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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 54

  • CHRONIQUES DE POURPRE 538: KR'TNT ! 538 : AHMET ERTEGUN / RONNIE SPECTOR / JUKIN' BONE / SHADRACKS / CYCLONE / GOLEM MECANIQUE / FRANCOIS RICHARD / ROCKAMBOLESQUES

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 538

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR'TNT KR'TNT

    20 / 01 / 2022

     

    AHMET ERTEGUN / RONNIE SPECTOR

    JUKIN' BONE / SHADRACKS / CYCLONE

    GOLEM MECANIQUE / FRANCOIS RICHARD

    ROCKAMBOLESQUES

    Ertegun club - Part One

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    Voici une dizaine d’années paraissait une biographie d’Ahmet Ertegun, le légendaire boss d’Atlantic, un label qui fut avec Elektra l’un des grands labels indépendants de l’histoire du rock américain. Le biographe en question s’appelle Robert Greenfield, un auteur qu’on connaît surtout pour avoir signé deux ouvrages majeurs sur les Stones, Exile On Main Street - A Season In Hell With The Rolling Stones et l’encore plus fameux STP - A Journey Through America With The Rolling Stones, traduit en Français en 1977 et paru aux Humanos dans l’excellentissime collection Speed 17.

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    Profitant du fait qu’Ahmet Ertegun soit né en Turquie, Greenfield a titré sa bio The Last Sultan. Il ne s’est pas cassé la tête. Comme tous les bons titres, le sien relève de l’évidence. Greenfield ne cherche d’ailleurs pas à s’installer au panthéon des écrivains, il sait qu’il ne dispose pas du souffle requis, il se contente de construire sa bio comme un gros millefeuilles de 400 pages, en collectant ici et là, comme le ferait un journaliste, des éléments d’information qu’il façonne et polit pour les homogénéiser. Ce book ne peut en aucun cas rivaliser avec le Sam Phillips - The Man Who Invented Rock ‘n’ Roll de Peter Guralnick ou le Respect Yourself - Stax Records And The Soul Explosion de Robert Gordon. L’énergie de Robert Greenfield est plus d’ordre compilatoire que romanesque, dommage, car s’il est un sujet qui se prête au traitement romanesque, au moins autant que Sam Phillips, c’est bien Ahmet Ertegun. Mais l’absence de souffle n’enlève rien à l’efficacité du rythme narratif. Greenfield compense l’absence de style en forçant la marche. Le book s’avale d’un trait, un gros trait, mais d’un trait d’un seul. On ne le lâche pas, même lorsque Greenfield aborde l’aspect ingrat de son personnage qui était d’abord un homme d’affaires, avant d’être ce noctambule hipster que tout le monde décrit, un homme fasciné par les artistes noirs et leur slang. Atlantic n’est pas seulement l’histoire d’une passion pour la musique noire, c’est aussi et surtout un gros business, qui suppose une certaine forme de virtuosité dans l’art de manipuler les très grosses sommes, avec en toile de fond, ce combat permanent pour la survie économique, un combat qui passe par la découverte de nouveaux talents. À l’échelle d’une vie, ça doit finir par devenir éreintant, mais apparemment, Ahmet Ertegun s’en est fort bien accommodé, puisqu’à l’âge de 83 ans, il était encore dans un backstage new-yorkais avec ses amis les Rolling Stones. Il faut souhaiter ce genre de longévité à tous les amateurs de rock.

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    Greenfield commence par citer Ahmet en exergue - Plus je vieillis et plus je réalise à quel point je suis turc. Je cultive les deux principaux vices turcs : l’indolence et l’excès - Ahmet prend très vite forme sous la plume de Greenfield. On entend d’abord sa voix, «the nasal hipster’s voice teintée des inflexions du slang noir des rues et rythmée sur les syncopes de ce jazz qu’il adorait depuis l’enfance. Ahmet savait toujours groover en parlant. Auréolé d’une fumée d’une cigarette et un verre à la main, c’était un conteur né qui pouvait tenir en haleine n’importe quel type audience, grande comme petite.» Son parcours scolaire passe par une école du nom de St. Albans, dans l’État de Washington, un endroit très conservateur où Ahmet s’ennuie : «Il n’y avait ni cowboys, ni Indiens, ni gangsters, no Negroes, nothing. No Jews. Also no sophistication.» Ahmet est le fils de l’Ambassadeur de la Turquie aux États-Unis. En vertu d’une loi turque, son père Mehmet Munir dut changer de nom et il opta pour Ertegun, «erte» signifiant «prochain» et «gun» signifiant «jour», un nom à connotation religieuse : le jour viendra. À 14 ans, Ahmet traîne dans les clubs noirs de New York. Il était même parfois le seul blanc dans la salle - Les noirs étaient gentils avec les blancs car ils en avaient une trouille bleue - Une nuit, il rencontre Sidney Bechet dans une party à Harlem et Bechet lui demande ce qu’il boit, alors Ahmet dit : «Scotch & soda». Bechet lui retire le verre des mains et lui colle un joint dans le bec. C’est son baptême du feu, avec ce qu’il appellera toute sa vie la ‘ma-ree-wanna’. Une amie voit Ahmet rayonner dans les clubs de jazz : «Il aimait la musique et il comprenait les gens. Il avait un don extraordinaire : il pouvait discuter avec les musiciens et avec les ducs.» Il s’habille comme les jazzmen - I need a pair of alligator shoes ! - Ahmet est particulièrement fasciné par Lester Young que Billie Holiday surnomme «The President», Prez pour les intimes, quite possibly the hippest dude who ever lived, l’inventeur d’un slang de jazz («bread» pour le blé, «that’s cool» et «You dig?». Il portait un crushed black porkpie hat et buvait tellement qu’il mourut alcoolique à l’âge de 49 ans. On croise aussi Mezz Mezzrow, aussi hip que Prez, qui fume et qui deale de la ma-ree-wanna, qui joue de la clarinette et qui écrit la bible des hipsters, Really The Blues. On est avec Ahmet dans l’entre-deux mondes, au cœur du mythe, Ahmet est l’hipster par excellence, il est au jazz ce que Duchamp est à l’art, un électron libre fabuleusement affamé. En 1939, George Frazier qui est éditorialiste au Boston Globe rencontre Ahmet dans une small cocktail party à Washington et le qualifie de ‘bizarre’ : «Le peu de cheveux qu’il avait était coiffé avec une raie au milieu et plaqué de chaque côté d’un crâne plutôt plat. Il avait le regard humide et à travers ses verres sans montures, il m’inspirait une certaine compassion. Au dessus de sa lèvre supérieure, une très fine moustache me faisait penser au dessin d’une ligne de chemin de fer sur une carte scolaire.»

    Puis Ahmet entre au St. John’s College d’Annapolis, dans le Maryland. Jac Holzman y séjournera lui aussi un peu plus tard. Jac dit qu’on y apprend le Grec et les maths, «l’algèbre pendant la deuxième année, Cartesian math, et la théorie des parallèles de Nikolai Lobarchevsky pendant la quatrième année. On participait à des débats philosophiques autour des maths. L’idée était de nous initier aux rigueurs de la réflexion sans être rigide. Je pense que les débats socratiques et le principe d’égalité entre les tuteurs et les élèves stimulaient Ahmet.»

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    C’est en 1949 qu’il monte Atlantic avec Herb Abramson. À cette époque, nous dit Greenfield, le music biz indépendant démarrait doucement : Herman Lubinsky avec Savoy Records, Syd Nathan à Cincinnati avec King Records, Art Rupe à Los Angeles avec Specialty Records, Jules, Saul, Joe et Lester Bihari avec Modern Records, Eddie et Leo Mesmer avec Aladdin, les frères Chess à Chicago avec Aristocrat puis Chess Records. C’est l’époque des pionniers. Pourquoi Atlantic ? Parce que les noms auxquels pensait Ahmet était déjà pris, Horizon, Blue Mood - J’avais entendu parler d’un label qui s’appelait Pacific Jazz à l’époque. Aussi, en désespoir de cause, j’ai dit : ‘Look, ils s’appellent Pacific ? Alors on va s’appeler Atlantic !’ - Ahmet démarre donc avec Herb et Myriam Abramson au 234 West 56th Street, au 5e étage. Le soir, quand ils enregistrent, il poussent le bureaux pour faire de la place aux musiciens. Il y a une petite salle de bains où Ray Charles va se shooter. Juste à côté se trouve le fameux Patsy’s restaurant où viennent dîner Sinatra et les gens de la mafia.

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    Et puis il y a les fameuses virées dans le Deep South, à la recherche de nouveaux talents. Ahmet et Herb descendent une première fois dans le Sud en 1949, parce qu’à New York, nous dit Ahmet on ne trouvait pas de funky blues singers. Et là il embraye sur ce qu’il appelle «l’histoire la plus incredible de sa vie». Il marche dans les rues d’un quartier noir d’Atlanta et il tombe soudain sur un aveugle qui chante du gospel, playing incredible slide guitar. Les passants lui donnent la pièce. Ahmet met des billets dans le chapeau et demande à l’aveugle : «Have you ever heard of Blind Willie McTell ?» Et à la grande stupéfaction d’Ahmet, l’aveugle répond : «Man, I am Blind Willie McTell.» Voilà la magie du personnage, l’Ahmet magique. On doit à Blind Willie McTell l’excellent «Statesboro Blues» repris par Taj Mahal sur son premier album et des tas d’autres luminaries, et pour Dylan, Blind Willie McTell signifie the beginning of it all.

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    Ahmet et Herb décident alors de descendre à la Nouvelle Orleans car on leur a parlé d’un «musical magician who played in a style all his own». Ils sont obligés de prendre un ferry jusqu’à Algiers, puis un taxi. Mais aucun chauffeur blanc ne veut les déposer à Algiers - I ain’t going to that nigger town - Alors Ahmet et Herb partent à pieds à travers des champs marécageux et quand ils arrivent au nightclub - rather a shack - Ahmet s’extasie : «Ça ressemblait à un dessin animé qui grandissait et se rétractait to the pulsing beat.» Ils assistent à un show de Professor Longhair, Fez pour les intimes, «playing his own idiosyncratic rhythms on piano against the beat». Incredible ! La sidération d’Ahmet bat tous les records : «Fez was creating these weird, wide harmonies while singing in the open-throated style of the blues shouters of old.» On ne saurait imaginer meilleure description. Ahmet flirte avec le génie descriptif, il fait swinguer sa langue (in the open-throated style/ of the blues shouters of old). Chacune de ses phrases semble sortir un couplet de Cole Porter. Il ajoute que Fez sonnait comme un «cross between Jelly Roll Morton et Jimmy Yancey», qu’il mixait le blues avec le jazz, le ragtime et la musique Cajun. «My God !» dit Ahmet à Herb, «We’ve discovered a primitive genius !». Mais Fez vient de signer avec Mercury. Voyant les deux blancs déçus, Fez dit qu’il a signé sous le de Roeland Byrd et ajoute : «With you I can be Professor Longhair.»

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    Ahmet fréquente les frères Chess. À l’époque, Chess est l’autre grand label indépendant spécialisé dans la musique noire. Quand Ahmet vient visiter les locaux de Chess à Chicago, Leonard lui fait faire le tour du propriétaire. Une gonzesse est à la réception avec une machine à écrire. Puis Leonard lui présente la balayeur, Muddy Waters. «Il bosse à mi-temps pour nettoyer les bureaux», dit Leonard le renard. «Il enregistre aussi des disques.» Quand Ahmet demande où se trouve se service comptable, Leonard le renard s’interloque : «Quel service comptable ?». Pour rassurer Ahmet, il explique que la fille à la réception s’occupe aussi des comptes. Puis Ahmet lui demande de quelle manière il gère les royalties. Leonard le renard s’interloque à nouveau : «Quelles royalties ?». Bon, Ahmet préfère couper court. Il apprendra un peu plus tard de la bouche de Marshall, fils de Phil Chess, que son oncle Leonard avait passé un étrange accord avec Muddy : si ses ventes de disques venaient à chuter, Muddy pouvait venir se faire un billet en s’occupant du jardin de Leonard. Alors Ahmet lui répond qu’il a passé un autre genre d’accord avec Big Joe Turner : si ses ventes d’albums venaient à chuter, alors Ahmet se mettrait à son service comme chauffeur.

    C’est Herb Abramson qui apprend les bases du métier de label boss à Ahmet : les contrats, les séances d’enregistrement, les relations avec les fabricants de disques et la distribution. Et pourtant leur relation va s’arrêter brutalement : Herb est envoyé en Europe pour servir dans l’armée en tant que dentiste.

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    C’est là que Jerry Wexler entre dans la danse et c’est avec lui qu’Ahmet va faire ses prochaines virées de le Deep South. Wexler est très différent d’Ahmet. Wexler est un homme colérique et suspicieux, il surveille tout, principalement les factures, il parle mal au personnel d’Atlantic, met constamment en doute leurs compétences, il s’inquiète pour rien et un rien le met en pétard. Wexler est hanté par la peur de manquer, car il a grandi dans l’extrême pauvreté des quartiers juifs new-yorkais, alors qu’Ahmet est fils d’ambassadeur et qu’il n’a jamais manqué de rien. Malgré toutes ces différences, Ahmet et Wexler fonctionnent comme les deux doigts de la main, the record business equivalent nous dit Greenfield de Mr. Inside and Mr. Outside.

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    Leur premier gros coup, c’est Big Joe Turner. Ahmet le signe en 1951, après l’avoir vu jouer à l’Apollo de Harlem accompagné par le big band de Count Basie. Et pourtant, le show tourne au désastre, car Big Joe et le big band ne jouent pas ensemble. Quand le big band s’arrête, Big Joe joue encore. Le public le hue et Big Joe s’enfuit. Ahmet parvient à le retrouver dans un bas voisin et le console, lui disant qu’il veut faire de lui une big star. Alors Big Joe qui est un vétéran de toutes les guerres lui répond : «Okay if you pay me money.» Ahmet lui propose 500 $ et Big Joe lui répond «Yeah that’s good». Ahmet dit que c’est pour four sides (deux singles) et Big Joe qui appelle Ahmet «Cuz» lui dit «All right Cuz.» Ils vont enregistrer «Shake Rattle And Roll» avec Mickey Baker on guitar, et aux chœurs, Jesse Stone, Ahmet et Wexler. En 1954, «Shake Rattle & Roll» est le premier rock’n’roll single qui se vend à un million d’exemplaires. Avec l’«I Got A Woman» de Ray Charles, Atlantic redéfinit le futur du record business en Amérique. «Shake Rattle & Roll» lance le rock’n’roll et «I Got A Woman» la Soul. Greenfield : «Ce que les deux hits ont en commun, c’est Ahmet et Wexler.» Ils vont ajoute Greenfield devenir the greatest team in the history of the record business.

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    Mais Ahmet et Wexler n’ont pas exactement la même vision des choses. Quand Paul Marshall vient trouver Wexler pour lui proposer la distribution des Beatles en Amérique, Wexler lui répond que ça ne l’intéresse pas. Alors Marshall donne la distribution des Beatles à Vee-Jay. Quand Ahmet l’apprend, il est furieux. Bien sûr Wexler ne parle pas de ça dans son autobio. Il s’en explique ailleurs, disant «qu’il n’y avait pas de blues dans les Beatles» et donc ça ne pouvait pas l’intéresser - That’s why I didn’t care about the Beatles and I did like the Rolling Stones - Aux yeux de Greenfield, la décision de Wexler fait partie des grandes erreurs de l’histoire du record business. Ahmet ne lui pardonnera jamais cette «trahison». Mais ça ne s’arrête pas là. Lors d’un meeting avec Leiber, Stoller, George Goldner et Wexler, Ahmet découvre le pot-aux-roses : Wexler veut racheter Atlantic. Quoi ? Ahmet met fin à la mutinerie en disant : «Il n’y a qu’un seul problème. Atlantic m’appartient.» Aux yeux d’Ahmet, il n’existe rien de pire que la trahison. Quand il découvre que Wexler a ourdi le complot dans son dos, il est furieux. Leur relation de confiance en prend un sacré coup. Pour Ahmet, c’est foutu. Et pourtant, ils vont continuer de bosser ensemble.

    Et pourtant, Ahmet est conscient des limites de ce qu’on appelle the Atlantic sound : «Ce que l’industrie appelle the Atlantic sound fut remplacé par le Motown sound, qui était fabuleux. J’ai tout de suite adoré ça, je ne savais pas comment le reproduire et ça me paniquait. On ne savait pas comment le composer, comment le jouer, comment le chanter. Motown était plus moderne et plus hip que ce qu’on faisait, le public a suivi et c’est devenu la pop music.»

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    ( Phill Spector, Ahmet Ertegun, Sonny and Cher )

    Ahmet s’entend bien avec Phil Spector. Totor voit en Ahmet un mentor et un père de substitution. De son côté Ahmet est subjugué par l’intelligence de Totor : «I’ve never seen anybody like Phil before and I’m sure I won’t see anybody like him again.» Il ajoute ce qu’on sait déjà : «Phil était complètement cinglé, mais charmant, extrêmement intelligent et très talentueux.» Ils passent leurs soirées ensemble dans les clubs à jiver le slang comme Mezz Mezzrow. Ahmet lui offre vite un job chez Atlantic. Mais les autres pontes d’Atlantic ne peuvent pas schmocker Totor qui le leur rend bien. Soit on le traite d’asshole, soit d’insane. L’amitié d’Ahmet et de Totor dure jusqu’en 1961.

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    Ahmet et Wexler bossent aussi avec deux autres génies des early sixties, Leiber & Stoller. Greenfield nous ressert la fameuse anecdote du «There Goes My Baby» des Drifters que Wexler ne supporte pas. Quand il entend cet enregistrement financé par Atlantic, il pique une crise de colère et jette dans le mur son sandwich au thon qui, nous dit Stoller, y reste collé. Par contre, Ahmet trouve l’enregistrement excellent. Il est tellement excellent qu’il grimpe en tête des charts. Greenfield : «Que quatre hommes avec des personnalités aussi fortes puissent s’entendre sur un point relevait du miracle. En 1961, après que Totor soit devenu producteur superstar, Leiber & Stoller demandent à ce qu’on les crédite comme producteurs sur les albums. D’abord outragé par cette requête, Wexler finit par céder.»

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    Nouveau coup de cœur d’Ahmet : the Budffalo Springfield qu’il trouve «very special in so many ways» : ils écrivent des chansons qui ne ressemblent à rien de ce qui existe, ils ont trois lead singers qui sont aussi des grands guitaristes, Neil Young, Stephen Stills et Richie Furray - Je veux dire qu’un groupe a de la chance quand il arrive à avoir ne serait-ce qu’un seul bon chanteur et un seul bon guitariste - Aux yeux d’Ahmet, Buffalo Springfield est l’un des «greatest rock’n’roll bands I’ve heard in my life». Et pourtant, Stills et Young n’avaient rien en commun. Stills était encore plus déterminé et ambitieux que Neil Young. Selon Neil Young, «Stills crevait d’envie d’aller à Londres traîner avec les Beatles aussitôt que possible.» Le Buffalo commence à tourner aux États-Unis, mais ça se passe mal, la tension monte dans le groupe, Stills frappe Bruce Palmer sur scène à New York parce qu’il joue trop fort et pour le remercier, Palmer colle un tas dans la gueule de Stills qui s’écroule dans la batterie. Comme l’a fait Totor, Stills prend Ahmet comme modèle et comme mentor. Greenfield : «En vieillissant, il commença à s’habiller comme Ahmet et il portait un bouc. Il commença aussi à s’acheter des pompes à 5 000 $.»

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    Malgré les succès, Wexler reste hanté par le fantôme de la faillite - Depuis le début, nous n’avons pas le choix : c’est grossir ou disparaître. Et qui peut prédire l’avenir ? Tous les autres labels indépendants ont disparu - C’est lui qui pousse à la roue pour revendre Atlantic et aller en Floride mener une vie de rentier. Ahmet finit par céder et il revend Atlantic à Warner pour 17,5 millions de $. Bon prince, Warner propose à Ahmet et Wexler de continuer à gérer leur boutique et à choisir les artistes. Même traitement de faveur pour Jac Holzman qui a vendu Elektra à Warner. Le nouveau conglomérat s’appelle WEA.

    Avec Buffalo Springfield, Ahmet entre dans sa phase ‘rock blanc’ : Crosby Stills & Nash, Cream et les Stones. Il apparaît que le véritable rock’n’roll animal dans cette histoire est Stephen Stills. Greenfield nous raconte que Crosby, Stills & Nash passent neuf heures à travailleur l’excellent «Long Time Coming» de Croz, et quand les autres qui en ont marre partent se coucher, Stills reste dans le studio à peaufiner les arrangements jusqu’à l’aube, pour que Croz soit à l’aise au chant. Les autres surnomment Stills ‘Captain Many Hands’. C’est lui qui joue tous les instruments sur le premier album, excepté les drums. Un peu plus tard, lorsque Stills tourne à la coke, il devient insupportable et Geffen qui s’occupe de lui en tant qu’agent le raye de la liste de ses clients. Greenfield consacre pas mal de place à Geffen qui à cette époque s’occupe aussi de Laura Nyro. Geffen rencontre Clive Davis qui est alors le boss de Columbia et lui promet de lui amener Stills qui est alors signé sur Atlantic. Geffen commet l’erreur de sa vie en allant voir Jerry Wexler chez Atlantic, au 1841 Broadway. Il y a en effet deux gros problèmes : un, Wexler n’est pas un grand fan des rockoids à cheveux longs, contrairement à Ahmet, et deux, il supporte encore moins les agents. Comme Geffen lui demande de casser le contrat de Stills, Wexler pique l’une de ses crises légendaires, il hurle ‘Get the fuck out of there’, chope Geffen par le colbac et le jette dans le couloir. Geffen revient chez Stills qui attend la bonne nouvelle, mais Geffen lui dit : «My God, ce sont des animaux là-bas !».

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    Plus tard, Steve Ross, le big boss de WEA réunit ses directeurs pour une journée de travail chez lui à Beverly Hills : autour de la table se trouvent les deux frères Ertegeun (Ahmet et Nesuhi), Mo Ostin, Jerry Wexler, Jac Holzman et David Geffen. Geffen dit en aparté à Wexler qu’il vient de signer Dylan. Bon, Wexler encaisse sans rien dire. Un peu plus tard, il profite d’un point de détail pour rentrer dans la gueule à Geffen qui et assis à côté de lui : «You stole an artist that we had !». Geffen fait pffff, et ajoute : «You’re an old washed-up record man, what the fuck do you know ?». L’injure suprême. Alors Wexler devient tout rouge, les veines de son cou gonflent et ses yeux sortent des trous. Il perd complètement le contrôle de lui-même et repique l’une de ces crises qui font sa légende. Il hurle à Geffen : «You agent ! You’d jump in a pool uf pus to come up with a nickel between your teeth !», ce qui peut vouloir dire que même au fond une mare de pus, il ramasserait une pièce de monnaie avec les dents. Alors les autres sautent sur Wexler juste avant qu’il ait le temps de frapper Geffen et ce conclave qui réunit les hommes les plus puissants du record biz se transforme en partie de catch. Steve Ross est outré, «Ce n’est pas possible !», Mo Ostin se lève, dit qu’il ne peut pas tolérer ça et s’en va. Et Wexler hurle at the top of his lungs.

    Ahmet aime bien Geffen, mais avec parcimonie. Un jour, George Trow, Geffen et Ahmet sont au Beverly Hills Hotel et Geffen prend un appel. C’est Joni Mitchell. Pendant que Geffen papote, Ahmet dit à Trow : «Il doit être en train de parler à un artiste. Il prend son air inspiré. Pour ça, il doit essayer de se débarrasser momentanément de sa cupidité.» Lors d’un vol à bord d’un avion, Ahmet est assis en face de Geffen et lui jette sur la tête sa cendre de cigarette. Geffen lui annonce que s’il n’arrête pas immédiatement, il va lui jeter un verre d’eau à la figure. Comme Ahmet n’arrête pas, Geffen passe à l’acte. Pendant des années, ils ne vont plus s’adresser la parole. Avant de se réconcilier.

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    Quand Cream enregistre Disraeli Gears à New York, Ahmet tente de mettre Clapton en avant, mais il finit par découvrir que le vrai leader de Cream, c’est Jack Bruce. Mais le groupe va très vite se disloquer. Lors de la troisième tournée américaine, ils se battent tous les soirs. Ginger voulait buter Jack. Jack voulait se suicider. Et Clapton disait : «Sortez moi de là, je ne peux plus les supporter, ni l’un ni l’autre.» Puis Ahmet voit les Stones comme le couronnement de sa carrière. Il les considère comme «the most desirable act in business». Avec les Stones, Atlantic devient le premier label du monde. Pour les Stones, Atlantic est symbolique. Comme ils ont grandi avec Chuck Berry, ils ont fini par embaucher le fils Chess pour diriger leur label et choisi Atlantic pour la distribution américaine, parce qu’ils écoutaient aussi Ruth Brown et Ray Charles quand ils étaient jeunes. Une façon de boucler la boucle, alter all. Ils signent l’accord chez Jagger à Londres, un Jagger qui raconte la scène : «Ahmet avait tellement bu de bourbon qu’au moment de se serrer la main, sa chaise se renversa et il tomba à la renverse.» Comme le dit si bien Greenfield, the honeymoon was about to begin.

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    Côté rigolade, Greenfield épingle deux ou trois anecdotes hilarantes. Wilson Pickett se trouve chez Stax à Memphis et Wexler lui propose d’enregistrer «Hey Jude». Pickett l’envoie chier, pas question d’enregistrer «Hey Jew» ! Pire encore. Otis Redding appelle Nesuhi Ertegun ‘Nescafe’ et Ahmet ne reprend pas Otis quand il l’entend l’appeler ‘Omelet’. Un Otis qui un jour est tellement bourré qu’en faisant une révérence, il se pète la gueule. Ça, il faut savoir le faire.

    Ahmet se marie une première fois avec une certaine Jan Holm dont il n’est pas vraiment amoureux - C’était une very nice girl mais je n’étais pas follement amoureux d’elle et je ne pense pas qu’elle fût amoureuse de moi. Pourtant je l’ai demandée en mariage et elle a accepté car il semblait que c’était la seule chose qu’elle pût faire - Évidemment, le mariage tourne court, Ahmet accepte le divorce, lui donne tout ce qu’il possède et retrouve sa chère liberté : chaque nuit, il est en ville, dans les clubs, usually with a stunning young model on his arm.

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    Geffen nous rapporte un épisode comique. Ça se passe dans le bureau d’Ahmet. Geffen lui demande : «Comment faites-vous pour gagner autant d’argent dans le music biz ?» Ahmet se lève et traverse la pièce en courant. Il dit à Geffen : «Voilà comment je gagne beaucoup d’argent.» Geffen ne comprend pas. Alors Ahmet refait exactement le même cirque. Il court et s’arrête. Geffen dit qu’il ne comprend toujours pas. Ahmet s’impatiente : «Regarde schmuck, je le fais encore une fois. Prends des notes.» Il court à travers la pièce. Geffen avoue qu’il ne comprend toujours pas. Alors Ahmet lui dit qu’avec un peu de chance, on court et on se cogne dans un génie qui va vous rendre riche. Les Anglais appellent ça bumping into geniuses. Et Ahmet en a bumpé pas mal : Phil Spector, Wexler, Ray Charles, Leiber & Stoller, Jagger & Richards.

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    Pour fêter le 25e anniversaire d’Atlantic en 1973, Ahmet emmène 200 personnes à bord d’un Boing 747 pour aller faire la fête à Paris. À bord de l’avion, tout le monde boit, fume des joints et sniffe de la coke. Party ! Quand Wexler s’endort, Ahmet lui pique son passeport et remplace la photo par celle d’une femme qui se fait enfiler par un âne. Quand Wexler présente son passeport à Orly, le douanier regarde la photo, puis Wexler. Voulant se rendre utile, Wexler dit qu’à l’époque il portait une barbe. À côté de lui, Ahmet s’écroule de rire. En fait, ce mec aura passé sa vie à rigoler et à s’amuser. Il possédait une Bentley, une Rolls, une Sunbeam et deux Cadillac Fleetwood, l’une bleue, l’autre verte. Il collectionnait les toiles de Jasper Johns, Rauschenberg et un Matisse, son artiste préféré. Quand il voit Wexler démissionner, Ahmet devient philosophe : «Il est triste parce que la musique qu’il aimait tombe en désuétude. C’est une erreur que d’accorder trop d’importance à la musique qu’on enregistrait. Ce n’est pas de la musique classique. On ne peut pas la voir de la même façon. C’est comme les vieux films de Fred Astaire. Ils sont marrants, mais ce n’est pas du grand art. Il ne faut pas les voir comme du grand art.» Dans un paragraphe en exergue, Dave Marsh déclare : «J’ai connu John Hammond, Jerry Wexler et Sam Phillips, et laissez-moi vous dire qu’Ahmet fut the greatest record executive who ever lived. Il était plus créatif, il avait plus de goût, il a duré plus longtemps, il avait les meilleures relations avec les artistes, et il n’a jamais cessé d’ouvrir des marchés et de les maintenir en activité.» Dans les années 90, il signe des groupes comme Foreigner, AC/DC, Twisted Sister, Yes, INXS, Genesis, et du coup, Atlantic n’a plus rien à voir avec ce qui fit sa spécificité. Ahmet raisonnait un homme d’affaires, il avait besoin de continuer à générer d’énormes profits. Mais il nous rassure aussitôt : «J’écoute beaucoup de musiques actuelles, mais j’écoute surtout Pee Wee Russell et Bud Freeman, et toujours le «Shreveport Stomp» de Jelly Roll Morton, that’s the hottest record ever made.» Ahmet fréquente aussi Cher qui est devenue une superstar, il aime bien lui peloter les seins en public, alors Cher s’indigne tendrement : «Oh Ahmet !». Il adore aussi pincer les fesses des artistes qu’il signe, mais ça ne plaît pas à toutes. Alors Ahmet rigole. En plus il est marié avec Mica, et Mica sait qu’Ahmet vient d’une culture où les hommes ont plusieurs femmes, aussi comprend-elle parfaitement qu’Ahmet puisse continuer de vivre sa vie d’homme en se tapant une copine de temps en temps. Comme la femme de Muddy, elle a cette grande intelligence.

    Signé : Cazengler, Ertegouine

    Robert Greenfield. The Last Sultan. Simon & Schuster 2011

     

    Ronnie Bird

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    Avant de s’appeler Ronnie Spector, elle s’appelait Veronica Bennett. Elle tenait sa couleur de peau d’un joli métissage : père irlandais et mère métisse d’indien Cherokee et de noir, comme Jimi Hendrix. Elle chantait dans les Ronettes avec sa grande sœur Estelle et une cousine nommée Nedra Talley. Elles habitaient toutes les trois Spanish Harlem et adoraient Frankie Lymon. Veronica passait ses journées à la fenêtre de sa chambre à regarder les filles de Spanish Harlem déambuler avec des grosses coiffures et des clopes au bec - I loved that tough look - Oui, Veronica aimait beaucoup le look des street bitches. Et puis un beau jour, la vie des Ronettes bascula dans le rêve : Phil Spector les prit sous son aile pour les transformer en super stars.

    Avec Totor, ça ne traînaient pas. Il lui fallait des hits galactiques ! Quickly ! C’mon ! Il savait où trouver des cocos pour l’aider à les composer. Il tapait aux portes des petits bureaux du Brill. Toc toc toc !

    — Hi Cynthia ! Hi Barry ! Et si on composait un petit hit galactique pour mes nouvelles pouliches ? Ça vous branche, les cocos ?

    — Chouette idée, Totor ! Tiens, regarde, il pleut ! On pourrait faire un truc sympa sur la pluie, pas vrai ?

    Et Cynthia Weil se met à pianoter une mélodie galactique.

    — Tatata, walking in the rain... Tatata, pas mal, hein, Totor ?

    — Ouais, c’est pas mal, Cynthia, mais monte un peu à l’octave, là, pour embarquer ton thème, oui là, tatataaaaaaa, aw fuck, quelle mayotte, ma cocotte ! Fuck shit up, on va encore défoncer la rondelle du Billboard ! Il finira par marcher comme un cowboy, le Billboard, si on continue à le défoncer comme ça, les cocos, ha ha ha ! Quelle merveille ! Play it again, Cynthia ! Tatataaaaaaa, walking in the rain ! Veronica et les deux autres bécasses vont te chanter ça aux petits oignons, tu vas voir !

    Une chose est bien certaine : « Walking In The Rain » fait frémir. C’est un hit dégoulinant de génie, mais un génie particulier, car attentif au global comme au moindre détail. Quant à ce jerk royal, « (The Best Part) Of Breaking Up », on le danse à l’Égyptienne, avec les poignets cassés. On y sent les effluves du River Deep. On le sent destiné à traverser les siècles. Dans 2 000 ans, on dansera encore ce jerk royal des Ronettes.

    Totor fonce vers un autre bureau. Toc toc toc !

    — Hi Ellie ! Hi Jeff ! Vous avez un moment ? On pourrait peut-être composer un petit hit galactique pour mes chouchoutes de Spanish Harlem ?

    — Oh, toi Totor, on voit bien que t’es amoureux...

    — Hey Ellie, pas si vite ! Une chose que mon grand-père m’a apprise est qu’il ne faut jamais brûler les étapes, right ? Bon, alors, qu’avons-nous comme idée, mes cocos ?

    — I wonder...

    — Ah pas mal, Jeff, c’est un titre ?

    — Yeah, man !

    — Alors, Ellie, pianote-nous l’un de ces petits jives dont tu as le secret....

    — Écoute un peu ça, Totor ! Plonk plonk plonk !

    — Aw ! Terrific ! What a profondeur ! Vas-y monte-moi ça à l’octave ! I wondeeeeeer ! So gooood ! Encore un coup de Trafalgar galactique en perspective, hein ? What a mélodie ! Ça va leur jerker la paillasse ! T’aurais pas autre chose, Ellie ? Allez, arrête de faire ta mijaurée, tu as bien une idée de riff dynamiteur en magasin...

    — J’ai ça, Totor, écoute... Dessus, il faudrait des paroles du genre be/ my ba/ by, tu vois, bien ponctuées sur les accords, plonk plonk plonk, tu peux nous écrire des paroles, mon petit Jeff chéri ?

    — Ouais ma Lilie, attends, be my/ Baby/ Be my little baby/ Say you’ll be my darling/ Be my baby now/ Oh, oh, oh, oh !

    — Bon Jeff tu ne t’es pas foulé sur ce coup-là, mais ça suffira. Merci Ellie pour ce nouveau coup de génie. Franchement, je ne sais pas ce qu’on deviendrait sans toi...

    « Be My Baby » incarne le génie productiviste de Totor à l’état le plus pur. Et le génie composital d’Ellie Greenwich à l’état le plus torride. Comme résultat de la combinaison des deux, on obtient le démarrage de refrain le plus foudroyant de l’histoire du rock. Fallait-il que Totor et Ellie soient géniaux pour nous servir une telle tambouille ! Brian Wilson était au volant lorsqu’il entendit « Be My Baby » pour la première fois à la radio. Il fut tellement frappé par la puissance du hit qu’il en perdit le contrôle de sa bagnole.

    — Tu vas peut-être penser que j’exagère, Ellie, mais il me semble deviner au pétillement de ton regard que tu as encore une idée en tête.

    — On ne peut vraiment rien te cacher, Totor. J’ai effectivement un truc qui me gratte l’ovule depuis un moment. It goes like this... Plonk plonk plonk. Là-dessus, il faudrait chanter quelque chose du genre, Ba/ By/ I love/ You... Tu vois, Jeff chéri ?

    — Ah oui, je le sens bien, mmmmm... On pourrait essayer ça... Come on baby/ Oh-ee baby/ Baby I love only you !

    Ça fait marrer Totor :

    — Jeff, fais gaffe, tu pourrais te faire une entorse au cerveau, si tu fais trop d’efforts... Bon, on va mettre nos trois biquettes en studio demain matin et orchestrer ce nouveau hit greenwichien comme il se doit ! Merci de votre collaboration, mes cocos !

    « Baby I Love You » bénéficie d’une attaque démente. C’est l’archétype du couplet pop secoué aux tambourins. L’extraordinaire classe de l’inventivité de Totor et d’Ellie Greenwich sidère encore la terre entière. Le refrain relève du phénomène surnaturel. Il n’est pas surprenant que Joey Ramone soit devenu FOU de cette chanson.

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    Quand le premier album des Ronettes est arrivé en Europe, ce fut une déflagration atomique, mais au sens positif de la chose. On trouve aujourd’hui un autre album des Ronettes qui s’appelle Volume 2 et qui propose des petites merveilles du même acabit. Totor composait des choses avec Harry Nilsson, comme par exemple ce « There I Sit » intrigant car sous le vent et accompagné par des marteaux piqueurs. On trouve aussi une autre merveille signée Totor, Cynthia Weil & Barry Mann, « (I’m A) Woman In Love » : si elle décolle à un moment, c’est uniquement pour tétaniser les esprits. Retour d’Ellie avec « I Wish I Never Saw The Sunshine », une machine à jerker d’un éclat invraisemblable et qui explose à la face du monde. Aujourd’hui, les hits pop ont perdu toutes ces dynamiques.

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    Totor et Ronnie se sont mariés, puis Ronnie s’est plainte de Totor. De 1968 à 1972, elle a vécu comme séquestrée dans leur belle villa d’Hollywood : barreaux aux fenêtres, clôture électrifiée, chiens de garde - All he wanted me to do was stay at home and sing Born To Be Together to him every night - Elle s’évada et divorça.

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    C’est là qu’elle a commencé à en baver. Elle s’asseyait sur une réputation, mais elle n’avait plus que sa voix. Toute la magie d’antan s’était envolée. Pfffff, plus rien. Des gens comme John Lennon, Joey Ramone et Amy Whinehouse qui imitait son maquillage et sa coiffure l’aidèrent à revenir dans l’actualité. En 1980, elle essaya d’enregistrer un album de rock new-yorkais, le fameux Siren, mais ce fut douloureux, pour elle comme pour nous. Elle avait pourtant rassemblé une grosse équipe, Cheetah Chrome des Dead Boys à la guitare, Billy « Wrath » des Heartbreakers à la basse et d’autres gens réputés, mais les cuts restaient d’une affligeante banalité. Elle attaquait pourtant avec l’« Here Today Gone Tomorrow » des Ramones. Elle enchaînait avec « Darlin’ », une sorte de petit hit bien balancé et solidement interprété, mais on était loin des fastes d’antan. Elle allait même chercher l’« Anyway That You Want Me » de Chip Taylor popularisé par les Troggs, mais encore une fois, la magie faisait gravement défaut. Totor en aurait fait un chef-d’œuvre, c’est évident. Elle sortait de cette aventure malheureuse avec « Happy Birthday Rock’n’Roll », l’occasion pour elle d’utiliser la nostalgie pour recycler des extraits de « Be My Baby ».

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    Quelques années plus tard, elle réapparût avec un album encore plus médiocre, Unfinished Business. Elle tentait désespérément de retrouver la veine du Brill, mais ça ne marchait pas, car elle tombait dans tous les pièges de la prod des années 80. C’était carrément de l’abattage. Le disque était tellement mauvais que le disquaire qui le vendait me l’offrit. Le seul morceau sauvable de ce disque était celui qui se nichait en fin de B, « Good Love Is Hard To Find », une petite pièce de r’n’b aux allures de good time music qui accroche bien.

