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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 52

  • CHRONIQUES DE POURPRE 513 : KR'TNT ! 513 :PHIL SPECTOR / TOM RAPP / GRETA VAN FLEET / HOWLIN' JAWS / HEY DJAN / THE JAKE WALKERS / EEVA

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 513

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR'TNT KR'TNT

    03 / 06 / 2021

     

    PHIL SPECTOR / TOM RAPP

    GRETA VAN FLEET

    HOWLIN' JAWS / HEY DJAN

    THE JAKE WALKERS / EEVA

    Spectorculaire - Part Two -

    The rise

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    L’expression the rise and fall qu’on peut traduire en français pas la grandeur et la chute s’applique généralement aux empires, le rise and fall le plus connu étant celui de l’empire romain. Aussi étrange que ça puisse paraître, ce rise and fall s’applique aussi à Phil Spector. Sa trajectoire dans l’histoire du rock est aussi spectorculaire qu’unique. On le sait depuis soixante ans, depuis les hits faramineux des Ronettes et des Righteous Brothers, mais sa récente disparition met ce rise and fall carrément en orbite. Ce rise and fall nous échappe définitivement. Adieu rise and fall ! Pour éviter de se retrouver comme un con avec les bras ballants et la lippe pendante, on ressort les livres et les disques des étagères, histoire d’apprécier une dernière fois l’extraordinaire complexité de ce génie visionnaire que fut Phil Spector.

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    Des tas de cocos ont mis le nez dans cette histoire. Nous en retiendrons trois : Mark Ribowsky (He’s a Rebel: The Truth About Phil Spector – Rock and Roll’s Legendary Madman), Richard Williams (Phil Spector: Out Of His Head) et sans doute le plus pertinent, Mick Brown (Tearing Down the Wall of Sound: The Rise And Fall Of Phil Spector). Vu la densité de cette histoire, nous allons la découper en trois parties : ce Part Two survole the rise qui va jusqu’à «River Mountain High» (1966), un Part Three survolera the fall (les années de réclusion, les Beatles, les guns), puis un Part Four inspectera the ashes, autrement dit the legacy, que nous autres Français appelons l’héritage.

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    Les trois auteurs pré-cités s’accordent sur un fait : le personnage de Phil Spector qu’on peut aussi appeler Totor pour le mettre à l’aise offre trois facettes. Totor est à la fois un génie visionnaire, un excentrique et un sale mec. Ribowsky est celui qui s’attarde le plus sur le côté sale mec. Il ne rate pas une occasion de rappeler à quel point Totor savait indisposer. Le premier groupe que monte Totor s’appelle les Teddy Bears et la chanteuse s’appelle Annette Kleinbard. Un jour Annette se paie un car crash au volant de sa décapotable et se retrouve défigurée à l’hosto. Non seulement Totor ne lui rend pas visite, mais il déclare à qui veut l’entendre : «Dommage qu’elle ne soit pas morte.» En bon fouille-merde, Ribowsky va même déterrer l’histoire de «Spanish Harlem» que Totor aurait co-écrit avec une copine nommée Beverly Ross et dont il se serait attribué l’authoring, brisant le cœur de la pauvre Beverly. Totor se fait vite des ennemis : Jerry Wexler qui ne supporte pas son impudence et Lee Hazlewood qui ne peut pas le schmoquer, car Totor lui manque ouvertement de respect. C’est Lester Sill qui amène Totor dans le studio où bosse Hazlewood. Totor l’observe et lui pose des questions sur ses techniques d’enregistrement. Stan Ross observe le manège : «Lee was a country boy, et il faut comprendre les country boys pour bien s’entendre avec eux. Lee était le genre de mec qui rigolait le premier de sa vanne quand il en racontait une. Il pensait que Phil était complètement cinglé. They were like fire and ice. Très vite, Hazlewood a dit à Sill qu’il ne voulait plus voir Spector dans les parages.» Hazlewood : «I’m not gonna go in the same room with that little fart», qu’on traduirait en français par ‘cette petite merde puante’. Excédé de voir son associé Lester Sill passer du temps avec Totor, Lee Hazlewood rompt son association avec Sill. Totor se pointe aussitôt pour prendre sa place : «Now that Lee’s gone, I’m ready to step in». Ils montent un label ensemble, Philles, un mot composé des deux prénoms, Phil & Les. Totor a surtout besoin du carnet d’adresses de Lester Sill qui connaît beaucoup de monde, notamment à New York. Sill branche Totor sur Leiber & Stoller qu’il avait découverts lorsqu’ils démarraient en Californie. Leiber & Stoller vont accueillir et même adorer le jeune Totor jusqu’au jour où il les lâche pour continuer d’avancer. Lorsqu’il signe comme A&R chez Atlantic, Wexler lui file une avance sur l’année de 10.000 $ et bien sûr au bout de trois mois Totor se barre avec l’avance sans la rembourser, alors on imagine la gueule de Wexler, qui s’aperçoit en plus que Totor passait des coups de fils «long distance» sur le compte d’Atlantic, à une époque où ces appels coûtaient la peau des fesses. Toror devait se marrer comme un bossu à imaginer la hure de Wexler devant sa facture de téléphone.

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    Lorsqu’il est sous contrat avec Big Top, c’est-à-dire Hill & Range, Totor flashe sur un de leurs groupes, les Crystals, et se les garde pour Phillies, ce qui indispose John Bienstock. Eh oui, les Crystals étaient un groupe que Totor devait produire pour le compte de Big Top, mais il les a carrément barbotées, alors Bienstock s’est mis en pétard : «He was talented but he was a piece of shit.» Totor sale mec ? Ce n’est pas exactement ça. Lorsqu’il quitte Hill & Range en leur barbotant les Crystals, il sait très bien ce qu’il fait. Doc Pomus en rigole encore : «Il savait comment on jouait et il jouait pour de vrai. N’importe quel business man est ton copain jusqu’au moment où il a fini de pomper en toi tout ce qu’il a besoin de pomper. Phil les a roulés avant que ça ne soit eux qui le roulent.»

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    Comme l’a fait Atlantic, Liberty Records propose à Totor un job d’A&R avec une avance de 30 000 $. Totor empoche l’avance et se barre sans bien sûr rembourser l’avance. Tout le monde s’accorde pour dire que Totor n’aime pas les gens et qu’il treat people like shit. Même son protecteur Lester Sill ! Totor décide de s’en débarrasser pour continuer à avancer. Il le considère comme un parasite. Il veut avoir les mains libres et piloter le label à sa guise - Phil wants total power, total control - et pouf il se débarrasse de Lester pour 60 000 $. Lester est choqué, il est tellement écœuré qu’il préfère en finir - I just wanted the fuck out of there. Si je ne l’avais pas fait, je l’aurais buté - Lester n’a même pas pris d’avocat. Il dit juste à Totor d’envoyer le chèque. Mais il commet l’erreur de signer les papiers avant de recevoir le chèque. Bien sûr, le chèque n’arrive pas. Mais le pire est à venir : en janvier 1963, Totor emmène les Crystals en studio pour enregistrer «Let’s Dance The Screw Part 1 & 2» et le seul qui reçoit une copie du single, c’est bien sûr Lester Sill. Screw, c’est le slang pour dire baiser la gueule de quelqu’un. Sill : «C’était sa façon de me dire fuck you buddy.» Et puis bien sûr arrive l’épisode de la double vie : il baise Ronnie alors qu’il est encore marié avec Annette. Elle l’apprend et Totor lui répond que ça ne la regarde pas. Alors elle se barre. Puis c’est au tour de Ronnie de passer à la casserole. Ribowsky fait ses choux gras de l’épisode Ronnie Spector, stalinisée par un Totor atteint de jalousie maladive. Et puis bien sûr la litanie des guns. Ah les guns, que deviendrions-nous sans les guns ? Et des guns par ci et des guns par là, et zyva mon gun ! Et les bodyguards ! N’oublions pas les bodyguards. Il est essentiel de rappeler comme le fait Ribowsky qu’un soir, quatre mecs coincèrent le jeune Totor dans les gogues d’un bar et plutôt que de lui péter la gueule, ils lui pissèrent dessus tous les quatre. Totor en fut traumatisé à vie. D’où les guns et les bodyguards.

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    Plus appétissante est la facette excentrique. Totor dit un jour à Gene Pitney qu’il avait invité à déjeuner qu’on avait enfermé sa sœur dans un asile de fous et qu’elle était le seul membre de la famille qui fût saine. On imagine la terrine de Pitney. Un Totor qui fraîchement arrivé à New York porte une cape comme Zorro et trimballe une valise qui ne contient pas des drogues comme celle de Paul Rothchild ou trois bouteilles de Martini comme celle de Gene Vincent, mais un bout de pain, une brosse à cheveux, du papier et un crayon. Il marche comme Charlie Chaplin, fait trois pas en avant, un pas en arrière. La première fois que Doc Pomus rencontre Totor, son attitude lui semble tellement étrange qu’il se pose la question : est-il super-hip ou complètement taré ? Totor atteint le sommet de sa période excentrique lorsqu’il fréquente le sultan Ahmet Ertegun : il copie ses manières et exagère sa façon de parler. Chez lui à Los Angeles, il n’écoute que les opéras de Wagner. En 1999, il déclare à un journaliste : «Je suis l’une de ces personnes qui ne peuvent pas être heureuses et qui feront tout pour ne pas l’être. C’est réconfortant de penser que la santé mentale ne dépend pas du fait d’être heureux.» Il roule en Rolls avec une plaque PHIL-500 et sort en ville au bras de Nancy Sinatra.

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    C’est bien sûr la facette génie visionnaire qui monopolise le plus l’attention. Mick Brown affirme que Totor allait changer the face of pop music forever. C’est avec «River Deep Mountain High» que Ribowsky mesure le mieux le génie de Totor qui commence par rapatrier ses compositeurs favoris, Ellie Greenwich et Jeff Barry avec lesquels il était fâché depuis l’épisode «Chapel Of Love» paru sans son accord sur Red Bird. Alors ils composent tous les trois comme au temps des Ronettes et boom, Totor sort de sa manche un autre as : Tina Turner. Ribowsky : «Phil savait que c’était bon. Il avait le Wall et Tina allait tout magnifier, avec de la folie pyrotechnique. Il voyait ça comme une entité excentrique et commercialisable, une sorte de logarithme de Spector lui-même.» Après Bill Medley, Darlene Love et Ronnie, Totor avait Tina qu’il considérait comme le joyau de sa couronne. Puis Ribowsky entre dans le détail des cinq longues sessions d’enregistrement qu’il qualifie de gargantuesques, 21 musiciens et Jack Nitzsche, quatre guitaristes, quatre basses, tout le gratin du Wrecking Crew, jour et nuit, pour un montant de 22 000 $, ce qui à l’époque est considérable. Mais le public américain fait la sourde oreille.

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    Ribowsky rappelle aussi que tous les baby-boomers sont tombés sous le charme de cette pop incroyablement orchestrale et qu’à ce titre, Totor mérite le respect - N’oublions pas que les États-Unis avaient leur Mozart et son nom était Phil Spector - Pour situer ce niveau de légendarité gothique, Ribowsky va chercher les noms d’Howard Hughes et d’Orson Welles. Kenneth Tyrane ajoute les noms de Laurence Olivier, Marlon Brando et Roman Polanski, des self-made men. Son souci est de rappeler que Totor évolue dans la dimension supérieure des artistes, ceux qu’on qualifie d’artistes visionnaires. Ribowsky rappelle que le génie ne tombe pas du ciel. Totor est une brute de travail et il entraîne tout le monde dans son délire. Ceux qui morflent le plus sont les interprètes qui doivent attendre leur tour pendant des nuits et des jours. Totor est obsédé par deux choses : l’autonomie et le contrôle. Il veut le pouvoir absolu, même dans sa vie privée. Nick Cohn : «He was the first of the anarchist/pop-music millionaires.»

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    Totor hait le soleil et la plage. La Californie est le paradis des géants bronzés et athlétiques. Totor est petit, il a une vilaine peau, le menton fuyant et des yeux humides, il est l’outsider définitif. Il est déjà capable de maximes : «Vous comptez vos victoires au nombre d’ennemis que vous avez réussi à vous faire.» Mais il ne perd pas de vue son objectif : «Je savais que the real folk music of America was George Gershwin, Jerome Kern and Irving Berlin. Ces noms étaient plus grands que la musique. That’s what I wanted to be.» Leiber indique que Totor avait appris à jouer de la guitare avec Barney Kessel - That strong jazz-guitar discipline. He was very good - C’est avec les Paris Sisters qu’il crée une sorte de Los Angeles sound, un son qui prendra ensuite son ampleur commerciale avec les Mamas and The Papas qui n’étaient autres que des Teddy Bears améliorés avec des heavily arranged harmonies.

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    Sa fantastique progression illustre aussi la facette génie visionnaire : il débarque à New York pour bosser avec Leiber & Stoller, puis Ahmet Ertegun lui déroule le tapis rouge, alors le voilà chez Atlantic, mais il vise le pouvoir absolu et ça passe par Philles Records. Gene Pitney l’affirme : «Phil purely had design on creating his own little empire.» En 1962 et 1963, Totor envoie chaque mois un hit grimper au sommet des charts. Il passe ses nuits et ses jours en studio. Il s’arrête un jour en 1963 pour épouser Annette Merar. Il se retrouve donc à la tête d’une hit-factory, comme Berry Gordy à Detroit. Sonny Bono nous décrit un Totor qui ne vit que pour les chansons, le son et le studio, allant voir les autres travailler quand il ne travaille pas, notamment Brian Wilson. Sonny Bono : «He ate, slept and breathed music.» Quand il voit que le phénomène girl-group s’essouffle, il sait déjà de quelle manière il va rebondir : avec le gospel blues des Righteous Brothers. Et pour ça, il fait équipe avec Barry Mann et Cynthia Weil. Il a le génie du montage de projets : il trouve chaque fois les bons auteurs et les bons interprètes. Il se charge de la troisième composante : le Wall.

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    Mais le Wall of Sound qu’il produit n’est jamais aussi puissant que le son qu’il entend dans son imagination, nous dit Brown. Il écoute La Marche des Walkyries et se demande pourquoi on aurait pas ce type de power dans un disque de rock, après tout ? Avant lui, personne ne considérait la pop comme une forme d’art. Totor envisageait chacune de ses chansons comme un chef-d’œuvre, et peu importait le temps qu’il allait passer à l’enregistrer. Et pourquoi ne pas prendre une chorale plutôt qu’un trio de backing singers, un orchestre plutôt qu’un backing band ? Totor : «J’ai imaginé un son qui serait assez puissant pour pallier aux faiblesses de la composition. Il fallait alors en rajouter encore et encore. Ça fonctionnait comme un puzzle.» Il dit un jour à une journaliste qui l’accompagne à l’aéroport qu’il construit chacun de ses hits comme un opéra de Wagner - Ils commencent simplement et se terminent en force, avec une dynamique, meaning and purpose. C’est dans ma tête. J’en rêve. C’est comme des art movies. J’essaye de faire évoluer un petit peu the record industry, j’essaye de créer un son qui soit universel - C’est un stupéfiant mélange de prétention et de modestie. Seul Totor peut sortir un truc pareil, aussi bien dans les faits et gestes que dans les discours. Ce mec bluffe et impressionne son public en permanence. Mais comme au poker, s’il bluffe c’est qu’il a les cartes. Quand il enregistre le Lovin’ Feelin’ des Righteous Brothers, on lui dit que c’est trop long pour passer à la radio. Totor refuse de changer la moindre note. Ça sera le plus gros succès de sa carrière. Totor n’a aucun mal à être plus fort que les cons. Et Tom Wolfe en rajoute une couche, pour ceux qui n’avaient pas compris : «Chaque époque baroque voit fleurir un génie : à la fin de la Rome antique, l’empereur Commodus, pendant le Renaissance italienne, Benvenuto Cellini, dans l’Angleterre du siècle d’Auguste, the Earl of Chesterfield, à l’ère victorienne, Dante Gabriel Rossetti, in the neo-Greek Federal America, Thomas Jefferson, and in Teen America, Phil Spector is the bona fide genius of teen.» Totor ne pouvait pas recevoir plus bel hommage. Tout est toujours question d’éléments de comparaison. Il faut laisser faire les écrivains. Il aura fallu six ans à Totor pour transmuter le rock et la pop en art. Il s’y est consacré à plein temps, jetant dans la balance toute sa colère, tout son génie et son ambition démesurée. Il a même réussi à faire plier le music biz, à imposer ses conditions, mais le music biz ne lui pardonnera jamais son arrogance. Quand River Deep floppe en Amérique, Totor se demande pourquoi on le hait à ce point.

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    Totor traite les musiciens comme des princes, mais il est beaucoup moins attentionné avec les interprètes. Larry Levine : «Les musiciens étaient tous des professionnels et les chanteuses were just kids.» Totor les considérait comme des éléments du puzzle, n’étant là que pour une chanson. Il ajoutait que les chanteuses lui appartenaient - They’re all mine. Without me, they’re nothing. They will do what I want - Full power + full control. Au Gold Star, il n’y avait de toute façon de place que pour un seul ego, nous dit Brown, celui de Totor. Gloria Jones dit aussi qu’au Gold Star, Totor avait un comportement qui foutait un peu la trouille - He threw his little weight around - et elle ajoute : «He was God to a lot of people.» Eh oui, à 23 ans, il est le producteur le plus célèbre d’Amérique. Il vient même de créer un genre nouveau : le producteur star. Il designait tout, absolument tout : la rythmique, le sound, les chœurs, le lead vocal - every aspect of the design was Spector’s making - Wexler est fasciné par les disques de Totor, pour lui chacun d’eux est un ‘intraglio’, c’est-à-dire un design intriguant gravé par une seule main dans la surface de la pierre.

    Il a aussi des touches avec d’autres groupes, comme les Rascals ou les Lovin’ Spoonful, mais ça ne débouche pas. Ahmet lui souffle les Rascals sous le nez et John Sebastian décline l’offre que lui fait Totor, arguant que le charme singulier des Spoonful ne pouvait pas coller avec le Wall of Sound. Et puis de toute façon, Totor ne veut pas devenir un Berry Gordy blanc. Totor et Gordy ont cependant pas mal de points communs, notamment ce que Mick Brown appelle des Napoleonic egos, self-centered, highly driven and ruthlessly competitive. Ils ont en outre bâti des fortunes en partant de rien. Ils reconnaissaient tous les deux le fait qu’une bonne chanson était the most important factor in the business of making hits. Totor fera d’ailleurs d’«It’s all about the right song» l’un de ses maximes.

    Et tout s’arrête brutalement en 1965, après les sessions de River Deep. Sonny Bono dit que Totor a perdu la main. Alors, il s’en ira travailler avec le plus grand groupe pop du monde, les Beatles.

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    Richard Williams revient longuement sur la notion de producteur, qui avant Totor était une notion vague : d’un côté on avait les connaisseurs, les gens d’Atlantic, Wexler, les Ertegun, ou John Hammond chez Columbia qui servaient d’intermédiaires entre l’artiste et l’ingé-son. Ils veillaient à la fois sur les aspects commerciaux et l’intégrité musicale. Il y avait aussi le producteur découvreur, comme George Goldner qui fouinait dans les clubs à le recherche de nouveaux sons. Mais comme John Hammond, il est plus un organisateur qu’un créateur. Mais c’est lui qui va vraiment influencer Totor car il est aussi un hustler, un magouilleur. En fondant Philles Records en 1961 à l’âge de 21 ans, Totor reprenait à son compte le concept d’indépendance établi par Goldner. L’autre modèle, c’est bien sûr Sam Phillips, le roi des indépendants. Totor fait une synthèse de ses influences pour devenir à la fois un organisateur avisé, un business man infaillible et un studio innovator. Mais il ajoute en plus un nouveau concept : celui du producteur qui conduit le process créatif de A à Z. Avant lui personne ne l’a fait. Pour ça il doit tout contrôler, choisir l’interprète, la compo, superviser les arrangements et toutes les phases de l’enregistrement et soigner le moindre détail jusqu’au bout, c’est-à-dire la parution, d’où le besoin d’un label indépendant. Il sort un disque à la fois, mais il fait en sorte que chaque disque soit bon. Il ambitionne surtout de créer un nouveau son, le Spector sound. C’est ce qu’il va réussir à faire pendant quatre ans. Et pendant quatre ans, il va intriguer, puis captiver l’industrie du disque avant de s’attirer sa haine. Totor sait bien qu’il affronte l’industrie du disque, mais il refuse toute forme de rapprochement - I did everything on my own. It was rough and it was hard but it just seemed very natural at the time - Totor n’a jamais cessé de vouloir prouver qu’il était le meilleur dans son domaine qui est le son.

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    Pas de Totor sans cette impressionnante série de rencontres : Lester Sill/Lee Hazlewood, Leiber & Stoller, Ahmet Ertegun, Don Kirshner, Andrew Loog Oldham rien que pour the rise et ça continue dans the fall avec les Beatles et Mo Ostin. Chacune de ces rencontres illustre une étape de ce qu’il faut bien appeler une foudroyante progression. Et là on ne parle que des gens de pouvoir. Totor sait aussi s’entourer de talents, et quels talents ! Jack Nitzsche, Larry Levine, Ellie Greenwich et Jeff Barry, Barry Mann et Cynthia Weil, Darlene Love et Sonny Bono, tous ces gens jouent un rôle capital dans le mythe du Wall.

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    Commençons la visite de cette galerie de portraits par celui de Lester Sill, un homme influent du showbiz West Coast qui fut manager des Coasters et co-producteur avec Lee Hazlewood de Duane Eddy. C’est lui qui lance la carrière de Leiber & Stoller. Wexler et Leiber le préviennent à propos de Totor : «He’s a snake, il vendrait son père et sa mère pour avancer.» Sill conviendra que Wexler et Leiber ne se trompaient pas. Dans son book, Mick Brown fait un très beau portrait de Lester Sill, celui d’un homme qui portait des chemises coûteuses et des beautifully cut sports jackets. Il avait du sable dans ses poches et en répandait au sol to do a sand-dance when a song demanded it. Jerry Leiber : «Lester était l’un des hommes les plus drôles que j’aie connus, he was just a happy guy, you saw Lester and it was a good day.»

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    Mick Brown brosse aussi un stupéfiant portrait de Jerry Wexler, le genre de portrait qui remet bien les pendules à l’heure : «Le parteneriat Wexler/Ertegun intriguait au plus haut point. Wexler était un véritable érudit rabbinique en matière d’art et de littérature, il était probablement le seul producteur à pouvoir citer Hegel et le philosophe William James dans un rayon de dix kilomètres autour du Brill Building. Il était aussi dogmatique, acariâtre et très dur en affaires. C’est lui qui s’occupait du biz chez Atlantic, il arrivait chaque jour plus tôt pour passer des commandes, suivre les relations avec les fournisseurs et les distributeurs et faire pression sur les disc jockeys. La nuit, il produisait.» Mais c’est le cool vernacular, le sharp dress, et ce que Mick Brown appelle his efforless air of hip knowingness and incrutability (l’impénétrabilité et l’érudition naturelle) d’Ahmet Ertegun qui fascinait Totor. Ahmet lui racontait sa virée en Louisiane à la recherche du great primitive piano genius Professor Longhair, qu’il finit par déloger, mais hélas, il venait de signer avec Mercury. Il racontait aussi ses virées nocturnes en compagnie de l’aristocratie du jazz et du blues - the Dukes, the Earls and the Counts - Aux yeux de Totor, l’enthousiasme permanent et l’érudition d’Ahmet le classaient à part des escrocs à la petite semaine qui grouillaient dans le music biz, ceux que Totor appelait «the short-armed fatties», les petits gros aux bras courts, qu’il haïssait profondément. Pour Totor, Atlantic était le label du bon goût et de l’excellence musicale, à l’image d’Ahmet. C’est le modèle qu’il voulait reproduire, mais selon sa vision. Totor partage une autre passion avec Ahmet : the Mezz Mezzrow school of hipster slang, the black slang. Tous ceux qui ont lu Really The Blues (traduit en français chez Buchet-Chastel à une époque) savent de quoi il en retourne. Il n’existe pas de pire livre de chevet. Disons Mezz Mezzrow et Yves Adrien.

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    Quand Totor cherche un arrangeur pour la session d’enregistrement d’«He’s A Rebel», Lester Sill lui recommande Jack Nitzsche, qui bosse pour Lee Hazlewood. Totor se trouve vite des tas de points communs avec Jack. Ils fraternisent. Jack admire Totor. À ses yeux, Totor aime tellement la musique qu’il change toutes les règles du jeu. Comme Totor n’a fait pas venir les Crystals de New York à Los Angeles, Jack suggère de prendre les Blossoms, un trio de local session singers led by Darlene Love qui n’a que 21 ans. Darlene raconte dans son autobio que Totor puait l’aftershave - which smelled like musk, c’est-à-dire le musc - et qu’il portait des lunettes noires alors qu’on y voyait pas très clair au Gold Star qui était un endroit plutôt sombre. Il portait des bottines avec ces talons hauts, mais Darlene dit qu’elle était encore plus grande que lui - Spector looked like a little kid in a sandbox, c’est-à-dire un gamin dans un bac à sable. Comme Totor, Jack ne raisonne qu’en termes de black music et pense qu’on a tout piqué aux blackos. Son fils Jack Jr décrit Jack comme un «préjudice à l’envers. Il hait les blancs.» Jack sait exactement ce que veut Totor. Totor et lui forment ce qu’on appelle the perfect match, ils sont faits l’un pour l’autre. On a déjà glosé sur le génie de Totor, mais Jack n’est pas en reste : on le considère comme un modern-day Stravinsky. Denny Bruce : «If Phil was the visionary, Jack was the architect.» En fait ils s’amusent comme des gosses en studio. Phil dit qu’il faut un sax ici, et Jack dit : «Let’s double it !» et Phil dit «Let’s triple it !», ils prennent des libertés et c’est un spectacle magnifique que de les voir jubiler tous les deux dans le control room, comme deux scientifiques qui expérimentent en laboratoire. Et ils ont tellement de chance, car ça marche au-delà de toute espérance. Jack idolâtre tellement Totor qu’il finit par se coiffer comme lui et par porter des lunettes noires. Totor l’emmène à New York et le présente aux gens au Brill. Jack gardera toute sa vie comme son bien le plus précieux une montre en or que lui a offerte Totor dans les années soixante. Il a tellement peur de la perdre qu’il ne la porte jamais. Il la planque dans une pochette en velours, avec un bracelet que lui offrit jadis sa femme, Buffy Sainte-Marie.

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    Don Kirshner est l’un des hommes de pouvoir du showbiz new-yorkais. Il possède une écurie d’une vingtaine d’auteurs, the Aldon team, ceux du Brill, Goffin & King, et Mann & Weil, notamment. C’est une usine à hits. Au 1650 Broadway, il installe ses auteurs dans des petits bureaux. Chacun d’eux dispose d’un piano et d’une table. Ils enregistrent des démos que Kirshner écoute en fin de journée, donnant ou pas sa bénédiction - Donny’s approval and largesse - Kirshner : «Je venais chaque jour. Mes bureaux ne coûtaient pas cher, je n’avais pas beaucoup de moyens. Vous pouviez entendre les chansons à travers les murs.» Il crée aussi son label, Dimension, et lance les Cookies, Carole King et Little Eva qui est la baby-sitter de Carole King. Kirshner et Totor ont un truc en commun : une ambition démesurée. Comme Totor, Kirshner a une très haute opinion de lui-même. Mais aux yeux de ses proches, c’est un plouc, nous dit Mick Brown. Il enlève ses chaussures et met les pieds sur son bureau. Quand il invite des gens à manger chez lui dans le New Jersey, il commande des pizzas. But he had the greatest ears in the business. Il écoutait les premières mesures d’une chanson et savait dire si c’était un hit ou pas - Il avait raison tellement souvent que c’en était effrayant. He was phenomenal - Alors bien sûr, dès qu’il arrive à New York, Totor va lui rendre visite. Totor sait qu’il détient le pouvoir suprême, la meilleure écurie de songwriters, le genre de pouvoir qu’il ambitionnait. Kirshner a entendu parler de Totor et le prend aussitôt sous son aile - Phil avait besoin de mes songwriters. Et il me respectait car je savais marier the right song with the right artist.

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    L’autre aspect capital que développe Mick Brown dans le paragraphe qu’il consacre à Kirshner, c’est l’aspect Jewish kids du Brill et d’Aldon. La tradition des Jewish songwriters remonte aux années 30 et 40, avec Irving Belin, Harold Arlen et George & Ira Gershwin. Ces gens-là ont fabriqué du rêve américain. Kirshner n’a près de lui que des normal Jewish kids et à sa façon il perpétue cette tradition, illustrant les aspirations des American teenagers des early sixties : summer romances, the first kiss, dreams of wedding bells and living happily ever after. Deux de ses couples d’auteurs, Barry Mann & Cynthia Weil, Gerry Goffin & Carole King ne sont même pas majeurs quand ils se marient. Ils sont les premiers à vivre le rêve dont parlent leurs chansons.

    Plus tard, Kirshner deviendra vraiment célèbre en produisant les Monkees. Mais il a cependant des réserves sur Totor : «On ne s’est jamais beaucoup aimés. Phil n’avait qu’une obsession, être le meilleur, le number one. Jamais il n’aurait dit que Darlene Love avait une grande voix ou que Mann & Weil ont écrit une grande chanson et que Don Kirshner ait fait ci ou ça. C’est comme si personne n’avait contribué. Ce dont Phil manquait, c’est d’élégance.» Ils finiront par se brouiller.

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    Premier girl-group spectorisé sur Philles : the Crystals. Totor cherche un équivalent des Shirelles, ce quatuor de blackettes du New Jersey qui lance en 1960 la mode des girl-groups avec une compo signée Gerry Goffin et Carole King, «Will You Love Me Tomorrow». Dans le circuit, il y a aussi les Chantels d’Arlene Smith. Quand Totor les prend sous son aile, les Crystals sont cinq et la lead-singer s’appelle Barbara Alston et c’est elle qu’on entend sur leur premier album, Twist Uptown, paru sur Philles en 1962. Le cut phare de l’album est le «There’s No Other (Like My Baby)» qui ouvre le bal de la B, un hit co-écrit par Totor. Elles chantent à la ferveur du gospel batch et créent ce qu’on appelle la fabuleuse clameur new-yorkaise. Sur «Uptown», les castagnettes font leur apparition. Cet album est une première approche du Wall. Elles font du petit twist avec «Frankenstein Twist» sur une base de soft rockab. On sent la patte du son dans les basses et le «Oh Yeah, Maybe Baby» est sacrément bien orchestré, avec des violons all over. Tous les basics sont déjà là. «On Broadway» nous permet d’assister à un extraordinaire développement orchestral. On peut dire que Barbara Alston assure comme une bête. Même le «Gee Wiz» très daté est solide. Deux des trois couples mythiques du Brill sont présents sur l’album : Goffin/King avec «Please Hurt Me» et «No One Ever Telles You», Mann/Weil avec «On Broadway» et «Uptown».

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    Comme on l’a déjà dit, c’est Jack qui attire l’attention de Totor sur les Blossoms et leur lead-singer Darlene Wright que Totor va rebaptiser Darlene Love. Dès qu’il l’entend chanter, il oublie Barbara Alston. Il organise une session au Gold Star et lui demande de chanter un hit écrit par Gene Pitney, «He’s A Rebel». Bien sûr le nom du groupe reste les Crystals, mais aucune Crystal n’est présente au Gold Star. Totor sait ce qu’il fait, car à l’époque, le public ne sait pas à quoi ressemblent les artistes. Seul compte le son. Pour Totor, Darlene est un don de Dieu. Il dit même d’elle qu’elle est un big talent.

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    Il est essentiel que rappeler que Totor ne fonctionne qu’en termes de singles. Si on écoute les albums parus sur Philles, c’est à nos risques et périls, car on y trouve pas mal de filler. Ce deuxième album des Crystals qui s’appelle He’s A Rebel est même une petite arnaque, car on y retrouve pas mal de cuts du premier album : «Frankenstein Twist» et son bassmatic de rêve, «On Broadway» et «Uptown» avec leurs castagnettes. Bon, le morceau titre n’est pas le hit de rêve. Darlene y va de bon cœur mais ça reste du to be-ihh-ihh avec un solo de sax. Pas de quoi se prosterner jusqu’à terre. En fait c’est Totor qui fait tout le boulot. Il distille le sucre. Mais cette pop vieillit assez mal. Il faut attendre la fin du bal d’A avec «He’s Sure The Boy I Love» signé Mann/Weil pour voir Darlene casser la baraque. Big Brill pop ! On est au cœur de l’œil du tycoon, Darlene et ses copines éclatent bien la pop. Par contre, «What A Nice Way To Turn Seventeen» sonne comme un caramel mou. À l’époque, Darlene qui ne se gêne pas pour dire ce qu’elle pense se plaint car elle n’est pas créditée. Elle chante les deux plus gros hits des Crystals. On l’entend aussi sur l’album de Bob B Soxx & The Blue Jeans. Quant aux Crystals, les vraies, elles sont les premières surprises d’entendre à la radio un hit qu’elles n’ont pas chanté. C’est l’humour de Totor, beaucoup de gens ne l’ont pas supporté.

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    Il existe un troisième et dernier épisode Crystals. Totor flashe sur la voix de LaLa Brooks qui est entrée dans les Crystals (les vraies) en remplacement d’une collègue enceinte. Totor flashe surtout sur la teenage vulnerability de LaLa. Il la fait venir à Los Angeles car il veut absolument continuer de travailler au Gold Star. C’est donc elle qu’on entend sur «Da Doo Ron Ron», un véritable wall-banger. Totor monte le coup avec Jeff Barry et Ellie Greenwich. Da Doo explose. Pour LaLa, c’est «the most exciting moment of my life.» Même chose avec «Then He Kissed Me». On retrouve ces deux merveilles sur The Crystals Sing The Greatest Hits, Vol. 1 paru sur Philles en 1964. Dès Da Doo, c’est dans la poche : intro de basse fuzz, spetorish en diable puis le son de la basse gagne les profondeurs du deepy deep. Voilà le Wall, une merveille d’équilibre des basses et des voix aiguës. C’est inégalé. Comme si le son avait une énergie. Sur ce Best Of, on retrouve les vieux coucous habituels, «On Broadway», «He’s A Rebel», «He’s Sure The Boy I Love» et «Uptown», qui sonnent comme le couronnement d’une pop sixties figée dans le temps. Elles y vont les blackettes avec leur «Hot Pastrami», à coups de baby one more time au guttural, avec un son tellement muddy, elles ont de l’humour - Phil Spector yeah ! - Les solos de sax émerveillent les jukes, c’est sûr, surtout celui d’«He’s Sure The Boy I Love». Bon d’accord, ça date d’une certaine époque, mais ça reste infiniment plus frais que la pop qu’on entend aujourd’hui. La merveille se niche en fin de B et s’appelle «Look In My Eyes». Les violons embarquent LaLa et ses copines pour Cythère. Superbe exercice de style. Elles chantent à la glotte rose, ça sent bon le sexe, elles expurgent des jus sucrés, on sent palpiter les petites chattes extra-sensorielles, comme c’est beau et comme c’est bon. Totor devait bander derrière sa console.

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    L’autre artiste que Totor aime bien, c’est Bobby Sheen car il chante comme Clyde McPhatter. Alors il monte un projet sur mesure, Bob B Soxx & The Blues Jeans, avec Darlene Love et Fanita James. Zip-A-Dee-Doo-Dah sort sur Philles en 1963. Le morceau titre vaut pour un fabuleux artefact avec Darlene dans le mix, c’est très chanté au choo bee doo. Sur l’album, Darlene fait la loco et tonton Leon pianote. On se lève quand arrive «Jimmy Baby» pour aller danser le jerk, car c’est impossible de faire autrement. C’est plein de son. S’ensuit un pur produit du Wall, «Baby (I Love You)», full time sound, blindé de blindage, une merveille de prod un peu terreuse mais diable comme c’est bien foutu. Un autre pur jus de Wall guette l’imprudent voyageur en B : «The White Cliffs Of Dover». Totor l’embourbe dans des cliffs de son, tout explose sous le boisseau de Dover, c’est joué aux pas d’éléphants. On sent que Totor expérimente. Et dans «I Shook The World», Billy Strange prend un solo de guitare énorme, ça jerke dans les clap-hands et Totor ramène tout le saint-frusquin de min tio quinquin.

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    C’est avec les Ronettes que Totor va devenir célèbre. Il flashe sur ces caramel-skinned black girls from New York, signées chez Don Kirshner, qui portent des mini-jupes fendues jusqu’à la hanche et leurs perruques descendent jusqu’aux genoux, un sexual paradise aux yeux chargés de mascara. Totor entend surtout la voix de Veronica Bennett qu’il va rebaptiser Ronnie. Le génie de Totor éclate au Sénégal - Ronnie sang the way she looked, il était impossible de ne pas tomber amoureux de sa voix - Après Da Doo et «Then He Kissed Me», c’est une troisième compo Barry/Greenwich/Spector qui enfonce définitivement le clou du Wall of Sound : «Be My Baby», l’un des plus grands disques pop jamais enregistrés. L’enregistrement de «Be My Baby» fut cataclysmique, nous dit Williams, avec des pianos en rang dans le studio, des tas de gens qui jouaient des percussions et Totor réglait tout au détail près. 42 prises ! Mick Brown devient fou : «Spector s’empara de la flambée mélodique et y injecta tout le pathos du Wall of Sound, un rythme subtil qui évoquait le baion, des bouquets dramatiques de castagnettes, un canapé d’harmonies extatiques, le romantisme douloureux d’une section de cordes et les roulements impérieux d’Hal Blaine.» Brian Wilson dit que «Be My Baby» est le best pop record of all time et il l’écoute chaque jour de sa vie. Il a raison, Brian. C’est l’hymne des sixties, le hit qui explose au commencement de Mean Streets, sucre de mini-jupe avec du regain de be my baby, le son le plus représentatif de l’Amérique urbaine, the absolute genius of Phil Spector. Avec ça, il allume la gueule de la postérité. Mais le single suivant, «Baby I Love You», signé par la même équipe, est encore meilleur. Là t’es foutu. Les Ronettes arrivent comme Attila et les Huns, le Wall devient fou, il n’existe rien de plus powerful dans l’histoire du rock, la pauvre Ronnie est submergée, c’est Totor le boss, c’est lui qui libère les énergies, comme le ferait un magicien. «Baby I Love You» reste une merveille intemporelle. C’est le génie pop à l’état le plus pur, la mini-jupe ouverte aux quatre vents, l’excitation des sixties et la gloire de la jeunesse. Et on monte encore d’un cran avec «Walking In The Rain», singé Mann/Weil/Spector, apothéose du Wall, avec ces retours d’I’m walking in the rain qui donnent le frisson. Cette fois, il travaille avec Barry Mann et Cynthia Weil. Ils composent aussi «Born To Be Together». On retrouve ces merveilles sur Presenting The Fabulous Ronettes Featuring Veronica, paru sur Philles en 1964. Rien qu’avec ces trois hits, on est gavé. Mais cet album est une véritable caverne d’Ali-Baba. Avec «So Young» les Ronettes ramènent du sexe et Totor en rajoute. Il gonfle les veines du sexe. Impossible d’échapper à ça. Ronnie rentre dans le lard de «Breakin’ Up». Elle féminise à outrance, elle sucre les fraises et diable comme elle sent bon. Elle est plus suave que Tina mais que d’à-propos, c’mon baby ! Don’t say maybe. Totor fait des miracles avec cette petite pop. Il continue d’exploiter le filon des castagnettes avec «I Wonder» et en B il renvoie les Ronettes dans l’œil du typhon avec «You Baby», signé Mann/Weil/Spector. C’est inespéré de grandeur. Cet album miraculeux d’achève avec «Chapel Of Love» qui est l’un des plus gros hits composés par le trio Barry/Greenwich/Spector. Ça prend de telles proportions que ça finit par bouffer la cervelle de la chapelle.

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    Il existe un autre album des Ronettes, un Volume 2 paru en 2010. L’objet sent bon le remugle, avec les trois Ronettes détourées sur un fond blanc et le zéro info au dos. On n’écoute ça que par acquis de conscience, et bien sûr dès le «Paradise» d’ouverture de bal d’A on sent qu’il y a un truc dans le son, cette façon qu’a Totor de transformer la pop en art. Il faut attendre l’ouverture de bal de la B pour frétiller avec «(I’m A) Woman In Love (With You). Fantastique car porté par un refrain mélodique faramineux. Merveille signée Spector/Mann/Weil. Décidément, ces trois-là ne se trompent jamais. Quand Totor compose avec Toni Wine, la future épouse de Chips, ça donne «You Came You Saw You Conqueered», c’est assez Wall et bien balancé.

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    Puisqu’on est dans les objets volants non identifiés, on trouvait aussi à une époque un big Best Of de Philles Records, Philles Records Presents Today’s Hits, daté de 1963. Ce Best Of a une drôle de particularité : tous les artistes sont noirs. C’est là qu’on trouve l’autre gros hit des Crystals, le fameux «Then He Kissed Me» signé Barry/Greenwich/Spector, que chante LaLa, un full blow de Wall avec des castagnettes, le real deal du sixties power. S’il est un mec qui a tout compris au sexe des sixties, c’est bien Totor. Spector Sex Sound, full blown Sexus, bal des vulves, une profusion inespérée de sexe magique, voix de rêve de filles offertes. On retrouve à la suite le fabuleux «Da Doo Ron Ron» et sa basse fuzz en intro. Personne n’a jamais amené autant de résonance dans le jus de juke, c’est du génie productiviste à l’état pur, les basses sont saines et le sucre du chant prend tout son sens, yeah he looks so fine. On se retape une rasade de «Zip-A-Dee-Doo-Dah», avec ce tempo extrêmement ralenti. Totor invente la heavyness à castagnettes. Et quand on entend Bobby Sheen chanter, on comprend que Totor puisse adorer sa voix. C’est d’une grande beauté. On se re-régale des Ronettes et de «Be My Baby», l’apanage de l’artefact, mais on grimpe d’un cran avec le «Wait Til My Bobby Gets Home» de Darlene Love. Niaque incomparable. C’est l’alliance de deux génies : Darlene + Totor. C’est la même chose que Sam + Elvis, ou Burt + Dionne. Elle chante au sommet de son art. Quand elle gueule, elle reste juste. Totor ne se lasse pas de sa justesse. Et pour finir, voici les Alley Cats avec «Puddin’ N’Tain». Totor leur donne sa bénédiction est c’est fichtrement bon.

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    Petit conseil : ne faites pas l’impasse sur The Phil Spector Wall Of Sound Orchestra. C’est l’occasion d’entendre le Wrecking Crew. Totor ne raisonnait qu’en termes de singles et pire encore, qu’en termes d’A-sides. Pour éviter que les DJs des radio ne jouent les B-sides des singles Philles, Totor mettait systématiquement un instro en B-side. Donc le DJ était baisé, il ne pouvait passer que l’A-side. On retrouve toutes ces B-sides dans diverses compiles sous le titre Phil’s Flipsides. On entend ces surdoués jouer du jazz dans «Tedesco & Pitman» ou encore «Nino & Sonny». Jazz guitar ! Fabuleux ! Encore un wild drive de jazz avec «Miss Jean & Mister Jam», le sax prend la suite de la wild jazz guitar et c’est demented, comme peut l’être parfois le jazz. Avec «Harry & Milt Meet Hal B», ils passent au heavy groove. Hal Blaine bat ça sec et net et une guitare crade entre dans le son. Ces instros sont des bombes. Back to the jazz power avec «Big Red». C’est l’instro absolu, rien de plus puissant ici bas, solo de jazz dans les dents, ça bat tous les records de punch in the face. On dira en gros la même chose de «Larry L», qui est bien sûr Larry Levine, big pulsatif doté de tout le son et de tout l’espace dont peut rêver un cut, et soudain un sax lui rentre dans le baba. Ces mecs n’en finissent plus d’explorer les soubassements du jazz power, ça pianote et ça drumbeate à la folie dans «Chubby Danny D». Toutes ces flipsides sont stupéfiantes. On a même une wild stand-up dans «Irving». Totor veut du wild alors le Crew lui donne du wild.

