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julie suchestow

  • CHRONIQUES DE POURPRE 547 : KR'TNT 547 : BUFFALO SPRINGFIELD / FRED NEIL / GRIP WEEDS / TINY TOPSY / BloUe / PEOPLE OF THE BLACK CIRCLE / JULIE SUCHESTOW / SOUL TIME

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN’ TIL NEXT TIME

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    LIVRAISON 547

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR’TNT KR’TNT

    24 / 03 / 2022

     

    BUFFALO SPRINGFIELD / FRED NEIL

    GRIP WEEDS / TINY TOPSY

    bloUe / PEOPLE OF THE BLACK CIRCLE

    JULIE SUCHESTOW / SOUL TIME

     

    Sur ce site : livraisons 318 – 547

    Livraisons 01 - 317 avec images + 318 – 539 sans images sur :

    http://krtnt.hautetfort.com/

     

    Un coup d’épée dans Buffalo du lac

     

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                À l’époque où se jouait le destin du monde, le seul groupe américain capable de rivaliser artistiquement avec les Beatles, c’était bien sûr Buffalo Springfield. Les bons groupes pullulaient en Angleterre et aux États-Unis, mais en matière de pop, les Beatles assumaient pleinement la suprématie artistique. Dylan faisait du Dylan, pas de la pop. Dès 1966, Buffalo Springfield s’imposa avec un génie composital/interprétatif comparable à celui des Beatles. Horriblement doués, Stephen Stills et Neil Young pouvaient rivaliser directement avec le duo de choc Lennon/McCartney. Même mal produits, les deux premiers albums de Buffalo Springfield sont des mines d’or, au même titre que Revolver et Rubber Soul. Quand plus de cinquante ans après leur parution on écoute ces quatre albums, on reste frappé par la modernité du ton, la richesse des idées et la perfection des compos.

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             Dans Mojo, Sylvie Simmons propose une bonne approche du phénomène Buffalo. On peut croiser la lecture de son article de fond avec celle de The Story of Buffalo Springfield - For What It’s Worth co-écrit par John Einarson et Richie Furay. L’histoire de la formation du groupe est passionnante. Stills et Young se rencontrent à Toronto, sur le circuit folk. Stills est en tournée avec un groupe folk, The Company, et Young joue dans les Squires. Ils sympathisent et font des plans sur la comète. Et si on montait un groupe ensemble ? Ah ouais !

             Stills repart à New York où il vit. Il grenouille dans le circuit folk de Greenwich Village, comme des tas de gens à l’époque, Fred Neil, Dave Van Ronk, Bob Dylan.

             Young écume la scène de Yorkville au Canada, d’où sortiront aussi Gordon Lightfoot et Joni Mitchell. John Kay est là, lui aussi, il a l’avantage de connaître Yorkville et Greenwich Village. Quand Kay quitte son appart à Yorkville, c’est Young qui s’y installe. Pendant ce temps, à New York, Stills crève d’envie de jouer dans les Lovin’ Spoonful. Ça fait trois ans qu’il rame et qu’il gratte sa gratte dans les coffee-houses. Il en a marre, super-marre, il veut monter un groupe. Il essaye de joindre Young au téléphone à Toronto mais n’y parvient pas. C’est là qu’il décide de quitter New York - Neil wanted to be Bob Dylan. I wanted to be the Beatles - C’est parce qu’il entend les Byrds à la radio qu’il comprend qu’il faut aller en Californie - LA was the place to be if I wanted to rock’n’roll - Et il se barre la côte Est en août 1965. Quand Young débarque peu après à New York, il ne trouve pas Stills. Eh oui, Stills est déjà parti pour la Californie, comme Roger McGuinn, Dino Valente, John Phillips, Cass Eliott, et Croz car maintenant, c’est là que ça se passe. Aux yeux de Chris Hillman, Buffalo vient du même background que les Byrds et les Lovin’ Spoonful : Greenwich Village. Seuls les Spoonful et Simon & Garfunkel resteront sur la côte Est.

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             Elle est intéressante la genèse de Bufffalo car elle croise comme on l’a vu celle de Steppenwolf qui s’appelle encore Jack London & the Sparrows, avec les deux frères McCrohan - qui vont changer de nom pour devenir les frères Edmonton - et un certain Bruce Palmer. Quand Bruce Palmer quitte le groupe, il est remplacé par Nick St. Nicholas qui vient des Mynah Birds, dont le chanteur n’est autre que le fameux Rick James, qu’on compare à l’époque à Little Stevie Wonder. Goldy McJohn quitte lui aussi les Mynah Birds pour rejoindre les Sparrows qui vont devenir Steppenwolf après avoir viré Jack London et recruté John Kay. Dennis McCrohan qui avait déjà changé de nom pour s’appeler Edmonton va encore changer de nom pour devenir une figure de légende, Mars Bonfire et écrire le rock anthem «Born To Be Wild». Neil Young rejoint à un moment les Mynah Birds et tout s’arrête brutalement lorsque Rick James est arrêté : c’est un déserteur américain. Hop, direction le ballon. Young est d’autant plus catastrophé que ça s’est passé dans le studio Motown où ils enregistraient leur premier album. Du coup Motown annule tout, sessions et contrat, et les Mynah Birds rentrent au bercail, la queue entre les pattes. Young affirme que Motown détient des enregistrements des Mynah Birds dans ses archives. Il n’est resté que six semaines dans ce groupe qu’il aimait bien. C’est là qu’il décide avec Bruce Palmer de partir en Californie, sachant que Stills se trouve quelque part à Los Angeles.

             Young et Palmer franchissent clandestinement la frontière du Canada au volant d’un corbillard. Stills dira de Palmer qu’il est le meilleur bassman avec lequel il ait joué, aussi bon selon lui que James Jamerson et McCartney. Donc le corbillard roule dans Los Angeles à la recherche de Stills. Ils croisent soudain un van blanc. Dedans il y a Stills et Richie Furay. Pur hasard ! Coups de klaxon, pouet pouet, Young fait un gros demi-tour en pleine circulation et rejoint Stills. Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre et sautent en l’air, comme des gosses ivres de bonheur et de liberté.

             La scène se déroule en avril 1966. Buffalo se forme là, on the spot : Young, the dark ‘Hollywood Indian’, Bruce Palmer le mystérieux qui jouera le dos tourné au public, Stills, le cowboy impétueux et impatient, et le Furay, ebulliant boy-next-door. Maintenant, il leur faut un batteur. Chris Hillman et Croz leur recommandent Dewey Martin, un mec plus vieux qui a battu le beurre pour Carl Perkins, Roy Orbison, Patsy Cline et qui jouait dans les Dillards avant que les Dillards n’arrêtent le groupe pour redevenir un duo acoustique. Auditionner pour ces petits branleurs ? Le vétéran de toutes les guerres Dewey Martin accepte, à condition qu’on le laisse chanter, car il chante comme Wilson Pickett.

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             Le groupe évolue à la vitesse de l’éclair. Stills a tout prévu à l’avance. Il a fait venir Richie Furay de New York, et il compose des chansons pour le groupe qu’il a en tête. Buffalo répète chez Stills et quelques jours plus tard, ils montent sur scène au Troubadour, en première partie des Byrds. Stills et Young se définissent comme un folk-rock band, mais avec une dominante rock and Soul, trois guitares et un peu de Motown/Stax dans la section rythmique. Qui va pouvoir résister à ça ? Personne ! Stills, Young et le Furay chantent tous les trois parfaitement bien et Young multiplie les killer solos flash sur sa Gretsch. Dans Buffalo, c’est la foire aux demi-caisses. C’est vrai qu’ils ont un son, rien à voir avec le jangly twelve-strings des Byrds et Dylan, ils développent un mélange de folk feel et d’instruments électriques. Mark Volman des Turtles explique qu’ils savent écrire des chansons car ils viennent de la scène folk, et en arrivant en Californie, ils avaient déjà plusieurs années d’expérience. Ils savaient ce que le mot songwriting voulait dire, alors que chez les Turtles, par exemple, tout reposait sur la Brill Building philosophy, c’’est-à-dire l’accès immédiat à des hits, the old school philosophy, celle que Don Kirshner impose aux Monkees et que Papa Naz va mettre un point d’honneur à combattre. Chris Hillman est tellement frappé par leur talent qu’il veut les manager. Il leur décroche une residency au Whisky A Go-Go, ils font cinq short sets par soir, et partagent l’affiche avec les Them, les Doors et Love. Le Furay : «The original five of us had the magic.» Et tout le monde considère Stills comme the heart and soul of the band. Sans Stills, pas de Buffalo.

             En réalité, tout Buffalo repose sur la relation Stills/Young. Contrairement à Lennon et McCartney, ils n’écrivent rien ensemble, ils bossent chacun dans leur coin. Au commencement, ils s’admirent l’un l’autre, Young est fasciné par la voix de Stills. Young le voit plus comme un chanteur que comme un guitariste, sur sa big red Guild acoustic guitar. Mais cette admiration ne va durer que 18 mois, le temps de l’existence du groupe. Young est un homme qui a besoin de respirer. Il a surtout besoin de chanter les cuts qu’il compose. Mais les autres trouvent sa voix bizarre. C’est le succès de «Like A Rolling Stone» qui ouvre les portes aux non-singers comme Young, nous dit Einarson. Ça tourne assez vite à la bataille d’egos. Le Furay reste à l’écart et Dewey Martin fait le clown. Le Furay s’entend bien avec Young, qui reste accessible et qui habite en face de chez lui à Laurel Canyon, dans une toute petite cabane. Par contre, le Furay se dit terrorisé par Stills. On ne sait jamais ce que Stills pense. Le Furay lui reproche aussi de ne penser qu’à sa gueule et à ses intérêts. Bon, jusque-là tout va bien, mais si ce qui lui convient doit te blesser, ce n’est pas ça qui va l’arrêter. Comme c’est Stills qui compose, c’est lui qui ramasse le plus d’argent.

             Mais en réalité, le groupe ne roule pas sur l’or. Ils ont tous des grosses bagnoles, mais en location : Young roule en Corvette, Bruce Palmer en Stingray et en Triumph Bonneville, et Stills en Ferrari. Le seul qui fait gaffe, c’est le Furay qui roule en Volkswagen. Puis rapidement, Stills et Young en viennent aux mains. Les shootes éclatent en sortant de scène. Ils se menacent l’un l’autre en brandissant leurs guitares, comme, nous dit Dewey Martin, «deux vieilles qui se battent à coups de sacs à main.» On les voit aussi se balancer des chaises dans la gueule après un concert particulièrement électrique.

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             C’est en 1965 que la Californie devient l’épicentre de l’American rock. En 1964, American Bandstand qui était le symbole de l’American teen culture avait déjà quitté Philadelphie pour s’implanter à Los Angeles, comme le rappelle Lenny Kaye dans l’un des dix chapitres de son imposant Striking Lightning. Maintenant c’est là que ça se passe. Tout y explose avec les Byrds, les Mamas & the Papas, les Turtles, Sonny & Cher, Barry McGuire, les Grass Roots et les Beach Boys, les teen nightclubs sur Sunset Strip, le Gold Star et Totor, Love et les Doors. Le «Mr. Tambourine Man» des Byrds ouvre la voie en juin 1965. Et puis les Monkees ! Comme chacun sait, Stills postule pour un rôle dans la fameuse série télé, mais il échoue et il balance le nom de son pote Tork, un autre expat de Greenwich Village, qui lui va décrocher le jackpot. Il y a des centaines de postulants pour les rôles dans la série télé, et parmi les plus connus, Danny Hutton, futur Three Dog Night, Harry Nilsson, Paul Williams, Rodney Bingenheimer et Charles Manson.

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             Dans son book qui est très bien documenté, John Einarson rappelle qu’au début, Frazier Mohawk, un talent scout qui bosse pour Jac Holzman, s’occupe de Stills et du Furay. C’est Barry Friedman qui les manage, au début. Il joue un rôle capital dans l’histoire de Buffalo : c’est lui qui les finance et qui les héberge, car bien sûr, ils n’ont pas un rond. Barry est le catalyseur, il leur fournit un toit et un endroit pour répéter et leur donne un peu de blé. Un soir, un certain Charlie Greene le chope, le fait picoler et prendre de la dope, l’emmène dans sa limousine et l’oblige à signer un document dans lequel il annule toute prétention à manager Buffalo. S’il ne signe pas, il ne sort pas de la bagnole. Barry cède donc ses droits sur le groupe pour 1000 dollars. Bien sûr, il regrette amèrement de s’être écrasé. 