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    En 2006, Ronnie fit une espèce de come-back avec l’album The Last Of The Rock Stars et un gros tas d’invités : Joey Ramone, Keef, Nick Zinner des Yeah Yeah Yeah, les Greenhornes, les Raveonettes, Daniel Rey et quelques autres luminaries. « Work On Fine » sonnait comme un cut légendaire. Dans cette fabuleuse reprise d’Ike Turner, Keef donnait la réplique à Ronnie - yes darling - Ils en faisaient un chef-d’œuvre de groovitude. L’autre grosse pièce de cet album était « Hey Sah Lo Ney », une cover de Mickey Lee Lane popularisée par les Detroit Cobras sous un autre nom, « Hey Sailor ». Ronnie s’en sortait avec tous les honneurs. « Ode To LA » était une tentative désespérée de revenir au temps béni du Brill. Sune Rose Wagner des Raveonettes s’était cru autorisé à singer Totor et Ellie Greenwich en proposant une pop-song aventureuse et en la produisant avec les pompes d’antan. Mais ça ne marchait pas. Pourquoi ? Tout simplement parce que Totor est un génie, alors que Sune Rose Wagner n’est qu’un Danois. On retrouvait aussi sur cet album une nouvelle mouture de l’« Here Today Gone Tomorrow » des Ramones. Des backings chancelants lui donnaient une allure extraordinaire. Ronnie savait que Joey était dingue des Ronettes, alors Ronnie est devenue dingue des Ramones, ce qui semblait logique. Elle soignait tout particulièrement la petite montée de fin de cut. Sur d’autres morceaux, on entendait Daniel Rey jouer de la guitare, et pour tous les amateurs de big sound new-yorkais, c’était un plaisir que de le retrouver.

    Et puis soudain, nous voilà tous rendus en 2016 ! 52 ans se sont écoulés sous le Pont Mirabeau depuis l’irruption des Ronettes dans les charts du monde entier. Ronnie revient dans l’actualité avec un nouvel album et un concert au New Morning.

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    L’album s’appelle English Heart, et comme son nom l’indique, c’est un album de reprises de hits anglais. Ronnie explique qu’elle est restée nostalgique de sa première tournée en Angleterre, alors elle tape dans le « Because » du Dave Clark Five - Bekos ! Bekos ! - Elle y va avec toute la fougue de sa jeunesse perdue. Elle tape bien sûr dans les Stones qu’elle a bien connus avec « I’d Much Rather Be With The Girls » - une compo d’Andrew & Keef. Elle en fait un racket, transformant les girls en boys. Encore plus gonflé : sa version de « Tired Of Waiting » des Kinks, mais la voix ne colle pas, c’est trop putassier. Et ça continue avec les Zombies (« Tell Her No »), les Beatles (« I’ll Follow The Sun » - ce vieux b-side d’EP qu’on finissait par adorer), Sandie Shaw (« Girls Don’t Come »), et puis cette surprenante reprise de l’« How Can You Mend A Broken Heart » des Bee Gees dont elle fait une version incroyablement osée, nappée d’orgue et pulsée au beat de Spanish Harlem. Ronnie se prend au jeu et ça tourne à l’enchantement.

    Oui, car désormais, tout cela n’est plus qu’une histoire de nostalgie. Voir arriver Ronnie sur scène, c’est voir arriver la fin d’une époque magique. Elle dégage un truc que ne dégageront plus les nouveaux prétendants au trône. Il faut désormais accepter l’idée que ce chapitre de l’histoire du rock se referme. Un chapitre qui est aussi le nôtre, celui des gens qui ont grandi avec, et qui va se refermer avec nous. Ça se termine, mais au moins ça se termine en beauté.

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    Un seul concert de Ronnie Spector suffit à recréer cette magie perdue, à laquelle nous fûmes tant attachés et qui d’une certaine façon nous a tous façonnés, en nous protégeant de la médiocrité du monde moderne. Quand on écoutait les hits de Totor ou de Brian Wilson, on ne pouvait pas s’intéresser à la variété française. Et Ronnie Spector sur scène, ça ne trompe pas. Elle apparaît toute de noir vêtue, silhouette impeccable, rayonnante, d’évidence ravie de l’accueil des Parisiens. Elle crée aussitôt de l’émotion et paf, elle envoie « Baby I Love You » histoire de nous sonner un peu les cloches. Et tout le set sera placé sous le signe de l’émotion, car encore une fois, Ronnie tape au point le plus sensible de l’histoire du rock. Elle est accompagnée par trois délicieuses choristes et un backing-band irréprochable. Elle commente toutes ses chansons et le public boit ses paroles. Elle quitte la scène pendant une version torride de « What’d I Say » et revient pour envoyer au firmament un « Walking In The Rain » qui n’a pas pris une ride. Bien sûr, ce n’est pas le wall of sound, mais par sa seule présence et par son charisme, Ronnie se situe bien au-delà de toutes les attentes. Elle incarne tout simplement la grande pop américaine. Elle a exactement le même genre de classe et de stature que Martha Reeves ou Mavis Staples. Et voilà qu’elle balance une version un peu funky de « You Can’t Put Your Arms Round A Memory » et quitte la scène en plein dans l’apothéose de « Be My Baby ». Au premier rang, on voit des mâchoires se décrocher. Rappel ? Pas rappel ? Si, rappel ! Elle fait un retour triomphant pour rendre hommage aux guys - A little dating with John - avec « I’ll Follow The Sun » qui passe mille fois mieux sur scène que sur son dernier album et puis c’est l’explosion atomique avec « I Can Hear Music », l’un des hits pop les plus ravageurs de l’âge d’or.

    La petite métisse de Spanish Harlem qui vient de casser sa pipe en bois mérite bien sa place dans l’Olympe des temps modernes, parmi les vivants et les morts, les dieux ailés et les dieux cornus.

    Signé : Cazengler, un Spector des travaux finis

    Ronnie Spector. Disparue le 12 janvier 2022

    Ronnie Spector. Le New Morning. Paris Xe. 22 juin 2016

    Ronettes. Presenting The Fabulous Ronettes Featuring Veronica. Phillies Records 1964

    Ronettes. Volume 2. Phillies Records 2010

    Ronnie Spector. Siren. Polish Records 1980

    Ronnie Spector. Unfinished Business. Columbia 1987

    Ronnie Spector. The Last Of The Rock Stars. High Coin 2006

    Ronnie Spector. English Heart. Caroline Records 2016

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    Ronnie Spector. Nobody’s Baby. Lois Wilson. Mojo #256. March 2015

     

    Inside the goldmine - Rocking Bone

    Il en avait bavé dans la côte, ce putain de Solex était encore tombé en panne à cause de cet abruti de Lionel qui pour soit-disant gonfler le moteur avait agrandi les admissions à la lime, et forcément le Solex n’avait pas supporté l’opération, pleurt pleurt pleurt en pleine côte de Saint-Hubert, ah la vache, obligé de pédaler comme un forçat pour arriver jusqu’en haut avec tous ces abrutis qui klaxonnaient derrière parce qu’ils ne pouvaient pas doubler à cause des camions qui descendaient en sens inverse, un vrai cauchemar cette affaire-là et c’était sûrement pas le moment, parce qu’à la maison, le glauque régnait sans partage, il battait tous les records, Hitchcock n’aurait jamais pu imaginer un plan pareil, avec cette belle-mère, la troisième du nom, qui picolait en cachette et qui insultait tout le monde à table, la garce, c’était facile pour elle car on avait ordre de fermer nos gueules, pas question d’ouvrir le bec sauf pour avaler cette saloperie de chou-fleur à la béchamel qu’elle nous servait tous les soirs sans exception, elle servait cette merdasse à la louche, alors il fallait avaler ça aussi vite que possible pour sortir de table et aller se réfugier dans nos chambres, car c’était le seul endroit peinard de la baraque, on pouvait y écouter des disques mais pas trop fort et se plonger dans la lecture de Creem & Châtiment, ce vaillant petit canard américain qui grouillait d’infos sur tous ces groupes mythologiques qui nous faisaient baver, comme par exemple les Jukin’ Bone qu’on a longtemps appelé les Junkin’ Bone parce qu’on avait mal lu les pochettes de ces deux albums RCA qu’on était allé un jour acheter à Paris en ayant pris ce choo choo train de give me just a little more acceleration et il fallait voir comme on était content de ramener ces deux albums dans le terrier glauque, de véritables trophées, on les ressortait du sac toutes les cinq minutes pour les admirer encore et encore, on s’en émerveillait à s’en arrondir le dessin des yeux.

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    C’est vrai qu’à l’époque on adorait ces petits albums de groupes américains pas très connus, on leur attribuait une valeur on va dire affective car il ne s’agissait pas non plus de grands albums. Les deux albums de Jukin’ Bone sont sortis la même année, en 1972. Évidemment, il n’existe aucune information sur ce groupe avalé depuis longtemps par l’oubli. En creusant un peu, on découvre qu’ils sont originaires d’Upstate New York et que 44 ans après leur split, ils se sont reformés pour enregistrer un nouvel album. Bon bref. Le fait de savoir que Jukin’ Bone a survécu donne du baume au cœur, mais c’est en 1972 que se jouait le destin de ces deux albums irrémédiablement classiques. Ils jouaient leur boogie rock en pères peinards sur la grand-mare des canards.

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    On les voit tous les six sur la pochette de Way Down East, avec leurs petits cheveux longs, leurs vestes en velours, leurs pattes d’eph et leurs boots. Tout le monde portait des boots en 1972. Tous les mecs qui écoutaient du rock portaient les cheveux longs. On devait écouter plusieurs fois Way Down East pour essayer de se convaincre qu’il s’agissait d’un bon album, mais il y avait dix mille fois plus de viande chez les Pink Fairies et le Vanilla Fudge que chez les Bone. Alors on persévérait, tiens, «Nightcrawler», c’est pas mal, c’est plus corsé et même sacrément corsé, ajoutait-on, on stompait ça des boots et on les voyait aller chercher le petit raunch. Mais leur boogie rock restait globalement bon enfant. On se demandait d’ailleurs comment ils avaient réussi à signer sur RCA qui était quand même le label d’Elvis et de David Bowie. Ils terminaient leur bal d’A avec un «Mojo Conqueroo» copié sur le thème des Gilded Splinters, ce qui avait le don de nous enthousiasmer. Et puis en B, ils nous resservaient une belle resucée de «See See Rider» qui tombait bien au pli, Joe Whiting chantait au sommet de son petit lard, on les sentait bien inspirés par les trous de nez, mais bon, on préférait nettement la version d’Eric Burdon. Sur scène, les Bone devaient impressionner, car si on retourne la pochette, on tombe sur une photo qui met l’eau à la bouche. Early seventies aux USA, ça faisait rêver tous les petits branleurs de province.

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    Leur deuxième album s’appelait Whiskey Woman. Pochette illustrée, ambiance urbaine, la nuit tombe sur la ville et comme pour le premier album, photo de scène au dos. Ils démarraient avec un «Jungle Fever» qui n’avait de fever que le nom, mais ils s’amusaient bien, ce qui était le principal, il ne fallait surtout pas les embêter. Tout était bien joué sur cet album, bien structuré, gratté au riff de gras double, incroyablement cousu de fil blanc, mais globalement c’était bien senti. On tombait enfin sur une énormité : «Spirit In The Dark», joué aux fantastiques accords de clameur groovy, c’était plein d’écho, élégant et conquérant. Il s’agissait du hit des Bone, joué dans un fantastique élan suprématiste, au cœur du cut se nichait un démarrage aux accords de groove, un merveille intersidérale qu’on voyait s’envoler. Et là les Bone devenaient des héros, sur la foi d’un seul cut, «Spirit In The Dark». Alors forcément, on retournait la galette et on dressait l’oreille, car on attendait des miracles. Ils démarraient leur bal de B avec le morceau titre, un boogie rock bien cossu. Ils connaissaient toutes les ficelles de caleçon, ils n’étaient pas nés de la dernière pluie et ils enchaînaient avec une resucée du vieux «Going Down» de Don Nix, mais pour le miracle, tintin. S’ensuivait une autre cover, «The Hunter», version bien musclée, mais le pauvre Joe Whiting n’avait pas la voix de Paul Rogers. Et l’album s’achevait dans une sorte de banalité. Il n’y avait pas de quoi se prosterner, mais bon, ça avait le mérite d’exister.

    Signé : Cazengler, Jukin’ Bore

    Jukin’ Bone. Way Down East. RCA Victor 1972

    Jukin’ Bone. Whiskey Woman. RCA Victor 1972

     

    L’avenir du rock - Shadracks & roll

     

    L’avenir du rock se doutait bien qu’ils finiraient par lui poser la question :

    — Que pensez-vous de la transmission génétique, avenir du rock ?

    — Pas grand chose...

    — La transmission génétique fait pourtant théoriquement partie du diagramme de vos thématiques... Vous évoquez les héritages mais curieusement vous n’abordez jamais la question de la transmission génétique...

    — Pffffff... Que voulez-vous que je vous dise ?

    — Vous pourriez expliquer aux auditeurs de Franche Culture que le rock, au même titre que l’intelligence ou la schizophrénie, peut être considéré comme un gène transmissible...

    — Vous devriez plutôt interroger un généticien...

    — Ne soyez pas cynique, avenir du rock, l’histoire du rock grouille d’exemples de transmissions génétiques, et vous les connaissez très bien. Quel est le premier exemple de gène rock qui vous vient à l’esprit ?

    — Gene Vincent !

    — Ah ah ah ! Ce que vous pouvez être spirituel ! Ah ah ah ! Vous en avez certainement une autre ?

    — Starkey et Hutch !

    — Ah ah ah, quel sens de la répartie ! Allez, avenir du rock, faite encore rigoler l’auditoire de Franche Culture qui en a bien besoin...

    — Me casse pas les Burnettes, Billy !

    — Ah ah ah ! Vous ne faites pas semblant ! Vous n’êtes pas dans la gêne, côté gènes, n’est-ce pas ? Ah ah ah ! Excusez-moi j’en ai les larmes aux yeux ! Une petite dernière, peut-être ?

    — Les chiens ne font pas des Shadracks.

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    Il est fort probable que les auditeurs de Franche Culture n’aient rien compris à la dernière vanne de l’avenir du rock. Sauf ceux qui écoutaient jadis le Dig It! Radio Show. Gildas programmait les Shadracks parce que leur premier album grouillait de classiques gaga. Logique car Huddie Shadrack est en fait le fils de Wild Billy Childish. Comme les chiens ne font pas des Shadracks, Huddie sonne comme son père. Ça tombe sous le sens.

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    Le meilleur exemple de gaga génétique s’appelle «Corinna», au bout de la B de ce premier album, un cook me down claqué aux accords de basse avec de forts relents de Louie Louie. Huddie n’en peut plus, Corinna in my arms ! L’album grouille aussi d’échos de proggy pop. Huggie a de toute évidence écouté des tas de très bons albums. Le «Splitting In Two» de fin de B se termine en apothéose d’accords stoogiens, mais anglicisés. Le coup de génie de l’album est la cover de «Boredom» qui ouvre la bal de la B : cover explosive d’un hit explosif, méchant clin d’œil aux Buzzcocks, c’est vite expédié en enfer. Bor’dom Bor’dom ! C’est d’autant plus méritoire que «Boredom» fait partie des intouchables. Ils font aussi un petit coup de Mersey Beat avec «Things I Hear». Les coups d’harmo rappellent ceux de Brian Jones dans les early Stones. Huddie a donc formé un trio avec deux petites gonzesses, Elisa et Elle. Au dos de la pochette, Councillor Duxburry qualifie leur son de punk inspired rhythm & noise. Bien vu Councillor, c’est exactement ça. «She Sailed The Sea» sonne comme du gaga minimaliste avec de belles flambées de noise. Huddie Shadrack développe en réalité une approche du gaga très novatrice. Il utilise les limites du power-trio pré-pubère pour créer des ambiances judicieusement aléatoires. C’est Elle qui lance «Plastic Lives» au one two three four de l’ancien temps du punk-rock de l’âge d’or. Ils réussissent à conserver ce son très désabusé. Avec «Locust Flies Again», on voit qu’Huddie a hérité de tout le bataclan, ça joue à la ferraille avec une belle disto de pâté de foi. L’avenir est assuré.

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    Dans un numéro récent, Vive Le Rock leur consacre une petite page, notant qu’après un démarrage en mode punk attitude, they morphed into the artistic and serious band they are today. Huddie écoutait les Damned au temps de son premier album. Il dit maintenant viser un son «raw, but also quite honest and melancholic, a bit arty, even though I don’t like the term.» Pour lui, le son du deuxième album n’est ni du gaga-rock, ni du punk, ni de l’indie. Il veut juste que ça sonne interesting. Il souhaite être pris au sérieux, rappelant qu’il n’avait que 17 balais quand il a composé les cuts du premier album - It’s just been a natural progression from there. I’m just poking around in the dark for ideas.

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    Leur deuxième album vient de paraître et s’appelle From Human Like Forms. Un mec nommé Rhys a remplacé Elle. Bon le son n’est plus du tout le même. Le seul cut gaga est le «Wet Cake» qui ouvre le bal de la B, monté sur les accords de Louis Louie. Pour le reste, Huddie cherche sa voie et il nous fait partager son ambition. Il faut donc faire un petit effort et se montrer digne de sa confiance. Derrière lui, Elisa fait de très beaux chœurs. Ils sonnent parfois comme les Pixies («Pray»), mais passent généralement par le vieux chemin des groupes anglais. Certaines harmonies vocales renvoient au premier Soft Machine. Huddie débroussaille sa petite pop bien tempérée, il vise le climatique, l’ambiance supérieure. Il a une bonne voix, bien ferme, un peu grave, étonnante pour un kid de son âge. On entend même parfois des échos de Bowie dans ses accents chantants («It’s All Undoing»). Il y a quelque chose d’héroïque chez lui, donc d’intéressant, et même de foutrement intéressant. Il ne lui manque plus que les grosses compos. Il chante aussi un peu comme Stephen Malkmus dans le morceau titre, il développe un même sens de la pop sophistiquée. Il redouble d’ambition avec «Delicate Touch», un cut monté sur un riff de basse hypno, il rentre dans le lard de la pop avec une voix d’Américain anglicisé, il chante au grain conquérant. Et c’est avec «No Time (Slight Return)» qu’il rive son clou. On se croirait chez les punks de Manchester, c’est extrêmement bien foutu, gratté au don’t give a fuck. Belle façon de boucler un album dévoré d’ambition.

    Signé : Cazengler, Shadrat d’égoût

    Shadracks. The Shadracks. Damaged Goods 2018

    Shadracks. From Human Like Forms. Damaged Goods 2021

    Introducing The Shadracks. Vive Le Rock # 85 - 2021

    *

    Ecoute c'est du Belge ! Encore qu'il y a belge et belge. Si vous prisez les suavités poétiques de Charles Van Lerberghe ou les fragiles dentelles de Max Elskamp, passez à la rubrique suivante, par contre si vous adorez le bruit et la fureur à faire péter la sous-ventrière de vos chevaux de guerre qui cavalcadent dans vos neurones, restez ici. Les prévisions météo sont sûres à cent pour cent : Cyclone force 10 en route vers vos oreilles.

    BRUTAL DESTRUCTION

    CYCLONE

    ( Roadrunner Records / 1986 )

    Donc des Belges, basés sur Bruxelles, c'était il y a longtemps. N'ont commis que deux albums, nous n'ouïrons que le premier, le second Inferior to none ( ne se prennent pas pour les derniers de la classe ) ne conserve que deux de cinq membres initiaux. Se sont reformés en 2019 et ont donné quelques concerts.

    Johnny Kerbush : guitare / Pascal Van Lit : guitar / Guido Geveis : vocal / Stefan Daamen : bass, guitar / Nicolas Lairin : drum.

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    Au cas où le titre ne vous suffit pas, admirez la pochette de Nicolas Verin. Sans doute un long développement serait-il nécessaire ici pour étudier l'influence de la peinture du dix-septième siècle sur l'imagerie métal, nous nous contenterons d'utiliser la notion de perversion des genres, les vanités de l'ancien temps figurant un crâne humain, généralement sis en un décor luxueux, rappelaient aux pauvres humains qu'ils étaient voués à la mort ( et entre parenthèses, que seul Dieu est grand ), Cyclone et une kyrielle d'autres groupes, se servent de la tête de mort pour manifester leur orgueilleuse puissance, la mort ils la réservent à leurs ennemis, pour eux ils se réservent la victoire et le triomphe. A ses débuts le groupe ne se nommait-il pas Centurion.

    Prelude to the end : c'est l'équivalent de Prélude et Mort d'Yseult, mais en plus rapide, un cauchemar qui passe, à peine deux minutes, le temps de se réveiller et de l'interpréter en sinistre avertissement quant à la journée qui s'ouvre, une horde de Sleipnirs odiniques qui déboule sur vous et ne manquera pas de vous piétiner. Devez être un peu maso, vous remettez illico l'intro, cette walkyrienne chevauchée fantastique est carrément dantesque. Ah ! quel plaisir ces pincées riffiques à croire que l'on projette du sel gemme sur vos plaies purulentes, délicieux ! Long to hell : je ne peux lire le mot hell dans un titre de metal sans penser au Highway to hell du Blue Öyster Cult, mais c'est indéniablement le nom de Metallica qui vous saute au cerveau ( tous les lecteurs de Kr'tnt en ont un ), derrière ça remue salement mais le pire c'est le Guido, chante comme il glaviote - j'interromps il y a une guitare qui hennit bien fort, espérons que son palefrenier soit encore vivant, j'en doute – il vous perce la figure de mollards pointus comme des vrilles – tiens le destrier a dû en ratatiner un autre contre la paroi de son box – elles vous vérolent la gueule fort joliment, ce n'est pas Mirabeau mais Miralaid, nous avons de la chance, ça s'arrête sur une dernière expectoration gluante. Fall under is command : un tempo plus lent ( juste le début ) et un morceau plus long ( pas trop cinq minutes, les dernières ), sont inhumains chaque fois que l'on arrache une dent au chanteur on devrait l'endormir au lieu de lui baratter la tête à coup de baguettes de batterie, pas le te temps de vous ennuyer, toutes les dix secondes ils inventent une horreur, les égoïnes ont l'égo aigu, Nicolas Lairin ravage ses caisses à la manière d'un varan des Galapagos qui galope après son gosse pour l'avaler tout cru. Appetite for the destruction comme disait l'autre. S'ensuit des éclats de rire particulièrement maltraitants. Le morceau se termine sur les cris agoniques du gamin, son père lui arrache les membres un à un.The call of steel : tambourinade de guerre, deviennent lyriques, trottent au carnage gaillardement, du mal à se faire à cette voix de chouette clouée sur une porte de grange en feu, étrange sérénade Guido martèle des paroles comme un soudard aviné et de temps en temps vous pousse des cris d'aigle dont une flèche empoisonnée stoppe l'élan en plein vol, mêlée instrumentale, des cordes exaltées miaulent comme des orgues de Staline, et ce givré de Geveis youpiise comme des danseuses de french cancan. Fighting the fatal : cymbales emballées et section rythmique au taquet, à la basse Damon se comporte en démon, se colle à la batterie et la pousse au crime, ces cris de gamins qui tombent sans le faire exprès dans un puits profond de cinquante mètres avec la batterie qui jette des lourdes pierres par-dessus pour être sûr qu'il ne remonte pas, en prime un cuveau d'acide guitarique et l'affaire est en passe d'être réglée, sont pressés de terminer, pour passer à plus cruel, ils accélèrent le rythme, à coup sûr the trashy kings de Belgique ce sont eux ! In the grip of evil : nous envoient le riff par colis postal en intro, tapent la belote sur le coin du comptoir et vous refourguent le sbeul dans les synapses, vous enfilent des hallebardes dans le ventre et le chanteur fou explose la banquise, chante plus vite que sa voix même que derrière ils ont du mal à suivre, alors ils envoient la vapeur pour l'ébouillanter à coups de jets d'eau chaude, y réussissent puisque l'on ne l'entend plus, erreur il revient en forme olympique et vous assène trois piaillements de castrats pour vous couper les roubignoles dans la cour de l'école. Vous avais avertis, evil signifie que ça fait mal ! Vous écoutez à vos risques et péril. Take thy breath : vous font un peu attendre sur l'intro, style boucher sympa qui désosse votre chien devant vous, le Guido a envie de parler, vous n'écoutez pas ses paroles vous attendez qu'il se rue dans le contre-ut au troisième acte, il existe une autre version de ce disque, z'ont refait le mixage, préférez celui-ci, ce n'est pas bien de couper les ongles d'un tigre, employons une métaphore plus précise, de scier la corne d'un rhinocéros vu la manière dont le frappadingue assène ses coups sur ses tambours, repartent à fond de train et hop ils accélèrent dans les tournants, pas de souci dans les lignes droites aussi, hurlement final, pas tout à fait encore un bruit étrange, d'après moi, mais je n'en suis pas sûr, le triple rôt de satisfaction d'un lion qui vient d'engloutir un chrétien dans l'arène tandis que Néron dépose une couronne de rose sur sa crinière sanglante. Incest love : tiens une chanson d'amour pour terminer, tout est relatif, il est manifeste que ce qu'ils préfèrent chez Einstein ce n'est pas la théorie mais la bombe atomique, alors ils vous la font exploser pour de bon, les guitaristes vous scient les spectatrices du cirque tout du long en deux parties égales pendant que Guido pousse de petits cris tout mignounitous comme les gouttes de sang qui sautent de ses malheureuses. Basse et batterie passent la serpillère pour nettoyer. Nickel chrome, plus rien à voir. Ni à entendre. Les meilleures choses ont une fin. Avez-vous remarqué que Guido chante en belge.

    Une monstruosité. Ne vous vantez pas que vous l'écoutez tous les matins au petit déjeuner. Vous perdriez vos amis. Mais sont-ce de véritables amis ?

    Damie Chad.

     

    *

    Dans la cinq cent trente et unième livraison de KR'TNT ! du 25 / 11 / 2021 nous avions promis de revenir sur Golem Mécanique, il est plus que temps de tenir notre promesse. Voici trois nouvelles chroniques sur trois opus que vous retrouverez avec plaisir sur Bandcamp. Le site en présente à ce jour dix-huit. Une mine d'or dont je vous conseille de vous lancer dans l'exploration de ces galeries secrètes scintillantes d'obscurité.

    Rappelons que chaque production ne bénéficie que d'un très petit tirage ( de prix modique ), réalisé sous forme d'une cassette souvent augmentée d'un court livret et / ou différentes glanes. Nous employons ce dernier vocable pour orienter l'auditeur vers les premiers travaux de Mallarmé encore lycéen, qu'il objectivera bien plus tard par l'envoi de divers objets poétiques à quelques correspondants choisis. Certains objecteront que ces artefacts mallarméens appartiennent à une veine fantaisiste, nous nous contenterons de leur conseiller de relire ses traductions des Poésies d'Edgar Poe et Igitur conte métaphysique dans lequel les objets symboliques jouent un grand rôle...

    ORACLE

    GOLEM MECANIQUE

    ( Février 2021 )

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    Ce n'est pas un hasard si j'ai choisi en premier lieu cette pochette. Les colonnes m'ont attiré. Tout ce qui de près et de loin évoque les Anciens Dieux de l'Hellade et de la Rome antique, je suis un sectateur absolu de ces concepts opératifs que l'on nomme les Dieux. Golem Mécanique s'inscrit dans une autre tradition, celle de la revisitation de la gnose, savoir enté aussi bien sur la dernière philosophie païenne que sur l'héritage chrétien et donc biblique, mais ne vaudrait-il pas mieux remplacer ce mot par caïnique. Les deux morceaux qui suivent sont inspirés par les poèmes de William Blake lui même admirateur de John Milton qui dans son épopée Lost Paradise donne longuement la parole à Lucifer, qui prononce notamment le célèbre vers : '' Mieux vaut régner en Enfer que servir au Paradis'', nous sommes-là aux sources occultes du romantisme, du mouvement Gothique, et de bien étranges musiques...

    Daughters of Albion : douces voix ennuagées comme un appel, répété, à chaque fois légèrement plus fort, silence, un bruit assourdi et indistinct semblable à ces bouchons dans les oreilles lorsque l'on monte en montagne, les murmures plus forts, un appel, oui c'est bien un appel des filles d'Albion, se plaignent-elles ou nous hèlent-elles, sirènes enjôleuses dans la brume, de si loin des premiers temps, silence, comme un vent lointain de cornemuse qui s'étend sans fin, s'amplifie lentement, avec au fond la palpitation d'un cœur machinique qui impulse une plus grande lenteur précipitante, parfois des étincellements de musique, comme des éclats d'épée touchées par le soleil, gradation incessante, et puis se met en branle tel un retirement, comme un voilement qui n'en reste pas moins fort, l'on avance tout en reculant, c'est maintenant que l'on comprend que la chose ne bouge pas, qu'elle reste immobile, car elle est inaccessible, l'on a entendu, l'on n'a rien vu, les filles d'Albion procèdent d'une nouvelle légende, contée et illustrée par le poëte William Blake, ami de Mary Wollstonecraft dont la fille Mary créatrice de Frankenstein fut la femme de Percy Bysshe Shelley... ce morceau est à écouter comme une approche, de tout un monde, qui possédait des idées bien moins étriquées et beaucoup plus révolutionnaires que notre siècle... Urizen : une voix infinie sur un fond d'orgue majestueux, s'élève un chant doux en l'honneur d'Erizen, cette créature moitié-dieu, moitié-homme, moitié-terre, fils d'Albion, les filles de celui-ci pourraient être les siennes, imaginées et rêvées par William Blake dont Le livre d'Urizen, relate une vision fragmentale de l'homme partagé entre l'attrait paradisiaque et la tentation luciférienne, pluie diluvienne d'orgue, nous sommes dans un monde de grandeur qui nous dépasse mais la voix humaine passe par-dessus. L'histoire d'Erizen est celle d'une dégradation incessante qui descend les escaliers du Divin qui aboutissent à l'Homme, personne ne lui interdit de les remonter, long silence, la voix seule, qui se tait lorsque la musique revient, et qui se mêle maintenant à elle, sinuosités de serpent caducique, long silence, la voix seule survit. Divine.

    NONA, DECIMA ET MORTA

    GOLEM MECANIQUE

    ( Ideologic Organ Label / Mars 2020 )

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    La pochette nous offre une vision – préférons ce terme à celui de photo ( prise par Ida Sofar ) – de Karen Jebane autre entité nominative de Golem Mécanique. Cette fois-ci nous n'avons pas affaire avec une cassette mais à un disque, paru aux éditions Mego ( SOMA 31 ), ce qui explique peut-être le pourquoi cette couverture de présentation vinylique traditionnelle.

    Karen Jebane : voix, drone-box, organ / Marion Cousin : Voix, Harmonium.

    Face A : une voix si pure en ses harmoniques, pourtant à peine balbutiée, chaque mot cerné de silence, lorsque l'on s'aperçoit qu'elle n'est accompagnée d'aucun instrument, il est trop tard, une sonnerie retentit. Aussi agaçante qu'un téléphone qui vous rappelle à la sinistre réalité quotidienne alors que vous étiez ailleurs propulsé sur les cimes d'Engadine. Elle ne dure pas, le morceau approche les vingt minutes, elle persiste, un signal, une alerte, sur laquelle vient se rajouter une frange de fugue organique de Bach mais qui resterait bloquée sur quelques notes. L'impression que l'on s'enfonce dans le son et que le son interpénètre en vous, une espèce de transsexualité musicale, alors que surviennent des voix féminines aussi souveraines que des laudes chantées en grégorien par des moines, sur lesquelles se superpose un bourdon de basse intenable, une force qui avance en votre cerveau pour le purger de toutes les nocives expériences de votre existence, les voix se taisent et cela devient insupportable, un moteur d'avion qui prend de l'altitude, au loin des bribes lointaines de chant, elles ne sont pas une imagination, elles sont là de plus en plus présentes, vous cherchez le sens de ces paroles qui tombent du ciel ou qui surgissent du néant, la nuit nous entoure, nous enveloppe d'une cape protectrice, nous ne le savons pas et en même temps nous ne l'ignorons pas, pire qu'un son implacable, qui vous pousse et vous accule contre les murs de votre prison intérieure, la violence s'accroît-elle ou est-ce seulement une illusion qui n'est que le voile épais de votre conscience, une mer immense écume à l'infini, une roue de vielle mécanique tourne selon le modèle de l'éternel retour, tout en persistant à n'être que dans sa propre présence, maintenant vous comprenez que cette sempiternélité cosmique n'est pas une déchéance, votre esprit s'ouvre à une plus grande amplitude, à une immense magnitude, vous vous retrouvez en vous tels que l'immortalité des dieux vous change, le volume devient processionnaire, l'homme peut mourir d'être immortel a dit Nietzsche, mais c'est encore la plus sûre garantie de votre immortalité. La voix seule encore une fois, une fragilité du silence qui confine à l'absolu. Face B : une note, seule, longue, la voix survient, sans surprise, selon le modèle du morceau précédent, lentement, mot à mot, lâchés, espacés, les uns après les autres, des oiseaux de proie qui s'envolent un à un, de la dextre qui les laisse s'enfuir dans le vaste monde. Maintenant ils semblent sourire, plus joyeux presque, c'est qu'ils évoquent trois jeunes, du moins les imagine-t-on ainsi, filles, l'on s'attendrait à une ronde toute gentillette, mais nous sommes sur l'avers de la face B, l'autre côté, le premier évoquait la divinité oubliée et reconquise de l'homme, ici nous avançons sans bruit dans un paysage tout plat, nous suivons un sentier de cendre sonore, comme s'il ne fallait pas faire de bruit, musique en mineur, un bruissement tout doux, infini, la voix reprend son antienne, elle a le charme des Douze Chansons de Maeterlinck, celles qui parlent de princesses, celles de la fin surtout, aussi obsédantes que Les aveugles sa pièce-poème, la voix psalmodie de temps en temps, derrière la sonnerie essaie de klaxonner pour nous faire marcher plus vite d'un pas lourd et triste, mais qui serait pressé d'arriver au terme de ce paysage dévasté qui semble être le miroir des âmes en peine, des frissons sonores s'agitent comme des voiles de songe, est-il nécessaire de s'éveiller, de savoir où nous sommes, qui nous sommes, qui sont-elles ces trois sœurs, nous étions tranquille mais la sonnerie sans fin s'amplifie, pour un peu elle deviendrait angoissante, aurions-nous le temps de compter jusqu'à dix, et si la treizième, si nervalienne, ne revenait pas, si le comput n'atteignait jamais le chiffre 11 bouillonnant, composé du seul chiffre 1 qui se regarde en lui-même, ces chœurs de nonnes deviennent oppressants, s'ils pouvaient ne jamais s'arrêter, si la troisième était l'ultime, pourquoi cette voix désolée, douée d'une pureté angélique, serait-ce celle de l'ange de la mort, regardez la pochette, cette photographie, cet œil qui vous regarde par-dessous et qui sourit, des trois Parques Nona qui file, Decima qui fuse, Morta que l'on fuit, quelle est-elle... L'artiste est-elle celle qui tresse les plus belles couronnes de laurier, elles exaltent notre grandeur, pour mieux nous chuchoter Memento Mori...

    LUCIFERIS

    GOLEM MECANIQUE

    ( Ideologic organ / Février 2021 )

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    La pochette est une illustration de Gustave Doré. L'on a dit que Victor Hugo n'a jamais terminé son poème La fin de Satan parce que la fatigue et la vieillesse l'en ont empêché. Son entourage lui chantait la douce chanson : tu en as assez fait durant toute ta vie, repose-toi. Même Dieu s'est arrêté de travailler au bout de sept jours... ces conseils venaient de l'extérieur, mais au dedans de lui-même, pourquoi cet infatigable travailleur n'a-t-il pas fourni un dernier, voire suprême, effort... quelles forces surgies de l'intérieur du poëte l'ont-elles amené à surseoir au couronnement de son œuvre poétique... L'interprétation que Karen Jebane donne de la gravure de Gustave Doré, celle d'une chute de Lucifer chutant, n'arrêtant jamais de chuter, car tant que le terme de sa course n'est pas échu, il n'est pas encore condamné, il n'est pas puni, il reste libre d'être encore ce qu'il est dans sa chute-libre... Hugo a-t-il pensé que la fin de Satan serait aussi la fin de la liberté humaine...

    Karen Jebane présente ce disque comme un double de Nona, Decima et morta, pour rester dans le romantisme français, ces trois moires correspondraient à l'Eloa d'Alfred de Vigny, et son Lucifer de lumière, et ce Luciferis notre propre part d'ombre que nous portons au-dedans de nous.

    Golem Mécanique : Drone Box / Philippe Bell : guitare.

    Cadere : ( tomber ) : un point noir sur l'horizon du ciel le plus haut qui tombe sans fin, à une vitesse folle, rien ne le freinera, une horreur si démesurée qu'elle en devient splendide, il y a une terrible obstination à vouloir tomber ainsi, sans rémission, et sur ce vertige organique survient le souffle rauque de la bête qui tombe, un bruit de guitare méphistophélesque qui fout la frousse, qui vous force à regarder sans agir, car tenter de le freiner s'avèrerait impossible, une pierre, un rocher qui fonce dans l'espace, qui gronde tel un objet interstellaire, un mystère qui passe, qui ne vous voit pas, qui vous oublie tellement concentré dans sa chute dans l'espace illimité qui ne semble pas avoir de fond pour l'arrêter, vous l'avez perdu du regard, était-ce une étoile filante de braise ardente, elle est si loin qu'elle semble invisible, mais le sifflement occasionné par sa chute vous cisaille les oreilles, ce n'est pas une chose, c'est un drame qui bascule en lui-même, un entonnoir métaphysique dans lequel s'engouffrent l'espoir et le désespoir du monde, quand est-ce que ce cri musical inhumain cessera, vous n'en pouvez plus, vous êtes happé par un gigantesque vortex qui s'enfonce dans des profondeurs que vous ne pouviez imaginer, ô cette chute continue si abjecte qu'elle n'en est point monotone, qu'elle focalise encore plus votre attention, les stridences se font plus tranchantes, elles vous assaillent, elles vous écrasent, la chose qui tombe remporte une victoire, elle vous entraîne avec elle, vous perdez l'équilibre et vous tombez à votre tour, vous n'êtes plus qu'un point noir au plus profond du ciel, et d'autres vous suivent, vous voici vol d'hirondelles funèbres sans printemps en partance pour un infini qui recule sans fin, sans fin, sans fin... Déjà nous ne sommes plus qu'un chuintement illimité. Magnifique, merveilleux. Musique rebelle. Une écoute difficile à supporter. Luceat : ( qu'il brille ! ) : comme un point de lumière que l'on ne voit pas, que l'on pressent, onde divine que l'on devine, que l'on cherche, que l'on aperçoit, flamme tremblotante d'une bougie, mais si vous tombez dans l'illimité pourquoi le fait de tomber serait-il une chute, par rapport à quoi tombez-vous, pourquoi ne seriez-vous pas en train de vous élever, tout ne dépend-il pas de la place de l'observateur, ne suffit-il pas de changer la focale de son regard pour transformer le vil plomb qui tombe en or qui rougeoie, et qui bientôt se transforme en brillance aurorale, n'est-ce pas que cette musique palpite et étincelle, elle se darde de rayons matutinaux, elle se déplie, ses ailes qui la portent, ne s'agitent-elles pas comme deux longues flammes, deux étendards victorieux qui boutent le feu aux poudrières du chaos, le noir devient gris, le gris s' éclaire de blanc, encore sale, encore douteux, bientôt éblouissant, quelqu'un a-t-il allumé la lumière, le monde change de couleur, les moindres recoins de l'univers s'illuminent, celui qui tombait irradie de tous côtés, l'univers s'embrase d'un feu prométhéen, des boules de feu se détachent et s'enfuient au-delà des horizons cosmiques, tout rayonne d'une splendeur inégalée, l'espace s'apaise, il se détend, il se délasse, il semble sourire, ce qui était en bas est maintenant partout, la bête triomphe, elle est dragon de feu, elle crache des flammes bienfaisantes qui désormais réchauffent et réconfortent la chétive humanité, des ondes de bonheur parcourent les étendues sans fin, l'on croirait entendre les trompettes victorieuses de mille millions d'anges énamourés qui annoncent la bonne nouvelle, une ferveur universelle s'unit au porteur de lumière et tout s'envole, telle une roue ocellée de paon en une ronde folle. Cette deuxième piste est à la hauteur de la première. Grandiose.