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    Autre compile relativement indispensable à tous les Totorisés : The Early Productions, une compile Ace qui date de 2010. Parmi les stand-out tracks, on trouve l’«I Love How You Love Me» des Paris Sisters, un trio de blanches signé par Lester Sill. C’est fabuleusement sexy, ça violonne entre les cuisses. Sill aura essayé d’en faire des stars, ça a failli marcher. Le cut date de 1961, et Totor qui est allé observer Lee Hazlewood travailler dans son studio de Phoenix, Arizona, ne fait que reproduire sa technique en l’améliorant. Sill constate aussi que Totor est le premier producteur à ignorer les coûts. Il ne pense qu’au son. Il lui faut du temps. Cette période des early sixties est incroyablement féconde. Wexler demande à Totor de produire les Top Notes, un duo black composé de Derek Martin et Howard Guyton. Guyton chante «The Basic Things» à la glotte aérienne et c’est un hit monumental qui va bien sûr passer à l’as. Par contre, Terry Day est un blanc, et pas n’importe quel blanc puisqu’il s’agit de Terry Melcher. Son «Be A Soldier» dégage une belle énergie de pop de juke, une énergie littéralement mesmérique. On le retrouve plus loin avec «I Love You Betty» : pas de voix, mais c’est très orchestré. Pour Atlantic, Totor produit le «Hey Memphis» de LaVern Baker. Attention, ça ne rigole pas. Elle explose tout, Atlantic, Totor et le contexte. Elle chante au raw. N’oublions pas que LaVern Baker fut une reine. Bobby Sheen aussi, un Bobby qu’on retrouve ici avec «How Many Nights». Il chante à la folie et on comprend que Totor l’ait suivi à la trace. L’autre gros stand-out, c’est Jean DuShon avec «Talk To Me Talk To Me». Fantastique présence, une vraie voix, une perfection, elle est déchirante de grandeur, please please please ! Le Russel Byrd qu’on entend chanter «Nights Of Mexico» n’est autre que Bert Berns, l’un des mover-shakers les plus légendaires de la scène new-yorkaise. Il chante son exotica avec un joli gusto. On retrouve aussi le fameux «Every Breath I Take» de Gene Pitney. Totor le fait monter en neige et met le paquet sur l’orchestration, du coup Pitney explose, il sur-chante et finit à la folie Méricourt. On tombe à la suite sur Ruth Brown avec «Anyone But You», encore une vraie voix. C’est Ruth qu’il te faut. Une horreur de véracité. Tiens encore une belle surprise : «Bumbershoot» par un certain Phil Harvey. Phil Harvey ? Mais oui, c’est Totor on the jazz guitar et c’est très impressionnant. Parmi les autres artistes présents sur cette compile se trouve Curtis Lee et son bubblegum avant la lettre. Son «Pretty Little Angel Eyes» est connu comme le loup blanc des steppes, monté sur des vieux réflexes de doo-wop, mais c’est du doo-wop blanc. L’autre révélation vient des Ducanes avec «I’m So Happy». C’est tout simplement du punk de back alley, violent, plein de jus, de uh-uh-uh et de clap-hands.

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    On retrouve Darlene Love, LaLa Brooks et les Ronettes sur l’extraordinaire A Christmas Gift For You. Six semaines en enfer, selon Larry Levine. À la fin des sessions, Levine dit à Totor que c’était trop dur et qu’il ne veut plus travailler pour lui. Mais il reviendra. Avec A Christmas Gift Fo You, Totor ne voulait pas faire un junk album, il voulait faire un éléphant blanc, a good, moving and important album. Mais l’album sort au moment où Kennedy se fait buter - Phil Spector’s magnum opus was dead in the water - Il faudra attendre dix ans et un sérieux coup de main des Beatles pour que le Christmas Album trouve sa place au firmament. Avec ce divin Christmas Gift, Totor nous fait un beau cadeau. On ne sait plus où donner de la tête, entre Darlne Love et les Ronettes. Darlene attaque avec un fantastique «White Christmas» gorgé de basses. Elle restera pour beaucoup de gens la Soul Sister expansive par excellence. C’est aussi elle qui explose «Christmas» en B. Elle balaye tout Motown d’un revers de main. Avec ce cut, Darlene et Totor se hissent au sommet de l’art - Baby please come home - Les Ronettes explosent «Sleigh Ride», on entend le clic clac du renne et Ronnie arrose le Wall de sucre. Merveilleuse virée, c’est encore pire que Walt Disney. Totor fait du funny rock, c’est tellement bien foutu que ça transcende l’idée du gag. Les Crystals tapent aussi dans le mille avec «Santa Claus Is Coming To Town». LaLa y va, elle fonce dans le muddy mais quelle énergie ! Pas de pire volée de bois vert. Ça explose, on a là une merveille productiviste intensive, on croit même entendre du Wall téléguidé. C’est à la fois inégalable et tellement précipité. Bobby Sheen fait aussi un carnage avec «The Bells Of St Mary» et Darlene nous ramène dans le giron du bonheur avec «Marshmallow World». Pur festif spectorish, stupéfiant expat de spirit à trompettes, Darlene est increvable. Totor a fait d’elle une star. C’est aussi elle qui vrille un tuyau dans le cul de Père Noël avec «Winter Wonderland». Le cut le plus attachant de l’album est forcément le dernier, «Silent Night». Totor y fait un discours dément, il salue les artistes, et on se demande comment font les gens pour haïr un mec comme ça.

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    Si on manque de place, on peut très bien se contenter d’une box très bien foutue, Phil Spector - Back To Mono, conçue par Allen Klein et parue en 1991. Totor demande à Klein de gérer son catalogue et Klein a l’idée de vendre non plus les Crystals ou les Ronettes, mais carrément Phil Spector. Le graphiste ne s’est pas cassé la tête : il a fait une boîte en forme de mur, avec bien sûr la silhouette de Totor au premier plan, pour ceux qui auraient la comprenette difficile. La box ne prend pas les gens pour des cons, car les quatre CDs proposent un panorama complet du Wall. Miam miam. Le disk 1 va loin puisqu’il remonte jusqu’aux aux Teddy Bears, le premier groupe de Totor avec Annette et sa voix sucrée. On a aussi le «Spanish Harlem» de Ben E. King, le velours de l’estomac, c’est très léché et ça ne prendra jamais une ride. «Spanish Harlem» est quand même la première grosse compo de Totor (avec Jerry Leiber). Les trois biographes s’accordent pour dire que Totor fit sensation en produisant l’«Every Breath I Take» de Gene Pitney. On y voit Pitney se couler dans les draps de l’orchestration en bandant comme un âne - Oooh no darling - C’est très exacerbé, Pitney halète, il chante d’une petite voix aiguë. Retour aux sources encore avec les Paris Sisters et «I Love How You Love Me», elles sont chaudes les chaudasses, ça sent bon les mains baladeuses, elles font du petit slowah tartignolle, mais avec du hot sex sous la mini-jupe. Fantastiques allumeuses ! Rappelons qu’elles sont blanches et que Totor préfère les noires. Puis on voit monter les vagues du plaisir avec les Crystals et le merveilleux balancement des reins de «There’s No Other Like My Boy». Rien qu’avec cette progression dans la sensualité, on perçoit le génie de Totor en devenir. Cette façon de groover le heavy drive des Crystals, c’est du Totor tout craché. Il a bien compris l’importance de l’étranglement au moment du coït, quand gicle le sperme de yeah yeah yeah sur la mini-jupe. «Uptown» restera pour nous le hit des castagnettes et l’un des fleurons du New York Sound. S’ensuivent d’autres hits des Crystals, puis Bob B Soxx et son Zip-A-Dee-Doo-Dah heavy as hell, puis l’incroyable énergie des Alley Cats avec «Puddin’ N’ Tain». Darlene Love fait son entrée là-dedans avec «Today I Met The Boy I’m Gonna Marry», elle arrive comme une petite reine, suivie de LaLa avec «Da Doo Ron Ron» et la fuzz de mobylette, l’une des plus belles inventions du siècle dernier, on ne se lasse pas de ce truc là, LaLa chante du nez. Quelle modernité ! C’est vraiment ce qui frappe le plus chaque fois qu’on remet le nez là-dedans. On voit aussi Veronica foncer en plein Wall avec «Why Don’t They Let Us Fall In Love». Darlene Love fait un «Chapel Of Love» qui n’est pas aussi beau que celui des Dixie Cups, mais avec «Wait Til My Bobby Gets Home», elle crée du rêve, c’est même la pop des jours heureux. Voilà ce qu’il faut retenir : Totor fabriquait une pop de rêve, pianotée aux beaux jours de Broadway, une absolue merveille.

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    On s’en serait douté, la température monte avec le disk 2, car comme Mean Streets, il s’ouvre sur «Be My Baby» ! Wow Veronica chante bien dans cette purée suprématiste, on patauge dans l’extase des sixties, merci Phil Spector pour tous ces frissons, il n’existe pas de pire giclée de pop sixties. C’est stupéfiant d’excellence, c’est l’une des illustrations du génie, celui du trio Barry/Greenwich/Spector. Ils s’y sont mis à trois pour imaginer un truc pareil. Avec «Then He Kissed Me», les Crystals ont aussi un hit universaliste. Imparable, avec des castagnettes, bien sûr et une descente harmonique suivie par l’orchestration. Prod de rêve avec Jack dans la course. On revoit aussi Darlene Love exploser son «Fine Fine Boy», elle doit quand même une fière chandelle à Totor, mais il semble vouloir garder les plus beaux hits pour sa chérie Veronica, il lui offre sur un plateau d’argent «Baby I Love You», c’est comme on l’a déjà dit sucré et puissant à la fois, Totor a tout mis dans cette histoire, ça explose au firmament, ça dépasse les possibilités du langage. Veronica fait ce que Totor lui dit de faire : chante ! Alors elle sucre les fraises d’«I Wonder»,. Quand Totor travaille avec Poncia & Andreoti, ça donne «(The Best Part Of) Breakin’ Up» que chantent les Ronettes jusqu’à saturation de Wall. Totor n’en finit plus de faire de l’art, comme Warhol, c’est exactement le même empire et la même modernité. Les Ronettes sont aussi saturées de son que le sont les couleurs du Warhol sérigraphe. On voit Totor pousser le génie mélodique dans ses retranchements avec la voix de Darlene Love : «Strange Love» est la huitième merveille du monde. Cette folle de Darlene emmène la mélodie par dessus les toits. L’esprit des sixties est comme trempé de plaisir. Encore du wild Love/Spector avec «Stumble & Fall» terrifiant de drive. Darlene est plus directive que Ronnie, elle ne nasille pas, elle fonce dans le tas et elle illustre une fois de plus l’équation définitive : interprète + song + prod. C’est intéressant d’écouter toutes les stars de Totor à la suite, car elles sont toutes différentes, c’est la prod qui crée l’unité. Totor lance une nouvelle fois les Ronettes à la poursuite du diamant vert avec «Do I Love You». Elles chantent au petit cul popotin, oh oh oh, ça sent bon l’orgasme, c’est encore une fois du sexe de mini-jupes, des mini-jupes qu’elles portent fendues jusqu’aux hanches pour rappeler qu’elles ne portent rien dessous. Au fil des cuts, Totor reproduit sa formule ad nauseum, si bien qu’on finit par en avoir marre. Mais il reste encore des trucs énormes à venir, tiens, comme ce «You Baby» des Ronettes composé avec Mann & Weil. C’est pas pareil, ils changent de vitesse pour proposer du jerk, c’est plus intriguant, Ronnie chante son You Baby au clito vibrant - Ooh Ooh only you - encore une fois ça pue le sexe et Totor met bien ça en évidence. Sex bomb ! Elle chante avec une incroyable féminité et la prod trempe la pop dans le jus de juke. En matière de pop, personne n’a jamais pu rivaliser avec les hits de Totor. On reste avec Barry Mann et Cynthia Weil pour «Woman In Love (With You)», c’est orchestré à outrance, la mélodie éclate comme un fruit trop mûr, Totor semble atteindre le sommet de son art, même s’il l’a déjà atteint cent fois. C’est tellement puissant qu’on est obligé de raisonner en termes de puissance nietzschéenne. Même équipe pour «Walking In The Rain». Ronnie/Veronica redore une fois de plus le blason du Wall et ça explose, ça arrive par vagues, comme le plaisir qui ravage la cervelle - And sometimes we’ll find/ And I know he’s gonna be alright - Merci Totor pour ces deux minutes de magie pure, il les fait revenir encore un coup et ça se termine dans la suprême intelligence pop du walking in the rain.

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    Le disk 3 survole la fin de l’âge d’or avec les Righteous Brothers et Tina Turner. Cette box magique ignore tout ce qui vient après, Lennon, Dion, Cohen and co. Chaque fois qu’on réécoute le Lovin’ Feelin’ des Righteous, on assiste au spectacle d’une apothéose, celle du Wall. Stupéfiante vision du son. On l’a pourtant déjà dit, mais a-t-on su le dire ? Carole Kaye descend ses notes de basse - If you would only love me like you used to do - c’est l’outrance de la magnificence, la pop surnaturelle par excellence. Encore du Spector/Mann/Weil. Les Righteous tentent de rééditer l’exploit avec «Unchained Melody», mais ça ne marche pas. Totor compose «Just Once In My Life» avec Gerry Goffin et Carole King et ça marche, c’est aussi beau que du Burt, power définitif, Totor fait avancer le cut à marche forcée et on chope le vertige. Retour des Ronettes avec «Born To Be Together», signé Spector/Mann/Weil, un nouveau hit tentaculaire, Ronnie tartine tout ce qu’elle peut tartiner. Les compos avec Barry Mann & Cynthia Weil sont plus sophistiquées que celles que Totor pond avec Jeff Barry & Ellie Greenwich. Disons que c’est un cran au-dessus. On voit Darlene Love sauter au paf avec «Long Way To Be Happy», elle rocke avec tout le black power dont elle est capable. Quand arrive Tina, le Wall explose littéralement. River Deep descend les escaliers. Tina se frotte au Wall, non seulement elle remonte le courant du son, mais elle l’explose. Elle se jette dans le son d’une manière spectaculaire. Même si Totor compose encore «I’ll Never Need More Than This» avec Ellie Greenwich et Jeff Barry, ça n’arrive pas à la cheville de River Deep, et pourtant les ingrédients sont tous là. Tina gueule comme ça n’est pas permis. Ils font encore du Wall pour du Wall avec «A Love Like Yours» de Holland/Dozier/Holland, mais ça n’explose pas. On entend bien les batteries au fond du Wall dans «Save The Last Dance For Me» et puis les Ronettes reviennent une dernière fois avant de disparaître («I Wish I Never Saw The Sunshine» et «You Came You Saw You Conqueered»), excellente pop de Brill, avec un son surnaturel, Totor fout le paquet, parce que c’est le chant du cygne, cette fois il invente la marée de Wall, on la sent physiquement, et Ronnie sucre ses dernières fraises. Klein a choisi les Checkmates pour conclure et bien sûr, ils sont aussi énormes que les Righteous. On reste dans la démesure.

    Le disk 4 n’est autre que le fabuleux Christmas Album épluché plus haut.

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    L’un des personnages capitaux de cette aventure extraordinaire est l’ingé-son Larry Levine. Totor l’apprécie car Larry lui est dévoué corps et âme. C’est d’autant plus vital que Totor expérimente et il a besoin d’un mec dévoué, qui peut mixer et remixer des centaines de fois, le temps que Totor trouve enfin le son qu’il cherche. Pour ça, il faut bousculer toutes les règles.

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    Et donc le Gold Star. Et donc le Wrecking Crew. Ribowsky et Mick Brown donnent le détail des gens rassemblés lors des sessions historiques, Lovin’ Feelin’ et River Deep. Le Wrecking Crew, c’est environ 25 musiciens auxquels Totor fait systématiquement appel, the bedrock of the Wall of Sound, parmi lesquels on retrouve Hal Blaine, Gel Campbell, Carol Kaye, Larry Knechtel, Barney Kessel, Tommy Tedesco et tous les autres. Levine explique que Totor commence toujours par caler les guitares. Quatre, cinq ou six guitares qui jouent over and over again to create an insistant wash of sound. Totor passe dans les rangs et murmure dans les oreilles «keep it dumb, keep it dumb!». Les guitares sont the basis of the whole rhythm section. Puis il fait entrer les autres instruments. Il travaille le son en mono, car pour lui c’est le vrai son, la stéréo n’étant qu’une approximation de ce qu’on entend en studio. Totor veut le primordial feel of joyful noise, il veut recevoir le vent de la tempête orchestrale en pleine figure. Le principe du Wall, c’est un studio rempli de musiciens qui jouent live, avec des guitares et des basses qui jouent les mêmes accords à l’unisson. C’est la base du Wall. Totor rajoute les nappes de violons après. Puis il rajoute les garnitures : maracas, tambourins, carillons, cloches et castagnettes. Jack : «Quatre guitares jouent huit mesures, et quand Phil says roll, quatre pianos entrent dans le son, on entend la batterie sur quatre tom-toms, pas de caisse claire, deux baguettes et au moins cinq percussionnistes.» The full blown Wall of Sound.

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    Le Gold Star nous dit Brown n’était pas le studio le plus sophistiqué de Los Angeles, loin de là, on le considérait même comme une décharge, mais Totor s’y sentait parfaitement à l’aise et il devint le client le plus régulier de Stan Ross qui en était le propriétaire. Totor découvre le Gold Star en 1958 et trouve les dimensions de la pièce intéressantes - Les dimensions étriquées du studio permettaient une espèce de puissante intimité - Le studio dispose en outre de deux chambres d’écho construites par Dave Gold, l’associé de Stan Ross. Totor commence à voir Stan Ross comme une sorte de talisman, de la même façon qu’Elvis voyait le Colonel comme un porte-bonheur. En fait, nous dit Brown, le Gold Star devient le principal instrument de Totor, avec ce petit volume toujours rempli d’une vingtaine de musiciens.

    La première fois qu’Ellie Greenwich auditionne pour Totor, celui-ci ne la regarde même pas. Il se contemple dans un miroir et elle lui vole dans les plumes : «Allez-vous m’écouter ?». Elle chante «(Today I Met) The Boy I’m Gonna Marry» et ça plaît à Totor qui la remercie d’un sourire. Voilà, elle a passé le test. C’est Darlene Love qui va chanter cette petite pépite pop.

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    C’est avec Ellie Greenwich et Jeff Barry que Totor entretient la meilleure relation, c’est-à-dire la plus heureuse et la plus productive - Jeff et Ellie me comprenaient vraiment bien, ils savaient ce que je voulais et ils parvenaient à me satisfaire. Les autres comprenaient aussi, mais pas autant que Jeff et Ellie - Totor explique aussi que Da doo ron ron était une sorte de gimmick qui permettait de rythmer la composition en attendant que les paroles arrivent, mais il trouvait que ça sonnait vraiment bien, et donc c’est resté - A perfect illustration of Jeff Barry’s songwriting dictum of keeping things ‘simple, happy and repetitive’ - Hélas, Jeff et Ellie se brouillent avec Totor à cause de «Chapel Of Love» qu’ils avaient composé tous les trois en 1963. Totor l’avait testé avec les Ronettes et LaLa Brooks, mais il avait décidé d’abandonner. Jeff et Ellie venaient de s’associer avec Leiber & Stoller pour démarrer Red Bird, et comme ils étaient persuadés que Chapel était une bonne chanson, ils la firent enregistrer par les Dixie Cups de la Nouvelle Orleans. Ils avaient bien sûr appelé Totor pour lui demander son accord, mais il refusa, car il voulait garder un contrôle absolu sur tous ses trucs. «Chapel Of Love» grimpa néanmoins vite fait au sommet des charts.

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    Sonny Bono est un pote de Jack Nitzsche. Ensemble ils composent «Needles And Pins» pour Jackie DeShannon. Bono est tellement admiratif de Totor qu’il vient lui quémander du boulot. Totor lui demande quel genre de boulot il veut faire et Bono lui répond «Anything». Alors Totor lui explique un truc : «Je ne sais pas s’il existe un job qui correspond à anything. I’m in the record business, you know?». Mais bon, Bono va bricoler pour Totor, servant des cafés ou jouant des percus. Un jour, il ramène sa fiancée, une fugueuse qui s’appelle Cherilyn Sarkasian LaPierre, qu’il appelle Cher. Il est persuadé qu’elle va devenir une star.

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    Quand Totor séjourne à Londres pour la première fois, Andrew Loog Oldham lui fait faire la tournée des grands ducs, Beatles & Rolling Stones, plus la pill box - a nonstop injection of marijuana and pills from Oldham’s pockets - Avec son langage hip et ses manières affectées, Oldham est une sorte d’early Totor. Même genre de coco - a cocky , precocious brat, who combined nerve and style in equal measure - Son vrai talent est de savoir s’infiltrer dans le milieu des movers and shakers. À 19 ans, il est déjà connu dans le pop business, travaillant au service de Tony Barrow, l’agent de presse des Beatles, jusqu’au moment où un mec lui dit d’aller jeter un œil dans un dingy pub in south London. Il y découvre son Holy Graal, un groupe encore inconnu qui s’appelle les Rolling Stones. Oldham est fasciné par Totor et le prend comme modèle et comme héros - Dandified clothes, the twenty-four hours shades, the air of cocky, sardonic languor - Mick Brown se régale à comparer ces deux héros mythologiques. Oldham roule dans les rue de Londres en Cadillac, son chauffeur est armé, et non seulement c’est illégal mais c’est sans précédent. Alors bien sûr, ils s’entendent comme larrons en foire. De la même façon que Totor hait les «short-armed fatties» du music biz américain, Oldham veut déclarer la guerre aux plutocrats et aux Denmark Street spivs - escrocs - qui règnent sur the British industry. Totor dit à Andrew : ce sont nos ennemis, all the straights, we’ll beat them ! Totor avance et enfonce toutes les portes. Un jour, un ponte du biz lui lance : «Hi Phil how are you ?» et Totor lui répond «Fuck off !». Oldham est émerveillé : «And that bullshit works. It really works.»

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    Un autre personnage de poids idolâtre Totor. Il s’agit bien sûr de Brian Wilson. Totor le traite avec une indulgence paternaliste et aime bien le voir traîner au Gold Star. En fait Totor n’est pas certain que Brian Wilson soit un génie. Il pense que Janis Joplin et Jimi Hendrix l’étaient et il aurait préféré être idolâtré par eux plutôt que par Brian Wilson.

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    Bill Medley est un basso supremo qui croone comme Bing Crosby, mais avec la puissance d’un diesel engine. Bobby Hatfield est le contrepoint du sombre Bill : un falsetto au nez en trompette qui pousse des shrieks dignes de ceux de Jackie Wilson. Totor trouve qu’il sonne comme l’un de ses chanteurs préférés, Clyde McPhatter. Et donc il apprécie les Righteous, même s’ils sont blancs, car ils chantent comme des noirs. Il monte le projet avec Barry Mann et Cynthia Weil : ils composent tous le trois un hit sur-mesure pour les Righteous. Pourtant, quand Totor leur joue le cut au piano pour la première fois, les Righteous tirent des gueules d’empeigne. Ils sont habitués à chanter du rhythm and blues, pas ce genre de truc à la mormoille. Larry Levine dit même que Bill Medley ne voulait pas chanter ce truc-là. Pauvre con, fais confiance à Totor. Eh oui, Totor savait que Lovin’ Feelin’ serait la plus belle pop-song jamais conçue. Ça va prendre des semaines, pour le résultat que l’on sait. Ah il faut voir Bill et Bobby échanger des phrases sur le pont de la rivière Kwai, dans l’écho d’un bongo et il faut voir monter la mélodie en neige du Kilimandjaro, recréant ainsi la spiritualité cathartique du gospel, ce call-and-response qui mène à l’extase avant de s’éteindre dans un earthshaking baion beat. C’est l’apothéose du cinémascope spectorien. En 1964, Lovin’ Feelin’ trône au somment des charts et fait figure de nouveau standard. Jusque-là tout va bien. Mais quand on dit aux Righteous que Lovin’ Feelin’ est un Phil Spector record, ça les agace - They hated Phil for it - Ils font trois albums sur Philles Records, mais Totor ne produit que les singles et c’est bien sûr Lovin’ Feelin’ qu’il faut écouter.

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    Si on rapatrie les albums des Righteous Brothers, c’est vraiment parce qu’on les aime bien. Même s’ils sortent sur le label de Totor, ce sont des albums de filler pur. Bel exemple avec You’ve Lost That Lovin’ Feelin’ paru en 1965 : Lovin’ Feelin’ ouvre le bal d’A et Totor se lave les mains du reste. Le Wall de Lovin’ Feelin’ est unique au monde et Totor sait qu’il ne peut pas en pondre douze. Il le dit lui-même. Il se désintéresse des autres cuts. Il raisonne en hits, comme Mickie Most. Les albums l’ennuient. Alors c’est Bill Medley qui fait son Totor pour la suite. Avec des reprises taillées sur mesure, comme cet «Old Man River» idéal pour son baryton. Bill Medley n’en finit plus de descendre à sa cave, mais il faut bien dire qu’il se vautre avec des plans pourris comme «What’d I Say». Ça n’a aucun intérêt. Son «Summertime» ne tient que parce qu’il chante bien. Et les relations avec Totor vont vite se détériorer car Bill Medley a une très haute opinion de lui-même et le petit Bobby souffre d’avoir été relégué au second rôle dans Lovin’ Feelin’.

    Richard Williams se pose la bonne question : peut-on envisager une suite à Lovin’ Feelin’, c’est-à-dire le plus beau single jamais enregistré ? Même si on s’appelle Phil Spector ? Eh bien Totor relève le défi et compose avec Carole King et Gerry Goffin «Just Once In My Life». Hit balèze mais pas aussi explosif que Lovin’ Feelin’.

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    Et rebelote avec un album Philles rempli de filler : Just Once In My Life, paru lui aussi en 1965. C’est Once qui ouvre le bal d’A, Bill Medley et Bobby Hatfield se retrouvent en plein Wall, Totor fait palpiter le son, les basses se noient dans les profondeurs et les nappes de violons flottent au loin, mais très loin, si loin qu’on ne les voit plus et dans cette illusion sonique germe l’esprit d’un power surnaturel, le pire power jamais imaginé dans le monde pop. Le beat du Wall, ce sont les pas d’un géant dans la nuit. Et comme sur l’album précédent, les cuts suivants se cassent la gueule un par un, même «Unchained Melody» qui fut pourtant un hit. En B, ils se ridiculisent avec «Oo Poo Pah Doo», ils en font un comedy act en virant Totor du studio : «Spector, get out of there !». Bobby Hatfield rafle la mise dans «You’ll Never Walk Alone» avec un beau final de falsetto. Au dos Larry Lavine et Jack Nitzsche sont crédités, c’est vraiment sympa de la part de Totor. Bref, si on rapatrie cet album, c’est uniquement pour Once. Autant rapatrier le single.

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    Mais ça doit plaire aux gens puisqu’ils sortent un troisième album la même année : Back To Back. Des trois, Back To Back est le plus intéressant car on n’y trouve aucun hit surnaturel, donc les onze cuts s’équilibrent. Toute l’équipe de Totor est là, Jack Nitzsche, Larry Levine, Bones Howe et tout le Gold Star system. Medley produit ses propres cuts et Totor ceux du petit Bobby. Les musiciens sont eux aussi crédités. «Ebbtide» ouvre le bal d’A et Bill Medley fait un carton avec «God Bless The Child». Quel fantastique groover ! Il sonne comme Ray Charles, il est sans doute l’un des meilleurs groovers devant l’éternel. Ce n’est pas un hasard si Totor l’a choisi. Quand Medley attaque «Hallelujah I Love Her So», c’est tout de suite bardé de Soul. Il groove en profondeur, comme un laboureur. C’est Bobby Hatfield qui attaque «She’s Mine All Mine» à la manière d’Arthur Conley. Et Medley sort sa meilleure gravel voice pour taper «Hung On You», signé Spector/Goffin/King. Pas de problème, c’est un smash de Brill. Il reste encore trois petites merveilles en B, à commencer par «For Sentimental Reasons» que Bobby Hatfield tortille à l’éplorée congénitale, et ça ne pardonne pas. Les chœurs pleurnichent avec lui. Ils ensorcellent ensuite les falaises de Douvres avec «White Cliffs Of Dover», et tout redevient immense, ça grimpe jusqu’aux voûtes. S’ensuit un clin d’œil à Elvis avec «Loving You». C’est Medley qui s’y colle d’une voix étrangement retardataire. Avec «Without A Doubt», ils se payent un petit shoot de r&b. Totor ne crache pas dessus.

    Les Righteous quittent Philles pour aller sur MGM et Bill Medley va bien sûr tenter de recréer la magie du Wall, mais il n’a pas la patte de Totor. Pas les compos non plus. Totor est furieux de cette trahison, de la même façon qu’Uncle Sam avec la trahison de Cash. Il ne leur pardonnera jamais. Quelques années plus tard, il déclare dans une interview à Rolling Stone : «The Righteous Brothers were a strange group, pas du tout intellectuels et complètement incapables de comprendre le succès, c’est-à-dire de le prendre pour ce qu’il est véritablement. Ils pensaient qu’on pouvait avoir du succès facilement et une fois atteint, que ça allait continuer tout aussi facilement.»

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    Comment surmonter Lovin’ Feelin’ ? Totor a la réponse lorsqu’il voit the Ike & Tina Turner Revue sur scène. Il veut Tina. Lust incarnate, qui groove sur scène comme une lionne en chaleur, avec ses jambes nues qui pompent sous une mini-jupe indécente. Ike & Tina Turner sont les seuls à pouvoir rivaliser avec James Brown. Totor est fasciné par Tina : «God, si je pouvais faire un hit-record avec elle, elle pourrait aller au Ed Sullivan Show, elle pourrait aller à Las Vegas, elle pourrait briser the color barrier.» Après Barbara Alston, Darlene Love, LaLa Brooks et Ronnie - The soulful voices that Spector so admired and loved to work with - Tina est la voix de ses rêves - There was something else again - voix carnassière, douleur, passion, power, she was ‘The Voice’ incarnate. Totor sait qu’il joue son dernier coup : les Righteous se sont barrés, les Ronettes ont calé, il doit encore montrer qu’il est le meilleur. Alors, il reprend contact avec Jeff Barry et Ellie Greenwich qui viennent de divorcer et qui ont perdu leur job chez Red Bird, car Leiber & Stoller ont vendu Red Bird à George Goldner pour un dollar symbolique. Totor revient spécialement à New York pour travailler avec ses vieux amis et dans la semaine, ils pondent deux smash hits historiques : River Deep et «I Can Hear Music». Pour River Deep, Totor conçoit le son le plus énorme jamais imaginé. Impossible de distinguer les instruments, il veut que coule un fleuve de son et qu’à la surface de ce tumulte éclate la voix de Tina qui jette alors toutes les molécules de son corps dans ce great cosmic scream. Il y aura cinq sessions au Gold Star. Rodney Bigenheimer, the mayor of Sunset Strip, ramène dans le studio Brian Wilson et Jack Nitzsche - qui enregistre au même moment avec les Stones - ramène Jag. Dennis Hopper fait des photos. Denny Bruce dit qu’en voulant se surpasser, Totor s’est outreached, c’est-à-dire qu’il s’est paumé. Brown dit que la voix de Tina était le simulacre of all Spector grandiosity, le simulacre de son ambition démesurée, de sa passion, de sa soif de vengeance et de sa folie. Avec River Deep, on basculait dans sa psychose et la fin du cut nous laissait sans voix, la cervelle épuisée.

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    Paru en 1966, l’album River Deep Mountain High souffre du même mal que les albums des Righteous Brothers : tout repose sur le morceau titre et comme c’est un album, il faut trouver de quoi compléter. Pas de problème, Ike & Tina Turner ont du répondant. Ike ramène «I Idolize You», un gros groove popotin et «A Fool In Love», du pur jus de juke. Ils bouclent leur bal d’A avec un «Hold On Baby» signé Spector/Barry/Greenwich, mais rien n’est aussi déterminant que River Deep, hit éternel, big sound, big voice, big compo, l’équation fatale. En un mot comme en cent, big beignet de Wall. Tina tente de sauver sa B avec un «I’ll Never Need More Than This» encore signé Spector/Barry/Greenwich. Elle chante comme une lionne, mais c’est avec la cover de «Save The Last Dance For Me» qu’elle rafle la part de la lionne. Back to the fantastique power du Wall, avec des nappes de violons dans le fond du son, très loin, si loin. Totor met le son en perspective, comme s’il avait inventé la perspective. Il est sans doute la réincarnation de Michel-Ange. Et puis Tina rend hommage au génie mélodique d’Arthur Alexander avec «Everyday I Have To Cry». En plein Wall, ça prend du volume, c’est heavily orchestré, heavily chanté et bardé de chœurs tutélaires.

    River Deep apparaît dans la charts, grimpe à la 88e place et disparaît la semaine suivante. Spector biggest production had become his biggest failure. Incompréhensible. Les gens, c’est-à-dire les radios, n’en veulent pas - It was too Phil Spector - Ike Turner dit que c’est la faute de l’Amérique raciste. On dit aussi que Totor est victime d’une vendetta du music biz qu’il a tellement provoqué. Totor va vivre ça comme la pire des injustices. Il est inconsolable. Tony Hall dit : «It fucked his head completely. Il savait qu’il venait de faire a fantastic bloody record. Il pensait à juste titre que c’était the best record he ever made.» Jack ajoute : «Si vous devenez trop bon, les gens n’aiment pas ça. Trop de succès et les gens n’aiment pas ça non plus. Phil n’avait aucun rival à cette époque.»

    Avec un peu de recul, Totor expliquait des choses à Rolling Stone : «Le temps de la black music était fini et les groupes du coin de la rue devinrent the white psychedelic guitar groups.» Il parle de musique ennuyeuse à mourir et de chanteurs qui se contentent de chanter, mais qui n’interprètent pas. Même les Stones ne font plus que des hit records, alors qu’à une époque, ils composaient des contributions. Pour moi, c’est capital, les contributions. Il ajoutait qu’il pouvait amener des trucs à Jag, à Janis Joplin ou à Dylan, il évoque l’idée d’un opéra avec Dylan, un Dylan qui selon lui n’a jamais eu de producteur.

    Signé : Cazengler, Phil Pécor

    Crystals. Twist Uptown. Philles Records 1962

    Crystals. He’s A Rebel. Philles Records 1963

    Bob B Soxx & The Blue Jeans. Zip-A-Dee-Doo-Dah. Philles Records 1963

    The Crystals. Sing The Greatest Hits, Vol. 1. Philles Records 1964

    Ronettes. Presenting The Fabulous Ronettes Featuring Veronica. Philles Records 1964

    Ronettes. Volume 2. Philles Records 2010

    Philles Records Presents Today’s Hits. Philles Records 1963

    Phil Spector. Back To Mono. Box ABKCO 1991

    Righteous Brothers. Back To Back. Philles Records 1965

    Righteous Brothers. You’ve Lost That Lovin’ Feelin’. Philles Records 1965

    Righteous Brothers. Just Once In My Life. Philles Records 1965

    Ike & Tina Turner. River Deep Mountain High. A&M Records 1966

    Phil Spector. The Early Productions. Ace Records 2010

    Mark Ribowsky. He’s a Rebel: The Truth About Phil Spector – Rock and Roll’s Legendary Madman. Da Capo Press 2006

    Richard Williams. Phil Spector: Out Of His Head. Omnibus Press 2003

    Mick Brown. Tearing Down the Wall of Sound: The Rise And Fall Of Phil Spector. Bloomsbury Publishing 2007

     

    Rapp it up !

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    Quand on accorde sa confiance à un artiste inconnu, c’est souvent suite au hasard des rencontres. Deux rencontres président à la découverte du soft-rock parfois lumineux de Tom Rapp : celle de Bernard Stollman, via l’ESP book de Jason Weiss, et avant ça, celle d’un disquaire parisien qui insistait pour dire que «c’était vraiment bien».

    — T’es sûr ?

    — Si si, vas-y, tu vas voir, c’est pas mal.

    En effet, c’est pas mal. Toujours admiré les gens qui ne savent pas dire pourquoi c’est bon ou pas. On entend souvent ça dans les conversations autour de la musique : «Ah oui, c’est super !», ou encore «c’est de la merde !», ça on l’entend beaucoup, notamment en France. Mais les gens ne savent généralement pas trouver les mots pour exprimer leur amour ou leur désamour. Peut-être n’ont-ils pas envie de le formuler. Peut-être n’ont-ils pas de vocabulaire. Peut-être comprennent-ils que ça ne sert à rien. Peut-être préfèrent-ils parler de cul ou de foot. Peut-être devrait-on cesser de se perdre en conjectures.

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    Le conseil qu’on pourrait donner aux ceusses qui souhaiteraient s’initier au Rapp serait de commencer par l’album des Pearls Before Swine paru en 1969, These Things Too, car c’est une petite merveille, un véritable objet de convoitise. Le Rapp fait partie des adorateurs de Dylan et ça s’entend clairement dans «Look Into Her Eyes». On y sent la présence intense de la latence, avec un gros drive de basse derrière, et là, on y va. Le Rapp se cale dans le giron de Bob pour reprendre «I Shall Be Released». Il ramène tout le groove des hippies dans son adoration. On le voit plus loin tituber dans «I’m Going To City». Il force la sympathie. Cet excellent Rapp se cogne dans les murs, mais c’est de bon cœur. Excellent car bien interprété. Bien sûr, il propose beaucoup de folk d’arpège, mais on lui fait confiance. Ses chansons restent globalement d’un bon niveau de good time music, comme par exemple cet «If You Don’t Want To (I Don’t Mind)» joué au violon de compagnon. Il chante «Mon Amour» en français. Comme le copain Jojo, le Rapp a un don. Il peut faire du psyché avec «Wizard Of Is». C’est bardé de feeling. Il détient le pouvoir de Zeus. Il montre encore avec «When I Was A Child» qu’il peut allumer n’importe quelle chanson. Il se tient fièrement dressé à la proue de son baleinier lancé à la poursuite du cachalot blanc et peut devenir stupéfiant.

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    Dans la même veine, il enregistre l’année suivante The Use Of Ashes. Le Rapp met un soin particulier à soigner ses pochettes, au sens où il choisit des œuvres d’art, ici une tapisserie flamande ou française datant du XVe siècle et représentant une Chasse à la Licorne. Le Rapp nous embarque aussi sec avec «The Jeweler». Ce mec sait écrire des chansons, il sait se montrer terriblement présent et même très émouvant. Il sonne comme un Lennon de lower downhome et c’est superbement orchestré. Il sait se montrer à la hauteur de sa réputation. Globalement, il gratte des arpèges magiques. Son «Rocket Man» est une nouvelle merveille entrepreneuriale. Le moindre de ses mélopifs se conduit bien. Le Rapp taille ses chansons sur mesure, comme le faisaient les vieux drapiers du ghetto juif de Varsovie. Chaque fois, c’est chanté jusqu’à la moelle avec une ferveur artistique qui fait la différence. Il est présent sur tous ses coups, sa voix tape dans le mille à chaque fois. Il a dans «Song About A Rose» un petit gras de voix qui rappelle celui de James Taylor. Et puis voilà l’autre hit de l’album, «Tell Me Why», une sorte de petite groove Brazil. Le Rapp s’impose avec une classe terrible, du xylo et des flûtes, alors forcément ça enrichit l’écosystème, d’autant qu’il ajoute en filigrane des arpèges préraphaélites. Il chante son groove à l’aune d’une riche musicalité - Why can’t you leave them alone/ Someday they may/ Sing your song - Ses démarrages de couplets sont des modèles du genre, justes et bourrés de feeling. Tout est surcousu d’or fin sur cet album. Le Rapp baigne dans l’excellence. Il faut écouter ce mec-là. Son margering de «Margery» est une véritable merveille de blossom. Il vibre ensuite «The Old Man» au chant d’inspiration supérieure. Il est l’un des derniers grands préraphaélites. On se demande même ce qu’il fout là. Il s’est sûrement trompé d’époque. Il duette avec une fille sur «Riegal» et vise la magie vocale. Le Rapp est un démon, il marque le son de son empreinte, il coule de source et impose une présence inexorable. Diable, comme certains albums peuvent être beaux.

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    Le Rapp continue son petit bonhomme de chemin avec Pearls Before Swine et enregistre chaque année un nouvel album. 1970 voit paraître Beautiful Lies You Could Live In, avec bien sûr une toile préraphaélite en devanture : la fameuse Ophélie de John Everett Millais. On ne saurait imaginer plus préraphaélite que le mélange Rapp/Millais. Musicalement, le Rapp qui ne ferait pas de mal à une mouche continue de nous bichonner son softy sound. Il va dans les papillons avec «Butterflies» et se livre pour l’occasion à un groove d’arpeggio. Sa pop de folk reste assez infectueuse. Il sait maintenir l’allure d’un singalong. Une copine vient duetter avec lui sur «Everybody’s Got Pain» et ils virent dylanex. Excellent ! Il tâte du gospel batch dans «Bird On A Wire». Il y croit dur comme fer. On plonge une fois de plus dans le génie liquide du Rapp via «Island Lady». Il y évolue entre deux eaux, générant un délice groovy et subtilement poivré d’espagnolades. Magnifique exercice de passation du pouvoir. Le Rapp s’y fait roi de l’insistance liquide. «Come To Me» se distingue par une certaine violence de l’excellence. Ce mec fait de nous ce qu’il veut. Il drive son art en toute impunité. On note ici et là la présence d’un divin burn-out de basse.

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    Pour City Of Gold, le Rapp n’a pas choisi de toile. Il s’est choisi. Il revient à son adoration pour Bob Dylan avec «Once Upon A Time», mais de façon intime, alors c’est doublement bon. Sa pop folk dylanesque est joyeuse, alors on l’adore. C’est un peu comme si Bob s’amusait au lieu de s’énerver. L’autre merveille de l’album s’appelle «My Father». Elisabeth Rapp duette avec le Rapp. Elle attaque au débridé, elle s’envoie bien l’air et le Rapp vient la rejoindre dans l’alcôve du paradigme. Quel pur jus ! Comme elle chante bien ! Dommage qu’on ne l’entende pas davantage. Il fait son Brel avec «Seasons In The Sun» et avec le morceau titre, il se jette à corps perdu dans l’Americana. Il chante à l’accent déchirant et se montre digne de notre confiance. On adore les êtres faibles. Il rend hommage à «Nancy» qui porte des collants verts et qui couche avec tout le monde et on assiste au grand retour d’Elisabeth Rapp dans «The Man» - Wanna see his face/ Wanna touch is hand/ He is the man - et le Rapp boucle son affaire avec un dernier hommage à Bob Dylan, «Did You Dream Of».

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    Fin de l’ère Reprise en 1972 avec Familar Songs. On voit le Rapp nettement baisser en qualité. Dommage, car la pochette est belle. Le Rapp nous fixe d’un air rieur. On sauve un cut, là-dessus, «Margery», emporté par un bel élan dylanesque. Mais les autres cuts refusent obstinément de décoller, même le «Green Street» d’ouverture de bal d’A, bien dérivé, un brin jazzy et contrebalancé de ressacs. En fait, le Rapp distille une qualité de pureté insidieuse. Toutes les chansons sont traitées au même niveau d’excellence expiatoire, mais sans magie. Il s’enveloppe dans son ample manteau d’excellence pour balancer «If You Don’t Want To (I Don’t Mind)», mais on se contentera d’un sentiment d’aisance replète. Comme son nom l’indique, il met les voiles avec «Sail Away», dans l’esprit de Croz et du Mayan, c’est assez bien barré, très belles guitares, on parle ici de dérive absolutiste.

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    Grosse déception avec ce Stardancer paru la même année. Il ramène du Breughel en devanture, mais ça ne sert à rien. Ils s’égare dans un non-dit mélancolique dont on ne sait ni quoi dire ni quoi penser. Seul l’amateur de folky flakah mélancolique y trouvera son compte. On assiste à un furtif retour en grâce de la grâce avec «Touch Tripping», mais il faut le dire vite, car ça ne dure pas longtemps.