             Déjà managers de Sonny & Cher, Charlie Greene et Brian Stone deviennent les managers de Buffalo. Herbie Cohen traîne aussi dans les parages, il va bientôt manager Zappa, Tim Buckley et Judy Henske. Stills le connaît car Cohen traînait à Greenwich Village où il manageait Odetta et Fred Neil. Pour Buffalo, c’est loin d’être une bonne affaire que d’être managé par Greene & Stone. Chris Hillman : «Quand tu leur serrais la main, tu comptais tes doigts aussitôt après pour voir s’il ne t’en manquait pas.» Il affirme que Greene & Stone sont des beaux parleurs et qu’ils ont embobiné Buffalo. Stills, Young et les autres pouvaient en outre utiliser la limo quand ils voulaient. Luxe suprême : le chauffeur Joseph leur fournissait de l’herbe. Ça plaisait beaucoup à Stills nous dit Miles Thomas, car il adorait le rock’n’roll way of life. Puis Greene & Stone leur ouvrent un budget instruments. Young achète une Gretsch Chet Atkins 6120 hollow body orange, Stills opte pour une blonde Guild hollow body. Ils se branchent tous sur des Fender Twins. Puis arrivent les offres des labels. Lou Adler propose 5 000 dollars, suivi de Warner Bros qui double la mise avec 10 000 $. Jac Holzman qui vient de signer les Doors fait lui aussi une offre. Mais c’est Ahmet Ertegun qui remporte la partie avec 12 000 $ cash. Barry leur recommandait de signer avec Jac et Elektra, mais ils ont choisi the sleaze brothers. Barry est persuadé qu’en signant avec Jac, le groupe aurait survécu aux turpitudes d’un mismanagement.

             Ahmet Ertegun considère Buffalo comme «the most exciting band». Greene & Stone réservent le Gold Star pour l’enregistrement du premier album et s’improvisent producteurs. Gros problème, ils n’y connaissent rien. Le groupe enregistre sept compos de Stills et cinq de Young. Les compos de Stills passent mieux, paraît-il, plus blues-based et radio-friendly que celles de Young, plus abstraites.

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             Contrairement à ce que pense le commun des mortels, le gros hit du premier album de Buffalo paru en 1966, n’est pas «For What It’s Worth», mais «Burned», une compo de Neil Young qu’il chante et qu’il embarque à la Young. C’est brillant et d’une miraculeuse fluidité. On se prosterne aussi devant «Flying On The Ground Is Wrong», car voilà un balladif extrêmement bien foutu. Young commence à déployer ses ailes de puissant compositeur. Quel sens de la plénitude ! Il maîtrise déjà la nonchalance de la matière, il monte sa harangue en neige dans des clameurs incomparables. Encore un hit signé Young avec «Do I Have To Come Right Out And Say It». Compo parfaite. Stills compose aussi des hits, comme par exemple «Sit Down I Think I Love You», un hit plein d’un certain allant, poivré au psyché californien. Il compose aussi des choses plus classiques comme «Hot Dusty Roads», une Soul pop couronnée de fondus de chant extravagants. On note l’absolue perfection du groove Stillistique. On les voit aussi pulser le gaga punk avec «Leave» et passer un killer solo flash à la clé. Ils terminent cet album étonnant avec «Pay The Price», un fast rock signé Stills. Il est très fort à ce petit jeu, c’est l’acid-rock californien de 1966, plein d’énergie et prêt à conquérir le monde. Tous ces groupes, Love, les Charlatans, Moby Grape jouaient alors fast and tight

             Le gros problème c’est la prod qui passe complètement à côté de l’énergie du groupe. Quand ils écoutent le mix de l’album, les Buffalo sont catastrophés. Ils étaient pourtant contents d’enregistrer, ne sachant pas ce qui se passait de l’autre côté de la vitre. Il existe une démo live enregistrée au Whisky qui est infiniment supérieure à l’album. Young trouve qu’ils ont perdu le groove en entrant au studio et il insiste auprès d’Ahmet Ertegun pour refaire l’album, il trouve que le son n’est pas bon. Mais pressé de faire un retour sur investissement, Ahmet Ertegun sort l’album en l’état. C’est un flop commercial, y compris pour le single tiré de l’album. Quand Ahmet Ertegun vient rencontrer le groupe en Californie, Stills, Young et le Furay lui jouent les cuts qu’ils prévoient d’enregistrer sur leur deuxième album, et Stills gratte et chante «For What It’s Worth», inspiré par la brutalité de la répression policière sur le Sunset Strip. Ahmet Ertegun saute en l’air : «That’s a hit man !». Et pouf, ils l’enregistrent. C’est un hit effectivement, et ATCO l’intègre au deuxième pressage de l’album.  

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             Stills est considéré comme le leader du groupe. S’il existe une rivalité entre Young et Stills, c’est plus dans le son, comme le dit Young : «Stills is on the top of the beat and I’m on the back of it. It was a constant battle, I’ll tell you.» Et il ajoute que si c’était belligérant, alors so be it. Mais il garde un souvenir émerveillé du Buffalo power sur scène. Il arrive à Young de faire des crises d’épilepsie sur scène ou de disparaître sans donner d’explication. Quand il n’est pas venu jouer au Monterey Pop Festival, Croz l’a remplacé au pied levé. Young n’aime pas trop la gloriole et encore moins les shows télévisés. Il n’y va pas. Il est en plus très solitaire. Au moment ou Buffalo entre en studio pour l’enregistrement du deuxième album, Young travaille dans son coin avec Jack Nitzsche. Stills sait que Young n’est pas fait pour rester dans un groupe. Il n’est pas surpris de le voir annoncer qu’il va quitter le groupe. Mais Stills trouve que the whole, c’est-à-dire Buffalo, is greater than the sum of its parts. Aux yeux des historiens, Buffalo a inventé l’image du quintessential LA Band, et le LA sound of the late sixties.

             Les groupe vient jouer à New York pour la promo de l’album et c’est là que se déroule le fameux épisode du pugilat sur scène, dans un club nommé Ondine’s. La scène est minuscule et sans le faire exprès Bruce Palmer cogne la tête de Stills avec le manche de sa basse une fois, deux fois et la troisième fois, Stills lui colle son poing dans la figure. Par contre, Einarson ne précise pas que Bruce Palmer a répondu et envoyé Stills valdinguer dans la batterie.

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             En juin 1967, Young annonce au groupe qu’il se barre - I sort of dropped out of the group. I couldn’t handle it - Ça tombe mal, car le groupe doit passer au Johnny Carson show, qui est alors aussi important que l’Ed Sullivan Show. Stills : «Neil s’est barré la veille du départ pour New York. it was sheer self-destruct.» Stills avoue avoir beaucoup de mal à maintenir le groupe en état de marche. Ce sens aigu de l’autorité lui vient de son éducation militaire mais il rappelle aussi que quelqu’un doit commander dans un groupe, sinon ça ne peut pas marcher, surtout quand on a des rebelles comme Young et Bruce Palmer - So there was chaos - Stills pense que Young ne supportait pas de le voir prendre des solos de guitare. De son côté, Bruce Palmer affirme que Stills et Young n’étaient pas des gens faciles : «Stephen was always hard to get along with; Neil was hard to get along with. Stephen est egomaniaque et brutal, Neil est complètement à l’opposé. Mais au final, ça revient au même : two spoiled little brats. Mais au lieu de gueuler, Neil disparaît. Il passait son temps à disparaître et on le retrouvait planqué dans le placard de Jack Nitzsche.»

             La situation continue de se dégrader : au moment d’entrer en studio pour enregistrer Buffalo Springfield Again, Bruce Palmer se fait drug-buster avec de l’herbe. Pouf, expulsé au Canada.  Il est remplacé par Jim Fielder. Il est essentiel de rappeler qu’en 1966, it was hip to be stoned. Tout le monde se came - Bruce was just a happy-go-lucky guy who loved his LSD - Comme les 13th Floor au Texas, Bruce en prend tous les jours. C’est Owsley en personne qui lui file des sacs pleins des tablettes. Quand il a commencé à fréquenter Croz, Stills «was getting high a lot». Dewey Martin indique que les Byrds «were the ones who turned a lot of people on to opium, forget hash and pot. Crosby liked to get paralyzed, so I’m pretty sure Stephen did too.» Par contre, Young n’est pas défoncé en permanence, contrairement à ce que tout le monde croit. Il ne peut pas se le permettre à cause de ses crises d’épilepsie. Il fume un peu d’herbe, comme tout le monde à l’époque. Par contre, Dewey Martin préfère l’alcool et le speed que lui fournissent en quantité Greene & Stone. On trouve facilement des grands bocaux de pills à Los Angeles, auprès de bons docteurs compatissants.

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             Puis Young va revenir pour le deuxième album. C’est lui qui ouvre le bal de Buffalo Springfield Again avec l’excellent «Mr Soul». Il embarque ça sur le riff de «Satisfaction», mais tout en retenue. On a là l’un des grands hits des sixties. L’autre hit de ce deuxième album est le «Bluebird» de Stills. Il l’attaque au débotté et claque ses descentes de gamme à l’ongle sec. Tout CSN est déjà là, avec des vieux relents de SuperSession, car ça s’étire dans la longueur bienveillante. Stills est un mec qui s’énerve facilement, comme le montre «Hung Upside Down». Il adore finir en apothéose. Par contre, le Furay se vautre avec son country-rock («A Child’s Claim To Fame»). C’est le piège du Buffalo, si tu n’aimes pas trop la country traditionnelle, t’es baisé. On se sent beaucoup mieux avec «Rock And Roll Woman», hit envoûtant. Et puis l’excellent «Expecting To Fly» de Young produit par Jack Nitzsche. Einarson ajoute que Young et Nitzsche ont enregistré pas mal de cuts qui n’ont encore jamais vu le jour. Einarson amène encore un détail qui vaut son pesant d’or du Rhin : Croz est à l’époque le mentor de Stills. Il l’introduit dans tous les milieux hip de Los Angeles et lui fait aussi des suggestions musicales - Rock And Roll Woman was instigated by a guitar tuning suggested by David Crosby - Quand Croz monte sur scène avec Buffalo à Monterey, il ne le fait pas par charité chrétienne. Il sait que son temps au sein des Byrds est compté, d’autant qu’il pousse le groupe à devenir plus créatif, ce qui ne plaît pas à Roger McGuinn. Il pense qu’il peut jouer avec Buffalo si ça tourne mal avec les Byrds, ce qui ne va pas manquer de se produire - David liked to shake things up - McGuinn et Hillman, iront trouver Croz chez lui pour lui annoncer qu’il est viré des Byrds. Chris Hillman prétend même que Croz aurait quitté les Byrds si Stills lui avait offert un job dans Buffalo.

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             Dans la maison que le groupe loue à Malibu, Stills reçoit des invités de marque : Buddy Miles, Noel Redding, Jimi Hendrix, et tout ce beau monde jamme. Pour Stills, c’est un autre level of music - Serious heavy duty blues and rhythm and blues - Stills voit très bien que ces mecs sont sur le point d’amener le rock à un autre niveau, et c’est ce qui l’intéresse. Il a découvert le drumming de Buddy Miles à Monterey. Doug Hastings évoque une session à Malibu avec «Jimi Hendrix, Buddy Miles, David Crosby, Stephen Stills and myself.» Stills joue de la basse. Buddy Miles chante. Jimi joue de la wah dans un coin. Doug Hastings ne sait pas si Jimi joue avec eux ou s’il joue dans son coin - He was popping acid like it was apirin. He was way out there - Plus tard, ils montent à l’étage et tombent sur des gonzesses qui sont arrivées entre temps. Jimi leur demande si elles ont des acides - He took two more. He has enough to kill a horse.

             C’est aussi l’époque où tout ce beau monde fréquente les Monkees, installés eux aussi à Malibu. Jimi Hendrix part en tournée américaine avec eux, mais il se fait virer vite fait de la tournée, car les parents des gosses qui remplissent les salles pour voir les Monkees se plaignent des copulations scéniques du Voodoo Chile. Les Monkees et Buffalo tournent ensemble en 1967. Stills et Tork sont comme on l’a déjà dit de vieux potes du temps de Greenwich Village. Dans les fêtes à Malibu, que ce soit chez Tork ou Stills, on voit toujours les mêmes têtes : Buddy Miles, Croz puis Hendrix suite à Monterey. Tork héberge tout le monde.

             Doug Hastings qui avait été embauché comme guitariste en remplacement de Young est viré quand Young annonce son retour dans le groupe. C’est Stills qui appelle Hastings quelques heures avant un concert prévu le soir-même pour lui annoncer la bonne nouvelle et lui souhaiter bonne continuation. Par contre le Furay et Dewey Martin ne sont pas très chauds pour accepter le retour de Young qui les a déjà plantés une fois. Ils ne supportent pas l’idée de voir réapparaître les tensions entre Stills et Young. Mais bon, Stills a pris la décision. Il y voit surtout un côté pratique : Young connaît les cuts et il compose.