    Damie Chad.

     

    *

    Un curieux livre. Un titre un peu passe-partout et pas très visible sur la couverture rougeoyante, le nom de l'auteur est à rechercher au dos du volume, et quand vous l'ouvrez vous tombez sur une succession de pages blanches, à tel point que le premier réflexe est de penser que le livre débute à la japonaise par ce que nous appelons la quatrième de couverture, comme un manga. Le premier paragraphe du faire-part est assez intriguant pour que résonne en nous le célèbre adage de Mallarmé, ''Un livre ne commence ni ne finit, tout au plus fait-il semblant.'' D'autant plus qu'il nous est annoncé comme le premier acte d'un pentaptyque, dont les quatre suivants seront publiés d'ici 2025. Une bonne raison pour se donner à vivre au moins jusqu'à cette année-là.

    V I E

    Livre I – L'asquatation

    FRANCOIS RICHARD

    ( Novembre 2021 )

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    Une question taraudante, pourquoi ces huit pages blanches au début. Remarquez que l'interrogation surgit à la lecture des premières pages. Tellement déroutantes et bouleversantes que votre esprit cherche à se raccrocher au moindre indice qui s'avèrerait signifiant. Ne parlons pas de la photographie grise et floue qui les suit et qui ne figure rien sinon sa propre présence. Encore une page blanche, grand flash, une feuille noire. Plus de cent cinquante pages plus loin, grand flash, une autre feuille noire. Intuitivement vous comprenez qu'elles encadrent, qu'elles cadrent le récit. Blanc et noir, ombre et lumière, intuitivement vous pensez à Goethe. A sa théorie des couleurs. Et de là à Faust. Qui est un livre sur les pouvoirs de l'esprit humain. Et vous commencez à comprendre.

    Toutefois il convient d'aborder cet opus encore par l'extérieur pour mieux définir son objet. Nous avons employé deux mots : récit et acte.

    Commençons par l'évidence. Le livre est une suite de séquences plus ou moins longues, elles rapportent divers épisodes d'une histoire racontée dans l'ordre chronologique, constituée de phrases regroupées en paragraphes, rien de bien déroutant à première vue. Nous venons de décrire l'intérieur du livre. Le mot acte nous permet d'envisager son extérieur. Malgré Faust, écartons toute idée de théâtre. Pensons plutôt à cette idée que le fait en soi-même d'écrire un livre est un acte de portée métaphysique, c'est-à-dire un geste capable d'exercer une influence sur le monde. Nous n'évoquons par ces mots ni le succès, ni le nombre de lecteurs que peut avoir un bouquin dans l'entregent qui le voit éclore. Si le texte est encagé de feuilles noires, ce n'est point pour faire joli, mais pour le séparer du monde, l'isoler pour qu'il apparaisse comme une volonté ( celle de François Richard ) qui ne s'inscrit pas dans la sordide réalité indistinctive en tant que bibelot anodin. Nous savons maintenant que quelque chose se joue, là et maintenant à toujours, dans cet espace clos.

    Lecture abîmale. Le lecteur n'est pas convié à écouter béatement, lui échoit le rôle de faire le travail. Non pas de lire. Trop facile. La tâche même à laquelle s'astreignent les personnages du livre. Quelques renseignements utiles : question : Où ? En France. Cette précision est importante, elle ne relève évidemment d'aucun chauvinisme ou nationalisme. Question : Quand ? difficile de dater, après une grande catastrophe, laquelle, je vous laisse l'imaginer, climatique, épidémique, atomique, barbarique, encore plus terrible que les quatre réunies peut-être.

    Rentrons dans le vif des sujets. Les personnages, vous aurez du mal à les identifier, ils sont nombreux, une bonne douzaine. Ce n'est pas pour cela que vous peinerez à les reconnaître. Le problème ne vient pas de vous. Mais de la douzaine d'eux. N'y mettent pas de mauvaise volonté. Ils voudraient. Ils aimeraient. Le problème c'est qu'ils n'en savent pas plus que vous. N'ont plus de mémoire. Ne se souviennent de rien. Les pages blanches du début correspondent à ce vide initial. Ce ne sont pas les souvenirs qui leur reviennent, plutôt des choses informelles qui leur posent souvent beaucoup plus de questions qu'elles n'apportent de réponse. A vous lecteurs d'interpréter ces fragmences venues d'ailleurs inconnus qui ne sont que des bribes incompréhensibles de leur passé. Une colonie d'adolescents et d'enfants réunis. Habitent un bâtiment délabré nommé le squat de Ribardy. Etrange robinsonnade ! Nous les voyons s'ébattre, oiseaux englués tentant de s'arracher à la gangue de leur mazout amnésique. Sans doute progressent-ils en eux-mêmes, mais le lecteur aura du mal à déchiffrer les runes incompréhensibles de leurs paroles, de leurs pensées, de leurs actes. Le comportement de ces gamins monopolise le premier mouvement – terme musical – du livre.

    Le deuxième mouvement conte leur navigation vers l'île d'Avalon. Ce nom ne saurait être dû au hasard. Si l'on y rajoute un ermite qui a l'air de connaître le passé et l'espèce de Mentor nommé Thiam sans mort, sans s'éclaircir notre horizon de lecture semble s'ouvrir sur un récit épique. Serions-nous dans une épopée avec, question subsidiaire, ne serions-nous pas dans un poème. Troisième mouvement : nous voici sur le continent au milieu de nulle part, dans une fête, dans une clairière. Le mot clairière n'est pas sans évoquer Heidegger et sa réflexion sur l'oubli de l'oubli. Au lieu d'Heidegger nous avons une allusion au Journey through the past de Neil Young.

    Il est sûr qu'à la fin du livre le mystère reste entier. Que cet état de fait ne soit pas un prétexte pour ne pas en entreprendre la lecture. L'histoire a-t-elle d'ailleurs un quelconque intérêt. Suivre les aventures de nos héros, si palpitantes ou angoissantes seraient-elles, ne serait-ce pas rester en surface du livre. Ne vaudrait-il pas mieux tenter une lecture qui essaie de percer la peau de son écriture. Regardez les moindres mots de ce récit, ils sont comme dans tous les autres livres formés du noir de leur encre et du blanc de la page. Que signifie cette alternance, que toute connaissance repose sur du vide, sur du néant. Pourquoi les mémoires trouées de ces gamins ne seraient-elles pas l'image du vertige de l'écriture et pourquoi l'écriture ne serait-elle pas un acte qui s'inscrirait entre prose et poésie. La prose qui dit et la poésie qui mystérise.

    Un des gamins énonce un jour le mot Odyssée, peu après ils prendront la mer vers Avalon. L'on ne peut lire V I E sans évoquer l'Ulysse de Joyce, roman qui s'étend en vingt-quatre chants, et raconte une journée de la vie ( peu héroïque ) de Leopold Bloom, Une existence terne, considérée à l'aune de l'intérêt romanesque, mais d'une richesse fabuleuse, car la pensée de mister Bloom vogue sans cesse sur les représentations imaginatives de toute pensée en action. Traverse gouffres, mythifications et touche aux notions les plus élémentales de la réalité humaine, la mort, le désir, la peur, la connaissance... Au fond Bloom n'est guère différent de l'Ulysse d'Homère. Toute l'analyse de Joyce passe par la mise en langage de son roman. Notons que Finnegans wake dernier roman de Joyce, écartèle la graphie des mots anglais pour leur faire dire ce que le blanc sur lequel se dessine le noir des lettres ajoute ( ou retranche ) au sens des mots.

    François Richard s'est embarqué dans une tentative d'écriture du même genre. Joyce était irlandais. François le français s'inscrit dans une démarche culturelle française. En fin de volume, sont publiées deux notules de l'éditeur au reçu du manuscrit. Qui en tente une première interprétation arquée sur les démarches d'Arthur Rimbaud et de Stéphane Mallarmé. Il n'épilogue pas sur l'intrigue du roman, il tente de comprendre et de mettre à jour la signification de cette œuvre qu'il définit comme un travail poétique sur la langue ( française puisque écrit en français ) et avant tout comme une aventure poétique, pour ne pas dire une percée en poésie.

    Pour mieux comprendre, sans doute faut-il replacer ce premier tableau du pentaptyque V I E ( Joyce parlait de work in progress ) dans l'histoire du déploiement de la prose française depuis un demi-siècle, depuis cette réflexion sur l'écriture de la poésie des années soixante-dix qui déboucha sur la pensée déconstructiviste qui elle-même accoucha d'une prose des plus plates qui inonde le roman moderne. V I E délaisse cette morne plaine littéraire et essaie par son écriture de renouer avec ce que, faute de mieux, nous nommerions l'essence de la poésie.

    Ouvrir V I E cinq ou six fois au hasard est une fête intellectuelle. Certes c'est la même histoire qui se déroule, mais les paragraphes dans lesquels on se plonge révèlent à chaque fois un monde différent, une vision du monde en quelque sorte annexe, vous donnent l'impression de voyager d'île en île, chacune dévoilant une autre facette de toute vision. Pourtant à chaque fois malgré la profuse diversité des univers apparus, le lecteur reçoit l'impression qu'il est en présence d'un des points géodésiques de l'essentiel.

    Gageons que V I E terminé apparaîtra à beaucoup comme un livre somme et de refondation.

    Damie Chad.

     

    ROCKAMBOLESQUES

    LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

    ( Services secrets du rock 'n' rOll )

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    Episode 15

    VIVE LA POLICE

    Le brigadier s'avéra très sympathique. En plus du café il ouvrit une boîte de biscuits secs, enrobés de chocolat.

    _ Heureusement que vous avez eu la bonne idée de mettre un terme à la vie de votre bonne femme, je commençais à m'ennuyer !

    Il est vrai que le commissariat est bien calme. Je lui jette un regard étonné, je ne m'attendais pas à une foule énorme, tout au moins trois ou quatre plantons ensommeillés, deux voitures de cowboys de la BAC venus jouer les cakes, une kyrielle d'ivrognes exigeant à boire, non, silence complet. Devant mon regard étonné il enchaîne :

    _ Tous partis, une réunion urgente, tout le monde, m'ont laissé seul avec le prisonnier et la consigne de n'ouvrir qu'au cas de grande urgence. Je suis sûr que le patron me le reprochera, je l'entends déjà, '' une pauvre conne zigouillée, vous croyez que je n'ai que ça à foutre, le pauvre gars aurait dû revenir dans deux ou trois jours !'' L'est comme cela le patron depuis la semaine dernière, depuis qu'il a été convoqué à l'Elysée, trois fois déjà, et tout à l'heure encore !

    _ Le prisonnier ?

    _ Pas bavard le gars, refuse de parler depuis qu'on lui a confisqué sa guitare ! Bon je cause, je cause, j'vais vous fourrer avec lui dans sa cellule, mais je vous préviens l'est muet comme une tombe. Étonnant pour un mec pour qui passait son temps tous les soirs à hurler sous la Tour Eiffel, je vous le dis moi, le monde est maboul !

    _ Brigadier, je ne veux pas abuser de votre accueil, mais passez-moi la guitare du gazier, il chantera, ce sera plus gai, cela mettra de l'ambiance

    _ Pas bête votre idée, tenez prenez son instrument, je vous suis avec la clef.

    NEIL YOUNG

    Dès que la grille de cellule s'est refermée Neil Young me sourit. Il se jette sur la boîte de petits gâteaux que le brigadier compatissant m'a offert et y puise dedans à pleines mains. Comme je suis un grand psychologue je ne dis rien, c'est écrit dans tous les manuels : N'hésitez pas à sacrifier vos biens les plus précieux pour parvenir à vos fins. Lui, enfin parvenu au bout de sa faim, se penche vers moi et me glisse à l'oreille :

    _ Vous en avez mis du temps à arriver, dépêchez-vous de me filer votre plan d'évasion !

    _ Le voilà ! Je lui tends la guitare !

    FOCALISATION EXTERNE

    Le brigadier est content. Les deux prisonniers ont l'air de bien s'entendre et le gars au T-shirt de Neil Young s'est mis à jouer et à chanter très fort, une musique un peu bizarre, bon, il préfère l'accordéon, mais l'ambiance vous a pris un petit tour festif pas du tout désagréable, du coup il s'ouvre un paquet de galettes bretonnes. Durant vingt minutes les pieds sur la table, il est aux anges, mais son ravissement est coupé net par un ineffable couac, suivi de râles monstrueux. Le meurtrier de sa femme serait-il un tueur en série, aurait-il commis une monumentale erreur fatale à son avancement !

    La voix rassurante de l'assassin l'appelle au secours :

    _ Brigadier venez vite ! Je vous en prie, c'est urgent ! Ses cordes vocales se sont rompues !

    La clef dans la main il entre dans la cellule. Le spectacle est atroce. Le musicien est dans les bras de l'assassin qui essaie tant bien que mal de le soutenir, l'autre est en train de vomir du sang et des morceaux de chair, c'est dégoûtant, le brigadier n'a rien vu venir. Ses collègues le retrouveront évanoui assommé par une guitare qui a traversé sa tête. A moins que ce ne soit le contraire.

    TOUT LE MONDE DETESTE LA POLICE

    Je referme à clef la cellule, Neil Young fauche le paquet de galettes bretonnes abandonné sur la table du brigadier, ne reste plus qu'à sortir et à nous évanouir dans la nuit. Opération réussie Cinq sur Cinq ! Aucune perte, si ce n'est ces deux steaks hachés bien saignants que j'avais gardés dans ma poche pour Molossa et Molossito. Tant pis, à la guerre comme à la guerre ! Justement la voici. Nous sortions du commissariat lorsque du bout de la rue débouche une file d'une dizaine de voitures gyrophares en action. Neil Young détale comme un lévrier et je le suis sans épiloguer sur la conjoncture qui tourne au vinaigre !

    Un coup de chance, un carrefour dont la rue que nous empruntons est en sens interdit et bloquée par un gros camion-livreur. Derrière nous les portières claquent, sont une trentaine à nos trousses. Le Neil m'étonne, avec son estomac plombé de galettes bretonnes il galope comme un dératé, je le suis sans peine – n'oubliez pas que suis un agent secret – le Neil m'épate '' au prochain croisement on se sépare'' me crie-t-il, et hop il fonce à droite tandis que je tourne à gauche. Je n'en crois pas mes oreilles, personne derrière moi, sont tous après le Neil, étrange, je reviens sur mes pas, je comprends, l'artère qu'a empruntée Neil est une impasse, je ne peux rien pour lui, des voitures de police barrent la rue, des coups de feu retentissent, tapi dans l'obscure et bienvenue encoignure biscornue d'une entrée de magasin, j'aperçois les policiers refluer et s'entasser dans les voitures qui démarrent et s'éloignent en trombe. Je me glisse dans le cul-de-sac, Neil a donc trouvé une sortie providentielle. Non ! Je ne tarde pas à trébucher sur son cadavre, sur le trottoir criblé de balles. La lueur blafarde du petit jour éclaire la scène, le sang coule encore de ses blessures, et se coagule dans la rigole. Près de sa main droite, j'aperçois deux taches d'un drôle d'aspect. Une espèce de gribouillis sanglant, je me recule un peu, je comprends, ce sont deux lettres toutes tordues, il m'est toutefois facile de les déchiffrer, cette barre torsadée ne peut être qu'un I, et ce serpent mal foutu, un S. Le dernier message de Neil !

    RETOUR A L'ABRI

    Les chiens me font la fête et les filles m'embrassent, le temps n'est pas aux effusions, le Chef me laisse juste le temps de changer de chemise et de pantalon.

    _ Agent Chad au rapport, ordonne le Chef en allumant un Coronado, le plan Alpha n'attend pas !

    Les filles ne quittent pas mes lèvres, elles me lancent des regards admiratifs, surtout lorsque je me présente comme l'assassin de ma femme, elles éclatent de rire lorsque je rappelle Neil engouffrant les galettes bretonnes, et pleurent lorsque je conte la fin prématurée du chanteur.

    _ Il est inutile de pleurnicher, déclare le Chef, un agent du SSR ne pleure jamais, que cela vous serve de leçon, est-ce vraiment tout agent Chad ? Si je comprends bien, le seul indice à retenir ce sont ces deux lettres maladroitement tracées, veulent-elles vraiment signifier quelque chose de précis ?

    _ Un dernier message, peut-être à sa fiancée qui se prénomme Isabelle, suggère Framboise, et peut-être même ISIS, en écrivant seulement deux lettres il l'a nommée toute entière !

    Ses paroles sont accueillies par un murmure flatteur

    _ Ou alors, je sais que c'est nettement moins romantique, hasarde Joël, au moment de mourir il a pensé à mettre ses affaires en ordre, IS comme Impôts sur les Sociétés !

    Sa proposition ne convainc personne, un guitariste fauché qui consacre ses ultimes instants à payer ses impôts !

    _ Il aimait Neil Young, connaissez-vous une de mes chansons préférées de cet artiste, IS a dream ? moi Noémie je m'imagine à mes derniers moments me demandant si la vie ne serait pas un songe.

    Le Chef ne nous laisse pas rêver :

    _ Non, apprenez à réfléchir dans le droit fil de l'affaire qui nous préoccupe : quel intérêt aurait la police à abattre un chanteur de rue ? Aucun. Quelle est la nationalité de Charlie Watts ?

    _ Anglais !

    Le Chef tira une longue bouffée de Coronado !

    _ Anglais, bien sûr et vous n'avez jamais entendu parler de l'Intelligence Service !

    Nous devions avoir tous l'air ahuri :

    _ Vous voyez les bienfaits du plan Alpha. Nous prenions notre Neil Young pour un comparse anodin, de fait c'était un agent Secret de sa très gracieuse majesté qui tentait de nous faire passer un message, si la police l'a abattu ce n'est certainement pas parce qu'il chantait mal !

    A suivre...

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE 537: KR'TNT ! 537 : JOE BOYD / ROD STEWART / LEMON TWIGS / WENDY RENE / MOTHER MORGANA / ALEISTER CROWLEY / DICK RIVERS / ROCKAMBOLESQUES

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 537

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR'TNT KR'TNT

    13 / 01 / 2022

     

    JOE BOYD / ROD STEWART

    LEMON TWIGS / WENDY RENE

    MOTHER MORGANA / ALEISTER CROWLEY

    DICK RIVERS / ROCKAMBOLESQUES

    London Boyd

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    C’est un peu grâce ou à cause de Jac Holzman qu’on ressort de l’étagère l’autobio du Boston boy Joe Boyd, White Bicycles. Jac nomma Joe correspondant d’Elektra à Londres. Mais pour dire les choses franchement, on attaque le Boyd book avec une certaine appréhension car le nom de Boyd reste lié à la scène folk anglaise, Incredible String Band, Nick Drake et Fairport. Ce n’est pas l’univers de Mick Farren, if you see whant I mean. Et puis «My White Bicycle» n’est quand même pas la meilleure des références : ce n’est ni «Arnold Layne», ni «Strawberry Fields Forever» et encore moins «I Can Hear The Grass Grow». Dommage, car comme on va le voir, London Boyd avait aussi flashé sur les Move.

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    Chacun sait que les a-priori sont faits pour être dépassés. C’est leur raison d’être. Alors tu entres dans ce petit book la fleur au fusil et à ta grande surprise, ce texte vivifiant t’embarque aussi sec pour Cythère. Joe Boyd nous sert un cocktail surprenant, à base de vitalité du style, de background richissime, d’intelligence du regard, il frise parfois le Dylan de Chronicles, mais ce qui le hisse au niveau des grands mémorialistes que sont Robert Gordon et Peter Guralnick, c’est un sens aigu de l’histoire. Mac Rebennack dirait plutôt qu’il était au bon endroit au bon moment - The right place at the right time - Joe Boyd eut en effet la chance extraordinaire de vivre deux épisodes marquants de l’histoire du rock : le festival de Newport 65 (Dylan goes electric, accompagné par des membres du Paul Buttlerfield Blues Band), et l’UFO à Londres (découverte du Pink Floyd de Syd Barrett). Les vivre est une chose, les relater en est une autre. Et Joe Boyd nous les fait revivre comme si on y était. Voilà pourquoi il est nécessaire de lire ce petit book.

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    Voici ce qu’il dit du Newport 65 : «(Non seulement Dylan avait transformé ce festival) qui ne serait plus jamais le même, mais il avait aussi transformé la musique populaire et la ‘youth culture’. Tous ceux qui souhaiteraient raconter l’histoire des sixties sous l’angle d’un passage de l’idéalisme à l’hédomisme doivent situer le moment charnière autour de 9h30, le soir du 25 juillet 1965.» Un peu plus loin, Joe Boyd raconte qu’au moment où son ami Paul Rothchild se prépare à entrer en studio avec les Doors à Los Angeles pour enregistrer leur premier album, lui est sur le point d’entrer en studio avec le Pink Floyd à Londres pour enregistrer «Arnold Layne» - In 1966, the world was changing by the week - L’autre moment historique est le 14-Hour Technicolour Dream qui a lieu le 29 avril 1967 à l’Alexandra Palace - The underground was becoming the mainstream - avec à l’affiche Pink Floyd, Arthur Brown, Soft Machine, the Move, Tomorrow, les Pretty Things, John’s Children, Alexis Korner, the Social Deviants, Champion Jack Dupree, Graham Bond, Savoy Brown, the Creation et des tas d’autres luminaries.

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    Joe Boyd reste lucide sur l’impact des sixties et de ses idéaux : «L’idée que les drogues, le sexe et la musique pouvaient changer le monde m’a toujours semblé être d’une grande naïveté. Alors que les effets de la contre-culture grossissaient, ses valeurs se détérioraient. Alors que les revers politiques faisaient la une des journaux, les idéaux se diluaient plus tranquillement, mais quand même de façon marquante pour ceux qui le voyaient.» Joe Boyd fait bien sûr mention d’Altamont et d’autres faits divers, mais ce qui le choque le plus dans la dérive de la contre-culture, c’est cette image anecdotique tirée d’un roman de Michael Herr (Dispatches) : dans les hélicos, les mitrailleurs de l’armée américaine s’amusant à buter des fermiers vietnamiens pour le plaisir tout en écoutant Dylan et Hendrix sous leur cockpit headphones. Pour Joe Boyd, cette image met définitivement fin au mythe des sixties - That finished off what remained for me - Et il ajoute : «Aujourd’hui, quand les modes musicales changent, (les murs de la ville ne tremblent plus), ils sont couverts d’affiches publicitaires vantant les mérites de superficially subversive artists.» Joe Boyd nous épargne la liste des noms. On les connaît. Berk.

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    S’il craque pour Londres, c’est parce qu’en 1964, il se trouve à l’Hammersmith Odeon. À l’affiche, les Animals, les Nashville Teens, et les Swinging Blue Jeans qui ont comme invités Chuck Berry et Carl Perkins. Et là, Joe Boyd voit un truc incroyable : «White teenage girls screaming ecstatically at Chuck Berry», c’est-à-dire le pire cauchemar de l’Amérique, des blanches qui s’éprennent d’un nègre ! Mais ce n’est pas tout. Joe Boyd reconnaît une silhouette familière derrière le rideau, sur le côté de la scène. John Lee Hooker ! La nouvelle se répand vite fait dans le public. Des gamines commencent à crier : «Quoi ? John Lee ? Où ça ?». Et tout le monde se met à réclamer John Lee. John Lee ! John Lee ! Alors là, Joe Boyd est complètement scié : «C’est à ce moment-là que j’ai décidé de m’installer à Londres et de produire de la musique pour cette audience. En comparaison, America was a desert. Ces jeunes Anglais n’étaient pas une élite privilégiée, they were just kids, Animals fans. Et ils savaient qui était John Lee Hooker ! Aucun blanc en Amérique en 1964, excepté mes amis et moi, ne savait qui était John Lee Hooker.»

    À un moment donné, Joe Boyd a des ennuis avec la justice anglaise à cause des drogues. Joe Boyd n’est pas Keef, rassurez-vous, mais l’épisode lui a permis d’observer que la justice, anglaise comme américaine, s’en prend exclusivement à ce qu’il appelle the underclasses : «Pendant les sixties, les autorités s’effrayaient de voir autant de kids respectables prendre des drogues. À leurs yeux, c’était la fin de la civilisation. Aujourd’hui, les traders sniffent de la coke, des millions de kids prennent de l’ecstasy chaque week-end et la société continue de fonctionner normalement. Alors les autorités peuvent se concentrer sur les pauvres qui sont toujours aussi dangereux, en utilisant les lois anti-drogues à des fins d’intimidation et de rétribution.» Bien vu Joe !

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    Avant de débarquer à Londres, Joe Boyd fait aux États-Unis un parcours d’amateur sans faute. Dans les early sixties, il commence par bosser comme tour manager pour George Wein, le boss du Newport Festival : Joe accompagne en tournée les artistes de blues, de ville en ville, à travers les États-Unis, comme par exemple Sleepy John Estes et son harmoniciste Hammy Dixon.

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    Voici une belle anecdote : ils roulent toute la nuit et en arrivant à Syracuse, dans l’État de New York vers 8h45, ils voient un bar ouvert. Chouette ! Joe pense pouvoir entendre des histoires sur Robert Johnson et les Beale Street Sheiks pendant le petit déjeuner, mais ses espoirs fondent comme beurre en broche avec les bouteilles de bourbon qu’il doit acheter pour Sleepy John et Hammy - They were drunk by 9.30 and out cold by ten.

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    Joe Boyd accompagne aussi en tournée Brownie McGhee, Sonny Terry et le Reverend Gary Davis. Ils se produisent dans les coffee houses et les folk blues festivals - Originaires de Caroline du Sud, Brownie et Terry avaient suivi Leadbelly on to the 1940s folk circuit - Puis Joe nous brosse des trois personnages des portraits extrêmement pertinents : «Brownie était un habile finger-picking guitarist. Il était assez rond. Il marchait avec une cane et boitait. Derrière son apparente politesse, il y avait une énorme amertume : le fait d’avoir joué pendant des années pour des publics blancs avait laissé des traces. De son côté, Sonny était le génie du rural blues harmonica. Il était aveugle de naissance. Il était si gentil et si déférent derrière ses lunettes noires qu’on ne savait jamais ce qu’il pensait. J’ai découvert qu’une fois sortis de scène, Brownie et Sonny ne pouvaient pas se supporter. La seule chose sur laquelle ils arrivaient à se mettre d’accord, c’est qu’ils ne voulaient aucun contact avec le Reverend Gary, sans doute à cause d’une histoire ancienne.» Joe passe ensuite au Reverend Gary Davis, aveugle lui aussi. Pendant l’entre-deux guerres, il a sillonné les routes et prêché dans tout le Deep South. C’est dans le Bronx new-yorkais qu’on a découvert nous dit Joe «ses monumental skills in a long-forgotten ragtime picking style», et des tas de petits blancs sont venus chez lui prendre des cours de guitare - Gary avait une sacrée allure. Son menton était couvert de chaume gris. Il portait un chapeau fatigué et un vieux costume noir tout froissé. Quand ses lunettes noires glissaient sur son nez, on voyait le blanc de ses yeux d’aveugle. Un matin au breakfast, il horrifia Rosetta Tharpe et son mari/manager Russell : il attrapa d’une main tremblante l’œuf sur le plat qu’on venait de servir, le positionna au dessus de sa bouche ouverte, et, alors que le jaune d’œuf s’écoulait goutte à goutte sur sa chemise, il l’enfourna d’un bloc. Le blanc dégoulinant de graisse dépassait encore de sa bouche alors qu’il était en train de mâcher.

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    Joe Boyd adorait ces vieux personnages hauts en couleur, mais il avoue que de se s’occuper du Reverend Gary était un boulot à plein temps. Pour lui, il n’existait pas de meilleurs guitaristes que Sister Rosetta Tharpe et le Reverend Gary Davis. Joe accompagne aussi Rosetta en tournée, une Rosetta qui dit un jour à Joe : «By the time I was eighteen, I had my boots laced on up to my hips !». Quand elle eut des hits dans les années 40, Rosetta put acheter une maison avec son mari Russell à Philadelphie. Rosetta portait aussi nous dit Joe «une perruque rouge, un manteau de fourrure et des talons hauts. Elle était déjà allée jouer plusieurs fois en Europe» - Se retrouver assise pour le breakfast à côté du Reverend Gary, le genre d’homme qu’elle avait croisé 35 ans plus tôt sur les routes poussiéreuses de l’East Texas, ça n’était pas du tout ce qu’elle imaginait en acceptant de participer au Blues and Gospel Caravan qui allait débarquer en Angleterre. Encore un moment historique au crédit de Joe Boyd, qui en est l’un des acteurs, puisqu’il en est le tour manager - La tête d’affiche de la tournée était Muddy, un homme d’une extraordinaire dignité. Il se tenait très droit et s’habillait sharp. Il portait toujours un fedora, une petite cravate grise et une chemise blanche immaculée. Son regard était bon, mais il restait prudent avec moi - Joe Boyd vénère aussi the ceremonial priest of an exotic religion, Roland Kirk, «blowing continuous arpeggios in three-part harmony usisng his circular breathing technique».

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    Comme Joe grenouille dans le milieu des musicologues du blues, il finit par croiser ces deux croisés de la musicologie que sont Alan Lomax et Harry Smith. Lomax est allé dans les campagnes les plus reculées des Appalaches et du Deep South pour enregistrer ce qu’il appelle the field recordings. Quant à Harry Smith, il est connu dans le monde entier pour son masterful Anthology Of American Folk Music. C’est lui qui a enregistré Bukkah White. Et là Joe Boyd devient fascinant, car il nous dit pourquoi ces deux hommes sont tellement différents, cette différence qui existe entre l’avant-garde (Smith) et la old guard (Lomax), une différence qui allait conduire au fameux clash de Newport 65 : «Lomax était un ours, un coureur de jupons, un homme sûr de lui et de ses théories à propos de l’interconnexion entre les musiques des divers continents. En allant avec son magnétophone fréquenter les bagnards des chain-gangs du Mississippi et les Italiens qui exploitaient des champs de tabac, il avait développé des manières un peu rudes. Quant à Smith, il était devenu accidentellement collectionneur d’enregistrements de musique traditionnelle. C’était un homosexuel qui tournait des films expérimentaux, qui parlait plusieurs Native American languages et qui fumait fréquemment des joints. Sa collection de disques recouvrait presque entièrement le sol de sa chambre au Chelsea Hotel, pas très loin de l’appartement de Lomax on the West Side. Les chanteurs de folk new-yorkais préféraient les field recordings de Lomax, alors les musiciens de Cambridge, Massachusetts, préféraient les 78 tours commercialisés par Smith : Big Bill Broonzy, Jimmie Rodgers, the Carter Family et Blind Lemon Jefferson furent des stars des années 20 et 30 pour des raisons évidentes. Leur dimension artistique surpassait de très loin celles des amateurs qu’enregistrait Lomax. Alors Lomax voyait d’un sale œil cette commercialisation. Lors d’un dinner party à Londres dans les années 80, je lui fis remarquer que les folkloristes et les producteurs étaient des professionnels qu’on payait pour enregistrer de la musique destinée à un public ciblé. En guise de réponse, il m’invita à sortir pour continuer le débat à coups de poings.»

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    C’est à Cambridge, Massachusetts, en 1963, que Joe Boyd entend chanter Bob Dylan pour la première fois : «Je suis tombé au sol comme si on m’avait assommé. Pendant un long moment je n’ai pas pu bouger, et j’en avais les larmes aux yeux. (Ça se passait quelques mois après la crise des Missiles à Cuba). Aussitôt après ‘Hard Rain’, il enchaîna avec ‘Masters Of War’. Dans la petite pièce, la voix nasale de Dylan et son strumming de guitare vous enveloppaient.» Joe voit Dylan évoluer rapidement entre 1963 et 1965, il le voit échapper aux chapelles et prendre une avance considérable, prêt nous dit Joe à lancer l’assaut final sur la forteresse de l’American popular music - The next time our paths crossed, at the ‘65 Newport Folk Festival, I would help him storm the citadel - On est ravi que deux esprits aussi brillants se soient rencontrés.

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    Plus loin, Joe Boyd compare les deux cultures : l’anglaise et l’américaine. Il observe que les Anglais qui montent un groupe sont souvent plus originaux que ne le sont leurs collègues américains, trop respectueux de leurs racines musicales pour les recréer - Dylan, always the exception, was almost British par son insouciance, sa grâce vocale et la fluidité de sa technique de jeu - Et là, Joe Boyd pousse fabuleusement son raisonnement : «Dans une interview, Keith Richards explique qu’il n’avait au moment de sa rencontre avec Jagger qu’un seul EP, un EP que je connais bien sur Stateside, sous licence Excello, avec Slim Harpo d’un côté et Lazy Lester de l’autre. À force de l’écouter, ils ont rincé cet EP jusqu’à la corde. C’est une façon de voir les Stones comme une South-East London adaptation of the Excello style. S’ils avaient eu plus de disques, leur musique aurait sans doute été moins distinctive.» C’est sa façon de rendre hommage aux Anglais et à leur sens inné de la recréation.

    Quand il débarque pour la première fois à Londres au printemps 64, Joe voit les Pretty Things sur scène - I was impresssed, not so much by the derivative music, but by the show - Il trouve Phil May très efféminé. Plus tard il deviendra ami avec Phil et fera deux découvertes : «Un, l’autre talent de Phil est le tennis, dans les années 80, il m’a appris à améliorer mon revers. Et deux, Phil a toujours été bisexuel.»

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    C’est là que Joe Boyd apporte un éclairage fondamental sur la découverte du Paul Butterfield Blues Band : il se trouve un soir dans un club de McDougal Street, the Kettle of Fish, pour voir jouer Son House - the latest blues legend to emerge from the mists of history - À la même table, se trouve l’un des héros de Joe, Sam Charters, l’auteur de The Country Blues. Joe dit à Sam qu’il part à Chicago, mandaté par son boss George Wein pour rencontrer Muddy, et Sam lui dit : «Well there’s a band there you have to hear.» Joe se marre : «C’mon Sam, je sais tout de Magic Sam, de Buddy Guy, d’Otis Rush et de Junior Wells», des gens précise-t-il qui étaient alors encore inconnus. Et Sam lui dit non, «c’est un groupe avec des white kids et des black guys, led by an harmonica player called Paul Butterfield». Sam insiste pour que Joe aille les voir. Et il lui donne le nom du bar où joue ce groupe. Le lendemain matin, Joe appelle Paul pour lui raconter cette histoire. Paul prend l’avion pour Chicago immédiatement. Joe de son côté voyage en bus et arrive un peu plus tard. Bizarrement, cette info n’apparaît pas dans les deux Elektra books. Rothchild ne dit pas que l’info sur Butter venait de Joe, via Sam Charters. Joe et Paul se retrouvent donc dans ce bar de Chicago et quand Joe arrive, il voit Paul et Butter en train de se mettre d’accord sur les termes d’un contrat. Et quand Joe voit enfin jouer Butter, il est sidéré : «It was Chicago blues, hard edged and raw with nothing folk or pop about it.»

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    Retour au Newport 65. C’est Peter Yarrow de Peter Paul & Mary qui impose Butter au comité du festival. Les gens du comité sont attachés aux traditions et ne veulent pas entendre parler de modernité ni d’électricité. Joe : «Peter Paul & Mary étaient managés par Albert Grossman, l’ancien propriétaire d’un club de blues à Chicago qui était devenu l’équivalent américain de Brian Epstein. D’anciennes photos nous montrent un Grossman avec des petits yeux derrière des verres sans montures et vêtu d’un costume cravate. Depuis, ses cheveux étaient devenus gris et il portait des jeans. C’est Sally, sa femme, qu’on voit sur la pochette de Bringing It All Back Home avec Dylan. Grossman avait conduit Peter Paul & Mary au succès et il se préparait à y conduire Dylan.» Dans ce chapitre qu’il faut bien qualifier d’historique, Joe apporte des éclairages capitaux : «À l’exception du loyal Yarrow, le comité organisateur du Newport Folk Foundation haïssait Grossman.» Lomax qui faisait partie de ce comité organisait son Blues Workshop en marge du festival proprement dit. Il y programmait cette année-là Robert Pete Williams et Son House. Butter devait suivre et comme Yarrow l’avait imposé, Lomax l’avait accepté de mauvaise grâce. Alors pour introduire le set de Butter, il annonça some kids from Chicago qui ont besoin de tout un équipement électrique pour «essayer de jouer le blues». Grossman qui était aussi le manager de Butter était furieux. Au moment où Lomax passa devant lui, Grossman lui lança : «That was a real chicken-shit introduction, Alan», et Lomax bouscula Grossman. Puis, comme si ça ne suffisait pas, Lomax convoqua une réunion d’urgence du comité d’organisation, sans prévenir Peter Yarrow, bien sûr, pour un vote d’urgence : il voulait que le comité bannisse Grossman du festival - His crimes included not just the ‘assault’ on Lomax but being a source of drugs - Quand George Wein fut mis au courant de ce vote, il expliqua au comité qu’on ne pouvait pas virer Grossman, car tout le monde allait se barrer avec lui : Dylan, Peter Paul & Mary, Odetta et Butter, c’est-à-dire toutes les plus grosses stars du festival. Mais à ce moment-là, le pire est encore à venir : Dylan va passer à l’électricité ! Joe Boyd profite de l’épisode pour expliquer que Pete Seeger n’a jamais tenté de couper les câbles de la sono à coups de hache. Cette histoire dit-il est inventée de toutes pièces. Elle servait juste à illustrer le combat que se livraient les conservateurs et les modernistes.

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    Sur scène, c’est Joe qui branche Dylan. Al Kooper et Barry Godberg (keys), Mike Bloomfield (guitar), Jerome Arnorld (bass), Sam Lay (beurre) et Dylan montent sur scène pour l’un des épisodes les plus cruciaux de l’histoire du rock américain. Joe vérifie tous les réglages - Quand les musiciens furent prêts, j’envoyai mon signal au flashlight. The introduction was made, the lights came up and ‘Maggie’s farm’ blasted out in the night - Et Joe se rue devant la scène, dans la fosse réservée à la presse, pour suivre le concert - Si on le compare aux standards actuels, le son n’était pas très fort, mais en 1965 ce fut sans doute the loudest thing anyone in the audience had ever heard - Quelqu’un vient taper sur l’épaule de Joe pour lui dire qu’on veut lui parler dans le backstage. Alors il y va et tombe sur Lomax, Pete Seeger et Theo Bikel, furieux tous les trois : «Nous devez baisser le son, c’est bien trop fort !». Joe leur dit qu’il ne peut rien faire et qu’il faut aller à la régie. Ils lui ordonnent d’y aller pour faire baisser le son. Mais la régie, c’est Grossman, Yarrow et Rothchild qui trouvent eux que le niveau du son et bon - Tell Alan que le son est bon et dis-lui aussi qu’il aille se faire foutre - Yarrow accompagne l’injonction d’un doigt. Grossman et Rothchild éclatent de rire alors que Joe repart avec le message pour Lomax. Et c’est là que Joe Boyd, fabuleux écrivain et témoin de son temps, écrase le champignon : «Des paroles de chansons en roue libre, un mépris total des convenances et des valeurs établies, le tout accompagné by a screaming blues guitar and a powerful rhythm section, played at ear-spliiting volume by young kids. En 1965, les Beatles chantaient encore des chansons d’amour et les Stones jouaient a sexy brand of blues-rooted pop. Dylan c’était différent. THIS WAS THE BIRTH OF ROCK.» Et Joe ajoute : «Dylan avait laissé tomber the dialectic world of politic songs. Il chantait à présent his decadent, self-absorbed, brillant internal life. Il termina avec ‘It’s All Over Now Baby Blue’, crachant ses paroles avec le plus profond mépris à la gueule de the old guard.» Ces pages de Joe Boyd sur Dylan valent bien celles que Mick Farren lui consacre dans Give The Anarchist A Cigarette. Ils ont tous les deux perçu le génie de Dylan, un phénomène artistique qui est resté depuis lors inégalé. Ces trois books, le Farren, le Boyd et le Chronicles de Dylan appartiennent à la même communauté de pensée.