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    En 1973, notre Rapper préféré revient à la une de la non-actu avec Sunforest et une très belle pochette illustrée qui donne vraiment envie d’écouter l’album. On le sort du bac avec gourmandise, miam miam, mais après la belle exotica de «Comin’ Back» qui renvoie aux marimbas de Paul Simon, on reste sur sa faim. L’ensemble de l’album est extrêmement paisible, pour ne pas dire ennuyeux. On se croirait chez James Taylor. Notre Rapper se complaît dans le petit mélopif orchestral. Bon, il faut savoir prendre son mal en patience. On n’est pas chez les Stooges. Il repart errer dans l’azur en B avec «Blind River». Qualifions ça de belle pop suspensive, il chante avec la langue coincée entre les dents, un peu en sifflet, si tu préfères. Le morceau titre sonne comme du Leonard Cohen, mais bon, écoute plutôt Leonard Cohen.

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    Les deux premiers albums de Pearls Before Swine sont considérés comme cultes, et on se demande bien pourquoi. Parce qu’ils sont parus sur ESP ? À cause des repros de Bosch ? Le premier paraît en 1967 et s’appelle One Nation Underground. On note très vite une grosse influence dylanesque dans «Playmate». Le Rapp harangue, c’est du kif kif bourricot. On note aussi une belle pureté d’intention dans «Ballad To An Amber Lady», baigné d’arpèges d’une grande douceur qui évoquent ceux que joue Steve Marriott en intro d’«All Or Nothing». On écoute ce genre d’album comme on part à l’aventure, à ses risques et périls. Une fois ça marche, une autre fois ça ne marche pas. Il faut attendre «Regions Of May» pour sentir ses naseaux frémir. On a là un cut spacieux, lumineux et paisible. Cette Beautiful Song illustre fort bien le concept abstrait des jardins suspendus de Babylone. Le Rapp se tape aussi avec «I Shall Not Care» un vieux délire digne des Fugs, avec des intermittences underground new-yorkaises.

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    Paru l’année suivante, Balaklava ne marche pas. Le Rapp fait son Dylan dans «There Was A Man» et son Buckley dans «I Saw The World», mais rien ne viendra nous compter fleurette.

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    Pour illustrer la pochette de son dernier album, A Journal Of The Plague Year, le Rapp choisit une toile de Frank Brangwyn, un symboliste britannique. Cet album paru en 1999 devait marquer le retour du Rapp, mais il retombe comme un soufflé. Ça manque cruellement de hits. Il rend encore hommage à Dylan avec «Blind», via son folk intimiste assez puissant. C’est même tellement intimiste que ça semble réservé à une élite. En fait le Rapp cherche à renouer avec la magie du folk sixties. Grâce aux coups d’harmo, il fait presque illusion. Mais le reste de l’album est mal barré, ça sonne trop folky folkah au coin du feu. Pas la peine de faire des plans sur la comète. Le Rapp fait du gratté dylanex 65. On s’y ennuie à mourir. On lui demande de nous aider, mais il n’entend rien. Il est barré dans son délire. Cut après cut, il continue de s’enliser. Il faut attendre cette «Shoebox Symphony» en trois parties pour trouver un peu de viande : orgue et mélodie imparable. Et là ça redevient puissant. Il fait de la power-pop dylanesque. Il s’amuse bien, il ramène aussi de l’harmo. Au soir de sa vie, il cultive encore sa fascination pour Dylan. Il finit dans un délire de psyché évolutive du meilleur effet. C’est un gros effort.

    Signé : Cazengler, gruyère rappé

    Pearls Before Swine. One Nation Underground. ESP Disk 1967

    Pearls Before Swine. Balaklava. ESP Disk 1968

    Pearls Before Swine. These Things Too. Reprise Records 1969

    Pearls Before Swine. The Use Of Ashes. Reprise Records 1970

    Tom Rapp, Pearls Before Swine. Beautiful Lies You Could Live In. Reprise Records 1970

    Tom Rapp, Pearls Before Swine. City Of Gold. Reprise Records 1971

    Tom Rapp. Familar Songs. Reprise Records 1972

    Tom Rapp. Stardancer. Blue Thumb Records 1972

    Tom Rapp, Pearls Before Swine. Sunforest. Blue Thumb Records 1973

    Tom Rapp. A Journal Of The Plague Year. Woronzow 1999

     

    L’avenir du rock - Greetings to Greta

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    Il suffit parfois d’un article bien foutu pour redonner le sourire à l’avenir du rock. Dans un numéro récent de Mojo, Mark Black nous présentait un groupe nommé Greta Van Fleet, que d’autres canards avaient déjà présenté, notamment Classic Rock. Mais l’article de Classic Rock n’inspirait aucune confiance. Le buzz semblait destiné aux fans d’un certain rock, un rock plus barbu avec du poil sur la poitrine et des grosses godasses. Mojo amenait le buzz différemment, en ouvrant par exemple sur une photo du groupe pour le moins spectaculaire : ces quatre gamins à peine sortis de l’adolescence s’habillaient en rock stars pour partir à la conquête du Graal moderne, c’est-à-dire le rock stardom. Avec leur grâce naturelle et leur volonté d’en imposer, ils tapaient en plein dans le mille. Ils portaient ces costumes brodés de Western wear que vendait jadis Nudie Cohn et que collectionnaient Porter Wagoner, Hank Williams, Gram Parsons, Michael Nesmith et Billy Gibbons. Les Nudie suits, c’est une chose, ces quatre regards chargés d’incrédulité en sont une autre. Photogéniquement parlant, ils s’inscrivent d’office dans cette fantastique aventure qu’est l’histoire du rock.

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    L’avenir du rock a le plus souvent fonctionné sur la foi d’une première image. Souviens-toi des Beatles et de leur corde blanche sur la couverture du Télé-7 Jours qu’on t’envoya chercher un jeudi de 1964 au bureau de tabac de la rue Saint-Jean, souviens-toi de la première pochette des Dolls dans cette vitrine de la rue Ganterie, souviens-toi de cette première petite photo des Chrome Cranks dans la rubrique On du NME. Bon alors, attention, l’univers des Greta n’a rien à voir avec les Dolls ou les Pistols, ils sont dans un autre son, mais leurs deux albums valent le détour.

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    Et pourtant, la pochette de leur premier album n’inspire absolument pas confiance. Ni le titre, d’ailleurs, Anthem Of The Peaceful Army. On craint de tomber sur du simili-fucking Yes, comme dirait Walter Lure. Mais on tombe immédiatement sous le charme de ce petit chant de trou du cul. On n’en revient pas, on l’examine sur la photo, le Josh Kiszka, l’un des trois frères Kiszka, dans son pyjama Nudie rouge-sang brodé de roses blanches, bien échancré sur la poitrine, avec ses petits cheveux tortillés et sa petite moustache, mais ce branleur n’a pas peur de passer pour un branleur, du coup on dresse l’oreille. Bon d’accord, ils passent par les circonvolutions du prog, ils ont même des petits remugles de fucking Yes qu’on ne leur pardonnera jamais, mais la voix est là et cette voix perce les lignes. Josh Kiszka impose un truc à lui, influent et perçant, il chante d’une voix de little rock star. Ils font un rock seventies tiré vers le haut, avec une authentique dimension artistique, et du coup, ils imposent le respect. On ferme nos gueules et on écoute. Josh Kiszka est brillant, il gueule dans la voie lactée. Tous les amateurs de vraies voix devraient écouter ça, car ça impressionne. Non pas que ça fasse bander, mais c’est pas loin. Il dégage une belle fraîcheur, aux antipodes des relents d’huîtres des vieilles burnes gaga. Ici, ça sent bon la chlorophylle, ce mec est bon, il va chercher des trucs impossibles au chant, un peu comme Liz Fraser à son époque. Josh Kiszka chante comme un petit ange de miséricorde en Nudie Pajama. Il s’agit du même genre de révélation qu’avec Chris Robinson, mais en plus florentin. Bon, c’est vrai, le premier abord est souvent trompeur, il faut s’en méfier comme de la peste, mais ce petit mec a du génie plein la voix. Il va chercher des harmoniques stupéfiantes - And when we came into the clear/ To find ourselves where we are here - Il hurle à la pire hurlette de Hurlevent, il adore venir into the clear, sa voix nous transporte, comme celle de Sharon Tandy, elle est d’une puissance inexorable. Ces quatre petits mecs ont tout bon dès leur premier cut : le spirit, la voix et l’espace infini. Après chacun fera comme il voudra, mais il est certain qu’«Age Of Man» ne peut pas laisser indifférent. Oh la la, comme diraient les Faces ! Ils s’installent ensuite dans cette belle soupe de pop-rock seventies et Josh Kiszka continue de chanter au chat perché. C’est tout de même dingue que ces quatre petits branleurs sortis de nulle part réussissent à recréer de la matière avec rien. Josh Kiszka attaque «When The Curtain Falls» à la hurlette, mais il s’applique, il cherche des zones sensibles et ça prend vite de l’ampleur, c’est même chauffé à blanc. Il hurle comme tous ces hurleurs patentés, mais il amène un truc en plus qui fait qu’on le supporte lui et pas les autres. Il est simplement éclatant, et même pourrait-on dire divin. Tous les amateurs de rock seventies devraient se ruer sur cet album, car tout y est, le talent en prime. Merci à Mojo d’avoir sauvé Greta des eaux. Ce petit chanteur à la croix de bois est un chancre délicieux, il s’installe dans toutes les chansons avec du power plein la culotte. Il risque de déplaire aux oreilles formatées, mais il se moque des oreilles formatées comme il se moque des genres. Il pratique l’art vocal avec une virtuosité irréelle. Il arabise comme Rimbaud en Éthiopie, il ne vend pas d’armes, mais il est libre. Les Greta sont bien en place, on les remercie d’exister, ils sont pleins de cette énergie qui donne du sens au rock et qui te donnent envie de continuer à en écouter. C’est même tellement excellent qu’on s’en pâme. «Lover Leaver» pourrait à l’extrême limite évoquer ce «Child In Time» qui fit sensation à une époque. Puis Josh Kiszka revient clouer sa chouette avec «The New Day». Il chante salé au solace de la terrasse, ce merveilleux petit mélodiste de Saint-Ex surprend ses couplets au coin du bois enchanté, il cultive ses ares élégiaques à l’aube des temps. Leur son reste ancré dans ce rock seventies jadis si riche et si fertile. Ils revivent des époques révolues avec une sacrée grandeur d’âme. Dans «Montain Of The Sun», Jake Kiszka passe un solo de guitare magnifique, comme au temps de Jimmy Page. Ah l’ampleur, que deviendrait-on sans la divine ampleur ? Ils terminent avec le bien nommé «Anthem». Josh Kiszka chante au seuil de son anthem et on l’écoute encore plus religieusement. Sa voix résonne dans les os et ses frères jouent le jeu. Ce n’est pas de la frime. Just perfect, dirait Mister Nobody.

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    Et voilà que vient de paraître leur deuxième album, The Battle At Garden’s Gate, sous une petite pochette noire gaufrée et enluminée à l’or fin. Dans le booklet, un graphiste talentueux a créé douze symboles métaphysiques pour anoblir les douze cuts. Josh Kiszka revient en force dès «Heat Above». Il crée aussitôt un continent, il sait se mettre en perspective, il attaque le prog-world au gusto et occasionne des chutes superbes. Il fait tout simplement la pluie et le beau temps. Même les cuts plus classiques comme «My Way Soon» sont ultra-joués et ultra-chantés. On se pose vraiment la question : comment font ces quatre branleurs pour fournir autant ? Ils nous servent «Broken Bells» avec tout le pathos du monde. Ils savent rester évolutifs au long cours, avec des chœurs de nymphes et des pâtés de wah demented. Voilà la grandeur des Greta : la vie. Ces départs en folie wah en disent long sur leur ambition démesurée. Ils visent l’exponentialité des choses, ils sont quasiment sans foi ni loi. Ils attaquent «Age Of Machine» au Perfect child de Ian Gillian, mais c’est une autre dimension, Josh Kiszka gueule sa rage dans les fumées alors que ruissellent des arpèges d’acier, c’est sans espoir, il gueule son rock au cœur des montagnes noires, il présente ses lyrics au ciel comme une offrande, mais tout le monde s’en fout, alors son frère Jake vole à son secours avec un solo-carillon digne des géants du rock. «Tears Of Rain» est encore plus monumental, Josh Kiszka chante de plus en plus haut, il chante à la puissance pure, on n’avait encore jamais entendu un screamer aussi magique. Tout sur cet album est lancé dans l’aventure. Sur «Stardust Chords», Josh Kiszka s’élève dans les airs et Jake claque des accords clairs. Encore une fois, «Light My Love» repose sur l’éclat du chant. Il monte bien dans ses octaves, il y a de l’élévation en lui, il va chercher l’anglicisme magique. Brother Jake tape «The Barbarians» à la wah et ça devient trop riche, trop d’effets, on perd le glamour et pour finir l’album, Josh Kiszka va se couler dans la coule, il va continuer de hurler dans les hauteurs et se perdre dans l’heroic fantasy. À la fin on lâche prise. C’est vrai que ce petit mec chante à s’en arracher les ovaires, mais il va chercher des trucs qui justifient le buzz.

    Mark Blake qui a la chance de les rencontrer nous indique que Josh et Jake sont jumeaux. Leur petit frère Sam joue de la basse et Danny Wagner bat le beurre. Dans son chapô, Blake veut absolument les rattacher à Led Zep, alors qu’ils font leur truc. Dans la deuxième double de l’article, un encadré attire immédiatement l’œil du fureteur : l’encadré des musical inspirations. Les Greta citent cinq albums en référence, dont Disraeli Gears, Are You Experienced et All Things Must Pass. Rien qu’avec ça, ils emportent la partie. Les deux autres albums cités sont un Black Keys et un White Stripes, ce qui semble logique car ce sont des groupes de leur génération, mais tout de même pas des disques aussi déterminants que les trois premiers. Blake qui ne doit pas être très malin fait intervenir Elton John et Slash dans son article. Comme d’usage, on est émerveillé par le style stendhalien de Slash qui déclare : «L’idée of fuckin’ four kids montant sur scène et jouant their fuckin’ asses off avec juste a couple amps and a drum kit, et jouant juste leurs instruments sans avoir all the other fuckin’ shit going on, je pense que c’est fuckin’ inspiring.» On apprend aussi grâce à ce renard de Blake que ces quatre petits mecs originaires du Michigan sont désormais installés à Nashville. Migrants, comme Jack White. Josh Kiszka se réclame de la Middle America de son enfance, mais aussi de Francis Ford Coppola et d’Henry David Thoreau. Il avoue écouter Miriam Makeba et Wilson Pickett, pendant que Jake décrypte les œuvres de Jeff Beck, Rory Gallagher, Jimi Hendrix et Jimmy Page - You have to do your work with the old masters - On se croirait dans le Seigneur des Anneaux. Ils viennent de Frankenmouth, au Nord de Detroit, petite bourgade fondée par des colons allemands, qu’on appelait aussi Little Bavaria. Ils eurent la chance de grandir dans un univers luthero-bohémien, avec un grand-père accordéoniste - célèbre au Michigan State Polka Hall of Fame - et un père philosophe et cinéphile. Jake explique qu’il a commencé à gratter la gratte de son père à l’âge de trois ans et que depuis, il ne s’est jamais arrêté de la gratter. Après Thoreau, Josh s’est amouraché du théologien britannique Alan Watts. Il dit adorer l’optimisme et les cosmic and Eastern influences. Ils ont donc monté le groupe en 2012, encouragés par leurs parents - Go do it ! - Josh et Jake n’avaient que 16 ans et Sam 14. En 2018, Josh déclara à qui voulait l’entendre que Greta Van Fleet ramenait le rock’n’roll à une nouvelle génération, comme l’avaient fait les Black Crowes en leur temps. Pourvu que les mainstream ne les bouffe pas trop vite. Ils sont tellement craquants et tellement doués qu’ils vont attirer toutes les vieilles peaux.

    Signé : Cazengler, Bêta Van Fleet

    Greta Van Fleet. Anthem Of The Peaceful Army. Republic Records 2018

    Greta Van Fleet. The Battle At Garden’s Gate. Republic Records 2021

    Mark Blake : Mojo Presents Greta Van Fleet. Mojo # 330 - May 2021

     

    *

    Longtemps que je n'ai vu les Howlin' Jaws, la dernière fois c'était un peu spécial, pas un concert de rock, accompagnaient sur la scène du théâtre du Soleil, la pièce de Simon Abkarian, Electre des bas-fonds, voir notre livraison 436 du 31 / 10 / 2019, suis allé faire un tour sur FaceBook pour voir comment ils avaient survécu au confinement, je vous rassure sont vivants, je ramène deux surprises. La première est dans l'ordre des choses, concert en streaming sans spectateur. Je ne suis pas fan de ces ersatz, mais pour les Jaws, je chronique, que voulez-vous, les Howlin' sont les Howlin'... La deuxième surprise est comment dire, plus surprenante, mais vous verrez...

    HOWLIN' JAWS

    FREAKOUT LIVE !

    ( Novembre 2020 / YT )

    ( Baptiste Léon : batterie / Lucas Humbert : guitare / Djivan Abkarian : vocal, basse )

    Freakout ! Records se présente comme un label qui se situerait entre Seatle, Los Angeles et New York, nous comprenons entre trois point cardinaux d'une partie non négligeable du rock américain actuel, tout en revendiquant une certaine liberté sonore. A notre connaissance ils ont sorti une vingtaine de disques notamment d'Acid Tongue et de The Smokey Brights. Nous les classerions parmi les agitateurs, les découvreurs et les organisateurs. Ils sont heureux de nous annoncer que le Freakout Festival aura bien lieu cette année en public dans leur bonne ville originaire de Seatle, cité grunge par excellence. En septembre 2020, ils ont créé ces sessions Live consacrées à des groupes du nord-est des States mais aussi européens notamment d'Espagne et de France. Toutes les vidéos sont bâties sur la même mouture, un court générique ( toujours identique ) une brève annonce par Guy Geltner et Skyler Locatelli, suivent quatre ou cinq morceaux entrecoupés de rapides interviews menées par Serafima Healy et en langue anglaise plus ou moins bien baragouinée par les fils et les filles du continent européen... Les vidéos n'excèdent pas les vingt-cinq minutes.

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    Oh, well : sont tous les trois devant un mur de briques celui du studio, style briqueterie des slums londoniens et des quartiers pauvres des States, tiens Djivan a laissé sa grosse bonbonne à la maison, l'a remplacé par une basse électrique au manche aussi long qu'un canon de marine, la grand-mère doit pleurer toute seule à l'attendre, pas le temps de nous apitoyer, les Jaws envoient la marmelade sans plus tarder, pas vraiment comme de grosses brutes épaisses, et le Djiv y va flexible au vocal, à ses côtés Lucas saupoudre le riff, ce qu'il faut mais point trop, un peu la marchande de crêpe qui mégote sur le sucre, c'est là qu'il faut faire gaffe, ne portez pas un regard sur Bapt Crash qui tape sur ses caissons en gars qui part en pré-retraite dans une heure et quart, vous avez regardé, vous avez eu tort, ah, les vermines, z'ont appuyé sur l'accélérateur sans préavis, le Djvan qui pousse un cri, pour la confiture à l'orange amère, ils vous visaient à la petite cuillère et maintenant ils utilisent la louche spéciale collectivité, ça sonne anglais à la diable, pas du tout stoned, le Crash Boom Bapt il en a profité pour descendre dans la soute du voilier et il a cassé sec les cordages qui tenaient arrimés les barils remplis de sables qui servaient de lest, ça roule dans tous les sens, le voilier caracole sur les plus hautes vagues, Lucas vous envoie un solo rafale qui vous emporte la voile de misaine, le Cap' Djivan vous calme l'océan de la voix, Mister Boom derrière vous a un regard d'innocence aussi claire que sa caisse, vous êtes prêt à lui pardonner et crac il tape désormais comme un butor entêté, Lucas s'empresse de le dédouaner de tous ses péchés en nous gratifiant d'une série de notes requins-marteaux facétieux qui brisent les écoutilles, sont tous les trois au vocal, et vous expédient la fin du morceau à toute blinde. Ouf ! Lorgnent sur les englishes ( made in sixties ) certes, mais ça ressemble un peu à ces amerloques de Flamin' Groovies lorsqu'ils ont eu leur période Beatles survitaminée. Passage d'une pub-vodka. Interview de l'ange Séraphime. Z'ont pas dû beaucoup écouter leur professeur d'anglais à l'école, connaissent trois mots de la langue de Keats, les mêmes que nous, Rock, And, Roll. Heartbreaker : morceau idéal pour piger leur recette secrète, celle de la cambuse qui carbure, relativement simple, mais sa réalisation demande un sacré coup de main, à gauche une lampée de tord-boyaux, vous arrive dessus sans prévenir par un SMS, c'est vous qui envoyez un SOS, z'y vont franco de port, tous les trois souquent ferme, faut un responsable c'est Lucas, celui-là si vous tenez à votre tranquillité, attachez-lui les mains dès qu'il s'approche de sa guitare, mais ce n'est pas lui le coupable, voici son nom : Djivan au vocal qui harmonise, Lucas vous file la fièvre et Djivan l'a fait descendre à El Paso, quand ils s'y mettent à tous les trois, on se croirait chez Buddy Holly, quant à Baptiste il mène le double jeu de l'hypocrite de service, il vous brise le cœur de ses baguettes heurtantes, et en même temps, il prend sa voix la plus doucereuse, il vous console, il fait semblant de vouloir recoller les morceaux qu'il a concassés. Le pire c'est quand la cavalcade s'arrête, Djivan homélise à tirer des larmes à un crocodile, subito derrière Baptiste vous distribue les bénédictions d'un geste large et d'une frappe mélodramatique, vous notez sur votre carnet que vous les emploierez pour qu'ils viennent assurer les chœurs le jour de votre enterrement, mais sur le final vous barrez cette résolution, si par hasard Lucas se mettait à sonner les cloches avec autant d'énergie qu'il agresse sa guitare cela causerait un beau remue-ménage dans l'assistance. Plus personne ne penserait à vous, et tout le monde crierait à son adresse encore, encore ! Deuxième séquence interview, Sérafime sourit comme l'ange qu'elle est pour les encourager, n'ont pas révisé la liste des verbes irréguliers, elle devrait les gronder mais elle les renvoie au boulot. Long gone the time : avec un titre aussi nostalgique l'on ne s'attend pas à une explosion nucléaire, mais avec les Jaws le danger est partout, sont des partisans de la guerre qui rampe doucement sur vous sans que vous vous en aperceviez, sont des adeptes du conflit bactériologique, un morceau royal pour le Baptistou, vous imite le pas cadencé d'un microbe qui s'approche de vous, évidemment question sonorité c'est amplifié, le Baps prend son pied à taper la marche feutrée de la spore insidieuse, chpom ! Chpom ! Chpom ! rythmiquement c'est meilleur que les trois coups du destin de Beethoven qui vous fracasse le crâne, là ça prend son temps, c'est plus entraînant mais en restant tout de même sur l'étagère N° 3 de la grandiloquence, et là-dessus Djivan, ses deux acolytes ne tardent pas à le rejoindre dans cette tâche délicate, dispose les guirlandes vocales de l'arbre de Noël du Mersey Beat, Lucas aggrave son cas, fait la-la-la-la, et c'est là que les bactéries commencent à vous piquer le cuir, elles profitent des notes incisives qu'il distribue l'air de rien avec sa lead, admirez leur mine innocente de bedeau qui secoue l'encensoir sur le cercueil avant d'aller s'écrouler de rire dans la sacristie, en plus ils trichent, long time qu'ils annoncent et c'est un peu court.

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    Troisième séquence interview : ils essaient d'expliquer dans leur mauvais anglais qu'il leur tarde de remonter sur scène et de jouer loud, pas vraiment une réussite, on aime les Howlin mais l'on se doit de reconnaître qu'ils n'ont pas la tirade shakespearienne, sont comme l'albatros baudelairien quand ils instrusent et qu'ils chantent ils se jouent des nuées au-dessus des gouffres amers mais dès qu'ils parlent l'on a envie de leur enfoncer un brûle-gueule dans le bec pour les faire taire et se moquer d'eux, c'est alors que Djivan sauve la séquence, se tait et bouge ses lunettes, l'air sérieux du cancre qui se fait passer pour un intellectuel, même l'ange Seraphime en mission-express n'arrive pas à garder son sérieux, alors elle les renvoie libérer leur énergie en cour de récréation. Feel good medley : attention ne sont pas ici pour amuser la galerie et pour faire de la broderie anglaise, fini le point à l'endroit et le point à l'envers, maintenant c'est le poing dans la gueule et le sang qui gicle. L'est sûr qu'avec du public, le set aurait été encore plus incandescent, ne boudons pas notre plaisir, vous avez eu le lent vol indolent des trois albatros, voici la meute des ptérodactyles affamés en chasse. Portent la marmite à ébullition. Le Djiv ardoie le vocal d'abord à l'allume-gaz qu'il transforme petit à petit en chalumeau. Les deux copains derrière le laisse bosser un petit moment, sont sur ses traces, le marquent à la culotte, le poussent au cul, et sans préavis Lucas intervient, l'a la guitare qui ricane et la batterie de Tistou les baguettes vertes tournoie comme les ailes d'un moulin ivre, le Djiv reprend le contrôle, mais l'a une phrase malheureuse, le genre de truc qui ne se dit pas à table en bonne société et encore moins en concert, WE are the Howlin' Jaws ! qu'il proclame fièrement à haute voix, le genre d'auto-défi que l'on lance pour s'auto-déifier et prouver que l'on est les rois du rock'n'roll. Et c'est parti mon kiki pour sept minutes de bonheur, Lucas, quel jeu de guitare, le gars il lâche une note comme les romains lâchaient les lions dans l'arène, déjà il ne reste plus un chrétien vivant, il ouvre les grilles une deuxième fois, les fauves escaladent les gradins et s'attaquent au public, dans un concert des Jaws, c'est généralement à ce moment que vous réalisez que vous êtes dans le public, le bonheur du streaming c'est que vous êtes protégé par une vitre blindée, que vous n'êtes pas dans l'aquarium peuplé de trois squales perfides ( mais qu'est-ce qu'une vie sans risque ), Djivan entremêle sa basse dans le magma pour le goudronner, et la batterie de Léon le lion rugit comme si vous lui aviez marché sur la queue durant sa sieste, et hop, l'on se calme, c'est le truc de base des Howlin, ils vous envoient un missile et la seconde après n'y a plus que trois gars gentils qui tapent gentiment la causette sur le parvis de l'Eglise Notre-Demoiselle qu'ils viennent d'incendier, l'est sûr qu'ils préparent un mauvais coup, Djivan hurle pour donner l'alerte, il est temps de descendre aux abris, l'on sent que l'on se rapproche du dénouement, que bientôt il sera trop tard pour regretter, Lucas prend cet air d'affolé qui lui lui va si bien, mais qui préfigure les grandes exactions éthiques, dans quelques secondes le rock'n'roll va vous sauter à la gorge et enfoncer ces canines démesurées dans votre chair si tendre, et c'est le déchaînement final, trop de pression, l'énergie explose, une dernière pensée pour les gars qui ont filmé et puis mixé les images, un sacré bon montage, se sont attachés à bien rendre le jeu de scène, ces coups de pieds lancés, comme des danseuses de l'opéra mais en plus violent, ces vues de profil, mais l'image se rétrécit et déjà défile le générique. L'ange Séraphime doit être remontée dans l'empyrée car on ne la voit plus, nous on s'en fout on est au septième ciel.

    S'en tirent bien les Howlin', un véritable exercice imposé, les petits rats de l'opéra à leur cours de barre. Forcément ingrat. Un peu abstrait, un peu mécanique, un peu froid. Les Jaws qui n'arrêtent pas d'évoluer et de progresser ont su rester fidèles à eux-mêmes. Un des jeunes groupes français les plus importants. Vous pouvez barrer les S.

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    Pour la petite histoire, il y une autre série de vidéos Live Sessions faites à la maison, des reprises d'Elvis des Hollies, des Beatles, jetez un coup d'œil sur la version de Long gone the time réalisée avec le concours du magazine Rolling Stone enregistré à distance, in my room, celle de FreakOut est supérieure, mais dans quelques années celle-ci sera classée dans les documents iconographiques et témoignages d'une époque honnie.

    Damie Chad.

    *

    Je vous ai promis une deuxième surprise, une vraie ce coup-ci, laissez-moi vous en raconter une autre pour l'introduire. Voici une quinzaine d'années je cherchais sur le net quelques renseignements sur Pierre Quillard, un petit ( pour ne pas dire obscur ) poëte symboliste, je ne partage point ces deux adjectifs mais là n'est pas la question. Quillard est renommé pour avoir été un fervent ( et doué ) helléniste. Une curiosité perverse exigeait que je regardasse si la toile pouvait m'offrir quelques unes de ses traductions. Je n'y croyais guère mais je tapai toutefois son nom par acquis de conscience. Je m'attendais à une ou deux références, l'écran débordait de Pierre Quillard. J'ai parcouru deux ou trois sites, regardant les têtes de chapitre de sa biographie. Pas la moindre allusion à ses connaissances de la langue grecque. C'est alors que je m'aperçus d'une occurrence étrange, toutes les propositions affichées provenaient de particuliers ou d'institutions officielles se prévalant d'une appartenance arménienne. Etrange me dis-je que Pierre Quillard que personne ne lit en France jouît d'une telle renommée chez les Arméniens ! Je fronce les yeux plus attentivement, non les Arméniens ne furent pas particulièrement envoûtés par les stances quillardiennes ( ils ont tort ) par contre il fut un des premiers européens à dénoncer les exactions et les massacres dont étaient victimes les Arméniens de Turquie... Pour la petite histoire, je viens de retaper le nom de Pierre Quillard, tous ces sites arméniens ne sont pas apparus... Je vous laisse en tirer les conclusions qui s'imposent et indisposent...

    O.K. Damie, ultra-intéressant dans un blogue-rock ce que tu racontes mais le rapport avec les Howlin' Jaws, là franchement on ne voit pas... ô guys and gals, le nom de Djivan Abkarian vous ne lui trouvez pas une assonance arménienne par hasard...

    SIRETSI YARS DARAN

    HEY DJAN

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    Oui c'est de l 'arménien, pas la peine de vous ruer sur la méthode Assimil, la vidéo est sous-titrée en anglais. Un projet parallèle de Djivan, pas du tout rock'n'roll, pensez aux dernières roucoulades d'Iggy Pop par exemple. Mis en branle au mois de janvier de cette année. N'est pas seul sur le coup : Arnaud Biscau est à la batterie, Adrian Adeline officie à la guitare ( classique, rock, jazz, a fréquenté l'école de Didier Lockwood ), Maxime Daoud manie aussi bien basse, guitare et clarinette, Adrien Soleiman carrément multi-instrumentiste, Djivan Abkarian pour une fois il ne joue ni basse, ni contrebasse, mais il chante, Anaïs Aghayan, charme et chant, z'ont tous un pedigree musical long comme un porte-avions, Adrien et Anaïs particulièrement intéressés par les chants traditionnels arméniens.

    Si vous vous attendez à ces intros infra-courtes et ultra-fulminantes à la Howlin', c'est raté. C'est du tout doux. Du mineur. Du chatounou, du chatoumou. Une chanson d'amour, pour vous vous donner une idée imaginez une bossa-nova sans le rythme de la bossa, c'est triste et cafardeux. Anaïs pas besoin qu'elle sourie pour que vous la regardiez, malgré son air désespéré et dévasté vous avez envie de la consoler, mais notre Djivan, l'est triste comme un cimetière, une coupe de cheveux qui lui donne l'air d'un mouton noir, l'est raide comme un I et appliqué comme un enfant sage, méconnaissable, pas du tout le diable de Djivan que l'on connaît, à leur côté ça assure grave, pas une note au-dessus de l'autre, vous distillent de la tristesse comme les alambics du Tennessee du White Lightning, goutte à goutte, une envie de vous jeter à l'eau pour en finir avec cette chienne de vie vous serre la gorge.

    Une vieille chanson arménienne, quand vous cherchez un peu vous vous apercevez qu'il en existe de multiples interprétations. Toutes aussi mélancoliques les unes que les autres. Peut-être est-ce l'expression de l'âme d'un peuple, perso je ne vais pas faire l'hypocrite, cela me touche peu. Mais c'est Djivan, que voulez-vous !

    Pour le moment, Hey Djan ne présentent que ce morceau, on reste à l'affût.

    Damie Chad.

     

    *

    Printemps ( pluvieux ) et bout du tunnel. Tout s'éclaire, les Jake Walkers nous offrent une vidéo pour fêter cela. Z'ont profité du confinement pour bosser et s'étoffer. En 2018, ils n'étaient que deux, Ady et Bastien, en 2019 Jessy est venue se rajouter, à trois cela fait déjà beaucoup plus sérieux, et voici que dans la série plus on est de fous plus on rit Denis est venu se greffer sur le trio transformé en quatuor, s'ils continuent bientôt ils seront assez nombreux pour monter un orchestre symphonique. Ce qui risquerait d'être superfétatoire pour un combo de blues.

    Du blues-gumbo. Le gumbo c'est un peu comme la paella espagnole, vous y mettez n'importe quoi dedans et c'est foutrement bon, c'est une spécialité de la Nouvelle-Orléans, riez au nez de ceux qui se vantent de leur gumbo aux crevettes, le vrai gumbo doit obligatoirement comporter des morceaux d'un alligator, attrapé le matin même au fond d'un bayou, et découpé vivant, arrachez-lui d'abord les pattes, plus il stresse, plus il aura du goût, les tranches sanguinolentes que vous jetez au fond de la marmite grésillante doivent encore remuer, n'oubliez pas les épices, un max, à la première bouchée ce n'est pas vous qui devez mordre, c'est le gumbo qui vous emporte la gueule. Résumons dans le blues-gombo vous trouvez toutes sortes de blues, le vieux, l'ancien, l'original, le récent, l'inexistant, le blues du futur, plus le swing. Très important le swing quand on a une ( voire deux ) jambes de bois. Car le Jake Walkers, bande d'ivrognes à la cervelle enfumée, n'est pas une marque de whisky, mais un raidissement des jambes qui frappa au premier tiers du siècle dernier les gens qui eurent la mauvaise idée d'acheter ( et de boire ) des boissons frelatées. Beaucoup de noirs en furent victimes. Evidemment ça ne valait pas les couvertures porteuses de la variole que l'oncle Sam distribuait gratuitement aux tribus indiennes. Eux au moins ils mouraient pour de vrai. De véritables morts bien droits, pas des éclopés mal-foutus. Qui faisaient du bruit en marchant. D'ailleurs souvent sur scène Ady frappe le sol du pied pour marquer le rythme. C'est ce qu'en poésie l'on appelle de l'harmonie imitative.

     

    DON'T BOTHER MARIE LAVEAU

    THE JAKE WALKERS

     

    Ady : vocal, guitare / Bastien Flori : guitare lead / Jessy Garin : contrebasse / Denis Agenet : washboard.

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    Attention, ça commence tout doux, le Bastien swingue relax, et Ady s'en vient nasiller dessus, méfiez-vous de Jessy, elle vous introduit sa contrebasse l'air de rien ( madnoiselle, le passager-arrière de votre solex n'a pas de casque – Non monsieur l'agent, c'est mon up-right bass – Ah ! Bon, circulez ! ) et puis elle nous balance – l'on ne peut pas dire qu'elle exhibe son solo puisqu'elle n'arrête pas une seconde son boulot – elle fait résonner ses cordes tout le long du morceau, comme Alfred de Vigny aimait à pousser le son du cor le soir au fond des bois, sur ce le Denis ne s'agêne pas non plus fait entendre tout le temps des petits bruits bizarres, le gamin insupportable qui attire à tout prix l'attention des adultes qui ne font pas cas de lui, c'est alors qu'Ady met les pieds dans le plat, jusqu'à lors, elle était très bien, l'imitait à la perfection l'accent du fermier américain natif de la corn belt qui parle à ses champs pour que le blé pousse plus vite, et patatras, l'abandonne son pur anglais américanisé des plaines pour apostropher en français et sans respect la reine du Voodoo, c'est qu'Ady elle n'a peur de rien, le naturel prend le dessus, pour un peu on la confondrait avec une racaille marseillaise, elle l'agresse méchant Marie la sorcière, l'est plus que vache avec LaVeau, l'en a gros l'Ady sur la patate, plus de chance, plus de fric, plus de meufs, Ady la disette, à ce stade-là devraient tous trembler de peur, faire caca ( et pipi ) dans leur culotte, s'enfuir à l'autre bout de la planète, bref la jouer petit, ben non, ça leur donne du peps, en pleine forme, z'y vont de tout leur cœur moqueur, des gamins en cour de récréation qui têtent de turc leur copine, qui tournent et qui dansent autour d'elles en criant à plein poumons. Une belle cavalcade pour nos jambes de bois.

    Aux dernières nouvelles, ils sont encore vivants, la réputation de Marie LaVeau serait-elle surfaite ?

    Je suis sûr qu'ils en tirent gloire,

    Eux qui viennent de la Loire !

    Damie Chad.

     

    *

    Un petit tour en Russie ne peut pas faire de mal. C'est encore la faute de Jars. La pochette de leur dernier single ( voir notre livraison 511 ) étant créditée à Nikki Roisin from Eeva, une insatiable curiosité m'a poussé à voir qui se cachait derrière cette appellation. Mon flair ( infaillible ) de rocker subodorait un groupe, russe évidemment, soyons précis des moscovites. J'ai voulu savoir, je précise, mes connaissances de la langue de Lermontov sont minimalistes, je vois, j'écoute mais je ne comprends pas, je cherche, je fouille, j'interprète, j'hypothèse l'hypoténuse des angles morts de mes ignorances, je suppose, rien que le nom de la formation est un problème : signifie-t-il Eve ( Eva ) qui renverrait à una materia prima de profonde réceptivité originelle et féminine ou faut-il entendre celui-ci en tant que Veille ( de la catastrophe annoncée ), je privilégierais cette dernière interprétation uniquement parce que Oscar Venceslas de Lubicz-Milosz – un de nos plus grands poëtes du vingtième siècle malencontreusement ignoré – fit partie de la mystérieuse et ésotérique Société dite la Fraternité des Veilleurs...

     

    EEVA

    Juste dans la fenêtre de tir, Eeva formé par Nikita, Stepan, Sasha, Serezha, en 2009 vient de sortir ce 02 / 04 / 2001 un nouveau single, pour cette première rencontre nous ne chroniquerons que les trois dernières productions du groupe.

    VEDUSHCHY / KOROL' CHERVEY

    ( Avril 2021 )

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    Le roi de cœur, en première carte au-dessus du paquet. Ne vous précipitez pas pour le glisser furtivement dans votre manche. Elle est pourrie. Puisque l'on est au niveau du symbole, la goutte de sang censée figurer le cœur est bien maigre et chiche. Refusez-la en cas de transfusion, même si vous agonisez au bord de la route, sachez mourir dignement. Le pire, certes je ne suis pas un féroce partisan de la royauté ni absolue ni relative, mais le visage de notre majesté n'arbore pas cette magnanimité souveraine que l'on est en droit d'attendre d'un monarque, l'a carrément une sale gueule, celle du premier de la classe, celui sur lequel les filles crachent en passant, le môme prétentieux, puant et insupportable que l'on attend à la sortie du gymnase avec les battes de baseball. Le plus marrant c'est qu'avec ses binocles rondes et sa manière pontificale de tenir sa feuille de papier, il arbore la mine de sa sainteté le Dalaï Lama, je ne sais si c'est fortuit ou volontaire...

    Premier : ça rétame dur, la machine à claques est en marche, le vocal dégomme le gars très méchamment, lui crie ses quatre vérités, Eeva se fout carrément de lui mais ne mâche pas ses mots, ils ne l'aiment pas plus que nous cette tête de gondole, le traitent d'assassin, toutefois sur la fin du morceau ils lui donnent la parole, non pas pour qu'il puisse plaider sa cause, mais pour que vous puissiez entendre son ignominie, au bout de trente secondes, ils éteignent l'appareil. Qui est-ce ? Gagné, le présentateur de télévision, celui qui vous trucide des mauvaises nouvelles du monde entier, pour que vous preniez conscience du bonheur que vous avez à vivre dans la vie étriquée que vous offre la société. Le morceau n'est pas vraiment violent, l'on sent l'ironie mordante. Roi de cœur : un lot de consolation en face B. Il y a peut-être pire que celui dont le métier est de vous cancériser les méninges, non ce n'est pas le roi de carreau, c'est vous. Qui vous racontez des histoires. Qui vous croyez beau et irrésistible, qui vous tournez des films, dans lequel l'actrice que vous convoitez n'est jamais là, alors là Eeva cogne encore plus fort, musique au ralenti, style 45 tours passés en 33, vous écrasent, vous passent au laminoir, la voix ne chante plus, elle énonce froidement votre condamnation, batterie, basse et guitare prennent le temps de longs et interminables soli pour que vous preniez conscience que vous ne valez pas mieux que ceux qui vous irritent. Constat social implacable. Personne ne sort grandi de ces deux morceaux. Ce single nous cingle.

     

    SLOT-MASHINA

    ( Décembre 2019 )

    Une couve qui colle d'un peu trop près à son sujet. Une photo d'Anna Bogomolova, trois jeunes face enjouée devant une machine à sous, or devinez ce que signifie Slot-mashina ? C'est fou ce que vous faites des progrès en russe, ces derniers temps.

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    Machine à sous : harmonie imitative, la musique tourne sur elle-même comme les bandes à fruits censées vous apporter la fortune. Le texte ne vous le fait pas dire. Pauvre crétins qui jouez votre dernier billet, sûr que vous allez gagner, la belle vie, le flouze qui coule à flots et la copine qui vous colle au dos, silence, attention tout s'arrête, moment crucial, l'on entend les rouages de l'engrenage aléatoire, manque de chance, vous avez perdu, ne sont pas sympas avec les perdants chez Eeva, brisent vos rêves de pauvres, aucune pitié, tant pis pour vous, chaque fois que vous glissez une pièce dans la machine, vous faites tourner le système, ne vous étonnez pas s'il vous broie ! Bien fait pour vous ! Apparemment Eeva excelle dans les scènes pittoresques de la vie des dupes. Musicalement ce n'est pas le jackpot, mais question regard impitoyable et critique sociale, ils ne doivent pas se faire des amis chez les laissés-pour-compte. Ne leur filent pas du fric, mais leur mettent le nez dans leur caca mental. Les hindous ont un proverbe qui résume la situation : l'argent est la merde de Dieu.

    SHOSSEYNYY SINDROM

    ( Août 2017 )

    Au lieu du mot à mot syndrome de la route nous proposerions Conduites à risques. Pochette à fond rouge. Silhouette noire, en suspension, ces deux couleurs seraient-elles symboliques, votre âme serait-elle aussi noire que le sang que vous versez pour votre survie est rouge, quel est-ce masque qui s'approche et s'éloigne, dans quel cas êtes-vous davantage vous-mêmes, quand il vous colle à la peau ou quand il s'en arrache.