             Enregistré par le bassiste de remplacement Jim Messina, ce deuxième album est cette fois un succès commercial, mais le groupe est moribond. Puis Ahmet Ertegun demande à Messina de produire un troisième album de Buffalo.

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             Dernier tour de piste avec Last Time Around paru en 1968. Young n’y contribue que du bout des doigts. Il ouvre le bal d’A avec la petite pop d’«On The Way Home», mais avec le «Pretty Girl Why» de Stills, c’est tout de suite plus franc du collier. Stills does it right. En fait, c’est Stills, le rock’n’roll animal de Buffalo. Avec «Special Care», on passe au heavy Buffalo Sound, bien dévoré par les chœurs et la basse de Jim Messina. Wow, quel groove ! Ambiance de rêve et prod parfaite. L’autre coup de Jarnac est encore signé Stills : «Questions». C’est bardé de gras double, Stills fond sa chique dans le groove psyché californien. On a tout ce qu’on aime, ici, le gras double, le chant d’inspi et le groove. On considère généralement Last Time Around comme l’album de la désintégration.

             Le groupe finit par splitter au moment où Young annonce son départ pour la troisième fois. It was all over. Un plus tard en 1968, Stills jamme chez Steve Paul à New York avec Johnny Winter et Jimi Hendrix. On apprend aussi par la presse qu’il envisage de monter un groupe appelé the Frozen Noses avec Croz and two Englishmen from name groups, le premier étant Graham Nash et le deuxième est supposé être Stevie Winwood.

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             Et puis voilà ce que les fans de Buffalo appellent the Holy Graal, la fameuse Buffalo Springfield Box pondue par Rhino en 2001, avec ses 36 démos inédites et surtout un son remastérisé, ce qui transforme complètement l’approche qu’on avait à l’époque des deux premiers albums.

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    Le disk 1 démarre avec 11 démos inédites dont un «Flying On The Ground Is Wrong», on sent une ouverture considérable, c’est gratté dans la grandeur, rien à voir avec le son du premier album. Young chante. Même choc esthétique avec «We’ll See» que chante Stills, oh we’ll see, Stills est partout, il fourbit les grooves. Stills place encore une démo démente, «Come On». Tu as l’impression d’être dans le studio avec eux. C’est dire la qualité du son. Young chante «Out Of My Mind», une belle oraison, et plus loin on passe aux cuts de l’album remastérisés, avec «Nowadays Clancy Can’t Even Sing» que chante le Furay, c’est énorme. Voilà qu’éclate l’absolu génie de Stills avec «Sit Down I Think I Love You», il chope toute la magie des sixties et la fait rôtir dans les flammes de l’enfer du paradis, il n’existe pas sur cette planète de plus bel emblème des silver sixties. On se régale du Moby-Grappy «Leave» et du groove zélé d’«Hot Dusty Roads» qui prennent ici un relief considérable, avec le solo de clairette que balance l’ami Young. Il s’impose encore avec l’excellence de «Burned». C’est le Furay qui chante «Do I Have To Come Right Out And Say It», un cut d’une rare perfection mélodique signé Young. Ce vieux Young ramène tellement de compos géniales ! Il est le grand pourvoyeur composital devant l’éternel.

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             Le disk 2 s’ouvre sur trois démos inédites, «Down Down Down» (heavy et beau comme un cœur, compo de Young que chante le Furay), «Kahuna Sunset» (intro stellaire) et «Buffalo Stomp» (flip flop). Et puis voilà «Baby Don’t Scold Me», Stills reprend le contrôle. Il éclate au Sénégal, on sent bien le boss du groupe, c’est bardé de son. Ici dans la box, «For What It’s Worth» prend une autre résonance, la version longue devient une pure merveille psychédélique, bienvenue in the deep California Sound, ça préfigure absolument tout le Croz à venir, c’est en plein dans le mille du sunset. Sur son «Mr Soul», Young est héroïque de débridement, c’est joué au killer solo flash d’ouverture sur le monde, peu de gens atteignent ce niveau d’excellence anarchique. Ils pulvérisent littéralement la Stonesy. Avec de nouvelles moutures de «We’ll See» et de «My Kind Of Love», on goûte à ce qui fait la grandeur inexorable d’un groupe comme Buffalo, on savoure chaque atome de la clameur du chant, cette façon qu’ils ont de se fondre dans le beat aux harmonies vocales est unique au monde, on voit les voix fondre littéralement sur les contreforts du beat, il n’existe alors rien de plus fondu aux États-Unis. Tout CSN vient de là, de cette magie sonore. Les compos du Furay sont moins bonnes et donc dispensables. «No Sun Today» est encore un inédit chanté à deux voix par Stills et le Furay, ils font du fast Buffalo. Ces mecs ont le pouvoir, à un point qu’on n’imagine même pas. Il faut l’entendre pour pouvoir en mesurer l’étendue. Nouveau coup de génie avec ce «Down To The Wire» signé Young et que chante Stills à l’extrême, le Buffalo est là au maximum de ses possibilités, ils ont une façon unique de dégringoler dans le son. Bim bam boum, here comes Buffalo ! Puis Stills ramène la fraise de son fameux «Bluebird» - Listen to my bluebird - C’est un seigneur des annales, le plus puissant de tous, il navigue largement au dessus de la mêlée, il fait partie des mecs qu’il faut suivre à la trace, CSN, solo, Manassas, tout est bien. Comme Steve Marriott en Angleterre, Stills n’aura eu toute sa vie qu’une seule obsession : évoluer vers un son toujours plus gros, vers toujours plus de son. «Hung Upside Down» est un gros numéro de Stills, il fait le job à coups d’acou, pas de problème. Encore de la magie de Stills avec «Rock And Roll Woman», mouture transfigurée, si on la compare à celle du deuxième album.

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             C’est lui qui lance le disk 3 avec une nouvelle mouture de cet «Hung Upside Down» tiré d’Again. Il sait enflammer un cut au chant. Young chante son «One More Sign» qui est une complainte typique du vieux Young. On sait bien qu’il est romantique dans l’âme, alors il en profite pour ramener une autre complainte, «The Rent Is Almost Due». Pendant ce temps, on perd de vue Stills, le rock’n’roll animal. Retour à l’électricité avec «Broken Arrow». Nouvel inédit avec «Whatever Happened To Saturday Night» que chante le Furay et Stills ramène son groove avec «Special Care». Il développe une sorte de génie groovy qui deviendra par la suite sa marque de fabrique. Il fond les voix dans un solo explosé de la rate. «Question» sort aussi de Last Time Around, Stills ramène encore du raw dans le son et dans le chant. Ça rocke à l’oss de l’ass, c’est gorgé de feeling et il claque tout au dirty solo. 

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             Le disk 4 propose les deux premiers albums remastérisés. À force de génie sonique, ces mecs ne se sont pas contentés de défrayer la chronique, ils l’ont explosée. Il faut la voir fumer, la chronique ! Plus on écoute Buffalo et plus on exulte. On ne se lasse pas de leur profondeur de champ. Stills est un meneur hors normes. Il sait faire éclater une pop song au firmament («Sit Down I Think Love You»). Il se pourrait bien que Sit Down et «Flying On The Ground Is Wrong» (I’m sorry to let you down) fassent partie des plus grands hits de l’histoire de la pop américaine, avec ceux des Beach Boys et de Phil Spector. Stills est all over the Buffalo, il est le maître du jeu («Everybody’s Wrong»). Ils jouent leur pop aux accords purs («Do I Have To Come Right Out & Say It»), leur pop semble parfois sortir du Brill, mais avec un vrai son et sous un casque, ça prend une dimension surnaturelle. On atteint le nec plus-ultra de l’art pop, celui des Beatles du White Album, des hits composés et produits par Phil Spector, ou encore de Todd Rundgren et des Beach Boys de Smiley Smile ou de Pet Sounds. Les cuts sont comme illuminés par les éclairs de Gretsch. Buffalo est le groupe de tous les possibles. On comprend qu’Ahmet Ertegun se soit prosterné à leurs pieds. Même le country rock de «Pay The Price» est solide as hell, bien soutenu par Dewey Martin, the fast beurre-man. Que d’énergie encore dans «Baby Don’t Scold Me» et «Mr Soul», avec un Young qui joue ses solos à l’envers. On n’avait encore jamais entendu ça ! On voit encore Stills participer à l’invention du rock de jazz avec «Everydays» et claquer des notes dans tous les coins avec «Bluebird», mélange de fuzz et d’acou complètement demented. Et pour finir cette tournée des grands ducs, Stills prend en biseau son «Rock And Roll Woman» et le plonge dans la chaleur des meilleurs chœurs de l’univers.

    Signé : Cazengler, Buffalourd

    Buffalo Springfield. Buffalo Springfield. ATCO Records 1966

    Buffalo Springfield. Buffalo Springfield Again. ATCO Records 1967

    Buffalo Springfield. Last Time Around. ATCO Records 1968

    Buffalo Springfield Box Set. Rhino Records 2001 

    Sylvie Simmons : Too Many Kooks. Mojo # 337 - December 2021

    John Einarson & Richie Furay. For What It’s Worth: The Story Of Buffalo Springfield. Cooper Square Press 2004 

     

     

    Aux sources du Neil - Part Two

             Tu veux du vécu ? En voilà ! Quand Bob Zimmerman débarque à New York en janvier 1961, il grelotte de froid. Pas de manteau et pas grand-chose dans l’estomac. Il rencontre un vague copain au coin de la rue et en claquant des dents, lui demande :

             — T-t-t-tu sais o-o-o-ù je-je clac clac clac peux trouver Fred clac clac clac Neil ? Paraît kill-kill-kill embauche !

             — Oh yeah ! Au Café Wha?, on McDougal !

             Le tuyau est bon. Le jeune Bob trouve Fred Neil, lui dit qu’il cherche du boulot, qu’il  chante et joue de l’harmo. 

             — Vas-y, montre-moi ce que tu sais faire.

             Le jeune Bob se met à souffler l’air d’Il Était Une Fois Dans l’Ouest.

             — Foooinnn foooinn fooooooo-oooon ooooiiiiiin ooooiiiiiin...

             — Bon ça va, stop !

             — Foooinnn foooinn...

             — STOP !!! Tu m’accompagneras à l’harmo et t’auras un dollar par show !

             — Wow ! Super génial !

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             Aux yeux de Kris Needs, cette histoire illustre bien la métaphysique de la brutalité qu’on appelle l’injustice : alors que Bob Dylan est devenu l’auteur compositeur le plus légendaire de l’histoire du rock, Fred Neil qui lui a filé son premier job est quant à lui resté dans la semi-obscurité. En fait, les choses sont beaucoup plus simples : Fred Neil ne voulait pas devenir célèbre.

             Comme il sait si bien le faire, Needs tire l’overdrive pour transformer son article en tourbillon. Fred Neil superstar ? - His multi-octave mahogany baritone, dazzingly innovative 12-string guitar and spellbinfing charisma - Rien qu’avec ça, on a l’estomac calé, mais ça continue, Needs cite des noms. Fred Neil fut le mentor de Richie Havens, Tim Hardin, Stephen Stills, David Crosby, John Sebastian, Karen Dalton, Gram Parsons et Tim Buckley. Oui Fred Neil aurait pu conquérir le monde mais il nourrissait une aversion définitive pour les médias et le music business. Il s’est contenté d’enregistrer trois albums et de léguer l’imparable «Everybody’s Talking» à la postérité. Grâce au blé que lui rapporte son hit, il peut quitter New York et aller vivre en Floride.

             Au temps de sa jeunesse, Fred composait du rockabilly, notamment le fameux «Candy Man» que chante Roy Orbison, il traînait pas mal au Brill Building où il faisait son petit biz, puis il a découvert la fameuse bohème new-yorkaise de Greenwich Village. Il s’y sentait mieux, il fréquentait Len Chandler, Odetta, Karen Dalton et a monté un duo avec l’hustling livewire Dino Valenti qu’on retrouvera plus tard en Californie dans Quicksilver. Needs cite bien sûr Dylan qui parle longuement de Fred Neil au Café Wha? dans Chronicles.

             Needs fait aussi le point sur les drogues. Fred Neil prenait tout ce qu’on lui proposait, speed, mescaline, hero, morphine mais selon Peter Childs, Fred Neil was not a junkie. Et Vince Martin ajoute : «Les drogues n’ont pas affecté la carrière de Fred Neil. C’est Fred Neil qui a affecté la carrière de Fred Neil.»