    Pour le remercier de l’avoir mis sur le coup de Butter, Paul Rotchild décroche un job pour Joe chez Elektra : Jac a décidé d’ouvrir un agence à Londres. Joe doit donc démissionner de son job pour George Wein. Sa mission à Londres va consister à découvrir de nouveaux talents pour continuer de moderniser Elektra.

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    Le premier groupe sur lequel Joe flashe, ce sont les Move. Chaque fois qu’un Américain débarque à Londres pour y séjourner, Joe l’emmène voir les Move au Marquee : John Sebastian, Zal Yanovsky, Paul Butterield, Mike Bloomfield, Jac Holzman, Phil Ochs et quelques autres y ont droit. Pour Joe, les Move sont aussi balèzes que les Who ou Hendrix qui ont été les révélations de Monterey : «Les Move étaient des ambitious working-class kids from Birmingham qui n’avaient aucune envie de révolutionner le rock, de prêcher l’amour et la paix ou de promouvoir les états seconds, tout ce qu’ils voulaient, c’était devenir riches et célèbres.» Joe fait un portait spectaculaire d’Ace Kefford, skeletal albino face - Ace went for the most powerful nail-your-chakras-to-the-seat-of-your-pants bass lines - Il voit Roy Wood comme un shaman-in-chief et Trevor Burton comme the innocent looking-one. Il qualifie leur musique de beer-drinker’s psychedelia - They made a far superior fist of deconstructing soul tunes than did Vanilla Fudge a year later - Alors Joe emmène Jac voir les Move dans leur loge à l’Edgbaston Mecca Ballroom. Il nous décrit la scène, et c’est comme si on y était : «(Cramped in the small room), Jac Holzman à la fois intimidant et impressionné, moi très sérieux, le Fagin-like Secunda and the monosyllabic Move. L’homme qui avait signé Jim Morrison et Arthur Lee était bien trop éloigné de son monde pour faire impression sur les Move.» Dommage. Les Move sur Elektra, ça aurait été le fin du fin, avec Love et les Doors.

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    À Londres, Joe Boyd croise donc ceux qu’il appelle les thugs - Les Thugs comme Grant et Don Arden ressemblaient à Lee Marvin dans Point Blank. Les exécutifs des maisons de disques installés dans leurs beaux bureaux n’imaginaient pas que des gens comme Grant et Arden pussent être aussi vicieux et aussi brutaux. Alors ces ronds de cuir acceptaient n’importe quoi parce qu’ils avaient peur. L’Américain qui suivait tout ça de près était bien sûr David Geffen - Selon Joe, il n’existait pas d’équivalent de ces thugs aux États-Unis. Les gens du Brill n’étaient absolument pas capables de gérer des artistes qui écrivaient leurs propres chansons et qui prenaient de l’acide. Comme Joe Boyd s’intéresse de près aux Move, il croise bien sûr Cordell & Secunda - Cordell & Secunda formaient la plus dépareillée des paires, mais ils eurent pas mal de succès entre 1966 et 1968 avec les Move, Procol Harum et Joe Cocker. Secunda venait de South London et avait grenouillé durant les early sixties dans le milieu du catch professionnel. Secunda était un gros dur de bandes dessinées, a reptilian hustler qui se vantait de ses séjours au placard. Il était vif d’esprit et doté d’un sinister charm. Cordell était aussi pimpant et relax que Secunda était moite et intrigant - Joe Boyd compare l’invasion du music biz par tous ces affairistes à l’invasion de l’Empire romain par les Wisigoths et les Ostrogoths : Lambert & Stamp (qui suivaient les traces d’Andrew Loog Oldham), Stigwood (qui se servait de Cream pour organiser l’avenir de Clapton), Mike Jeffreys (Joe l’écrit mal, il s’agit de Mike Jeffery, qui avait mis le grappin sur Chas Chandler et Jimi Hendrix), Chris Blackwell (masterminder de la carrière de Stevie Winwood), Chris Wright & Terry Ellis (Jethro Tull et Ten Years After), Peter Grant (Led Zep) - The Move en ratant leur conquête de l’Amérique, étaient l’exception - Oui, car Joe Boyd était convaincu que les Move pouvaient conquérir l’Amérique. Comme il est à Londres pour signer des groupes sur Elektra, il constate à un moment que pas mal d’occasions lui ont glissé entre les doigts : Stevie Winwood (à cause de Chris Blackwell), Cream (à cause de Robert Stigwood), Pink Floyd (à cause de Bryan Morrison), the Move et Procol Harum.

    C’est Joe qui rend le Pink Floyd célèbre à Londres dès 1966. Le Floyd n’est alors qu’un blues band fraîchement débarqué de Cambridge, mais Joe les trouve intéressants. Il fait écouter une démo du Floyd à Jac, mais Jac n’accroche pas. Tant pis. Alors que Joe cherche un autre label, Bryan Morrison lui brûle la politesse en emmenant le Floyd chez EMI. Comme Syd et les autres ont besoin de cash pour s’acheter une van, ils signent aussitôt pour récupérer l’avance. Cet échec laisse Joe assez amer.

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    Avec son copain John Hopkins, alias Hoppy, ils montent l’UFO fin 1966, parce qu’ils n’ont plus un rond. Joe ne bosse plus pour Elektra et Hoppy a cessé de travailler comme photographe pour International Times. L’UFO est au 31 Tottenham Court Road, sous une salle de cinéma. Le club est ouvert chaque vendredi soir de 10 h à 6 h du matin. Le soir de l’ouverture, le 23 décembre 1966, ils sont surpris de voir arriver autant de monde. En quelques mois, l’UFO fait connaître nous dit Joe «Pink Floyd, Soft Machine, the Crazy World of Arthur Brown, light-shows, tripping en masse and silk-screen psychedelic fly-posters». Hoppy et Joe louent le local à Mr Gannon, un homme charmant. Un soir, il prend Joe à part pour lui dire qu’il a le sentiment que certaines personnes fument de l’herbe - There’s a few people smokin’ dope in here - avec un trémolo à l’endroit du o de dope, nous dit Joe. Il répond alors à Mr Gannon : «Well, Mr Gannon, I can’t say this with absolute assurance, but I certainly hope you are mistaken.» Et Mr Gannon prend avec philosophie la répartie du Joe : «Well that’s as may be, and that’s as may be not, Joe. But all the same, je pense que ce serait une bonne idée de mettre le ventilateur en route.» Une fois que Bryan Morrison lui a barboté un Floyd qui est train de devenir énorme en Angleterre, Joe n’a plus qu’une obsession : trouver la groupe capable de remplacer le Floyd et de remplir l’UFO chaque vendredi. Tony Howard qui fait partie de la Morrison Agency revient vers Joe et lui propose de faire la paix. En signe de bonne volonté, il propose à Joe deux groupes gérés par l’Agency en remplacement du Floyd : Tomorrow et les Pretty Things. Alors Joe flashe sur les Tomorrow et ses concerts explosifs. D’où le titre de son récit. Avec son sens aigu de l’histoire, Joe estime les sixties vont de l’été 1965 jusqu’en octobre 1973 et connaissent leur pic le 1er juillet 1967 avec un set de Tomorrow at the UFO Club in London.

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    Joe croise aussi le chemin de Mick Farren et des Social Deviants. C’est Hoppy qui insiste pour que Joe vienne les voir répéter. Le résultat, c’est que Joe les trouve mauvais - Mick’s singing was devoid of melody and his group could barely play their instruments - Joe ne veut pas d’eux à l’UFO. Hors de question. Il dit à Hoppy qui insiste : «The Deviants would play UFO over my dead body.» S’ils veulent jouer à l’UFO, ils devront passer par dessus mon cadavre. C’est sans appel. Mais Mick Farren va se rendre indispensable en filant un coup de main aux entrées - Mick and his boys became a key part of my support team - Puis en avril 1967, Joe cède et laisse jouer les Deviants sur scène.

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    À la même époque, Joe entre dans sa période Incredible String Band, un duo folky folkah qu’il réussit à rapatrier sur Elektra. Jac en pince pour le folk, alors pas de problème. Joe pense que The Hangman’s Beautiful Daughter paru en 1968 est le meilleur disque qu’il ait produit. Alors autant prévenir les ceusses qui ne le savent pas : il faut vraiment aimer le folk pour entrer là-dedans. Dès «The Minotaur’s Song», on note une absence complète de magie et de mélodie. Mike Heron et Robin Williamson font dans le moyenâgeux. Il ne se passe rien. Mais les amateurs de folk obscur vont y trouver leur bonheur. Au fil des cuts, on observe que messires Heron et Williamson ne font aucun effort pour se rendre plus sympathiques. L’album tourne au cliché folk anglais. «Waltz On The New Moon» sonne comme une pauvre giclée de néant. On entend un glou glou dans «The Water Song», une chanson de troubadours. On est loin des Pink Fairies. Er avec «There Is A Green Crown», on est loin de Third World War. Pourtant c’est le même pays. L’album se réveille un peu avec «Swift At The Wind», un weird cut chanté à la plainte récurrente sur fond de gratté apoplectique. Le chant se veut immersif et la tendance est à la déchirure. Mais c’est vraiment tout ce qu’on peut en dire.

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    Le premier album d’Incredible String Band sur Elektra date de 1966 et n’a pas de titre. C’est du folky folkah pur et dur. Aucun espoir d’en sortir. La flûte double les coups d’acou, c’est assez rupestre, tout en restant soigneusement bucolique. Ils font même du festif de zyva mon gars avec «Schaeffer’s Jig». C’est le genre de truc qui doit faire baver Jac. Du vrai pur et dur à la mormoille. On ne saurait imaginer ni plus pur, ni plus dur. Heron et Williasmson sont dans leur petit monde bien hermétique. Ils attaquent «The Tree» à la flûte antique puis ils se prennent pour des mineurs du Kentucky avec «Empty Pocket Blues». C’est assez pointu car joué en picking des Appalaches. Ils font pas mal de fake Americana, et plus on écoute l’album et moins on leur fait confiance. On a l’impression avec «Niggertown» qu’ils prennent les gens pour des cons.

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    Paru l’année suivante, The 5000 Spirits Or The Layers Of The Onion est beaucoup plus intéressant, pour au moins trois raisons valables. À commencer par «Painting Box», un joli festival de gratté de poux, ah ça gratte sec dans le coin du springtime ! Ils grattent à la petite excédée avec une flûte en contrefort, et ça donne un mish mash assez puissant. Ces deux mecs sonnent comme les surdoués du régiment. L’autre point fort de l’album s’appelle «First Girl I Loved», une country pop anglais de niveau nettement supérieur. Il y a une fantastique énergie dans ce gratté de poux, c’est lui le gratté qui fait la grandeur du duo et ça devient tétanique car c’est bourré de feeling. Ils remontent aussi «Way Back In The 1960s» au country rock de String Band. C’est vraiment excellent, quel fabuleux brouet de fake Americana ! Non seulement ces deux Anglais se prennent pour des Américains, mais ils en ont en plus les moyens. Leur gratté de poux est sans doute le plus puissant d’Angleterre, c’est même trop américain pour être vrai. On comprend mieux pourquoi Joe a flashé sur eux. Les crin-crins inexorables de «Chinese White» ont dû plaire à Jac et le «No Sleep Blues» flirte avec Fred Neil. Ils sont dans une certaine richesse, un mélange de tradi Bribrit et d’Americana. Ils aiment bien jouer le cul entre deux chaises. Mais il faut leur reconnaître un sens aigu de la musicalité. Avec «The Mad Hatter’s Song», on les voit noyer leur soupe dans une psychedelia du tiers monde, c’est très étrange, ils soulignent leur do what you can aux instruments antiques. Ils adorent gratter de la fake Americana au bord de la Tamise. Leur parti-pris est de bousculer les préjugés, comme le montre «The Hedgehog’s Song». On finit par se faire avoir en beauté. Ces deux mecs sont beaucoup trop doués.

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    Sur le double album Wee Tam And The Big Huge paru en 1968, on trouve encore pas mal de petites friandises, notamment ce chef-d’œuvre fake Americana qui s’appelle «Log Cabin In The Sky». Il jouent ça au washboard et ça marche. Ils font ensuite de la dentelle de Calais avec «You Get Brighter», une dentelle de Calais florentine, bien détachée dans la lumière, c’est l’apanage du folk anglais. Comme souvent dans les trips, le mec ne lâche pas la rampe. Ils passent aux drug-songs avec «The Half Remarkable Question». Mike sort son sitar et Robin gratte ses poux, on se croirait à Marrakech. Ils ramonent bien les artères de la médina. Et comme le sitar favorise la montée au cerveau, ça devient de la pâmoison à rallonges. Joe nous dit que les String Band sont adeptes de la Sciento, mais on voit bien avec «Air» qu’ils sont aussi dans la dope. Ils font un peu d’orientalisme avec «Puppies», mais de l’orientalisme joyeux. Si on écoute ces albums, c’est uniquement parce que Joe Boyd dit avoir été remué, et comme c’est un homme de goût, on lui fait confiance. Mais il faut savoir se montrer patient. Avec son mélange de coups d’acou et de sitar, «The Yellow Snake» est presque beau, mais pour «Ducks On A Pond», ils partent en mode Bécassine. Une autre paire de manches.

    L’autre grand amour de sa vie de découvreur/producteur, c’est Nick Drake - There was something uniquely arresting in Nick’s composture - Joe pense que sa musique est «mystérieusement originale» et sa technique de guitare «complexe».

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    On comprend qu’il se soit passionné pour Nick Drake. Il suffit d’écouter les deux albums qu’il produisit pour Nick à Londres, Five Leaves Left en 1969 et Bryter Layter en 1971. Sur le premier se niche une véritable merveille d’intimisme Drakien, «The Toughts Of Mary Jane». Nick la nique à la magie pure, il a une façon unique d’instaurer son doux règne, c’est un mélange de magie et de brume, comme chez Robert Wyatt, c’est très pur, très rêvé, très attardé. On retrouve cette magie dans «River Man», gonna see the river man, Nick Drake fait régner une ambiance douceâtre et tiédasse, tout émane de sa voix et de sa façon de gratter ses poux. C’est violonné au plus mauve du crépuscule des dieux. Il crée l’ambiance à chaque retour de manivelle, avec un ton unique, une réelle chaleur de ton, c’est forcément inspiré, même si on ne court pas après le folk. Nick Drake ne travaille que dans la mélancolie fortement arpeggiée et donc mythifiée. Sa mélancolie est purement baudelairienne, elle fait écho à celle de Léo Ferré, «un désespoir qu’aurait pas les moyens». On reste dans l’éclat référentiel avec «Day Is Done» qui incarne l’aspect préraphaélite du rock anglais. Nick Drake propose une brume de son distinguée, très pure, très Burne-Jones, tu ne peux pas échapper au charme discret du vieux Nick. Il sonne tellement comme un port d’attache qu’on y jette l’ancre.

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    Bryter Layter est un peu plus sophistiqué et cette sophistication productiviste nous dit Joe ne plaisait pas à Nick. John Cale intervient sur deux cuts, «Fly» et «Northern Sky», qui sont un peu les points forts de l’album. Nick Drake attrape son «Fly» au vol, à la voix d’ange de nicotine qui va mal, please ! Il se fond dans sa mélancolie. «Northern Sky» symbolise la force de Nick Drake. C’est d’une rare puissance agonisante, ce mec pousse le bouchon de la beauté morose assez loin, il chante à la voix éteinte, mais il chante, il faut le savoir. Magnifique slow groove d’under the boisseau que ce «Poor Boy». Nick Drake navigue à la douce manœuvre de nobody knows, c’est très long, très orchestré, PP Arnold et Doris Troy font les chœurs, on entend du sax, on croit que Nick Drake touche au but, mais cette débauche de moyens l’indispose. Que fait-on dans ces cas-là ? On se suicide. Joe Boyd y revient longuement, sur ce suicide, une overdose d’antidépresseurs, officiellement. On revient à l’album et à l’«At The Chime Of A City Clock» qu’il chante sous le vent, c’est le goove suburbain. Il gratte ensuite «One Of These Nights First» dans l’ombre de l’underground, il tient son couldn’t be seen en haleine, c’est une merveille ténébreuse et lumineuse à la fois, on se love dans le giron du génie de Nick Drake, il est avec Syd Barrett et Robert Wyatt l’un des plus beaux artistes de son temps. Il chante littéralement sous le boisseau d’argent.

    Merci Joe Boyd pour ce beau livre et tous ces beaux albums.

    Signé : Cazengler, Joe Boit

    Joe Boyd. White Bicycles: Making Music in the 1960s. Serpent’s Tail 2007

    Nick Drake. Five Leaves Left. Island Records 1969

    Nick Drake. Bryter Layter. Island Records 1971

    Incredible String Band. The Incredible String Band. Elektra 1966

    Incredible String Band. The 5000 Spirits Or The Layers Of The Onion. Elektra 1967

    Incredible String Band. The Hangman’s Beautiful Daughter. Elektra 1968

    Incredible String Band. Wee Tam And The Big Huge. Elektra 1968

     

    Hot Rod - Part Two

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    Il n’est pas d’artiste plus intriguant que Rod The Mod. Considéré par beaucoup de gens comme un vendu, il n’en demeure pas moins un très grand artiste. Il fut un temps où le nom de Rod Stewart sonnait comme celui de Brian Jones ou de Ray Davies. Le Jeff Beck Group fut le plus grand groupe anglais de son temps, un groupe que Led Zep ne parvint jamais à égaler. Ceux qui ont vu les Faces sur scène savent qu’ils valaient largement les Stones, côté power, mais il ne leur manquait qu’une seule chose : des hits comme «Jumpin’ Jack Flash» ou «The Last Time». On ne va pas revenir sur l’époque Faces évoquée comme on l’a dit dans l’hommage à Ronnie Wood, on va se contenter d’explorer la carrière solo de Rod The Mod, une carrière qui a connu des hauts (très hauts) et des bas (très bas), comme toute carrière, surtout lorsqu’elle se mesure à l’échelle d’une vie. Il faut simplement garder bien présent à l’esprit que Rod the Mod est l’un des plus brillants interprètes de son époque. Son seul défaut fut peut-être de trop aimer l’argent. Mais comme Aretha ou Smokey Robinson qui ont eux aussi des discographies à rallonges, Rod réserve au gré des aléas quelques belles surprises.

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    Paru en 1969, le premier album solo de Rod The Mod porte deux noms différents : An Old Raincoat Won’t Ever Let You Down et The Rod Stewart Album. Il est aussi paru sous trois pochettes différentes : une belle en France avec une photo, une jaune aux États-Unis et une Vertigo en Angleterre qui donne le vertige. Avec cet album, Rod The Mod impose un style unique, un roddish sound qui est un mix de rock, de Soul et de folk assez capiteux car chanté au mieux des possibilités maximalistes. Il est essentiel de rappeler que ce premier album solo sort la même année que Beck Ola, un autre album classique de l’histoire du rock anglais. Le seul point commun entre Beck Ola et l’Old Raincoat est l’excellent «Blind Prayer», un heavy blues que Woody joue en sur-tension de bassmatic avec un Martin Pugh au devant du mix. Comme dans le Jeff Beck Goup, Woody joue en solo et il croise Pugh comme s’il croisait Beck, il le croise à n’en plus finir. Ces mecs savaient créer l’événement. L’autre coup de maître de l’album est la reprise de «Street Fighting Man», en ouverture de balda. Mickey Waller bat le beurre pendant que Woody & Pugh grattent leurs poux. Ils font de la Stonesy pure et dure et Woody quitte le cut en beauté avec un énorme solo de basse, comme John Cale dans «Waiting For The Man». On trouve encore une merveille sur cette A bénie des dieux : «Handbags & Gladrags», une mélodie signée Mike d’Abo. Rod The Mod ne fait qu’une bouchée de cette extrême pureté. Woody fournit le bassmatic adéquat, il joue en mélodie pressante et ses notes chevauchent les crêtes. Il joue un peu comme Ronnie Lane. D’autres merveilles guettent l’imprudent voyageur en B, à commencer par le morceau titre, l’Old Raincoat, avec un Woody qui chasse sur les terres du Comte Zaroff. Ce fantastique entertainer est de toutes les relances, il développe une énergie considérable. Keith Emerson joue sur «I Wouldn’t Ever Change A Thing» et le groupe de Rod ramène dans «Cindy’s Lament» autant de son qu’en ramenait le Jeff Beck Group, mais sans la folie de Jeff Beck. Ils terminent avec une version de «Dirty Old Town» chantée à la perfection et qui préfigure celle des Pogues.

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    Pendant toute la période Mercury/Vertigo, Rod The Mod va réussir à maintenir le rythme d’un ou deux hits par album, et pas des petits hits à la mormoille. Alors on décide de le suivre à la trace. Sur la pochette de Gasoline Alley, on retrouve l’old raincoat, mais vautré sur le trottoir, enfin, si on peut appeler ça un trottoir. Le morceau titre est un joli street folk que Woody joue en slide, avec Plonk Lane on bass. Ils s’amusent bien à jouer cette dentelle de Calais. Retour au vieux Bobby avec «It’s All Over Now», mais joué en mode Faces, c’est-à-dire heavy boogie de fin de soirée bien arrosée. C’est au tour de Plonk de faire le zouave à la basse. Il bat Woody à plates coutures. Il bouclent cette belle A avec une reprise du «My Way Of Giving» des Small Faces. Plonk se joint à Rod The Mod pour les chœurs et ça donne un résultat plutôt émouvant. Les deux hits sont planqués en B, à commencer par cette reprise de «Cut Across Shorty» délicieusement heavy. Rod met son énorme moulin en route, avec en sautoir le deep doom de Plonk. Ces mecs sont comme les éléphants, ils jouent énormément. Puis Plonk s’en va faire des merveilles sur sa basse dans «Lady Day». Il tisse un fil mélodique qu’il mêle à celui de Woody.

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    De tous les albums solo de Rod The Mod, Every Picture Tells A Story restera sans doute le chouchou des fans, à cause bien sûr de «Maggie May», hit de rêve pour tous les kids qui ont connu l’Angleterre des early seventies - Wake up Maggie/ It’s late september and I should be back to school - on a tous chanté ça en faisant du stop vers Londres. Effarante allure de Rod The Mod, avec la magie du beat de Mickey Waller - You stole my heart/ I couldn’t leave you If I tried - Si à l’époque on était romantique, on était baisé. L’autre coup de génie de l’album, c’est «Mandoline Wind», idéal pour un crack comme Rod. Il chante son Wind à merveille, dans un environnement de pedal steel et de mandoline. Le solo de mandoline est l’une des septièmes merveilles du monde. Le morceau titre entre aussi dans la catégorie des cuts vénéneux, car chargé de big sound et de big singing de gorge chaude. Rod The Mod propose aussi une sacrée triplette de Belleville : «That’s All Right», «Amazing Grace» et une reprise du «Tomorrow Is Such A Long Time» de Bob Dylan. Il fait aussi en B une reprise faramineuse d’«(I Know) I’m Losing You». Avec ce vieux hit des Tempts, Rod The Mod devient Rod The Mad. Il ramène tout le heavy power du Jeff Beck Group. Merveilleux déballage de big dumb sound. Lors du pont, les éléments se déchaînent, on assiste à une véritable escalade de la violence avec un Mickey Waller qui tribal tout seul dans sa cave.

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    On reste dans l’ère des grandes pochettes avec celle de Never A Dull Moment. On y voit un Rod The Mod rétro prostré dans son fauteuil. C’est en B que se niche l’excellente reprise d’«Angel». Hommage génial à Jimi Hendrix, avec Plonk on bass. Il joue en mélodie. On a là ce que le rock anglais peut offrir de meilleur. On retrouve Plonk et Woody dans «Time Blue», un cut digne de la couronne d’Angleterre. On retrouve aussi l’excellent mandoline-man Martin Quittenton dans «Lost Paraguayos». Ce son illustre aussi bien que le glam la magie de l’Angleterre des seventies et sur cette merveille, Woody joue de la basse. On l’entend aussi bassmatiquer derrière Rod sur «Italian Girls». Il semble que Rod ait trouvé sa voie, il a un vrai son, avec un Woody qui bombarde et un Quittenton qui brode. Par contre c’est Peter Sears qui joue de la basse sur «I’d Rather Go Blind», un heavy blues d’antho à Toto.

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    Le dernier album anglais de Rod The Mod s’appelle Smiler. Il pose en full regalia sur le devant, mais il faut aller voir à l’intérieur du gatefold (comme d’ailleurs dans celui de Never A Dull Moment) : on y voit toute l’équipe élargie : musiciens, entourage et même parents. Superbe photo de famille, avec un Woody en costard rouge, la rock star par excellence. D’ailleurs Woody se régale à jouer «Hard Road», ce fabuleux cut des Easybeats. Admirable shoot de Facy raunch. Ils s’amusent comme des gosses avec ce vieux boogie en caoutchouc. On trouve deux resucées de «Maggie May» sur cet album : «Lochinvar» et «Mine For Me», pourtant signé McCartney. Mais c’est avec ce pur hot Brit rock qu’est «Sailor», puis la reprise du «Bring It On Home To Me» de Sam Cooke que Rod The Mod donne la mesure de son génie. En B, il s’en va taper dans Goffin & King avec «(You Make Me Feel Like) A Natural Man». Dans la bouche de Rod, ça tourne à la magie.

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    Comme l’indique le titre, Rod The Mod quitte l’Angleterre en 1975 avec Atlantic Crossing. Adieu Plonk, Woody et le foot, voilà venu le temps du big american sound. C’est enregistré un peu partout, chez Hi, à Muscle Shoals, à Miami et du coup, on ne sait plus qui fait quoi. Par contre, on sait que Tom Dowd produit. On voit vite l’étendue du désastre : dans «All In The Name Of Rock’n’Roll», Rod The Mod perd tout le ruckus des Faces, même si les cracks de Muscle Shoals l’accompagnent (David Hood, Roger Hawkins, Al Jackson). Rod s’américanise pour un résultat dramatique. Il faut attendre ce «Stone Cold Sober» co-écrit avec Steve Cropper pour reprendre espoir, d’autant que Cropper gratte ça sec. Ça flirte avec la Stonesy. Et puis on se fait avoir avec la belle reprise d’«I Don’t Want To Talk About It» de Danny Whitten. Rod The Mod récidive un peu plus loin avec une fantastique interprétation de «This Old Heart Of Mine», un vieux hit signé Holland/Dozier/Holland. Signature de rêve, idéale pour un raucous comme Rod. Avec «Still Love You», il reproduit les dynamiques de «Maggie May». Il n’en finit plus d’aimer Maggie, I wouldn’t change a thing/ If I could do it all over again. Il crée vraiment une relation affective avec ses admirateurs. Pas facile de lâcher un mec comme Rod.

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    Rien n’indique sur le pochette d’A Night On The Town que l’album est enregistré à Muscle Shoals. On se croirait plutôt à la Maison Fournaise sur l’île de Chatou, là où fut peint le fameux Déjeuner des Canotiers. Bon ça reste du big Rod sound, mais avec un son trop américain. Il y a six guitaristes listés sur la pochette, du coup on ne sait pas qui joue sur «The Ball Trap». C’est vrai qu’on s’en fout. Sans l’Angleterre, Rod The Mod n’a plus de sens. Il n’est plus qu’un bon chanteur parmi tant d’autres. Il tente de refaire l’Angleterre des Faces à Hollywood, mais ça ne marche pas. L’album retombe comme un soufflé. Seul le morceau titre qui ouvre la Slow Face peut sauver cet album. C’est une merveilleuse rengaine. Il nous gagne à son corps défendant.

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    En 1977, rien à foutre de son Foot Loose & Fancy Free. Pffffff ! Pauvre ringard. On écoute tous les Buzzcocks ! «Hot Legs» ? Pffffff ! Il a des Vanilla derrière lui, Phil Chen on bass et le mec qui fait Woody s’appelle Jim Cregan. La voix de Rod est intacte, mais il est dans les hot legs. C’est la vie. Il faut attendre «You’re In My Heart» pour retrouver le styliste éblouissant. Sur la plupart des cuts, les Américains essayent de sonner comme des Anglais. Avec sa version de «You Keep Me Hanging On», Rod tente de rivaliser avec Mark Stein, mais ce n’est pas gagné, même s’il brûle bien le chant. Il termine avec «I Was Only Joking», une merveille de story telling - Suzy babe you were good to me - Pur jus de Rod The Mod américanisé. Il faut s’habituer à cette idée et ce n’est pas facile.

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    Suite de l’Américanisation des choses avec Foolish Behavior. On entre dans les années 80, c’est-à-dire la mort du rock. Alors Rod fait du boogie au bord de la piscine. On ne cherche même pas à savoir qui joue derrière lui, ça n’a plus aucun intérêt. Ah il y va le Rod avec son «Better Off Dead», il est devenu con comme une bite. Il a perdu l’art. Il va là où le biz le porte. C’est insupportable, mais il faut savoir que ça existe. On en souffre certainement autant que lui. Après tous ses grands albums, il est probable qu’il ait rechigné à se commercialiser à outrance. Il a encore de bons réflexes, comme le montre le morceau titre. Il nous dépasse quand il veut. Il est fantastique dans la fermentation de «My Girl» - She’s got a hold on me/ I mean my girl - Il revient comme un petit chat, mais c’est Rod la bête de sexe. Il chante son «Say It Ain’t Time» à l’extrême. Même dans des albums bizarres comme celui-ci, il peut chanter à la folie. Hot Rod.

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    C’est sur Tonight I’m Yours paru l’année suivante qu’on trouve sa version de «Just Like A Woman». Just perfect. The voice + the song. Dans le rôle du fan de Bob, Rod est parfait. Par contre, il fait un peu de diskö avec le morceau titre et ça coince. C’est l’occasion rêvée de dire du mal de ce chanteur extraordinaire. Il tape aussi dans le vieux hit d’Ace, «How Long». Ça marche à tous les coups. Un nommé Robin le Mesurier fait toutes les guitares. Mais le boogie de Hollywood n’a pas d’avenir («Tear It Up»). Rod parvient à sauver l’album à la force du poignet avec des trucs comme «Only A Boy» ou même «Jealous» qui frise pourtant le putassier. Il chante tellement bien qu’il finit par rendre tous ses albums attractifs.

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    Sur la pochette de Body Wishes, Rod porte un costard rouge Ferrari. On sauve un seul cut, là-dessus, «Move Me». Il y fait du hot Rod, il chante ça pied à pied, why don’t you move me ! Il chauffe à blanc le boogie rock de «Dancin’ Alone», mais ailleurs ça tourne à la putasserie. Son «Ghetto Blaster» est d’une atroce complaisance. Et la prod pue. L’époque veut ça. Mais c’est dans la pelle qu’il excelle, le Rod. Dès qu’il roule une pelle, comme dans «Strangers Again», avec sa petite langue de connard prétentieux, ça marche, et pourtant on le déteste d’avoir si mal tourné, mais bon, on l’écoute quand même. Sait-on jamais. On espère toujours une vieille resucée de Maggie May.

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    Camouflage est l’un de ses albums les plus putassiers. Il transforme l’«All Right Now» de Free en hit diskö. Comme il est millionnaire, il fait sa diskö des jours heureux. Il atteint probablement le fond artistique alors qu’il atteint le sommet de sa carrière de frimeur. Il tape maintenant dans la pop inepte («Heart Is On The Line»). Après Beck Ola, c’est intolérable. Quel gâchis ! Un si beau rocker ! C’est un suicide commercial, il devient une pauvre cloche avec son diskö funk de camouflage. Il a perdu toute sa crédibilité mais gagné des millions de dollars. Cet album est d’autant plus insupportable qu’on y voit une immense star se ridiculiser. C’est important de voir jusqu’où les gens sont capables d’aller.

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    On sauve le morceau titre sur Every Beat Of My Heart : il y redevient le magicien qu’on aimait bien. Mais pour le reste, il a perdu le fil. Il continue de chanter comme d’autres continuent de conduire. Comment a-t-il pu accepter de chanter une telle daube ? Ça restera un mystère. Au mieux du pire, il reste dans le vieux mode boogie-rock hollywoodien et fait du Rod. Il a du son, mais du son sophistiqué. Il a l’air de traîner dans un marigot, comme un vieux crocodile de luxe. Ça n’a plus de sens.

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    Après une série d’albums calamiteux, Rod semble reprendre son destin en main avec Out Of Order. On assiste au retour de la glotte parfaite dès «Lost In You». Sa glotte est son fonds de commerce, alors on ne va pas le blamer d’en avoir une aussi parfaite. Il est dans son son et son son marche, il est écœurant de frime, avec cette pochette de salon de coiffure, mais God, la voix est là. Il reprend l’habitude de retravailler ses chansons au corps comme le montre «My Heart Can’t Tell Me No». Il reprend le cap, il est le capitaine et c’est fantastique. Il retrouve les coudées franches et redevient l’immense artiste qu’il a été. Il fait une version diskö de «Nobody Knows You When You’re Down And Out», mais il la chante, c’est une version convaincue d’avance. Tout le monde a tapé dans ce vieux standard, Nina Simone, le Spencer Davis Group, Bobby Womack, mais Rod The Mod s’en sort avec les honneurs. Et voilà qu’il tape une version de «Try A Little Tenderness» et là t’es baisé. Il est dessus dès l’intro, à la chaleur de la voix. Il fait bien son Otis, oh yeah, il est le seul blanc à pouvoir retravailler la tenderness d’Otis, c’est merveilleusement orchestré, Rod patine dans le merveilleux verlainien, il creuse chaque syllabe dans le yeah yeah de so so easy, il redevient le chanteur de rêve qu’on adulait, le white niggah d’exception, il ramène le pathos dans les grandes orchestrations, les paquebots soniques qui traversent la nuit de Fellini et il monte sur le tard, comme Otis, mais sans aller jusqu’au gotta-gotta, dommage. Il termine avec un «Almost Illegal» amené à la Stonesy d’I said yeah. Le guitar slinger s’appelle Andy Taylor.

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    Paru en 1991, Vagabond Heart fonctionne aussi comme un sursaut. On y trouve trois merveilles à commencer par «Rebel Heart». Grosse prod. Il y ramène son swagger de London boy, putasssier oui, mais avec du son. Il fait un duo d’enfer avec Tina sur «It Takes Two». Il tape ça sec avec la Tina d’after Ike. Et puis il y a cet hommage miraculeux à Motown, «The Motown Song». Sinon, le vieux Rod se ressource aux fontaines de blé. Il cultive le charme puant de la bourgeoisie hollywoodienne. Mais bon, on l’écoute quand même. This is Rod, after all.

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    Suite de la phase de redressement artistique avec un troisième album bien foutu, A Spanner In The Works. Ça grouille de goodies là-dedans, à commencer par l’infernal «Muddy Sam & Otis» - I was only seventeen - Pas de plus bel hommage - Thank you Sam, thank you Otis, thank you Muddy for the times we shared/ For the sounds you made - Il n’y a que Rod qui puisse chanter ça à l’accent cassé. Autre énormité : «Delicious», fabuleux shake de big shakeout, ça joue à la déflagration orchestrale et c’est même assez raunchy, baby. Rod a conservé ses instincts carnassiers. Il rend encore un hommage à Sam Cooke avec «Soothe Me». Il remplit encore l’espace de façon extravagante avec «Purple Heather», il sort sa meilleure chaleur de ton, et cet enfoiré en abuse. «The Downtown Lights» prend vite des proportions de Beautiful Song. Comme c’est globalement un album de reprises, il tape aussi dans Tom Petty («Leave Virginia Alone») et Dylan («Sweetheart Like You», tiré de l’album Infidels). Tout ce que chante Rod est bon, c’est important de le rappeler, il chante à la vie à la Rod. De vieux relents de Maggie May remontent dans «Lady Luck» et le vieux «You’re A Star» de Frankie Miller lui va comme un gant.

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    Encore une photo de salon de coiffure pour When We Were The New Boys paru en 1998. Curieusement, il y fait une resucée d’«Oh La La», le vieux cut de Plonk et Woody. Ça joue à la folie Méricourt avec des violons irlandais. Rod colle à son destin. L’album est placé sous l’égide des Faces puisque ça démarre avec un «Cigarettes & Alcohol» qui perpétue la perpète des pépères. Puis il tape une cover du «Rocks» des Primal Scream. C’est assez brillant, plein de Rod, plein de power et plein de cuivres. Belle dégelée, en tous les cas. Il reprend plus loin l’«Hotel Chambermaid» de Graham Parker qu’il considère comme un concurrent. Hot Rod fout le paquet, il a toutes les guitares d’Hollywood derrière lui. Il ne fait qu’une bouchée du morceau titre, il adore redémarrer à l’épique du deuxième couplet, il ne manque plus que les cornemuses. Sacré Rod ! Il reprend aussi Skunk Anansie («Weak») et les Waterboys («What Do You Want Me To Do»). C’est du sans surprise.

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    Human sort sur Atlantic en 2001. Il y fait son numéro sur deux gros cuts, «To Be With You» et «Run Back Into Your Arms». Il ultra-chante au max du mix, comme il sait si bien le faire. Difficile de ne pas craquer face à tant de talent. Le jour où tu trouveras un mec qui chante mieux que lui, fais-le savoir. Il faut le voir aller chercher le groove. Avec «Peach», il propose un boogie assez convulsif, bardé de guitares et de violons. She was dark, il parle d’une petite black, il fait des confidences en mode rock’n’roll, et c’est excellent. Et pourtant l’album part du mauvais pied avec des trucs assez putassiers. Il faut attendre la fin de l’album pour retrouver la terre ferme, il ultra-chante «It Was Love That We Needed» et il nous refait le coup du big Rod avec «I Can’t Deny It», il chante tout ce qu’il peut, il devient moche avec son gros pif, mais il claque sa chique, le vieux Rod continue de passionner, il est à la fois le clown du système et un maître chanteur incontestable. Trente ans après ses débuts, il est toujours là, bon an mal an.

    En 2002, il entre dans une nouvelle phase, une sorte de consécration, qu’on appelle la phase du Great American Songbook, avec sept albums enregistrés sur huit ans. C’est une renaissance artistique, une façon de nous dire qu’il évolue bien. Il faut juste écouter cette série d’albums basés sur l’équation parfaite : the song + the voice. C’est du gagné d’avance.

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    Le volume 1 s’appelle It Had To Be You: The Great American Songbook et renferme deux pépites : «They Can’t Take That Away From Me» et «That Old Feeling». Le premier est signé Gershwin, c’est du swing joué à la pompe de jazz et Rod se situe au dessus des lois. Le deuxième est signé Chet Baker & Brook Benton, un classique du groove que Rod remonte au feeling, comme un saumon remonte le courant. Effarant ! La voix est là. Rod ne se sent plus pisser. Une merveille ! Il tape bien sûr dans Sinatra («The Way You Look Tonight» et «It Had To Be You»). Comme Bryan Ferry avant lui, il tape dans «Those Foolish Things», un vieux hit d’Ella et de Billie Holiday, Rod s’y colle et il rentre dans le lard du groove, alors forcément, on craque, tellement c’est beau. D’autres pures merveilles s’ensuivent, «Moonglow» et «I’ll Be Seing You» chanté aussi par Billie Holiday. Mais ce premier tour de manège finit par donner le tournis, surtout l’«Everytime We Say Goodbye» de Cole Porter, trop de swing, trop de professionnalisme, trop de son, trop de chant, on frise l’overdose. Tout est tellement glamourous, le vieux Rod explose toutes les turpitudes hollywoodiennes.