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    Agent : le morceau est court mais les sonorités son belles, bien envoyé, roulements de batterie, et guitares punchy, ne laissent pas un seul interstice dans le feuilleté cliquant de la pâte sonore, attention vous êtes suivi, quoi que vous fassiez il y a quelqu'un dans votre dos qui vous poursuit. Juste un constat. Masque pour dormir : la suite du précédent, guitare rampante et pointilleuse, batterie implacable, voix étouffée, vous êtes endormi, en coma dépassé, ils vous ont suivi, vous essayez de vous réfugier en vous, mais ce n'est pas possible, votre forteresse mentale est investie, musique paranoïaque, il suffit que vous pensiez que vous êtes mal pour être au plus mal, auto-persuasion inductive. Aucun point de fuite. Objectifs et significations : auto-fiction du doute. Batterie haletante et guitares fragmentées, musique de plus en plus violente, est-ce vous, est-ce eux, vous ne savez plus si vous êtes l'homme qui se châtie lui-même ou un animal de laboratoire dans le cerveau duquel on implante des électrodes de contrôle, vocal focal, hurlements d'angoisses, grincements, quincaillerie de bruit. Superman : le dernier espoir, mendicité de la demande d'aide, le background instrumental se déchaîne, vous passe à la moulinette des supplications, criez dans le lointain autant que vous voulez, êtes-vous seulement sûr d'être encore vous-même, sujet ou objet d'expérimentation quelle est la différence ? Délaissez vos rêves de grandeur, retournez à votre quotidien de sous-homme. Insolation : qui êtes-vous ? l'insecte sur la tapisserie ou l'être qui regarde la télévision, peut-être les deux, métamorphose ou anamorphose, l'impression que les coups de boutoir instrumentaux vous rabattent contre les murs, vous avez dépassé les portes de la folie, cacophonie brutale. Qui que vous soyez n'oubliez pas d'éteindre le poste si vous quittez la pièce. Retour au cabinet : moins violent, moins dispersé, le temps de reprendre ses esprits, plus angoissé et davantage angoissant, vocal triomphal, vocal bocal, qui parle, d'où parle-t-il, un mort ou un vivant, un grand malade ou un fou à lier, vaudrait mieux qu'il se taise et laisse les instruments dérouler leur chant funèbre. Ce qu'ils font très bien, mais ils sont tout aussi inquiétants, le doute s'est immiscé en vous dans les premiers morceaux, sur cette ultime piste il en est sorti, mais la situation est tout aussi intenable.

    Cet EP six titres est bien supérieur aux deux productions postérieures. Celles-là sont trop explicitement politiques, trop critiques sociales, ironiques et mordantes, jubilatoires même, faites pour mettre les auditeurs, convaincus d'avance, dans votre poche. Ici, il n'y a pas de jugement, d'intellectualisation du discours, mais une mise en pratique, depuis l'intérieur du vécu, il ne s'agit pas pérorer en affirmant que le monde est fou, mais de prendre la route pathologique de la folie, l'instrumentation n'est plus, au mieux un accompagnement, au pire un stabilotage à l'encre rouge pour être sûr que l'auditeur n'interprètera pas de travers le message ( pourtant évident ), mais une mise en demeure, une mise en péril auditive, une proposition d'équivalence sonore du cauchemar dans lequel vous vous débattez sans en avoir mesuré la nocivité.

     

    EEVA LIVE IN MOSCOW - 01 / 06 / 2014

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    Une vidéo vieille de sept ans. Dure dix-huit minutes. Nous ne la regardons pas pour son intérêt musical. Indéniablement elle en a un, permet de juger leur musique compacte sans grandiloquence. Sans violence. Sans outrance. Nous nous contenterons d'y porter un regard pour ainsi dire sociologique. Le groupe est pris de trop près pour que l'on puisse le localiser, sommes-nous sur une place publique ou dans le hall d'une galerie marchande, ce qui est sûr c'est que la scène n'est pas improvisée, le groupe bénéficie d'une vaste scène, à peine surélevée, un assemblage de palettes recouvert d'un revêtement d'un vert tendre à faire rêver un militant écologique. Le public n'est pas là pour les écouter. Ce n'est pas la grande foule, une trentaine de personnes, à part un aficionado tout devant qui n'arrête pas de danser. Des gens passent et ne leur accordent aucune attention. Rien qui nous permette de nous sentir en Russie, la vidéo serait titrée Eeva à Paris que vous ne vous sentiriez ni plus ni moins dépaysé. Le monde occidentalisé a tendance à s'uniformiser. L'on est loin de ces groupes de punks aux ambiances enfiévrées qui au début des années quatre-vingt-dix illustraient obligatoirement tout reportage sur les changements intervenus en Russie depuis la chute du communisme, sur cette vidéo le rock a l'air d'une musique intégrée faisant partie du paysage culturel.

    EEVA LIVE IN SAMARA11 / 08 / 2018

    phil spector,tom rapp,howlin' jaws,hey djan,the jake walkers,eeva,greta van flet

    Encore en Russie à plus de 900 kilomètres de Moscou, à cent cinquante kilomètres du Kazakhstan, pas tout à fait un trou perdu de province, la ville dépasse le million d'habitants. Où sommes-nous au juste ? Difficile de le dire. Derrière le groupe, une grande affiche à la peinture rouge sur un drap maintenu par deux cordes plaquée contre un mur, s'en détache la silhouette d'un oiseau que l'on pourrait qualifier de moineau, mais je ne suis pas ornithologue, et suis incapable de savoir s'il symbolise quelque chose de très précis, par contre je peux me risquer à traduire le mot en grosse lettres qui barrent toute la largeur : Podpol'ye qui doit être l'équivalent de notre underground.

    Nous sommes dans une arrière-cour pas très large, mur de briques en mauvais état, un logement identique tout à côté, si l'on me torture j'opterais pour une cité ouvrière, d'après moi non inhabitée, les fenêtres ont l'air d'avoir été refaites, et l'on remarque les climatiseurs extérieurs, la Volga arrose Samara et est gelée durant les mois d'hiver, un mode d'habitat qui correspondrait à nos corons nordiques et nationaux, peut-être dans un squat mais je ne le pense pas. Bref ce n'est pas grand luxe, mais c'est étrange, l'on s'y sent bien, un irrésistible parfum de rock'n'roll se dégage de ce lieu anonyme. Des guirlandes de papier, les mêmes dont les jours de fête nous ornions par chez nous les rues dans les années cinquante.

    Le public n'est pas massif, mais il est là pour écouter. Exclusivement des jeunes. Majoritairement des garçons. Eeva joue et même si encore une fois l'intérêt sociologique nous motive davantage que la chronique musicale, la musique est plus forte et le son bien meilleur que sur la vidéo précédente. En quatre années le groupe a progressé. L'on retrouve les mêmes mouvements de danse que vous avez peut-être visionnés à la suite de notre chronique voici deux semaines sur Drain, cette espèce de tectonique sauvage de bras moulinés, alliés à des pieds jetés haut, et ces bousculades fraternelles caractéristiques des exultations hardcore. Le rock est devenu un idiome culturel transnational. Tant que les regards braqués sur lui dénonceront son aspect séditieux il restera vivant.

    Damie Chad.

  • CHRONIQUES DE POURPRE 512 : KR'TNT ! 512 : TROGGS / EDGAR BROUGHTON BAND / IDLES / PAIGE ANDERSON & THE FEARLESS KIN / ROCKAMBOLESQUES XXXV

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 512

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR'TNT KR'TNT

    27 / 05 / 2021

     

    TROGGS / EDGAR BROUGHTON BAND / IDLES

    PAIGE ANDERSON AND THE FEARLESS KIN

    ROCKAMBOLESQUES

     

    Sex & Troggs & rock’n’roll

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    Ah tiens, maintenant les bassistes s’autobiotent ? Celui-là s’appelle Pete Staples et il fut le bassman des Troggs. Ceux qui ont une mémoire d’éléphant se souviennent de son nom. Mais les gens pour la plupart ne se souviennent que du nom de Reg Presley et éventuellement de celui de Chris Britton qui à l’époque où il avait encore des cheveux pouvait rivaliser de frangisme avec Brian Jones.

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    Bon alors attention, Wild Thing - A Rocky Road n’est pas un classique littéraire. Pete Staples écrit un peu avec les pieds mais c’est peut-être ça qui fait le charme de son book. Ça nous repose des grands auteurs. C’est une sorte de bouffée d’air frais qu’on peut lire au printemps, histoire de rester en osmose avec le cosmos. Très important, l’osmose. Le problème aujourd’hui, c’est que l’osmose a subi une transformation radicale, comme si elle avait changé de sexe. On n’entre plus en osmose avec le cosmos mais en osmose avec la médiocrité. Alors merci Pete Staples de nous tirer de ce mauvais pas et de nous ramener aux Troggs.

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    Le book étant léger (180 pages), il s’avale d’un trait. Pete Staples nous raconte dans le détail la vie quotidienne des kids d’Andover, un bled paumé situé à 40 km au-dessus de Southampton, dans le Sud de l’Angleterre. Mais comme dans tous les bleds paumés d’Angleterre, les kids écoutent la radio et montent des groupes. Deux groupes d’Andover entrent en rivalité : les Emeralds dans lesquels Ronnie Bullis bat le beurre et les Ten Feet Five dans lesquels jouent Pete Staples et Chris Britton. C’est Ginger Mansfield, le lead guitar des ex-Emeralds qui embauche Reg Ball on bass et qui raconte comment est arrivé le nom des Troggs : une nuit sur l’A30, ils roulent en van et ramassent deux auto-stoppeuses. Les filles sont guillerettes, et voyant les amplis et les instruments, demandent comment s’appelle le groupe qui à ce moment-là n’a plus de nom. Alors elles proposent the Grotty Troggs à cause de l’ambiance caverneuse et ça passe mal, fuck off we’re not grotty et pouf, ils virent les deux filles. Mais ils gardent le nom de Troggs - Apparently it’s a short for trogglodyte - Les Troggs commencent à tourner et leur réputation grossit assez vite, un nommé Stan Phillips finance leur matériel et les met en contact avec Larry Page, l’ex-manager des Kinks, qui cherche de nouveaux poulains à plumer. C’est là que Ginger Mansfield quitte les Troggs qui du coup se retrouvent à deux : Reg Ball et Ronnie Bullis. Il leur faut un guitariste et un chanteur. De leur côté les Ten Feet Five se déplument, Pete Staples et Chris Britton se retrouvent eux aussi le bec dans l’eau. Et c’est là que se fait la fusion. Reg Ball passe au chant, Pete Staples prend la basse, Chris Britton gratte ses poux et Ronnie Bullis bat le beurre. Mais il faut aller à Londres, car en 1965, c’est là que se joue le destin du monde.

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    Larry Page va littéralement façonner les Troggs. Page fait ce que font tous les affairistes londoniens à l’époque, Mickie Most, Don Arden, Simon Napier-Bell et tous les autres, il flaire le jack-pot et prépare ses poulains comme des sportifs. Page monte Page One Records avec Dick James, le music publisher des Beatles. Page est donc à la fois manager et label des Troggs. Il empoche tout. Les Troggs n’ont pas grand chose à proposer, juste une pop song qui s’appelle «Lost Girl». Ils l’enregistrent à Londres et bien sûr, le single floppe. Alors Page fait ce que font tous les affairistes londoniens à l’époque : il va faire du shopping en Amérique. Il emmène son directeur musical Colin Fretcher et ils rencontrent Chip Taylor, un auteur renommé qui justement vient de pondre un truc qui s’appelle «Wild Thing», déjà enregistré en 1965 par les Wild Ones et qui n’a pas marché. Snarfff, snarfff, Page flaire le hit et de retour à Londres, il le file aux Troggs qui retroussent leurs manches. Gros boulot les gars, trois accords, La, Ré, Mi et le solo d’ocarina. Ils entrent en studio sur Regent Street et enregistrent deux trucs en trois quarts d’heure : «Wild Thing» et «With A Girl Like You». Une fois les deux cuts enregistrés, les Troggs rangent leur matériel dans leur van pour rentrer à Andover. Ils sont assez fatalistes et savent qu’ils doivent reprendre leurs boulots respectifs : Reg et Ronnie sur des chantiers de bâtiment, Pete comme électricien et Chris comme arpète dans un atelier de litho. Larry Page leur dit au revoir. On reste en contact, les gars, ne vous inquiétez pas ! Ouais c’est ça.

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    Larry Page grenouille sec dans le milieu et «Wild Thing» sort sur Fontana, le label des Pretties. Et soudain tout explose : en 1966, «Wild Thing» is number one in America et «With A Girl Like You» number one in the UK, at the same time précise Pete Staples avec un sourire malicieux. Et il ajoute qu’alors tout s’est accéléré - Things started to move very quickly - Les expressions de Pete Staples sont d’une justesse qui n’a d’égale que la simplicité de leur formulation. Il écrit comme s’il racontait l’histoire accoudé au bar, devant une pinte. C’est là très précisément que Larry Page façonne l’image médiatique des Troggs, soucieux de la façon dont ils vont apparaître dans la presse et à la télé. D’abord les pseudos, il rebaptise Reg Ball Reg Presley et Ronnie Bullis Ronnie Bond, puis il les envoie acheter leurs fameux striped suits chez Take 6, sur Carnaby Street, des costards couleur crème avec des rayures bleues et jaunes, oui, ceux qu’on voit sur les pochettes. Puis c’est le bal maudit des tournées. Les Troggs ne ramassent que 35 £ par semaine. Ils ne sont pas complètement cons et se disent qu’il y a un problème. Où passe le blé ? Ils en glissent un mot à leur protecteur d’Andover, Stan Phillips qui lui aussi soupçonne Larry Page et Dick James de se goinfrer sur le dos des Troggs. D’ailleurs Phillips surnomme Page et James Hookum and Crookum. Ah la rigolade ! Le problème c’est qu’Hookum and Crookum contrôlent tous les revenus des Troggs : ventes de disques et recettes de concerts - They had complete control over everything we earned and recorded - C’est là que les Troggs décident de casser leur contrat.

    Au temps de leur gloire, les Troggs font une tournée avec les Walker Brothers et Dave Dee Dozy Beaky Mick & Titch. Les Troggs s’entendent bien avec John Maus et Gary Leeds, mais Scott Walker voyage à part et boit de l’eau de Vichy. Il passe pour un frimeur, mais on leur explique qu’il est en réalité très timide et très réservé. Dommage que Pete Staples ne s’étende pas sur les détails de cette tournée qui fut certainement historique.

    Lorsqu’ils sont en tournée aux États-Unis, Marty Machat rentre en contact avec eux. Machat est un avocat de renom qui représente Phil Spector, Sam Cooke et les Stones. Il veut proposer un contrat aux Troggs. Lorsqu’ils entrent dans la pièce, il trouvent Machat les pieds sur son bureau. Il porte des cow-boy boots et un holster avec un vrai gun. Il leur propose de casser leur contrat et de les prendre sous son aile. Mais les Troggs ont la trouille de ce genre de mec et Stan Phillips les fait sortir du pays en douce, car évidemment, Machat les cherche partout. Les Troggs rentrent à Andover en bateau. Du pur Rouletabille !

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    Paru en 1966, From Nowhere porte un autre nom aux États-Unis : Wild Thing. C’est en gros la même pochette, avec une track-list différente, va savoir pourquoi. Quand on tient cet album dans les pattes, c’est un peu comme si on tenait le Swinging London, you make my heart sing/ You make everything groovy. Dès leur premier album, les Troggs atteignaient leur sommet. Bien sûr, les compos de Reg n’étaient pas aussi brillantes que celle de Chip Taylor, mais elles ne manquaient pas de charme, et Chris Britton ne ratait pas une occasion de passer un solo de fuzz guitar, comme dans l’excellent «From Home». Les Troggs veillaient alors à bien rester dans leur son trogglo. Mais ils dérapaient parfois dans la petite pop, comme avec «Hi Hi Hazel». C’est dingue ce qu’on a pu détester cette B-side d’EP à l’époque, une époque où forcément on attendait des miracles des Troggs. «Lost Girl» tenait bien la route, frénétique, avec son chant rampant, ses idées de son et Chris Britton y passait l’un de ces fulgurants killer solos flash dont il allait se faire une spécialité et devenir du même coup l’un de nos guitaristes préférés. Ils attaquaient leur bal de B avec cet excellent hit de Reg, «With A Girl Like You» et tout allait bien, l’oriflamme des Silver Sixties claquait au vent. En fait, Reg composait quasiment tout, comme encore ce «Our Love Will Still Be There» assez accrocheur. Ils tapaient plus loin «Your Love» au heavy gaga et on croyait entendre les Kinks de «You Really Got Me». Ils finissaient en apothéose avec l’un des sommets de l’art gaga et du proto-punk, l’imparable «I Want You». Même ambiance que «Wild Thing» mais en plus menaçant. Pur jus de proto-punk. Reg chante ça à la petite délinquance boutonneuse et le grand Chris Britton fait son entrée en lice, grand claqueur de killer solos flash devant l’éternel. S’il faut emmener un cut des Troggs sur l’île déserte, c’est «I Want You». Britton atteint à la perfection immanente.

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    Paru la même année, leur deuxième album s’appelle Trogglodynamite. Joli nom. On y trouve deux modèles du proto-punk : «I Can Only Give You Everything» et «I Want You To Come Into My Life». C’est le summum du fuzz system, les Them avaient testé le premier mais les Troggs tapent en plein dans le mille du gaga boom. Reg & Brit, Brit & Reg, ils sont la figure de proue du fuzz system britannique. «I Want You To Come Into My Life» ouvre le bal de la B et c’est à nouveau le vrai truc, ce que les Anglais appellent the real deal. Reg chante ça à l’insistance patentée, la la la, avec du regain d’intérêt plein la bouche en fin de couplet, cause it blows my mind ! On aime bien cet album car les Troggs adressent un beau clin d’œil à Bo avec «Mona», mais ce n’est pas Reg qui chante. On note aussi que Pete Staples ne figure pas sur la pochette. Mauvais cadre ? Va savoir. C’est là sur cet album que Reg commence à déconner avec sa petite pop inepte («Oh No» et «No 10 Downing Street»). Ah si les Troggs n’existaient pas, il faudrait les inventer ! Leur version de «Little Queenie» n’est pas bonne.

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    On se souvient de Cellophane comme d’une atroce déception. Ramené de Londres comme un trophée, la première écoute se solda par un moment de stupeur. Cellophane faillit bien passer par la fenêtre, mais heureusement, il n’y avait pas de fenêtre dans cette cave. À la réécoute et en creusant un peu, on trouvait du cro-magnon dans «Too Much Of A Good Thing», un cut darky et donc troggy. Reg tentait de sauver les meubles du bal d’A avec «All Of The Time», in the nasal way, à grands renforts d’échos de «With A Girl Like You». En B, ils tentaient de reprendre le contrôle de l’Angleterre avec «Her Emotion». Reg y sortait pour l’occasion son plus beau snarl et Chris Britton ses plus beaux nah nah nah, mais ça ne marche pas à tous les coups. À défaut d’être psychédélique, «When Will The Rain Come» était assez psychologique. Les Troggs tentaient le diable, mais le diable se refusait à eux, et donc cet album se refusait à nous, comme une fiancée frigide. On trouvait au bout le la B leur dernier grand hit des sixties, «Love Is All Around».

    En 1968, les Troggs sont en perte de vitesse. Ils survivent dans les charts avec «Love Is All Around». Reg compose un «Little Girl» qui peine à grimper, et après c’est fini. Plus de hits. Tout va désormais reposer sur les recettes de concerts.

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    Par contre, les labels ne perdent pas le Nord, et on voit apparaître en 1968 Love Is All Around, un pressage américain sur Fontana. Incompréhensible. En fait, c’est une sorte de compile qui rassemble des merveilles dispersées sur les 45 tours, comme par exemple l’excellent «Gonna Make You», pur jus de Diddley beat, la petite pop raffinée d’«Anyway That You Want Me» et en B, l’autre monster smash des Troggs, «I Can’t Control Myself», ooooh no, l’hymne des wild kids du CEG Lemière, le bah bah bah bah bah bah qu’on scandait sur le perron avant de rentrer en classe. On se régalait aussi de «Give It To Me (All Your Love)», pure trogglodynamite et de «66 54321» et son claqué de basse derrière le snarl de Reg.

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    Comme l’indique son nom, Mixed Bag paru sur le Page One de Larry Page est un drôle de mélange. Ça va du pire au meilleur, le meilleur étant «Heads Or Tails» (ça cogne dans la mad psyché et du coup ça inespère), le pire étant «Say Darlin’» (où Chris Britton se prend pour un auteur, mais c’est pas beau, les Troggs singent Max la Menace et sont d’un ridicule qui en dit long sur leur manque de vision). Dommage, car ils font une belle ouverture de bal d’A avec «Surprise Surprise», un vieux run-up trogglodyte. Reg chante comme le roi des bricklayers d’Andover. On retrouve le troggly-trogglah dans «Purple Shades», ils jouent bien leur carte, c’est très spécial et cette espèce de freakbeat sert principalement à faire dresser l’oreille. Le pauvre Peter Staples apporte sa contribution avec «Marbles & Some Gum», mais son comedy act n’est pas beau. Ils ouvrent leur bal de B avec la petite pop d’«Hip Hip Hooray». Alors Reg sort son petit sucre de sa braguette de bricklayer, mais même quand il déconne et qu’il sonne comme Gérard Lenormand, lah nah nah, on l’adore quand même. Il fait le même genre de daube mais Gawd c’est les Troggs ! Lah nah nah, vas-y mon vieux Reginald, prends nous bien pour des cons. C’est avec «We Waited For Someone» qu’on retrouve le heavy drive des Trogglos. Aw, c’est plutôt heavy in the mortar, on retrouve ce mélange capiteux de petite pop stupide et de heavy trogglo tartiné à la truelle. C’est un mélange unique en Angleterre et Larry Page les fait sonner, for sure !

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    Comme Larry Page voit les ventes chuter, il incite Ronnie, Reg et Chris à enregistrer des albums solo. Pour Pete, c’est la fin des haricots. Mais il n’est pas au bout de ses surprises : un jour il est convoqué à une réunion chez Larry Page, sur Oxford Street. Ils y vont tous les quatre. À côté de Page se tient un conseiller qui prend la parole pour s’adresser à Pete : «Pete, the boys don’t want you in the group anymore.» Pete est scié. Bouche ouverte. Speechless, précise-t-il. Non seulement il ne s’y attendait pas, mais il ne comprend pas que ses vieux potos puissent le virer comme un chien. Les autres bien sûr ne disent rien. Le coup était préparé d’avance. Le pauvre Pete n’aura l’explication que quatre ans plus tard, quand un certain Mr Stark, le comptable des Troggs, qui continue à le voir chaque année pour l’audit des comptes, lui raconte que pendant qu’il était en voyage de noces, ses trois copains ont fait entrer en studio un certain Tony Murray pour jouer sur l’album Mixed Bag. Tony Murray jouait dans Vanity Fair, un groupe dont s’occupait aussi Larry Page. C’est là que le sort de Pete fut scellé, dans son dos, sans rien lui dire. C’est par Mr Stark que Pete apprend que Chris Britton a lui aussi quitté le groupe en 1972 pour aller monter un bar au Portugal. Et comme le dit si bien Pete, le groupe avait perdu en même temps deux de ses membres originaux et un son unique. Bon alors après tout ça, la suite de l’histoire des Troggs va prendre une nouvelle tournure.

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    On les retrouve en 1975 sur le fameux label de Larry Page, Penny Farthing, avec un album sans titre, The Troggs. Pourquoi fameux, au fait ? Parce que c’est sur Penny Farthing qu’est sorti le premier single des Hammersmith Gorillas, «You Really Got Me». The Troggs est un pur album de covers, certaines sont réussies, d’autres pas. Parmi les réussites, on trouve «I Got Love If You Want It», «Satisfaction» (joué à la heavyness avec un Reg au poil qui ramène tout son bazar des cavernes, le snarl, le snif et le schnouf), et en B, «Peggy Sue» (version bien teigneuse, Reg est excellent dans son rôle de Reg en rogne) et «Memphis Tennessee» (on sent bien que Reg aime le rock). Par contre ils font une version trogglodyte de «Good Vibrations», Reg chante ça à la rampante insidieuse et il ose y passer un solo d’ocarina. Ils font aussi une version punkoïde de «No Particular To Go». Reg continue de faire son proto-punk, longtemps après que les poètes aient disparu. On entend Peter Green faire des merveilles à l’acou sur «Summertime», et bon an mal an, l’album se tient plutôt bien.

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    L’année suivante, The Troggs Tapes paraît aussi sur Penny Farthing. À ne pas confondre avec l’autres Troggs Tapes qui est l’album des conversations. C’est maintenant Richard Moore qui joue de la guitare et il fait des merveilles sur «Down South To Georgia». Back to the basics avec «Gonna Make You», ce vieux shoot de Diddley beat. Vraiment impeccable, all mine. Colin Fletcher et Richaed Moore jouent tous les deux comme des cakes. Comme membres originaux, il ne reste plus que Reg et Ronnie dans les Troggs de 1976. Ils font un joli coup de trogglo sound sous le boisseau avec «We Rode Through The Night», et une balle basse s’en vient rôder au devant du mix. En B, ils reviennent à ce curieux mélange de trogglo et de sucre avec «Supergirl». Moore chante cette petite pop et Ronnie Bond chante le «Rolling Stone» qui arrive un peu plus loin. Les guitares restent délicieusement présentes et la basse vient lécher le cul du cut qui adore ça. Ils terminent avec une belle cover de «Walking The Dog». Reg ramène toute sa hargne trogglo, c’est bien en place, ils sifflent au coin des rues et Reg n’a jamais été aussi à l’aise dans son rôle de délinquant/bricklayer d’Andover.

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    En 1981, année de l’élection de François Mitterrand, les Troggs débarquent chez New Rose avec Black Bottom. Ils piquent une jolie petite crise de proto-punk avec «Strange Movies». Belle descente aux enfers du trogglo sound, Reg sait y faire, il reste dans l’esprit du ooooh noo de Can’t Control Myself. Avec «Bass For My Birthday», ils se tapent une jolie partie de chœurs trogglo, avec, comme on dit, un accent à couper au couteau. Puis ils virent glam avec «Little Pretty Thing», mais c’est du glam trogglo avec les accords de Marc Bolan. C’est très amusant et très réussi. En B, Reg s’en va faire du Cockney Rebel avec «I Don’t», il perd son côté trogglo et c’est moins rigolo. Puis il se fait une entorse à la cervelle en composant «Widge You», le plus numb des rocks trogglo. On note au passage que Chris Britton est de retour parmi les siens.

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    Leur deuxième album New Rose paraît huit ans plus tard et s’appelle Au, symbole chimique de l’or. Au dos, Chris Britton a bonne mine, mais Reg est un peu bouffi. Ils refont une version de «Strange Movies» et le vieux Reg ahane pour avoir du foin. Ils continuent leur besogne de recyclage avec «I Can’t Control Myself» et en B, avec «Wild Thing», «Walking The Dog», «Love Is All Around» et «With A Girl Like You». Du coup, l’album nous met mal à l’aise, car on voit bien que les Troggs n’ont plus rien dans la culotte. Ils sauvent leur destin avec «Maximum Overdrive», un big shoot de guitar slinging des cavernes. Chris Britton sait partir à point nommé, comme dirait Jean de La Fontaine.

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    L’histoire des Troggs s’achève en 1992 avec Athens Andover, un album mi-figue mi-raisin. En fait c’est un coup monté par Larry Page qu’on voit au dos avec les Troggs et qui sur la pochette intérieure raconte l’histoire du projet. Ce n’est pas l’Athens de la Grèce mais celle de la Georgia, aux États-Unis. Larry Page avait remarqué que REM reprenait «Love Is All Around» sur scène et il s’est dit que ce serait bien de rapprocher les deux groupes. Les Troggs sont donc allés enregistrer à Athens, Georgia, avec REM (sauf le chanteur). Quelle drôle d’idée ! Comment le plus provincial des groupes anglais peut-il espérer trouver chaussure à son pied dans ce genre de partenariat ? C’est absurde. L’album s’en ressent. Comme on le craignait, ils font du poppy des popettes. REM n’a jamais trempé dans le proto-punk. Si Larry Page avait contacté Blue Cheer ou les Stooges, on comprendrait mieux, mais REM ! Une fois de plus, c’est Chris Britton qui sauve les meubles sur des cuts comme «Turned Into Love». Reg fait ce qu’il peut, mais la teneur compositale est extrêmement faible. On perd complètement la trogglo. Il faut attendre la B pour trouver un peu de viande avec «I’m In Control», un cut signé Peter Holsapple. Reg est content quand on lui donne une bonne chanson à moudre, il peut alors retrouver sa vieille rogne. Mais il rechute aussitôt après avec «Don’t You Know», petite pop sucrée très sixties, comme si le romantisme n’allait pas bien aux cro-magnons. Reg nous fait le coup du joli chant du cygne trogglo avec «What’s Your Game» et ils terminent d’une façon éblouissante avec «Hot Stuff» qui n’est celui des Stones, mais une compo de Larry Page. Chris Britton claque ses merveilleux power chords comme en 1965 et Reg rampe dans la caverne. Ils sont géniaux quand ils sont dans leur élément.

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    Autant le dire franchement, les Troggs étaient avant toute chose LE groupe des grands singles. On trouve sur Repertoire un triple CD, The Singles A & Bs, qui en rassemble la quasi-intégralité et ce petit objet fait plus de dégâts que n’en firent les deux bombes atomiques américaines. Larry Page ne se gourait pas en inventant le mot Trogglodynamite. Par sa densité, ce triple CD balaye tous les albums des Troggs. «Lost Girl» sonne comme une apparition de la Vierge, «Wild Thing» reste intemporel, «From Home» est tiré à quatre épingles et «With A Girl Like You» n’a rien perdu de son aura mythique. «I Want You» revient nous sonner les cloches, ah comme on vénère cette mélasse gluante d’I can’t stand alone on my own, chaque note là-dedans est parfaite, tout le proto-punk anglais se trouve dans ce solo claqué avec une violence irréelle. Alors bien sûr on se gargarise une fois de plus d’«I Can’t Control Myself», you got me so that/ My nerves/ Are... breaking, vas-y, bats-moi ça ! C’est impossible. Et puis ça repart en mode Diddley beat, baby, avec «Gonna Make You», all mine. S’ensuit un «When Will The Rain Come», assez invasif, culte à 100%, pur jus de psyché anglais. Ils font aussi l’«Evil Woman» que fait Spooky Tooth sur Spooky Two. Alors là bravo ! Sur le disk 2, «Jingle Jangle» va te ramener dans Carnaby Street vite fait. Le souffle du temps passé... Ah comme c’est déjà loin. La nostalgie te pince comme un crabe. Et puis il y a ces hits proto-punk monstrueux qui ne sont même pas sur les albums, et c’est surtout pour ça qu’il faut rapatrier cette mini-box. Premier exemple avec «Lover» - Make me understand - Quelle allure ! C’est violemment bon, en plein dans cet esprit purement british du proto-punk, les Troggs savent créer les conditions, c’est gratté dans la douleur et chanté à l’insidieuse menaçante, celle qui te fout la trouille. On reste dans le heavy trogglodynamisme avec «Come Now», because you’re mine, c’est d’une rare violence dégueulasse, avec une basse qui pouette dans le gras du son. Quel groupe fascinant ! Ils développent des puissances insoupçonnables. Tiens encore un truc qui va te faire tomber de ta chaise : «Feels Like A Woman», heavy blast de proto-punk des enfers trogglo, joué au stomp avec des claqués de disto, et toujours cette morve infâme de move me but now you’re driving me wild, l’ambiance est sous la braise, t’as qu’à voir. On retrouve plus loin l’incroyable «Strange Movies», d’une violence inespérée, et cette violence inespérée, c’est la grandeur des Troggs, Reg ahane la bite à l’air, il est éperdu de délinquance, la violence flirte avec le génie, le cut est ravagé par la faucheuse des Troggs. On retrouve à la suite les covers baroques de 1975, «Good Vibrations», «Summertime», «Satisfaction» (bien gratté au sec de trogglo), «Memphis Tennessee» (just perfect) et l’infernal «Peggy Sue». Ça patine un peu sur le disk 3, même si «Gonna Make You» rallume le flambeau du Diddley beat, même si «Get You Tonight» développe une énorme énergie trogglo avec sa guitare en liberté, même si «Just A Little Too Much» en bouche un coin avec son killer solo flash et l’imparabilité de sa haute voltige, même si «Fast Train» reste d’une vigueur exemplaire et «Every Little Thing» d’une candeur toxique. La pop de Reg quand elle est bien foutue n’est pas à prendre à la légère. Tout se termine avec d’incroyables singles solo de Reg, comme par exemple sa version de «Wichita Lineman». Reg se tape un coup de Jimmy Webb. Il est magique avec sa truelle. Quel mélange ! Reg est un vieux gamin qui aime les bonbons. Avec «Young & Beautiful», il continue de charcler son vieux rock trogglo, c’est excellent. Reg la joue serré. Et ça continue avec «‘S Down To You Marianne». Quel immense privilège que de pouvoir écouter ces singles ! Et ça se termine avec «Hey Little Girl». La voix de Reg reste l’une des plus distinctives du Swinging London. On est fier d’avoir adoré ce vieux bricklayer et sa petite pop de mains calleuses.

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    Et comme c’est l’usage, l’arnaque dont furent victimes les Troggs a fini dans les pattes d’un juge qui en 1985, leur accorda la somme royale de 70 000 £ en guise de dédommagement. Mais Dick James cassa sa pipe au moment du verdict et les Troggs durent encore poireauter un an avant de palper les billets. Mais attention, tout le monde n’a pas palpé pareil. Reg a emplâtré 43 000 £, 11 000 £ sont allés aux avocats et les trois autres ont récupéré un peu moins de 5 000 £ chacun. Pete Staples demanda alors à Reg de faire un effort en souvenir du bon vieux temps. Ah bah non, Reg n’a pas voulu partager. Va te faire cuire un œuf. Bienvenue au royaume magique des Troggs !

    Signé : Cazengler, Trogg de bique

    Troggs. From Nowhere. Fontana 1966

    Troggs. Trogglodynamite. Fontana 1966

    Troggs. Cellophane. Page One 1967

    Troggs. Love Is All Around. Fontana 1968

    Troggs. Mixed Bag. Page One 1968

    Troggs. The Troggs. Penny Farthing 1975

    Troggs. The Troggs Tapes. Penny Farthing 1976

    Troggs. Black Bottom. New Rose Records 1981

    Troggs. Au. New Rose Records 1989

    Troggs. Athens Andover. Essential 1992

    Troggs. The Singles A & Bs. Repertoire

    Pete Staples. Wild Thing. A Rocky Road. New Haven Publishing Ltd 2017

     

    EDGAR DU NORD

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    Voici cinquante ans, the Edgar Broughton Band enflamma quelques imaginaires, notamment ceux d’une poignée de lycéens affamés de proto-punk. Rien qu’à voir les frères Broughton en photo, on frétillait comme des gardons. Avec Third World War, les Pretties et les Deviants, ils étaient le fer de lance de la délivrance, l’emblème de la pouille, l’apanage du freakout des alpages. Ils n’avaient même pas besoin de chanter pour devenir légendaires, on se donnait à eux corps et âmes, comme des folles en chaleur. Mais dès qu’ils drop-outaient leur Beefheart Blues, on entrait en osmose avec des syncopes subliminales, pas besoin de fumer ta fucking résine de cour de récré, les frères Broughton t’amenaient le pandémonium sur un plateau - Out Demons out - Ils trimballaient une réputation d’anars à l’Anglaise, working-class des Midlands, hairy triumvirate, les deux frères Broughton accompagnés du copain d’enfance Arthur Grant à la basse étaient de tous les coups, notamment les free festivals organisés par les Hell’s Angels. Ils entrèrent aussi en contact avec la Fraction Armée Rouge, lors d’une tournée en Allemagne.

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    Mojo leur octroie princièrement six pages, mais pas la couve, qui revient à Robert Smith. Smith vend mieux, on connaît la chanson. Dans la double d’ouverture, ils posent tous les quatre avec Victor Unitt, un guitariste qu’ils partageaient avec les Pretties. C’est Vic qu’on entend dans Parachute. Adrian Boot plonge dans les racines de frères Broughton et déterre histoires marrantes. Dans le HLM de Warwick où ils ont grandi, tout le monde gueulait, ça politisait à outrance, avec un dad socialiste et une mum activiste communiste qui organisait des coups, ah les veinards, et c’est pas fini, car chez les Broughton, c’était table ouverte, tous les kids de l’immeuble traînaient dans l’appart, a kind of club for kids, et dad collectionnait les disques de blues. Jusqu’au jour où il ramène à la maison deux 78 tours de Little Richard - Listen to these, boys ! - Et pouf c’est parti pour les super-veinards. Des parents coco qui écoutent Little Richard, ça fait rêver. Et ça change la mise. Steve Broughton raconte que ce jour-là, son père s’est mis à danser en secouant ses cheveux. Charles Perrault n’aurait pu imaginer plan plus féérique.

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    À dix ans, Edgar reçoit un ukulele pour son annive. Et quand son frère Steve demande deux ans plus tard un truc un peu plus bruyant qu’un ukulele, ses parents lui offrent une caisse claire d’occase. Pas étonnant qu’ils finissent par monter un groupe. Edgar écrit même des chansons, t’as qu’à voir. Tony And The Talons deviennent The Edgar Broughton Band, avec mum & dad en road crew et c’est là où leur histoire devient géniale. Dad Broughton s’occupe de la batterie et du light show, mum conduit le van et s’occupe du booking. Elle n’a qu’un seul regret : d’être née trop tôt, car elle aurait voulu jouer dans le groupe - I should have been with you lot.

    Le groupe commence par taper des covers de Wolf, mais Edgar se dit très influencé par ce qu’il entend chez John Peel, notamment John Fahey et Captain Beefheart - Lumpy dirty blues and surreal lyrics. I liked the madness - Comme quoi, les bonnes influences, ça ne pardonne pas. Mais aussi les Fugs de Tenderness Junction qui sont la source d’Out Demons Out. On s’en souvient, les Fugs avaient entrepris de chanter Out Demons Out devant le Pentagone pour le faire léviter et débarrasser l’Amérique de ce chancre étatique.

    Quand ils s’installent à Londres, Edgar, Steve et Arthur choisissent bien évidemment Ladbroke Grove. Ils signent avec Blackhill Enterprises, l’agence de Peter Jenner qui s’occupe déjà du Pink Flyod. C’est lui Jenner qui les envoie chez Harvest. Quand l’Edgar Broughton Band commence à jouer à Londres, ils attirent aussitôt les Hell’s Angels, qui vont suivre tous leurs concerts, et même en organiser. Okay les gars, disent mum and dad, mais vous déposez les armes avant. Un service d’ordre, oui, mais sans baston.

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    La copie de Wasa Wasa qui est ici vient du Rock On stall de Soho Market. Le gros vendeur bourru qui devait être Roger Armstrong nous reprenait lorsqu’on prononçait mal le nom de Broughton. No, disait-il, Brrrooohhh. Dénicher la pochette à la chandelle de Wasa Wasa fut l’un de ces grands moments magiques que Rock On vous permettait de vivre. Sur le stall on côtoyait des Teds en edwardian drapesuit bleu clair, chemise à jabot, des bagues plein des doigts et des pompadours oh so flashy. Wow comme ces mecs savaient s’habiller ! Les Teds des early seventies avaient quelque chose de spectaculaire, au cœur de Londres. Certains pouvaient rivaliser de beauté avec Vince Taylor. Wasa Wasa n’a rien à voir avec les London Teds, mais si on y réfléchit cinq minutes, on finit par comprendre que ce n’est pas un hasard si tout est concentré au même endroit : Broughton, Rock On, les London Teds et les singles Sun : on est au cœur du noyau magique de l’Underground, et tous les gens qui sont là viennent s’approvisionner au même endroit. Wasa Wasa c’est la même chose qu’un single Sun, un Graal. L’objet d’une quête. Rentré au bercail, c’est encore pire : dès «Death Of An Electric Citizen», on entre en religion. Edgar fait son Beefheart qui est déjà ici une sorte de dieu païen. Edgar et les deux autres s’ancrent dans la réalité de leur son. Arthur Grant gratte son bassmatic avec une maladresse qui fend le cœur. C’est dingue ce qu’on a pu adorer ces trois pouilleux. Avec «Why Can’t Somebody Love Me», ils élevaient le proto-punk au rang d’art majeur. Edgar grattait ses poux et chantait à l’arrache de cro-magnon. Comme chez Wolf, le diable et tous ses démons rôdaient dans l’ombre d’«Evil». Sur ce premier album, Arthur était très présent dans le son. Sur le «Cryin’» d’ouverture du bal de B, il bassmatiquait à l’anglaise, classique et bavard à la fois, multipliant les figures de style sur la hauteur du manche, il descendait et remontait en rythmant ses syncopes. Et puis avec «Love In the Rain», le géant Victor Broughton s’adressait à l’océan du haut d’un rocher de Guernesey. Fan-tas-tique shouter !

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    Leur deuxième album nommé Sing Brother Sing était plus expérimental. Edgar nous embarquait pour Cythère dès «There’s No Vibration But Wait». Seuls les Anglais pouvaient bricoler un groove aussi ensorcelant - Negative/ negative/ Negative - Puis ils recréaient l’apanage du proto-punk avec «Momma’s Reward», un cut abrasif et définitif, beefheartien en diable, qui les projetait au sommet d’un art si ingrat. Et puis en B, on voyait Edgar chanter «Old Gopher» par dessus les toits de la vieille Angleterre, claquant à la revoyure un solo juteux maintenu en balancement. C’est le groove des ours. Ou le groove patibulaire, si tu préfères.

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    Et puis les choses allaient commencer à se détériorer. On attendait monts et merveilles de leur troisième album sans titre paru l’année suivante et qu’on appelle aussi l’album de la barbaque, à cause des quartiers de viande accrochés sur la pochette. Le son évolue avec Victor Unitt qui a rejoint le trio. Back to the proto-punk avec «The Birth» : âpreté du chant et beat tribal, avec Art en contre-bas de la caverne. C’est vrai qu’avec Victor dans le son, ils sont à l’abri du besoin. Ils adorent la heavyness, comme le montre encore «Don’t I Even Know Which Day It Is». Victor ramène son son spacey dans la soupe aux choux. C’est en B que se joue le destin de la barbaque, et ce dès «House Of Turnabout» bien secoué des castagnettes. C’est lardé de beat, ils sonnent comme une vraie fratrie des cavernes. Ils rééditent l’exploit du Negative/Negative avec «Manhatter» et Victor transperce le cœur du mystère d’un solo de désaille pure. Ils partent en dérive orbito-groovytale. Et puis avec «Getting Hard», Edgar montre qu’il peut rivaliser de puissance avec le James Brown d’«It’s A Man’s Man’s World». Ce fantastique mélopif est plein de revienzy.

    Mais la tournure que prennent les choses ne plait pas aux frères Broughton. Peter Jenner est trop showbiz pour eux. En plus, ils aimeraient bien aller jouer aux États-Unis mais Jenner n’a pas les contacts. Alors ils arrêtent les frais et vont chez World Wide Artists, un agence qui s’occupe de Sabbath, de Stray, des Groundhogs... et des Hollywood Brats. Mais les frères Broughton comprennent très vite qu’ils font une énorme connerie, car l’agence est gérée par le mob londonien. C’est le célèbre Wilf Pine dont parle Andrew Matheson dans ses mémoires qui fait office de bodyguard et de producteur.

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    C’est donc pendant la sombre période World Wide qu’ils enregistrent In Side Out. On y retrouve un peu de proto-punk («I Got Mad»), way back to the cro-magnon protocole. Même chose avec «The Rake» : back to the big Brrrrohhh sound. On les voit ramer comme des galériens pour remonter la pente dans «Gone Blue», mais ce n’est pas simple. Ils ramènent pourtant du son, mais on est loin de Wasa Wasa. Ils font autre chose, ils compensent, comme tous les has-been. Et puis soudain le miracle se produit avec «If It’s Not You». Ils savent allumer la gueule d’un cut, pas de problème. Ils renouent avec le balancement du big Brrrohhh System, ce ressac antique que les autres groupes anglais n’ont pas, Edgar ressort sa voix incroyablement abrasive dans le balancement du groove, Victor Unitt joue dans la couenne du son, il larde le lard de Brrrohh, c’est une pulsation antique et païenne à la fois, du heavy growl, sombre et caverneux. Edgar mélange Beefheart et Wolf, c’est un véritable coup de génie, et derrière, les autres font I wanna go home...