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             Paul Rothchild repère Fred et Vince Martin au Gaslight et leur propose d’enregistrer un album, le fameux Tear Down The Walls. Ils sont accompagnés par Felix Papalardi on guitarron (mexican bass) et John Sebastian on harp. Comme Rothchild est un perfectionniste, il demande constamment à Fred de refaire les cuts et ça finit par clasher. Les fans de Fred Neil qui se seront jetés sur l’album se régaleront d’un «Baby» embarqué à l’échappée belle et chanté à la bonne franquette. Fred groove comme un dauphin dans l’eau. On y trouve aussi une belle cover du «Weary Blues» d’Hank Williams, tapée au be cryin’ et au sweet mama please come home par le pauvre Vince Martin, mais heureusement Fred revient dans le chant pour arracher le blues du sol. C’est un album chanté à deux voix et tapé à coups d’acou, très typé, très Greenwich Village de l’hiver 63. Le multi-octave mahogany baritone de Fred domine. Ils font la première version de «Morning Dew», la tapent à deux voix, Fred renchérit sur le copain Vince, walk me out in the morning dew my honey, puis Fred enchaîne cinq de ses cuts, notamment le rampant «I Get ‘Em». Fred Neil est le roi des rampants.

             Il va continuer d’enregistrer pour Elektra avec Paul Rothchild, mais leur relation va se détériorer. Rothchild est trop exigeant et Fred quitte souvent les sessions en claquant la porte. C’est ce qu’on appelle un conflit d’intérêts. Rothchild voit Fred comme la poule aux œufs d’or et Fred est tout le contraire de la poule aux œufs d’or. 

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             Le 38 MacDougal récemment paru fut enregistré chez John Sebastian en 1965. Fred venait de claquer la porte du studio où il enregistrait Bleecker & MacDougal et pour le calmer, Peter Childs lui proposa d’aller jouer chez Sebastian, au 38 MacDougal. Enregistré avec les moyens du bord, l’album n’a pas de son, mais on a la voix de Fred. Peter Childs et lui taillent la route du blues à la folie («Country Boy»). Fred est tellement doué qu’il sonne comme un black sur «Gone Again». Son woke up this morning est une merveille d’allumage de gone again - I love you baby/ But you’ve got to understand right now - Il fait le wistle de Lonsesome Train et ça vire à la pire tension d’Americana. Il tape aussi une version underbelly de son «Candy Man» et plus loin, il drive sa «Sweet Cocaine» dans Lexington à la dérive d’acou - Ahhh sweet cocaine/ Round and round your heart and your brain - tout ça à coups de breakouts d’acou. Il termine avec «Blind Man Standing By The Road And Cryin’», mais avec la session d’appart, on perd la profondeur de la prod. Il gratte on truc à la sauvage, il navigue à la surface, il survit, c’est du heavy blues de fin de soirée à MacDougal.

             Selon Needs, 38 MacDougal a mis 56 ans pour refaire surface, grâce au label Delmore Recordings. Par contre, la relation avec Elektra n’est pas réparable. Bleeker & MacDougal sera le second et dernier album de Fred sur Elektra. On l’a épluché ici dans un Part One en 2013. Fred continue pourtant d’enregistrer, cette fois avec Jack Nitzsche. Mais nous dit Needs, l’album n’est jamais sorti, aussi incroyable que cela puisse paraître ! Puis Herb Cohen qui est son manager décroche un contrat pour Fred chez Capitol et Fred enregistre Fred Neil avec Nick Venet à Hollywood (épluché aussi dans le Part One en 2013). Pour mettre Fred à l’aise, Venet installe des canapés dans le studio, fait servir de l’alcool et brûler de l’encens. Les sessions démarrent à minuit et parmi les invités se trouvent Joni Mitchell et un wide-eyed Tim Buckey. C’est là que Fred chante «The Dolphins» que reprendra Buckley.

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             Puis Venet fout la pression et organise les fameuses Sessions avec Peter Childs, Cyrus Faryar et d’autres. Et hop ça part en mode stoned soul picnic, des jams de pas d’heure dont Venet va extraire la substantifique moelle. Occasion rêvée de sortir Sessions de l’étagère. Dès «Felicity», il fait du punk-folk sur sa gratte en yodellisant aux Appalaches. Il prend «Send Me Somebody To Love» de Percy Mayfield au round midnite, il crée de l’océanique à volonté, et c’est avec «Merry Go Round» et un son psych qu’il nous fait décoller. Le chant et le gratté dauphinois créent de l’enchantement. C’est d’une vraie beauté boréale. Il boucle son bal d’A avec un «Look Over Yonder» digne de l’«If I Could Only Remember My Name» de Croz. C’est exactement le même sens de la dérive au soleil couchant, même sens du méandre de delta, absolue merveille supsensive digne des jardins suspendus de Sèvres-Babylone. En B, il tape son vieux «Looks Like Rain» dans un climat de tension à la Richie Havens. C’est gratté aux bons soins du tsoin tsoin d’effervescence de Gaslight, Fred enchante le studio, il s’enfonce dans son groove sous tension et gratte à la régalade, il claque ses descentes de notes à l’ongle sec. C’est la vraie électricité. Pas besoin de wah ni de Marshall, il gère bien son shake, il fait du folk-rock d’énergie new-yorkaise à la fabuleuse dérive des condiments. Il joue son «Roll On Rosie» à l’énergie des coups d’acou, et une basse bien ronde entre dans la ronde. Quelle frénésie ! Si on aime entendre les attaques frénétiques, c’est là.  

             Encore de l’inédit en sous-jacence : Needs évoque des sessions organisées par Nick Venet à Nashville en 1969 : Fred, John Stewart, Vince Martin et les musiciens qui avaient accompagné Dylan sur Nashville Skyline. Rien n’a encore filtré. Puis Fred envoie promener Michael Lang qui lui propose de jouer à Woodstock. Comme il doit encore un album à Capitol, il accepte qu’on l’enregistre live au Purple Elephant Club de Woodstock. On retrouve ces cuts sur Other Side Of This Life.

             Et puis il y a les dauphins. Needs en fait quasiment une page entière. Histoire de rappeler qu’en fait, les dauphins comptaient plus que tout dans la vie du grand Fred Neil. Avec son côté Disneyland, cette dernière page pourrait passer pour de la complaisance, mais venant de Kris Needs, il s’agit surtout d’un bel exercice d’honnêteté intellectuelle. Fred Neil ne pouvait pas se trouver en de meilleures mains.

    Signé : Cazengler, Fred Nul

    Fred Neil. Sessions. Capitol Records 1971

    Fred Neil. 38 MacDougal. Delmore Recording Society 2020

    Kris Needs : Feted Villager. Record Collector # 522 - September 2021

     

    L’avenir du rock - These Weeds on fire

     

             Dans la grande salle commune de l’Hôtel Dieu, deux interminables rangées de lits se font face. Des infirmières industrieuses vont d’un lit à l’autre, pareilles à des butineuses dans un champ de coquelicots. Des râles intermittents gâtent l’épaisseur du silence. On y meurt beaucoup, conformément aux lois de la sélection naturelle. Les évacuations se font dans le silence, pour ne pas gêner ceux qui sommeillent. Le professeur Dox fait sa tournée. Il s’arrête devant un lit et s’adresse à l’infirmière qui l’accompagne :

             — Dites-moi Izabeau, pourquoi a-t-on bâillonné madame Brontë ?

             — Parce qu’elle hurle.

             — Ah oui, elle est atteinte de romantisme tuberculeux. Et ce monsieur, à côté, pourquoi porte-t-il un gilet pare-balles ?

             — C’est un poulet. Monsieur Robocop.

             — Grippe aviaire, je suppose...

             — Cas désespéré.

             — Faites-le piquer, nous avons besoin de lits. Poursuivons...

             Ils arrivent au pied du lit suivant. Un gros monsieur y transpire abondamment.

             — De quoi souffre ce monsieur Apollinarus, Izabeau ?

             — Grippe espagnole !

             — Mais la grippe espagnole a disparu depuis longtemps !

             — Monsieur Apollinarus est un admirateur du poète Guillaume Apollinaire, professeur. Il s’est arrangé pour se faire défoncer le crâne d’un coup de marteau et pour s’injecter un virus qu’il a sans doute dérobé aux archives de l’Institut Pasteur. C’est un peu comme s’il avait été fan de Sid Vichiousse et qu’il s’était overdosé la calebasse...

             — Passez-moi vos commentaires infantiles et envoyez cet huluberlu en psychiatrie.

             Ils arrivent au pied du lit suivant. L’homme sourit. C’est d’ailleurs le seul.

             — Ah encore un atypique ! Il me semble parfaitement radieux. Comment s’appelle-t-il ?

             — L’avenir du rock.

             — Et de quoi souffre-t-il ?

             — Grip Weeds.

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             Grip Weeds est un groupe américain pas très connu en France. Basé dans le New Jersey, Grip Weeds existe depuis les années 90 et continue de faire l’actu avec d’excellents albums. Kurt Reil, son frère Rick et Kristin Pinell constituent le noyau dur du groupe. Non seulement les frères Reil arborent des looks de rock stars, mais ils sont en plus des fans de Todd Rundgren, ce qui en dit long sur leurs mensurations. Car pour jouer dans un groupe qui se réclame de Todd Rundgren, il faut avoir certaines dispositions, à commencer par le talent et la classe. Les frères Reil ont tout ce qu’il faut en magasin.

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             Peut-être était-ce dans Shindig! ou dans Vive Le Rock, toujours est-il qu’une chronique extrêmement bien foutue nous fit loucher sur Strange Change Machine, un double album paru en 2010. Dans ces cas-là, on teste. Pour une fois, le chroniqueur ne prend pas les gens pour des cons : «Speed Of Life» accroche immédiatement avec son gros bouquet de power pop finement sur-cousue de psyché qui gonfle très vite pour atteindre des proportions spectaculaires. Les harmonies vocales s’envolent par-dessus les toits, attention, ces mecs-là sont des géants, on ne croise pas tous les jours des harmonies vocales aussi géniales. Leur truc, c’est la pression. Ils sont tellement doués qu’ils jouent des cascades dans les ponts, ça explose au pinacle du polymorphisme. Ce «Speed Of Life» est une merveille disons incommensurable. L’autre merveille du disk 1 est le morceau titre, une espèce de rumble de freakbeat, ces mecs ont de la santé à revendre, ils proposent de l’extase, ils relayent toutes les genèses, ils mélangent le génie sonique, les harmonies vocales et le trash, c’est quasiment un truc qui nous dépasse, et toutes ces distos qui rôdent dans le son ! On entend les accords des Heartbreakers dans «Thing Of Beauty». Ils sont aux confins des mondes qui nous intéressent, ils tâtent de la power-pop comme d’autres tâtent des culs, ils sont comme Todd Rundgren, ils génèrent du son à n’en plus finir, mais c’est une infinitude rectifiée par des solos de Rick Reil, et le parallèle avec Rundgren s’établit pour de bon quand Rick Reil est sur les rails et qu’il claque ses beignets. On l’entend encore faire pas mal de ravages dans «Close To The Sun» et on s’effare de l’incroyable qualité des cuts à mesure qu’ils défilent sous nos yeux globuleux. Ils contrebalancent «Don’t You Believe It» dans l’excellence du stomp, ces mecs-là ont un talent fou. Kurt Reil chante «Be Here Now» à l’affluence, le son abonde terriblement. Leur collègue Kristin Pinell chante «You’re Not Walking Away», une espèce d’énormité convalescente et la wah descend à la cave. Il n’est pas surprenant de les voir reprendre un hit de Todd Rundgren sur le disk 2. Ils choisissent «Hello It’s Me» : même énergie, même classe, on s’incline devant les frères Reil. Nouveau coup de génie avec «Used To Play». Fabuleux hit pop, ça atteint le sommet du summum, les frères Reil sont des magiciens de la pop américaine. Tous leurs cuts sont visités par la grâce. On croirait entendre les Raspberries. Comme le montre «The Law», ils savent énerver la cuisse d’un cut. Encore de la pop énergétique avec «Truth (Hard To Fake)», ça éclate encore au Sénégal et Kurt Reil chante fabuleusement bien. Il expédie son «Hold Out For Tomorrow» dans les coconuts, on croirait entendre Nazz et le «Long Way (To Come Around)» qui suit vaut aussi le détour, car c’est gorgé d’excelsior, et quand la guitare de Rick Reil vient dévorer le foie du cut, alors ça tourne à la sauvagerie et ça fout les chocotes.