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    L’année suivante paraît As Time Goes By: The Great American Songbook Vol II. Même principe : des standards triés sur le volet chantés par l’un des plus grands interprètes du XXe siècle. Il se prend pour Chet Baker avec «I’m In The Mood For Love», c’est gonflé, mais ça passe. Le cut magique du Volume II est cette reprise d’«Until The Real Thing Comes Along», un heavy groove convaincu d’avance, c’est blanc mais c’est bien - My heart is yours/ What more can I say - Encore de la magie pure avec «I Only Have Eyes For You». Il entre dans le territoire sacré du doo-wop légendaire et ça tient en haleine. Il revient à Gershwin avec «Someone To Watch Over Me». C’est du très grand art, une merveille d’espoir et de swing. Il duette avec Queen Latifah sur «As Time Goes By» et ça tourne encore une fois à la magie pure - You must remember this/ A kiss is just a kiss - Irrésistible. Il rafle encore la mise avec le heavy groove de «Don’t Get Around Much Anymore». Il rafle toutes les mises. On le voit plus loin se prélasser dans «My Heart Stood Still», un vieux hit de Sinatra. Ces albums sont des bénédictions, à condition bien sûr d’aimer l’univers du croon.

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    Le volume III est sans doute le plus intense. Il s’appelle Stardust: The Great American Songbook Vol III et Rod attaque avec «Embraceable You» qu’il chante dans le gras du groove. Il enchaîne avec «For Sentimental Reasons», une Beautiful Song qu’il dévore à pleines dents, une merveille absolue d’I give you my heart, yeah yeah. On ne présente plus «What A Wonderful World». Rod entre dans l’eau magique du Wonderful World et Stevie Wonder l’accompagne à l’harmo. Il duette aussi avec Bette Midler sur «Manhattan», puis il swingue «Isn’t It Romantic» jusqu’à l’os. Avant Rod, ils sont tous passés par là : Ella, Chet Baker, Tony Benett et Mel Tormé. Encore un Gershwin avec «I Can’t Get Started», cette fois Rod fait son Louis Armstrong, il étale sa pâte dans le chant. Puis voilà «A Kiss To Build A Dream On», jazzé dans l’œuf du serpent, véritable apanage du swing d’antan, Rod est trop fort, trop subtil, il épuise la cervelle. Il duette enduite sur «Baby It’s Cold Outside» avec Dolly Parton et ses boobs. Elle sent bon le sexe. Retour à la racine du swing américain avec le «Night & Day» de Cole Porter. Ce swing galactique reste imbattable.

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    Il attaque Thanks For The Memory: The Great American Songbook Vol IV en duettant avec Diana Ross sur «I’ve Got A Crush On You». Cette vieille rosse de Ross ressort ses manières de courtisane, ça frise la putasserie et Rod paraît troublé. C’est très sexuel comme assemblage, elle ramène ses lèvres d’experte et ça devient vite équivoque. Nouveau duo de choc avec Chaka Khan et «You Send Me». Cette fois, ça chauffe ! Chaka ne lâche rien, elle arrive et balaye tout. Elton John a réussit à taper l’incruste dans «Makin’ Whoopee». Une chose est sûre : ce mec sait chanter. Encore une fantastique leçon de swing avec «Taking A Chance On Love». Il tient bon la rampe jusqu’au bout de ce volume IV, surtout avec «I’ve Got My Love To Keep Me Warm», il nous fatigue et il nous fascine en même temps, mais on l’encourage, vas-y Rod ! C’mon !

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    Le dernier volume du Great American Songbook paraît en 2010 et s’appelle Fly Me To The Moon: The Great American Songbook Vol V. Rod l’attaque avec un vieux hit merveilleux, «That Old Black Magic» qui date de 1942, du temps de Glenn Miller et de Judy Garland. Rod y plonge ses crocs d’artiste et de greedy man et en fait un hit de big heavy pré-American Sound. Puis cet enfoiré tape dans Charles Trenet avec «Beyond The Sea», il tente de récréer ce rêve de La Mer qui ne lui appartient pas, laisse tomber Rod, tu veux swinguer comme Charles ? Non, c’est Charles qui swingue, Rod sonne comme un parvenu américain, il oublie de swinguer la fin du cut, il n’a pas le power du fou chantant. Puis il va sur les terres d’Ella avec «I’ve Got You Under My Skin», c’est assez gonflé de sa part. Ce volume V est un drôle d’objet : à la fois une bénédiction (bien chanté) et une insulte aux interprètes originaux. Ces mecs-là se croient tout permis, et pourtant les reprises sonnent comme des hommages. Il file ensuite sur les terres d’Esther Phillips avec «What A Difference A Day Makes». Mais Rod ne fait pas le poids. Cette merveille appartient à Esther, Rod n’a pas le feeling intrinsèque qui fit la grandeur de Little Esther. Il retourne à la suite sur les terres de Sinatra avec «I Get A Kick Out Of You» et «I’ve Got The World On A String», c’est encore là que Rod est le plus à l’aise, dans le vieux groove de Cole Porter. Il revient à Sinatra avec «Fly Me To The Moon» et boucle avec le «Sunny Side Of The Street» de Louis Armstrong.

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    En 2006, il fait un album de reprises assez spectaculaire, Still The Same. Great Rock Classics Of All Time. Il démarre avec Fog et l’irrépressible «Have You Ever Seen The Rain». Son I know sonne si juste. Il est dans l’énergie de Fog - Coming down from a sunny day - Il fait bien sûr une cover de Dylan, «If Not For You», il caresse Dylan dans le sens du poil et fait de ce vieux shoot de romantica dylanesque une véritable merveille. Il tape aussi dans «I’ll Stand By You», l’un des slowahs les plus putassiers de l’histoire des slowahs et ça tient debout parce que c’est Rod. Puis il rentre dans le «Still The Same» de Bob Seger comme un renard dans un poulailler, il bouffe tout, la pop, le rock, les poules, les œufs, tout ! Il reprend aussi des trucs de Cat Stevens et des Eagles sur lesquels on ne va pas trop s’attarder et on file droit sur l’excellente cover de l’«Everything I Owe» de David Gates, le mec de Bread. Big heavy pop, fantastique énergie. Il décide de boucler avec une cover de «Crazy Love», mais face à Van Morrison, Rod ne fait pas le poids, oh la la, pas du tout.

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    Pour finir la phase des grands hommages compilatoires, voilà Soulbook. Cette fois, Rod rend hommages aux géants de la Soul, comme par exemple Stevie Wonder avec «My Cherie Amour». Évidemment, il l’avale tout cru. Quand il n’est pas le renard qui entre dans le poulailler, il est le crocodile qui rôde au bord du fleuve. Il fait ensuite un duo terrific avec Mary J. Blidge dans «You Make Me Feel Brand New», une belle Soul de chèvre chaud, et quand Mary arrive, elle dégouline de sensualité, alors Rod fait pouh pouh pouh ! Il tape aussi dans Jackie Wilson («Higher & Higher») et Smokey («Tracks Of My Tears»). Il manque tragiquement de crédibilité dans sa reprise de «Rainy Night In Georgia». Rod n’est pas Tony Joe White, c’est bon de le rappeler. Il s’en sort mieux avec ce vieux hit des O’Jays, «Love Train», composé par Gamble & Huff. Il avale cette fois la prunelle du black power.

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    Après cette cure de grandes chansons, Rod reprend son petit bonhomme de chemin avec des albums disons classiques. Il fait comme les copains, comme Totor, comme El Vez, comme Tav, comme les Beach Boys et comme les Four Tops un Christmas Album : Merry Christmas Baby. Il s’y montre encore pire que Totor, il cajole sa soupe, il n’y croit pas un seul instant mais il chante de tout son cœur. Il bat même tous les records. Il amène «Santa Claus Is Coming To Town» au groove de jazz. En fait il place son Christmas album sous l’égide du swing de jazz. Il duette avec Ella Fitzgerald sur «What Are You Doing On New Year’s Eve» et il fait le show avec «When You Wish Upon A Star». Il est dessus, il redevient le magicien que l’on sait.

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    Il marche sur la plage pour la pochette de Time, paru en 2013. Il attaque «She Makes Me Happy» au oh-ooh, il ramène sa vieille magie vocale pour redevenir Rod the Blow, il chante au oooh-woooh et rafle la mise. Il bénéficie d’une prod de rêve et reste l’un des grands chanteurs de son époque. L’autre énormité s’appelle «It’s Over», il reste l’immense chanteur que l’on sait, il fait de la pop américaine puissante qui finit par devenir énorme. On retrouve sa vieille puissance dans «Beautiful Morning». Il connaît les tenants et les aboutissants, rien ne peut lui résister, c’est bardé de son, avec un sax et des chœurs de Dolls, eh oui. Il refait son London boy avec «Finest Woman». Il sait driver un heavy boogie rawk à la mode des Faces, il est excellent à ce petit jeu-là, awite, il ressort toutes ses vieilles ficelles de caleçon, et les caleçons de Rod, c’est quelque chose. Côté compo, Rod est dans tous les coups, ce qui explique pourquoi le niveau général est faible. Très faible. Le vieux Rod fait de la soupe, alors du Rod The Mod fit en son temps des merveilles.

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    Another Country sort en 2015. Hollywood Rod porte une veste en cuir noir. Il attaque aux violons du pays avec «Love Is». Il donne aux Américains une petite dose de roots à la mormoille, on entend des cornemuses, du violon et encore du violon, c’est rempli à ras-bord. Voilà le Rod élevé au grain, il ramène toute la ferme à Hollywood. Ces mecs-là sont capables de tout et de n’importe quoi, il faut le savoir. C’est la raison pour laquelle on les admire et pour laquelle on continue d’acheter leurs disques, histoire d’assister à leur magnifique décadence. Si tu n’as pas vu ça, tu n’as rien vu. On a tous raté la chute de l’Empire romain. Pour se consoler, on a celle d’Hollywood Rod. Pour se faire un billet, il est capable de faire n’importe quoi. Comme il a une voix, il en profite. On en ferait tous autant. Avec «Please», tu en as pour ton argent, tu veux du Hollywood Rod ? Tu as du Hollywood Rod. Stay with me tonight. Oui, c’est ça, t’as raison. Son «Walking In The Sunshine» n’est pas orienté vers l’avenir, mais vers le tiroir-caisse. Il donne sa voix au biz de la dernière heure. Prod imbuvable, mais ça marche. Il fait encore du reggae de bar de plage («Love And Be Loved») et ramène ses fucking cornemuses dans «We Can Win». Le voilà emporté par le mainstream, il ne maîtrise plus grand chose. Hollywood Rod est devenu Fétu Rod. Il ramène tout le bataclan de la vieille Angleterre dans le morceau titre et renoue le temps d’un cut avec Rod the Pop («Batman Superman Spiderman»). Il sait encore allumer une pop de rêve. Globalement, ses derniers albums sont un peu spéciaux, un peu trop putassiers pour les gueules à fuel. Mais bon, de temps en temps, sa voix impose une sorte de respect.

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    Le dernier album en date s’appelle Blood Red Roses. Hollywood Rod est assis derrière le digi, en costard blanc. L’album réserve quelques bonnes surprises, passé le cap des diskö-kuts d’ouverture de bal. Il tente de nous refourguer ses vieux tours de magie avec «Farewell» et il développe pour l’occasion sa fantastique énergie balladive. C’est un hommage à Ewan Dawson, son vieux pote dont il parte dans l’autobio - Oh you/ Yeah you/ Were like a brother to me - Et là oui, on y va, car c’est balèze. Il nous refait le coup du vieux mage un peu plus loin avec le morceau titre, amené au son irlandais et dedicated to the great Ewan McColl. Il faut être à la hauteur pour écouter ça, on est vite dépassé par le génie cavalant d’Hollywood Rod. Cette fois il dépasse même l’entendement, c’est vite violent, avec le beat des origines. Il déclenche une incroyable furia del sol avec ses Roses, et ça débouche sur un final extravagant, plein d’énergie irlandaise montée en noise, hey hey ! Retour à la belle pop bien drivée avec «Rest of My Life», c’est putassier mais extrêmement bien foutu. Il tape dans le vieux «Rollin’ And Tumblin’» de Muddy, mais le Rollin’ à Hollywood, ça fait marrer. On entend une charge d’éléphants. Il fait encore deux coups d’éclat : «Julia» et «Honey Gold». Il chante comme une pauvre crêpe géniale, c’est ça le problème. Même s’il fait la pute, il est bon. Il fait tout le boulot, comme un vieux boxeur. Il crée un pathos énorme d’Honey Gold - Somebody is smiling down on you - Il est épatant, Hollywood Rod, le power est toujours là.

    Signé : Cazengler, Rote tout court

    Rod Stewart. An Old Raincoat Won’t Ever Let You Down. Vertigo 1969

    Rod Stewart. Gasoline Alley. Vertigo 1970

    Rod Stewart. Every Picture Tells A Story. Vertigo 1971

    Rod Stewart. Never A Dull Moment. Mercury 1972

    Rod Stewart. Smiler. Mercury 1974

    Rod Stewart. Atlantic Crossing. Warner Bros. Records 1975

    Rod Stewart. A Night On The Town. Riva 1976

    Rod Stewart. Foot Loose & Fancy Free. Riva 1977

    Rod Stewart. Foolish Behavior. Riva 1980

    Rod Stewart. Tonight I’m Yours. Riva 1981

    Rod Stewart. Body Wishes. Warner Bros. Records 1983

    Rod Stewart. Camouflage. Warner Bros. Records 1984

    Rod Stewart. Every Beat Of My Heart. Warner Bros. Records 1986

    Rod Stewart. Out Of Order. Warner Bros. Records 1988

    Rod Stewart. Vagabond Heart. Warner Bros. Records 1991

    Rod Stewart. A Spanner In The Works. Warner Bros. Records 1995

    Rod Stewart. When We Were The New Boys. Warner Bros. Records 1998

    Rod Stewart. Human. Atlantic 2001

    Rod Stewart. It Had To Be You: The Great American Songbook. J Records 2002

    Rod Stewart. As Time Goes By: The Great American Songbook Vol II. J Records 2003

    Rod Stewart. Stardust: The Great American Songbook Vol III. J Records 2004

    Rod Stewart. Thanks For The Memory: The Great American Songbook Vol IV. J Records 2005

    Rod Stewart. Still The Same. Great Rock Classics Of All Time. J Records 2006

    Rod Stewart. Soulbook. J Records 2009

    Rod Stewart. Fly Me To The Moon: The Great American Songbook Vol V. J Records 2010

    Rod Stewart. Merry Christmas Baby. Verve Records 2012

    Rod Stewart. Time. Capitol Records 2013

    Rod Stewart. Another Country. Capitol Records 2015

    Rod Stewart. Blood Red Roses. Decca 2018

     

    L’avenir du rock

    - Lemon Incest

     

    D’une nature secrète, l’avenir du rock n’avouera jamais qu’il se sent parfois dépassé. Sa conseillère en communication ne rate pas une seule occasion de le taquiner :

    — Vous voulez toujours paraître sûr de vous, mais on voit bien qu’il vous arrive de vous surestimer...

    — À quoi voyez-vous ça, Nadia ?

    — Votre nez ! La pointe frémit lorsque vous défendez un groupe auquel vous ne croyez pas tant que ça.

    — Vous me rassurez ! Au moins vous n’avez pas vu mon nez s’allonger !

    — Vous êtes bien égal à vous-même. Vous vous en sortez toujours par une boutade. Au fond, c’est ce qui fait votre charme.

    — Ma chère Nadia, dois-je vous rappeler que je vous paye pour me conseiller et non pour me draguer ?

    — Allez, soyez fair-play, avenir du rock. Je ne fais qu’utiliser vos méthodes. Juste pour vous montrer l’effet que ça produit.

    — Bon cessons de batifoler, ma chère Nadia. Nous avons une journée chargée. Par qui commençons-nous ?

    — Nous avons rendez-vous à 11 h avec les frères d’Addario.

    — Ah très bien !

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    Responsables d’un petit buzz en 2016, les frères d’Addario sont vite devenus célèbres. Leur groupe s’appelle Lemon Twigs et leur premier album Do Hollywood. Leur truc, c’est de se distinguer à tout prix. Leur exemple pourrait rappeler celui des pré-Sparks, du temps où ils s’appelaient Halfnelson. Les Twigs pourraient aussi prétendre à être les Bowie des temps modernes, ils ont cette modernité de ton chevillée au corps, comme le montre «As Long As We’re Together». Ils visent le délibéré, l’absence de frontières, ils échappent à toutes les particularismes, ils sont à la fois intimistes et présents. Ils transforment leur pop en art. Attention avec les Twigs, il faut s’attendre à tout sauf à de la pop conventionnelle.

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    Ils sont résolus à brouiller toutes les pistes. Leur «How Lucky Am I?» est à la fois très pur et inclassable, avec son piano et ses harmonies vocales. Encore plus déroutant, voici «Hi+Lo» et ses grosses cavalcades teutoniques sur la glace du lac gelé, leur monde se complexifie mais fascine en même temps, ils s’amusent à casser le concept du hit, ils le fracassent en mille morceaux. Ils finissent néanmoins en mode hit pop, high & low for you, et ça explose. Ces deux-là ne respectent rien. Ils s’amusent à sonner comme des cadors avec «I Wanna Prove To You», c’est alarmant et réconfortant à la fois et cette pop baroque éveille vite l’intérêt, tellement elle se situe aux antipodes de la soupe qu’on nous sert aujourd’hui. Leur légèreté de ton les préserve des commentaires haineux. Ils sont vivaces et perspicaces, leur pop est à la fois baroque et sans avenir, mais que d’élégance dans l’élocution ! Ils ne se prendront jamais au sérieux, et ça va les sauver. Avec «Baby Baby», ils entrent à nouveau dans un délire. Ils fracassent littéralement la commerciabilité des choses. Ils échappent à tous les cadres. Ils terminent avec «A Great Snake» et s’imposent avec tout le sérieux du monde. Cette démarche ne te rappelle rien ? Mais oui, Dada, mais les Twigs sont américains et donc c’est autre chose. Dada est trop profondément européen, trop Arpy, trop romano-Tzarique. Leur Snake est très gorgeous, très introduit dans la vulve, l’ambiance reste à l’impertinence, rien ici ne correspond à rien, mais en même temps ça a du poids. Ils finissent tout de même en mode Mercury Rev.

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    Go To School est un album qu’il faut faire l’effort d’écouter sans trop s’arrêter sur les textes, car c’est un mini-opéra et donc un projet ambitieux. Autant le dire toute de suite : ils sonnent exactement comme Big Star avec «Queen Of My School». C’est joué à la dégringolade d’Alex Chilton, même processus, mêmes guitares, même power du poppisme. La fin de l’album est nettement plus intéressante, avec des cuts comme «Never Know», une fantastique explosion de pop supérieure, ou encore «The Fire» qui sonne comme un vrai hit, une vraie leçon de maintien. Incroyable stature de la tenure, c’est chanté au creux du menton, les deux frangins poussent bien le bouchon et le thème musical est fantastique. Ils sont les maîtres de leur monde. S’ensuit une Beautiful Song, «Home Of A Heart (The Woods)», ils retapissent la pop au cul des Twigs et ils passent ensuite à la Stonesy avec «This Is My Tree». On retrouve les accents tranchants de Steve Harley dans «Never In My Arms Always In My Heart», et ce chant typique suivi à la guitare. Très anglais, décadent et baroque à la fois. Ils vont parfois faire un petit tour à Broadway («The Student Became The Teacher») et dans un rock world qui n’est pas vraiment le nôtre («Rock Dreams»). Ils échappent aux cadres et aux modes. Il faut attendre «Lonely» pour renouer avec la beauté. Ils finissant en saluant les Beatles du White Album avec l’indicible «If You Give Enough» joué au thérémine.

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    Et voilà qu’en 2020 paraît Songs For The General Public. Pour fêter l’heureux événement, Shindig! leur octroie deux pages. Leur intention était de faire something that is no bullshit, like Paul Revere & The Raiders. Les deux frangins adorent jongler avec les références. Ils citent volontiers le Street Legal de Dylan et l’Holland de Brian Wilson. Ils citent aussi les Stooges et les Dolls pour «Leather Together», avec un chant à la Pete Shelley. Ils ont raison de faire appel à ces noms magiques, car leur Leather est amené à la violence extrême. Ils savent déclencher les furies de non-retour. Ça prend une tournure incontrôlable et ça explose en folie Méricourt de yah yah yah. Le coup de génie de l’album s’appelle «Hog» - You’re my confidente/ Now once in a while you haunt/ My dreams/ They turn into nightmares/ The water into mud/ The bed is soaked with blood - Ils montent ça jusqu’au sommet de l’art - I’m not you ! - Avec le «Hell On Wheels» d’ouverture de bal et cet accent tranchant, on se croirait chez Steve Harley & Cockney Rebel. C’est assez surprenant et plein de vie. Ils créent leur monde en toute impunité, avec un joli brin de décadence. Leur pop est inclassable, assez enjouée et même enjouable. On pense bien sûr à Halfnelson. Cette pop baroque n’a aucun espoir de plaire, mais ce n’est pas son propos. Ils amènent «Fight» aux accords de hit, mais ce n’est pas un hit. Ils montent chaque fois au créneau, gorgés d’esprit des seventies, au propre comme au figuré, c’est-à-dire au son comme au look. «Moon» sonne comme de la heavy pop désespérée. Ces deux mecs sont d’une enviabilité sans nom, ils battent la campagne avec la pop sauvage de «The One» et son solo arc-en-ciel. Ils développent une énergie de tous les instants. Avec «Only A Fool», ils explorent des territoires inconnus, ils créent des fondus chauds et veloutés dans le cul du diable, c’est même beaucoup trop baroque. Mais en même temps, ils inventent un genre : le baroque explosif. Il faut savoir l’accepter. Mine de rien, ils fabriquent de la modernité.

    Signé : Cazengler, l’immonde twig

    Lemon Twigs. Do Hollywood. 4AD 2016

    Lemon Twigs. Go To School. 4AD 2018

    Lemon Twigs. Songs For The General Public. 4AD 2020

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    Jon Mojo Mills : Looking for a place to dream. Shindig! # 105 - July 2020

     

    Inside the goldmine

    - Wendy est la Rene

     

    Les deux flics de la patrouille ne rigolaient pas.

    — C’est quoi ton nom ?

    — Rene... Je suis Rene...

    Les deux cops échangèrent un regard chargé d’incertitude. Le plus gros des deux répondit au bout d’un instant :

    — Et mon cul, c’est du poulet ?

    — Mais si, officer, je suis Rene...

    — Tu vois, petite salope de négresse, mon copain il est pape. Ça t’en bouche un coin, pas vrai ?

    — Pape ?

    — Ben oui, si toi t’es reine, lui il est pape, tu piges ? Get It ?

    Elle commençait à paniquer. Elle comprenait qu’elle allait passer à la casserole... Elle portait une mini-jupe, ce qui devait encore plus les exciter, elle avait oublié son sac et il faisait une chaleur terrible, même au cœur de la nuit.

    — Je vous jure sur la bible que je suis Rene...

    Le flic maigre commença à déboutonner sa braguette.

    — Me suis jamais tapé une reine, ma bite va s’anoblir... Suis certain qu’elle va adorer ça...

    Le gros s’épongeait le front. D’un ton menaçant, il lui ordonna de se tourner :

    — Maintenant, tu remontes ta jupe et tu nous montres ton cul, magne-toi !

    Alors elle tenta sa chance. Elle se mit à chanter et à claquer des doigts :

    — I smell something in the air/ You know it smells like/ bar-B-Q !

    Les deux flicards semblèrent pétrifiés. Elle dansait et chantait avec une niaque extraordinaire.

    — If I had some I wouldn’t care because/ I like bar-B-Q !

    Ils furent comme entraînés par ce jerk de reine, le maigre se mit à danser avec sa bite à la main et le gros fit onduler ses poignées d’amour, les deux bras en l’air. Alors elle mit la gomme et prit son refrain au raw de Stax :

    — Well I like bar-B-Q/ You like bar-B-Q/ We like bar-B-Q/ You know I sure like bar-B-Q !

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    On trouve ce hit énorme sur une rétrospective de Wendy Rene parue en 2012 sur Light In The Attic : After Laughter Comes Tears (Complete Stax & Volt Singles + Rarities 1964-1965). «Bar-B-Q» fait partie des hits de ce qu’on appelle l’early Stax. Elle est marrante, la petite Wendy Rene, elle chante d’une voix aiguë sur le gros beat Stax, c’est complètement juvénile, elle s’amuse comme une folle. Comme tous les autres artistes signés sur Stax, Mary Fierson est arrivée avec son frère Johnny en 1963, au 926 East McLemore Avenue, pour tenter sa chance, et pouf, c’est Otis qui va la rebaptiser Wendy Rene. Wendy avait 16 ans et son frère 17 - We went down to the Stax recording company - Wendy avoua à Mister Stewart qu’elle avait des chansons et Mister Stewart lui demanda de les lui montrer. Ça lui plut et il demanda à voir les parents de Wendy pour la signature du contrat. Mister Stewart cherchait the next big thing et pensait l’avoir trouvé avec Wendy Rene et son frère Johnny.

    Wendy était fière car Monsieur Cropper, Booker T, Al Jackson et Packy l’accompagnaient. Puis en 1965, elle décida d’arrêter pour élever ses enfants. Stax insista pour qu’elle reprenne du service et participe à la tournée d’Otis en 1967, mais elle hésitait à revenir dans le biz et finalement elle déclina l’offre. Ce fut un sacré coup de pot, car c’est durant cette tournée qu’Otis et les Bar-Keys sont morts noyés, suite au crash de leur avion dans un lac du Wisconsin. Wendy l’avait échappé belle.

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    Il faut écouter Wendy Rene. Elle est adorable, si sucrée, si féminine. Comme Carla qui est encore au lycée à cette époque, elle fait des slowahs très staxy avec des chœurs de femmes languides. Elle parvient à arracher certains balladifs du sol, comme de «What Will Tomorrow Bring». Elle duette parfois avec son frangin Johnny dans les Drapels («Wondering When My Love Is Coming Home»). Elle fait pas mal de Carla Thomas, donc il faut aimer ça. Elle chante son «Crowded Park» pied à pied, c’est nappé d’orgue, un peu à la 96 Tears. Elle est très présente, mais pas aussi percutante que Rozetta Johnson. Bon, c’est vrai, on ne peut pas tout avoir. Il faut parfois accepter de changer ses désirs plutôt que le cours du monde, oh ce n’est pas facile, nous sommes bien d’accord, mais avec un peu de volonté, on peut espérer y parvenir. Light In The Attic fait bien les choses, puisqu’il s’agit d’un double album, alors la fête se poursuit en C avec un «Love At First Sight» bien embobinant. Avec «She’s Moving Away», elle lève une pâte de Soul bien épaisse. Elle n’a pas une voix très ferme, mais elle force la sympathie. Comme Carla, elle tartine tout ce qu’elle peut, elle y va de bon cœur, elle n’a pas de problèmes d’octaves, elle fait une Soul très primitive. Encore un joli groove de Staxy Soul avec «The Same Guy» et une belle basse au devant du mix. C’est excellent, un peu rampant et staxé jusqu’à l’os. Tout ici est ficelé au ras des pâquerettes de McLemore. Elle fait son gros popotin avec «Can’t Stay Away», c’est tellement épais qu’elle parvient à transcender la notion de primitivisme Soul. C’est toujours bien tartiné, jamais tartignolle. Wendy Rene propose une early Soul merveilleusement contrebalancée. Quelle fantastique présence ! Elle reste toujours au bord du faux, comme d’autres au bord du gouffre.

    Singé : Cazengler, Reine des pommes

    Wendy Rene. After Laughter Comes Tears (Complete Stax & Volt Singles + Rarities 1964-1965). Light In The Attic 2012

    *

    Encore une fois parmi les nouveautés la pochette m'a tenté. Comment résister aux sortilèges d'une fée, surtout si elle représente la déesse du destin ! Deux opus à l'actif de Mother Morgana. Des autrichiens. De la ville de Graz, grosse cité située à cent cinquante kilomètres de Vienne.

    RISE

    MOTHER MORGANA

    ( 06 Janvier 2022 )

    Katharina Franz : vocal, keyboards / Jacob Mayers : bass, lyrics / Stefan Höfler : drums / Fabian Gössler : guitare, enregistrement.

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    Artwork : Ines Peinhaupt. Trois des morceaux de cet album ont paru précédemment agrémentés de trois dessins reproduits à leur place ci-dessous. Le lecteur pourra méditer sur la différence des styles avec la pochette finale du CD. L'on y retrouve toutefois le corbeau à tête squelettique, est-ce celui qui siégeait sur l'épaule gauche d'Odin et qui connaissait l'avenir, celui-ci étant facile à prophétiser toute chose étant soumise à sa corruption dixit Aristoteles. Encore faudrait-il savoir qui se cache sous la mort. Mother Morgana le proclame, Rise est un concept-album. Si la pochette semble souriante, le sujet l'est moins. Comment retrouver son chemin intérieur lorsque l'esprit a craqué.

     

    Emptiness – Dream I : avancée sonore inaudible, une voix voilée s'élève incompréhensible, ce qui est sûr c'est qu'une monture trottine dans le brouillard, elle continue imperturbable malgré des herbes hautes de guitares qui tentent de l'arrêter, le voyageur continue son chemin, tout se tait, seul reste un chuintement de marécage. Ce premier rêve est juste un début de cauchemar.

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    Outcast and stranger : basse conciliante, il s'avance, on le voit, on ne l'entend pas, maintenant sa présence est indubitable, il parle mais à l'intérieur de bruits, imaginez sa voix comme un craquement de bruyère séchée, Katharina traduit ses paroles pour nous, elle conte son désarroi et crie son désespoir, pourquoi est-il empli de tant de sable de solitude, la musique continue toute seule, elle ne peut plus rien pour lui, elle a beau prendre de l'importance, ce que l'on perçoit c'est ce crissement de roue de charrette mal huilée qui se répète tel un appel au secours qui ne veut pas dire son nom.

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    Call me echo : galop fracassé de batterie et charge de guitares, éclats de synthétiseur, il-elle chante, tout bas, il-elle répète les mots que chacun de nous prononce dans sa vie, lui-elle les a aussi proférés, mais il-elle ne sait plus quand, où et pourquoi. Soubassement pianistique, il-elle se souvient qu'il fut un temps où il-elle se souvenait, la terrible incertitude de lui et d'elle-même assombrit les guitares qui pèsent lourd, le drame est là dans cette trahison du réel qui n'a pas été à la hauteur des rêves vécus. No hiding – Dream II : un clavier lance les étincelles d'un brasier qui rougeoie, la voix du cavalier se fait plus claire, juste quelques mots qui taisent plus qu'ils ne disent.

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    Rise : quelque chose arrive, une vague de musique, la mer qui bat les rochers, l'on dirait que Katharina retient sa voix tout en l'allongeant, elle n'en peut plus elle vocalise sur des escarpins de guitare, la chose est là, tout près, elle ne demande qu'à sortir, l'on pressent une bête informe, une bulle de souvenirs qui ne veulent pas se souvenir, un globo qui ne veut pas crever, du verre brisé qui se reconstitue avant que l'on ait pu voir, que l'on ait pu savoir, mais l'envie de passer outre, de se persuader qu'il importe peu de regarder les yeux crevés du passé, terrible combat de soi-même contre soi-même, passer oultre. Emotion : guitare klaxonnante et danse tournoyante, quelque chose au fond de soi, je ne sais pas quoi, mais je pressens, musique en danse du sabre, il est temps de régler ses comptes avec soi-même, d'abord avec la réalité du monde et des pantins qui me ressemblent qui le peuplent. Exaltation. Don't dive to deep – Dream III : intermède, des paroles qui ricanent, des notes de piano qui explosent, un grignotement de souris affairée qui dérange. Sea of vision : l'on cède toujours, l'on glisse, l'on s'enfonce dans le gouffre, est-ce une défaite ou une victoire, le monstre se précise, Katharina nous prend par la main et nous oblige à regarder les documents délavés, l'on sait que l'on brûle, tintements de cristal, hurlements de peur et de colère, il est impossible de reculer, la musique vous interdit de regarder par le trou de la serrure, l'instant de vérité approche. La mer musicale nous emporte. Farewell letter : lettre d'adieu et de trahison, lui et elle se répondent, batterie martelée et course rythmique, froissements sonores, vocal de colère et de dépit, un motif arabisant évoque la cruauté du monde et les yatagans de la souffrance et de la haine inassouvie. Veil of ilusions : tout doux comme des temps de rédemption, le morceau débute comme une symphonie, la voix de Katharina se charge d'y mettre le feu, les rêves les plus fous entrent en collision avec la réalité du passé, il n'est pas mort, il a retrouvé son égo, il sait qu'il faut avoir du courage pour briser les menottes que l'on s'est soi-même passées. Il est nécessaire de vivre avec soi-même si l'on veut aller de l'avant. I am you are me – Dream IV : quatrième instrumental, un piano qui joue classique, la voix parle, un peu voilée, mais l'on comprend que le passé ne nous quitte jamais, que les rêves brisés subsistent aussi dans leurs moments les plus délicieux, que personne ne pourra vous les enlever, qu'ils sont en vous comme la bosse est sur le dromadaire. Strange ways : délivrance, Katharina chante, un peu jazz, musicalement le morceau tranche avec tout ce qui précède même si les guitares et la batterie remplacent les cuivres et les violons, à mi-chemin le rock revient pour mieux s'éloigner, nous refait le coup deux fois, mais Katharina nous donne   l'impression d'être  un vieux crooner désabusé de l'existence qui n'en continue pas moins à se battre comme un lion face à la vie.

    Agréable à écouter mais pas vraiment rock. Le groupe a des idées, il lui manque le pétrole de la puissance. Le thème n'est pas vraiment original, il est souvent développé par les groupes de metal et de doom, la qualité du texte est toutefois à souligner.

     

    ENDONAUTICA

    MOTHER MORGANA

    ( Juillet 2019 )

    Katharina Franz : vocal, keyboards / Fabian Gössler : guitare / Michael Ambroschütz : bass /

    Martin Furian : drums / Jacob Mayers : texts.

    Artwork : Denica Denkmair

    Leur premier album. Un concept-album plus ou moins directement inspiré de 2001 Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick et peut-être aussi du jeu Randonautica. La pochette, très belle en elle-même, trop emphatique, ne correspond pas à l'esprit de l'album.

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    Ignition : belle performance de Katharina sur un groove imperturbable, elle ne chante pas le dictionnaire, plutôt un dépliant publicitaire pour nous proposer un voyage hors des limites de notre monde, on l'imagine à Cap Canaveral, au pied d'une gigantesque fusée interstellaire, déguisée en Monsieur Loyal en train d'appâter le client, attention à sa voix de poupée siliconée, bouchez-vous les oreilles comme Ulysse, sans quoi vous partirez, une tuyère rugissante se superpose au groove et l'on vogue déjà vers les étoiles. Musique rotor, forte et puissante. Hybris : Un ton au-dessus. Le voyage n'est pas ennuyeux car l'on peut parcourir deux routes à la fois, celle des étoiles et celle intérieure qui nous permet d'explorer notre passé, Katharina nous enchante de sa voix aérée. Maintenant elle est prête à tout, à passer la porte de l'inconnu. Longue traversée musicale, solo de batterie et note de synthé attiseur terminales. Odyssey : des cordes de guitare et la voix de Katharina s'enroulent autour d'elles telles un serpent versicolore et venimeux, attention à la piqûre tout s'emmêle et se brouille malgré la netteté cristalline de ce vocal, nous avons dû beaucoup voyager, dans le film, nous sommes dans la dernière scène, que se passe-t-il au juste, sommes-nous victimes d'une illusion programmée ou dans le cerveau macrocéphale d'un bébé imaginatif. Profitons-en pour goûter l'orchestration, peu de moyens et beaucoup d'effets, ce que les paroles n'expliquent pas, le background le traduit. Magnifique. Whispering : où sommes-nous, dans un cauchemar, dans une illusion, dans une solitude sans fin, la voix de Katharina semble constituée de larmes gelées, parfois elle s'énerve, désire si fort retoucher à la réalité, mais la glaciation éternelle l'emprisonne une nouvelle fois, la guitare soloïse comme si elle devait attendre toute une éternité avant qu'elle ne se réveille. C'est si bien fait que l'on se croirait dans la partition d'une comédie musicale, préparée au millimètre près pour triompher à Broadway. Wild eyes : suspense et délire. Une voix si lointaine. A qui parle-t-elle et surtout d'où parle-t-elle, depuis les tréfonds de son angoisse métaphysique ou quelque chose de trivial est-il vraiment en train de se passer, groove-blues, lorsque la mort s'avance vers nous, quel masque porte-t-elle, le nôtre, celui de l'ennemi à soumettre auquel il faudra peut-être se montrer servile. Une guitare qui file, une batterie qui pointille, tout va très vite, tout va trop vite. Jusques où ? Point d'interrogation synthétique. Icarian : Quelques notes qui tombent. Tout est fini. Le corps se désagrège. Lentement mais sûrement. Le temps de traverser le silence et de passer de l'autre côté. De l'autre côté de la vie. Dans cet espace plat que nous nommons la mort. Qui n'est que l'autre nom de l'éternité. Elle est retrouvée. Qui ? Ô temps suspends ton vol ! Serait-ce l'amour, ou le rire démoniaque de l'ironie qui au bout des circonvolutions du tapis volant instrumental vous invite à entreprendre le voyage.

    Cet album est bien meilleur que le deuxième. Totalement différent. On ne croirait pas qu'il s'agisse du même groupe. La section rythmique d'origine n'est plus sur le deuxième album. Elle avait cet avantage de jouer clair, de se marier en voiles blancs et gazes transparentes avec les autres instruments qui paraissent avoir plus d'espace pour respirer. Ce qui distingue ce disque de beaucoup d'autres, c'est son originalité. Il ne suffit pas de posséder un concept, encore faut-il savoir le faire bouger. Ici l'on ne sait pas ce qu'il va se passer au morceau suivant. Tout est surprise. Tout est signifiant. L'auditeur est en attente, et jamais déçu. Pourtant le disque possède une unité sidérante. Sur Rise l'on pressent une bonne chanteuse, sur celui-ci elle nous confond de par son talent. Quelle facilité, quelle plasticité. J'espère que ce petit chef-d'œuvre ait été reconnu à sa juste valeur en Autriche.

    Damie Chad.

     

    *

    L'image est mystérieusement apparue sur ma page FB, apportée par une cigogne ai-je hypothésé en déchiffrant le titre L'enfant de la lune, whaou ! un album pour les tout-petits, avec ce bleu de couverture clinquant de Klein, cette tache jaune qui monopolise l'œil, en prime cette bonne grosse lune blanche, on se l'arrachera dans le coin-lecture des maternelles, lorsque mon regard est tombé sur le nom de l'auteur en bas à droite, j'ai compris mon erreur. L'affaire était beaucoup plus sérieuse.

    MOONCHILD

    ALEISTER CROWLEY

    ( Trad: Audrey Muller & Philippe Pissier )

    ( Editions Anima / Novembre 2021 )

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    D'ailleurs inclinez le volume ( devant, derrière, sans omettre le dos ) vers la lumière et vous verrez... Ce que vous devez voir. L'on ne présente plus Aleister Crowley ( 1875 – 1947 ) aux kr'tnt-readers. Les Beatles ont figuré sa figure sur la pochette de Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band, Jimmy Page a tenu à s'acheter le manoir du Magicien le plus célèbre du vingtième siècle, comme aime à le rappeler dans sa docte introduction Mark S. Morrison.

    Phillipe Pissier a déjà traduit en notre langue plusieurs traités de magie de Crowley. Je sais, le mot de magie ne semble pas trop sérieux aux esprits raisonnables, détendez-vous, souriez, cette fois-ci c'est un roman, vous voici soulagés, vous êtes prêts à vous lancer dans une lecture pour le moins abracadabrante – avec Crowley il faut s'attendre à tout – mais une fiction sans danger qui n'engage à rien puisque c'est un roman ! Bien sûr vous avez raison. Un roman certes, toutefois un roman de magie. Si vous êtes courageux continuez la lecture de cette phrase, car plus qu'un roman de magie, nous avons affaire à un roman magique.