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    Dans la foulée, ils enregistrent l’excellent Oora, un Harvest qui s’arrache aujourd’hui à prix d’or. Edgar et ses amis virent plus prog, comme le montre l’«Hurricane Man» d’ouverture de bal d’A, mais on sent des tendances considérables et sur le tard, Vic Unitt pique une crise mémorable. Ce mec est capable de coups d’éclat sans précédent, alors qu’Edgar se contente de maintenir les sens en éveil. Comme entrée en matière, c’est très convenable. Cet album pourrait bien être celui de Vic car il devient fascinant dans «Eviction». Il ne joue que des notes très pertinentes et Edgar fait son Beefheart. On se régale. Vic fait encore des siennes dans «Roccococooler», en jouant des arpèges à la surface d’une nappe de fuzz. Tout est délicieusement étrange sur cet album et c’est exactement ce qu’on attend des Broughton Bros. Ils sont capables de belle pop, comme le montre «Oh You Crazy Boy», une belle pop qui se laisse désirer, primitive et victorienne à la fois. Edgar ramène sa niaque dans «Things On My Mind» et revient à la pop pour «Exhibition From A New Museum». Pop, oui, mais quelle allure ! Edgar drive son monde avec classe, et derrière les filles font pah pah pah, et pas n’importe quelles filles puisqu’il s’agit de Doris Troy et de Madeline Bell. C’est en B que se dénoue l’énigme d’Oora, avec cette suite impérieuse en quatre temps, «Face From A Window/Pretty/Hi-Jack Boogie/Slow Down» : back to the Unitt System, c’est plein d’esprit avec du Broughton en veux-tu en voilà. High energy ! Leur Hi-Jack est du pur proto-punk de Ladbroke Grove, cette fantastique clameur des cavernes et ça dégringole dans le Slow Down, ah il faut écouter ces mecs, car ils sont tellement puissants. Oora, on se souviendra de toa.

    Les Broughton finissent par se débarrasser de World Wide en les poursuivant devant un tribunal et retrouvent leur indépendance.

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    Sur la pochette de Bandages, on voit la terre enveloppée dans des pansements. Vic n’est plus là et ça s’entend. Un certain John Thomas le remplace. Pour le reste qu’on se rassure, les quatre Broughton Band sont toujours aussi barbus et chevelus. Mais l’album s’annonce mal, avec ce «Get A Rise» privé de toute crédibilité. C’est un gospel de pouilleux que chante Lei Aloah Mei. Puis on les voit faire du bucolique ridicule («Speak Down The Wires»), du chant des baleines («The Whale») et il faut attendre «Love Gang» pour retrouver enfin la caverne. Edgar retrouve enfin sa démesure de cro-magnon, le heavy power, l’outrance de la prestance poilue, c’est réconfortant, mais triste en même temps, car tout l’album devrait sonner ainsi. Ils repartent aussitôt après en mode petite pop décalée, on croirait entendre les Three Dog Night, et leurs tentatives folk-pop sont absolument désastreuses. C’est incompréhensible, de la part de gens aussi doués. Ça bascule dans l’hippie-doom avec «Fruhling Flowers», on perd l’Edgar anar, ils font n’importe quoi et ça se termine en eau de boudin avec «I Want To Lie».

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    En 1979, on avait laissé tomber l’Edgar Broughton Band. Ce n’est que bien plus tard, en croisant Parlez vous English? dans un bac que la curiosité l’emporta sur l’avarice. Quelle ne fut pas notre surprise de voir ce groupe jadis si caverneux faire de la petite pop ! Pourtant, les deux photos, celle du dos et celle de l’intérieur du gatefold, nous montrent un Broughton Band barbu, chevelu et en cuir noir, c’est-à-dire fidèle à sa réputation. Peter Tolson (orthographié Tolsen) a remplacé Victor Unitt. Il faut se souvenir qu’il existe un lien très fort entre les Pretties et l’Edgar Broughton Band : ils se prêtent leurs guitaristes. Victor Unitt joue sur Parachute et Peter Tolson sur les trois albums Swan Song des Pretties. Le seul cut sauvable du bal d’A s’appelle «Megaglamster» et c’est en B qu’on voit le proto-punk refaire son apparition avec «Revelations One». Mais il arrive après la bataille, alors appelons ça du dada des cavernes. Ils bafouent ces lois de la raison que le cœur ignore. On croirait entendre Pere Ubu, les gars ! Ils font avec «Rentasong» une espèce de boogie rock élastique, presque rockab et retrouvent enfin des couleurs avec «Young Boys», typique du rock des Pretties à la même époque : assez classique mais pertinent, sans doute le cut le plus intéressant de cet album étrange. Ils terminent avec «All I Want To Be», un balladif de romantica un peu larmoyant, with you. De toute évidence, il veut être avec elle.

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    Il faut être sacrément fan pour aller écouter ce Superchip paru en 1982. L’Edgar Broughton Band des années 80 ? Ils n’échappent pas à la règle de la prod pourrie, même si Edgar ramène son singalong beefheartien dans la java de «Metal Sunday». C’est assez convaincu d’avance, mais il y a deux problèmes : un, on entend des chœurs festifs à la Queen et des synthés, et deux, ils ont tous les trois le cheveux courts et le menton rasé. Ils ressemblent à des garçons coiffeurs. On voit Edgar barrer en vrille à la fin de «We Only Fade Away», puis se fourvoyer dans des horreurs cucul la praline («Outrageous Behaviour»). Il tâtent même de la décadence avec «Nighthogs». Ils ramènent du son dans «Innocent Birthday», le cut est bizarre mais l’intention prévaut. Ils chantent «Pratfall» à plusieurs pour un résultat admirable et terminent en beauté avec une merveille titrée «Goodbye Ancient Homeland», et là oui, ils renouent avec une espèce de pop jouissive digne des grands jukes, alors on les salue pour ce joli rebondissement.

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    Les fans de Brrroohhh ont tous fait main basse sur ce Keep Them Freaks A Rollin’. Live At Abbey Road 1969 paru en 2004. On y entend des choses qui ne sont pas sur les albums comme par exemple cette version stupéfiante de «Smokestack Lightning». Ce démon d’Edgar en a les moyens, pas de problème, il a tout ce qu’il faut à la cave. Il fait son Wolf dans la nuit, sans répit, il gratte tout le saint-frusquin sur sa Strato, c’est un vrai gars du weird. Il tient dix minutes et vire un peu glam. Ils reprennent aussi l’excellent «Refugee» tiré de Sing Brother Sing. Un peu funèbre, mais bon, c’est Bro. Il fait son gospel des cavernes, il ramène tout le groove de la mort qui rôde. S’ensuit un hommage à Beefheart avec «Dropout Boogie». Edgar barbouille le mythe de gras, il le fait plus au chant qu’à la guitare, c’est dire son degré d’implication. Back to the proto-punk avec «Momma’s Reward». Il n’existe rien de plus proto-punk sur cette terre que cette énormité rampante. Toute la folie du genre est là, c’est heavy et provoquant à la fois. Il chante à la chaudière ardente avec du solo de gras double. Et ça se termine avec l’imparable «Out Demons Out», qui ne figure sur aucun album, c’est seulement un single sous une pochette rouge. Belle intro tribale et Edgar lance son gospel batch de doo dada doo alrite. Les fidèles claquent des mains et reprennent l’incantation en chœur. Jusqu’au moment où la machine Broughton se met en route, c’est l’infernal power des cavernes, et Edgar balance son gras double, il descend dans l’arène à la note sanglante, on voit bien qu’ils sont dépassés par leur grandeur.

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    Il existe une autre compile marrante de la BBC, Demons At The Beeb. On y trouve une version bien dégringolée de «Why Can’t Somebody Love Me», c’est même une avalanche de proto-punk, Edgar éructe au son cru, il gueule dans la plaine comme un Attila qui aurait perdu son armée. Il se situe à l’apogée de la purée, il brûle tous les ponts et claque du solo exacerbé, et derrière lui, cette bête de Grant joue un bassmatic de Gévaudan. Belle version malveillante de «Call Me A Liar» un peu plus loin et retour au big biz avec «The Rake». Ils sont là pour fendre des crânes alors ils fendent des crânes. C’est une atroce démonstration de force. Avec «I Get Mad», ils vont sur l’essentiel. C’est le réflexe des loups et c’est exactement ce qu’on entend, une meute qui fonce sur sa proie. Et bien sûr, on retrouve l’excellent «Out Demons Out» que Steve bat à la diable. Dommage que la version soit flinguée par le chant de la pluie qu’entonnèrent les hippies à Woodstock. C’est n’importe quoi.

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    Tous les ceusses qui n’ont pas vu l’Edgar Broughton Band sur scène ont de la chance : hormis YouTube, il existe deux DVD dans le commerce, l’un qui remonte à leurs débuts et l’autre qui nous les montre en 2006, en fin de parcours. Le premier qui n’a pas de titre remonte donc aux early seventies, c’est filmé en Allemagne, avec toute l’efficacité colorimétrique du Beat Club, mais ces abrutis collent des paroles sur les visages pendant «American Soldier Boy». Avec ses yeux au ciel, Steve Broughton ressemble au Christ et Art porte une croix de Malte. Ils commencent à chauffer avec «Love In The Rain», Edgar joue à la sature extrême et Steve bat à coups redoublés, comme Carmine Appice. C’est le sommet du lard fumé. Ils sont l’un des plus puissants power trios de l’époque, d’autant qu’Edgar chante face à l’océan. Dans ses pattes, la Strato a l’air d’un jouet. Il joue à la tripe fumante, il craque ses coques de notes comme des noix. Ils adressent un gros clin d’œil au Captain avec un shoot de «Dropout Boogie» puis Edgar chausse ses lunettes noires pour ramoner le heavy boogie de «Silver Needle». C’est une bonheur pour l’œil que de voir Edgar claquer son solo de distorse exacerbé. Ces trois mecs tiennent leur rang caverneux. Victor Unitt rejoint le trio sur scène pour «Poppy». Edgar est habillé en judoka. Bon enfin bref.

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    Le Live At Rockpalast vaut aussi le déplacement. Le groupe s’est reformé et étoffé avec Luke, le fils d’Edgar, aux keys, et Andrew Taylor à la guitare. Bon les trois cro-magnons ont rasé leurs barbes et pris un sacré coup de vieux, but after all, ce sont les Broughton. Ils jouent des cuts de toutes les époques et ça devient sérieux avec «The Moth» tiré de Sing Brother Sing. Edgar installe l’ambiance et ça continue avec «Why Can’t Somebody Love Me». Edgar retrouve sa grandeur d’antan. Le vieux cro-magnon sait encore pulser un killer solo. Back to the proto-punk avec l’imparable «Momma’s Reward» - Rock a bit now ! - Edgar le bouffe tout cru - croutch croutch - c’est infesté de solos rampants, il chante à la caverneuse abasourdie. Il introduit «American Boy Soldier» en déclarant que Blair est un fucking bastard. Comme beaucoup d’Anglais, Edgar a voté pour lui car il avait fait des promesses à la classe ouvrière, et tout le monde s’est fait baiser la gueule. On ne baise pas la gueule d’Egar Broughton, fucking bastard. Puis le DVD prend feu avec «Love In The Rain» - from the very beginning of Wasa Wasa, as a three piece, précise-t-il, prononçant Wasa Wasa wassa wassa - Ils retrouvent tous les trois la vieille niaque des cavernes et c’est dingue comme ce groupe pouvait être bon. C’est tendu à se rompre, Edgar chante at the top of his lungs, il redevient hugolien et tout bascule dans un freakout de tiguili et de cymbalum. Extraordinaire véracité de la rocaille. Ils font une version modernisée d’«Out Demons Out», on y entend les accords boogie de Spirit In The Sky et Andrew Taylor, qui joue sur une Strato bleue, vire carrément Hendrixien. Mais ce n’est pas tout : on trouve un seul bonus, une interview dans le backstage, après le concert. Edgar crache encore à la gueule de Blair et dit que le biz est worse than ever. Mais il est fier de son proto-punk et du tout ce qu’ils ont accompli tous les trois, so far, ajoute Steve. C’est extrêmement émouvant. Art ne dit pas un mot. Ces mecs sont des héros du rock anglais et ils ne la ramènent pas. Pas la moindre petite trace de frime. On espère que les autres en prendront de la graine.

    La fin de l’article de Mojo est assez marrante. À 73 ans, Edgar admet qu’il n’a plus assez de jus pour relancer le groupe. Il indique en outre que Steve a des problèmes de dos, et donc il ne peut pas jouer plus d’une demi-heure. Quant à Arthur, son arthrose rend le bassmatic quasiment impossible. Alors il leur écrit une lettre à tous les deux pour leur dire qu’il n’a pas quitté le groupe et qu’ils ne sont pas virés non plus, mais en même temps, il avoue qu’il ne va pas chercher à réparer cette vieille machine. C’est un clin d’œil à sa jeunesse : quand sa mère piquait une crise, elle cassait tout dans la cuisine et Edgar passait le restant de la nuit à réparer ce qui pouvait l’être.

    Signé : Cazengler, Edgar Proto-prout

    Edgar Broughton Band. Wasa Wasa. Harvest 1969

    Edgar Broughton Band. Sing Brother Sing. Harvest 1970

    Edgar Broughton Band. The Edgar Broughton Band. Harvest 1971

    Edgar Broughton Band. In Side Out. Harvest 1972

    Edgar Broughton Band. Oora. Harvest 1973

    Edgar Broughton Band. Bandages. NEMS 1975

    Edgar Broughton Band. Parlez vous English? Babylon 1979

    Edgar Broughton Band. Superchip. Telex Records & Tapes 1982

    Edgar Broughton Band. Demons At The Beeb. Hux Records 2000

    Edgar Broughton Band. Keep Them Freaks A Rollin’. Live At Abbey Road 1969. Harvest 2004

    Edgar Broughton Band. DVD Voiceprint

    Edgar Broughton Band. Live At Rockpalast. DVD MIG 2018

    Adrian Boot : Super Freaks. Mojo # 328 - March 2021

     

     

    L’avenir du rock - Idles des jeunes - Part Two

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    C’est tout bêtement parce qu’on a eu la chance de voir les Idles sur scène qu’on les prend au sérieux. Leur mélange de punk power, de mad frenzy, d’ultra-présence et d’ambition compositale fait d’eux l’une des nouvelles locomotives du rock anglais. Avec une telle locomotion, l’avenir de rock a encore de beaux jours devant lui. C’est même trop beau pour être vrai. Oh bien sûr, on pourrait objecter qu’ils ne font aucun effort de look et qu’ils ne sont sexy que vu d’avion, que Joe Talbot n’est pas aussi beau que Lux Interior et que Mark Bowen ne joue pas comme Johnny Thunders, mais les Idles ont un truc que n’ont pas les autres : le power de l’absolue brutalité. Sur scène, ils développent l’énergie d’une machine de guerre moyenâgeuse, telle qu’on peut en voir dans les bons films de reconstitution historique, ces tours qu’on fait avancer à la force des bras, avec des roues qui grincent horriblement et qui, pour les défenseurs qui les voient approcher des remparts, signifient une mort prochaine. Car les lourdes trappes vont s’abattre sur les créneaux et les tours vont vomir des nuées de diables armés de haches de combat. Prier Dieu ne servira plus à rien.

    Les Idles réussissent là où les groupes de hardcore ont échoué : le power de l’absolue brutalité n’a strictement rien à voir avec la violence décervelée du hardcore qui, faut-il vraiment le rappeler, reste un épiphénomène purement américain, l’expression d’un rock de gens qui ne vont pas bien. Les Idles s’élancent à la conquête des remparts, mais ces remparts sont ceux de notre imaginaire, et même si on résiste un moment en disant, non, c’est pas mon son, c’est trop post-punk, non ça mord le trait, ça sort du cadre, c’est bon pour les cochons, on finit par se faire avoir. Car ces mecs sont brillants et puissants. On ne compte pas beaucoup de groupes capables d’être à la fois brillants et puissants.

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    Ça tombe bien, leur troisième album vient de paraître. Il s’appelle Ultra Mono. Comme pour les précédents, le graphiste a opté pour un visuel énigmatique : un mec reçoit un gros ballon rose en pleine gueule, mais ça n’est rien en comparaison du visuel qui se trouve au dos : une armoire montée sur une double rangée de simili-parpaings. Comme il le fait sur scène, Joe Talbot nous harangue avec un petit texte élégiaque en forme de déclaration d’intention - We will rock hard and work honestly. Ultra Mono is joy’s engine and it goes - et il ajoute ça qui est pas mal : «It is meant to fill you with the violence, love and the rhythm of now. You are now. You are all.» Dommage qu’il ait oublié Brothers & Sisters. Et pouf, premier shoot d’Idles blast avec «War». Il lance son Watch out comme un cri de guerre. L’effet est immédiat. C’est un peu comme si tu mettais les doigts dans la prise. C’est d’une brutalité incommensurable, shhh shhh, tu es balayé par des vents de génie sonique, ils te jettent dans le mur, c’est un son tellement gonflé à l’extrême que les veines s’enturluttent au coin du cou, ils gravent leur son dans les falaises de marbre, c’est bien de cela dont il s’agit, d’un shoot pour toutes les éternités, même celles auxquelles tu ne penseras jamais. Avec «Mr Motivator», ils cherchent la petite bête du repeat after me. Ils cherchent surtout le passage vers les plaines sauvages, et pouf, ils te remontent les bretelles, ils dégagent du Lavoisier à l’anglaise, voilà, c’est ça, l’Angleterre, ça casse du fuck off au coin du brick lane, et là, alors là oui, ils sont out of their minds, ils laissent traîner leur blow et des solos de fookin’ Sadie, ça pue la sueur et le beat des reins, et soudain des frelons attaquent le convoi. C’est la première fois qu’on voit un son se faire violer. On entend parfois des basses métalliques sur cet album, de quoi rebuter les fans des Stooges et des Dolls, mais si on surmonte ce petit écueil, c’est un monde qui s’offre, il s’y passe de vrais trucs du genre satisfaction garanteed, une belle shoute d’Anxiety, ces mecs travaillent la vérole du trou de Bigorre, leur menu fretin fredonne dans les annales de la fistule. Ils se payent le luxe d’un beat des forges du Creusot avec «Kill Them With Kindness». C’est leur façon de gérer leur trop-plein de power. Ils développent des locomotives - Kindness - avec cette énergie des reins qu’on aime tant, mais vraiment tant, vas-y, percute-moi la bulbette, baby, c’est fait pour. Voilà donc le nouvel apanage des alpages, le feu dans la plaine, la forge devenue folle, c’est ramoné à la savoyarde. Cet album est une aventure, il est donc destiné aux esprits aventureux. Voilà l’archétype du cut bien entraîné, «Model Village», les courroies s’auto-claquent dans les carters, c’est puissant, mais d’une puissance qui te réapprend le sens du mot. Joe Talbot joue avec son Village, ce mec chante bien et derrière crépite le brasero des deux guitares, avec en prime une section rythmique qui ravage tous les rivages, cet album a les atours sexy d’une bombe atomique. Ils nous plongent avec «Ne Touche Pas Moi» dans cette espèce de furie incertaine dont on parle à mots couverts, un rock physique qu’on aborde avec précaution, peut-être parce qu’il sent la sueur et les mauvais tatouages. Mais leur énergie est purement sexuelle, au sens de la régénérescence de la terre, comme si Georges Rouquier filmait un champ de bites en rut au printemps du Rouergue. Bon, c’est vrai, il faut entrer dans chaque cut, c’est du boulot, tu n’écoutes pas les Idles comme ça, au coin du bar, entre deux bavasseries qui ne servent à rien. Non, il faut fournir un petit effort et entrer dans leur monde ingrat. Tout n’est pas bon, mais ce qui est bon indique bien la direction, celle de l’avenir du rock et avec les Idles, cette direction est un vrai boulevard, ces dingoïdes d’Idles s’y jettent comme on se jette dans une balance, sans talent ni qualité, avec ta sueur, tes tatouages et tes réflexes de survie, tu te jettes avec eux dans la vieille balance du rock, et tu vois ces mecs créer leur monde, et si tu avais un chapeau tu pourrais le lever et dire : «Chapeau !». Ces mecs ne reculent devant aucune âpreté. Avec «Reigns», ils labourent leur champ à l’aube avec des mains gercées, la bête qui peine, l’outil usé, la terre austère, ce post-punk de la poste que détestait tant Gildas, fuck Millet !, mais il faut de l’énergie pour labourer un chant gelé avec une lame de charrue usée, alors comme ces mangeurs de patates que peignit jadis Vincent Van Gogh, ils tapent du poing sur la table, et quand on voit la violence du coup, on se dit qu’il vaut mieux que ce soit sur la table que dans sa gueule. Dans Vive le Rock, Duncan Clark ne parle pas de post-punk mais d’anthemic brand of rough and jarring post-punk, mais la formule est encore trop réductrice, car les Idles vont bien au-delà des genres.

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    Mark Bowen rappelle dans l’interview que l’album fut torché en deux semaines et mixé en six mois, avec un mastering clandestin à cause du lockdown in Los Angeles. Ultra Mono parce qu’ils jouent tous la même chose - Ultra Mono, which means Idles distilled down to its most singular form - Notons au passage que les explosions qui émaillent les cuts sont identiques à celles qu’ils génèrent sur scène. Chez les Idles, c’est l’envie d’en découdre à plate couture qui prédomine à chaque instant. Ils ont tellement de teigne qu’ils se grattent la nuit en dormant.

    Signé : Cazengler, l’idlo du village

    Idles. Ultra Mono. Partisan Records 2020

    Kill Them With Kindness. Vive Le Rock # 78 - 2020

     

    PAIGE ANDERSON

    AND THE FEARLESS KIN

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    Ceux-là j'ai grandi avec eux. Non ce n'est pas tout-à-fait exact, c'est juste le contraire, ce sont eux qui ont grandi avec moi. Surtout avec leurs parents d'ailleurs. Je les ai croisés il y a longtemps un peu par hasard. J'ignorais jusqu'à leur existence. C'était en octobre 2009, à défaut de posséder le coffret Bear Family Life like poetry ( titre merveilleux, c'est ainsi que chacun de nous devrait vivre sa vie ) de Lefty Frizzel je farfouillais sur You Tube à la recherche de ses morceaux, selon mon habitude je naviguais, c'est ainsi que l'on fait des découvertes, en suivant les artistes ( nombreux ) qui ont repris ses titres, jusqu'à ce jour de 2009 où juste après avoir visionné pour la trente-sept mille huit cent quarante deuxième fois la version Long Black Veil de Johnny Cash et Joni Mitchell ( l'incomparable ) au bas de l'écran s'est affiché un titre qui me semblait de la même veine mélodramatique que Long Black Veil, jugez-en par par vous-mêmes, You'll never leave Harlan alive de Darell Scott, séduit par les assonances j'ai cliqué, une belle ballade country, j'imaginais une histoire de cowboys, style Les bras en croix à la Hallyday, mais non une chanson sociale sans espoir, l'ouest terne des mines de charbon, les fatidiques raisins de la misère, j'écoutais lorsque je remarquais le même titre crédité à Anderson Family Bluegrass, trois gaminos sur fond d'un beau paysage agreste, un coin d'Amérique où vous n'avez jamais mis les pieds mais que vous reconnaissez comme l'Arcadie de Poussin.

    YOU 'LL NEVER LEAVE HARLAN ALIVE

    ( Août 2009 )

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    C'est la grande sœur qui chante, les deux petits se contentent de sourire, pratiquement a cappella, égrenant quelques notes sur sa guitare, la complainte n'est pas facile, aucun effet dramatique, longue, monocorde et monotone, l'on ne peut compter que sur l'intensité que l'on accorde aux vocables, les minots soutiennent la grande sur le refrain, après quoi le boy égrène de sa mandoline une pluie de gouttelettes de nostalgie, elle chante toujours et vous avez peur pour elle, la route est interminable, et elle est seule, mais elle persévère, maintenant la sœurette se saisit de son violon qu'elle tenait serrée dans ses bras contre son cœur comme une poupée, l'on passe les arches du pont qui traverse les contrées de la désolation, la revoici dans le silence, à voix nue, elle n'est plus chanteuse, mais une récitante titubante dans une tragédie grecque, l'émotion vous saisit, tous au refrain, et l'on passe le deuxième pont celui de la tristesse, elle chantonne et moane, le violon pleure, elle pose les mots avec délicatesse comme si elle poussait des cris, et c'est la fin. ( Août 2009 )

    Ce n'est pas l'interprétation du siècle, mais celle de l'éternel présent, cet instant miraculeux durant lequel il ne se passe rien mais où quelque chose a lieu. Difficile de ne pas succomber sous leur charme et à remonter tous les épisodes précédents et à guetter les nouveaux. Trop jeune pour avoir connu les aventures de la Carter Family, j'avais trouvé une espèce de produit de substitution, la mythologie c'est très bien, la lire, l'entendre raconter ce n'est pas mal, mais y assister en direct c'est encore mieux... Je ne savais pas où cela me mènerait et je ne le sais pas encore même si j'ai l'impression d'être arrivé au bout de la piste... Mais reprenons au début !

    THE ANDERSON FAMILY BLUEGRASS

    Au début, Papa et Maman, ils résident à Grass Valley ( Californie ), ont planté quatre petites graines qui ont donné quatre beaux enfants blonds comme les blés. Mark le père né dans une famille de musiciens, émigra du Vernon en Californie, pratiqua plusieurs instruments, lorsque sa fille Paige s'empara de sa guitare il passa au banjo. L'était pilote d'hélicoptère lorsqu'il rencontra Christy originaire d'Arizona, son mari l'initia au bluegrass et elle se mit à la contrebasse en 2005. Le conte de fées traditionnel se poursuit à la virgule près, les enfants se succèdent et à l'instar de leurs parents, ils choisissent leur instrument préféré ce qui ne les empêche pas d'en pratiquer d'autres, Paige naît en 1994, Aimee en 1996, Ethan en 1999 et la petite dernière Daisy en 2001.

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    Chez les Anderson, l'on vous jette à l'eau avant que vous sachiez nager, il existe une flopée de vidéos sur lesquelles l'on peut voir Daisy grandir. Sur la première, doit avoir trois quatre ans, elle ne fait rien, elle est debout sur scène, devant, toute la famille resserrée sur quatre mètres carrés, et en avant la musique, elle se contente d'être-là, toute belle – les trois filles Anderson peuvent dire merci à leur mère – toute simple, le dernier poussin de la couvée et l'on sent qu'elle n'est en rien le vilain petit canard. Sur les vidéos suivantes, elle vous époustoufle, que peut faire ce bout de chou au milieu de ses frères et sœurs, elle n'a même pas un instrument en main. Que voulez-vous qu'elle fît ? Qu'elle chantât ! Alors elle se glisse au micro, l'on s'attend à un miaulement de chaton malade, ben non, elle gonfle sa voix qui gronde et vous mène le groupe tambour battant.

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    L'Anderson Family Bluegrass sortira son premier EP éponyme en juin 2008, un split EP cinq titres dont trois de Chuck Ragan en février 2011, et son premier album Live from Grass Valley en juin 2011.

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    Les gamins se débrouillent, alors les parents n'insistent pas, ils laissent la bride sur le cou à leurs poulains, ils réapparaissent de temps en temps mais ils s'effacent, et bientôt l'Anderson Family Bluegrass laisse la place à Paige Anderson et l'intrépide nichée :

    PAIGE ANDERSON

    AND THE FEARLESS KIN

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    Paige est l'aînée, elle tient les rôles conjoints du centurion et du porte enseigne de la Légion pendant les batailles, en même temps au premier rang et le point de ralliement, quoi qu'il se passe elle est là, imperturbable, un aspect grande sœur responsable à qui l'on peut faire confiance, simplicité et beauté, puis sa voix très légèrement voilée, avec cette infime once de nasillement qui lui confère un air d'authenticité indéniable, un jeu de guitare ensorcelant, un tantinet monotone mais une fois que l'on s'est laissé happé par sa rythmique vous naviguez entre les musiques répétitives de l'Inde et les compositions enjouées de la Renaissance, Aimee est son fidèle lieutenant, son violon prend la relève, elle a aussi un beau brin de voix et le petit frère Ethan– un petit garçon sage, l'on devine que sa mère le tient à l'œil, qu'elle a veillé à la correction de sa coiffure – entre ses deux grandes sœurs il ne la ramène pas trop, mais on sent qu'il met un point d'honneur à ne jamais faillir, à chacune de ses interventions quel que soit son instrument il y met tout son punch. Daisy ne chante plus, elle a trouvé son instrument, le dobro, guitare à résonateur qu'elle joue assise et quelle tient à plat, une écolière, rêvasse un peu entre deux interventions, perd peu à peu son air de petite fille studieuse, les années passant elle acquiert une extrême vivacité, parfois on a un peu peur pour ces quatre gosses, paraissent un peu minuscules sur une scène et le public pas très motivé, mais ils assurent, et toujours entre eux cette complicité respectueuse, ce désir inné de ne pas tirer la couverture à soi. Tantôt tout à leur instrument ou chantant à une ou plusieurs voix.

    Entre 2005 et 2013, ce ne sont pas les progrès évidents de ces gamins qui nous émeuvent, c'est la vie qui s'écoule, l'enfance et l'adolescence qui passent et s'enfuient et pour les deux aînées la jeunesse qui pointe le bout de son nez... descendons l'éphéméride...

    WILD RABBIT

    ( 2012 )

    Premier EP six titres composés par Paige. La rencontre de Chuck Ragan, une espèce de touche-à-tout qui s'est exercé à tous les styles de la musique populaire américaine du gospel au punk, a été décisive, il a donné à Paige l'élan qui lui a permis de grandir de ne plus être ni l'enfant exceptionnellement douée de la famille, ni la monitrice en chef de la couvée, et de devenir ce qu'elle se devait d'être.

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    La pochette reste fidèle à l'esprit des vidéos, Daisy n'est plus là, ce qui ne l'empêchera pas de s'adjoindre aux trois aînés lors de leurs prestations scéniques, paysage pleine nature agreste, Paige au centre tout devant, Aimee et Ethan un peu en retrait, un topic country des plus purs. Le titre de l'EP sera à mettre en correspondance avec celui de l'album qui suivra. L'avant- dernier morceau nous aide à en décrypter le sens, le temps fuit tel un lapin blanc qui court sans fin.

    Hourglass : l'on est surpris, certes par ces trois voix unies qui surgissent mais surtout par la tonalité sombre de ce premier marteau, le sablier de la vie qui s'écoule n'est pas un thème joyeux, la voix de Paige s'étire sur les mots comme si elle voulait retenir le temps qui passe même si la rythmique est relativement alerte, la fin s'éparpille en notes de guitare qui palpitent puis s'éteignent... Ballad of the red rivers : duo avec Chuck Ragan, une ballade des plus classiques, l'amour est parti comme la rivière qui s'enfuit, l'on ne sait trop pourquoi mais c'est la loi des choses et des êtres vivants, si les voix de Paige et de Chuck se répondent dans leur solitude, il en est de même dans le dialogue qui s'instaure entre le long violon d'Aimee et la guitare mourante de Paige, se mêlent et se séparent tour à tour, s'approchent exhalent leur plainte, ne sont plus qu'un même cri de souffrance et puis se désunissent dans l'impermanence de ces instants de vie emportés par un flux irrésistible. Hollow bones of white swans : autant dans le morceau précédent Paige avait adopté une voix harmonieuse autant ici l'on retrouve sa manière si particulière de monter très haut et de laisser le silence s'établir entre deux mots pour reprendre de l'altitude au suivant, le morceau est superbe, ces notes basses égrenées par Ethan, la lenteur du rythme et le violon d'Aimee qui grince et s'envole telle une vielle à roue qui tourne dans le néant du monde, tout concourt à faire de ce titre un chef-d'œuvre. Follow me to the south : inhabituel un harmonica celui d'Homer Wills – on devinera comment il est venu souffler son shuffle diabolique quand on aura appris qu'il est un habitant de Grass Valley - s'adjuge la première place, encore une face inconnue des possibilités vocales de Paige, celle de se fondre dans une orchestration galopante et de mener le bal des ardents, un country qui flirte méchamment avec le blues, Ethan se fend d'un solo majeur qui nous aide à comprendre comment au début du vingtième siècle la guitare est parvenue à prendre non sans difficulté la place de la mandoline, l'on remarque aussi combien le jeu de guitare de Paige ressemble à son chant, dans cette façon de laisser un maximum d'espace entre deux vibrations. Wild Rabbit : inro mandoline agreste, le chant est beaucoup plus joyeux que les lyrics, Paige mène la ronde à une vitesse folle, la course échevelée se calme sur le pont, mais la ronde infernale reprend aussi rapide, le temps s'enfuit-il plus vite que prévu, sans doute est-il plus sage à l'instigation des poëtes du seizième siècle de ne pas laisser échapper le bonheur qui passe à portée de main. Where did you go : méditation dépouillée, Aimee en sourdine, Paige a composé ce morceau après avoir vu lors d'un concert une personne s'effondrer, pleurs de la mandoline d'Ethan, Paige chante le mystère et l'incompréhension, d'être vivante alors que sur la mystérieuse rive d'en face erre la mort.

    L'on ne s'attend pas une telle gravité chez une toute jeune fille, Paige a dix-sept ans lorsqu'elle l'enregistre.

    LONG BLACK VEIL

    ( vidéo Février 2013 )

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    Depuis l'enregistrement de la vidéo You'll never live Harlan alive en 2009 les année ont passée, celle-ci date de 2013, apparemment rien n'a changé, l'on a gardé un décor similaire, posent devant un arbre à chandelier, une nature à ravir William Thoreau et Jean-Jacques Rousseau, nos quatre enfants ont grandi. Paige a maintenant dix-neuf ans et Daisy douze années à son compteur. Ce ne sont plus des inconnus, Paige est devenue la représentante officielle de la nouvelle génération bluegrass, elle est sponsorisée par les guitares Schenk, ses vidéos de démonstration sont à écouter, ne cherche pas à vous en mettre plein la vue, tape direct au cœur, elle compose attirée par les sujets dramatiques ( par exemple Where did you go ? ), le groupe écume les festivals bluegrass, aussi fragile qu'un coquelicot perdu dans l'océan illimité d'un champ de blé, une île de beauté dans la tourmente indifférenciée de la monotonie utilitariste du monde.

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    Le crin-crin d'Aimée ouvre le bal funèbre - Long Black Veil n'est pas une chanson particulièrement joyeuse, des mémoires d'outre-tombe ultra romantiques - l'orange vif du sweat d'Aimee et le bleu plus soutenu du chemisier de Paige focalisent les regards, la caméra enserre maintenant les deux jeunes filles, Paige est à la rythmique aussitôt qu'elle entrouvre les lèvres l'on oublie l'accompagnement, un chant très roots, sans aucune fioriture, l'on dirait qu'elle impose la voix pour que saigne encore davantage votre âme à l'inverse de ceux qui se servent de leurs mains pour atténuer les souffrances, elle chante à cru, les mots comme des flèches qui ne ratent pas leurs cibles, malgré ses blonds cheveux qui torrentisent sur son buste, elle évoque avec ses pommettes avancées de squaw quelque chose de primordial, de sauvage, d'indien, magnifiquement belle, fière et souveraine. Rien pour cajoler l'auditeur, elle déroule son vocal dans sa plus grande simplicité, les mots tombent comme des cailloux, ils étincellent tels des silex, l'on aurait envie de les noter sous forme de neumes médiévaux pour leur attribuer non pas une place sur une portée mais pour les qualifier selon la force de leur impact dans le déploiement récitatif. Ne fait même pas l'effort d'un silence pour mettre en exergue l'arrivée du refrain, Aimee l'a rejoint au chant mais elle reste dans l'ombre du vocal de sa grande sœur, Ethan qui harmonise le morceau des notes profondes de sa contrebasse apporte l'ourlet de son timbre, chuchotant pratiquement en catimini, le choral se tait, les notes suavement aigrelettes du résonateur de Daisy prennent le relais, marchent sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller davantage le cadavre qui raconte son histoire, même si le temps n'est plus aux regrets, l'amour est une flamme éteinte qui brûle encore les chairs vives, maintenant Aimee et Paige chantent à l'unisson, l'une répand le baume de la douceur et l'autre enfonce des couteaux cruels, Aimee tient son violon pointé vers nous comme si elle s'appliquait un poignard sur la gorge, s'en exhalent deux longs oriflammes de tristesse qui ondoient dans le vent amer du recueillement, dernier adieu, répété deux fois, les yeux fermés de Paige, une tombe azurescente qu'elle entrouvre à volonté, luminescence d'une éclaircie de sourire passager. Une dernière fois la voix de Paige surgit des abysses et tout rentre dans l'ordre du silence avec ce mouvement des chats qui se couchent en rond sur eux-mêmes pour mourir. Bouleversant.

    STELLA JANE

    ( Vidéo Red Chair Records / Avril 2013 )

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    Une nouvelle vidéo, doit y en avoir une bonne centaine facilement accessible, celle-ci suit de quelques mois Long black veil, nous la choisissons parce qu'elle s'inclut dans la logique démonstrative des deux précédentes, le même genre de décor, un bosquet idyllique - ici l'on a privilégié un chemin quelque peu sableux pour correspondre au deuxième titre Desert Whahes – ces bois sacrés que l'on retrouve dans les toiles des peintres de la Renaissance, preuve que les intuitions de la culture populaire rejoignent les représentations de la culture dite savante, elle-même dépendante de l'apport antique.

    Cette vidéo est partagée en deux parties, l'interprétation de la chanson proprement dite suivie de l'interview de Paige Anderson entrecoupée d'extraits du second morceau, Paige présente son groupe et se raconte un peu. Un clip promotionnel. Le titre Stella Jane se retrouvera sur l'album en préparation qui sortira à la fin de l'année suivante. Ethan a poussé, présente le profil d'un adolescent monté en graine, Aimee a pris de l'assurance elle est devenue ce que dans l'ancien temps l'on nommait une vraie jeune fille, la caméra se focalise surtout sur Paige, fini la longue chevelure blonde à la Iseult, l'est remplacée par une queue de cheval, un justaucorps mauve dévoile ses bras nus, une poinçon couleur d'améthyste, marque le lobe de son oreille, ce changement total de look lui confère l'allure d'une jeune femme moderne, à l'aise dans sa peau, prête à imposer au monde l'épanouissement de son talent, les gros plans, et de ses mains et de son visage trahissent sa virtuosité instrumentale et l'implication êtrale de son chant.

    FOXES IN JUNE

    ( Sortie décembre 2014 )

    L'album sort en décembre, sa concrétisation est le résultat de deux ans d'effort. Il n'aura pas la diffusion escomptée. Une pochette moins innocente et naïve qu'elle peut apparaître. Le goupil est un animal discret, mais c'est au mois de juin que l'on peut l'entendre glapir, c'est la saison des amours. Paige atteint ses vingt ans, elle n'est plus une enfant, ni une frêle jeune fille...

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    Rebel's run : une merveille d'équilibre, l'on ne sait par quel bout prendre ce morceau, quel progrès depuis White Rabbit, Aimee aussi a grandi, le violon est partout même quand il ne joue pas serait-on tenté d'affirmer, c'est elle qui bâtit la structure transparente, la guitare de Paige n'a jamais encore atteint une telle rondeur, chaque note acquiert l'étendue et la force d'un riff, le vocal trotte et glisse, colle si parfaitement à l'instrumentation qu'il semblerait que c'est la voix qui tire l'archet et l'exhausse en avant, allègre et funèbre en même temps. Appeal to heaven : changement de climat, un chant de stress, des notes éperdues, une voix qui monte et descend telle une aile d'ange cassée, cris de violons violents, et l'on reprend un ton en-dessous, une rythmique qui rase la terre, l'on est loin du bluegrass et de toute autre chose, juste une urgence vers on ne sait quoi au juste, très musical et en même temps si proche de noise, car ce n'est pas le bruit qui fait le noise mais les icebergs des tensions intérieures qui se fracassent les uns contre les autres. Fièvres et tourments. Foxes in june : retour au calme, à quelque chose de plus classique, à une voix qui chante et conte, des chœurs de sirènes qui vous emportent sur des nuages de rêve, l'âme d'Aimee qui festonne dans son violon, Paige vous prend par la main et vous mène jusqu'au bout du chemin, tout semble facile, même si l'on traverse le marécage des hésitations, et c'est le violon d'Aimee qui imite le vocal de Paige, pour vous contraindre à avancer. La voix de Paige en profite pour devenir tumulte. Greed and lust : sonorités moyenâgeuses, avez-vous déjà entrevu à quoi peut penser la dame à la licorne devant son harmonium, Paige vous révèle l'agitation de l'attente qui la tente, sa voix est de soufre, de rêve et de sel, Aime pointe son archet telle la corne de la licorne unicorne, rythmique oppressante, parfois il vaudrait mieux ne pas savoir ce que l'on cache au fond de soi. Sink or swim : notes claires et paroles incisives, un morceau en montagnes russes, la nostalgie des feux de camp, very bluegrass, et des concrétions d'angoisses comme des boules de frousse qui vous obstruent la gorge, l'on croit céder au vertige intérieur, se laisser couler et l'on reprend pied l'on ne sait pas trop comment ni pourquoi, very darkgrass. Montées de lave. Lumière d'Aimee. Beautiful poisons : chanson douce et noire, une guitare et deux voix, et le violon s'enflamme au silex des souvenirs, Paige sur la crête du bonheur, la musique se perd et se tait, comment avec si peu de moyens peut-on produire de tels désordres, plus on avance dans l'album chaque morceau se couvre de chausse-trappes, l'on ne sait plus où mettre l'oreille, labyrinthe sonore sans équivalent. To the home : enfin une direction claire, nette et précise, une belle sonorité et des voix à l'unisson, est-ce que c'est parce que c'est si simple et sans ambiguïté que le morceau est si court. Stella Jane : introduction apaisée suivie de bercements de violon, mais la voix de Paige n'a jamais été si ironique, elle conte l'histoire de Stella Jane et lui adresse la parole peut-être parce qu'elle lui ressemble comme son double d'ombre, ce qui explique pourquoi le violon d'Aimee est si tendre. Flying rocks : le picking de Paige et les aurores boréales d'Aimee, n'est-ce pas suffisant pour s'envoler, tomber et repartir encore plus haut. Le morceau le plus lumineux de l'album. Se jouent des difficultés. Enable : cette fin d'album s'éclaire, parfois le violon se traîne et la voix cahote, les difficultés s'entassent mais le refrain les écarte, l'énergie intérieure est de retour, optimisme tous azimuts. Paige chante comme le hérault qui va au-devant de l'ennemi pour lui déclarer la guerre. Entraînant et victorieux. Les deux sœurs au taquet. Sonoran moonrise : guitare venue d'ailleurs, d'Inde ou de Chine, une musique savante, pour fêter le lever de la lune, car c'est l'heure où les renards appellent, moins de deux minutes pour s'apercevoir que Paige toute seule tient le monde entre ses doigts et les cordes de sa guitare.

    Un très bel album, trop moderne pour satisfaire un public bluegrass traditionnel cantonné entre les standards mille fois répétés, et un public rock, ou simplement jeune, inaccoutumé à cette instrumentation pour ainsi dire périmée. Sur d'anciens cordages Paige Anderson a créé des chants nouveaux et de nouvelles ambiances, si étrangement décalés que ceux qui les auront écoutés n'en auront pas compris la portée inouïe. Une artiste au sens noble du mot, qui possède une sensibilité et un monde intérieur qui n'appartiennent qu'à elle.

    YOSEMITE MUSIC FESTIVAL ( 2015 )

    Californie, à la hauteur de Sacramento, un peu en dessous, dans la Sierra Nevada, d'ailleurs l'état du Nevada n'est pas loin, Yosemite est un de ces parcs nationaux dont les Américains sont si fiers, idéal si vous aimez la nature et la montagne, la cité la plus proche se nomme Mariposa, dépasse tout juste les deux mille habitants, connue pour son environnement et son parc d'attractions, c'est là que nous retrouvons les Fearless Kin. Sur scène. Mois de juillet. Chaleur écrasante. Les gens se sont réfugiés à l'ombre des arbres. Pas la grande foule, mais le public est attentif.