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             Leur premier album s’appelle House Of Vibes et date de 1994. Ils proposent déjà une pop-rock qui goutte de jus. Ça chante dans les chatoiements. Ils claquent leur «Close Descending Love» au crystal clear de la revoyure, c’est très beatlemaniaque. Ils passent au fast drive avec «Embraces». Ils règnent sur leur domaine de compétences, ils activent des réflexes endémiques dans une merveilleuse ambiance. On se sent bien dans leur monde d’up-tempo, comme ce «Don’t Belong» de Grip. Ce straight ahead type of rock s’inscrit dans la carnation du don’t belong. Ça file bien sous le vent. Leur présence dépasse l’entendement, leur «Realise» sonne comme du CSN. Ils enchaînent avec un «Before I Close My Eyes» dégoulinant d’arpèges, pur jus de Grip, ils sonnent comme les Byrds. Ils bouclent avec «Walking In The Crowd». Ils raflent la mise à chaque cut, ils jouent à la classe intrinsèque. Ces mecs-là, tu leur fais confiance, tu leurs donnes tout, ta sœur, les clés de ta bagnole et ton numéro de carte bleue. Ils sont faramineux, ils allument au soloing de fière allure, et ça chante à l’anglaise, c’est à la fois puissant, demented, homérique, faraminé et calaminé. 

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    Si tu aimes bien les Byrds, alors écoute The Sound Is In You. Les Grip y sont même meilleurs que les Byrds. La preuve ? «Better Word» et son solo de traverse qui est un modèle de traverse, presque hendrixien, avec ce court temps d’attente et le départ vers l’espace, ils sont en plein dedans. Ils refont les Byrds avec «Tomorrow» et «Strange Bird». Franchement, on se croirait sur Younger Than Yesterday. Ils font aussi une reprise fantastique d’«I Can Hear The Grass Grow». Après les Byrds, les voilà dans les Move ! Leur cover est encore plus belle que celle de The Fall, ils jouent ça à l’énergie pure, c’est sabré à coups de Grip, chanté au raunch de Carl Wayne avec un technical killer solo. Mais attention les gars, ce n’est pas fini : en plus de tous ces coups de Jarnac, on trouve un coup de génie, un vrai de vrai. Il s’appelle «Down To The Wire», une pop qui se fond dans la magie sonique, c’est Kristin Pinell qui chante, elle se fond délicieusement dans son hang on et atteint un niveau de beauté jusque-là inconnu, l’arpège reste en suspension, c’est une pop saturée de sexe, elle chante son wire à la magie pure, là t’es hooké comme un brochet, elle chante au girlish pur et les accords de guitares fondent sur sa voix, elle ramène du Brill au paradis des Grip, and you hang on/ Hang on. Ils font aussi de la mad psychedelia avec «A Piece Of My Own», on sent nettement la triangulation des guitares, c’est ultra-étoilé et épuisant de candeur sonique. Les Grip perpétuent l’art de la Mad. Tout chez eux est d’une tenue de route impeccable. Leur «Games» sonne comme un hit des Beatles de l’époque Revolver, alors t’as qu’à voir. Incroyable puissance de la perspective. Ils développent leur pop au piercing de son et l’arrosent d’une crème de guitares anglaises, c’est un rare mélange de son anglais et d’énergie américaine. Les Grip sont l’un des groupes les plus attachants de ce monde. Ils ont une passion pour le big sound et l’explosion de l’osmotic caractéristique. Ils sont même parfois bien plus balèzes que les Byrds. Ils veillent à maintenir chacun de leurs cuts au dessus de la moyenne et passent chaque fois que l’occasion se présente un killer solo d’antho à Toto. Ils pulsent d’incroyables harmonies vocales dans la pop de «Morning Rain», et font les oies blanches aux portes du palais dans «Ready & Waiting», avec Big Star en tête. Ils jouent leur power-pop au maximum des possibilités du genre.

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             Malgré sa pochette Byrdsienne, Summer Of A Thousand Years est un album un petit moins spectaculaire que le précédent. Et pourtant ! «Save My Life» sonne comme un cut des Byrds, ça sent bon les arpèges de Ricken. Ils sont assez conscients de leur volonté, ils cultivent le fondu d’harmonies vocales comme d’autres cuisinent le fondu de poireaux. Avec «Future Move», ils prennent un virage résolument power pop. Ils visent la power pop évolutive, celle de Dwight Twilley. Ce que vient confirmer «Moving Circle», amené au gratté de Grip, et ça donne une belle pop extensive, don’t set me free. Ils tapent leur «Rainy Day #3» à l’élongation de syllabes et foutent un pétard dans le cul de «Don’t Look Over My Shoulder». Les Grip sont incapables de se calmer. Tout chez eux est bardé de son, mais en mode ultra, vois-tu ? Ils attaquent l’«Is It Showing» à la petite violence Grippy, mais ça reste de la pop inoffensive. Ils sont marrants et même adorables, ils ont parfois tendance à vouloir monter en température, c’est leur côté freakbeat. Avec «Love’s Lost On You», les guitares s’éclatent au Sénégal avec leurs copines de cheval. Ils font même un clin d’œil à Chicken Shack avec «Changed», boogie typique de Stan Webb, et enchaînent avec un «Life And Love Time To Come» qui pourrait très bien figurer sur Led Zep III, car ça frise le «Gallow’s Pole». Ils ramènent tout le bataclan, même les tablas et ça finit en Salammbô, avec les éléphants. Kristin Pinell amène «Malnacholia» toute seule et résiste aux assauts. Mais ça dégénère en combat de rue psyché avec de la fuzz et du drumbeat pour un final explosif. Ils terminent avec le morceau titre et comme chaque fois, ils repartent à zéro pour recréer les dynamiques fondamentales. Chaque fois, ils refont leurs preuves. C’est le problème des groupes qui n’ont pas le background des Pixies ou des Mary Chain, rien n’est plus difficile que d’imposer sa marque jaune, mais les Grip s’y emploient, leur quête d’excelsior les honore et leurs guitares dévorent tout.

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             Les Grip poursuivent leur petite moisson d’énormités avec Giant On The Beach, un album qui date de 2004. Sept killy kuts sur treize, bonne moyenne, non ? Ça démarre avec un «Astral Man» vite fait bien fait, et tout de suite le gros son, l’aisance planétaire, le chant en place et le tatata d’accords descendants. Peu de groupes savent entrer en osmose aussi parfaitement avec l’harmonique astrale. Les Grip sonnent comme une bénédiction et non seulement ça joue dans le lard, mais c’est vite over the top. Au rayon énormités, on trouve aussi «Infinite Soul» et sa belle descente au barbu, dégelée d’harmonies vocales irrésistibles, c’est violemment bon et plein d’élan, plein d’avenir, même chose pour «Once Again», yes I do, heavy Grip, ça joue aux guitares aventureuses et ça continue avec un «Midnight Sun» violent, dévastateur et même définitif, un Sun emporté par des vagues, ça joue cette fois au pâté de foi. Ça culmine toujours plus avec «Waiting For A Sign» et ses guitares scintillantes, oh la belle envolée, les Grip jouent à la pointe du son. On trouve aussi sur cet album traumatisant deux modèles de mad psychedelia : «Realities» et «Telescope». Ils montent ça bien en neige, ils claquent leur pop au coin du beignet, ils basculent et nous avec dans la reality d’I don’t want to believe avec un solo psycho-psyché à la clé. Power peu commun, ils ont tout le son du monde, ils tombent sous le sens. «Telescope» dépasse aussi toutes les expectitudes, ce heavy psyché te coule dans la manche. Aw my Gawd, comme ce groupe est bon ! Kristin Pinell se tape «Closer To Love», elle redevient le temps d’un cut la reine du New Jersey. Ils transcendent l’art du lard avec «Get By», la wah fulmine dans la barbe de Dieu, les Grip jouent leur va-tout en permanence. Ils restent dans une heavy pop de niveau supérieur, c’est leur raison d’être. Le coup de génie s’appelle «Gone Before», ils cultivent l’excellence de l’art pop et c’est nettoyé au killer solo flash. Les Grip sont ce qu’on appelle un groupe complet.

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             Comme Totor et des tas d’autres, les Grip font leur Christmas album avec Under The Influence Of Christmas. Boom dès «Christmas Dream», on est vite dégommé, ils font le Christmas des Byrds, ils l’allument en pleine poire, au stupéfiant shoot de chant et d’accords, ils sont dans l’excellence supra-normale, ils surpassent tous les modèles, ils cultivent l’urgence d’un son miraculeux, ça drive dans le jus, ça chante à la fournaise dans le démoli des pourtours, hey ! Grip Weeds forever ! Ils font une belle cover du «2000 Miles» de Chrissie Hynde. Ils refont les Byrds avec «Hark The Herald Angels Sing», ils sont en plein dans Turn Turn Turn, c’est hallucinant de véracité. Toutes leurs Christmas songs sont soignées, «Santa Make Me Good» - Yeah yeah it’s Christmas time - c’est explosif, c’mon babe, ils jouent plus loin «God Rest Ye Merry Gentlemen» à la pulsion de réverb, ils sont dans tous les coups fourrés. Ils amènent «Welcome Christmas» à la bonne jachère de la surenchère, c’est poppy jusqu’à la moelle des os, terrific d’anglicisme, c’est quasiment du Marmalade. Et puis il y a cette bombe christmatique, «Merry Christmas All», Kristin Pinell chante et ça devient magique, un vrai splurge de Christmas pop, il faut la voir driver son Merry Christmas, elle le claque en coin, mais avec un génie, c’est l’un des meilleurs Christmas booms de tous les temps, à ranger à côté de celui des Ronettes, a very good time of the year, là tu as tout ce que tu peux attendre de la pop. Encore un coup de génie avec ce «Christmas Bring Us» infesté d’harmonie vocales qui s’en va se perdre dans les voûtes célestes, les échos des Beatles s’y démultiplient à l’infini, c’est un véritable ras-de-marée d’harmonies vocales. On ne peut pas espérer pire démesure.

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             Que valent les Grip sur scène ? La réponse est dans Speed Of Life (In Concert In New Jersey). On y retrouve bien sûr les hits évoqués plus haut comme «Astral Man», bel exemple de power pop extrémiste. Peu de power-poppers ont ce power du ventre. Ils font une cover de «Shaking All Over» assez diabolique, tout le backbone est là, pas de problème. Ils sonnent exactement comme Oasis sur «Close Descending Love». Même genre d’insistance. Avec «Salad Days», ils restent dans cette power pop ravagée par des vinaigres d’arpèges interstellaires et ils enchaînent avec un «Strange Change Machine» tapé aux meilleures harmonies vocales et ravagé par un solo incendiaire. Encore de la power pop capiteuse avec «Be Here Now» et ça explose avec «Speed Of Life». Ils chantent aux accents biseautés et tout explose à nouveau avec «(So You Want To Be) A Rock’n’Roll Star», la cover des Byrds, bienvenue au cœur du mythe, c’est violent, ils en font une version incroyablement musclée, la la la la, avec les solos qui te rampent dans la cervelle, la la la la. Les Grip font partie des groupes parfaits. Ils jouent tout aux grandes eaux du Niagara, tout chez eux est extrêmement sonné des cloches, ils remontent le Gulf Stream comme le thon du Benelux intérieur.

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             Ho la la, encore un album génial : How I Won The War. Ça date de 2015. Il faut attendre «Rise Up» pour bander. Ils jouent ça à la cloche de fer blanc. La principale qualité des Grip serait peut-être leurs réflexes. Ils savent tartiner des clameurs et faire tinter le fer blanc. Ils sont d’une certaine façon les vainqueurs de l’Anapurna du rock. Il n’existe rien de plus parlant en termes d’énormité. Cut après cut, ils taillent bien leur route, les accords de «Follow Me Blind» sont ceux de Really Got Me, mais joués à la pédale douce, «Life Saver» est joué à la volée et «Other Side Of Your Heart» à la belle progression, ils tapent dans l’haut-le-cœur de la mad psyché. Retour aux vieilles dégelées avec «See Yourself», tellement gorgé de son que c’en est volumineux, rattrapé au vol par le stomp. Tout aussi bien venu, voici «Vanish», hey vanish in the sun, et arrive systématiquement un solo qui sonne comme une œuvre d’art. Retour aux coups de génie avec «Force Of Nature» qui passe en mode fast rock. Tout est dans les dynamiques, les Grip son imparables, ils rallument d’antiques brasiers, ils visent l’effarance de la béatitude avec un solo à la quenouille qui s’enroule dans l’écume des jours. Ils fabriquent tout simplement de la fournaise. «Heaven & Earth» se trouve vite bloqué au high speed de cervelle folle, ils tapent cette fois dans l’excellence d’un psychout so far out qui balaye celui des Yarbdirds. Kristin prend enfin le micro pour «Over & Over». Elle reste la reine des Grip, l’un des groupes américains qui a le meilleur répondant. Il faut les voir exploser le rainbow quartz de «Rainbow Quartz» ! On se croirait chez Todd Rundgren. Nouveau coup de génie avec «Lead Me To It», ils repassent pour l’occasion en mode gaga-grippy. Leur notion de la solidité est sans égale. Ils taillent la meilleure route d’Amérique, ils fondent leur art aux voix de Todd. Power absolu ! Il n’y a que les Américains pour sortir un tel power de fondu pop. Une merveille de plus. Ils finissent cet album épuisant avec un «Inner Light» attaqué au banjo déboîté. Ça joue à tout ce qu’on peut, banjo, cornemuse, on ne sait pas trop, ils génèrent des violences guerrières qui les dépassent.