    Peut-être n'êtes vous pas très versé en magie. Cela tombe bien. Moonchild peut être lu comme un manuel de magie pour débutants qui n'y connaissent rien. Facile à comprendre, il ne se présente pas comme un précis théorique, n'ayez crainte ce n'est pas votre maladresse qui est appelée à entrer en action. Les personnages du roman s'en chargent. Z'êtes dans votre fauteuil comme si vous regardiez un western à la télé. Toutefois un western ésotérique. Ce qui change la donne. Nous voici obligé d'explorer le premier tiroir à double-fond. Aucune tricherie. Même si Moonchild est un roman à clefs multiples. Vous bénéficiez d'un éditeur, Anima, sympa : en fin de volume une dizaine de pages vous révèlent l'identité véritable des différents personnages. Pour être un Mage, Crowley n'en fut pas moins un homme. Règle ses comptes avec le petit monde ésotérique de son époque. Vous voici transporté au cœur de la Société Hermétique de l'Aube Dorée, cette société secrète britannique à cheval sur les dix-neuvième et vingtième siècles qui compta parmi ses membres le poëte Williams Butler Yeats, rappelons que Crowley fut lui-même poëte et que nous étions en une époque où la poésie fut un des véhicules essentiels du Mystère...

    A la fin du dix-huitième siècle les sociétés secrètes traditionnelles s'effondrent. Raymond Abellio synthétisera ce phénomène politique sous l'appellation de dévoilement de l'ésotérisme. Les enseignements secrets seront à la portée de tous. Le Romantisme s'en saisira. L'entreprise magicke de Crowley, durant toute sa vie, consista à revisiter tous les éléments dispersés de l'ésotérisme traditionnel afin de les rassembler selon une méthode de grande efficience capable de préserver cet héritage séculaire en le transformant en arme de combat contre la déhiscence péréclitante du Monde Moderne. Un tel projet de conceptualisation hégémonique rencontra de multiples oppositions. Crowley empêcha bien des sommités reconnues de l'ésotérisme d'ésotériser en rond...

    Je vous ai promis un western. Un vrai, avec le combat impitoyable des affreuses tribus peaux-rouges contre les gentils cowboys. Donc pas de féroces Séminoles ni de Septième de Cavalerie en renfort au grand galop, nous avons mieux en magasin, pire aussi. Deux ordres secrets engagés en une lutte à mort. Rassurez-vous les forces du bien l'emporteront sur les forces du mal. A cette nuance près qu'il ne faut pas trop se précipiter d'entrevoir ces deux postulations selon un regard éthique. Le néophyte en prend plein le cerveau. Tactiques et mises en pratique sont longuement exposées. Notamment les fameux rituels de sorcellerie. Ce mot n'est pas employé une seule fois dans le livre, reconnaissez que le petit frisson qui a parcouru votre moelle épinière n'était pas désagréable. C'est beaucoup plus subtil que cela. L'est sûr que les programmes à la bave de crapaud et de sang de porc-épic prélevé dans un cadavre encore chaud de moine syphilitique décédé depuis exactement treize heures sont l'apanage du camp adverse, celui qui s'oppose à l'équipe dans laquelle Crowley s'est doublement enrôlé puisqu'il apparaît sous forme de deux personnages.

    Le livre n'abuse point de ces oripeaux. Il se présente avant tout comme une réflexion sur l'essence de la magie. Sans tirer vers l'abstraction abstruse. De simples discussions tenues en un vocabulaire des plus simples. Nous vivons dans la réalité du monde. Du monde que nous percevons. Avec nos sens. Il est donc toute une partie du monde dans lequel nous vivons que nos limites sensitives nous interdisent d'appréhender. Le monde est peut-être beaucoup plus étendu que nous ne le pensons. Dans les quatre directions de la boussole. Mais aussi en hauteur et en profondeur. Nous ne squattons qu'un étage. Pourquoi n'existerait-il pas d'autres êtres vivants qui batifoleraient à nos côtés, et au-dessous et au-dessus de nous. Sans que nous les remarquions. La magie est l'art d'entrer en contact avec ces entités très différentes de nous, de les appeler, de pactiser avec elles afin qu'elles nous aident à réaliser nos desseins les plus sombres comme les plus lumineux. Cette vision du monde n'est pas très éloignée de celle des anciens grecs qui imaginaient le monde comme un assemblage de sphères emboîtées les unes dans les autres, chacune sous l'égide de la puissance tutélaire d'un Olympien.

    Crowley, même s'il a rejeté avec violence le christianisme familial, restera marqué par la fantasmagorie culturelle chrétienne. D'où à première vue ce camp du bien opposé au camp du mal. Crowley est beaucoup plus subtil que cela. Le lecteur préfèrera connaître cet enfant de la lune, qu'est-ce qu'au juste un enfant de la lune. C'est un enfant conçu selon les effluves séléniques. Une opération difficile qui exige calme et précision. L'enjeu est de taille. Il faut trouver la mère. Qui se doit d'être en accord avec le projet. Ce n'est pas la partie la plus difficile. L'ennemi rôde autour de la maison-chrysalide. Beaucoup plus embêtant. Une sombre puissance est aux aguets. Ses agent seront éliminés. Il est temps de relire Le Masque de la mort rouge d'Edgar Poe. Vous pouvez monter la garde la plus attentive en dehors et dedans le bunker protecteur, le cheval de Troie est déjà au centre de la place-forte depuis le début.

    Régal du lecteur. Rituels et contre-rituels se succèdent. Nous qualifierons ceux de la partie adverse de visqueux. Imaginez les démarches et les bêtes répugnantes que vous associerez à cet adjectif. Intellectuels sont les rituels qui arrêteront ces hostiles et gluantes menées. Intellectuels parce que tout se passe dans la tête. Nous n'avons pas cité Edgar Poe au hasard, d'abord parce qu'il est nommé dans le roman, surtout parce que le poëte du Corbeau s'est beaucoup préoccupé de la notion de réversibilité. Que tend à nous laisser entendre Crowley ? Que tout rituel est réversible à l'image d'un symbole. Toujours est-il que les choses malgré les menées des uns et des autres s'arrangent d'elles-mêmes, au final beaucoup de bruit pour pas grand-chose, le drame tourne au vaudeville.

    Ne soyez pas déçu. Si votre pardessus est réversible vous pouvez le retourner autant de fois que vous le désirez. Le vaudeville se transforme en histoire sans fin. La magie serait-elle une occupation stérile qui mène à tout et à rien. Vous n'avez rien compris du tout. Moonchild n'est pas un livre de magie, mais un livre magique. Bis repetita placent. Allez chercher l'enfant de la lune chez sa nounou, et laissez jouer les hommes entre eux. Ils ont mieux à faire que de torcher les gosses. Mark Morrison prévient le lecteur moderne, Crowley était misogyne. Que ce roman ne tombe jamais dans les mains d'une sectatrice Me tooïste ! Gloire à Audrey Muller qui a participé à la traduction ! Les esprits faibles rajouteront une deuxième couche : la magie ne serait-elle pas une occupation futile, pas plus importante que la partie de foot que disputent les gamins du quartier sous vos fenêtres.

    Le livre n'est pas terminé. Ne manquez pas de lire l'épilogue qui nous raconte ce que deviennent les personnages. Le roman fut publié en 1929 – année de crise - mais écrit aux Etats-Unis, en 1917. Le but de Crowley n'était pas de rédiger un bon roman rempli d'étranges péripéties dans le but d'étonner et de captiver le lecteur. Moonchild est une œuvre macgicke et métapolitique. Elle est à lire comme un rituel destiné à entraîner les USA à entrer en guerre contre l'Allemagne et surtout à rappeler la nécessité d'une renaissance spirituelle de la modernité. Le roman lui aussi est réversible. Vous pouvez le relire.

    Damie Chad.

     

    RAUNCHY BUT FRENCHY ( 7 )

    HOLLY DAYS IN AUSTIN ( II )

    DICK RIVERS

    ( New Rose / 1991 )

    On prend les mêmes et l'on recommence. Pas exactement, ce serait trop simple.

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    Oh boy ! : rien à dire, ça change tout. Même orchestration, mais le vocal à pleine dents, c'est ainsi que l'on se rend compte de la difficulté de chanter en français ! Cette nécessité de resserrer les vocables de notre langue, de les compresser au maximum, de les réduire, de les mettre en bocal comme ces crotales que l'on jette vivant dans le moonshine et qui ne peuvent plus mordre malgré les torsades de leur agonie... Well, all right : ici, c'est un peu le contraire, Rivers chante trop ''français'', le titre paraît adopté de sa version française et non de Buddy, ce qui manque ce sont les nuances, ces courbures palatales de Buddy qui ne passe jamais en force. Heartbeat : absentes les effluves nasales de Buddy, Dickie bien à côté de la plaque, cette version anglaise fait regretter la french connection établie par Bernard Droguet avec le roman de Fitzgerald, les belles infidèles ont parfois beaucoup plus d'attrait que les épouses soumises à leur seul mari, s'affranchir en toute franchise est vraisemblablement le secret de toute adaptation – et non pas traduction – réussie. It doesn't matter anymore : doit être un grand fan de Buddy le petit Dickie pour reprendre pour la deuxième fois le titre le plus plat du rocker de Lubbock – Holly se cherchait plus qu'il ne s'était réellement trouvé, et le rock 'n' roll s'annonçait déjà comme la future cause perdue in the States – quoi qu'il en soit, en n'importe quelle langue, à Austin ils ont réussi à sauver les meubles et faire mieux que l'original. Ce qui entre nous n'était pas difficile. Malgré la multitude de ses possibilités Buddy n'était pas un chanteur de charme. Everyday : envoyez la musique, cette version enlevée est peut-être meilleure que la précédente, sûrement parce que le timbre de Rivers paraît beaucoup plus éloigné en langue originale de celui de Buddy, profonde coupure avec le monde de bisounours dans lequel nous plonge la douceur hollyenne. Not fade away : Vous préfèrerez la version sur Dick 'n' Roll et celle-ci à son homologue en langue verlainienne, please play loud, cela semble donner raison à ceux qui affirment que l'on ne peut chanter le rock 'n' roll qu'en idiome shakespearien, toutefois c'est mal poser le problème, même s'il existe de très belles et rares adaptations, le secret de la réussite consiste à créer et non à reprendre. Ce qui déjà effectue une brisure avec le déploiement du rock américain qui a énormément progressé de reprise en reprise. True love ways : l'a trouvé la parade Dickie pour nous offrir un somptueux cadeau, bye-bye Buddy, oubliez-le, Rivers se souvient de son ami lointain, la chante à la Elvis Presley, voix grave et profonde, d'une manière très différente de sa version française. Take your time : les bons plans, c'est comme la recette de cuisine dont on use et abuse dès que des invités se pressent à la maison, le vice d'Elvis reprend Rivers, nous sort de temps en temps – pas toujours car il ne faut pas exagérer – sa voix caverneuse, comme ce n'est pas tout à fait un slow, Dickie la laisse de côté sur les passages rythmiques. Wishing : passe en force Monsieur Rivers, certains trouveront qu'il est un peu cavalier envers Buddy, mais piquer un cheval aux hormones avant la course est de bonne guerre, surtout si l'on remporte la bataille. En plus il fait ressortir l'orchestration qui semble donner du clairon. Maybe baby : ce n'est pas meilleur, Dickie chante plus vite que ses chaussures. En français on pardonne, on feint de croire que l'on a mal entendu, mais en anglais c'est quelconque. De fait la meilleure version française de Maybe Baby c'est New York avec toi de Téléphone. Non créditée à Buddy. Reminiscing : la beauté de la version de Buddy c'est le sax qui écrase tout, le gars à lunettes se contentant de minauder tout autour, ce coup-ci Dickie y va plus à fond et j'ai l'impression qu'ils ont remis le sax devant. Vous préfèrerez la Rivers french touch. Crying, waiting, hoping : était-ce vraiment la peine de faire semblant de mâcher du chewing gum, certes Buddy était américain, mais il ne donnait pas l'impression de rouler un palot à un cheval quand il s'avançait pour embrasser une fille. On eût aimé un peu de distinction et non cette furia franchese trop balourde.

    Nous serons plus sévère envers cet Holly Days in Austin II, si le premier est une curiosité qui mérite le détour, ce second malgré quelques meilleurs scores ne ravira que les fans, s'avère dispensable. Ce qui n'oblitère en rien ce mémoire hommagial de Dick Rivers dédié à Buddy Holly.

    Damie Chad.

    P. S. : une triste nouvelle, la mort à l'âge de cinquante-six ans de Pascal Forneri, le fils de Dick Rivers. Il réalisa des clips notamment pour son père et pour Rachid Taha.

     

    ROCKAMBOLESQUES

    LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

    ( Services secrets du rock 'n' rOll )

    Episode 14

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    CONFERENCE SOMMITALE

    Les filles toussaient. Le Chef avait passé toute la nuit à fumer Coronado sur Coronado afin d’élaborer le plan Alpha, d’épaisses volutes de fumée bleutée avaient envahi l’abri et rendaient l’atmosphère irrespirable, nous étions tous regroupés autour du Chef et attendions les directives.

    _ je vous sens tous tout ouïe serrés autour de moi comme un banc de sardines, pendant que vous dormiez, malgré les bruits suspects qui me parvenaient - les filles rougirent ou plutôt rosirent d'un rose socialiste libéral - mon vaste cerveau n’a point cessé de méditer un quart de seconde, voici donc le résultat de mes cogitations transcendantales.

    L’heure était grave, Molossa et Molossito se couchèrent aux pieds du Chef, et ne tardèrent pas à fermer les yeux, toutefois leur oreille gauche de temps en temps affligée d’un léger tiraillement trahissait leur attention, les braves bêtes étaient aux aguets et ne perdaient pas un mot des étonnantes analyses et terribles décisions auxquelles le Chef s’était livré :

    _ Il m’en coûte de le reconnaître, l’Avorton a raison - un oh ! de stupéfaction généralisée accueillit les paroles du Chef - chaque fois que le SSR intervient dans cette redoutable et incompréhensible affaire, les morts s’entassent à foison, à croire que ces impétrants y prennent du plaisir, cela ne peut plus durer !

    Le Chef alluma un Coronado, nous nous tûmes respectueusement durant cette délicate opération , une fois celle-ci terminée le silence s’installa. Au bout de cinq longues minutes je l’interrompis :

    _ Qu’allons donc nous faire ?

    _ Agent Chad, modérez vos ardeurs, je répondrai par un seul mot à votre interrogation angoissée, Rien !

    Cette fois-ci ce fut un Oh ! scandalisé qui jaillit de nos bouches, le pavillon droit des chiens se leva et s’abaissa signe de leur grande perplexité.

    - Je sens que le fait de ne pas bouger de toute la matinée vous effraie, vous avez peur de vous ennuyer, je le comprends, votre cervelet maigrelet ne peut se complaire à rouler de vastes interrogations, aussi je vous octroie une demi-heure de répit, sortez, précipitez-vous chez les marchands de journaux, achetez chacun une dizaine de revues et revenez les lire ici. Exécution immédiate.

    UNE SEANCE DE LECTURE

    Trente minutes plus tard, nous étions de retour, chacun surchargé d’un énorme paquet de diverses publications. Le Chef nous transmit ses dernières instructions.

    _ Sachez que nous ne faisons que suivre les leçons d’Edgar Allan Poe, un des plus grands esprits de l’Humanité, selon lequel il est inutile de se rendre sur les lieux d’un crime, la cause, et donc la solution, de toute affaire mystérieuse se trouve obligatoirement en dehors de celle-ci, hélas l’on ne peut pas être dans tous les coins du monde, par bonheur il existe des milliers de personnes qui se chargent de cette tâche, ce sont les journalistes sempiternellement à l’affût, ils collationnent tout ce qui leur tombe sous la main, sans réfléchir aux implications de leurs trouvailles qu’ils rangent dans les faits divers, donc lisez attentivement, l’un de vous finira par dénicher un indice qui orientera la suite de notre enquête.

    Pendant près de trois heures l’on aurait entendu une mouche marcher au plafond, la matinée fut studieuse, nous épluchâmes divers périodiques en long en large et en travers, hélas en vain. Sans doute y serions-nous encore si Molossito n’avait poussé un jappement. Nous nous étions immédiatement tous levés, heureux d’échapper à notre fastidieuse corvée pour déverrouiller la porte d’entrée et permettre au chiot d’arroser le gazon, Molossito nous tourna ostensiblement le dos, sauta lestement sur les genoux du Chef occupé à rêvasser sur son Coronado.

    _ Ah ! Ah ! Je subodore que ce jeune voyou a quelque chose à nous montrer, sans quoi il ne brandirait pas si fièrement une revue dans sa gueule, ah ! un choix canin intelligent : Trente millions d’amis, voyons voir, tiens une trace de truffe humide particulièrement baveuse page 33, écoutez-moi le titre de cet article : Le Trublion de la Tour Eiffel enfin arrêté ! Agent Chad voudriez-vous de votre voix mâle et virile nous lire cette prose que je pressens de première importance.

    De ma belle voix de baryton dont les modulations ne sont pas sans produire de délicieux frissons parmi la gent féminine je m’exécutais.

    _ Depuis plusieurs semaines les riverains de la Tour Eiffel avaient noté un changement anormal dans le comportement de leurs toutous chéris. Systématiquement leurs compagnons à quatre pattes se mettaient à aboyer comme des sauvages entre dix-sept et dix-huit-heures. La mairie alertée envoya un spécialiste qui assura que c’était la faute au changement climatique. Cette explication ne convainquit personne. Des citoyens excédés se réunirent et décidèrent de former une milice chargée de quadriller le quartier afin de découvrir l’origine de cette fureur canine. Après une longue enquête le coupable fut repéré. Une espèce de chanteur de rue qui de cinq à six heures du soir venaient chanter ( fort mal ) sous le parvis de la Tour Eiffel. La Mairie prévenue se défaussa de toute responsabilité en arguant de la liberté d’expression artistique qui reconnut-elle pouvait déplaire à certaines personnes et à certains chiens mais à laquelle elle ne saurait s‘imposer au nom des droits fondamentaux et démocratiques qui régissent notre société. Au moment où nous mettons sous presse nous sommes prévenus par un lecteur fidèle que hier soir à dix-huit heures pile un car de policiers procéda à l’arrestation du quidam qui rangeait son matériel. Le prévenu est en garde-à-vue au commissariat du dix-septième arrondissement, nous n’en savons pas plus. Nous espérons que cet abominable malotru qui se livre à des actes de tortures auditives sur de pauvres bêtes innocentes sera déféré au parquet et passera de longues années en prison.

    _ Agent Chad n’avez-vous pas honte, c’est votre chien qui ne sait pas lire qui trouve l’information capitale alors que vous n’avez cessé de regarder les illustrations de la revue pornographique : Gros Nibards et Petits Culs

    _ Oh ! firent les filles

    _ Il est évident que nous devons entrer en contact avec ce Neil Young, il est clair comme de l’eau de roche que l’on a voulu protéger ou mettre au frais ce rigolo, Agent Chad, débrouillez-vous pour vous faire arrêter par la police et rester en garde à vue dans la même cellule que ce gazier, revenez nous rendre compte de ses révélations. Exécution immédiate !

    TRAVAUX D’APPROCHE

    Lecteurs ne tremblez pas, il n’est aucune mission qui ne soit hors de portée d’un agent du SSR. Ma première idée fut de trucider une vielle mémé en pleine rue, d’être ceinturé et livré à la police par deux ou trois citoyens courageux. A la réflexion il n’était pas sûr que je sois emmené au commissariat du dix-septième. Je me devais d’agir avec discernement et subtilité. Rien ne sert de se précipiter. La réussite de toute entreprise tient de l’instant approprié à son déclenchement. En médecine ce principe est assuré par la chronobiologie qui consiste à administrer à un patient le médicament à l’heure à laquelle il lui sera le mieux approprié, les anciens grecs parlaient du kairos, cet instant propice garant de la réussite de votre action. Je passais la journée à me livrer à de menus achats, c’est à trois heures du matin que je sonnais à l’entrée du commissariat du dix-septième arrondissement. Je devais jouer serré, mais j’étais prêt, c’était maintenant ou jamais.

    A trois heures du matin je sonnais donc à la porte du commissariat. J’avais au préalable effectué quelques changements dans ma tenue. Pas grand-chose, j’avais pressé sur mes vêtements les nombreux steacks hachés que je m’étais procurés tout au long de la journée dans diverses boucheries. J’étais couvert de sang des pieds à la tête. Un guichet s’ouvrit, l’œil inquisiteur du préposé à l’accueil ne fut pas sans le remarquer

    _ Holà, Monsieur que vous arrive-t-il, vous avez été renversé par une voiture, je vous ouvre tout de suite !

    _ Merci Monsieur, c’est très gentil, non je n’ai pas été renversé par un chauffard, je viens de tuer ma femme, je ne l’ai pas fait exprès mais elle m’a énervé, elle voulait que je fasse la vaisselle !

    _ Ah, ça ne m’étonne pas, elles deviennent toutes folles ces temps-ci, elles ont de ces prétentions exorbitantes qui dépassent l'imagination, entrez, entrez, je vous prépare une tasse de café pour vous remettre !

    J’étais au cœur de la citadelle, la première partie de ma mission était accomplie. J’étais assez fier de moi, je l’avoue modestement.

    A suivre…

  • CHRONIQUES DE POURPRE 536: KR'TNT ! 536 : LIMINANAS / KEITH WEST / 1990s / KURT BAKER / CHRISTOPHE BRAULT / ROCK & FOLK / DICK RIVERS / ROCKAMBOLESQUES

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 536

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR'TNT KR'TNT

    06 / 01 / 2022

     

    LIMINANAS / KEITH WEST / 1990s

    KURT BAKER / CHRISTOPHE BRAULT

    ROCK & FOLK H.S. 10 / DICK RIVERS

    ROCKAMBOLESQUES

     

    Il n’y a pas que des nanas

    dans les Limiñanas

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    On ne comprenait pas à l’époque pourquoi Gildas mettait les Limiñanas en couverture de Dig It!. Quoi, un groupe à la mode ? C’est en écoutant l’Épée que la lumière se fit. Eh oui, quel album fabuleux ! Lionel Limiñana, Marie Limiñana et Anton Newcombe, what a brochette !

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    Le groupe aurait pu s’appeler Excalibur, c’est un peu plus mythiquement parlant que l’Épée, un mot échappe aux griffes du mythe, mais pas l’album qui, lui, porte bien son nom : Diabolique. Eh oui, «Une Lune Étrange» s’impose avec des premières mesures bardées de son et d’outrance psychotique, c’est même trop balèze pour être honnête. Anton Newcombe installe sa partie de raclette dans une ambiance idéale. Wow, quel fantastique beat organique ! On sent bien le poids des présences, le goût de l’aventure, le ton de la démesure, la portée d’une vision. Wow et même re-wow pour cette fantastique ampleur, c’est à la fois rond et carré, un vrai coup d’Épée dans l’eau du lac. Il semble que cet élégant psychédélisme danse avec l’âme des poètes de l’Avant-Siècle. On savait l’Anton littéraire, en voilà la confirmation, il sait flatter l’intellect, comme le firent en leur temps Moréas et Schwob, ces ombres de la nuit aux visages plâtrés de fard. On parle ici d’une ampleur à gogo pour gagas. C’est pas tous les jours qu’on croise un album aussi bien foutu. Avec «La Brigade Des Maléfices», une grosse envie de délirer monte à la gorge, même si les accords sont ceux du Velvet er qu’Emmanuelle Seigner se prend pour Jane Birkin - Ce soir-là je m’égarais près du square du Vert Galant - Ah comme ça sonne bien ! Avec l’Anton en embuscade, c’est parfait. Ça sonnerait presque comme une musique réservée aux initiés d’Eyes Wide Shut, elle chante comme une Lolita mais elle n’est plus toute jeune, alors pour reprendre pied dans la réalité, ils enchaînent avec l’excellent «On Dansait Avec Elle» - On n’avait d’yeux que pour elle - c’est de la matière vocale bien compressée, on ne voyait qu’elle, il n’y avait qu’elle. «Dreams» bascule dans la démence de la partance, l’Anton y gratte la pire lèpre de l’underground psychédélique, activement ravivée dans des souffrances, tchou ! tchou ! «Ghost Rider» jaillit comme une fabuleuse dégelée issue des profondeurs, ils tapent dans les tréfonds d’un psychédélisme à la française et ça marche au-delà de toutes les espérances du Cap de Bonne Effarance. Encore un cut de choix avec «Un Rituel Inhabituel». Ces gens-là s’amusent avec une classe indécente. Ils gratouillent leurs fantaisies comme le fis jadis Lou Reed aux origines du Velvet. C’est tellement bien produit que le son explose, la prod les hisse sur des hauteurs, et l’air de rien, ils redorent le blason d’une mad psyché jadis inventée par Lou Reed et Syd Barrett. Tout est bon sur cet album. Rien à jeter.

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    Bosser avec Anton Newcombe, c’est probablement le moyen pour Lionel Limiñana de renouer avec un passé gaga-psyché extrêmement riche, tel qu’il apparaît sur la compile Back To The Canigo dont on a déjà dit ici sur KRTNT le plus grand bien ( voir livraison 479 du 05 / 10 / 2020 ). Les quelques cuts des Gardiens du Canigou et des Beach Bitches présents sur ce double album en disent assez long sur ses mensurations psychédéliques. Ils sortaient en effet un son digne du 13th Floor, notamment le «Sweet Crying Baby». Le chanteur s’appelait Guillaume Picard, surnommé Giom, un mec qu’il ne fallait pas perdre de vue. Donc racines impeccables, donc Dig It!.

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    On espérait bien voir Anton Newcombe sur scène l’autre soir au 106. D’autant plus que dans le temps d’attente-avant-concert le DJ passe l’infernal «Istambul Is Sleepy» que chante Anton Newcombe sur l’album Shadow People, l’un des cuts les plus rock de ces derniers temps, à cheval sur Lou Reed et les Stooges. Mais pas de Newcombe sur scène.

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    Bon c’est pas grave, Lionel Limiñana fait le show, bien entouré, les copains derrière aux effets et aux guitares psychédéliques, deux chanteurs en contrepoint et Marie Limiñana au beurre et quel beurre de fête ! Quel beurre d’allure ! Quel beurre de Moe jubilatoire ! Il faut la voir secouer la tête au beat rebondi ! Tous les cuts sont montés comme de longues progressions hypnotiques qui ne demandent qu’à orgasmer et sur sa Tele, Lionel Limiñana s’y emploie à tours de bras, ce petit homme barbu agit sur le son comme un magicien de l’ancien temps, il œuvre au noir comme une sorte de fabuleux gnome merlinesque, il échappe à son temps, il sort du bois pour réinventer la mad psychedelia, il nous ramène l’exact smashing power du Velvet de Sister Ray ou bien encore les fiestas apocalyptiques de Can, d’ailleurs ils font une reprise tétanique de «Mother Sky», le mage joue la petite progression sur sa Tele, il joue ça aux nerfs d’acier, mais en lui bout le Damo et bout tout le scam de Can, il progresse dans l’infinitésimal babalumesque, la musique envahit l’espace-temps pour le dilater, le mage reprend le pouvoir, il libère de monstrueuses vagues de disto dans «Je Rentrais Par Le Bois», ils font même un reprise du smash d’Anton, «Istambul Is Sleepy», mais la voix n’y est pas.

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    Lionel Limiñana retrouve ses racines avec une spectaculaire mouture du «Crank» des Beach Bitches, il n’a rien perdu de son mordant gaga et de sa merveilleuse véracité, il enfile les hits comme des perles, tiens voilà le mighty «Gift», tiré lui aussi de Shadow People. Les Limiñanas jouent extrêmement longtemps, passent à la casserole le «Ghost Rider» tiré de l’Épée, ils semblent repousser les limites de la résistance des matériaux et pouf, ils reviennent en rappel pour trois blasters impérieux, dont une reprise de «Teenage Kicks» chantée par l’un des copains de derrière.

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    Et le train fantôme des Limiñanas s’arrête en gare de Perpignan, le centre du mode selon Dali, avec «The Train Creep A-Loopin’», le terminator de Malamore. On sort de la gare sonné mais ravi.

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    Alors après, tous les albums des Limiñanas ont leurs avantages et leurs inconvénients. Tiens on pourrait commencer par écouter Malamore, paru en 2016.

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    On note très vite une grosse influence gainsbourienne dans «El Beach» - À la surface de l’horizon/ Je contemple la situation - Lionel rime tout en ion. Il est dans l’hypno d’un acid trip, c’est une vraie drug-song - Il est temps d’aller se baigner - C’est vrai qu’on est sur la plage. Et puis voilà qu’arrive «Prisunic» - J’t’ai croisée chez Prisunic - Il fait rimer ça avec Baltique - Ça m’a fait l’effet d’un déclic - Il est à la fois dans le son et dans le texte, comme Gainsbarre, il cultive la musicalité des rimes, et ça vire en mode power pur - Comme une secousse magnétique - Il a un truc et il sait le développer. Il ramène dans chaque cut du son, du groove et de l’allure, mais pas n’importe quelle allure, de la fière allure. Marie Limiñana chante «Garden Of Love» sous le boisseau, puis Lionel Limiñana ramène de la fuzz dans le morceau titre. C’est un seigneur des annales, il est très avancé dans les sciences du son, ce que va confirmer très vite «Dahlia Rouge», une vraie merveille, il charge bien la barcasse de la Limiñanasse. Il développe le power de la mer, avec une science exacte des layers, il rajoute des sons dans la sauvagerie. S’ensuit un shoot de heavy psychedelia nommé «The Dead Are Walking», ça rampe sous la carpette au dancing around, ce mec sait creuser une fondation et pousser ses pions. Retour aux ambiances gainsbouriennes avec «Kostas». Il injecte du Grec dans le son, ah comme c’est beau ! Il en profite d’ailleurs pour raconter une histoire - Et ça a commencé à chauffer - Le chant te hante, exactement comme chez Gainsbarre - Le fanfaron voulait en découdre/ Mais heureusement Kostas est arrivé - Tout est ici prétexte à exploit. Encore une descente d’accords à la Gainsbarre dans «Zippo» et un chant en retrait. Ils bouclent cet album étonnant - stunning dirait un Anglais - avec «The Train Creep A-Loopin’», ça clapote dans le groove de rockies et la wah vire de bord et boom, ça bascule dans la crazyness avec Lionel Limiñana en démon cornu.

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    Si on aime l’exotica, alors il faut écouter le Traité de Guitares Triolectriques qu’ont enregistré en 2015 Pascal Comelade et les Limiñanas. Attention, c’est un album d’instros et d’ambiances, mais joué dans l’épaisseur d’un son de bouts de ficelles. Ils rendent pas mal d’hommages, à Robert Wyatt, avec «Why Are You Sleeping», à Wayne Kramer avec «Ramblin’ Rose» (gratté à la plastic guitar) et à Chris Andrews avec «Yesterday Man». Ils tapent dans le dur avec «You’re Never Alone With A Schizo». Clin d’œil à Ian Hunter ? Va-t-en savoir. Encore un fabuleux drive avec «El Vici Birra-Crucis» et ils rendent hommage aux Cramps avec une version de «Geen Fuz» jouée à l’accordéon. On se régalera aussi d’«A Wall Of Perrukes» joué au kazoo et de «One Of Us One Of Us» monté sur les accords de Wanna Be Your Dog.

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    Quand on écoute le premier album sans titre des Limiñanas paru en 2010, on s’octroie princièrement deux façons de réagir : soit on déclare qu’il s’agit d’un disque à la mode, inspiré de l’ère gainsbourrienne, très proche de ce que fait Non! à Nice et de ce que font d’autres groupes français qui chantent en français sur des beats hypno. Soit on constate que cet album est l’expression d’un concept artistique pur. Alors on touche la vérité du doigt et ça excite subitement la cervelle. Il faut faire gaffe avec ces trucs-là, car la cervelle est déjà très chatouilleuse, un rien peut la mettre en transe. Tous les textes sont très écrits, très rimés et montés sur des sons hypnotiques à forte senteur psychédélique. Le duo propose en fait une espèce de rock surréaliste et là ça devient passionnant. On échappe aux limites du gaga pour entrer dans leur monde, un monde qu’ils créent de toutes pièces. Dans «Down Underground», elle chante j’me suis mise à danser/ J’me suis mise à hurler, yeah yeah - et ça marche. Ils duettent aussi sur quelques trucs, du genre c’est quoi ton nom ?, avec des beaux layers de guitares psyché derrière, il lui demande si elle veut un cachou et elle répond qu’elle n’est pas très drogue, d’où le titre de la chanson. Dans le «Mountain» qui ouvre le bal de la B, il lui propose une madeleine et elle l’envoie chier, ah ta gueule. C’est assez juste dans le ton. Ils n’ont aucun problème de crédibilité, il faut juste pouvoir établir le contact avec eux, ils sont très exigeants, les prendre à la légère serait une grave erreur. On croit qu’avec «Berceuse Pour Clive», ils cèdent à la facilité, oh la la pas du tout, il naviguent à leur niveau, c’est très spécial, on ne le comprend qu’en entrant dans leur monde. Bon, c’est vrai que ce n’est pas Melody Nelson mais le son finira par t’étourdir, les fortes effluves psyché sont irrésistibles. Ils tapent le «Tigre Du Bengale» à l’orientalisme purulent, c’est assez réussi ce coup de sitar dans l’hypno, ça se marie bien, ils sont parfaitement à l’aise avec la bande dessinée - Je suis Khali la noire !

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    Le Crystal Anis qui date de 2012 est un excellent album qui s’ouvre sur «Salvation», une belle avancée chantée en anglais au when I think of you et claquée sévère derrière aux notes de banjo, mais seulement une note de temps en temps, de façon dégoulinante, I need protection, la menace est bien réelle, c’est violent, même avec de la consolation. S’ensuit un «Longanisse» digne de Gainsbarre, ma jolie poupée Longanisse, bel hommage avec des ouh ouh dans l’Antartique, c’est balèze, les ouh ouh chauffent bien la cambuse, ma jolie poupée Longanisse. Le festin se poursuit avec un clin d’œil au Velvet, «AI3458», bien contrebalancé aux yeah yeah yeah et sapé aux tibias par la fuzz. Lionel Limiñana se paye un vieux shoot de reverb dans «Hospital Boogie». Il est beaucoup plus heavy rock sur ce coup-là, ça chante dans l’entre-deux, mais fuck que de son ! Il déploie son jeu comme un empereur déploie son armée. Il s’amuse bien au fond, il fait le job, son «Bad Lady Goes To Jail» sent bon le vieux gaga de baby et avec le morceau titre, il rentre dans le chant à coups de sardines salées et de canes à pêche. C’est ça le limiñana, ils y vont une main derrière une main devant, des tas de gens vont forcément adorer ce délire. Marie Limiñana arrive dans «Betty And Johnny» comme Ronnie Bird - Je vais vous raconter l’histoire d’un cœur brisé-eh-eh, c’est du pur jus - Le disque de platine d’un super groupe anglais-eh-eh, en plein mythe avec encore cette folle nommée Betty que j’ai vue twister-eh-eh, c’est extrêmement convaincu d’avance, et sous les cocotiers un cœur se brisa-ah-ah. Ils sont au sommet du lard fumant, ils tapent un «Belmondo» à la reverb, l’instro est le portrait exact de Bebel et des diables tapent encore «Une Ballade Pour Clive» à la reverb, les yeux noirs et le visage fâné, comme c’est bien vu et bien senti, comme c’est bien planté dans la vulve.

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    Paru l’année suivante, Costa Blanca grouille encore d’hommages à Gainsbarre, tiens comme ce «Je Me Souviens Comme Si J’y Étais», il fait son biz avec un hidalgo de passage et la smala d’Abdelkader. Le coup de génie de l’album s’appelle «Votre Côté Yéyé m’Emmerde», il cite les Rolling Stones, Poison Ivy et Kim Fowley, il cite tous les noms, let’s take a trip, j’aime quand ça sonne et il repart de plus belle avec François Truffaut point trop n’en faut. Il ressort son banjo pour «BB» et nous dépote une grosse hypno de talk to me. Il profite d’un crochet en Méditerranée pour poser ses bagages et Marie Limiñana part à Liverpool faire de l’orientalisme, elle revient dans le son avec une voix bien droite qui récite un texte sur canapé d’hypno. Ils jouent «My Black Sabbath» à l’arrache de la mandoline et descendent à la cave gaga pour «Alicante». Ce mec est capable de violentes pointes de speed gaga, il peut ramener tout le saint-frusquin quand ça lui chante. Et voilà «Cold Was The Ground». C’est elle qui s’y plonge. Elle chante ce cut sexuel à la clameur de satin jaune. Ils retrouvent la frontière d’Abdelkader dans «La Mercedes de Couleur Gris Métallisé», l’occasion rêvée de sortir la Mercedes déglinguée pour faire rimer les frontières avec les frères et la mère.

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    Anton Newcombe fait son apparition sur Shadow People, en 2017. Dès l’«Ouverture», on se croirait chez Ripley Johnson et les Wooden Shjips, c’est le rock des mages psychédéliques, mêmes barbes, même embarquement, même sens de l’hypno, alors here we go ! C’est cavalé dans la plaine, avec les sacoches en cuir, you see what I mean ? C’est assez stupéfiant. Ils amènent plus loin «Istambul Is Sleepy» au power du Velvet, ils y rajoutent de l’orgue, ils sont en plein dedans, bienvenue dans le big far out hypnotique, même ambiance de gratté de gratte que dans «Waiting For The Man». Ils passent à la mad psyché avec le morceau titre, ce mec crée son monde - I’m trusting the shadow people - Il fait bien le job, il sait faire monter la température de sa neige, comme le montre encore «Dimanche» - Un jour le Sud/ Le lendemain le Nord/ Le grand Nord j’adore - et le «Gift» qui suit n’est pas celui du Velvet, c’est un Gift plus pop, assez anglais, qui danse bien du cul, on se croirait presque chez les Cure, mais en même temps c’est plein d’allant, oh no no no, c’est elle qui chante et lui qui répond au no no no. Ces gens-là savent traiter un cut in the face. Leur «Pink Flamingos» est assez cousu de fil rose et ils incendient «Trois Bancs» dans la nuit psychédélique. Lionel Limiñana chante au doux du groove, il fait le job en tartinant du French storytelling au long cours.

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    Paru en 2019, Le Bel Été est la BO d’un film. C’est donc autre chose. On sauve «Maria’s Theme», un instro très beau, très pur, très Ennio Morricone, avec une trompette qui se pointe sur le tard.

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    Et puis tiens, on ressort de la pile le # 53 de Dig It!, avec les Limiñanas en couverture. Photo étrange, Marie Limiñana se reboutonne, comme si elle venait d’aller pisser avec les Who sur la pochette de Who’s Next, et Lionel Limiñana ne porte pas encore de barbe, ce qui le rend méconnaissable. Huit pages en tout, introduites tambour battant par un spécialiste de la scène de Perpignan, Eric Jorda, qui d’ailleurs signe aussi les notes de pochette de la fameuse compile Back From The Canigó, dont on a déjà dit ici même tout le bien qu’on peut en penser. Dans le micro que lui tend Jorda, Lionel rappelle qu’ils furent repérés sur Myspace par HoZac et Trouble In Mind, deux labels américains de Chicago. Un miracle, dit-il. On trouve effectivement quelques bricoles des Limiñanas dans le catalogue HoZac. Lionel est un mec tellement bien et il manque tellement de prétention qu’il pense à l’époque que les bricoles des Limiñanas ne pouvaient intéresser personne. Puis il redit sa passion pour Gainsbourg - On s’est remis à bloquer sur Gainsbourg - et les compiles Wizzz parues sur Born Bad à l’époque. Lionel se dit fan du freakbeat français et des vieilles B.O de films français. Il embraye ensuite sur le voyage en Haïti où lui et Marie sont allées récupérer Clive, leur fils adoptif et pouf, pendant leur séjour un tremblement de terre détruit Port-au-Prince. Ils sont rapatriés en France au bout de trois jours et trois nuits d’errances dans la ville détruite, c’est une histoire peu banale et bien racontée, et dont s’inspire en grande partie leur premier album (l’un des titres s’appelle «Berceuse Pour Clive»). Ça s’appelle du vécu. Puis Lionel se fend d’un passionnant carnet de route. Il nous narre dans le détail (concerts, trajets, gamelles, couchages, disquaires, rencontres) la tournée américaine de 2011 organisée par l’un de leurs deux labels de Chicago, Trouble In Mind, tournée qui de Chicago les emmène jouer à Milwaukee, Memphis, Nashville, Washington, Philadelphie, New York, Colombus et retour à Chicago, avec en médaillon un concert des Cheater Slicks à Colombus. Ah les veinards. On donnerait tout ce qu’on possède pour voir jouer les Cheater Slicks.