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    Le petit Ethan s'est étendu, ce grand gaillard culmine à deux têtes au-dessus des autres, Daisy a presque rattrapé ses deux sœurs, se bouche toujours l'oreille quand elle chante avec elles, Ethan toujours attentif sur sa contrebasse, Daisy résonateur retenu à plat par sa bandoulière mais debout, Paige n'est plus seule, Aimee fait jeu égal avec elle, l'on avait remarqué sa présence dans l'enregistrement de Foxes in June, elle en apporte la preuve, elle a perdu sa retenue qui la caractérisait les années précédentes, seconde souvent sa soeur au micro, une voix plus unie et son violon n'est plus un contrepoint, joue pour ainsi dire pour lui, sur sa propre ligne mélodique ce qui donne beaucoup plus d'épaisseur et de poids à l'ensemble, Paige égale à elle-même, sa voix magnifique dompte la mer des mots, monte comme une vague et puis s'abaisse aussitôt suivie de la suivante qui enfle, terriblement à l'aise Paige, mène le jeu avec une facilité déconcertante, autant dire que la formation filoche grand vent...

    Doit y avoir quatre vidéos ( deux passages ) mais je n'en ai vu que trois, cette prestation me semble l'acmé du groupe.

    ROAD TO PAIGE

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    Le groupe continue à tourner, l'on peut le suivre sur son facebook Fearless Kin, 2015 et 2016 semblent bien remplies, ( superbes photos, que l'Amérique est un beau pays ! ) en 2017 ne reste plus que Paige et Aimee, et tout s'arrête au mois de mai sans explication. Faudra attendre deux ans, le 25 novembre 2019, pour que Paige donne des nouvelles. Oui elle est la seule de la famille à poursuivre la route, les autres ont d'autres occupations, Anderson Family Bluegrass et Paige Anderson & The Fearless Kin appartiennent au passé, des moments inoubliables.

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    Elle le dit à mots couverts, mais ça n'a pas été toujours facile pour elle... En 2018 elle a effectué une tournée ( USA, Canada, Allemagne ) avec le groupe Family of the Year dans lequel elle tenait la basse. La même année on la retrouve sur scène avec Z Berg and Friends, dans un style beaucoup plus pop, même si Berg et elle interprètent une de ses chansons l'on aimerait que ce soit Paige qui mène la barque... Mais elle annonce une nouvelle importante : elle vient de monter un nouveau groupe Foxymoore avec Davia Pratschner, Sam Gallagher aux drums, Drew Beck à la guitare, Ian Shipp à la basse et donne rendez-vous sur le FB Foxymoore. Le FB Foxymoore débute le 25 novembre 2019 et se termine sans préavis le 7 mai 2020... Paige et Davia si l'on en croit l'iconographie semblent en être les figures de proue, il est vrai qu'elles sont ravissantes.

    Lorsque l'on accède sur son Instagram, les photos témoignent que Paige est heureuse, qu'elle s'adonne à la moto, qu'elle joue du banjo, qu'elle profite simplement de la vie... le 16 mars 2021 Paige ouvre un nouveau FB Two Runner en l'honneur de son nouveau band et annonce la sortie imminente de son nouveau disque depuis six ans, un single, Burn It To The Ground, la vidéo est sur You tube...

    BURN IT TO THE GROUND

    ( TWO RUNNER )

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    ( Paige Anderson / Emilie Rose / Sam Gallagher / Brew Beck )

    Question angoissante, est-ce du bluegrass ? non c'est du Paige Anderson, et c'est beaucoup mieux. Un morceau qui explique toutes ces années de silence, à mots découverts sans rien livrer d'intime, la voici en robe blanche d'innocence revendiquée, la beauté de la nature, autour d'elle est à couper le souffle mais elle n'est que l'écrin de la perle la plus pure, la plus translucide, la plus lucide. Paige a grandi, elle garde en elle la luminosité de l'enfance, les notes de son banjo roulent telles les eaux claires qui descendent des montagnes, une musique qui semble naître d'elle-même telle la route de l'existence toujours renaissante à chaque tour de roue qui dessine ce chemin qui ne mène nulle part hormis en nous-même.

    L'on n'attend plus qu'un CD !

    Un dernier mot avant de quitter Paige, lorsque j'ai commencé cette chronique, je ne savais pas qu'elle venait de sortir ce morceau. Certains parleront de hasard, je peux le penser mais je n'y crois pas. J'évoquerais plutôt les mystérieuses correspondances poétiques chères à Charles Baudelaire.

    Damie Chad.

     

    XXXIV

    ROCKAMBOLESQUES

    LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

    ( Services secrets du rock 'n' rOll )

    L'AFFAIRE DU CORONADO-VIRUS

    Cette nouvelle est dédiée à Vince Rogers.

    Lecteurs, ne posez pas de questions,

    Voici quelques précisions

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    146

    Chacun a fini de donner sa recette de la crêpe au Nutella, je suis sûr que les lecteurs préfèreraient que j'interrompe ici le récit de cette terrible aventure afin que je leur livrasse in-extenso les préférences secrètes de nos personnages, mais non, d'abord la marque Nutella a refusé de nous sponsoriser, ensuite je me permettrais de faire remarquer que l'heure est grave, que le rock'n'roll court de graves dangers et que si nous échouons je ne donne pas cher de sa survie, en plus Vince et Brunette ont à nous présenter des documents de la plus haute importance. Ecoutons-les.

    Vince a pris la parole d'une voix grave :

      • Cette longue enquête menée par le SSR a connu bien des vicissitudes...

      • Excuse-moi Vince, le coupe Le Chef, juste le temps d'allumer un Coronado, je sens que nous allons vers des révélations extraordinaires, oui Vince u as raison, nous avons vécu de multiples péripéties, toutefois il y a comme un hiatus entre les différentes séquences de nos investigations, les pièces du puzzle ont du mal à s'imbriquer les unes dans les autres, je résume...

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    Chers lecteurs, c'est à mon tour de couper la parole au Chef, si vous tenez vraiment à écouter le topo du Chef, je vous conseillerais plutôt de relire les 34 épisodes précédents. Ah, j'oubliais, la semaine dernière nous nous sommes quittés alors que je ressentais comme un chatouillement à la hauteur de ma fesse gauche, j'étais en effet resté debout alors que tous les autres avaient trouvé place en de confortables fauteuils autour d'une grande table, mais le Chef ayant décidé qu'il était de mon ressort de '' conduire'' le porte-avions, il était donc de mon devoir de parer promptement à toute éventualité. Nous avons reçu près de cents lettres de lecteurs à l'intelligence, osons l'adjectif primesautière pour la qualifier, qui se gaussaient de moi et même de l'ensemble du personnel du SSR, sous prétexte que c'était simplement mon téléphone portable qui vibrait dans la poche-arrière de mon jean ! Il est sûr que chacun juge du monde depuis son poste d'observation. Il n'est pas étonnant qu'un lecteur engoncé dans sa médiocre existence de citoyen lambda, et qui n'a comme échappée et dérivatif que la lecture hebdomadaire des épisodes des Rockambolesques, en vienne à énoncer des suppositions qui correspondent à son misérable quotidien, c'est en effet, pour les hommes unidimensionnels ainsi que les surnomme le philosophe Marcuse, un événement exceptionnel lorsqu'ils ressentent sur la gauche de leur postérieur une sensation anormale, et ils en repèrent très vite le coupable, leur téléphone qu'ils avaient glissé dans leur poche sans y penser.

    C'est déjà oublier qu'un agent secret, surtout s'il est du SSR, ne possède pas de portable, précaution élémentaire qui permet d'éviter d'être tracé ! Et surtout comment expliqueraient-ils maintenant qu'une deuxième sensation de gêne se manifeste sur ma fesse droite, alors que non seulement je n'ai pas de portable, mais qu'en plus, ou plutôt qu'en moins, je ne possède pas de deuxième poche arrière !

    Dans tous les cas, un agent secret, surtout s'il est du SSR, se doit de trouver la solution adéquate à toute problématique nouvelle. Principe de base que je me dépêchai d'appliquer. Un bon point toutefois pour le lecteur qui a pensé que d'un geste malencontreux le Chef avait mis le feu à mon pantalon avec son Coronado. Que le lecteur retienne bien cet axiome : le Chef ne fait jamais de geste malencontreux.

    Je sens que l'impatience grimpe dans notre lectorat, je me hâte donc de vous dévoiler la manière dont j'ai mis fin à ce profond mystère qui défie l'intelligence humaine. J'ai agi selon la méthode césarienne, la fameuse devise Veni, vidi, vici – je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu, que j'ai adaptée aux circonstances présentes : je me suis retourné, j'ai constaté, j'ai réparé. Molossito debout sur ses pattes arrières me grattait la fesse gauche, à droite c'était Molossa qui me poussait de son museau. Non, avec ce qu'ils avaient dévoré ce matin à l'hôtel et dans la voiture, ils ne réclamaient pas leur pitance. Quand je pense que c'est grâce à mes vastes connaissances de la psychologie canine que nous avons pu terminer promptement cette affaire, en toute modestie j'avoue que je n'en suis pas peu fier.

    Les chiens aiment à fureter, pendant que Vince et Brunette présentaient les documents ultra-secrets, ils avaient exploré la pièce de commandement, mais ils avaient remarqué les éclats de lumière des boutons clignotants, et avaient envie d'aller y voir de près, hélas c'était trop haut... Je compris aussitôt, pour satisfaire leur curiosité je les soulevais et les posai avec prudence sur les consoles de commandement, ne touchez à rien, et soyez sages. Ils acquiescèrent de la tête.

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    Brunette était en train de conclure :

      • Ces documents sont authentiques, ils émanent du Chef de l'Etat en personne et ont été rédigés par ses collaborateurs les plus proches. Maintenant nous savons :

    1° : Le Président est entré en contact avec les extra-terrestres

    2° : Il leur a permis d'implanter des usines à Réplicants sur le territoire national

    3° : En échange de quoi ceux-ci étaient chargés de le débarrasser définitivement du SSR

    Il y eut un silence dans la salle. Le Chef en profita pour allumer un Coronado... Nous étions suspendus à ses lèvres...

    149

      • Agent Chad, dans tout ce fouillis de manomètres, auriez-vous repéré une connexion internet et une imprimante

      • Oui Chef, ici !

      • Bien Brunette, puisque vous êtes journaliste vous devez connaître quelques confrères et quelques médias qui se feront un plaisir de diffuser illico ces précieux documents.

    Déjà Brunette pianotait sur le clavier...

      • C'est égal, murmura Vince j'aimerais bien voir la mine du Président quand il apprendra la nouvelle de sa destitution !

      • Facile, répondit le Chef, il nous a nargués en nous apprenant qu'il partait pour la Côte d'Azur, Agent Chad, veuillez mener notre Porte-Avions direction toute, Fort de Brégançon !

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    J'ai honte, je suis confus, j'espère que mes adorables lectrices ne m'en voudront pas, mais je n'ai pas réussi à accomplir l'ordre du Chef, j'ai fait de mon mieux, je me suis précipité vers le micro et j'ai hurlé : Direction Fort de Brégançon ! Bien monsieur, tout de suite, m'a-t-on répondu et une trentaine de secondes plus tard, nous y sommes, cinq sur cinq monsieur !

    L'on n'est jamais arrivé devant le Fort de Brégançon, je n'y suis pour rien, Molossa et Molossito ont commencé une course-poursuite entres les cadrans et les boutons, ils ont dû en pousser un, celui qu'il ne fallait pas, trente secondes plus tard une voix résonna : missile Tomahawk envoyé, objectif atteint, pas de survivant !

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    Le Chef prit le temps de rallumer un Coronado, nous ne nous attardâmes pas, nous regagnâmes fissa le yacht d'Hector qui nous déposa subrepticement dans le port de Sète. Le porte-avions se dépêcha de piquer vers le large. Etrangement nous ne fûmes pas inquiétés, le Président avait pactisé avait l'ennemi... Sa disparition brutale, l'on parla d'une explosion de la chaudière à gaz, arrangeait beaucoup de monde. Des élections furent organisées et un nouveau président fut élu. Lorsque nous vîmes son visage apparaître à la TV, nous étions seuls au service, les parents de Charlotte et Charline leur avaient interdit de continuer à nous fréquenter, Vince et Brunette menaient avec opiniâtreté leur enquête sur la disparition d'Eddie Crescendo, depuis leur panière Molossito et Molossa dressèrent les oreilles pour écouter le Chef :

      • Agent Chad, croyez-en ma vieille expérience, celui-ci ne me paraît pas mieux que le précédent, ne perdons pas de temps à regarder cette stupide émission, le rock'n'roll a besoin de nous, il est temps que j'allume un Coronado...

    Fin de l'épisode.

  • CHRONIQUES DE POURPRE 511 : KR'TNT ! 511 : LLOYD PRICE / YARDBIRDS / TEMPLES / CRASHBIRDS / JARS /BLACK INK STAIN / DRAIN / SUNAMI / JOAN BAEZ / ROCKAMBOLESQUES XXXIV

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 511

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR'TNT KR'TNT

    20 / 05 / 2021

     

    LLOYD PRICE / YARDBIRDS / TEMPLES

    CRASHBIRDS / JARS / BLACK INK STAIN

    DRAIN / SUNAMI / JOAN BAEZ

    ROCKAMBOLESQUES

     

    Lloyd Price n’a pas de prix

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    Voici venu le moment de rendre hommage au grand Lloyd Price qui vient tout juste de casser sa vieille pipe en bois d’ébène. L’idéal avant d’aller écouter ses albums serait de lire son autobiographie, car il s’y passe des choses étonnantes. L’ouvrage s’appelle Sumdumhonky, ce qui signifie some dumb honky, l’honky étant l’homme blanc dégénéré, évidemment. Lloyd Price qu’il faut considérer comme l’un des pionniers du rock («Lawdy Miss Clawdy», c’est lui) est un homme en colère. Son petit livre est un violent pamphlet contre le racisme des blancs du Sud, et plus particulièrement ceux de Kenner, une bourgade du Sud de la Louisiane, proche de la Nouvelle Orleans, où a grandi le petit Price. Comme le fait Willie Dixon dans son autobio, Lloyd Price dénonce la barbarie des blancs, mais avec encore plus de virulence. Il commence par expliquer que dans les années trente et quarante, les noirs n’étaient rien du tout (the black people were nothing) aux yeux des habitants de Kenner. Et il s’empresse d’ajouter : «Non, ce n’est pas ça, ils pensaient que les noirs étaient encore moins que rien. Ils pensaient que les chiens étaient au dessus des gens de couleur.» Et ça va très loin, la haine du blanc pour le nègre. Lloyd Price explique que sa mère avait toujours peur de perdre l’un de ses enfants - Quand on sortait de la maison, elle craignait qu’on ne revienne pas. Il se passait des choses étranges dans le Sud et si l’un de nous ne rentrait pas, ça voulait dire qu’il ne rentrerait jamais - En grandissant, le petit Price s’étonne de voir les noirs considérer les blancs comme des gens bien, et si l’on écoutait parler les blancs, les noirs étaient tous bêtes. Lloyd Price va se demander toute sa vie comment les gens de son peuple ont pu gober un truc pareil. La peur, tout simplement la peur. Le noir avait tellement peur du blanc qu’il le respectait, comme on respecte un prédateur dont on a peur. Le Shérif de Kenner était un vrai Américain qui expliquait à l’église que le bon nègre était un nègre mort. Il appliquait aux nègres le traitement moral que les générations précédentes avaient appliqué aux Indiens. Lloyd Price essaie de ramener le débat sur le terrain de la moralité et se demande s’il existe des blancs qui éprouvent de la honte pour les traitements infligés aux gens de couleur, pour cette peur sociologique dans laquelle les sumdumhonkys du Sud ont plongé des générations de noirs. Les gens imaginent que la ségrégation était la limite, mais Lloyd Price s’empresse d’ajouter qu’elle n’était que le commencement. «Le blanc ne peut pas mesurer les dommages causés par l’humiliation dans le corps et dans l’esprit. Quand on est insulté au point de se sentir comme une bouteille de champagne secouée en plein soleil. Un homme noir d’âge mur ne pouvait pas répondre aux insultes d’un gamin blanc, ou s’asseoir dans un endroit public pour manger sans être insulté.» Mais il ajoute que les noirs ont réussi à survivre, et son raisonnement va loin, car il considère que les noirs ont énormément contribué au développement de l’Amérique mais apparemment, ça compte pour du beurre. Il termine ainsi son réquisitoire : «Avant de conclure, je souhaite vous faire part de mes deux plus grandes sources de confusion. Un, je pensais qu’on était si maltraités dans ce pays par le blanc, et de façon tellement impardonnable que j’en arrivais à la conclusion que le blanc était le diable. Deux, le blanc prêchait tellement ces conneries de paradis et d’enfer que nous avions tous peur du moindre de ses mots, et quand le tonnerre de l’orage grondait, c’était encore pire. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que la mort est la mort, quelle que soit la façon dont elle survient, et bien que le blanc n’ait rien à voir avec la façon dont on meurt, il a tout de même réussi à nous faire craindre la mort en nous prédisant les flammes de l’enfer. Alors oui, le blanc est le roi du marketing, il sait vendre ses idées, il faut avoir des couilles pour aller dire à un crétin qu’il va aller rôtir en enfer s’il n’obéit pas aux ordres. J’en était arrivé à la conclusion que le blanc était le pire cauchemar de l’homme noir. Jusqu’à ce que j’aille en Afrique.»

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    Eh oui, à une époque de sa vie, Lloyd Price veut renouer avec ses racines et il se paye un voyage au Nigeria. Ça commence mal, car il se fait racketter à l’aéroport par les militaires. Il doit verser le dash, c’est-à-dire 500 $, ou c’est la mise en quarantaine. Quand il s’aperçoit qu’il se fait baiser par des Brothers, il a envie de retrouver l’esclavagiste qui a kidnappé sa famille et de le remercier de les avoir aidés à quitter ce pays de fous. Lloyd Price est tellement outré par le comportement des Nigérians qu’il se dit prêt à serrer dans ses bras les trafiquants d’esclaves. Et s’il y avait eu un vaisseau négrier en partance pour les Amériques, il aurait été le premier à bord, histoire d’échapper aux griffes du service d’immigration nigérian - These niggers made Ol’ Jake look like an angel (Ol’ Jake était le flic de Kenner qui descendait un nègre pour un oui pour un non) - Mais il n’est pas au bout de ses surprises ! En traversant Lagos à bord d’un taxi, il voit les noirs chier dans la rue devant tout le monde, même les femmes. Et ce n’est pas fini. Il arrive à l’hôtel, une sorte de Hilton nigérian : pas d’eau au robinet et pas de courant électrique. La réalité africaine l’oblige à réfléchir.

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    Avec tout ça, la musique passe au second plan. Si on cherche des infos sur les tournées dans les années cinquante, ou le Birdland que Lloyd Price racheta à New York pour y organiser des concerts, ce n’est pas dans ce livre qu’on les trouvera. Il évoque rapidement Dave Bartholomew qui fut à la Nouvelle Orleans le chasseur de talents engagé par Art Rupe, boss de Specialty Records. Bartholomew découvre Lloyd Price dans la boutique de sa mère alors qu’il jouait «Lawdy Miss Clawdy» sur un petit piano. Le petit Price rappelle qu’en 1952, il était devenu le heart and soul du new Beat in New Orleans - They say I was the first black teenage idol and Shirley Temple was the white one - Quand Lloyd Price doit partir à l’armée, Art Rupe lui demande s’il connaît une autre poule aux œufs d’or. Alors Lloyd lui glisse le nom d’un petit mec qui se débrouille pas mal, Little Richard - I shot myself in the foot when Art Rupe found Richard - Deux ans plus tard, Lloyd est libéré de l’armée, mais Little Richard a pris sa place chez Specialty. It was over for me. Philosophe, Lloyd ajoute : «That was fine, he was a real talent and every loss is some gain.» (Pas de problème, il avait un talent fou. Un gagnant pour un perdant).

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    Avant d’entrer dans l’univers passionnant du grand Lloyd Price, il est essentiel de savoir qu’il appartient à la génération d’avant la Soul, celle du jump et des big bands. Mais comme Pricey a un don pour la pop, il devient très vite moderne et donc célèbre. Ses deux premiers albums paraissent en 1959 et contiennent tous les hits qui vont le rendre célèbre dans le monde entier : «Personality» (groove de vieille souche de swing, walk ! Talk ! Charm ! Smell ! Il swingue son I’ll be a fool for you comme un cake), «Stagger Lee» (co-écrit avec Archibald), «Lawdy Miss Clawdy» (chanté dans l’art de la matière). Il est aussi essentiel de préciser qu’on est avec ces deux albums au cœur du New Orleans sound. Pricey propose une version spectaculaire d’«I Only Have Eyes For You», orchestrée à outrance. Il faut le voir épouser cette orchestration alerte et vive. Sur la pochette de Mr Personality, il porte un smoking rouge et les mecs de sa section de cuivres des vestes blanches. On le voit photographié au dos en compagnie de son producteur Don Costa. On trouve aussi sur cet album un «I’m Gonna Get Married» à forte personnalité, bien foutu, avec des clameurs de chœurs extraordinaires. Pricey impose un style à la force du poignet, ce qui est tout à son honneur quand on sait d’où il vient. Diable, comme il a eu raison d’écrire son livre ! Il tâte aussi de la calypso comme le montre «Poppa Shun» et il termine avec «I Want You To Know», une heavy Soul de haut rang qui deviendra la marque de fabrique de James Brown.

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    The Exciting Lloyd Price est aussi du pur jus de New Orleans, avec une pochette dynamique à la Little Richard : Pricey en polo rouge, les bras en croix sur fond jaune et au dos, on le retrouve sanglé dans l’un de ces gros pantalons qui remontaient très haut au dessus des hanches. C’est un album de jump de jive impénitent, une pétaudière à l’ancienne. On retrouve des relents de «Personality» dans «You Need Love» et de «Stagger Lee» dans «Oh Oh Oh», mais c’est normal. Pricey enfonce son clou avec notre bénédiction. Il chante son «Foggy Day» au groove de jazz in London town.

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    Il sort trois albums en 1960, Mr Personality’s 15 Hits, Mr Personality Sings The Blues et The Fantastic Lloyd Price. Il faut voir la classe de Pricey sur les pochettes, notamment celle du premier des trois. Comme son nom l’indique, Mr Personality’s 15 Hits est un best of où on retrouve tous les hits pré-cités, notamment «You Need Love», bardé de chœurs qui restent des merveilles de fraîcheur, des valeurs sûres, avec en plus un solo de sax à la Lee Allen. Alors wow ! On retrouve aussi l’excellent «I’m Gonna Get Married». Pricey s’arrange toujours pour ramener un son et des compos intéressants. Ce Get Married est une petite merveille de black pop d’époque. Même ses slowahs comme «Just Because» ont des angles modernes. Pricey crée son monde et se donne les coudées franches avec cet excellent «Lawdy Miss Clawdy» qu’on est toujours ravi de croiser. «Stagger Lee» restera l’un des plus beaux brins de rock de l’histoire du rock, et c’est signé Pricey.

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    Quand on voit la pochette de Mr Personality Sings The Blues, on s’émerveille : les gens savaient faire des pochettes à l’époque. Pricey lève les yeux au ciel et porte une belle veste à carreaux, une chemise blanche et une petite cravate noire. Ça c’est du portrait ! Sur cet album, Pricey ne fait pas du blues au sens où on l’entend ordinairement, il chante le blues des années 50, celui de Percy Mayfield («Please Send Me Someone To Love») et du jive de big band. Son «Sitting There & Rocking» s’assoit sur des hautes nappes de violons - My baby left town last nite/ And I just got the blues today - et il tente plus loin le coup du heavy blues avec «Feeling Lowdown» - Feelin’ lowdown/ Just messin’ around with the blues.

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    Par contre, la pochette de The Fantastic Lloyd Price ne le met pas à son avantage. Pricey porte la banane et sourit de ses trente-deux dents, mais le photographe doit être un brin raciste car la pose évoque celle d’un chimpanzé, alors que Pricey est plutôt un très bel homme. Disons qu’avec ce portrait, le côté africain prend le pas sur l’afro-américain et cette manie qu’avaient les blacks dans les années 50 de vouloir se blanchir en s’aplatissant les cheveux et en s’habillant comme des courtiers d’assurances.

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    Au dos de la pochette, on trouve un portrait nettement plus avantageux de Pricey en veste de smoking, nœud pap et souriant comme le tombeur de ces dames. Côté son, pas de surprise. Pricey fait du Cole Porter, du jump de big banditisme bien rebondi aux nappes de cuivres, avec des solos de sax dans le corps du texte. C’est toujours l’avant-Soul de Whiterspoon et de Brook Benton. Tous ces blackos font leurs armes dans le jump. Il faut le voir chanter «Because Of You». Il n’a pas vraiment de voix, juste un style et un sens du show. Il a su saisir sa chance au bon moment. Dans «Undecided», il propose du real good jive bien balancé - So what you’re gonna do ? - Globalement, il propose du cabaretier bien foutu et sacrément orchestré. Ces artistes avaient alors derrière eux tout l’or du monde. Son «In A Shanty In Old Shanty Town» d’ouverture de bal de B se veut suprême et ça l’est. Big Broadway sound ! Pricey n’a aucun effort à fournir, ça swingue tout seul. Son ‘Great Orchestra’ fait tout le boulot. Il termine avec un «Five Foot Two» admirable de coochie-coochie-coo d’if anybody see my girl !

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    Avec Cookin’, la pochette s’enhardit. Joli shoot de modernité avec un Pricey explosé de rire sur une chaise anglaise, le tout sur un joli fond bleu primaire. L’esthétique frise celle des pochettes d’EPs de Little Richard, même sens de l’exubérance et des tons primaires. Dommage que l’album soit un peu faible. Il y tape une version swinguy de «Summertime» et fait son Cole Porter avec «Is You Is Or Is You Ain’t My Baby». Il y jive dans les grandes largeurs. C’est un fast drive d’upright qui amène «Deed I Do». Fantastique jive de jazz ! Ça ne traîne pas avec Pricey, il faut voir ces mecs derrière souffler dans leurs trompettes. On voit aussi Pricey enrouler «Since I Fell For You» dans ses gros bras noirs pour danser le mambo. Mais la B ne veut rien savoir : elle refuse d’obtempérer, même si «I’ll Always Be In Love With You» sonne comme du Percy Mayfield. Il boucle avec «Rainbow Joe», un shoot de calypso très orchestré et battu à la cymbale claire.

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    Sur Sings The Million Sellers paru l’année suivante se nichent deux merveilles : «Once In A While» et «C’est Si Bon». Avec Once, Pricey fait autant de ravages que Liza. C’est mélodiquement parfait. Puis il se prend pour Sacha Distel avec «C’est Si Bon». Il chante d’autres standards du type «Save The Last Dance For Me», «Corrina Corrina» et «Spanish Harlem». On retrouve la pétaudière de la Nouvelle Orleans dans «Ain’t That Just Like A Woman». C’est le son qu’avait Little Richard à ses débuts. Pricey passe le «Shop Around» de Smokey à la casserole. Ça swingue au big banditisme avec une pincée de Trinitad. Pricey adore le son des îles. Encore un gros numéro de jump avec «The Hoochie Coochie Coo» et voilà le travail.

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    Bon prince, Pricey donne la parole à son orchestre avec This Is My Band. Ouverture du bal d’A avec le part 1 et le part 2 de «Trouble». On entend rarement des jives aussi fiévreux. Quelle fabuleuse tension rythmique derrière le sax ! Le bassman rôde dans le son comme un démon dans les ténèbres. En B, on retrouve avec «Pan Setta» l’excellent drive de rythmique derrière les solos d’orgue et les nappes de cuivre. Ces mecs ont des pieds ailés. «No Limit» vaut pour un bel instro d’anticipation envoyé aux gémonies.

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    Pricey revient en force en 1963 avec Misty et une pochette superbe. Le voilà une fois de plus explosé de rire dans un fauteuil de bureau. Il va tout se suite se plonger dans l’excellence du Broadway shuffle avec «On The Sunny Side Of The Street». Il chante ça à la revancharde avec un gusto stupéfiant. Nouveau coup de Jarnac avec le retour d’un «Trouble» monté sur un shuffle de stand-up. Wow, le drive dévore l’instro tout cru ! D’autres belles surprises cueillent le curieux au menton en B, à commencer par le morceau titre, fabuleux shake de big jive et de too much in love. C’est excellent car extrêmement joué et surtout très chanté. Pricey sait honorer sa muse. Encore du swing antique avec «Tennessee Waltz» relayé aux chœurs de gospel batch. Il fait aussi un «Pistol Packin’ Mama», une version cha cha cha de bonne guerre, avec des chœurs rétro.

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    Il se pourrait bien que le meilleur album de Pricey soit ce Now paru en 1969 sur son propre label, Lloyd Price’s Turntable. C’est un album énorme et sans concession qui démarre avec «Bad Conditions», un funky strut politicard qui dénonce les conditions de vie des blacks aux États-Unis - Uh We’re living in baaaad/ Conditions - L’énorme bassmatic rentre dans le lard du baaaad conditions. Il passe ensuite à une belle cover de «Light My Fire» et swingue le fire en profondeur. Pricey a du power et les chœurs sont redoutables. Il revient à son cher carribean sound avec «Feeling Good» et comme Wicky Picky, il s’attaque à la reine des pommes, le vieux «Hey Jude» des Beatles, et se tape une belle crise de hurlette en fin de cut. Oh mais ce n’est pas fini ! Il enchaîne trois merveilleuses covers en B, à commencer par «For One In My Life», cette grosse poissecaille qui semble orchestrée en sourdine, rehaussée d’un fouetté de fûts assez jazzy. Ce démon de Pricey chante ça au mieux des possibilités. Il revient à son cher swing avec un «I Understand» porté par un big bassmatic au devant du mix et ça continue avec une version de «Phoenix» très différente de celle d’Isaac. Il faut dire que ses covers sont toutes très inspirées. Il bénéficie en outre d’une prod de rêve, comme le montre encore un «Don’t Talk To Me» chargé de basse et de chœurs, de percus et de cuivres. Wow, Pricey swingue ça comme un crack.

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    L’autre big album de Pricey n’est autre que To The Roots And Back, paru en 1972 et sur lequel il réactualise tous ses vieux hits. On le voit danser sur la pochette et le dos propose quatre petits snap-shots de Pricey sur scène. Il est alors un big back man moustachu, avec un look à la Wilson Pickett. Il fait pas mal de heavy funk en A , mais c’est en B que tout explose avec une version sidérante de «Lawdy Miss Clawdy». Son remake funky passe comme une lettre à la poste. Que de son ! Il modernise tous ses vieux coucous. On le croirait à Muscle Shoals avec «Lady Luck». Il barde aussi son vieux «Stagger Lee» de son. Voilà une version savamment cuivrée. On se croirait chez Stax tellement ça sonne bien. Il groove merveilleusement son vieux «Personality» et ça devient une sorte de groove des jours heureux, avec ces chœurs de filles délurées. Extraordinaire retournement de situation ! Pricey redevient un Soul Brother de rang princier, il navigue à la pointe du progrès et il a les compos, alors c’est du gâteau ! C’est une version dont on se souviendra. Il termine avec un «Where Were You On Our Wedding Day» chargé d’accents de calypso, l’un de ses péchés mignons.

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    Finalement, Pricey finit par aller comme tout le monde à Muscle Shoals enregistrer Music-Music, un album mi-figue mi-raisin, qui paraît en 1978, sous une pochette un peu ratée. Dommage, car la vraie pochette est au dos : on y voit un Pricey en afro et en tunique blanche sourire comme un roi africain.

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    Il est comme beaucoup de Soul Brothers à cette époque dans sa période Marvin Gaye : il mise sur les nappes de violons. Il s’engage résolument dans la voie d’une Soul orchestrée et ça lui va plutôt bien, sauf que les compos ne sont pas au rendez-vous. Il essaie de ramener de la belle aventure en B avec «You Brought It On Yourself» et sort le grand jeu pour illuminer l’art de la matière dans «Uphill Peace Of Mind», mais bon.

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    Le voilà en trois pièces blanc sur la pochette de The Nominee. Le morceau titre est un groove urbain dont il n’a pas à rougir. Pricey reste superbe de décontraction. Mais le reste de l’A n’accroche pas. Pricey propose un son trop passe-partout, un brin diskö-pop, sans aucune incidence sur l’avenir de l’humanité. Il tente de sauver l’album en B avec «I Found Love In You», une espèce de soft-diskö de 1978, mais la loi du marché ne tolère pas les albums ratés.

    Signé : Cazengler, Lloyd pisse

    Lloyd Price. Disparu le 3 mai 2021

    Lloyd Price. Mr Personality. ABC-Paramount 1959

    Lloyd Price. The Exciting Lloyd Price. ABC-Paramount 1959

    Lloyd Price. Mr Personality 15 Big Hits. ABC-Paramount 1960

    Lloyd Price. Mr Personality Sings The Blues. ABC-Paramount 1960

    Lloyd Price. The Fantastic Lloyd Price. ABC-Paramount 1960

    Lloyd Price. Cookin’. ABC-Paramount 1961

    Lloyd Price. Sings The Million Sellers. ABC-Paramount 1961

    Lloyd Price. This Is My Band. Double-L Records 1963

    Lloyd Price. Misty. Double-L Records 1963

    Lloyd Price. Now. Lloyd Price’s Turntable 1969

    Lloyd Price. To The Roots And Back. GSF Records 1972

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    Lloyd Price. Misty. UpFront Records 1974 ( Compilation )

    Lloyd Price. Music-Music. LPG Records 1976

    Lloyd Price. The Nominee. Olde World Records 1978

    Lloyd Price. Sumdumhonky. Cool Titles 2015

     

     

    Du Yardbirds dans les épinards - Part One

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    Par chance, il existe pas mal de bons books sur les Yardbirds : The Band That Launched Eric Clapton, Jeff Beck And Jimmy Page d’Alan Clayson et The Ultimate Rave-Up de Greg Russo. On verra ça dans un Part Two. Mick Wall en rajoute une louche avec l’un de ces fastueux panoramiques dont il a le secret dans Classic Rock. Il commence par rappeler que sans Yardbirds, pas de Led Zep. Tintin. En fin stratège, Wall attaque par la fin de l’histoire des Yardbirds, qui se situe en mars 1968, quelques jours avant la mort de Martin Luther King. Les Yardbirds jouent leur dernier concert à New York. Keith Relf et Jim McCarty n’en peuvent plus, trop de pression. Les gens du management ne leur permettent pas de faire un break : ils craignent que le public n’oublie le groupe. So play every night. Pfff. Ras le cul. Keith Relf et Jim McCarty songent depuis un moment à quitter le groupe pour partir sur autre chose. Chris Dreja et Jimmy Page ne sont pas au courant. Une chose est sûre, ils veulent continuer. C’est ce fameux dernier concert à l’Anderson Theatre qu’on peut entendre sur l’excellent Yardbirds 68 récemment publié par Jimmy Page.

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    Le coffret Yardbirds ‘68 vaut soixante euros. Quelle méchante arnaque ! Pour ce prix, on nous propose le concert de l’Anderson Theatre et un ramassis de démos. Sur scène, les Yardbirds commencent bien évidemment avec «Train Kept A Rollin’» et enchaînent avec «You’re A Better Man Than I Am». Jimmy Page sort sa Tele pour l’occasion et taille du psyché blast all over the rainbow. Il peut jouer à l’infini et les attaques de Keith Relf sont des modèles du genre. Les Yardbirds avaient la chance de pouvoir aligner une série de hits imparables. «Heart Full Of Sound» sonne comme l’emblème du psyché anglais. Jimmy Page l’amène sur un plateau d’argent. Il joue ça si sharp. Et puis voilà le pot-aux-roses : «Dazed And Confused» qui annonce si bien Led Zep. Tout est déjà là, sauf Robert Plant. Le pauvre Keith ne sait pas qu’il va disparaître, balayé par Robert Plant. Mais le son est là, au complet, avec toutes les transitions de notes titubantes, exactement le même déballage de talalalala. Jimmy Page a même l’air de jouer de l’archet. On retrouve aussi le violent redémarrage qui fit la grandeur du Led Zep 1. Chris Dreja bombarde bien sa basse. Il mise sur la présence. Avec «Over Under Sideways Down», les Yardbirds s’arrogent la couronne du British beat, c’est même l’un des grands hymnes universels. Jimmy Page le taille sur mesure et Chris Dreja sort un bassmatic rusé comme un renard du désert. On ne peut parler que de génie flamboyant. On pourrait dire la même chose de «Shape Of Things», bien sûr. Keith Relf redevient l’espace de deux minutes le roi du monde. Et si on aime Jimmy Page, alors on se régale avec «I’m A Man». Le disk 2 propose comme on l’a dit des chutes de sessions. Idéal pour un professionnel comme Jimmy page. Il fait des étincelles dès «Avron Knows». On a là une jolie toupie de psyché britannique jouée à ras du sol. Jimmy Page gratte «Knowing That I’m Losing You» à l’acou édentée. On sent le groupe abandonné de Dieu. Ce disque confirme le sentiment d’arnaque : on avait raison de se méfier, «Taking A Hold On Me» est une démo minable. En fait ce coffret fait partie d’une nouvelle vague d’arnaques, on n’avait encore jamais vu l’industrie musicale bluffer autant : vendre un live soixante euros, accompagné d’un livret vide de contenu et d’un mauvais ramassis de démos. La seule démo sauvable pourrait bien être l’excellent «Drinking Muddy Water» joué au fever de Delta blues. Keith Relf y sonne comme the tight white ass of it all. On sauvera également «Avron’s Eyes», car Jimmy Page y joue à la mortadelle du petit cheval blanc. Il joue son va-tout en direct, pas d’intermédiaire, pas de Keith dans les parages, Little Jimmy joue full blown. C’est très impressionnant. On ne se lasse pas facilement d’un mec comme lui. Ce sera d’ailleurs tout le problème de Led Zep.

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    Mick Wall ne tarit pas d’éloges sur ce groupe qui fait partie des pionniers de la scène anglaise - The Yardbirds had always been fantastically flash, inscrutably cool, fabulously out of reach - Et il continue de brouter le mythe à coups de wild hair-down kickers-off parties for the wilfully far-out, the fashionably fuck you. Et il ajoute qu’ils n’étaient pas des Mods traditionnels, they weren’t poncey Mods, but they dressed to the nines, part King’s Road part Haight-Ashbury. Lemmy dit que le line-up avec Jeff Beck était intouchable. Il ressentira la même chose en découvrant le MC5 - They just attacked you. En France, on dirait de manière plus triviale : ils vous sautaient à la gueule.

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    Montés par Keith Relf et Paul Samwell-Smith, le groupe tire son nom de Charlie ‘Yardbird’ Parker et ne joue que du trié sur le volet : Wolf, Muddy Waters, Bo Diddley, Elmore James - Strictly high-quality underground purist R&B - C’est pour ça que Clapton se rapproche d’eux, il se dit lui aussi puriste. Giorgio Gomelsky devient leur manager et là attention aux yeux ! C’est comme dit Mick Wall un mover-and-shaker qui gère des clubs, qui écrit des chansons, qui fait des films, qui produit des disques - Whatever you needed, Giorgio could get it. Fast - Il n’y a pas de hasard, Balthazar, les histoires des grands groupes passent toutes par l’étape de la conjonction surnaturelle. Pas de Yardbirds sans Giorgio, ni de Stones sans Andrew, ni d’Elvis sans Sam, ni de Who sans Shel. C’est Giorgio qui tient le Crawdaddy Club et qui manage les Rolling Stones, des Stones qui profitent d’un voyage de Giorgio en Suisse pour l’enterrement de son père, pour signer avec Andrew Loog Oldham qu’ils trouvent plus adapté à leur tough attitude. Quand Giorgio revient et qu’il voit le travail, il demande à son assistant Hamish Grimes de trouver un groupe pour remplacer les Stones. Ce sont les Yardbirds. Giorgio les envoie tourner pendant 18 mois avec Sonny Boy Williamson, qui est comme chacun sait le beau-frère de Wolf. Sonny Boy trimballe un mallette en croco dans laquelle il range ses harmos et une bouteille de whisky, un plan que va pomper Keith Relf. Sonny Boy ne pense pas grand bien des Yardbirds - This British band over there and they wanted to play the blues so bad... and they really did play them so bad - Qu’importe, Giorgio sort un live en pleine Yardbirdmania, le fameux Sonny Boy Williamson & the Yardbirds. Mais les albums de puristes n’intéressent que les puristes et donc assez peu de gens.

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    On se demande bien pourquoi cet album qui s’appelle Five Live Yardbirds vaut aussi cher aujourd’hui. C’est loin d’être l’album du siècle. Celui qui tire le mieux son épingle du jeu n’est pas celui qu’on croit : ni Keith, et encore moins Clapton. Non la star des early Yardbirds n’est autre que Paul Samwell-Smith et son rumble de basse, grand dévoreur devant l’éternel. Le rave-up c’est lui, avec Jim McCarty. Il faut l’entendre dévorer «Respectable» et redégringoler dans le son de «Smokestack Lightning». C’est une façon de jouer assez unique, un façon d’allumer la gueule de la conjoncture qu’on retrouva aussi chez Chas Chandler et chez les Pretties de l’époque Vivian Prince. Samwell-Smith monte encore en puissance en B avec le «Pretty Girl» de Bo. Le rave-up n’est pas une légende, c’est une réalité. On le voit aussi rôder dans le son de «Louise». Il est en mouvement permanent et swingue comme un dingue. La pauvre Keith n’a pas de voix, ça s’entend sur «I’m A Man», mais derrière lui Samwell-Smith bouffe le Man, croutch croutch, c’est le roi des rythmiques infernales. Samwell-Smith ? L’un des meilleurs bassistes anglais, pas de doute.

    C’est là où Giorgio sort de sa manche un gros coup de Jarnac. Il chope un truc écrit par un certain Graham Gouldman juste avant qu’on ne le propose aux Beatles : «For Your Love». Giorgio sait que c’est un hit. Clapton n’aime pas ce truc qu’il traite de ‘pop crap’ et quitte le groupe. Ouf ! - In an age of art for art’s sake, blues-precious Clapton just didn’t fit in - Giorgio avait vu juste : «For Your Love» parade en tête des charts anglais et américains. C’est le 21 years old maverick Jeff Beck qui va remplacer Clapton. Pourtant, ça commence mal. Beck n’aime pas les Yardbirds et c’est réciproque - They didn’t say hi or anything - Jeff Beck pense que les autres sont dépités parce que Clapton s’est barré avec le son du groupe. Mais Jeff Beck va rallumer le brasier et focaliser l’attention sur lui. Pendant un an, Jeff Beck blaste le son des Yardbirds, hit after hit - each more rule-bending than the last - Oui, Jeff Beck défie toutes les lois. Comme Keef, il a intégré Chucky Chuckah, Bo Diddley et Buddy Guy dans son jeu, mais aussi Freddie King, Galloping Cliff Gallup et Scotty Moore.

    Puis le groupe commence à en avoir marre des idées lunatiques de Giorgio. En plus, les comptes ne sont pas clairs. Viré. Les Yardbirds signent avec Simon Napier-Bell, recommandé par Rosie, la fiancée de Paul Samwell-Smith. Napier-Bell commence par re-négocier le contrat des Yardbirds et Keith peut enfin s’acheter une baraque en banlieue Ouest de Londres.

    Précisons toutefois que Jeff Beck n’était pas le premier choix du groupe qui préférait Jimmy Page, mais celui-ci déclina l’offre, pas parce qu’il était comme Clapton un blues-purist, mais tout simplement parce qu’il était d’un niveau beaucoup trop élevé pour un groupe comme les Yardbirds - He was out of their league - En 1964, Little Jimmy Page avait déjà accompagné toute la crème de la crème du gratin dauphinois, Shirley Bassey, Dave Berry, les Them, les Kinks, les Who, Lulu, on en passe et des meilleurs. À ses yeux, les Yardbirds ne sont que des one-hit wonders. Mais c’est lui qui leur recommande Jeff Beck - One of those cats on the fringes - Un individualiste. Ses groupes were built for speed, not for comfort - Ce mec aimait la vitesse, non le ronron. Trois semaines plus tard, Jeff Beck est en studio avec les Yardbirds pour enregistrer un nouveau hit intemporel, «Heart Full Of Soul», une autre compo de Graham Gouldman. Avec Jeff Beck, the Yardbirds are at the peak of their powers, aux plans commercial et artistique, pop and rock-tastically. De hit en hit, ils en arrivent au fameux «Shape Of Things», the most exotic sounding single of 1966. On dit même que c’est le premier single psychédélique.