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             Et puis voilà Trip Around The Sun. Ils nous refont le coup des Byrds avec «Truth Behind The Lies». Ils vont même assez loin, car ils transcendent cet art ancien qui date des quatre premiers albums des Byrds sur Columbia. Ils proposent aussi deux petits modèles de power pop avec «Casual Observer (To A Crime)» et «Letters». Ils amènent ces petites merveilles à la heavy cocote. Big sound et solo killah qui s’en viennent splasher all over. Ils chantent «Letters» à la mode californienne, avec un sens aigu du fondu de voix. C’est gens-là sont des dandys, qu’on se le dandise. Ils savent jouer au riff insistant. «She Tries» est encore un cut plein comme un œuf. C’est la même énergie que celle de Big Star. Ils jouent au son d’intervention avec des harmonies vocales inventives. Attention au «Vibrations» d’ouverture de bal, c’est un coup de génie faramineux, un heavy psyché enrichi aux harmonies byrdsiennes, ces gens-là sont à la fois très forts et très purs. Tout est calibré à la perfection, au fondu de chant et aux vibrations. C’est à tomber de sa chaise. Des vagues de wah te jettent dans le mur. Mets ton casque ! Avec «After The Sunrise», on se croirait chez les Sadies, ils jouent à la clairette de la bobinette, le son est là, bien décidé à rester là. L’autre stand-out track s’appelle «Reality Stands Still». Kristin Pinell chante sous un boisseau d’accords scintillants. Elle nous refait le coup à chaque fois. Super sexy sixties, une pure merveille. Elle chante au milieu des flammes comme une Jeanne d’Arc psychédélique, la pression mélodique évoque les Ronettes, mais avec le gut des Grip, et c’est bombardé de son vainqueur, killer solo et délire de bassmatic à la clé. On sent dès l’intro que ce cut est un chef-d’œuvre immérorial, un de plus ! Ils bouclent cet album tombé du ciel avec le morceau titre, un trip de Grip de six minutes. Ils ont tout : le son, le décorum, les rebondissements, les assises culturelles, les étais de rembardage, tout est solide chez les Grip et en guise de cerise sur le gâtö, ils fourbissent un monstrueux big bang.

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             Et comme si tout cela ne suffisait pas, voilà que paraît leur nouvel album, le bien nommé Dig, dont la Deluxe Edition est un double CD. Petit conseil d’apothicaire : chope la Deluxe, car Dig est bourré de covers aussi géniales que celles de Todd Rundgren au temps de Faithful. Tout est beau là-dessus, les frères Reil et Kristin ne se refusent aucun luxe, ils commencent par sublimer le vieux «Shape Of Things To Come» des Yardbirds composé par Barry Mann & Cynthia Weil. Well well well. Les covers sont triées sur la volet. Arrive à la suite le «Lady Friend» de Croz joué au full blast de psycho psyché, expédié dans le museau de Moloch, le dieu gaga. Ils ressuscitent le «Journey Into The Center Of The Mind» des Amboy Dukes, c’est assez dévastateur, claqué vite fait, pas le temps de réfléchir, wild affair. Au menu on trouve aussi l’explosif «Lie Beg Borrow & Steal» de Mouse & The Traps, stupéfiant d’énergie et de revienzy, suivi d’un fantastique hommage à Thunderclap Newman avec «Something In The Air», ils sont en plein dedans, pas de plus belle cover, toutes les descentes sont là. Ils tapent à la suite le «No Time Like The Right Time» d’Al Kooper, ils déboulent littéralement dans le heavy groove d’Al, c’est extrêmement bien arqué, fabuleux shake de sixties power, baby the night time is the right time et ça atteint des sommets avec le «Making Time» des Creation. Il n’existe pas de plus grand cover-band que les Grip, oh no no no no ! Ils tapent dans l’intapable, on entend même un bus à l’entrée du cut, ils savent qu’Eddie Phillips en conduisait un à Londres. Les Grip recréent la magie des Creation. Ils tapent aussi le «Lies» des Knickebockers, ils en lustrent l’éclat, pas de problème, c’est explosé aux guitares. Ils finissent le disk 1 avec «Louie Go Home» de Paul Revere & The Raiders (monté aux chœurs de cathédrale, tout ici est ostensible, surchargé de son), «All Tomorrow’s Parties» du Velvet (que chante Kristin) et «Child Of The Moon» des Stones, bardé de psychedelic wind blows. C’est excellent, ça balance entre tes reins.

             Lenny Kaye signe le texte de présentation de Dig. Il est certainement le mieux habilité de tous à le faire, puisque les Grip tapent dans Nuggets, un double album qui, nous rappelle Kaye, a cinquante ans d’âge. You have to keep digging, nous dit Kaye et il ajoute en guise de conclusion : «These are great songs, make no mistake. That’s why we still sing them and always will.» Le disk 2 est un tout petit peu moins dense que l’1, mais on se régale d’une cover de «Porpoise Song», composé par Gerry Goffin et Carole King pour les Monkees, véritable shoot de Beatlemania. L’autre énormité est l’«Outside Chance» des Turtles, joué au répondant des clairettes de guitares. Et puis encore de l’intapable avec l’«I Feel Free» de Cream. Ils naviguent sous toutes les lattitudes, ils recréent le superbe fondu de voix de Jack Bruce. Retour aux Beatles avec une belle version d’«It’s Only You», pur jus d’oh my oh mind. Ils se cognent aussi l’excellent «For Pete’s Sake» de Peter York, c’est leur façon de dire qu’ils adorent les Monkees, ils jouent cette pop interrogative avec de puissants réflexes sixties. Côté gaga, ils tapent dans le mille avec le «Going All The Way» des Squires, pur jus de gaga-Crypt avec un killer solo flash à la clé. Ils rentrent enfin dans les godasses des Electric Prunes avec «I Had Too Much To Dream (Last Night)». Toutes leurs covers sont des œuvres d’art.

    Signé : Cazengler, Crap Weed

    Grip Weeds. House Of Vibes. Twang! Records 1994

    Grip Weeds. The Sound Is In You. Buy Of Die Compact Discs 1998

    Grip Weeds. Summer Of A Thousand Years. Rainbow Quartz International 2001

    Grip Weeds. Giant On The Beach. Rainbow Quartz International 2004

    Grip Weeds. Strange Change Machine. Rainbow Quartz International 2010

    Grip Weeds. Under The Influence Of Christmas. Rainbow Quartz International 2011

    Grip Weeds. Speed Of Life (In Concert In New Jersey). Ground Up Records 2012

    Grip Weeds. How I Won The War. JEM Recordings 2015

    Grip Weeds. Trip Around The Sun. JEM Recordings 2018

    Grip Weeds. Dig.  JEM Recordings 2021

     

    Inside the goldmine - Tiny at the Topsy

     

             Dommage. Ça aurait pu marcher avec Baby Rich. Le problème n’était pas tant le fait qu’elle avait un visage ingrat, mais elle avait surtout un sale caractère, une fantastique capacité au renfrognement. À la moindre contrariété, elle devenait la reine des connes. L’hyperconne d’hyperkhâgne. Pour le reste, nickel. On partageait une vénération pour Tati et pour les peintres du XIXe et du début du XXe dont on allait admirer les toiles quasiment chaque week-end. On se prosternait jusqu’à terre devant tous ces petits maîtres que sont Albert Marquet, Valotton, Bonnard, Pascin et même Gustave Moreau dont il existe un très beau musée rue de la Rochefoucauld. L’été, nous allions bretonner et trouvions refuge en hiver dans son très bel appartement situé au cœur de Paris. Comme les choses n’étaient pas clairement formulées, nous entretenions chacun de notre côté d’autres relations. Bien sûr, nous n’en parlions pas. L’imperfection des traits de son visage l’insécurisait tellement qu’elle testait en permanence son pouvoir de séduction, principalement sur les gens de son entourage professionnel dans le monde du spectacle. Ça faisait partie du jeu que de l’accepter. Mais on était contents de se retrouver pour entreprendre nos petits safaris culturels. Outre sa curiosité, l’une de ses qualités était son bon appétit. Elle se tenait bien à table et pouvait bouffer comme une vache sans vraiment grossir. Sa bonne nature ne lui permettait hélas pas de contrecarrer les manifestations de son sale caractère. Et puis un jour, elle annonça qu’elle allait se faire refaire les seins qu’elle avait pourtant parfaits. Ça n’avait pas de sens. Mais comme toute décision, celle-ci lui appartenait. Il n’y avait rien à ajouter. Elle avait trouvé une clinique privée pas très loin de chez elle. Elle s’y rendit à pied et pour le retour, il fallut aller la chercher pour la raccompagner, car elle tenait à peine debout, emportée vers l’avant par des seins extraordinaires qui semblaient avoir triplé de volume. Elle ressemblait à la statuette africaine d’une déesse primitive. Pour se rassurer et gérer le déséquilibre causé par ces protubérances surréalistes, elle déclara qu’elle irait chaque jour nager à la piscine pour se muscler le dos.

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             Ce serait faire injure à la mémoire de Tiny Topsy que de la traiter de protubérance, mais elle l’est pourtant au plan artistique. Cette black de Chicago est avec Big Mama Thornton et Etta James l’une des plus belles protubérances artistiques de l’histoire de R&B. Pour être plus précis, elle est l’une des plus grosses arracheuses de l’histoire des arracheurs. Elle chante au rauque du raw définitif, on ne lui connaît pas de concurrence. L’album Aw Shucks Baby en apporte toutes les preuves, à commencer par le morceau titre, qui vaut tout le scream du monde, avec en prime un solo de sax à l’ancienne. Avec «Miss You So», elle allie power et raw, elle doit être la seule avec Etta James et Big Mama Thornton à savoir le faire. Mais on a l’impression que Tiny Topsy les bat à la course. Elle dispose en plus d’un backing solide, comme par exemple le guitariste Johnny Faire qu’on entend sur «I Miss You So». Elle n’en finit plus de forcer l’admiration. «You Shocked Me» est plus classique, mais torride pour l’époque, avec Johnny Faire in tow. Quelle leçon de chant ! Quelle férocité ! Elle démarre son bal de B avec «Just A Little Bit». Elle sait groover son little bit, early in the morning/ Late in the evening/ Around midnight just a little bit. Puis elle s’en va rocker le gospel avec «Everybody Needs Some Loving». Elle est la plus balèze des mémères du raw gospel. Pure genius ! Elle fait encore un fantastique numéro de jump avec «Western Rock’n’roll» et ça se termine avec un «Cha Cha Sue» de rêve. Ah elle peut le driver son cha cha, elle a toute la poigne du monde. Il faut la voir prendre le cha cha à la rauque ! 

             Quand on la voit sur la pochette de l’album, on la croit grande. Pas du tout, elle mesure 1,50 m, mais on voit qu’elle pèse plus de 100 kg. Comme sa collègue Etta James, elle est basée à Chicago, mais c’est à Cincinnati qu’elle enregistre son hit «Aw Shucks Baby». Elle démarre donc sur Federal, sous-label de King, comme James Brown. Elle y enregistre cinq singles, dont le fameux «Just A Little Bit» dont Rosco Gordon va faire un hit l’année suivante. Elle tombe ensuite dans les pattes de frères Chess pour deux singles, l’un sur Argo («After Mariage Blues») et l’autre sur Cadet («How You Changed»).

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             Au dos de la pochette, Dave Penny nous raconte qu’il y eut une mode des grandes chanteuses black à la fin des fifties aux États-Unis et il cite les noms de Big Maybelle, Big Mama Thornton, LaVern Baker, Wynona Carr, Etta James et Tiny Topsy. Puis il entre dans le détail des sessions d’enregistrement chez King, comme le font les gens de Bear Family : on a le détail et la chronologie, un peu comme si on y était.

             Mais globalement, Tiny Topsy va rester inconnue au bataillon, en tous les cas moins connue que Big Mama Thornton ou Etta James. C’est un son particulier, celui de la fin des fifties, quelques années avant l’avènement de la Soul. Mais Tiny Topsy a un truc que n’auront pas les petites chanteuses à la mode qui suivront : la voix d’arracheuse. Seuls les fureteurs et les amateurs de jump connaissent son existence. Une courte existence, d’ailleurs, puisqu’elle casse sa pipe en bois à l’âge de 34 ans, des suites d’une hémorragie cérébrale.  