    Signé : Cazengler, liminanard

    Limiñanas. Le 106. Rouen (76). 8 décembre 2021

    Limiñanas. The Limiñanas. Trouble In Mind 2010

    Limiñanas. Crystal Anis. HoZac Records 2012

    Limiñanas. Costa Blanca. Trouble In Mind 2013

    Limiñanas. Traité de Guitares Triolectriques. Because Music 2015

    Limiñanas. Malamore. Because Music 2016

    Limiñanas. Shadow People. Because Music 2017

    Limiñanas. Le Bel Été. Because Music 2019

    L’Épée. Diabolique. Because Music 2019

    Back From The Canigó: Garage Punks Vs Freakbeat Mods Perpignan 1989​-​1999

    Dig It! # 53 - Novembre 2011

     

    Once upon a time in the West

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    Bonne nouvelle ! Un nommé Ian L. Clay fait paraître une bio de Keith West, l’une des grandes figures de proue du Swingin’ London, connu comme le loup blanc à cause ou grâce à Tomorrow, tout dépend comment on voit les choses, et devenue légendaire grâce ou à cause d’un popéra jamais paru, Excerpts From From A Teenage Opera, que tout le monde à Londres attendit en vain, comme on attend Godot. Le book de Clay s’appelle Thinking About Tomorrow: Excerpts From The Life Of Keith West. Bon alors autant le dire tout de suite : ce n’est pas un chef-d’œuvre littéraire. C’en est même très éloigné. On avance péniblement dans certaines pages et quand on les tourne, c’est chaque fois dans l’espoir de jours meilleurs. Écrire un rock book n’est pas toujours facile, certains s’y cassent les dents, mais pour voir le côté positif des choses, on pourrait avec le bon Coubertin affirmer d’une voix chantante que l’important est de participer.

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    Rien qu’en le feuilletant, on sait que le book n’est pas bon. L’éditeur a eu l’idée saugrenue d’imprimer ça sur un couché brillant et tous les amateurs de livres savent que le couché brillant est un tue-l’amour. C’est un 300 pages qui pèse une tonne, donc pas facile à manier. Une fois qu’on a surmonté ces petits a-priori, on peut entrer dans l’histoire, car si on est là, c’est parce qu’on aime bien Keith West.

    Bonne gueule, comme le montre la photo qui est en première de couve. Clay ne va d’ailleurs pas rater une seule occasion de rappeler que Keith est un fabuleux séducteur, un kid de Romford, North London qui grandit in the right place at the right time, et qui commence par être un petit Mod. Clay affirme que Keith was one of the original Mods. C’est plus facile si on grandit à Londres. Quand on grandit à Caen ou à Béthune, c’est plus compliqué. Sauf si on a du blé pour s’habiller chez Happening. Et pouf, Keith se retrouve dans un groupe en 1963. Il a vingt ans et le groupe s’appelle Four + 1. Pour faire les choses sérieusement, Keith change de nom : Keith Hopkins devient Keith West, ça sonne plus américain. Ken Lawrence (beurre), Boots Alcot (bass), Junior (guitare) et Keith (harmo/chant) tapent un dynamic R&B influencé par les Yardbirds et les Stones. Ils ne veulent pas sonner comme les groupes de Liverpool. Leur vrai modèle, c’est Downliners Sect, alors très populaire in London. Ils ont tout de suite du succès. Ken : «The Rolling Stones ruled at the time, but we were the next big thing.» Sur scène, Boots fait des tonnes de gyrations et Junior joue bien le jeu. Au milieu, Keith «holds a plethora of maracas and sings the blues in a style reminiscent of the early Jagger.»

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    Si on veut écouter Four + 1, il faut rapatrier l’antho RPM Excerpts From… Groups & Sessions 1965-1974. Leur «Don’t Lie To Me» est un cut délinquant, chanté dans l’esprit des gangs de downtown London. C’est le punk anglais avant le punk et le seul single du groupe paru sur Parlophone en 1964. Mais le groupe a du mal à se stabiliser. Keith va reformer The In Crowd avec Junior, Steve Howe et Twink.

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    Dans la première mouture de The In Crowd se trouve un certain Les Jones whose attitude was poisoning the atmosphere in the band et dont Keith veut se débarrasser. Il voit jouer Steve Howe dans les Syndicats, un groupe que produisait alors Joe Meek et qui enregistra «Crawdaddy Simone». Quant à Twink, il jouait dans les Fairies, un groupe de Colchester, Essex, qui s’était réinstallé à Londres en 1964. Twink fréquentait Hapshash And The Coloured Coat et les gens de Granny Takes A Trip, sur King’s Road, des gens qui allaient développer un look psyché très coloré. The In Crowd et les Fairies se connaissent bien, ils partagent souvent la même affiche. Le batteur de The In Crowd est encore Ken Lawrence, mais il prend trop de speed, parce qu’il vaut ressembler à Keith Moon - We all told him to calm down - Keith rappelle que tous les gens prenaient du speed, popping pills, mais Ken en prenait de plus en plus. C’est la raison pour laquelle Keith et Steve se sont rapprochés de Twink qui va quitter les Fairies pour rejoindre The In Crowd, qui lui paraît être un groupe plus stable. En fait, Dane Stephens, le chanteur des Fairies, fut envoyé au ballon pour une pige, suite à un accident de voiture fatal. En bon opportuniste, Twink n’a pas eu à se gratter le tête trop longtemps.

    Comme la musique évolue très vite entre 1964 et 1965, The In Crowd vire psyché. Sur scène, ils reprennent «Why» des Byrds et «Shotgun And The Duck» de Jackie Lee - A club favorite that went into a psychedelic sort of thing which strangely enough - if you listen to the live version of it - is manic. I mean, it’s completely manic, nous dit Keith - The In Crowd intègre la fameuse Bryan Morrison Agency qui booke en concert la crème of the UK psychedelic scene : Pink Floyd, Soft Machine, les Pretty Things, Donovan and now the In Crowd. Même chose, on va sur l’antho RPM qui propose quatre cuts de The In Crowd. «Things She Says» flirte avec le meilleur freakbeat d’Angleterre. Ils font aussi du froti à la noix de cocote, le seul bon cut de The In Crowd, c’est comme on l’a dit «Things She Says». C’est tellement bon que ça se réécoute plusieurs fois de suite.

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    Clay rappelle que les gens ne sont pas très tendres avec le fameux Bryan Morrison, notamment Joe Boyd : «Bryan Morrison didn’t give a shit. He was just after the money.» Pour bien faire, il faudrait aller fureter dans les autobios de ces gens-là, car leur point de vue doit être extrêmement intéressant. D’ailleurs l’autobio de Joe Boyd s’appelle White Bicycles, comme par hasard.

    The In Crowd joue dans les Deb Balls (Bals des débutantes), des fêtes organisées dans les quartiers riches, où les gens boivent du champagne - Knocking back champagne all day long, absolutely trashed. These big great houses - Keith s’en souvient comme si c’était hier : «Loaded families and their daughters were coming out to party. It was all going on, having sex in the gardens, skinny dipping in ponds and swimming pools, it was all going bonkers.» Keith nous décrit les orgies de la haute au temps du Swingin’ London. Il reprend : «On jouait deux heures et ils nous donnaient de l’argent pour qu’on continue à jouer.»

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    Keith est aussi l’un des petits amis de Dana Gillespie - She is something of a force of nature and would have been one of the ‘It’ girls of the time - Clay rappelle que Tom Jones was after her all the time. Keith dit que Dana fut sa première vraie girlfriend - She was smart, and a talented performer and singer already, at 16-years-old - Dana rappelle que pas mal de gens intéressants dormaient chez elle sur les sofas : Brian Jones, Ronnie Wood, Twink et Syd Barrett. Mais elle en pinçait surtout pour Keith : «Keith was great looking with jet black hair and he was tall and slim-hipped (grand mince avec des cheveux noirs de jais).» Elle savait qu’on ne pouvait espérer aucune relation durable avec un musicien, c’est aussi ce qu’elle disait de Bowie. Ah comme elle l’aimait bien son Kiki - We had a lot of fun, and I liked him a lot. Even hearing his name makes me smile.

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    L’épisode le plus important dans l’histoire de The In Crowd, c’est Blow Up. Au départ, Antonioni veut le Velvet pour son film, mais nous dit Clay, c’est impossible pour une question de visas. Alors il veut les Who qui disent non. Alors David Hemmings qui a vu The In Crowd sur scène les recommande à Antonioni. Bon d’accord. On demande à Keith de composer deux chansons pour le film, which I did, «Blow Up» and «Am I Glad To See You». Mais pour une raison x, Antonioni choisit les Yardbirds. On a dit que Steve Howe ne voulait pas détruire une guitare sur scène. En fait, Jeff Beck fracasse une fausse guitare. La scène ne dure que deux minutes. Ça ne valait pas le coup d’en faire un fromage.

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    En 1967, The In Crowd devient Tomorrow. L’histoire du groupe est intimement liée à celle de Joe Boyd et de l’UFO Club qui ouvre ses portes en décembre 1966 au 31 Tottenham Court Road, sous une salle de cinéma. L’UFO est ouvert chaque vendredi soir de 10 h à 6 h du matin. Joe Boyd donne tout le détail dans son book. Boyd et son associé «voulaient rassembler the like-minded people et leur donner un endroit où se retrouver». Boom ! Le Pink Floyd de Syd Barrett ! Tout le monde fume de la dope. Mais Bryan Morrison barbote le Floyd à Boyd et ça va lui rester en travers de la gorge. Comme c’est le Floyd qui attire du monde à l’UFO, Boyd doit vite trouver des remplaçants. Il repère The In Crowd sur scène at Blaises et veut les booker à l’UFO, mais il leur demande de changer le nom du groupe - Dit it fit in with the hippy sort of thing? - Et pouf, Tomorrow ! Boyd voit Tomorrow comme le remplacement idéal du Floyd. Les Tomorow nights à l’UFO sont aussi balèzes nous dit Boyd que the Pink Floyd nights. Un soir, Jimi Hendrix monte sur scène pendant que Junior danse et prend sa basse pour jouer avec Steve Howe et Twink. Le moment historique est bien sûr le fameux 14-Hour Technicolour Dream, apex of the counter-culture vision. Sur scène, Junior danse avec Suzy Creamcheese, a nubile American dancer qui avait bossé avec Frank Zappa. Pour Joe Boyd, les sixties qui vont de l’été 1965 jusqu’en octobre 1973 ont connu leur pic le 1er juillet 1967 avec un set de Tomorrow at the UFO Club in London.

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    L’album sans titre de Tomorrow Featuring Keith West paraît en 1968. C’est là qu’on trouve «My White Bicycle», vieux sujet de contentieux. Ceux qui aiment et ceux qui n’aiment pas. On en fait un hit culte du London Underground, mais non, le hit culte c’est «See Emily Play». Les Tomorrow s’enfoncent assez profondément dans leur délire et ils jouent sur les deux oreilles, comme d’autres jouent sur les deux tableaux. C’est assez superficiel. Trop d’effets. Manque criant de viande. C’est pas bon, désolé Joe. C’est en effet Joe Boyd qui est derrière tout ça. Comme on va le voir au fil des cuts, ce groupe adore le n’importe quoi. Keith West essaye de sauver les meubles, mais c’est foutu, il y a trop de sitars dans «Real Life Permanent Dream». On croit entendre une petite pop ravie de son inutilité. Sur «Revolution», Steve Howe fait quelques coups d’éclat, il cherche Susan désespérément, mais ce n’est pas Syd Barrett qu’on entend là dedans. Les Tomorrow proposent une pop psychédélique qui ne fonctionne pas. Elle est privée de tout : de dessert, de psychedelia, d’éclat, de Barrett, ils font leur truc, mais ça godille. On a beau réécouter, ça godille toujours. Le seul cut intéressant de l’album est la reprise de «Strawberry Fields Forever». Pour Keith West c’est du gâteau, son nothing is real sonne délicieusement juste. Cover fine et capiteuse, c’est une réussite, elle sauve l’album, Steve Howe y fait même un festival d’arpeggios incertains. Mais pour le reste, c’est un vrai gâchis, à commencer par «Three Jolly Little Dwarfs», gaspiller un chanteur et un guitariste aussi bons, c’est intolérable. Le prog psychédélique de «Now Your Time Has Come» est trop compliqué pour des oreilles ordinaires issues du peuple et qui sont forcément limitées. Steve Howe va continuer de faire tout le boulot jusqu’au bout, comme il va le faire dans Yes. On ne comprend pas d’où vient le succès de Tomorrow. Il tente encore d’allumer des lampions dans «Hallucinations», mais le psyché de Tomorrow ne marche pas.

    Et puis nous dit Clay, le groupe va se fissurer, Keith & Steve d’un côté, Twink & Junior de l’autre. Et 1968, Twink va rejoindre les Pretty Things, alors ça veut dire ce que ça veut dire. Les promoteurs nous dit Steve recherchent du sang neuf et Tomorrow est un groupe trop typé 1967 - At this point, Tomorrow were definitely on the back burner - Mais Steve s’en fout, il sait qu’il va pouvoir continuer. Mark Wirtz dit aussi que le groupe était destiné à disparaître. Tout reposait uniquement sur le talent de Steve Howe qui un jour où l’autre irait rejoindre une équipe de gens plus pointus. Ce sera Yes. Sans Steve, pas de Tomorrow.

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    On note aussi dans le book le passage furtif de Kim Fowley qui s’intéresse de près à Mark Wirtz : «Il avait apprécié mes arrangements sur la reprise d’«I’m Waiting For The Day» des Beach Boys qu’enregistra la chanteuse Peanut. Non seulement il m’a engagé pour arranger et produire certains de ses cuts, mais il est vite devenu mon tuteur et mon héros. J’étais mesmérisé par sa flamboyance, sa façon de penser, son courage et son profond mépris pour le music business. Pour moi, Kim est le croisement entre le caniveau et la suprématie ésotérique - a pig and a saint, a fool and a genius - He truly personified the ultimate spirit of Rock’n’Roll.» Et puisqu’on est dans les légendes, voici Vince Taylor. Keith connaît Bobby Clark, qui battit le beurre un temps dans les Playboys de Vince : «Vince Taylor, now there’s a story. Steve Howe finit par habiter dans une maison avec ces mecs, sur Lots Road, à Chelsea, en face de Battersea Power Station. Vince était un acid freak. Il errait dans la maison, il passait d’une pièce à l’autre, comme ça, sans raison apparente, pendant que Steve et moi bossions sur les chansons.»

    Au moment du punk, Keith s’occupe de Jimmy Edwards qui avait été le chanteur de The Neat Change, a popular Mod band. Leur single «I Lied To Auntie May» fit sensation en 1968. Keith tente de lancer Masterswitch, le groupe punk de Jimmy, mais visiblement, ça ne marche pas. Keith bosse aussi avec Lawrence from Felt sur quelques morceaux, mais pareil, ça reste à l’état embryonnaire.

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    En 1974, Keith West enregistre Wherever My Love Goes avec ses copains. En fait, il y a deux équipes : le première (avec Twink, Ken Burgess, d’autres mecs, et Andrew Loog Oldham à la prod) enregistre «The Power & The Glory», une belle pop d’ampleur catégorielle. Keith co-éctit ce hit avec l’excellent Ken Burgess. Tous les autres cuts sont enregistrés avec une autre équipe de gens inconnus au bataillon. Musicalement, Keith reste à proximité des Beatles («Liet Motif») et des Faces («The Visit»). Il y va au petit boogie rock à l’anglaise, on le sent assez déterminé à vaincre mais fragile sur ses assises. Il n’empêche que ça tient bien la route avec un joli bouquet d’harmonies vocales et les coups de slide de Glenn Campbell, le mec des Misunderstood et de Juicy Lucy. Keith boucle son bal d’A avec «Hope You’re Feeling Better», une petite pop anglaise envenimée à coups de slide. C’est très américanisé, enrichi à outrance, dans une bonne ambiance. Il attaque sa B avec «Going Home Song», une pop digne de CS&N, assez crédible et pertinente. Keith fond sa voix dans la foudue bourguignonne et les tititilili sont ceux de CS&N, évidemment. Tout l’album est bien ficelé, Keith ne prend pas les gens pour des cons, il va même rechercher cette vieille fête au village qu’on appelait autrefois de jug-band sound avec «Company». Il tape encore un petit shoot de pop américaine bien sentie avec «Whenever My Love Goes». Ces mecs aiment bien les grands espaces, ça reste très chaleureux, plein de son, plein d’élan patriotique, plein de CS&N, c’est truffé de guitares et de démarrages en côte.

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    L’année suivante, il monte Moonrider et enregistre l’excellent Moonrider. Cette fois, John Weider fait partie de l’aventure. Weider fait avec Keith West le boulot que fait Ollie Halsall avec Kevin Ayers, un boulot de boute-feu faramineux. Au beurre on retrouve Chico Greenwood qui a joué avec les Fallen Angels de Phil May. Tous les cuts de l’album sont éclairés par le jeu tonitruant de John Weider, dans un parti-pris très country rock, mais on s’en accommode fort bien, car il faut voir Weider s’acquitter de sa mission : il fait régner une pure magie américaine sur l’album. Keith chante «Our Day’s Gonna Come» à la voix parfaite, au timbre subtil, on pense à Todd Rundgren, suave et juste. Dans «Good Things», Weider développe des trésors d’ingéniosité, il ramène toute l’Americana qu’il peut dans ces excellentes chansons. John Weider est probablement l’un des plus grands guitaristes de son époque. Il avait remplacé Mick Green dans les Pirates, puis Eric Burdon l’a embauché pour ses New Animals. On le connaît surtout pour son passage dans cette bande d’infâmes surdoués que fut Family. En B, il fait encore des miracles sur «Danger In The Night», il gratte ça au gratté délétère et mélangé à des belles harmonies vocales, ça donne du CS&N. Ce démon de Keith chante «Ridin’ For A Fall» comme le ferait Plonk Lane, ou encore Stephen Stills, même glissé d’Americana dans le grain de voix, c’est une véritable fontaine de good time music, pleine d’esprit et de chaleur. Pour conclure, John Weider vient enchanter «As Long As It Takes», un balladif richement orchestré. L’ami Weider est capable de miracles, qu’on se le dise !

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    Dans l’antho RPM évoquée plus haut - Excerpts From… Groups & Sessions 1965-1974 - on retrouve bien sûr Tomorrow, qui nous laisse toujours aussi perplexe. Une certaine énergie, mais du mal à convaincre. C’est Steve Howe qui fait le son sur sa demi-caisse. Il joue à l’hyper présence. Mais ça tourne assez vite à la carapate des Carpathes. Tomorrow, ça n’a jamais été l’avenir du rock. Tomorrow sans lendemain. Puis Keith West entame une carrière solo. Il est à l’aise avec des trucs comme «On A Saturday». En tous les cas, il est plus à l’aise qu’avec Tomorrow. «The Visit» semble sortir tout droit d’un album des Buffalo Spingdield. Très acid freak. Il fond le chant dans la belle dégringolade de psychedelia. Il est encore excellent dans «A Little Understanding», un pulsatif qui menace en permanence de devenir énorme. Au fil des cuts, Keith West semble monter en grade. Comme on l’a vu, son «Power & Glory» produit par Loog Oldham sonne comme un monster hit, bien gorgé de basse et de chœurs de filles. Il cherche sa voie et la trouve encore avec «West Country». Il chante à l’unisson d’un sacré saucisson. Puis on retrouve l’excellent «Ridin’ For A Fall», une merveille tirée de Moonrider. On se régale jusqu’à la fin, jusqu’à «Having Someone», groove de la belle époque merveilleusement bien orchestré.

    Signé : Cazengler, Keith Wet

    Tomorrow Featuring Keith West. Tomorrow. Parlophone 1968

    Keith West. Wherever My Love Goes. Kuckuck 1974

    Keith West. Excerpts From… Groups & Sessions 1965-1974. RPM Records 1995

    Moonrider. Moonrider. Anchor 1975

    Ian L. Clay. Thinking About Tomorrow: Excerpts From The Life Of Keith West. Hawksmoor Publishing 2020

     

     

    Inside the goldmine

    - 1990s nervous breakdown

     

    Au cricket-club, les préparatifs avançaient bien. Le tech embauché pour la soirée venait d’arriver et se faisait expliquer le pourquoi du comment d’une forêt de câbles. Sa façon de hocher la tête nous soulageait des angoisses qu’on nourrissait à son égard. Soudain Colin arriva. Mince ! Il allait falloir tenir une conversation... Il avait l’air jovial, pour un mec qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit. D’une petite voix aiguë, il s’écria :

    — Hullow ! Yareadydown gulfinzere initt ?

    Dans ces cas-là, on répond toujours yes.

    — Yes !

    Il y eut un moment de blanc pas encore trop gênant. Il allait falloir meubler vite fait. Je fis une première tentative :

    — You guys âre verrry lucky in Scotteland...

    Il répondit d’un air amusé :

    — Ahumand bendinwahot ?

    — You’ve gotte verrry verrry verrry good bands !

    — Nowmeorintosh asinanyholw !

    — Do you like Tiiiinage Fanneclub flom Glasgô ?

    Il fit les yeux ronds.

    — Notritally mecuppateamate goodamitt !

    J’en déduisis qu’il n’aimait pas trop. Un nouveau blanc s’installa. Quand on est d’un tempérament calme, on apprécie les blancs, mais dans certaines circonstances, ils peuvent créer un léger malaise. Il devenait urgent de relancer une conversation qui menaçait de rendre l’âme :

    — Do you know the ninety ninetizes flom Glâsgô ?

    — Whotdyameandor ?

    — The... nine... tizes... nine...tizes ? You don’t know ?

    — Whataahdayamacintosh ?

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    Nous ne pûmes jamais éclaircir ce mystère. La raison en était pourtant simple : the 1990s au nom si imprononçable était le secret le mieux gardé du rock non pas anglais mais écossais. Nous entendîmes un jour à la radio un truc nommé «You’re Supposed To Be My Friend» et ce fut le coup de foudre. Car voilà un hit amené au stomp de glam et c’est très précisément l’endroit où le glam frise le génie. Après enquête, on découvre que le glamster s’appelle Jackie McKeown et son groupe the 1990s. Ce trio réinvente tout simplement le glam. Ils savent donner de l’envergure à leurs harmoniques. Ils boostent le drumbeat du stomp et laissent éclore les ah-ahh de la planète Mars. Okay ? Mais ce n’est pas fini car McKeown s’en va ensuite titiller la note à la racine du beat pour envoyer un solo de folie pure avant de finir en apothéose de you’re supposed. Avis aux amateurs de fins extrêmes.

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    Pour entendre cette pure merveille, il faut se rendre sur l’album Cookies paru en 2007. Et attention, car cet album grouille de coups de génie. On ne comprend d’ailleurs pas que Jackie McKeown et ses deux amis soient restés plongés dans les ténèbres de l’underground écossais. On prend tout de suite «You Made Me Like It» en pleine gueule, c’est du glam de haut rang, montre-moi ton cul, red light, riot in Glasgow, ces mecs taillent dans le vif et la tension bassmatique vaut bien une tension artérielle. Wooff, ça monte directement au cerveau ! Sur la petite photo au dos, on voit Jackie McKeown sauter en l’air avec sa guitare. Okay ! Il fallait donc choper ces mecs en flag. À les voir okayer comme des cons et descendre la pop anglaise dans «See You At The Lights», on croirait entendre les Small Faces ! Ils chantent la pop à l’outrance de Glasgow. Il reviennent au stomp pour l’infernal «Cult Status». Et chaque fois, on se fait la même réflexion : seuls les Anglais sont capables de créer la sensation. Surtout ce genre de sensation, basée sur la science du stomp et le gras du glam. Ils explosent le cul du Cult. Et Jamie McKeown s’impose comme l’un des grands chanteurs de son temps. En fait, les 1990s partagent le destin des Stairs, autre groupe de surdoués mystérieusement resté méconnu. Jackie McKeown a beau chanter comme un dieu, ça ne change rien.

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    Un deuxième album nommé Kicks paraît un peu plus tard. On y trouve aussi pas mal de bonbons glam, comme ce «Tell Me When You’re Ready» qui semble suspendu dans le temps, ou encore «I Don’t Even Know What That Is» bien stompé dans la crème au beurre par l’affreux Michael McGaughrin. Jackie McKeown chante à l’accent canaille de pantalon serré et joue des quick licks insidieux. Les oh-oh de «Vondelpark» sont un modèle du genre, faussement modestes mais rétifs à toute autorité. «Kickstrasse» sonne comme un hit, avec son chant kicky et son bassmatic massif. C’est même d’une déviance mirifique. On pourrait presque parler d’un Graal du glam. On reste dans le très haut vol avec «The Box», real glam box de Glasgow, un glam plus pur encore que celui de Marc Bolan, subtile combinaison de stomp et de chœurs d’artichauts, au croisement de Sweet et de Jook, et nappé d’apothéose sucrée. L’affaire se corse avec des chœurs ascensionnels et des petits arrangements créent l’illusion d’une féerie. Modèle absolu de pounding et de contrôle mélodique. «The Box» est un hit lancinant et bardé d’encorbellements, affichant impudiquement les rondeurs de son son et ses intentions juvéniles. Ils matérialisent ainsi le cœur vivant, l’essence même du glam. On retrouve ce beau pouding écossais dans un «Giddy Up» qui craque bien sous la dent de l’amateur de glam. Pur régal, délectation garantie, car une fois de plus, tout y est : l’entrain, le regain, le bon grain, le menu fretin, le perlinpinpin, le stomp divin, l’enfantin et le sibyllin.

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    Jackie McKeown refait surface en 2013 avec un groupe nommé Trans. Bernard Butler, l’ex guitar diva de Suede se joint à l’aventure. Butler connaît bien McKeown car il a produit les deux albums des 1990s. Ils enregistrent un premier maxi quatre titres, Red. Ils ont pour principe d’improviser - Someone starts, then the others join in and before you know we’re off - Red propose un rock electro joué à l’infra-basse, mais McKeown garde ses réflexes de rocker et ça vire hypno, alors on s’incline en signe de respect. «Jubilee» est plus pop et finit en échappée belle, au croisement d’un bassmatic voyageur et d’un gratté de gratte névrosé. Dans un vieux Mojo, Danny Eccleston déclare : «Trans tunes are unpredictable, Kraut-y psych-outs post-punk filigrees and gentle, quasi-jazz interludes.» Le hit se planque de l’autre côté et s’appelle «Dancing Shoes». McKeown ressort pour l’occasion son cher son seventies, c’mon c’mon, et là on ne rigole plus. Il fait monter sa neige comme le font si bien les Mary Chain, à la main de maître. Ce mec a du génie, on l’avait compris avec les 1990s, mais trop peu de gens sont au courant. Il faut entendre la basse démarrer en plein couplet.

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    Ils récidivent l’année suivante avec un autre maxi, Green. On assiste dès «Thinking About A Friend» à une belle échappée belle de power psyché. Ils passent à la gentle pop avec «The Prince», ça reste charmant, ces mecs perpétuent la tradition, avec de beaux départs de fin de cut emmenés par la basse. Leur pop sait rester fraîche et inspirée, comme celle des TV Personalities. «Tangerine» referme la marche et monte lentement, comme un levain de groove psyché pour finir en apocalypse selon Saint-Jean. Une vraie bénédiction.

    Signé : Cazengler, 1515s

    1990s. Cookies. Rough Trade 2007

    1990s. Kicks. Rough Trade 2009

    Trans. Red. Rough Trade 2013

    Trans. Green. Rough Trade 2014

     

    L’avenir du rock - Colonel Kurt

     

    Excepté sa femme de ménage, personne ne sait que l’avenir du rock est un gros collectionneur.

    — Ah bon ? Qui qu’y collectionne ?

    — Je te le donne en mille...

    — Bon zyva Mouloud, accouche !

    — Il collectionne les proverbes afférents.

    — C’est quoi des proverbes en fer blanc ?

    — Des locutions byzantines qui cristallisent l’essence de la stupeur boréale...

    — J’entrave que dalle !

    — Bon, je vais te citer un exemple qui va t’éclairer : C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes.

    — Mais non, c’est pas d’la soupe dans les vieux pots, c’est d’la confiture !

    — Si tu veux. Un autre exemple : C’est pas au vieux singe qu’on apprend à faire des grimaces.

    — Ah oui, j’comprends mieux ! Y doit faire aussi collection de bananes, ton avenir du rock !

    — Mieux que ça ! L’avenir du rock transcende la notion même de collection, et tu sais pourquoi ?

    — Beuuhhh...

    — Parce qu’il a la banane !

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    Pendant que nous deux amis épiloguent autour d’une bonne bouteille d’eau de vie de prune, penchons-nous sur le cas d’un vieux pot qui a lui aussi la banane : Kurt Baker. Et sacrément la banane car il fut un temps où sa power pop flamboyante illuminait l’underground franchouillard, via le mighty Dig It! Radio Show de Gildas. Par son exubérance, le Kurt Baker Combo sortait franchement du lot. Gildas adorait marcher du côté ensoleillé de la rue.

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    In Orbit ? Quel album ! C’est incendié dès «Upside Down», the Gildas way. Le colonel Kurt développe une fantastique énergie du power-poppisme, ça explose de vie du côté ensoleillé de la rue, comme il disait. On tombe plus loin sur la doublette fatale : «Rusty Nail» et «Count On Me». Le colonel Kurt envoie le gros de ses troupes, il joue sa carte maximaliste, en vieux renard du désert, les interventions sont spectaculaires, avec du solo killer qui tue les mouches, ça monte très vite en température. «Count On Me» est complètement couru sur le colbac, comme on dit, le colonel Kurt a du power pour un régiment, il flirte avec le génie en permanence, il développe des puissances insoupçonnables et ça finit par prendre feu. Il va bien plus loin que Dwight Twilley, enfin, ce n’est pas la même énergie. Mais on tient là un fantastique album. Il va continuer d’utiliser toutes les ficelles du genre, la cocote et les retours de manivelle. Ça devient fascinant au fil des cuts, car la qualité ne baisse pas. On le voit plus loin gérer son Tomorrow dans «Next Tomorrow». C’est un expert du Tomorrow, il sait amener les choses. Il termine avec un «Do It For You» un peu surexcité. Il fait son Graham Parker. Bon d’accord, les guitares, mais quand même.

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    Si on en pince pour la power-pop, alors il faut se jeter sur Let’s Go Wild. Dans son mighty Dig It! Radio Show, Gildas nous en avait servi les beaux morceaux, comme par exemple ce «WDYWFM» claqué d’entrée à la charley. Ça explose dans l’ancien ciel des nuits toulousaines, il faut avoir connu ça, high on speed all over the place, ce cut est d’une présence extraordinaire, what do you want from me, c’est à la fois exceptionnel et chargé des meilleurs souvenirs. Avec «Gotta Move It», le colonel Kurt va au glam comme d’autres vont aux putes. Il s’autorise tous les droits, il a ce pouvoir, celui de glammer la power-pop, c’est puissant, bardé d’all nite long. Dans «A Girl Like You», les guitares sont une énorme pustule de joie. C’est encore une fois complètement allumé et comme disent les Anglais, rather incendiary. Ah comme ce mot peut être beau dans la bouche d’un Anglais. Il résume tout l’art du colonel Kurt et le solo sonne comme l’arbitre des élégances. «No Fun At All» sonne à la fois très pop et très énervé. Le colonel Kurt n’est-il pas au fond un simple coureur de jupons pop ? Sa niaque le trahit un peu. Tout est gratté dans les règles du lard fumant. Tiens, encore une merveille : «Don’t Say I Didn’t Want You». Voilà le Kurt extrême, il fout le feu aux plaines et c’est tellement bardé de son qu’on croit rêver. Explosivité à tous les étages en montant chez Kurt. Le colonel Kurt sucre les fraises du chant.

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    On se doutait bien qu’avec Got It Covered, le colonel Kurt allait taper dans «Hanging On The Telephone». Pour tout power-popper, ce vieux hit des Nerves est un passage obligé. Le colonel Kurt pousse bien le bouchon, c’est l’hallali de power-pop maximaliste. Il tape aussi dans the Knack («Let Me Out») et se vautre avec Costello («Pump It Up», pas de quoi être fier). Il tape aussi dans Joe Jackson (l’horreur du son des années 80), dans Brinsley Schwartz («Cruel To Be Kind») dans le «Turning Japanese» des Vapors et revient enfin aux gros classiques avec «Trouble Boys» de Dave Edmunds. Bien vu, colonel. Il va droit au Dave.

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    Rien de particulier sur Rockin’ For A Living, hormis «Don’t Steal My Heart Away». Le colonel Kurt injecte pas mal d’énergie dans ses shenanigans et explose son poppy world aux clap-hands. Ils se spécialise dans le turbo-power. Ce que confirme «I Can’t Have Her Back». Le colonel Kurt ne fait pas dans la dentelle. Il bombarde bien les frontières. Il y va franco de port. Il adore prendre le taureau de la power-pop par les cornes.

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    Nouvel album solo en 2012 avec Brand New Beat. Encore une sorte de paradis pour l’amateur de power-pop. Pure folie que ce «Partied Out», le colonel Kurt cultive l’apanage des alpages, le son remonte par la jambe du pantalon, il est le roi de la gerbe, il dégueule sur la terre entière. Son «Everybody Knows» tape au bas-ventre, c’est brillant, les chœurs sont là, les dynamiques émerveillent, ce mec est un bon, il enflamme quand il veut. Il se paye même le luxe d’une Beautiful Song avec «She’s Not Sorry». On note au passage l’incroyable qualité du drive. Le colonel Kurt crée tout simplement de la magie. Voilà, ce sont les trois hits de l’album. Mais il y a d’autres jolies choses comme ce «Don’t Go Falling In Love» qu’il emmène à la force du poignet. Il baigne littéralement dans une friture d’excellence. Il repart toujours à 100 à l’heure comme le montre «Weekend Girls». Bon c’est vrai qu’il frise parfois cette pop FM qu’on déteste cordialement, mais il fonctionne à l’énergie pure. Il a tellement de voix qu’il sonne parfois comme Graham Parker et ça devient pénible. Il referme la marche avec «Qualified». Il repart toujours à l’assaut. À l’assaut de quoi ? Du rempart ! Il adore power popper à travers la plaine. Il adore la vie sauvage et le vent dans les cheveux. Il peut ramener du cocotage à gogo, il connaît toutes les ficelles, il a raison, au fond, d’éclater ses noix sous le soleil de Satan.

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    Le Play It Cool qui date de 2015 est un modèle de power-poppisme. Quatre cuts pourraient figurer dans n’importe quel best of de power pop, à commencer par «Enough’s Enough», qui sonne comme un hit du côté ensoleillé de la rue, richement drapé de son et d’or. Le colonel Kurt combine bien le sucre et le power. Même chose avec «Just A Little Bit», véritable brouet de rose éclose, il joue ça sous le soleil exactement et nous cloue le bec sans délai/délai avec un final dément/dément. Il ne baisse jamais sa garde, il faut le savoir. Encore une vieille dégelée avec «Doin’ It Right». Absolument parfait, il shuffle ça au too-too-right, ça titille derrière aux guitares de perfectos, c’est tendu et ça ne rigole pas. Il ne faut pas prendre les power-popsters pour des pieds tendres. Dès l’accord d’intro, «Back For Good» sonne comme un hit. Incroyable pouvoir de l’accord ! Ça dit la messe et donc la messe est dite. Après, tu crois en Dieu, donc ce mec Kurt est un diable, le pendant de Dieu, il t’embarque aussi sec, c’est un aficionado du win-win, du shake shake shake, ça sonne comme un hit inexorable capable de méduser tout le radeau de la Méduse. Quant au reste de l’album, il est assez aimable. Le colonel Kurt déboule bien, il adore le big riffing, il ne lésine pas sur le tartinage. Il cultive cette culture power pop de perfectos et de baskets et dès qu’il en a l’occasion, il s’en va cavaler à travers la plaine. On pourrait lui reprocher de sonner parfois comme les vieux crabes du genre, Plimsouls et compagnie, mais le colonel Kurt a un truc en plus. Il ne lâche rien, ça pétarade d’un bout à l’autre de l’album, avec tous les défauts du genre, c’est-à-dire trop de coke, mais ça passe. Le morceau titre sonne comme du Graham Parker, alors on peut en profiter pour aller pisser un coup. Il récidive avec «Prime Targets» et là ça coince. On perd le côté Kurt.

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    Paru en 2020, After Party pourrait bien figurer parmi les grands albums classiques de la power pop. Au moins pour trois raisons : «New Direction», «I Like Her A Lot» et «Wandering Eyes», c’est-à-dire les trois premiers cuts de l’album. Dès les premiers accords, il emmène sa power pop en enfer et ça explose - New direction/ New direction - Le colonel Kurt est le maître du genre, l’absolutiste définitif, il chope la pop par la grappe, ça frise le génie. «I Like Her A Lot» ? Fantastique power, suite et jamais fin, il pulvérise tous les records, il cocote comme un démon et ça explose en bouquets d’oh yeah avec des chœurs de Dolls et du power punk. Il allume tous ses cuts un par un avec un son capable de rendre un homme heureux, Kurt is the king. Il amène «Over You» au riffing de type Cheap Trick. Le colonel Kurt navigue dans le même univers d’élégance électrique, sa power pop descend bien sous la peau. Et voilà qu’il va faire un tour on the Beach avec «Used To Think». Il ramène des finesses inexplorées dans le Beach Boys Sound, les chœurs sont un hommage direct. Et puis voilà qu’arrive le coup de génie de l’album : «Shouldn’t Been The One». Fabuleux déluge de power-chords ! Une vraie bénédiction. Il passe un solo en forme d’éclat exponentiel et on entend de gigantesques clameurs au coin du couplet. Le solo darde comme un soleil. Il enveloppe tout ça aux accords de la victoire, avec le son du cor. Stupéfiant !

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    Il existe aussi un excellent album live du Kurt Baker Combo, Muy Mola Live. C’est là dessus qu’on trouve une cover somptueuse du «Don’t Look back» des Remains. Fantastique élan patriotique ! Ils redorent le blason d’une pop sixties de dimension inter-galactique. Le reste de l’album comblera les fans de power-pop, notamment cet «Aorta Baby» monté sur un riff des Heartbreakers ou encore cet «Everybody Knows» amené comme une vraie dégelée. Le colonel Kurt sait jeter de l’huile sur le feu de sa power-pop. Une autre merveille se planque en B : «Tired & True», chanté au jus de juke sucré. Superbe exercice de style. Le colonel Kurt sort tout droit du Brill, avec des harmoniques magiques.