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    Paru en 1965, For Your Love est un album hybride, avec le cul entre deux chaises : Clapton joue sur la plupart des cuts et Jeff Beck sur des trucs bien wild comme «I’m Not Talking», cette belle cover de Mose Allsion. Alors là oui ! Quel punch ! Un vrai coup de Beck. Il rentre dans le lard du cut avec sa Tele. Pour l’époque, il est rudement dégourdi. Il joue aussi sur «I Ain’t Done Wrong». Dès que c’est Beck, ça vit, il faut le savoir. On a là une compo de Keith bien sentie. Le troisième Beck cut est le dernier, «My Girl Sloopy», vieux sloopy de hang on. Keith groove son sloopy au cul du camion. C’est sûr que Beck doit s’emmerder dans cette histoire. Il attend de pouvoir partir en vrille. Alors et le reste ? C’est du Clapton coincé et quand on n’aime pas particulièrement Clapton, c’est compliqué. Sur «I Ain’t Got You», il est assez atroce avec son solo segmenté. Les Yardbirds sont encore dans une phase d’apprentissage à la mormoille. Le professeur Clapton leur apprend le blues. C’est nul. Keith nous sauve l’«I Wish You Would» de Billy Boy Arnold en B, il est même assez monstrueux avec son harmo, oh-oh yeah, on croit entendre Charles Bronson in hell. Pur jus de rave-up. Ils font aussi un coup d’éclat avec «A Certain Girl», ce vieux rumble de swinging London. On aime bien voir les Yardlirds devenir wild, comme c’est le cas ici.

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    Sorti lui aussi en 1965, Having A Rave Up With The Yardbirds reste un album trop typé d’époque. La B est un gros live cousu de fil blanc. On y trouve une série de classiques de type «Smokestack Lightning» et «I’m A Man», qui dénotent une magistrale volonté d’en découdre, mais avec le temps va tout s’en va. C’est donc en A que se nichent les points forts de l’album, «You’re A Better Man Than I» (enregistré chez Sam Phillips à Memphis) et «Heartfull Of Soul», fantastiques tranches de psyché palpitantes. On assiste à de lentes montées des phénomènes. On pourrait parler en termes d’achèvement Becky, tellement il joue en sous-main, avec une sorte de prestance longiligne. C’est avec ces deux hits que leur belle musicalité arrive à une sorte de maturité. Ils visent l’excellence psychédélique en devenir. «Evil Hearted You» reste et restera du typical Swinging London Sound, plein de you try to put me down et la reprise du «Train Kept A Rollin’» sent bon le Beck. Quelle ultra-présence ! Jeff Beck était alors le maestro des épopées électriques. Même si l’album est considéré comme un coup d’Epic - a grab bag of previoulsy released material - il est aussi the most influential album des Yardbirds, celui qui a lancé des vocations aussi bien chez les groupes de hard que chez les groupes de psyché américains. L’album restitue bien le côté expérimental qui rendait les Yardbirds uniques en 1965.

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    S’il fallait hisser un album des Yardbirds sur le podium, ce serait sans doute Roger The Engineer. L’album grouille en effet de beaux hits, à commencer par l’impérissable «Over Under Sideways Down». The big Beck is on the run. La belle fluidité du son se marie bien avec le bassmatic de Paul Samwell-Smith. On est là dans la perfection du Swinging London, auréolée de belles poussées de fièvre. Ces diables de Yardbirds savent finir dans la tension maximaliste. Ils adressent un beau clin d’œil à Elmore James avec «The Nazz Are Blue» et en B, Beck passe au jazz avec «Jeff’s Boogie». Il joue son Boogie à la violente pompe de Django. Ils reviennent à l’évanescence psychédélique avec «He’s Always There», bel exercice d’anticipation emblématique joué au suspense des grillons. Ça bruisse délicieusement dans le smog londonien. Tiens, encore deux hits en fin de B : «What Do You Want», embarqué à la fantastique énergie. On croirait entendre l’effervescence débridée de Moby Grape ! Même élan vital. Grosses influences américaines, en tous les cas. Et puis «Psycho Daisies», authentique rave-up des Yardbirds, boogie endiablé qui sonne comme un classique avec une jolie fin de non-recevoir. Jeff Beck amène énormément de son. Ils conservent aussi leurs accointances avec le british r’n’b à travers «Lost Women», monté sur le petit riff riquiqui de Paul Samwell-Smith. Joli son caoutchouteux ! Et Keith Relf nous shake ça si sec ! Mais le vrai hit de l’album pourrait bien être «I Can’t Make Your Way», étrange cut de pop élégiaque et terriblement enchantée. On tombe sous le charme de cette admirable tension bon enfant que Jeff Beck tisonne au long cours. Il est à noter que Roger est le premier album de compos originales et surtout un chef d’œuvre de joyful experimentation. Roger arrive juste avant Sergent Pepper, juste avant Hendrix, juste avant Blonde On Blonde, Pet Sounds, Aftermath et le premier Velvet. Voilà pourquoi les Yardbirds étaient uniques. Ils étaient l’un des groupes les plus intéressants de leur génération.

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    Pendant ce temps, Jimmy Page croule sous les demandes de sessions et commence à loucher sur le succès des Yardbirds. Au moment où Paul Samwell-Smith quitte le groupe, il propose de venir donner un coup de main, d’autant que les Yardbirds paniquent en raison du nerver-ending touring schedule qui suit la sortie de Roger The Engineer. Jimmy Page ne rejoint pas les Yardbirds pour une question de blé, parce qu’il gagne en une semaine beaucoup plus que ce gagnent les Yardbirds en un mois, mais tout simplement parce qu’il rêve de jouer SA musique. À force de jouer de la rythmique pour les autres en session, il sent qu’il régresse en tant que guitariste. Quand il joue pour la première fois avec les Yardbirds au Marquee, il joue de la basse. Puis en août 1966, il participe à une première tourne américaine avec les Yardbirds. Chris Dreja passe à la basse et Jimmy Page retrouve sa chère guitare. C’est la première twin-solo guitar line britannique. Les Yardbirds deviennent the most incendiary group on the planet. Pour Chris Dreja, l’arrivée de Jimmy Page dynamise le groupe : «It definitively gave the band a kick in the arse.» Pas aussi weighty (chargé de son) que Cream, pas aussi laddish (glimmer twins) que les Stones, mais certainement plus mordants que les Beatles qui d’ailleurs sont sur le point d’arrêter les tournées. Dreja rigole aussi à propos de son retour à la basse : «Jimmy Page est tellement mauvais à la basse que j’ai dû prendre sa place.» Comme en plus Dreja a joué de la rythmique avec les trois cocos, Mick Wall lui demande lequel des trois cocos il préférait - Clapton was a bluesman. Jeff Beck was a bloody genius, wasn’t he ? But I loved to play with Jimmy Page. He was full of energy. Go go go ! And I liked that. He was very positive. Still is today - C’est un bel hommage à un géant. Jimmy Page et Chris Dreja rencontrent plein de gens pendant cette tournée américaine et ils se régalent de ces rencontres et des histoires qu’on leur raconte. Par contre, Keith Relf broie du noir et boit comme un trou. Pour lui, l’âge d’or des Yardbirds, c’est avec Clapton. Il préférait le temps des clubs à Londres et des concerts de blues au Marquee et au Crawdaddy. La nouvelle mouture ne lui convient pas. Et soudain, c’est Jeff Beck qui craque. Il ne supporte plus les tournées. Il décide de rester à Hollywood pendant un Dick Clark Tour. En fait, Jeff Beck tombe amoureux d’une actrice nommée Mary Hughes. Le groupe repart en tournée à quatre et Jeff Beck rejoindra les Yardbirds pour la tournée de septembre 66 en Angleterre. Dernier coup de Jarnac : «Stroll On» sur scène, filmé par Antonioni - Beck, solemn, threatening, Page, smiley, cool, noooo problem - On le voit bien sûr exploser a cheap old thirty-five-dollars japanese model. La force des Yardbirds réside dans ces two huge personalities, même s’il y a trop de son. Jimmy Page : «It was a bit much sometimes !»

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    L’axe Beck-Page pouvait surmonter les Stones, pour lesquels ils ouvraient lors de cette tournée anglaise - McCarty recalls the Beck-Page axis at its best one night outgunning the Stones - Hélas, la seule trace qui reste de cet axis Beck-Page, c’est «Stroll On», qu’on retrouve sur la bande son de Blow Up. Et le single «Happening Ten Years Time Ago» que Mick Wall qualifie de ground-zero 70s rock - If you’re looking for the real rock roots of Led Zeppelin and every other out-there band that came helter-skelter in their wake, this is the definitive place to start.

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    Comme Jeff Beck dispose d’un ego sur-dimentionné, il joue fort, ce qui pose des problèmes à Keith Relf sur scène. Le power de Jeff Beck va même l’effacer. En fait, Jeff Beck ne supporte pas les crises d’asthme de Keith sur scène : «Yeah, l’ampli avait cramé, ma guitare était désaccordée et Keith toussait sur scène. Il utilisait un spray pour son asthme et en plein solo de blues, j’entendais les sssss sssss sssss de son spray, c’était insupportable, j’en pouvais plus alors je pétais la guitare.»

    C’est pendant la tournée américaine suivante que Jeff Beck craque et quitte le groupe - Full-on nervous breakdown - Il est épuisé, et en mauvaise santé, il combine les inflammations, amygdales et bite. Il jette l’éponge. Les Yardbirds se retrouvent à quatre.

    Lorsqu’ils font un point avec Napier-Bell sur l’état des finances, les Yardbirds tombent encore sur un os : Napier-Bell sort une feuille de papier et se livre à un étrange tour de mathématiques. Après trois mois de tournées incessantes, les Yardbirds se retrouvent chacun avec 200 £. Napier-Bell rend son tablier et transfère tout le biz chez Mickie Most, qui compte parmi ses clients Donovan, les Animals et les Herman’s Hermits.

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    Little Games est le seul album enregistré avec Jimmy Page. Bon inutile de tourner autour du pot : ce n’est pas le meilleur album des Yardbirds. Loin de là. Le seul cut qui pourrait éventuellement sauver l’album, c’est «No Excess Baggage», en B, joliment pulsé par Chris Dreja et le batteur McCarthy. Quand on regarde la photo du groupe au dos de la pochette, on voit que Keith Relf ressemble étrangement à Brian Jones. Avec sa fantastique partie de bassmatic, ce cut vaut pour le hit du disk. Mais le reste de la B est d’une grande faiblesse. On passe aussi à travers des cuts comme «White Summer». C’est le grand problème des Yardbirds : dès que Beck n’est pas là, les cuts manquent d’épaisseur. À la différence des Pretties, des Kinks et des Who, les Yardbirds restent très lisses. «Tinker Tailor Soldier Sailer» sonne comme de la petite pop psyché, mais la petite crise d’effervescence s’éteint bêtement au bout de deux minutes. Ils tentent de retrouver le feu psyché de «Heart Full Of Soul» avec «Glimpses», mais ça ne peut pas marcher, car Jeff Beck n’est plus là. Quant au reste, mieux vaut oublier. Jimmy page explique que l’album est pourri parce que tout est du one take et de toute façon, Mickie Most ne croit qu’aux singles, pas aux albums. Devenu le producteur des Yardbirds, il se dit fervent partisan d’un son plus commercial. Sans doute est-ce la première fois qu’il flingue un groupe. C’est d’autant plus dommage qu’un an plus tard, il va produire les deux albums du Jeff Beck B-Group. C’est à n’y rien comprendre.

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    Il engage Peter Grant pour veiller sur les Yardbirds. Bien sûr Jimmy Page trouve en Peter Grant un allié de poids. Mais pour Keith Relf et Jim McCarty, suivre Jimmy Page dans une nouvelle direction musicale est tout simplement au-delà de leurs forces.

    Et après ? Jimmy Page fait table rase et reconstitue son équipe pour lancer Led Zep, Chris Dreja devient photographe à succès, Keith Relf et Jim McCarty montent the gentle Renaissance et vont gentiment disparaître dans les ténèbres.

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    Justement, le book de David French tombe à pic : Heart Full Of Soul raconte l’histoire de Keith Relf. C’est un petit book sans prétention, mais qui a le mérite de jeter un éclairage sur la personnalité du pauvre petit Keith. Au Richmond Jazz & Blues Festival, Keith s’évanouit sur scène. On l’embarque à l’hosto et les médecins ne donnent pas cher de sa vie. Il a un poumon crevé. Mais il s’en sort et recommence à chanter. Le poumon crevé entre même dans la légende. Sur scène il chante avec son inhalateur et inspire une certaine pitié aux gens. En fait, David French a condensé une montagne de témoignages pour brosser le meilleur portrait possible du pauvre Keith. C’est vrai qu’il n’a jamais été un grand chanteur, au sens où on l’entend quand on parle de Lennon ou de Jag. Il n’a pas de force dans la voix. Les gens qualifiaient sa voix de plaintive, même parfois de sinistre. Mais c’est parce qu’il a ce handicap qu’il en rajoute. Il compense par une énorme présence scénique. Bien que chanteur d’un groupe en vogue, le pauvre Keith n’a pas les épaules d’une rock star. Il est d’un caractère renfermé, introspectif, d’une timidité maladive, idéaliste et incapable de supporter la pression du music biz. Il ne fait pas partie de l’in-crowd. Il vit à l’écart. Napier-Bell le traite d’énigme. Et là ça devient passionnant, car Keith l’asthmatique aime tellement la musique qu’il chante qu’il parvient à surmonter son aversion pour le music biz. Par chance, ce sont les guitaristes successifs des Yardbirds qui focalisent l’attention des journalistes. Côté musique, Keith adore le Modern jazz Quartet, Brian Auger, Burt Bacharach et Dylan.

    Pour supporter l’ennui des tournées américaines, Keith boit comme un trou. Et l’alcool le rend con, mais personne ne vient à son aide. Il vit un peu le même genre de cauchemar que Brian Jones. Napier-Bell : «C’était un type charmant, il portait la même veste en daim chaque jour, même s’il s’était vomi dessus la veille. Il chantait avec énergie, jouait très bien de l’harmo, il semblait un peu introverti, il buvait comme un trou. Keith faisait parfois partie de la bande, mais il pouvait aussi rester très distant.» Jeff Beck le qualifie de manic depressive. Il ne l’aime pas beaucoup, en fait. Il reproche aussi à Keith de lire le magazine Guns And Ammo et de vouloir tuer tout le monde.

    French parle bien des Yardbirds. Il rappelle qu’à la différence des Beatles et des Stones, les Yardbirds ne disposaient pas des personnalités hors normes, ni même l’ambition, la confiance et the love of the game que requiert le métier de rock star. Les Yardbirds ont aussi influencé énormément de groupes, French cite les Groupies, les Misunderstood, les Count Five, Litter. Beaucoup de groupes ont repris «I’m A Man», le MC5, les Stooges, le Chocolate Watchband, les Buckinghams, les Sonics et Q65. Comme les Stones, les Yardbirds débarquent aux États-Unis et fascinent les millions de kids. Mais ça ne marche pas à tous les coups : le Dave Clark Five passe comme une lettre à la poste, mais pas les Kinks. Lors de leur première tournée américaine, avec Giorgio au volant, les Yardbirds vivent des épisodes extraordinaires, notamment à Hollywood où Kim Fowley organise pour eux a house party. Il fait venir toutes les gloires locales, les Byrds, Peter & Gordon, Jackie DeShannon, Phil Spector et Danny Hutton. C’est le lancement officiel des Yardbirds en Californie. C’est aussi l’idée de Giorgio d’aller enregistrer un cut chez Sam Phillips à Memphis. Ils l’attendent devant la porte et quand Uncle Sam arrive, Giorgio va le trouver pour lui expliquer la raison de sa présence. Uncle Sam l’envoie chier - I don’t deal with limeys - Mais quand Giorgio lui met sous le nez 600 $, Uncle Sam accepte d’ouvrir le studio. Les Yardbirds enregistrent «You’re A Better Man Than I». Giorgio : «I got the drum sound I was looking for.» Comme l’attente est longue, Keith picole et quand il doit chanter «Train Kept A Rolling», il n’a plus de voix, ce qui met Uncle Sam hors de lui. Il dit à Giorgio que le groupe est bon mais il faut virer le chanteur - You gotta get rid of that singer - Mais en réalité, les Yardbirds n’ont jamais sonné aussi bien que lors de cette session à Memphis. Jeff Beck ne garde pas un bon souvenir de cet épisode, car il a vu Uncle Sam insulter Keith - J’ai immédiatement pris sa défense. Je haïssais Sam Phillips. Je ne comprenais pas son animosité. Peut-être qu’on lui a fait peur avec notre son, comme si on avait été les Sex Pistols - Quand ils débarquent à Phoenix Arizona, les Yardbirds partagent l’affiche avec les Spiders, un groupe local tellement fanatique qu’ils vont s’appeler the Nazz, en référence à «The Nazz Is Blue» - Ne pas confondre avec le groupe de Todd Rundgren - Les Spider/Nazz sont les futurs Alice Cooper, d’ailleurs obligés de changer de nom à cause du Nazz de Todd.

    Finalement les Yardbirds s’épuisent avec ces tournées. Jeff Beck est malade, Keith boit comme un trou et Paul Samwell-Smith n’attend plus que l’occasion de se barrer. En 1967, Beck is gone, ainsi que la magie et les hits. Puis quand Mickie Most les reprend en main et leur impose d’enregistrer «Ten Little Indians», c’est la fin des haricots. Les drogues entrent en plus dans la danse. Keith prend tout ce qu’on lui donne. Ils vont réussir à faire sept tournées américaines. C’est maintenant McCarty qui tombe dans les pommes. C’est là que Keith et lui pensent à se recycler dans un genre musical plus paisible. Ils écoutent Simon & Garfunkel... Jimmy Page est horriblement déçu quand il apprend que Keith et McCarty jettent l’éponge : «J’étais déçu car les morceaux qu’on développait étaient vraiment bons. Les concerts se passaient bien et le public nous appréciait. Ça marchait bien, même si on devenait plus ésotériques et underground. On était en plein dans l’air du temps. On aurait pu faire un très bel album. Mais peut-être en avaient-ils assez.»

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    Bon alors si on écoute le coffret Live At The BBC Revisited, c’est à cause de David French. Il recommande ce coffret et un autre, Live And Rare, paru lui aussi sur Repertoire en 2019. Au total, ça vous coûte un billet de 100, mais on ne perd jamais son temps à réécouter les Yardbirds. Le premier coffret couvre les années 64 à 68. Pour mémoire, Jimmy Page rejoint le groupe en juin 1966 et Jeff Beck le quitte en novembre de la même année. Jusqu’en 1968, ils jouent donc à quatre. Les enregistrements de la BBC sont réputés pour leur qualité. On pense notamment au BBC sessions du Jimi Hendrix Experience, des Mary Chain ou encore celles des Only Ones. Celles des Yardbirds tapent dans le mille. On sent le son du groupe changer du tout au tout après le départ de Clapton en 65. Ça sent bon le Beck. Il y a une dynamique. Ouf, le groupe respire. Beck amène de la vie et du sharp. Et quoi qu’on en dise, Keith Relf s’en sort bien avec «I Ain’t Got You». Il est dessus. Les Yardbirds sont capables d’explosions collatérales. C’est assez unique dans l’histoire du British Beat. Beck allume «I’m Not Talking» et ça a de l’allure. Beck claque ses notes et ramène de la petite folie intrinsèque. C’est Paul Samwell-Smith qui vole le show dans «Spoonful». Il sort un drive explosif. Et avec «Heart Full Of Soul», ils commencent à sérieusement friser le génie. Beck claque sa chique, and I know, et part en solo vainqueur. Il est le London guitar God, the real deal. Sur le disk 2, on retrouve pas mal de vieux plans du style «I’m A Man» et le psyscho London beat de «Still I’m Sad». Keith Relf se vautre avec «Smokestack Lightning», le pauvre, il n’a pas la voix pour ça. Il est bien meilleur dans «You’re A Better Man Than I», magnifique machine psychédélique. Autant il se plante sur tous les classiques (Smokestack, «Dust My Blues»), autant il est bon sur le Yardbirds sound, comme «Shapes Of Things». Là, Keith Relf peut arrondir les angles. C’est sur le disk 3 qu’on retrouve ce qui est sans doute leur plus beau hit, «Over Under Sideways Down», version assez demented avec le mad drive de Paul Samwell-Smith, toute l’énergie vient de lui, ça crève les yeux. On trouve aussi deux versions de «The Sun Is Shining» - The sun is shining/ But it’s rainin’ in my heart - Il faut noter l’élégance du jeu. Beck fait ce qu’il veut dans «Jeff’s Boogie», il est bel et bien le meilleur guitar slinger d’Angleterre, il multiplie les figures de style et dans la deuxième version, il joue carrément le jazz manouche. Il est à l’aise dans toutes les configurations. Puis on les voit se vautrer avec «Little Games», même si on sent le souffle du Led Zep à venir. Ils ont plus de son que sur l’album studio, mais la compo n’est pas à la hauteur. Ils rendent un superbe hommage à Dylan avec «Most Likely You Go Your Way (And I’ll Go Mine)», et là Keith Relf fait ce qu’il veut, car sa voix va. La deuxième version est même assez monstrueuse. La période de l’album Little Games n’est pas bonne et il faut attendre la fin du disk 3 pour retrouver la terre ferme : «Dazed & Confused» annonce la couleur. C’est du Led Zep, mais le pauvre Keith Relf n’a pas la voix pour ça. La version est très belle. Mais Robert Plant en fera le chef d’œuvre que l’on sait.

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    Il faut un peu de temps pour digérer le box Live And Rare : quatre CDs plus un DVD avec du footage qui, nous dit French, n’est pas en ligne. La box est bien documentée et les infos précises. Rien qu’avec le disk 1, on est gavé comme une oie : ça démarre avec une session de juin 66. Les Yardbirds sont cinq, Jeff Beck on guitar et Jimmy Page on bass. C’est Page qui rafle la mise avec son drive de basse demented dans «Train Kept A Rollin’» et «Shape Of Things». Il est all over. McCarty bat ça à la vie à la mort. Mais si on doit emmener un cut, un seul, sur l’île déserte, c’est la version d’«Over Under Sideways Down» qui suit. On y voit Page rentrer dans la gueule du groove. Genius ! Pendant trois minutes, les Yardbirds sont les rois du monde. What a bass drive ! Page démolit tout sur son passage, on croirait entendre Ronnie Wood dans le Jeff Beck Group, mais à la puissance mille. Ces trois cuts sont capitaux car il existe très peu de choses enregistrées avec cette formation. Très vite, Page va reprendre la guitare et Chris Dreja va passer à la basse. Bon alors après on retombe dans le Yardbirds sound classique avec Samwell-smith on bass. Quand arrive une autre version live de «Train Kept A Rollin’», Samwell-Smith reprend son rôle de locomotive. On tombe un peu plus loin sur une version d’«Happening Ten Years Time Ago» enregistrée en 66 avec Page & Beck on guitars et John Paul Jones on bass. Nous voilà de nouveau au cœur des riches heures du Duc de Berry. L’espace d’un cut, les Yardbirds redeviennent le plus puissant rock-band d’Angleterre. En fin de disk, on tombe sur les solo cuts de Keith et notamment «Knowing» avec Jimmy page on bass. Le disk 2 concerne l’année 1967 et donc la formation classique Keith/McCarty/Dreja/Page. Il se pourrait bien que Dreja vole le show à son tour car on le voit foncer dans le tas dès «Happening Ten Years Time Ago». Page fait bien son Beck, il claque tout ce qu’il peut. Toutes ces versions ont quelque chose de fascinant car on entend un groupe extraordinairement en place. Les Yardbirds tournent comme une horloge. Dans les interviews, Jimmy Page disait qu’il était vraiment content du groupe. Encore une version explosive d’«Over Under Sideways Down» que Dreja fait ronfler. Dans «Heart Full Of Soul» et «You’re A Better Man Than I», Page joue comme un dieu. Rien à voir avec Led Zep. Il sait ramener un vent de folie quand il faut. Les versions se succèdent au gré des sessions. On entend Page enclencher un «Heart Full Of Soul» au pire incendiaire en 1967 en France et ce coffret devient une vraie bénédiction. Live, les Yardbirds ont mille plus fois d’énergie qu’en studio. Ce disk 2 se termine avec une version d’«Over Under Sideways Down» encore plus explosive que les précédentes, Dreja is on fire, Page in the move, Keith is hot, McCarty is big au beurre et ça explose pour de vrai, rien à voir avec la version studio, on ne sait pas que les Yardbirds étaient à ce point capables de folie Méricourt. Méricourt toujours, bien sûr. Avec le disk 3, on arrive en 1968, et ça fait évidemment double emploi avec le Yardbirds 68 que Jimmy Page vient d’éditer. Dans «My Baby», Page ramène du son qui ne sert à rien. On sent un léger essoufflement. Page rallume la chaudière avec «Think About It» et Chris Dreja fait son John Paul Jones dans la première mouture de «Dazed And Confused». On tombe sur une série de cuts enregistrés dans cette émission jadis mythique, Bouton Rouge. Dreja refait son Samwell-Smith dans Train. Ils sont marrants. Quant au disk 4, il reprend les enregistrement de la BBC et fait donc double emploi avec l’autre box Repertoire, mais bon, c’est pas si grave. On ne se lasse pas d’écouter des mecs comme Jeff Beck. Sur la version d’«I’m A Man» enregistrée en août 1964, ce n’est pas Keith qui chante mais un certain Mick O’Neil. On entend des belles envolées de Samwell-Smith dans la version de «Respectable». Il peut être vertigineux. Fin de la période Clapton en mars 65 avec l’arrivée de Jeff Beck sur «I’m Not Talkin». Il joue avec une réelle violence. Il explose un peu plus loin le vieux «Spoonful». Cette version vaut tout l’or du Rhin. C’est d’une classe sans équivalence à Valence. Beck nous la claque sec et net, épaulé par le beat rebondi du géant caoutchouteux Samwell-Smith. Beck est à nouveau on fire dans «I’m Not Talking», vieux standard inutile mais joué dans les règles du Beck. Il pèse de tout son poids dans les Yardbirds. Avec «For Your Love», il touche de nouveau à l’imparabilité des choses de la vie. C’est comme de conduire une Guiletta sous acide : magic carpet ride. Beck ramène des crocs à tout va et c’est avec sa reprise de «The Stumble» qu’il emmène les Yardbirds au firmament. Laisse tomber Mayall. C’est cette version qu’il faut écouter, Beck remonte les bretelles du vieux cut de Freddie King et derrière lui, ça joue. Eh bé oui, c’est les Yardbirds ! Ça se termine avec les deux versions de «Beck’s Boogie» présentes elles aussi dans le box BBC. Beck est LE guitariste anglais par excellence, on ne se lasse pas de l’entendre jouer, il fait de la haute voltige, à la fois lumineux et ultra-moderne, il sait claquer une pompe et rester dans le rave-up.

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    Avec le DVD que Repertoire a glissé dans sa box, la fête continue et c’est très intéressant de voir Keith en 1964 chanter «Louise». Il a une certaine classe. On ne dirait pas qu’il est asthmatique. Ah les journalistes, il faut toujours qu’ils exagèrent ! Clapton joue sur une Tele. Parfaitement à l’aise, Keith alterne ses parties chant et ses coups d’harmo. Ils sont incroyablement crédibles, comme l’étaient tous ces groupes anglais en 64. Puis avec Train en 66, on assiste à un coup de rave-up, Beck fait son sale punk sur Les Paul, il harnache un heavy rumble, Samwell-Smith joue au pouce. Il refont Train en France en 66, habillés en blanc et cette fois Jimmy Page est au bassmatic. Ils enchaînent avec Over Under et là Page fout le souk dans la médina avec son drive de basse demented. C’est certainement l’attaque de bassmatic la plus violente de l’histoire du rock, hey, les Yardbirds font les chœurs, hey ! et Page descend au bas du manche pour exploser les ovaires de l’Over. En 67, Page passe à la Tele, ils jouent Shapes en Allemagne. Keith a le cheveu court, mais une belle présence. Il est essentiel de voir ce footage fou pour mesurer la grandeur des Yardbirds. Ils refont l’Over Under, et chaque fois on frétille. Une autre séquence nous montre les Yardbirds en France en plein air en 67. Page porte sa veste trois-quarts brodée. Keith contourne les obstacles du chant pour éviter de forcer sa voix, il évite les montées sur Better Man, il ne grimpe pas, il opte pour l’effet judicieux. L’Over Under reste le meilleur rave-up des Yardbirds. Tout ça se termine avec Bouton Rouge en 68. Page en jabot, Keith porte une petite moustache blonde, ils jouent Dazed, notes psyché, Tele peinte, c’est dingue comme ce son a pu nous marquer. Avec les Yardbirds, Jimmy Page fut plus sauvage qu’il ne le fut jamais avec Led Zep.

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    Keith n’a que 25 ans quand il quitte les Yardbirds, épuisé par cinq années de tournées. Il n’est plus que l’ombre de lui-même. Fini le kid souriant des Clapton days. Son but est de retrouver le calme et il monte Renaissance avec Jim McCarty, sa sœur Jane et Paul Cennamo, ex-Herd, devenu session man virtuose. Ils embauchent John Hawken des Nashville Teens. Keith joue de la guitare. Ils font une musique beaucoup trop ésotérique pour leur époque et se grillent auprès des fans des Yardbirds. Mais Keith dit que les kids ont vieilli, puisqu’un groupe de vieux comme Jethro Tull peut avoir du succès. Il cite en outre comme nouvelles influences Fairport Convention, Joni Mitchell, Tim Buckey et Tim Hardin, d’où le son de Renaissance. Leur premier album s’appelle tout bêtement Renaissance et sort sur Island en 1969. On s’épate de la pochette. Elle s’orne d’une toile d’un certain Claude Génisson, The Downfall of Icarus, mais on s’épate moins de la musique elle-même, très prog. En fait ce sont les surdoués du groupe qui mènent le bal, dès «King & Queens», ils s’élancent dans un délire prog ambitieux joué à l’Andalousie méritoire. Ils sont extrêmement déterminés. Cennamo et McCarty fournissent le pulsatif. Toute trace de la pyschedelia des Yardbirds a disparu. On entend Keith claquer sa wah dans «Innocence», il essaye de redresser la barre, c’est un bon gars, il ne baisse pas les bras. Mais Hawken et Cennamo volent le show. Who needs prog ? Certainement pas nous. On voit Cennamo se fondre dans la toile d’«Island» et là ça devient énorme, ils montent en pression harmonique avec un Keith à l’unisson du saucisson. En fait ces mecs s’amusent, comme tous les musiciens de prog. Cennamo vient comme un page se greffer à la florentine sur la cuisse d’un prélude de clavecin et Hawken emmène l’assaut final, «Bullet» qui dure 11 minutes. Sérieux client que ce Hawken, qu’on retrouvera d’ailleurs dans Third World War. Il mène bien sa barquette. On imagine la gueule des fans des Yardbirds. «Bullet» passe assez vite en mode groove à la Doctor John, Ils font du Splinters, ils sont capables de belles échappées belles, mais comme dans toutes les histoires de prog, ça dégénère, ça devient oblique, bruitiste, pas motivé, un brin d’avoine de tue l’amour toujours. Cennamo fait ses gammes et on finit par se sucer l’os du genou, tellement on s’ennuie. Renaissance aurait pu s’appeler Miscarriage. Et des stridence algorythmiques renvoient l’audimat dans l’hors du temps, à l’image de l’Icarus de Claude Génisson.

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    Enregistré en 1971, Illusion est un album surprenant. Pour ce deuxième album, Renaissance opte pour une pop libre. Dès «Love Goes On», on les sent libres de leurs choix et de leurs dynamiques. Jane chante comme elle a envie de chanter, n’allez pas les importuner en leur disant ce qu’ils doivent faire. Et puis avec une telle section rythmique, ils sont à l’abri du besoin. On sent chez eux une certaine paix intérieure, même si ça passe par la voie de la prog. Ils proposent avec «Love Is All» une petite pop à prétention hymnique, mais c’est solide, ça dure trois minutes et donc l’oreille gère ça bien. Ils passent d’un genre à l’autre sans prévenir et dans «Face Of Yesterday», on voit Louis Cennamo suivre à la note la mélodie piano. C’est assez puissant. Le plus marrant c’est qu’il s’agit d’une compo de Jim McCarty. Jane chante ça comme si elle chantait du Michel Legrand. Incroyable que cet album soit passé à l’as car il est très beau, très digne, Jane chante superbement, John Hawken pianote comme un dieu et Cennamo suit la mélodie à la trace. Pure merveille. Puis avec «Past Orbits Of Dust», ils s’engagent résolument dans la prog. Ils développent des choses extravagantes. C’est la vision de Keith, elle est bonne. Rien à voir avec le prétendu folk dont parlent tous les critiques qui n’ont pas écouté l’album. Cennamo swingue les transitions, il devient un bassmatiqueur fantasmagorique, Jane est portée par la vague. Keith joue les parties de guitare sur le drive de Cennamo, c’est plein de tact d’attack, Cennamo se révèle toujours plus brillant, alors Keith joue des accords à la reculade et l’ensemble éberlue pour de bon. Jane revient sur le groove et l’album prend une dimension irréelle. McCarty bat ça jazz, Cennamo groove comme un dieu du Péloponèse, on a là une sorte de prog parfait, certainement l’une des plus belles échappées belles du rock anglais. Leur délire de prog évolutif dure 14 minutes.

    Le problème, c’est que Renaissance se trouve embarqué dans les tournées américaines comme au temps des Yardbirds et ça ne pardonne pas. Le premier à craquer, c’est McCarty. Paul Cennamo : «Je pense que c’est revenu trop tôt pour eux, après le stress des tournées avec les Yardbirds. Avec Renaissance, ils voulaient faire quelque chose de plus paisible, mais le music business n’est pas paisible et ça ne pouvait pas fonctionner.»

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    Après avoir quitté Renaissance, Keith fait un bout de chemin avec Medecine Head et s’installe à la campagne, in Staffordshire. Il s’achète une basse et joue avec John Fiddler. Ils enregistrent ensemble Dark Side Of The Moon, le troisième album de Medecine Head au studio Olympic. John Fiddler profite de la parenthèse pour indiquer que le Pink Floyd leur a pompé le titre. Un batteur nommé John Davies vient muscler le son. On sent bien que John Fiddler court après l’inspiration. Cet album propose une succession de cuts assez insignifiants. On éprouve une immense tristesse pour John Fiddler qui semble retourner au néant dont il est issu. On retrouve des accents d’«I’m The Walrus» dans «You And Me», mais les cuts suivants font l’effet d’une douche froide. John Fiddler enchaîne des balades mélancoliques. On sent qu’il n’y croit plus. Il semble abandonné des dieux. Il est épaulé par Keith Relf, loser notoire. John Fiddler entame avec cet album une période de déclin tragique.

    En 1974, Keith n’a que 31 ans et sa carrière semble terminée. Il a quitté les Yardbirds, puis Renaissance, puis Medecine Head, et il se retrouve dans la dèche. No new money coming in. Quand sa femme April le quitte, emmenant leurs enfants pour aller vivre à Brighton, Keith commence à sérieusement rôtir en enfer.

    Puis un jour Louis Cennamo qui jouait dans Renaissance avec lui l’appelle et lui propose de monter un groupe avec Martin Pugh - Oh do you fancy coming to the States and starting a band? - Aller aux States, c’était un crazy plan to crack the big time. Eh oui, c’est Armageddon. Ça tombe bien, ils ont un contact chez A&M Records. Ils proposent à Ainsley Dumbar le job de batteur mais il vient de signer avec Journey. Il leur recommande Bobby Caldwell, l’immense batteur qui joua avec Johnny Winter et Captain Beyond. Dee Anthony accepte de les manager. Anthony est le spécialiste des groupes anglais qui veulent breaker l’Amérique : Humble Pie, Joe Cocker, Jethro Tull et King Crimson, c’est lui. Mais il y a vite des problèmes dans Armageddon, des problèmes de santé et des problèmes de dope. Le groupe se fracture, d’un côté Keith et Cennamo, de l’autre, Pugh et Caldwell.

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    Armageddon est un big album. Ils passent des mois à répéter pour une tournée qui n’aura jamais lieu. Paru en 1975, l’album s’est noyé dans la masse. Martin Pugh y joue le rôle d’un sorcier du son. On sent la très grosse équipe de surdoués. Sur la pochette, on les voit allongés dans les gravats, mais ils se comportent comme des princes du prog. Pugh plugs it ! Il vrille des torsades définitives dans «Buzzard». Il joue son va-tout, il enfile ses prises de guerre, par derrière et par devant. Il y a quelque chose d’indiciblement barbare dans son jeu. Keith Relf chante comme un hippie. Fini le temps des Yardbirds. Il navigue au long cours, comme s’il suivait la mode. Avec «Paths & Planes & Future Gains», Martin Pugh nous réveille à la cocotte. Il profite de ce groove demented pour ramener toute sa viande. Il fait la loi dans ce cut et part en virée abominable. Il fait le show. On le retrouve en B dans «Last Stand Before», une sorte de rumble de rêve. Pugh joue en embuscade. Puis Armageddon nous propose un long cut intitulé «Basking In The White Of The Midnight Sun» et découpé en quatre épisodes. C’est ce prog bien musclé qu’on détestait tant à l’époque. Pendant que Bobby Caldwell bat ça sec et net, Pugh part en traître et balance quelques retours de manivelle. Il joue en force et Bobby frappe comme un sourd, alors ça prend une drôle d’allure. On les voit piquer une crise et s’emballer avec Basking. Keith rime nights avec rights et Pugh joue des accords liquides. Il se paye aussi une belle partie de wah dévastatrice, il surjoue son riffing et bat tous les records d’insistance. Et ça explose avec la reprise de Basking. On entend même des clameurs d’éléphants, Pugh joue comme un dératé, ça frise le funk et le génie rétributif.

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    Bien qu’il ait de l’asthme, Keith fume deux paquets de Senior Service cigarettes sans filtre par jour. Il n’arrive même plus à monter les escaliers. Il a une crise, direction l’hosto et on lui annone la bonne nouvelle : il a chopé un emphysème. Bon, il ressort avec son emphysème et rentre chez lui. Et puis un jour, il branche sa gratte, mais pas avec une prise, il enfonce les deux fils dans la prise et pouf, court jus, raide mort. On le retrouve écroulé au sol avec sa guitare.

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    Pour lui rendre un dernier hommage, Repertoire sortait en 2020 une petite compile fourre-tout intitulée All The Falling Angels (Solo Recordings & Collaborations 1965-1976). L’objet se destine bien évidemment aux die-hard fans des Yardbirds prêts à tout écouter, y compris Renaissance. On peut y entendre les singles qu’enregistra Keith en solo, alors qu’il était encore dans les Yardbirds. «Mr Zero» n’a pas grand intérêt, mais «Knowing» impressionne au plus haut point. Keith est servi comme un prince, avec une belle pop de swinging London. On croise aussi pas mal de démos foireuses comme celle de «Glimpses» et il faut attendre «Shining Where The Sun Has Been» pour retrouver la terre ferme, car voilà un cut assez pur, plein d’écho et gratté dans l’azur marmoréen. Pour un asthmatique, Keith s’en sort plutôt bien. Tiens voilà un balladif d’excellence de la traînasse : «Love Mum & Dad», co-écrit avec McCarty. Haut niveau, brillant laid-back, ils sortent un son fantastique. Encore une surprise de taille avec «Together Now». Keith chante vraiment bien. On s’émeut encore à l’écoute de «Line Of Least Resistance», une belle pièce de psychedelia. Mais après, ça se gâte at the gate of dawn. Keith compose des choses ambitieuses qui n’obtempèrent pas et soudain arrive la surprise : «I’d Love To Love You Till Tomorrow», une belle pop tendue vers l’avenir comme une bite au printemps, mais Keith qui n’aime pas la gloire fait tout pour que ça reste ordinaire. Dernier coup d’éclat avec le morceau titre, beau comme tout et joué au feeling pur, violons et basse, «All The Falling Angels» crève l’écran. Il aurait dû appeler ça «All The Electrocuted Angels».

    Signé : Cazengler, Yardburne

    Yardbirds. Five Live Yardbirds. Columbia 1964

    Yardbirds. For Your Love. Epic 1965

    Yardbirds. Having A Rave Up With The Yardbirds. Epic 1965

    Yardbirds. Roger The Engineer. Columbia 1966

    Yardbirds. Little Games. Epic 1967

    Yardbirds. Yardbirds ‘68. JimmyPage.com 2017

    Yardbirds. Live At The BBC Revisited. Repertoire Records 2019

    Yardbirds. Live And Rare. Repertoire Records 2019

    Armageddon. Armageddon. A&M Records 1975

    Medecine Head. Dark Side Of The Moon.

    Keith Relf. All The Falling Angels. (Solo Recordings & Collaborations 1965-1976) Repertoire Records 2020

    Renaissance. Renaissance. Island Records 1969

    Renaissance. Illusion. Island Records 1971

    Mick Wall : Shapers of things. Classic Rock #245 - February 2018

    David French. Heart Full Of Soul: Keith Relf Of The Yardbirds. McFarland & Co Inc 2020

    L’avenir du rock - Dans l’air du Temples

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    Temples, c’est encore une histoire de buzz. Chacun sait que l’avenir du rock ne se nourrit que de buzz. Comme les gros singes, il va chercher le buzz dans les branches des arbres. Grâce à Frédéric Rossif, on a vu l’avenir du rock se régaler en se léchant les doigts, buzz buzz buzz.

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    Ce buzz-ci tient bien ses promesses car Sun Structures paru en 2013 fut un excellent premier album, et ce dès «Shelter Song». On s’épatait du pointu des guitares et le son éclatait non pas au Sénégal avec sa copine de cheval mais dans le bel écho du temps. Et pourtant, ces trois Anglais semblaient avoir trop de répondant. Ce beau psyché paraissait louche, comme si les Temples exhibaient ces deux mamelles que sont les chœurs parfaits et la belle ampleur. Petit à petit, «Shelter Song» tournait à la bénédiction, ça sonnait comme une tempête sous le vent et leur bouquet garni de chœurs donnait le vertige. Nous sachant conquis, ils enchaînaient avec le morceau titre, une belle aubaine de mad psychedelia. Ils traversaient un océan stroboscopique. Par contre, «Keep In The Dark» sonnait comme un hit extraordinairement pop, agité par une fantastique pression de stomp. Ils semblaient disposer de tout le son du temple. Nous n’étions pas au bout de nos surprises car on découvrait à la suite un «Move With The Seasons» plus lent, mais terriblement évolutif. Ça sortait du bois au détour d’un couplet, cette petite pop posait son cul dans la légende des siècles, elle semblait vouloir s’inscrire dans l’élongation psychédélique avancée, elle paraissait à la fois surélevée et infinie, d’obédience quasi-évangélique, comme surchargée de Spector Sound. Ils stompaient ensuite «Colours To Life» et battaient bien des records d’ampleur. On avait donc là un album gorgé de big sound entreprenant. Ils s’inscrivaient encore dans le lard de la matière avec «Test Of Time» et jouaient «Sad Dance» aux heavy chords de bonne taille. Ces mecs brillaient dans l’univers comme des étoiles. Anglais jusqu’au bout des ongles, ces trois Temples étaient beaucoup plus qu’un buzz. C’est d’ailleurs le fameux Shindig! 50 qui les mit au firmament des Shindigers, en compagnie de 49 autres albums monumentaux.