             Merci à Olivier pour cette découverte.

    Signé : Cazengler, Tiny Topsick

    Tiny Topsy. Aw Shucks Baby. Sing 1988

     

    BloUe

    Dans notre livraison 451 du 13 / 02 / 2020 alerté par ma fille je chroniquais deux vidéos de bloUe, les deux seules disponibles, nouvelle alerte de ma fille pour une nouvelle vidéo, en farfouillant un peu nous avons trouvé un petit filon. Même pochette pour les deux opus, signée par Neyef, l’oiseau bleu, pas celui de Maeterlinck, un petit côté chouette athénienne sans plus, pas un oiseau de mauvais augure, regarde notre monde d’un œil inquisiteur, l’a raison, n’est pas beau à voir.

    Armand : vocal / Nico : banjo, harmonica / Jonas : batterie / Basse : Antoine

    MANGE

    (Février 2020 / Bandcamp)

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    La petite histoire : petites notes agrestes de banjo, basse profonde et triste, Armand vous raconte la petite histoire, vous la connaissez, celle des révoltes perdues, et de la rage qui vous noue les tripes, de cette colère qui refuse d’abdiquer, qui continue le combat, malgré tout, malgré rien, un beau chant de désespoir et de lutte. Qui atteint à une dimension lyrique dans sa deuxième moitié. Le titre est illustré par un clip sur YT un clip que nous pourrions résumer en une courte formule, dans l’essoreuse des défaites la résistance perpétuelle. A écouter. A voir. Train de nuit : la vie n’est pas heureuse, sur cette constatation de l’évidence du monde débute le vieux shuffle redondant du blues, l’harmonica de Nico évoque à merveille de l’Amérique des westerns et des hobos, mais nous n’y sommes pas, ou plutôt ce train de nuit roule aux quatre coins du monde, ce n’est pas que le soleil ne brille pas, c’est la nuit de la misère, des miséreux et des sans-grades de partout qui se réchauffent aux paroles de leur impuissance. Parfois l’on ne peut compter que sur ses propres faiblesses. La route sera encore longue. Alors tu reviens : tiens une autre petite histoire, un peu plus anecdotique, talkin’ blues, je me permets cet américanisme puisque le refrain chanté en chœur est en anglais, les couplets sont en français, l’histoire d’un retour, rien à voir avec une love d’amour, une histoire de classe, le péquenot de base, le fils de prolo qui a cru aux miroirs aux alouettes du libéralisme, le mot n’est pas prononcé, l’idiot utile dont on n’a plus besoin qui revient parmi les siens, la voix acerbe et ironique d’Armand est des plus incisives, les cordes du banjo aussi cinglante qu’une clôture électrique. Une bonne décharge pour remettre les idées en place. Mama cailloux : tambourinade battériale, refrain chanté en chœurs, couplets assénés manières couperets de colère, l’on a quitté le blues, l’on a avancé dans les années soixante-dix un peu à la manière des Last Poets, c’est cru, c’est nu, dépouillé jusqu’à l’os, jusqu’au cœur changé en pierre. Front contre front. Sans rémission. Goutte de sueur : banjo du diable et steel guitar ( David Haddog Hougron ) des carrefours mènent le bal des accords pincés et étranglés du blues millénaire, s’en donnent à cœur joie, le pont musical qui permet de passer la rivière des paroles condensées sur une rythmique soutenue soulèvera d’enthousiasme le cœur des rockers, tout ça pour une petite goutte de sueur qui n’en finit pas de tracer son chemin dans la crasse des activités humaines, remugles vocaux, cris de corbeaux, rafales cordiques,  noise blues mêlé au vacarme de la vie.

    Mange la vie à grosse ventrée, même si c’est de la merde, cela te permettra de survivre. Saine philosophie.  

    CAILLOUX

    (Octobre 2021 / Bandcamp)

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    Machiniste : entrée bajoïde, Armand récite son texte à voix basse, n’arrive pas à dormir, quelques bruits de ferrailles saxophoniques ( Laurent Bouchereau), la voix devient de plus en plus haute, de plus en plus grosse, mal-être de l’ouvrier, les mots se bousculent se montent dessus, spoken-words qui se mélodisent, pour le moment nous sommes dans le registre de la plainte, de l’énumération de l’insomnie, une âme charitable plaindrait le malheureux, texte politiquement correct, la musique prend le relais chaotique en sa structure mais douce à l’oreille, le récit bascule, la suite vire cauchemar, ou dans le rêve le plus fou, tout dépend de vos penchants idéologiques,  y a un responsable à tout malaise, le patron, ô le crever, ô l’assassiner, ô le tuer, le meurtre accompli tout serait mieux, pourrait folâtrer tout autour du globe, jusqu’à se retrouver en Bosnie…le crime est partout dans la tête et dans le monde, Armand susurre, la musique s’évapore… Texte profondément anarchiste. La violence est-nécessaire au bonheur de l’individu… ASQç : y en a une version live sur YT que je préfère, avec cris d’animaux sauvages pour introduire le jungle beat, sur la version CD z’avez en prime un trombone ( Jérôme ‘’ Bone’’ Cassin) qui nous la sort bonne un hachis compartimenté de flatulences, ce qui donne un petit côté hétéroclite New Orleans, dans les deux cas on ne s’étonne pas qu’en la filigrane instrumentale le nom de Bo Diddley soit psalmodié, l’on pourrait s’attendre à un vocal tonitruant à la Eric Burdon, pas du tout, Armand chante à mi-voix du bout des lèvres, genre je ne le claironne pas tout fort mais faites gaffe, écoutez bien et faites circuler, apparemment des paroles cool, si l’on y prête attention un bréviaire libertaire, une incitation à se poser dans la vie de   manière à assurer sa liberté d’action tout en respectant les autres. Ahora Que ? :  banjo et harmo en intro,  et hop, ça saute, après la petite leçon de morale précédente il est temps de passer à l’action, les belles idées c’est bien, elles sont encore plus belles quand on les conduit en actes, faut qu’elles croustillent comme une manif contre les casqués, qu’elles flambent comme un molotov, qu’elles tintent comme une vitrine de banque pillée, dangereux certes, mais tant qu’on prend des risques l’on est vivant, morceau éruptif, joyeux, bordélique – Ben Stazic est au scratch - un salmigondis jouissif, une fête réussie. Petite remarque sémantico-philologique : Lénine a écrit Que faire ? Ahora que ? (Maintenant quoi ?) fleure davantage l’Espagne de Durruti. Sachez entrevoir la différence. Dans le mal : le robot mixeur Laurent Peuzé vrombit dans votre tête, le tambour marteau de Jonas vous troue la cervelle, c’est fait exprès pour vous donner une idée de l’état du bonhomme, presque du réalisme socialiste ! pas frais comme un gardon, Armand martèle les mots, les lendemains de fête ne sont pas obligatoirement agréables, parfois la vie ce n’est pas du tout cuit, mais du tout cuite, surtout avec ce banjo qui vous cisaille les neurones, pas de quoi en faire un drame non plus, parfois le mal ce n’est pas mal, l’est prêt à recommencer. Solution homéopathique : guérir le mal par le mal. A boire tavernier ! Sorry Mama : tous en chœur pour une complainte joyeuse, c’est un peu comme dans la chanson de Gilbert Bécaud le gars qui a pas volé l’orange, mais là l’Armand revendique son forfait, l’est tout panache, même s’il finit au trou, pas la case prison, dans celle du cimetière, au jeu de loi il n’a pas réussi à s’extraire de celle de la misère, s’en fout l’a essayé de l’enjamber, belle envolée d’harmonica, la vie parfois tu gagnes, parfois tu perds, faut pas pleurnicher, faut tirer la langue à la camarde et ne pas flancher, ça se finit en une exaltation gospellique magnifiée par la voix de Loraj qui swingue à mort. Pardon pour cette malheureuse expression, désolé Maman, tu peux être fière de ton fils.

    Cailloux dans la chaussure, cailloux du petit Poucet pour trouver son chemin, cailloux que l’on lance sur les vitrines des banques. Rien n’est à vous, tout est à BloUe !

    Damie Chad.

     

    PEOPLE OF THE BLACK CIRCLE

    PEOPLE OF THE BLACK CIRCLE

    (Mars 2022)

    Viennent de Grèce. A voir la couve l’on comprend vite qu’ils ne sacrifient point à l’Apollon solaire. Pour des athéniens récipiendaires d’une mythologie des plus fameuses, ils semblent plutôt attirés par l’ésotérisme occidental, l’imagerie médiévale, et la légende de Conan le barbare. Entre autres.   

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    Alchemy of sorrow :  une pointe de noirceur rehaussée de notes argentées s’insinue dans votre oreille, attente mystérieuse, le son s’amplifie, des chœurs surgissent de la nuit, une voix s’en détache, nous conte la recette alchimique, trop facile de transformer le fer en or, l’opération ici est plus difficile, s’agit de fixer dans la présence du monde un monde évanoui, ce n’est pas la pierre rouge de l’immortalité qui est le but recherché, la musique se traîne, les images mentales ont du mal à se stabiliser, à se transformer en pierres, à redonner vie ce qui est mort depuis des siècles. Ressusciter une civilisation morte n’est pas donné à tout le monde, des éclats de guitare rougeoient dans la pâte sonore, sont-ce des éclats de paradis ou d’enfer ?  Cimmeria : nous y sommes, souffle le vent dans les ténèbres, le pays des Cimmériens, peuple étrange dont bien plus tard l’Histoire nommera leurs lointains descendants les Scythes, une voix s’élève, les guitares tremblent, nous avançons dans des ténèbres épaisses, les Cimmériens ne sont que des tribus ombreuses sorties de la préhistoire, le récitant est lui-même hanté, il est vêtu d’ombres vivantes, il n’est pas sûr qu’il saura s’en délivrer. Voyage au bout de la nuit. Souffle le vent sans fin. The ghoul and the seraph (Ghoul’s song II) : l’orgue nous emporte, partout et nulle part, tout le passé tournoie, l’on ne sait plus qui est qui, l’ange ou la bête, le séraphin et la goule des cimetières qui veille sur la nourriture des morts dans le garde-à-manger des tombeaux, batterie heavy-music, orgue pourpre profond , guitares filées, tournoiements emphatiques, bande-son d’un film qui ne fait pas peur mais dont on ne se lasse pas, surtout que sur la fin un superbe solo de guitare nous réconcilie avec nous-mêmes et que le kaléidoscope des siècles n’est pas encore terminé. Nyarlathotep : en pleine mythologie lovecraftienne, des chœurs d’adorateurs nous accueillent, le chaos musical ne rampe pas, il court, le peuple du cercle noir donne la gomme et sort les grands effets sonores, l’on n’en attend pas moins de l’âme des anciens Dieux sortis de l’abîme, la voix raconte l’histoire innommable que l’on oublie dès que l’on ne l’écoute plus, mais qui circule parmi les hommes comme une légende maudite, nul n’échappera, feeling lugubre et ténébreux, la production n’a pas lésiné sur les effets spéciaux, un chant de prière s’élève, un hymne à la destruction du monde. L’on a hâte de voir le phénomène de notre vivant. Gouttelettes de pluie de nuit. Ghost in Agartha : Agartha le paradis souterrain, le pays sans violence, oui mais le peuple du cercle noir évoque ses fantômes, mise en forme dramatique, un troupeau de malheureux marche sans fins, enfants emmenés en esclavage, leurs âmes ne connaîtront plus jamais le bonheur, guitare incisive tranchante comme un rayon laser, cloches dans le noir retentissent, la musique ahane lourdement, une voix conte leurs tourments et leurs souffrances, horreur à l’état pur, musique grandiloquente, la caravane humaine passe devant nous et se perd dans le néant.

    C’est bien fait. Un seul défaut, on n’y croit pas. Normalement on devrait se cacher sous le lit et ne plus en sortir avant trois jours. Faudrait avoir une dizaine d’années et n’avoir jamais écouté ce genre de disque avant. Là on claquerait des dents toute la nuit. Hélas on a passé l’âge !

    Damie Chad.

