’autre, en tout cas, qui qu’il soit, il agonise sur le damier. Non, ce n’est pas clair, mais nos champions ont pris des champignons. Prayed upon : le dégueulis sonore redémarre, avec en plus la batterie qui se permet d’imiter le vacarme des tortillards à crémaillères sur les sommets andins, aux décibels il y a du monde : toute l’Humanité. Les deux premiers morceaux ne seraient-ils qu’une métaphore. L’on vous aurait présenté quelqu’un en train de se faire assassiner pour que vous compreniez que l’assassin de soi-même n’est que soi-même. Que le monstre reptilien qui se jette sur vous ce n’est que vous, juste au moment où vous en prenez conscience le morceau s’écroule sur lui-même. Grand charivari, immense capharnaüm phonique et mental, la mort ce n’est pas le Monstre, c’est le désir qui vous pousse, vous et tous les autres, qui ne sont ni pires ni meilleurs que vous, vous êtes un monstre d’égoïsme, après vous le déluge, pourvu que vous puissiez bâffrer et jouir à volonté, vous mourez parce que vous mentez, vous volez, vous tuez. Les autres, cela n’a que peu d’importance- c’est vous que vous tuez parce que vous refusez de vivre. Après tout c’est votre choix. Vous ne voudriez quand même pas que l’on vous plaigne. En plus vous êtes déjà mort depuis longtemps en vous-même avant d’être mort. London dungeon : c’est la fête, entendons-nous bien, c’est difficile avec tout le bruit qu’ils font, sans compter les flonflons de cette voix qui joue à Monsieur Loyal. Quel grabuge, à quel jeu jouent-ils tous ensemble. C’est un peu comme à Donjon et Dragon, ils ont choisi London, pourquoi les américains opteraient-ils pour l’enfer anglais, je n’en sais fichtrement rien, peut-être parce que là-bas ou ailleurs c’est sans doute la même chose. Vous avez toute vie tout fait pour vous retrouver sur le quai du grand départ et monter dans le train de l’enfer, alors une fois que vous y êtes, ce n’est pas la peine de réclamer sous prétexte que vous n’êtes pas dans le bon compartiment. Amusez-vous bien !
Erreur d’interprétation de la couve : la petite fille n’est ni sage ni innocente. La bête immonde qui la guette n’est pas tapie sur les gratte-ciels de San José (ou d’ailleurs), elle n’est qu’une projection de son âme déjà sale, envieuse et vicieuse. Le monstre n’aura pas besoin de bondir dans sa caboche, elle y est déjà, c’est elle qui projette son insatisfaction congénitale, sa désastreuse avidité, sur le monde entier pour qu’il lui ramène tout ce qu’elle veut.
La musique de Reptilians Arms est sacrément venimeuse. Ses écailles sont fascinantes. A elle seule, elle devrait être stigmatisée par un Parental Advisory. Elle est si chaotique qu’elle est capable, une unique écoute suffira, de pervertir nos têtes blondes, de fragiliser leur équilibre mental. C’est pour cette raison que les kr’tntreaders l’adoreront... Oui mais eux, il y a tellement longtemps qu’ils sont perdus, qu’un peu plus ou un peu moins n’influera en rien leur triste destinée… Pourtant l’apposition de ce logo infâmant serait une erreur, tout compte-fait les paroles sont morales, les méchants vont en enfer, n’est-ce pas ce qu’ils méritent !
Comme ce deuxième EP de nos reptiles nous a paru aussi délicieux qu’un gâteau aux trois chocolats empoisonnés, nu tour sur leur premier artefact s’impose.
THE SET DEMO
REPTILIAN ARMS
(Bandcamp / Novembre 2023)
La pochette n’est pas un must. Elle est réduite au plus simple. Juste le nom du groupe calligraphié dans ce type d’écriture illisible qu’affectionnent le groupes doomesques et métallifères. Vraisemblablement à l’époque des commencements de l’ère du Metal c’était une manière de se distinguer de l’esthétique punk, toutefois méfions-nous de la monotonie.