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    Leur deuxième album s’appelle Volcano. Ils vont plus sur les machines avec leur volcano. Pour un groupe à vocation psyché, c’est une faute. Le chanteur fait son biz de soft comme il peut, mais le son est un tue-l’amour. Trop de machines, laisse tomber la pluie, affreux connard. Jamais les Heads ni les Vibravoids ne se seraient permis un tel écart de conduite. James Bagshaw se prend pour Bowie avec «Oh The Saviour», mais avec un son inepte. Pourra-t-on jamais lui pardonner cette incurie ? Retour au big sound avec «Born Into The Sunset», mais les vagues de synthé ruinent tous leurs efforts. Les Temples sont à la merci des machines. C’est incroyable comme un groupe peut se couler en faisant les mauvais choix de son. Bagshaw chante «Open Air» d’une voix de femme, sur le beat de «Lust For Life». Étrange conglomérat. C’est pourtant le gros cut de l’album. Puis ils font de la pop spectaculaire avec «In My Pocket» alors qu’on ne s’y attend pas. Il faut saluer le retour des belles dynamiques. Bizarrement, l’album redevient intéressant à mesure qu’on avance. Ils claquent un bon climat dans «Celebration», des vagues salées viennent lécher les falaises de marbre qui adorent qu’on vienne les lécher. Vas-y lèche-moi, font-elles avec des soupirs. Ils finissent par regagner des suffrages à Suffragette City. Quel album surprenant ! Autant Bagshaw déplaît au départ, autant il rafle la mise avec des trucs comme «Mystery Of Pop». Il fait du glam à la petite semaine avec «Roman God-like Man». Bagshaw vole le show, il a de la suite dans les idées, c’est vraiment le moins qu’il puisse faire. Forcément, un titre comme «Roman God-like Man» ne peut être que glam. Il termine avec un vieux shoot de n’importe quoi qui s’intitule «Strange Or Be Forgotten». Enfin, si ça l’amuse, c’est le principal. Aussi surprenant que ça puisse paraître, on voit Bagshaw partir en mode heavy pop de heavy prod et c’est plutôt balèze.

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    Et puis tout rentre dans l’ordre avec leur troisième album, l’exemplaire Hot Motion. C’est un album de belle pop conquérante, très rundgrenien, chargé d’explosions de son, très travaillé dans les layers, très reposé sur ses lauriers, à l’image du morceau titre. On se fout des paroles, ces mecs sont là pour le son, et plus précisément le wall of sound. «You’re Either On Something» sonne comme un double rebondissement de pop extralucide. C’est l’un des meilleurs sons qui se puise imaginer ici bas, une incroyable perclusion d’extraballe, Bagshaw chante au sucre candy, il est surnaturel d’anamorphisme, sa pop éclate en épaisses volutes déflagratoires. On se croirait chez les Raevonettes. Par endroits, il peut même sonner comme Bolan. Ce disque est produit pour vaincre. Ils attaquent «The Howl» au gras du bide et flirtent avec un glam mal défini, puis ils reviennent à la foire à la saucisse avec un «Context» tellement bardé de son qu’il en devient génial. Encore un cut très puissant avec «The Beam». C’est sur-saturé de prod et de bonnes intentions. Ils sonnent comme des fantômes prodigieux dans «Not Quite The Sam», une pop d’arbalète, une pop de pas de cadeau, chargé de son comme une mule berbère dans les cols du Haut Atlas. Tiens, encore une grosse escalope de pop avec «It’s All Coming Out». On peut même dire qu’elle écrase tout sur son passage. Les Temples font de l’évolutif, ils visent une sorte de démesure et claquent tous les beignets un par un. Leur Coming Out est souligné à l’orgue et aux guitares dévorantes. Nous voilà dans les temps modernes des Temples. Retour à Bolan avec «Stop Down». C’est glammy à souhait, Bagshaw dévoile enfin son jeu. Les Temples battent à leur façon bien des records. Ils bouclent cet album mirobolé du bulbique avec «Monuments». Il n’existe rien de plus function at the junction. Bagshaw chante l’absolu pop power. Les Temples savent enclencher des dynamiques et c’est exactement ce qu’on attend d’un groupe : la science de l’enclenchement. On se souviendra de cet album comme d’un album bardé de son et du meilleur.

    Ne te fais pas de souci pour l’avenir du rock.

    Ah autre chose : début mars 2020, juste après le set des Lords Of Altamont, nous papotions dans le grand hall. Il planait déjà comme une menace dans l’air et à un moment, Nathalie déclara : «J’espère qu’ils ne vont pas nous supprimer le concert des Temples !». Les Temples devaient jouer le 20 mars 2020 et bien sûr, le concert fut annulé, en même temps que notre liberté de circulation. On ne remerciera jamais assez la Gestapo de nous avoir permis de survivre à l’épidémie de peste noire. Histoire de se vautrer un peu plus dans l’abjection, on irait même jusqu’à rouler une pelle à la Gestapo pour la remercier de cet acte de bienveillance.

    Signé : Cazengler, carotte du Temple

    Temples. Sun Structures. Heavenly 2014

    Temples. Volcano. Heavenly 2016

    Temples. Hot Motion. ATO Records 2019

     

    *

    Etrange, les oisillons ne font plus de bruit. Doivent être malades. Qui s'en plaindrait ? Personne. La Bretagne respire. Nous ont envoyé un message. Un seul mot. Silence. Nous n'y avons pas trop cru, l'était accompagné d'une photo de la dernière moto pétaradante de Pierre. Mais il ne faut pas voir le mal partout, après tout peut-être ont-ils eu une illumination mystique et ont-ils décidé de rentrer dans les ordres, la bécane pour filer au monastère le plus proche, au plus vite. A vrai dire on les aurait plutôt vus s'enfoncer dans les désordres, genre Attila, là où les Crashbirds passent, les oreilles ne repoussent pas, et les bonnes gens trépassent... Il s'avère que nos pressentiment étaient bons. Z'ont encore fomenté un nouveau clip !

    SILENCE

    CRASHBIRDS

    ( Clip / You tube / Mai 2021 )

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    Première image, avant même que ça démarre, idyllique, paradisiaque, écologique. Soleil, herbe type english lawn, s'il n'avait pas sa guitare vous confondriez Pierre et sa chemise à carreaux ( pas un seul de cassé ) avec un gentleman-farmer vaquant dans sa propriété de trois cents hectares, quant à Delphine dans le drapeau rouge de sa veste à carreaux, elle éblouit, une star de cinéma dans une scène culte. Si je m'écoutais oubliant mon plus strict devoir de chrockniqueur je resterais là à rêver au bonheur perdu de l'Humanité. Est-il vraiment nécessaire de lancer le clip, l'injonction SILENCE ne s'étale-t-elle pas en grosses capitales amarantes en haut, à droite.

    Pour être franc, connaissant mes volatiles, je me méfie, mes sens sont aux aguets, je ne me suis pas laissé endormir par les deux gâteries que les zoziaux nous tendent. Premièrement, un départ harmonieux, deux belles sonorités de guitares entrecroisées, à cette opération de séduction instrumentale je reste de marbre, alors pour la deuxième entourloupe ils tapent après le sucré dans ce que vous avez de plus sacré ( non ce n'est pas votre carte d'électeur ), ils ne respectent rien, vous traquent dans votre enfance, devant vos yeux émerveillés se dresse brusquement un castelet de guignol, tout blanc avec son rideau rouge encadré de ses colonnes ( imitation ordre dorique Grèce Antique ), du coup vous vous imaginez tout petit sur les genoux de votre douce mamanou, une bouffée émotionnante vous submerge, votre attention se relâche et c'est pourtant dans ces deux secondes de plongée en vous-même que se profile la menace. Elle porte un nom, je ne l'ai pas inventé, il est sur le générique. Comme toute menace qui se respecte, elle s'appelle Max.

    J'ai déjà à maintes reprises qualifié la barbichette de Pierre de méphistophélesque, voici la preuve que mes adjectifs ne sont jamais gratuits, de derrière le théâtre surgit un gros matou roux ( la couleur des flammes de l'enfer ) il traverse d'un bond la moitié de l'écran et disparaît au plus vite. Maintenant nous en sommes sûrs, le pire est certain. Pourquoi croyiez-vous qu'ils cachent leur regard derrière des lunettes aussi noires que leurs âmes damnées.

    Aiguisez votre sagacité, commence maintenant une séquence assez longue que l'on pourrait qualifier de subluminante, ou de manipulation mentale. Le jeu consiste à vous préparer, à vous amener à accepter en toute bonne foi le message honteux et immoral qui vous sera délivré par la suite. Apparemment ce n'est pas très grave, la musique est bonne, Pierre et Delphine esquissent d'élégants mouvements, et lorsque retentit la cloche à vache vous vous imaginez qu'un paisible ruminant ne va pas tarder à entrer dans le champ de la caméra pour paître l'appétissante pelouse. Ici tout n'est que beauté, rythme et volupté d'écoute.

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    Le rideau du guignol s'ouvre et apparaissent les marionnettes. Pas vraiment des personnages, des figures découpées dans du carton. De simples amusements ! Non, il est nécessaire de savoir déchiffrer les symboles. Une visite à la ferme, poule, oie, canard, coq, de quoi raviver et ravir votre âme d'enfant, notez toutefois que ces volatiles sont de couleur blanches alors que dans toute leur iconographie nos deux crashbirds se dessinent sous forme de corbeaux noirs au sourire sardonique... voudraient-ils insinuer dans nos esprits qu'ils sont blancs comme la neige ! Tiens l'on quitte la basse-cour, voici le mouton innocent, que disons-nous, l'agneau pascal blanc comme la colombe de la paix qui se charge de toutes nos méchancetés et de tous nos péchés. C'est ici qu'il faut penser à la notion de réversibilité des symboles, certes le mouton est un animal pacifique mais il représente aussi l'imbécile heureux qui se laisse tondre et mener à l'abattoir en toute quiétude.

    Et la seconde suivante, tombe le couperet de la guillotine, ou plus exactement on aimerait que tombât le couperet de la guillotine, cette image poétique pour marquer la brutalité de l'apparition, car ce sont deux têtes de la haute cour qui apparaissent. Des gens bien connus de tous, qui ont été élus présidents de la République, s'agitent et gesticulent, seront rejoints par un troisième larron ( sans doute pour une partie de poker menteur ), la musique se fait plus violente et pour que vous compreniez mieux le message c'est la tête de Delphine qui entre dans le théâtre qui leur intime l'ordre de cesser de claironner leurs discours, '' Shut up '' hurle-t-elle en anglais ce qu'en bon français l'on pourrait traduire vu la vigueur de l'intonation par '' Ferme ton claque-merde ! ''.

    Bon Dieu, seigneurs tout-puissants, si le rock devient politique, où tout cela va-t-il nous mener. Si les gens ne croient plus au mensonge des médias, s'ils se mettent à penser qu'un bon coup de balai, un monumental kick out the jam, s'avère nécessaire pour en finir avec ce théâtre d'ombres... et ces maudits volatiles qui en rajoutent ! Imaginez qu'au lieu de se plaindre la populace finisse par se révolter, quel scandale !

    En plus c'est bien fait, du bon boulot, z'ont raison d'être contents d'eux et de se prélasser sur leurs transats – un musique qui tranche sec, un vocal de pasionaria, de belles prises de vue, des trucages dus à Rattila Picture, une réussite esthétique, ils vont faire un malheur !

    Vous avez raison, Monsieur le Président !

    Damie Chad.

     

     

    JARS

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    Un petit single de Jars en attendant mieux, un morceau non utilisé issu des séquences du dernier album Jars III paru en décembre 2020, et un remix. Une pochette un peu différente – l'artwork est de Nikita Rozin - certes le fond noir et le trait blanc du dessin sont préservés mais inversés, la symbolique de la rose épineuse et de l'aigle éployé laisse place à ce que nous nous amuserons à définir comme appartenant à l'esthétique du réalisme soviétique, un jeune homme en équilibre sur son skateboard, bien propre sur lui, une bouteille à la main, attaché-case dans l'autre, que signifie-t-elle ? Que tout mode de vie tant soit peu en rupture identitaire finit par être récupéré par le système marchand ou que la gangrène des comportements déviants tend à lézarder les sociétés sclérosées...

    Anton Obrazeena / Pavel / Misha.

    Le meilleur des festivals : ne vous leurrez pas le meilleur des festivals ce n'est pas le Hellfest ou toute autre festivité concertique dont tout le monde rêve depuis d'un an, serait-il réduit à la seule prestation d'un unique groupe inconnu au fond d'un bar paumé dans les steppes sibériennes, non toute autre chose : un de ces rêves interdits que l'ordre et la morale réprouvent, ce geste gratuit qui vous traverse l'esprit et que vous n'oserez jamais réaliser par manque d'aplomb et de courage, celui de Jars est des plus simples et des plus percutants puisqu'il s'agit de filer un grand coup de poing sur la gueule d'un flic, hélas notre héros ne s'en sent pas capable, un autre le fera à sa place, c'est ainsi que l'on vit ses désirs les plus fous par procuration, est-ce là l'explication à la fan-attitude rock'n'rollienne, ne nous perdons pas une discussion oiseuse, écoutons : grêlons lourds sur toit de tôle suivis d'averses sans fin de grésil, batterie obstinante, hennissements de doigts sur les cordes chuintantes, des élans successifs qui n'éclatent pas, poursuite d'un rêve inassouvi, rejeté, repris, jamais assumé, désir clignotant qui ne sait pas vers où se tourner, et c'est l'éclatement des frustrations accumulées depuis l'enfance qui déchaînent le vocal, vomissement de haine froide, final en grande pompe une silhouette se détache sur le rougeoiement d'un soleil noir, c'est le crépuscule du héros qui a failli à sa mission, qui se retrouve au pied du mur intérieur qu'il n'a pas franchi. Moscow doesn't believe in tears : remix de Frailtyline ( une fan anglaise qui n'a rien rajouté aux sons de l'original ) : difficile de reconnaître le morceau original ( voir in Kr'tnt ! 493 du 14 / 01 / 2021 ) qui dépasse les dix minutes et celui-ci ne parvient pas à dépasser les trois minutes, plus qu'un remix j'évoquerais plutôt le concept cinématographique de montage, évidemment ici sonore, une espèce d'alignements d'échantillons, un peu comme quand vous disposez sur la table de la cuisine tous les ingrédients dont vous allez vous servir pour préparer votre plat, tout est là mais il manque l'essentiel, les premières secondes sont les plus réussies, cette monstrueuse clinquaillerie de cymbales, homard retiré de l'aquarium qui se débat pour ne pas être ébouillanté vivant et mangé à la sauce armoricaine sont magnifiques, mais ensuite c'est la cuisson rythmique à feu doux, certes vaseuse et funèbre, il manque aussi le soufre ardent du vocal.

    Damie Chad.

     

    INCIDENTS

    BLACK INK STAIN

    ( P.O.G.O RECORDS / ATYPEEK MUSIC

    ARAKI RECORDS / DAY OFF RECORDS )

    ( Avril 2021 )

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    Incidents, incidents, ils y vont fort si l'on en juge par la pochette, ce serait plutôt incendie, ne subsiste pas grand-chose du bâtiment, juste la structure noyée dans un océan de flammes, une charpente noircie, pas de souci à se faire, dans un quart d'heure il ne restera plus rien, rien que des cendres, d'ailleurs ils ont omis les couleurs rougeoyantes et rutilantes, n'ont gardé que noir, gris, et blanc, genre faire-part de deuil imagé pour vos illusions au cas où vous seriez du genre optimiste qui assimilez la musique à un agréable passe-temps. Inutile de leur chercher noise, ils font du noise.

    Trois de Clermont-Ferrand : Fab : guitare, vocal / Jean : basse, backing voices / Ugo : batterie.

    Slice of pain : un motif sonore, et un ouistiti qui sautille en contrepoint, le genre de truc qui ne fait pas particulièrement peur, mais très vite vous vous apercevez qu'ils ont décidé de s'en prendre spécialement à vous, d'abord le volume sonore en hausse, là on ne moufte pas, quelque part c'est la règle du jeu, mais ils reviennent vous titiller le système nerveux l'air de rien, une espèce de triptyque fondamental qu'ils épicent et martèlent à chaque fois sous un nouveau déguisement tintamarresque, jusque là ce n'est pas grave, vous encaissez, et vling ils rajoutent le malheur de l'œil crevé exprès pour vous pousser dans vos retranchements, le vocal de Fab vous mord les talons à pleines dents, et tout se dérègle en un long tortillis qui finit en générique de film d'horreur, juste pour faire monter l'adrénaline avant l'invasion des araignées géantes, magnifiques hurlements de fin du monde. I see you dead : le genre de déclaration d'amour que vous aimez, ils envoient la sauce au sang sans faiblir, sont partis pour vous saigner de belle façon, le Fab vous hurle toute la haine du monde dans vos oreilles, et tout compte fait vous trouvez ça beau, alors ils ralentissent le tempo pour que vous preniez compte du peu de temps qu'il vous reste à vivre, Ugo tonne à la batterie, la guitare lance des éclairs et à la basse Jean se sert de la lymphe qui coule de votre corps pour cirer le plancher. Sans façon : vibrations cordiques, manœuvres au sifflet, quelques coups d'enclumes et la catastrophe déambule vers vous, sans se presser, une espèce de papier calque géant qui se colle à vous et appuie de plus en plus fort, des tubulures surgissent du néant et tournent leur tentacules vers votre chair ensanglantée, rigoles de sang, fontaines de jouvence mortelle. Non merci, sans façon. STO2 : entrée rock, brûlante et au laminoir, la voix de Fab rageuse et aplatie, vous avertit mais avec cette masse sonore qui tombe sur vous, c'est trop tard, la batterie riffe à coups de riffles, tout s'emmêle le son n'a plus de sens, vous souhaiteriez que l'urgence s'arrête mais la pression augmente, tout semble s'éloigner, c'est pour mieux revenir mon enfant, et vous voici cassé et concassé, tassé et entassé, désordre moral et perfidie insane. STO de sinistre mémoire. Stuck : cordes de basse à vous pendre, l'air brûlant d'une guitare qui danse le scalp de votre chevelure piétinée et souillée de crachats blafards, c'est mal parti, donnent l'impression de jeter tout le son comme un sous-marin touché-coulé qui se défait de ses torpilles pour détruire en un dernier feu d'artifice le monde et l'emporter avec lui au fond des abysses. Touché-collé.

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    Pont des goules : un endroit certainement charmant, mais cette musique poisseuse vous détrompe et vous détrempe le cerveau à l'acide, le Fab devrait s'abstenir de son vocal racloir parfaitement désagréable, lui-même ne le supporte pas, il se met à crier sans rémission et derrière l'armada déboule sur vous, vous pensez que c'est la fin qui approche, pas du tout, prennent leur temps avec cette batterie spongieuse et ces cymbales cliquetantes, et vlang, une dernière tournée, le coup de l'étrier avec le cheval qui piaffe de bonheur sur le tapis de votre chair charpie. Frozen stance : surimi vivant de basse surgelée, le poëte Fab vous décapite ses octosyllabes à la manière d'un cyclope qui recrache la tête des olives humaines qu'il est en train de croquer, un morceau qui fait froid dans le dos. Alors ils en rajoutent des tonnes pour vous réchauffer. Déversent du décibel avec sadisme et cruauté. Froideur absolue. S.O.M.A. : rien qu'à entendre l'intro vous somatisez grave, ils inaugurent une plaque tectonique d'un nouveau genre, Fab qui vitupère dans les creux des ondulations et la masse sonore qui appuie de toutes ses forces dans les pleins. Je vous plains. Tiens déjà terminé. Hélas, c'était une fosse fin, ça recommence mais ce coup-ci c'est plus inquiétant, tapent dans le registre de l'angoisse. N'ayez pas peur, le pire était à venir. Finition apocalyptique de toute beauté. Derniers coups de merlin sur de tubéreuses protéiformes caverneuses un enchantement.

    Bruiteux et musical en même temps. Pas un seul morceau faiblard qui plombe l'ambiance. Ces Incidents qui forment le premier album de Black Ink Stain revêtent d'une tache noire l'innocence perdue des jours à venir.

    Damie Chad.

    *

    Voici quinze jours nous étions en Californie. Pas exactement à San Francisco en 1966, un tout petit plus bas à San José, de nos jours, nous restons dans la même mouvance avec des groupes comme Gulch, Sunami et Drain, sur lequel nous nous attardons en cette livraison. Ne sont pas tous seuls, sont entourés d'un public qui ressemble à leur musique, brutale et sans chichi. Du hardcore sans exclusive, mâtiné de sonorités metal, punk, grind, trash, straigh edge, noise et tout ce qui fait du bruit. Du core à core.

    CALIFORNIA CURSED

    DRAIN

    ( Avril 2020 )

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    Premier album du groupe, l'a été précédé les deux années précédentes de morceaux qui se retrouvent sur l'opus. A première vue une pochette passe-partout mais qui n'arrive nulle part. Votre conditionnement scolaire déclenche la touche, l'aurore aux doigts de rose avec les palmiers de l'île paradisiaque au loin, mais cette mer couleur de sang séché n'est pas vraiment engageante, les cumulus dans le ciel présentent la forme caractéristique des étrons et les ailerons de requins ne sont en rien engageants. Des planches de surfers dégarnis de leurs occupants sous-entendent que nos sélachimorphes ont l'estomac bien rempli. Pour vous en convaincre sur la plage aux détritus visez la cage thoracique. California dream is over. Inutile de sortir votre mouchoir, ce tableau désolant ressemble trop à une vignette de comix pour ne pas vous arracher un sourire. Ce n'est pas parce que notre monde n'est pas beau qu'il est nécessaire de sombrer dans le désespoir le plus noir. Arrêtez de vous plaindre, apprenez à jouir de la vie.

    Sam Ciaramitaro : vocals / Cody Chavez : guitar / Justin Rhodes : basse / Tim Flegal : drums.

    Feel the pressure : mouettes plaintives et vagues déferlantes, borborygmes glouglouteurs siphon de WC géant, l'on monte les étages soniques, crashs de cymbales scandent le départ d'une batterie épileptique qui pousse en avant le godet monstrueux de la basse et le halètement saccadé du moteur de la guitare, drumerie en action, vocals enfoncés dans la gorge, enfin expulsés, cris de haines et affirmation de soi, revendications différentielles, la guitare de Chavez se déchire sur les barbelés électrifiés de la bienséance comportementale, court-circuit incendiaire, toujours ces cymbales qui cinglent l'œsophage, déchaînement monstrueux qui débouche sur Hyper vigilance : Drain fonctionne comme le Led Zeppelin du pauvre, pas le temps d'artitiser et de funambuliser, ici, c'est plus fort et plus vite, l'on ne cherche pas le speed mais la cassure qui se bouscule vers une autre cassure, l'on tire scud sur scud mais la trajectoire n'est pas prise en compte, juste l'impact, car pour aller loin il ne suffit pas d'aller vite mais de raccourcir la route, trivial poursuite entre vocal et batterie, le premier pousse le deuxième, et le second pressure le premier, course en sac explosif sur terrain miné, avec dégagement monstrueux en fin de partie. Sick one : pas tout à fait l'on est déjà dans le morceau suivant, après l'état paranoïaque précédent, l'on accélère le processus ne plus se soucier de soi, éliminer les autres, tuer le mal à la racine, hymne à la destruction pure, quand vous êtes malade éradiquez la maladie, tirez sur tout ce qui bouge. Servez-vous du rock comme d'un hachoir mécanique. Army of one : démarrage en flèche de feu, vocal les doigts dans la prise, batterie démente et les guitares qui construisent des talus de riffs aussi vite qu'elles les détruisent, joie émulsifiante, seul contre tous, seul contre l'univers, le rock comme un miroir auto-glorificateur, perversité narcissique de l'adolescence parvenue à l'âge adulte, le rythme se ralentit pour laisser s'exprimer le déluge glossolalique, éclats de guitares agités tels des oriflammes victorieux, et l'emphase du délire reprend le dessus pour le seul plaisir égotiste d'atteindre à la jouissance phatique de sa propre unicité, lancée à la face du monde telle une grenade assourdissante. Character fraud : trop c'est trop, retour du bâton, auto-flagellation accusatrice, ô insensé qui crois que je ne suis pas toi, remarquez ce n'est pas le genre d'acte restrictif qui amène Drain au calme de la réflexion, peut-être ce morceau est-il plus violent que les précédents, au niveau vocal certainement, cette espèce de mea culpa est encore plus agressif que les cinq premiers assauts. Hollister daydreamer : ce n'est qu'un rêve de guitare fluide, très vite la guitare brûle de toutes ses larmes, pas de panique, cela ne dure qu'une minute. White coat syndrome : Drain draine le mal et la folie, vous applique des compresses d'acide sur vos plaies intérieures, la batterie comme le supplice de la roue se joue de vous, les guitares compriment vos cauchemars, vous êtes fait comme un rat, tumultueuses décharges radiographiques, terrible révélation, la société malgré votre rock chalumeau est plus forte que vous. The process of weeding out : la momie se relève de la table d'opération, elle a arraché ses bandelettes, elle est revenue du pays de la mort, vivante, elle hurle, elle exulte de rage, chaque mot est une bombe, la batterie bombarde sans retenue, basse hurlante et attaque de guitare en piqué, Drain n'est pas venu pour apporter la paix de l'âme mais le triomphe de la volonté de puissance. Bad Faith : profession de foi, la mauvaise, l'anarchiste, la stirnérienne, vivre uniquement pour soi et selon soi, la voix s'étrangle, la langue est devenue serpent à deux têtes, le jardin des délices s'équalise en l'éden des supplices. Riffs à la mitraillette, la batterie assénée en coups de batte à base ball, vous n'aimiez pas le rock, désormais vous le détesterez. California cursed : le morceau du retour, c'est ainsi que se terminent tous les bons disques de rock, at home, comme l'escargot dans sa coquille, comme la flamme dans la poudre, au cas où vous n'auriez pas compris, après deux minutes de speed ultra compressé, vous avez droit à dix secondes de country. Passé à la moulinette.

    L'ensemble ne dépasse pas les vingt-deux minutes – ne confondons pas quantité et déperdition d'énergie - quelques secondes supplémentaires et ils arrivaient à vingt-trois, le chiffre de l'Eris, la déesse du kaos.

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    Le dernier morceau existe aussi en vidéo-officielle. Le hardcore de Drain s'écoute très bien avec des images. Leurs disques sont colorées et ils soignent leur merchandising. Si vous voulez en savoir plus se reporter sur YT par exemple sur les 12 minutes de la vidéo : Drain 02 : 02 / 08 / 2020 enregistré lors de la prestation du groupe au LDB Fest. Il y en a d'autres plus virulentes. Le public est essentiellement composé de garçons... Un peu brutal diront les filles. Z'oui mais un véritable public rock. N'ont pas inventé le hardcore californien mais en sont les dignes héritiers. Fun, Fun, Fun, comme disaient nos ancêtres les Beach Boys voici un demi-siècle. Mais il est nécessaire de savoir s'adapter, aujourd'hui les vagues sont plus hautes et les requins ne sont plus exclusivement dans l'écume et les flots azurés... Faut bien que les gamins s'amusent, surtout quand les temps tournent à l'aigre...

    Damie Chad.

     

    Tout vient à point pour qui sait attendre. Donc voici l'autre moitié, pas du ciel, plutôt de l'enfer, plus prosaïquement la face B du split que Sunami a partagé avec Gulch voir notre chronique sur Gulch dans notre avant-dernière livraison509.

    SPLIT

    SUNAMI / GULCH

    ( 2021 / Triple B Records )

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    Ce n'est pas un hasard si Sunami et Gulch se sont retrouvés sur ce disque. Sunami est constitué de membres provenant de Drain, Gulch, Hand of God et Lead Dream, ces quatre groupes faisant partie de la scène hardcore californienne actuelle. Si Josef Alfonso est le shouter boy de Sunami, il passe beaucoup de monde derrière le micro lors des trois EP produits par le groupe. Davantage une réunion de copains qu'un véritable projet. Ces deux titres n'étaient pas particulièrement prévus, mais le public n'avait pas oublié les deux premières tranches de pain d'épice au piment de Cayenne.

    Step up : une avoinée de haine comme on les aime, se sont mis à trois pour le vocal et ça s'entend, la batterie sonne la charge mais lors de l'attaque des tranchées à la baïonnette les guitares attendent que les voix se soient tues pour lancer l'assaut perforatif. Die slow : crève lentement que tu aies le temps de souffrir, les musicos te passent le rouleau compresseur sur le corps pour que tu aies la possibilité de réfléchir sur ton triste sort, pas de chant, des imprécations théâtrales, mais quand la colère se déchaine, vous comprenez que les avertissements préparatoires n'étaient pas de vaines promesses.

    Damie Chad.

     

    IMMUABLE JOAN

    MARIE DESJARDINS

    ( Le Mag / Profession SpectacleMai 2021 )

    En règle générale quand on parle d'un chanteur ou d'un musicien on l'aborde par ses productions musicales. Suffit de se laisser mener de disque en disque, de concert en concert, etc... Facile de choisir le bon fil : le déroulé de sa carrière. Je ne dis pas que c'est du tout cuit, mais au moins vous savez où vous mettez les pieds. Mais parfois derrière l'artiste on cherche l'homme. Ou la femme. Entre le fan les yeux fermés qui ne se pose pas question, qui gobe l'œuf et la poule d'une même mouvement et celui davantage sourcilleux qui s'interroge pour savoir si tel ou telle correspond à ses propres catégories d'analyse, la distance peut se révéler prodigieuse... Pour prendre un exemple personnel, j'adore l'album Craveman de Ted Nugent et pourtant ses prises de position politiques me rebutent au plus haut point même si je pense qu'il existe une certaine logique corrélative entre la violence de sa musique et ses brutales assertions idéologiques. Lorsque l'on aborde ce genre de sujet l'on est vite confronté à ses propres nœuds gordiens, et souvent se refuse à notre disposition l'épée d'Alexandre pour trancher dans le vif de nos contradictions, bref nous manquons de courage pour nous affronter à nos intimités et nos inimitiés viscérales, nos choix instinctifs et nos préférences innées... qui sont au fondement de notre personnalité sociale et de notre idiosyncrasie individuelle.

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    Donc Marie Desjardins et Joan. Pas Jett. Baez. Bien sûr que Marie Desjardins apprécie hautement Joan Baez. C'est une grande chanteuse, une grande interprète me corrigerait-elle avec raison aussitôt. Une voix de tourterelle d'une limpidité absolue. Quiconque peut lui en préférer une ou plusieurs autres, là n'est pas la question. Joan est aussi ce qu'en notre doux pays de France l'on nomme une chanteuse engagée. Comprendre selon nos critères nationaux, à gauche. Pour rester sur le sol américain, elle participa aux marches civiques ( lutte des noirs ) et aux manifestations anti-Vietnam ( contre la guerre impérialiste ). Genre d'endroits où elle ne risquait pas de rencontrer Ted Nugent ! Aujourd'hui Joan Baez aborde fièrement ses quatre-vingts ans. Le temps a passé, elle n'a rien renié de ses engagements, elle ne s'est pas excusée, elle reste fidèle à ses prises de position, relisez l'adjectif ( vraiment ) qualificatif que lui décerne Marie Desjardins dans le titre de la chronique, Immuable Joan Baez. L'on a assisté pendant ces quarante dernières années, parmi nos dirigeants politiques, pour ne citer qu'eux, tant de retournements de vestes et de grotesques palinodies que l'on ne peut que s'incliner devant tant de constance.

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    Mais il y a plus. Marie Desjardins nous le rappelle. On y pense moins, ou plutôt on en parle moins. Nous l'avons noté dans la chronique ( in Kr'tnt ! 221 du 05 / 12 / 2015 ) de ses mémoires Et une voix pour chanter, Joan Baez a eu le courage intellectuel et physique de mettre ses actes en accord avec ses idées. Contre la guerre du Vietnam, elle ne se contente pas de défiler et des signer des pétitions qui vous donnent bonne conscience, citoyenne américaine en opposition à son gouvernement, elle se rend au Vietnam pour témoigner, sous les bombes, des destructions et des victimes perpétrées par les avions de son pays. Une femme courageuse. Devant laquelle l'on ne peut que s'incliner.

    Tout cela Marie Desjardins le raconte. Elle n'omet pas non plus les aspects moins plaisants de la chanteuse. C'est Joan Baez en personne qui l'énonce calmement face à la caméra. La douce Joan avoue qu'elle a parfois privilégié sa carrière à ses enfants. L'on n'est pas surpris, elle n'est pas la seule dans ce cas, l'on passe l'éponge, la rançon de la gloire, l'attrait de la célébrité... Il y a plus grave. Elle aurait pu le taire. Mais elle le dit. Elle a demandé à sa petite sœur Mimi ( Farina ) Baez de mettre sa carrière en veilleuse, ayant peur qu'elle lui fasse de l'ombre... Pas très beau, du coup avec cet aveu la part d'ombre de Joan se teinte d'une trouble opacité...

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    Apparemment ici je m'éloigne des points soulevés par la chronique de Marie Desjardins qui n'évoque en rien d'une manière précise ce morceau de Joan Baez, The night they drove old Dixie Down qui est mon préféré de sa discographie ( je ne la connais pas en son intégralité ). La version qu'elle en offre me semble supérieure à celle de son créateur Robbie Roberston avec son groupe The Band. Elle est même meilleure que celle qu'en donnera Johnny Cash. Nos deux artistes la déclament d'une manière un peu pompeuse ou funèbre. Cela se comprend, le morceau évoque la disparition du vieux Sud. Pas du tout passéiste ou triomphaliste. Ne s'inscrit pas dans un registre de parti-pris politicien revanchard, simplement la guerre vue du côté des petites gens. Joan Baez y insuffle un souffle et une vivacité qui manquent à nos deux compères. Le sujet est empreint d'émotion et de tristesse, mais pour notre folkleuse de l'Est progressiste – elle n'hésite pas à modifier le texte pour en gommer des aspects qu'elle juge trop outranciers - la défaite du Sud réactionnaire, malgré toutes les souffrances subies par sa population, est quelque part un pas en avant de l'Humanité, l'abolition de l'esclavage est un progrès...

    Tout ce qui précède pour en revenir au texte de Marie Desjardins. Un nouveau personnage vient d'entrer en scène. The Band aura été le groupe de scène de Bob Dylan. Des vieux briscards qui précédemment accompagnaient Ronnie Hawkins, mais avec Dylan nous rentrons dans la grande histoire du folk, celle de ses années triomphales, celle à laquelle Dylan portera un coup fatal en commettant le sacrilège d'électrifier le folk. Un véritable éléphant dans un magasin de porcelaine le Bobby, non seulement il pactise musicalement avec l'ennemi héréditaire : le rock'n'roll, mais de surcroît il brise le cœur amoureux de Joan.

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    Joan aura du mal à s'en remettre. Marie Desjardins prend fait et cause pour elle. Quel ingrat c'est elle qui lui a ouvert les portes du succès. Sans elle, il serait resté un petit gratteux anonyme. Solidarité féminine ! Certes Dylan s'est peut-être montré quelque peu inélégant dans les modalités de la rupture, nous voulons bien le croire, mais le mal était beaucoup plus profond. En-dehors de toute affinités électives entre deux êtres, il existe aussi des failles de séparations souterraines. Elles sont politiques et idéologiques. Ce qui sépare Dylan et Joan c'est ce qui différencie l'esprit de rébellion de l'esprit révolutionnaire. La révolte de Dylan relève de l'individu, celle de Joan s'inscrit dans un processus sociétal. C'est le ''moi contre presque tous'' qui s'oppose au '' moi avec les autres '' .

    Marie Desjardins transcrit cela selon un autre registre : idéologiquement Joan était trop pure, Dylan beaucoup plus prudent. L'une sans concession, l'autre prêt à pactiser. Préfère jouer sa carte en solitaire que devenir la caution morale des autres. Si doué que l'on soit l'on ne devient pas Dylan tout seul, l'arrive un jour où la maison de disques vous propose le deal : coco on met le paquet sur toi – pub, presse, radio, TV, réseaux - mais en retour tu suis les conseils et tu fais ce que l'on te dit...

    Marie Desjardins nous prend un contre-exemple, Sixto Rodriguez qui ne fera pas la carrière qu'il se devait dans le showbizz, elle se dépêche d'ajouter que Dylan n'y est pour rien, mais lorsque le disque de Rodriguez sort en 1970 Dylan est déjà une légende, nos deux auteurs-interprètes ne jouent pas dans la même catégorie, reconnaissons que Sixto est prêt à faire moins de concessions que Dylan... Si les circonstances avaient été autres de quels opus aurait accouché Sixto Rodriguez. Nous n'en savons rien. La vie est remplie d'injustices destinales.

    Nous n'y pouvons rien, chacun de nous est victime des autres et de lui-même. Le Christ lui-même n'a pas échappé à cette règle de fer... C'est à Lui que Marie Desjardins se rapporte pour terminer son article, en vieux mécréant nous dirons que s'il était un homme il n'a pas fait mieux que nous, et que s'il était un dieu, il n'a rien fait. En plus il n'a jamais mieux chanté que Joan Baez et il n'a jamais mieux écrit que Marie Desjardins. Sinon cela se saurait !

    Un bel article qui vous oblige à réfléchir et à méditer sur les implications de vos actes sur vous-même et sur les autres.

    Damie Chad.

     

    XXXIV

    ROCKAMBOLESQUES

    LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

    ( Services secrets du rock 'n' rOll )

    L'AFFAIRE DU CORONADO-VIRUS

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    Cette nouvelle est dédiée à Vince Rogers.

    Lecteurs, ne posez pas de questions,

    Voici quelques précisions

     

    139

    Même pas le temps de respirer que le téléphone sonna une nouvelle fois. C'étaient les filles, Charlotte et Charlène s'ennuyaient chez leurs parents, est-ce que par hasard nous pourrions les emmener en weekend, au bord de la mer par exemple.

      • Au bord de la mer oui, en weekend anticipé, départ ce soir à vingt heures, rendez-vous au pied de la Tour Eiffel !

    Le Chef reposait tout juste le bigophone que la sonnerie se fit entendre une fois de plus, c'était Vince, la voix angoissée :

      • Il faut se voir au plus vite, avec Brunette nous avons mis la main sur des documents importants, je monte à Paris, je prends le train ce soir !

      • Inutile, on descend sur Cannes, on sera au Majestic, à 10 heures on t'attend !

      • Parfait, mais faites attention, les nouvelles que j'apporte ne sont pas bonnes.

    140

    Je ne devrais pas le dire mais l'on a roulé, non pas à tombeau ouvert mais à fosse commune épidémique géante, bref le matin à six heures piles j'arrêtai la Lamborghini devant l'entrée du Palace. Nous étions attendus. L'ensemble du personnel nous fit une haie d'honneur, des grooms se précipitèrent pour se charger des deux valises du Chef, durent se mettre à trois pour la malle à Coronado. A peine le Chef eût-il sorti un Coronado de sa poche que trois majordomes se disputaient pour lui offrir du feu, tandis qu'un quatrième se tenait à sa portée un cendrier à la main. Les filles se virent offrir une bague en diamant, mais les plus heureux furent Molossa et Molossito chacun trônant sur un magnifique coussin de soie précautionneusement portés par deux maîtres d'hôtel empourprés de confusion d'avoir à transporter deux si illustres canidés. Le directeur du palace s'excusait :

      • Nous avons eu peu de temps pour refaire les décorations, néanmoins toutes les salles ont été en votre relooké rock'n'roll, des photos de Gene Vincent et d'Eddie Cochran ornent toutes les chambres, mais peut-être désireriez-vous petit-déjeuner à moins que vous ne préférassiez an american hot brunch...

    141

    La porte du royal penthouse judicieusement rebaptisé Heartbreak Hôtel, s'ouvrit à dix heures tapantes, deux chasseurs s'effacèrent après les avoir annoncés pour laisser passer Vince et Brunette, nous n'eûmes même pas le temps de les embrasser, qu'un autre visiteur fut introduit, il se présenta de lui-même :

      • Mon nom ne vous dira rien, appelez-moi Hector, je viens vous apporter le cadeau de mon maître, si vous voulez vous donner la peine et il tendit au Chef une simple enveloppe !

    Le Chef la déchira et apparut un mince bristol bleu qu'il lut à haute voix : '' Ceci est le cadeau promis, suivez Hector, il se fera un plaisir de vous le remettre. Un conseil d'ami prenez une petite laine ou un blazer. Je vous souhaite une bonne journée.''

    142

    Une énorme voiture ( télévision grand écran, bar et cuisine aménagée dans laquelle nos canidés ne tardèrent pas à se partager un rôti de porc aussi volumineux qu'eux ) nous attendait devant l'hôtel, le chauffeur se dirigea vers le port, et s'arrêta au bout d'un quai, juste devant un splendide yacht.

      • Super bateau, super cadeau ! s'écrièrent les filles

    Hector eut l'air vexé :

      • C'est mal connaître mon maître que de croire qu'il offrirait une barcasse de troisième ordre à ses invités. Ce rafiot nous emmènera au cadeau proprement dit, couvrez-vous le temps fraîchit.

    143

    Les filles pariaient pour une île paradisiaque mais la surprise fut kolossale. Une brume épaisse s'était levée, le yacht se dirigeait vers le large, une véritable purée de poix, nous n'y voyions pas à trois pas, les moteurs de notre embarcation stoppèrent brusquement, nous ne distinguions rien, nous fûmes surpris lorsque Hector nous conduisit à bâbord devant un escalier métallique sorti de nulle part qu'il nous conseilla d'emprunter sans peur, je resterai avec le yacht pas très loin, si vous avez besoin de quelque chose faites signe.

    Les filles poussaient des petits cris, mais lorsque nous fûmes arrivés tout en haut, un rayon de soleil troua la brume révélant la nature du cadeau : un porte-avions !

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    Le commandant nous attendait : '' Bienvenu sur l'Impérieux, ce porte-avions vous appartient, moi-même et l'équipage que j'ai l'honneur de commander sommes à votre disposition, je vous conduis au poste de commandement. Je suppose que vous n'y connaissez pas grand-chose, je resterai auprès de vous pour vous seconder.

      • Pas besoin dit le Chef, l'agent Chad est un pilote émérite, quant à moi, je pense que le maniement d'un tel engin demande moins d'expérience, de tact et de subtilité que l'allumage d'un Coronado, nous nous débrouillerons très bien tout seuls !

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    Je le reconnais, c'est un peu plus complexe qu'un tableau de bord de Lamborghini, des cadrans à aiguilles partout, une multitude boutons de toutes les couleurs qui clignotent sans discontinuer, des écrans qui affichent des données incompréhensibles, au bout de dix minutes je parviens à comprendre qu'il suffisait que je donne les ordres directionnels à voix haute dans le micro rouge pour qu'ils soient aussitôt exécutés dans une pièce attenante.

    Enfin seuls, Vince est soulagé, il prend la parole :

      • Avec Brunette nous n'avons pas perdu notre temps, nous avons échafaudé une hypothèse relativement simple : si Eddie Crescendo a disparu il devait savoir qu'il courait un danger, il n'était pas une tête brûlée, sans doute a-t-il pris la précaution de laisser des documents quelque part !

      • Nous les avons découverts, le coupa Brunette, dans l'appartement de sa mère, que nous avions fouillé ensemble, rappelez-vous son cadavre dans le hall d'entrée, nous étions alors obnubilé par les boîte à sucres... Nous avons brisé les scellés posés par la police et avons recommencé les recherches, nous cherchions un gros dossier, c'était simplement trois feuilles A4 pliées en deux dans le cahier de cuisine de la pauvre maman posé sur le buffet... une chance extraordinaire, j'aurais pu ne pas les voir, c'est en vérifiant par gourmandise la recette des crêpes au nutella que j'y suis tombé pile dessus, incroyable figurez-vous que Mme Crescendo ajoutait de la crème fraîche dans la pâte chocolatée !

      • Personnellement je verse directement dans la crêpière les fragments d'une robe de Coronado, ainsi j'obtiens une saveur inimitable mais cela ne serait rien si auparavant je...

    Hélas, aujourd'hui que je rédige mes mémoires je suis dans l'incapacité totale de vous révéler à quelle opération préliminaire se livre le Chef pour réussir ses crêpes au nutella car depuis un moment j'éprouvais une gêne inexplicable au niveau de ma fesse gauche et je concentrai toute mon attention sur cet étrange phénomène...

    A suivre...