     

    JULIE SUCHESTOW

    DANSEUSESLAMEUSERAPEUSE

    Elle dessine aussi. Je la connais depuis plus de trente ans. Sans l’avoir jamais rencontrée. Si une fois, entraperçue, échangé quelques mots dans un café bruyant. Je la suis pour ainsi dire depuis son admission au collège, très loin dans le sud. Par Luc-Olivier d’Algange et sa compagne qui était son professeur de français, tous deux ne tarissaient pas d’éloges sur sa personnalité. Le monde est plus petit que l’on ne croit. Au détour d’une conversation avec Patrick Geffroy Yorffreg – voir la livraison 532 du 02 / 12 / 2021  consacrée à quelques-unes de ses vidéos musicales - et Léa Ciari – la livraison 534 du 16 / 12 /21 présente quinze de ses peintures – apparaît le nom de Julie Suchestow, suivi de commentaires élogieux, elle s’avère être leur nièce… N’étant ni fan de slam, ni de rap, je ne m’intéresse guère à Julie Suchestow, jusqu’à hier soir où recherchant quelques enregistrements de Patrick Geffroy Yorffreg, j’en avise un dans lequel il a rajouté sa trompette sur une vidéo de sa nièce. Je suis trahi par mon oreille, en tant que rocker j’admets la trompette-jazz, si aventureuse peut-elle être, mais le slam – j’ai fait des efforts, j’en ai même écouté en direct live au Musée Mallarmé - oui mais là c’est différent, d’abord la voix, surtout le texte, indéniablement de qualité. Aussitôt, je cherche. Et je trouve.

    DANSE

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    Julie Suchestow est danseuse. De profession. Affiliation. Modern jazz, contemporain, hip-hop. Elle donne des cours à des élèves de tout âge. Danse avec d’autres. Danse seule. Vous trouverez quelques vidéos sur son instagram au nom de junajahklame sur Instagram. N’y a pas pléthore, et elles sont dans l’ensemble très courtes. Mais cela suffit. En quelques mouvements elle résume l’âme de la danse. Saute aux yeux qu’elle n’a pas besoin de musique. Soul romantique ou funk fragmenté, tout cela n’est que de l’emballage. Un décor. Qu’elle annihile par sa seule présence. La danse est mouvement. Un paraphe sur une page blanche. La calligraphie est l’art japonais qui lui correspond le plus. Julie ne danse pas avec son corps. C’est son corps qui danse pour elle. Lorsqu’elle danse elle semble dans l’absence d’elle-même. Elle est ce point focal et aristotélicien du vide nécessaire à l’impulsion du mouvement. Elle ne dessine pas l’espace. Elle ne l’illimite pas. Au contraire elle le réduit à son corps. Elle le ramène à elle, avec cette aisance naturelle des oiseaux qui replient leurs ailes. Elle ne se pose jamais, à terre elle rampe dans sa propre immobilité. Où qu’elle soit, plus rien n’existe, elle se métamorphose en pierre   originelle. Elle réside dans le pur instant de chaque seconde éternellement détachée de la roue du temps. Elle happe le regard mais s’en moque, vestale éblouie de son seul feu intérieur, même si son corps écrit le fugace alphabet de la beauté. Sur l’ardoise du monde qu’elle efface lorsqu’elle revient parmi nous.

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    [JULIE SUCHESTOW –

    Une très courte vidéo. Visible sur Instagram. Presque rien. Des mots posés entre vertige et poésie. Julie assise en tailleur, chez elle, salon, tables rondes, coussins, belle retirée en elle-même, traversée du flow des mots qui coule de sa bouche comme s’ils ne lui appartenaient plus, une vibration venue de loin, dont elle ne serait que le vecteur. Portée par un ressac intérieur, un de ces instants où l’on ne s’appartient plus, la mer n’est jamais aussi puissante que quand elle est parcourue de frémissements tranquilles, quand la houle tangue à peine, basse profonde de la musique, elle berce et amplifie le mouvement du corps qui pourtant ne bouge qu’à peine, les mains sculptent et pétrissent la boule de l’espace qui les sépare, est-ce ainsi que prophétisait Cassandre lorsque Apollon cracha entre ses lèvres, les mots transbahutent la violence du monde, la poésie ne peut parler que de la poésie, fièvre tranquille de pythonisse, le poème déroule le rouleau de la parole, le chant sacré de la poëtesse nous rend à notre petitesse. Sublime abîme.

       - SUCHESTOW JULIE ]

    Junajah est le nom empédocléen de répulsion et de désir que s’est donnée Julie Suchestow lorsqu’elle récite, chante, clame, slame, rappe. De trop rares vidéos sont visibles sur You Tube.

    SENTIERS BATTUS / JUNAJAH

    ( Novembre 2009 / YT)

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    Ecran noir. Junajah, cheveux rejetés en arrière, robe noire, seules blancheurs les mains, le visage, le V de l’échancrure qui descend du cou en tête de vipère. Un sujet rebattu ces dernières années, pas encore d’actualité médiatique en 2009. Un long poème dans la fureur contenue des yeux d’une volonté implacable, d’une bouche affirmée qui avertit, pas de hurlement, la force émotionnelle du Dire suffit. Sous l’emprise des coups, la femme fait front, elle ne cache rien, elle fait face martelée à la situation, l’impuissance des mots, la force de la poésie. Arme blanche, laser translucide, de la dénonciation démonstrative du réel, dirigée aussi bien contre l’autre que contre ses propres faiblesses, ses propres abandons, ses propres renonciations. La mort amortie par l’espoir d’un mieux qu’elle n’espère plus, acculée contre le mur de l’incommunicabilité partagée. Un texte choc. Cinq stances entrecoupées d’un silence. Autant de rounds clos dont elle ne sort pas vainqueur. Si ce n’est que les mots sont plus puissants que les coups. Ondes de choc qui assaillent et submergent et paralysent ceux qui les écoutent et les reçoivent.

    FLEUR DU MAL / JUNAJAH

    ( Novembre 2009 / YT)

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    Vidéo sœur jumelle de la précédente. Même esthétique du dénuement. Même absence du dénouement. Tout passé est intemporel puisque inscrit dans l’éternel retour que ce soit dans la conscience, ou dans le mode d’être du déploiement du temps. Fond noir, longue blondeur de cheveux, épaules nues, bras blancs entre noir de la robe et de l’écran. Féminité attirante, phare immaculé dans la nuit. Un texte au plus près de la chair et du don et de la captivité de soi. La beauté n’est pas un bouclier. Elle appelle les gladiateurs intrusifs bien plus qu’un chant de sirène. Femme en tant que monnaie d’échange entre les hommes, elle n’a de valeur que le prix de la jouissance qu’elle suscite. Colporte toute sa vie le sentiment de s’être fait avoir, de n’avoir récolté qu’une souillure de l’âme qu’aucune eau de l’oubli n’efface. Violence des mots contre la douleur des viols qui n’ont pas fui. Aucune musique sur ces deux vidéos. La charge émotive des mots suffit. Toute implication physique entre deux êtres induit une dimension métaphysique. Lorsque l’individu qui la transcrit use des tels des entrechocs de silex, surgit la flamme De la poésie.

    IL Y A EU / JUNAJAH

    (Juin 2020 / YT )

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    Début formellement identique aux deux vidéos précédentes, réalisées plus de dix ans auparavant. Julie vêtue de noir, apparaît sur fond noir dans deux, puis trois fenêtres. Pour combler le noir spectral, au bout de quelques secondes l’on change d’esthétique, deux voix off, l’une qui slame rehaussée d’une autre  chantante qui adoucit l’amertume des paroles, musique de fond peu profonde elle gouttège et se change en eau de pluie, en eau de larmes, des images ou des scénettes aux vives couleurs chatoyantes illustrent le texte, la vie ne serait-elle pas si sombre, non les mots ne sont pas porteurs d’opacité, c’est la même histoire que la précédente certes dépourvue de toute dramatique intensité circonstancielle, mais embrumés de la grisaille de la désillusion. Sur la fin les volets noirs reviennent, sont suivis d’une image grise. Constat amer. La splendeur des occasions rêvée s’est souvent désagrégée. Le texte est en surlignage, le mieux est sans doute de fermer les yeux et d’écouter Junajah, de se laisser porter par le texte, ses images, ses métaphores, et le flow de Julie, elle ne heurte pas les vocables, elle les égrène telles des perles qu’elle expose au soleil du Dire pour qu’ils s’allument et clignotent dans la tristesse du monde.

    DU TROP PLEIN / JUNAJAH

    (Juin 2020 / YT )

    Un beau clip enté de présence féminines. Je préfère écouter le texte. L’illustration me paraît superfétatoire. Ce trop plein raconte non pas ce qu’il y a eu, mais ce qu’il y a : la vie. Avec toutes ses déceptions. Qui sont autant de pierres tombales qui ponctuent les étapes d’un combat. Ce n’est plus le bilan désabusé de la vie, mais une réflexion slamique sur l’acte poétique. Pose une question fondamentale sur les rapports entre vécu, écriture et poésie. Comment faire pour que ‘’du trop plein déborde la rime’’, pour que s’établisse une adéquation entre l’existence et les mots, que celle-ci ne mange pas ces derniers, mais que ceux-là impulsent le corps, qu’ils mènent la danse, qu’ils incendient le réel et donnent sens à ses cendres. 

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    Le flow en étrave de navire qui fend le flot. L’écriture de Junajah possède un grand avantage sur celle de nombre de slameurs. Elle possède une dimension littéraire indéniable, elle fait sens sans avoir besoin de rechercher la rime riche à tout prix, quand elle en use, elle n’en abuse pas, elle a intuitivement compris qu’il est inutile de chercher à ce qu’elle brille comme les étoiles dans le ciel – tout le monde n’est pas parnassien - car trop lumineuse elle prend l’apparence d’un clou rouillé de cercueil à moitié sorti de sa gangue de bois. Surtout ce rythme, ce phrasé qui n’appartient qu’à elle, exerçant un subtil déséquilibre entre le son et le sens, de telle manière que le Dire véhicule avant tout la pensée. La pensée et non pas les stéréotypes d’un quelconque discours idéologique. Celle du corps. Celle de l’esprit. Réunis dans le souffle.

    Damie Chad.

     

    ALL NIGHTERS

    SOUL TIME

    (Official Video / Mars 2022 / YT)

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    Nouveau clip de Soul Time, paru ce 17 mars 2022. All nighters. Toutes les nuits, danser. Tel est le mot d’ordre. Soul Time a survécu au confinement et aux interdictions des concerts. Si le rock pur et dur a toujours été une musique de cave la Northern Soul s’est épanouie dans les ambiances de fête. D’exultation, de sueurs, et de dépassement de soi dans une course éperdue jusqu’au bout de la nuit. Dans l’espoir secret qu’elle ne finisse jamais. Dans l’espérance insensée de forcer le barrage qui interdit d’entrer dans une certaine intemporalité. Evidemment au petit matin, l’on se retrouve tel qu’en soi-même mais rien n’empêche de recommencer le soir suivant. Cette vidéo d’Enzo Cassar et de Soul Time enregistrée au Seguin Sound est à regarder comme une marche à suivre, une recette de soul kitchen, une présentation de tous les ingrédients nécessaires à la réussite d’une de ses nuits blanches que l’on espère sans radieuse aurore. Sinon intérieure. N’attendez donc pas une vidéo classique avec les huit membres de Soul Time en pleine action, tournée lors d’un concert avec une foule compressée de danseurs. Donc d’abord l’instrument roi, ni un saxophone ni un trombone, non une platine qui tourne, avec un disque dessus, si possible de Soul Time, z’ensuite un petit décrochage, que viennent faire ces images de survivalistes scootérisés d’un ancien temps syxtisé, non vous n’êtes pas propulsé dans un documentaire italien sur les vespas, la voix de Lucie nous aide à raccrocher les wagons du temps, la Northern Soul est née en Angleterre, les Mods n’écoutaient pas que les Who, allaient aussi danser dans les quartiers noirs sur de la musique soûle, rajoutez un barman, un de ces héros des temps modernes, ces travailleurs de l’ombre qui ajoutent l’excitation de l’alcool à la musique, des danseurs, pas la foule, la vidéo se veut éducative, faut que l’on puisse bien voir, retour sur les Vulcan Scooter Riders, clin d’œil amusé sur le plus célèbre passage piéton d’Angleterre, au cas où vous vous laisseriez entraîner dans une fasse direction, ne suffit pas de traverser la route pour trouver de la bonne musique. Descendez l’escalier, c’est en bas, les images ralentissent et semblent se fluidifier preuve que vous entrez dans une nouvelle dimension. Cachet administratif faisant foi de votre bienvenue au club, le coup de tampon que vous recevez sur le poignet en guise de sésame, et la danse, la danse, la danse, les spots qui vous glissent sur vous, vous encerclent une seconde dans le halo de célébrité, puis s’échappent. Dans la pénombre chacun devient son propre roi, tente des poses effigiques d’un instant, n’offre aux autres qu’un instantané iconique ou acrobatique de soi, l’on tourne sur soi-même en électron libre dans une masse de corps humains qui semblent soudés à jamais en une sorte de transe collective. Le diamant termine sa course dans le sillon, le disque s’arrête. Le clip aussi. Un conseil, play loud, si vous désirez vous reposer sur un lit rythmique de cuivres, ensorcelés par la voix de Lucie.

    Damie Chad.