Slow kill : un truc tranquillou si l’on en croit le titre, je remarque que mon chien quitte la pièce, reconnaissons que c’est flippant cette voix de croque-mort sans appétit, et ce catafalque de guitares qui vous enveloppe sans vous avertir, lorsque le drummer commence à vous enfoncer les clous à travers les planches du cercueil pour que vous ne caltiez pas en douce, c’est moins rigolo, la petite fille va mourir, qu’elle ne panique pas, qu’elle prenne le temps de respirer, pourquoi se plaindrait-elle de quitter ce monde cruel. This is the end beautiful little girl. L’on se demande pourquoi à la fin, elle ne dit pas merci. Un morceau un peu funèbre qui pose une question essentielle : mais que voient les morts ? Proclamation of fire : le premier titre tentait de vous prendre par les sentiments, sur celui-ci on essaie de vous séduire intellectuellement. Une véritable discussion philosophique, ponctuée par la batterie, les guitares imitent le bruit d’un moteur de hors-bord lancé à toute vitesse sur le lac de la pensée. Le prof au vocal commence par vous asséner quelques reproches, vous avez essayé d’échapper à votre vie minable en éliminant toux ceux qui se trouvaient sur votre chemin. Vous joignez vos mains ensanglantées pour demander pardon à Dieu. De temps en temps d’un gosier inexorable il lâche quelques préceptes nietzschéens définitif sur la nature profonde de l’animalus humanus : Dieu n’a aucune pitié, nous non plus ! Invaders advancement : quittons l’individu, intéressons-nous au collectif. La société réalise en grand ce que vous commettez à l’échelle minuscule tout seul dans votre coin, les cymbales tirent des coups de fusil, la batterie est un char d’assaut qui écrase tout ce qui se dresse devant elle, le combat, le vocal lance des ordres et des invectives, vous encourage, à la fin il doit être à la tête d’un commando-suicide. Un carnage. Un vrai gloubi-boulga. Vive la mort. Lie awoke : pour ceux qui n’ont pas compris. Vous avez une session de rattrapage : le vocal vous offre de sa voix le plus lugubre une histoire de l’humanité. Vous énonce toutes les catastrophes qui nous sont tombés sur le museau depuis l’aube des temps. Enfin dernière invitée : la peste. C’est pour ne pas nommer le Covid. Pas de panique, un médicament se profile à l’horizon. Ne dites pas que le vocal ressemble à un égout qui dégorge, peut-être ne l’avez-vous pas reconnue, mais c’est la voix de Dieu, qui se délecte de la mort de l’Homme, les guitares ne la ramènent pas, elles se la jouent profil bas et pissent du plomb fondu comme les gargouilles de Notre-Dame pendant l’incendie. J’ai comme l’impression que Dieu veut notre mort. Il grogne à la manière d’un verrat colérique dans sa soue. Lapidatus : on l’avait compris l’on se dirige à grande vitesse vers l’Apocalypse. D’ailleurs les guitares imitent le bruit d’un avion qui va s’écraser dans les minutes qui suivent. Il prend son temps, il tourne en rond pour que vous ayez le temps de comprendre ce qui va se passer. C’est la fin des temps. Oui il y aura quelque chose d’autre après, l’on a l’impression que la guitare imite Hendrix jouant l’hymne Américain à Woodstock, mais là ce ne sont pas de misérables bombinettes sur le confetti vietnamien, c’est une nouvelle ère qui commence, ne soyons pas déçu elle aussi a droit à sa propre fin des temps. Humains rayés de la planète, Dieu est un menteur.
The Set Demo est peut-être musicalement moins fulgurant que l’Extensa Fabula mais la fable qu’elle raconte est beaucoup plus radicale. Un point bonus aux deux artefacts. Balle au centre, on attend l’EP numéro trois. Avec impatience.
Damie Chad.