    Signé : Cazengler, Kurt Bakon

    Kurt Baker Combo. Muy Mola Live. Collector’s Club Records 2014

    Kurt Baker Combo. In Orbit. Wicked Cool Record Co. 2016

    Kurt Baker Combo. Let’s Go Wild. Wicked Cool Record Co. 2018

    Kurt Baker. Got It Covered. Oglio Records 2010

    Kurt Baker. Rockin’ For A Living. Stardumb Records 2011

    Kurt Baker. Brand New Beat. Collector’s Club Records 2012

    Kurt Baker. Play It Cool. Ghost Highway Recordings 2015

    Kurt Baker. After Party. Wicked Cool Record Co. 2020

     

     

    ROCK’N’ROLL

    RHYTHM’N’BLUES / ROCKABILLY / REVIVAL

    CHRISTOPHE BRAULT

    ( Le Mot et Le Reste - Novembre 2O21 )

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    Un livre hotement recommandable. Pourrait s’intituler à la recherche des pionniers du rock. Christophe Brault use souvent de cette expression, Pas dans le sens où les rockers l’emploient. En France elle sert à désigner les grands rockers, Bill, Elvis, Gene, Buddy, Jerry, Chuck, Little, Bo, etc… la sainte famille en quelque sorte, on utilisait aussi le terme de rock classique puisqu' ils étaient ceux qui avaient créé les grands classiques, titres phares et incontournables du rock ‘n’ roll, aujourd’hui cette dernière expression désigne le rock des seventies, chaque génération ne va guère chercher bien loin l’origine de la source de la rivière à laquelle elles s’abreuvent.

    Faut dire qu’au début des années soixante et encore davantage durant les inaccessibles fifties, les informations étaient difficiles d’accès. Nous a fallu des hasards de rencontres incroyables et une longue quête obstinée pour dégager les pièces du puzzle et comprendre comment elles s‘assemblaient. Heureux les néophytes du millésime 2022 qui n’auront qu’à ouvrir et à lire les trois cents pages de ce volume pour tout savoir.

    Il y a longtemps que cela dure, le rock ‘n’ roll à la vie dure chantonnait Eddy Mitchell en 1966, il ne croyait pas si bien dire, de 1945 à 2021, le rock ’n’ roll n’est jamais mort, l’on a bien réussi à le bâillonner de temps en temps, l’on a annoncé sa radiation du monde des vivants à plusieurs reprises, mais il est à chaque fois ressorti de sa tombe aussi frais qu’un gardon. Ce sont ses vies ( de cat ), ses morts et ses renaissances que nous conte Christophe Brault avec brio. Commence par une longue introduction de soixante pages. Fort instructives. Le lecteur a intérêt à débuter par là, et surtout pas à s’amuser à piocher au gré de ses connaissances et de ses ignorances dans la présentation des cent disques qui ont fait le rock ’n’roll. Chez Le Mot et le Reste, ils aiment ce système, genre les cents albums indispensables du hard-rock. La loterie est un peu frustrante, c’est toujours le cent-unième qui vous a marqué à vie qui n’est pas répertorié. Ils l'appliquent systématiquement à tous les styles qui ont traversé ou qui ont été phagocyté par le rock ’n’roll. A part qu’évidemment il n’ y a qu’un seul rock ‘n’ roll pur et dur, celui des pionniers et du début. L’était d’ailleurs temps que la collection s’intéressât à la bête idoine. C’était à croire qu’ils étaient comme ces chercheurs si satisfaits de leurs connaissances qu’ils en oublient de rechercher le chaînon manquant. Ou plutôt, car les choses ne sont jamais simples, le rock ‘n’roll n’échappe pas à cette règle, les chaînons manquants. Rappelons-nous ces explorateurs qui remontaient le Nil pour en trouver la source et qui en découvrirent mille.

    Le rock a méchamment rusé. N’est pas apparu en ce bas monde sous son nom. Le papillon ne rampe-t-il pas sous la forme d’une chenille avant de s‘envoler ? C’est la faute à ces damnés nègres. Non contents d’inventer le blues, ils ont en plus inventé le rock ’n’ roll. L’on comprend que certains blancs à l’esprit étroit en aient développé un complexe d’infériorité qu’ils camouflent sous un sentiment de suprématisme racial des plus stupides. Bref on a tâtonné avant de lui donner un semblant de nom respectable. Donc les noirs ont inventé le rhythm ’n’ blues. Hélas ces sauvages ont posé le doigt ( bientôt toute la main ) là où ça fait du bien. Sur le sexe. Quand on se remue le popotin. Z’avaient sans cesse les mots ( et le reste ) rock et roll à la bouche auxquels ils attribuaient un sens sans équivoque. Quand les petits blanc s’y sont mis, sont restés coincés sur l’organe le plus bestial de la chair humaine tout de même fabriquée par le bon dieu tout puissant. On ne pouvait pas dire qu’ils faisaient du rhythm’n’ blues puisqu’ils étaient blancs, pas question de mélanger les torchons et les serviettes, la terrible expression rock ‘n’roll, que les meilleurs d’entre eux se sont attribués, leur a été estampillée comme un stigmate d’infamie…

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    Toute la musique vient de là, elle vient du blues, selon Hallyday, Johnny ne saurait avoir totalement tort, toutefois le rock vient aussi du gospel. Chant religieux des noirs. Parce que dans leur extraordinaire et incompréhensible bonté non contents de donner gratuitement du travail à leurs esclaves les maîtres blancs leur ont en plus refilé leur dieu de notoriété commune bon comme du pain blanc. Au début les noirs se sont bien conduits, z’ont appris les cantiques, mais leurs petits enfants au lieu de chanter les grâces divines ont préféré s’appesantir sur celles de leurs petites amies… Bref doo Wop et Rhythm ’n’ blues ont donné naissance au rock ‘n’roll.

    D’ailleurs le terme de rock ‘n’ roll sentait tellement le soufre noir qu’il a été remplacé par l’expression rockabilly. Il existe une explication officielle des plus logiques : les jeunes blancs - même ceux que leur maman ( Elvis ) et leur papa ( Jerry ) amenaient à l’Eglise n’écoutaient pas le blues diffusé sur les radios réservées aux noirs sur lesquelles ils ne s’aventuraient jamais ( croix de bois, croix de fer, si le mens je vais en enfer ) ne connaissaient que les courants du country ( hillbilly, western swing, bluegrass… ), cependant l’on ne m’ôtera pas de l’idée que rockabilly lave plus blanc que rock ‘n’ roll…

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    Bref, chauffé à blanc par les noirs, le rhythm ’n’ blues se transforme en rock ‘n’ roll. Pas pour très longtemps, l’ouragan débute en 1954, atteint son apogée en 1956, s’éteint après 1958. Cinq ans de folie. Le système a tôt fait de resservir les restes. Avec les mots doucereux qui vont avec.

    Le mot fin s’affiche sur l’écran. Tout le monde est content. Dix ans plus tard le serpent en hibernation se réveille. C’est le premier revival, tout le monde y met du sien, jusqu’à Elvis qui quitte la scène définitivement. Le Roi est mort, de jeunes princes sont prêts à prendre la relève. Christophe Brault décrit avec minutie non pas le phénomène revival, mais les revivals qui se succèdent tels s’enchaînent les anneaux du python réticulé prêt à mordre la pomme qu’il vous tend.

    L’on arrive aux cents albums miraculeux su rock ‘n’ roll. Si vous en ignorez un seul, c’est que vous n’y connaissez rien. C’est le moment d’admirer l’artiste. Ne vous présente pas l’album, parce qu’au début il y a beaucoup de simples, travaille sans filet, ne possède que deux pages ( une et demie en enlevant l’illusse ) pour évoquer l’artiste, ceci explique qu’il favorise les rééditions emplies d’inédits, s’attarde souvent sur les périodes fastes, n’a pas son pareil pour ‘’ donner une idée ‘’ tracer un portrait significatif d’un style, d’une attitude. Je vous laisse vous régaler.

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    Il est totalement inutile de venir vous plaindre, votre chouchou n’a pas été choisi, il en manque un max, Tony Marlow, Hervé Loison pour ne citer que deux exemples de par ici, certes Christophe Brault mérite au moins la mort, pourtant l’en rajoute cent de plus en annexe. Quelques lignes seulement, mais quel bonheur par exemple de retrouver Jezebel de Toulouse. Car il se débrouille bien, l’a de l’étoffe le Christophe, croque finement, traverse l‘océan, les Amerloques, les Englishes, les Frenzouzes, les européens, les puristes et les déviants, les psychos et les teddies, toute la gamme du rockabilly y passe, z’avez l’impression de lire un livre d’histoire et d’aventures, n’oublie rien, ni la bibliographie, ni la filmographie, ni le top cent des pionniers du rock ‘n’roll de 1945 à 1954, et puis il y a la fin.

    Pas le genre de mec à chialer et à sortir son mouchoir. Ces dernières années le rockab ne sort pas trop de sa bulle d‘amateurs fervents et passionnés, le Brault n’enfonce pas pour cela les clous dans le cercueil, l’épopée n’est pas terminée, les cendres rougeoient, pas la peine de les inonder de vos larmes d’alligators édentés, l’incendie reprendra un de ces jours, même pas le besoin de le spécifier, rock ‘n’ roll is here to stay !

    Damie Chad.

     

    ROCK & FOLK

    HORS-SERIE N° 10Décembre 2O22

    EPOPEES ROCK & AVENTURES POP EN FRANCE

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    Le mois de janvier est la saison des inventaires, cette coutume marchande explique vraisemblablement la présence de cette chronique à la suite de la précédente. Elles se suivent mais ne se ressemblent pas. Si la première est purement Rock 'n' roll cette deuxième batifole quelque peu dans les champs de la variété, dépêchons-nous de spécifier de qualité, pour ne fâcher personne car le rock français est une denrée assez rare et il a fallu remplir les cales de ce navire de cent trente tonneaux ( hisse et haut Santiano ! ). Remarquons qu'il y a longtemps, que je je n'avais pris autant de plaisir à lire un numéro de cette revue qui n'est plus ce qu'elle a été.

    Dix pages pour dix ans, pour la période 1956 – 1966 la plus pléthorique du rock français, c'est peu, trop peu, s'ouvrent sur une superbe photo double page de Noël Deschamps, dommage que par la suite il ne lui soit pas consacré un véritable article, s'il est un rocker français qui a su, très tôt, chanter du rock en français sans en aligner le phrasé sur l'anglais et l'amerloque, c'est bien bien lui, c'est bien le seul. Tout en évitant le côté grotesque ( hélas point poesque ) à l'emporte-pièce de beaucoup d'autres. Le rock en France est une plante importée. Au début l'on ne sait pas trop quoi en faire. Alors on le manie, non pas avec des pincettes, mais avec les grosses tenailles de la gaudriole gauloise. Mac-Kak ( le meilleur ), Moustache ( déjà un cran au-dessous), Henri Salvador ( au dessous de tout ) remportent le pompon. Vivement les années soixante. Elles arrivent. Johnny Hallyday, Les Chaussettes Noires, Les Chats Sauvages passés en revue au pas de course. Pour la flopée des groupes qui déboulent, c'est carrément ceinture, ni noire, ni blanche, invisible... Tout le reste en queue de colonne exécutés au maximum en quatre balles, excusez-moi, en quatre lignes, Thierry Vincent, Gil Now, les 5 Gentlemen méritent beaucoup mieux.

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    Du coup l'on saute à la page 108. Nous reviendrons sur les feuilles précédentes. C'est-là que l'on tire le bilan d'une opération rock 'n' roll, comme la France n'en a jamais connu. Un coup monté. Pas par n'importe qui, par des spécialistes. Des sommités. Rock & Folk lui-même. Eric Delsart se charge de tirer le bilan de ce coup aussi raté que le débarquement organisé par la CIA sur les plages de la Baie des Cochons à Cuba. Le tout partait d'un bon sentiment. Le rock relevait la tête en Angleterre, ces sacrés anglais se regroupaient derrière la bannière des Libertines, en France c'était Waterloo morne plaine, elle se devait de relever la tête, après Wellington et les Rolling Stones on allait voir ce qu'on allait voir. Un belle douche d'eau froide, un pschitt citron, acide. Une hirondelle ne fait pas le printemps, une nichée non plus. Pourtant ça piaillait dur. A Paris. L'on assistait à un renouveau rock parmi la jeunesse. Alors chez Rock & Folk avec Philippe à la Manœuvre l'on a hissé le pavillon bien haut, organisation de concerts hebdomadaires et grand pavois de couverture consacrés à trois nouveaux groupes : Naast, BB Brune, Plasticines ( cornaquées par Maxime Schmitt, un personnage essentiel du rock français, guitariste du Poing un des groupes qui maintint la flamme rock 'n' roll, manager producteur de Kraftwerk ( modernité rock ) co-auteur de la superbe BD Vince Taylor n'existe pas ). Du jamais vu dans la revue en cinquante ans d'existence, ce n'était plus de l'exaltation mais de la promotion. Les critiques ont commencé à pleuvoir. Lycéens branchés issus de la bourgeoisie. Il est étrange de se soucier de guerre de classe non pour se battre afin d'acquérir des conditions d'existence rimbaldiennes mais pour injurier et insulter... Au final la bulle s'est dégonflée. Eric Delsart a beau s'extasier sur le CD de Naast, y entrevoir le paradis français des french sixties – 60-64 - retrouvées, la galette ne fait pas le poids avec ses aînés, pour un objet rond c'est même carrément mauvais. Chaussettes propres et chats castrés d'appartement. Les Plasticines avaient davantage d'authenticité et de charme. Par contre l'a raison le Delsart lorsqu'il affirme que l'artefact qui traduit le mieux l'essence ( très volatile ) des baby boomers reste leur opus Blonde comme moi, qualifie le chanteur de tête à claques – ce qui est assez méchant pour les claques obligées de s'y poser dessus – mais l'avait le sens du texte et de l'air du temps.

    Revenons en arrière. Page 40 : La révolution du rock français ( 1968 – 1973 ) : Philippe Theyiere se tire assez bien du buisson ardent de l'impossible, quatre pages ( deux en retirant les photos ) pour donner une idée de la chienlit issue de Mai 68. Le problème n'est jamais là où on le signale. L'est avant, en ces pleines pages consacrées à Françoise Hardy, Jacques Dutronc, Michel Polnareff, Nino Ferrer, Christophe, des personnages dans l'ensemble sympathiques, géniteurs d'une longue carrière, des artistes, appuyez un peu sur ce terme, OK, d'accord, z'ont marqué leur génération comme les rayures définissent le zèbre, entre nous soit dit l'on préfère celles du tigre, un animal carnassier beaucoup plus rock. Ce qui est marrant – j'ai failli écrire irritant – en lisant leurs biographies, chacune bénéficiant d'un scripteur particulier - c'est que hormis l'homme au cactus dans son slip, z'ont un peu la manie de se regarder le nombril. Sont tous un peu perdus en eux-mêmes. Etait-il nécessaire de leur donner l'occasion, du moins pour les survivants, de se mirer encore une fois dans le miroir qui leur leur renverra une image qu'ils ne trouveront pas satisfaisantes.

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    Par contre après ça va mieux. Les choses deviennent sérieuses. Résolument Rock. Magma, le seul groupe français à apporter quelque chose de neuf au rock des ricains et des tommies. Une dimension européenne. Culturelle. Après Coltrane, le jazz s'est trouvé au fond de l'impasse. Impossible de faire mieux. Les suivants ont dû casser le jouet pour débloquer la situation. Z'ont libéré le passage, mais il a débouché sur le vide et les tentations nihilistes du Free. Facile de déchirer la coque des nefs aventurières sur les icebergs du noise. Les rockers – notamment les Stooges et les New York Dolls – deux époques différentes mais toutes deux confrontées au quitte ou double du surpassement - ont préféré insuffler la thérapie de choc de l'électricité outrancière. Magma est allé chercher du côté de l'expressionnisme musical allemand – à l'époque se sont faits traiter, par les ignares et les incultes, de fachos – quatre-vingt musiciens ont participé à l'aventure magmaïque, à tel point qu'aujourd'hui parler de Magma c'est nommer une aventure musicale à part entière, plutôt un mouvement en marche ( expression très mal connotée ) qu'un groupe.

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    L'on passe à la tierce majeure du rock français. Variations, Little Bob, Dogs. Les Variations ont essuyé les plâtres. Sont arrivés trop tôt et partis trop vite. La France n'en a pas voulu. A part une poignée de mordus. Parfois l'Histoire s'écrit à l'envers. Nombreux les bluesmen qui ont trouvé refuge par chez nous, et Gene Vincent, et Vince Taylor... eux se sont exilés aux USA pour partager à égalité la scène avec les plus grands... Stan Cuesta leur dresse avec style une stèle qui remémore toutes leurs victoires. Little Bob est un rocker, ne compte pas sur les chieurs d'encre pour raconter sa légende. Prend la parole et ne la lâche plus. Dit tout ce qu'il a à dire et règle ses comptes. Du côté du Havre l'on a l'habitude du vent qui souffle fort. Lui c'est l'Angleterre qui l'a reconnu à sa juste valeur. Nul n'est prophète en ses pays. Rock & Folk se prend la gifle de son existence, ces derniers temps l'on parle davantage de Little Bob dans le Figaro que sur le mensuel au service du rock 'n'roll depuis 1966... La saga des Dogs laisse un goût d'inachevé. La disparition brutale de Dominique Laboubée a mis un terme à l'aventure bien trop tôt. Les Dogs ressemblent un peu la poignée des Résistants qui se sont levés lorsque la France s'est rendue à l'Allemand. Mais eux, n'ont connu que les temps les plus durs. Lorsque la force stupide triomphe dans le monde entier. Et que l'espoir trébuche. Dans les années 80, c'est le rock qui reflue de partout. Subsisteront malgré tout. Comme ces troupes qui s'enterrent pour laisser passer les blindés sur leur tête. Quand ils partiront à la reconquête sur les arrières de l'ennemi, la mort saisira l'âme indomptable du groupe.

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    L'ineptie des choses nous aide à comprendre qu'il est des questions sans réponse. Pourquoi entre Magma et la sainte trinité suivante, ont-ils intercalé Brigitte, je sais bien qu'il ne faut jamais dire Fontaine je ne boirai pas de ton eau, mais là ça tombe comme un cheveu sur la soupe, comme un crachat de tuberculeux dans un sandwich au poivre de Cayenne.

    Depuis hier soir je hais Benoît Sabatier. Non, ne le frappez pas. Il ne m'a pas fait de mal. Ce serait plutôt le contraire. M'a convaincu que j'ai peut-être commis une erreur, que je me suis engagé en un stupide cul-de-sac. Son article sur Metal Urbain, me révèle un groupe auquel je ne réservais qu'une moue dubitative si l'on évoquait son nom devant moi. Me serais-je trompé. N'aurais-je rien compris au film. Un homme qui par sa vision et sa plume vous fait douter de vous, même s'il se révèlera après vérification que vous n'aviez pas tort, est digne de louange et d'admiration.

    Pierre Mikaïloff se penche sur le cas Téléphone. Pourquoi ont-ils eu tant de succès. Pourquoi ont-ils vendu des albums par centaines de milliers d'exemplaires. Parce que c'était un bon groupe. Oui, mais cela ne suffit pas. Parce qu'ils ont choisi de chanter en français. Un bon choix, qui renouait avec les débuts du rock hexagonal, qui leur a permis de toucher un public peu familiarisé avec la langue anglaise. Mikaïloff qualifie ce choix de stratégique. Z'ont aussi bénéficié de leurs maisons de disques. Elles ne se sont pas contentées de les enregistrer. Les ont appuyés, soutenus, diffusés, de tous leurs moyens. Ont notamment bénéficié d'un service de presse inimaginable. Pourquoi ont-ils splitté ? Divergences sinon philosophiques du moins existentielles, sûrement musicales. Ce qui est certain c'est qu'ils n'ont pas su préserver le groupe. Cela demande une maturité à laquelle même les Beatles ne sont pas parvenus. N'avaient pas les épaules assez larges pour accéder à une dimension internationale. Avoir l'énergie des Stones est de l'ordre du possible. Leur cynisme et leur sens des réalités beaucoup moins.

    Deuxième incompréhension métaphysique, l'insertion de Bashung entre Elli & Jacno et Daniel Darc. L'était davantage à sa place après Téléphone... Je passe vite, n'ai jamais eu de fibre émotionnelle avec les Stinky Toys, Taxi Girl, Rita Mitsouko, et la génération suivante et alternative, pas plus avec Bérurier Noir qu'avec la Mano Negra, de même déficit générationnel prononcé envers Daft Punk, Phoenix, Air... Dernier chapitre : Et Maintenant ? Le rock est retourné dans les caves. Dans les marges. Beaucoup de groupes s'agitent dans l'ombre. Tous styles mélangés. Les media s'en détournent. La fête continue. L'on cite des noms un peu dans le désordre. Pas de direction nettement établie ou favorisée. L'on oscille entre rock pointu et variété qui n'ose pas dire son nom. Le lecteur dispose d'une ultime session de rattrapage, 80 disques fantastiques, dans la série n'oublions personne on a essayé de contenter touts les franges du grand public. Souhaitons que les rats qui seront prêts à remonter dans les navires par les amarres soient ceux qui nous ramèneront la peste noire et irradiante du rock 'n' roll en notre monde figé d'ennui !

    Damie Chad.

    RAUNCHY BUT FRENCHY ( 6 )

    HOLLY DAYS IN AUSTIN ( I )

    DICK RIVERS

    ( New Rose / 1991 )

    Holly Days in Austin suit Linda Lou Baker enregistré en 1989 et chroniqué par nos soins dans notre livraison 524 du 07 / 10 / 2021. Comme son titre l'indique Dick est allé l'enregistrer à Austin. L'en a exactement enregistré deux, celui-ci en français et un second qui reprend 12 des vingt titres de celui-ci en leur idiome originel l'anglais. Nous chroniquerons prochainement ce deuxième album lui aussi intitulé Holly Days in Austin. Les huit titres qui ne figurent pas sur ce deuxième album sont ci-dessous marqués en vert.

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    Beaucoup de monde crédité : nous ne citons pas in extenso : des musicos locaux du Arlyn Sound Studio : Speedy Sparks : bass, acoustic / Charlie Sexton : guitar, bass, piano / Mike Buch : drums / Floyd Domino : piano / Joe Gracey : producteur / John Mills : saxophone / Marcello Ghana : accordéon / Steve Doerr : harmonica.

    Parmi les froggies hormis Dick Rivers on remarquera Claude Samard et Denis Benarrash.

    Chris Spedding vient faire un tour avec sa guitare. Je ne voudrais pas donner l'impression de dénigrer le boulot des musiciens, mais s'il y en a eu un que je n'aurais pas voulu remplacer c'est Bernard Droguet, chargé de transposer les morceaux de Buddy Holly en français. Les vingt titres sans exception. Les lyrics de Buddy ne sont pas de la haute poésie, mais quand il les chante ça coule sans bruit comme les clapotis de la Seine sous le pont Mirabeau de Guillaume Apollinaire. Belle gageure. Que Dick Rivers ait eu envie de rendre hommage à Buddy Holly n'est guère surprenant, ne nasille pas à la texane mais il possède un organe flexible capable d'épouser les inflexions les plus nerveuses comme les plus suaves. Si l'on y réfléchit un peu, sans en avoir écouté une seule seconde, une seule expression se présente à l'esprit pour qualifier un tel album : complètement casse-gueule !

    Austin ! Oh boy ! : ( Oh ! Boy ) : ce que l'on appelle une mise en épingle, d'entrée deux des meilleurs titres de Buddy Holly que le gars de Lubbock avait emprunté à Sunny West, autant dire que Dick ne se dérobe pas devant l'obstacle. Les chœurs en arrière et le drummin' en avant, quand arrive la guitare l'on se rend compte que l'orchestration ne recherche pas la copie conforme, La magie de la version de Buddy repose sur la cohésion totale de l'ensemble vocal / musique qui forme un tout dissemblable, Rivers et son équipe n'y parviennent pas, nous refilent le morceau en pièces détachées, imaginez que vous ayez à monter votre nouvelle machine à laver avant de l'utiliser... pas de sitôt que vous enfilerez une chemise propre.

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    Yvonne : ( Rave on ) : difficile de faire plus franchouillard pour le titre, mais l'on s'en fout, autant le précédent est un peu démantibulé autant celui-ci est réussi, pourrait nous le chanter en araméen le Dick, qu'on n'y verrait du feu, ça déboule sec, le Rivers se colle à la musique et ne lâche pas, un piano à la Jerry Lee vous tarabuste le tout,et un solo de guitare pratiquement fuzzée vous esbroufe l'omelette sans pitié, le Buddy en acquiert un coup de jeune qui lui va comme un gant. Elle a l'rythme : ( Well, all right ) : la version 58 de Buddy fleure bon la ballade country appuyée, Dick Rivers balance la salade un peu trop vinaigrée, lui manque les merveilleuses intonations de Buddy, alors la guitare appuie, l'on est loin des années cinquante, l'on n'en est pas malheureux pour autant. Faut vivre avec son temps. Gatsby : ( Heartbeat ) : amis rockers, un détour lecture s'impose, Bernard Droguet sort le grand jeu, l'a jeté à la poubelle la sentimentalité bébêto-gnan-gnan des lyrics de Buddy, c'est la silhouette de Gatsby le Magnifique, héros du roman de Scott Fitzgerald qui déambule de couplet en refrain tout le long de cette chanson, je n'irais pas jusque à dire que Droguet / Rivers surpassent Buddy, faut tout de même reconnaître qu' à tous deux ils surclassent ce monstre sacré de Holly, une parfaite réussite, comme toujours quand le rock rejoint la littérature. Quelques notes pour la mort d'un amour : ( It doesn't matter anymore ) : pas un hit inoubliable de Buddy, cette reprise de Paul Anka enregistrée en 1959 laisse présager le pire pour le futur de Buddy Holly, peut-être est-ce pour cela que la grande faucheuse s'est dépêchée d'y mettre un terme. Rivers et ses sbires y rajoutent un gimmick de rythmique qui noie le poison hollywwodien de l'original, de la variétoche l'on passe au country et ce n'est pas mal du tout. Mauvais signe : ( Reminiscing ) : un morceau de King Curtis avec un sax qui fleure bon le rhythm 'n' blues noir, et Buddy qui vous prend sa petite voix de souris quémandeuse d'un morceau de fromage, un sax moins jazzy qui fuse mixé trop loin à notre goût, le Rivers assure mais ne se surpasse pas. Nous ne lui décernerons pas les trois camemberts d'or. Y a que toi qui sais ( ma p'tite canaille ) : ( True love ways ) : une ballade de Buddy, sentimentale à la mords-moi-le-nœud avec violons et voix mignonne, mais écoute-t-on Buddy pour ses bluettes, hélas oui. Rivers hausse la voix, nous la joue au gars qui a beaucoup vécu, reconnaissons que c'est plus viril que les larmes de Buddy, faute de violon z'ont mis une pedal steel du coup la chansonnette ne pédale pas dans la choucroute. Cool !

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    C'est une femme : ( Take your time ) : encore une mignonnette de Buddy, sûr que l'on ne perd pas son temps à l'écouter, mais l'on n'en gagne pas non plus, Dick s'en tire avec brio, sa voix s'insinue comme une langue aigüe et câline dans une foufoune, et derrière ils jouent gentiment pour ne pas le distraire. A croire que nous ne vivons pas toujours dans un monde de brute. Envie d'elle : ( Everyday ) : un miracle de gracilité, une bonbonnière, une boîte à musique, un chef-d'œuvre de Buddy, je concède que c'est un peu cucul la praline, une mignardise louis XV pour mettre tout le monde d'accord, le Dickie n'y rentre pas avec de gros godillots, mais l'orchestre a enfilé des chaussons de danse, font parfois un peu trop de bruit, et le Rivers se prend au jeu, il force un peu trop sa voix, dommage ! Y a pas de remède à l'amour fou : ( Love 's made a fool of you ) : un titre qui à coup sûr vous rend fou de Buddy, vous transforment un peu le jungle sound souterrain de Buddy, le hachent davantage ce qui permet à la guitare de belles envolées, et le Dickie sautille là-dessus par dessus les brindilles comme une petite fille qui joue à la marelle équipée de béquilles. Oublie : ( Wishing ) : une tarte à la myrtille dégoulinante de Buddy, le vocal un peu acide à la manière de ces fruits dont les ours se régalent, Rivers use de ses intonations de rocker, grosse voix et miaulements de fond de gorge qui se marient à merveille avec la guitare tranchante, parfait pour sonoriser une de ces scènes de western dans lesquelles il ne se passe rien, mais qui laissent présager l'arrivée de l'orage. Laisse-moi tomber : ( Listen to me ) : encore une de ces petites merveilles de Buddy que l'on réprouverait chez tout autre, chansonnette parfumée au country le plus pur, avec voix susurrante au milieu, vous la traitent avec davantage de désinvolture, lui refilent du peps, pas de vocal implorant en position de libero, l'on est entre hommes et l'on s'amuse, nous aussi. Daisy ! Daisy ! : ( It's so easy ) : l'on oublie la reprise de Linda Ronstatd, celle de Rivers ne l'approche pas, trop gentillette, trop quelconque, derrière ils y mettent tout leur cœur mais parfois la réussite n'est pas facile.

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    Un seul baiser d'elle : ( That'll be the day ) : un des rares morceaux de Buddy que je n'aime pas, et plank ça ne rate pas, je m'ennuie autant, l'ont pourtant édulcoré, l'ont recoiffé et rendu moins criard, mais non, ça ne passe pas. He oui baby ! : ( Maybe baby ) : un chef d'œuvre absolu de Buddy, et là Dickie se plante, je suis incapable de dire pourquoi, mais ce qui pêche c'est bien le vocal de Dick, a contrario des chœurs qui savent rester discrets et efficaces. Fais c'que tu veux : ( Think it over ) : un petit côté bastringue assez rare chez Buddy dans ce morceau, nous la font style grand spectacle avec cuivrerie apparente et piano à la Jerry Lou, Dick nous l'envoient à la perfection entre les deux poteaux. Un beau drop. Y a que ça de vrai : ( Not fade away ) : encore un chef-d'œuvre de Buddy encore que les Stones l'ont transfiguré, lui ont insufflé un virus chuckberryen du meilleur effet, ici la version partage la poire en deux, côté Stones pour la musique électrifiée, et de l'autre côté vocal vieux rock, z'y rajoutent même des chœurs à la Animals, curieux patchwork pas du tout repoussant. Plus proche de ce que fit Dick sur ses disques de reprises avec Labyrinthe. Comme un fleuve fou : ( Words of love ) : une coulée de miel typique du créateur de Peggy Sue, les Beatles l'ont reprise, leur version ne vaut pas l'originale, celle de Dickie non plus, mais orchestralement elle vaut mieux que celle des Fab Four qui patchoulise un peu trop. Sourire, souffrir, ou pire : ( Crying, waiting, hoping ) : l'ont rallongée pour faire durer le plaisir, c'est la guitare de Buddy alliée aux légers soubresauts de la batterie qui rayonne dans ce morceau, ici la batterie est trop présente, par contre le solo d'accordéon ne choque pas, Rivers s'en tire grâce au velouté de sa voix moins grêle que celle de Buddy, mais l'ensemble n'est pas tout à fait au niveau. On est tous dans le même rock 'n' roll : ( I'm lookin' for someone to love ) : un des morceaux les plus rockabilly de Buddy, Dicky l'infléchit dans une tonalité franchement plus rock, une belle manière de terminer l'opus, d'autant plus que Buddy saccage son résultat avec son final digne d'une ballade.

    L'est sûr que Dick Rivers s'est fait plaisir, revisiter vingt chansons de Buddy Holly en français, voilà le genre de projet qui ne naît pas spontanément durant le petit dèje dans la tête de tous les mangeurs de grenouilles, d'ailleurs à mon humble connaissance Rivers est le seul à l'avoir tenté. Faut être de cette même génération pour goûter tout le sel ( et tout le sucre ) d'une telle entreprise. Par la force des choses, un truc typiquement rock français. Reste que pour l'apprécier pleinement, faut écouter le deuxième Holly Days in Austin, en langue originale, afin de mieux entendre le sens de cette démarche périlleuse. Rendez-vous la semaine prochaine, dans notre livraison 537.

    Damie Chad.

     

    ROCKAMBOLESQUES

    LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

    ( Services secrets du rock 'n' rOll )

    UNE TENEBREUSE AFFAIRE

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    EPISODE 13

    UN HORRIBLE SPECTACLE

    Nous étions aux premières loges, tels des empereurs romains assistant à un spectacle sanglant de gladiateurs. Le combat semblait inégal, un contre plus de deux cents, mais il n’en n’était rien, armé de son bec d’ibis rouge Charlie Watts n’éprouvait aucune pitié, il officiait méthodiquement et à toute vitesse, le chargement de sable - arène sanglante - rougissait rapidement, les cadavres s’empilaient derrière lui, le Chef alluma un Coronado et se laissa aller à quelques commentaires esthétiques :

    _ Les Stones, même réduits à une seule individualité, seront les toujours les Stones, nos demoiselles regretteront certainement la tournée avec le gros zizi gonflable, toutefois il faut reconnaître que cet ibis amarante projeté derrière Charlie comme sur un écran géant qui n’existe pas donne à la scène un cachet indéniable et une ampleur irrésistible, sans doute s’en resserviront-ils dans leur ultime tournée en hommage à Charlie…

    _ Oui mais tous ces innocents qui meurent alors qu’ils n’y sont pour rien, s’écria Framboise, cela me donne envie de vomir

    _ Surtout pas sur mes chaussures de daim bleu, l’interrompis-je

    _ N’ayez aucun regret Framboise, lorsque nous courions vers le bateau-mouche, avez-vous remarqué que la musique sur laquelle ils dansaient n’était autre que La marche des canards, ces béotiens ne méritent pas de vivre, et en plus, quelle belle mort, tués par Charlie Watts, il y en a qui se suicideraient en se laissant tomber du haut d’un cocotier pour avoir un tel trépas digne d'un roi, quand je pense…

    Hélas Joël interrompit la profonde méditation du Chef. Plus tard lorsque l’aventure fut finie - nous n’en sommes qu’aux épisodes du début - nous supputâmes longtemps l’aphorisme définitif par lequel le Chef voulait terminer sa tirade. Comme nous ne parvenions pas à nous mettre d’accord, nous nous en ouvrîmes auprès de lui : ‘’ C’est bien simple, nous répondit-il, je crois que je voulais dire : quand je pense que j’ai un Coronado à allumer, je manque à tous mes devoirs !’’

    DERNIERE NOTE FUNEBRE

    Joël avait remarqué qu’une flottille de vedettes de gendarmerie barraient la Seine à deux cents toises en avant. Des hors-bords du GIGN, s’élançaient vers la péniche noire qu’ils escaladèrent à l’aide de grappins. C’était trop tard. L’immense ibis s’estompa en quelques secondes et Charlie Watts disparut. Les policiers demeurèrent interdits devant le carnage. Un silence de mort planait sur la péniche.

    - Plus rien à faire, déclara l’officier qui leva la main pour arrêter l’indécision de ses hommes.

    Mais il se trompait. Un entassement de cadavres s’effondra brutalement. Il était indéniable que ça remuait par-dessous, un bras surgit de l’entremêlement des corps, un individu cherchait à s’extraire du charnier, nous le reconnûmes dès que sa tête émergea, c’était Roméo ! En pleine forme, il chantonnait :

    _ Il ne m’a pas eu, me suis caché sous les morts, et maintenant à moi la belle vie, les palaces, les putains, le fric, tra-la-la-lère, sont tous crevés sauf moi, parce que je suis riche à millions, merci Juliette !

    _ Totalement cinoque, décréta l’officier, saisissez-vous de lui et emmenez-le illico à l’asile des fous, qu’il y reste pour le restant de sa vie et que l’on n’en parle plus.

    C’est pour cette raison que nous n’en parlerons plus dans notre récit.

    COLERE SENATORIALE

    Roméo ne fut pas le seul à recevoir de la visite. Une vedette plus grande que les autres se rangea sur le bord de L’albatros. En surgirent trois ou quatre paltoquets aussi galonnés qu’un contre-amiral, suivi du Président du Sénat dans le sillage duquel se pressait l’avorton.

    _ Me faire ça à moi, en pleine période pré-électorale, deux cent cinquante morts en direct, filmés depuis les quais par toutes les télévisions du monde entier, sans compter les milliers de vidéos réalisés par les touristes et les badauds, félicitations messieurs, je…

    L’avorton en rajouta une couche :

    _ On vous envoie au Bois des Pendus, résultat : une trentaine de macchabées, vous apparaissez à la préfecture de Limoges, bilan : une seconde trentaine de trucidés, une innocente participation à une croisière sur la Seine, compte total, nous dépassons les trois cents victimes !

    C’est à ce moment-là que je remarquais que la queue de Molossito et celle de Molossita frétillaient de joie, je n’en crus pas mes yeux, Rouky s’approchait d’eux, il devenait évident que le mystère Charlie Watts s’épaississait, comment Rouky qui était sur la péniche noire, que l'on n'avait pas aperçu durant le carnage, se retrouvait-il à nos côtés sans que nous l’ayons aperçu monter à bord.

    _ Non d’un chien - il ne croyait pas si bien dire - clama brutalement l’Avorton, peut-on au moins savoir où vous en êtes de votre enquête ?

    Le Chef prit le temps d’allumer un Coronado :

    _ Nous remontons la piste. Pour que vous puissiez juger de notre progression, tout comme le Petit Poucet nous ne disposons pas des petits cailloux blancs mais quelques tas de cadavres sanguinolents, c’est beaucoup plus visible, la preuve vous voici devant nous.

    Le président du Sénat faisant fonction de Président de la République et l’Avorton faillirent trépasser d’une apoplexie cardiaque !

    _ Nous vous donnons huit jours, vous m’entendez huit jours à partir de cette minute pour me ramener à l’Elysée tous les dessous de l’affaire, je veux savoir ce qui se cache derrière ce dénommé Charlie Watts, je suis sûr que nous sommes confrontés à une menace terroriste comme jamais la France n’en a connu !

    Le visage de l’Avorton s’empourpra d’un rictus effroyable :

    - Si dans huit jours vous n’avez pas démonté cette affaire, nous vous ferons fusillés, tous, même les filles et les cabots pour haute trahison !

    Il ne put aller plus loin, Rouky se jeta sur sa fesse gauche et la mordit cruellement, l’Avorton se retourna en hurlant, Rouky avait disparu, envolé, volatilisé, évaporé. Je n’étais pas au bout de mes surprises. Tout le monde gardait les yeux fixés sur l’Avorton qui se tenait l’arrière-train en jurant - je ne rapporterai pas la kyrielle de jurons qu’il prononça au cas où de jeunes lecteurs imprudents s’aventurassent en ces pages - à voir les yeux de merlan frit de l’auditoire je compris que j’étais le seul avec les deux cabots qui semblaient sourire à m’être rendu-compte de la présence de Rouky… Avais-je eu la berlue ? Des gouttes de sang perlaient du bas de la jambe gauche du pantalon de L’Avorton !

    Le Chef aspira une bouffée de son Coronado qu’il expira en plusieurs ronds de fumée abolis en d’autres ronds :

    _ Il est inutile de vous mettre en de tels états, vous vous êtes déclenché une crise hémoroïdale pour pas grand-chose, dans huit jours le SSR vous rapportera des éléments qui permettront d’y voir plus clair dans cette affaire !

    _ Je me répète - le président du Sénat faisant office de Président de la République semblait dubitatif - je veux savoir qui est ce Charlie Watts !

    - What is Watts, that is the question !

    L’entrevue se termina sur cette shakespearienne répartie du Chef qui alluma un nouveau Coronado.

    RETOUR A LA CASE DEPART

    Nous étions revenus dans notre abri atomique. Moral en berne. Avoir retrouvé Charlie Watts et l’avoir laissé filer, quel échec ! Seul le Chef souriait devant nos tristes mines :

    _ Huit jours pour le coincer, ils veulent rire, c’est beaucoup plus qu’il nous en faut, allez vous coucher, vous êtes fatigués, demain matin, nous mettrons en route le plan Alpha !

    A suivre…