Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

CHRONIQUES DE POURPRE - Page 122

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 37

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 037 / Janvier 2017

    HEIDEGGER

     

    HANNAH ARENDT ET MARTIN HEIDEGGER

    HISTOIRE D'UN AMOUR

    ANTONIA GRUNENBERG

    ( Trad : CEDRIC COHEN SKALLI )

     

    L'on a renversé de tels tombeaux d'injures sur Martin Heidegger et tellement porté aux nues l'œuvre d'Hannah Arendt que j'ai hésité avant de me lancer dans la lecture de cet ouvrage. Un auteur n'est certes pas responsable de son lectorat, mais cette gauche bien-pensante et démocrate opposée à tout changement révolutionnaire du système m'horripile. Dès les premières pages je n'ai pu que rendre justice à l'impartialité d'Antonia Grunenberg. Elle n'a rédigé ni un livre à charge ou à décharge. Ni à l'encontre d'Heidegger, ni en faveur d'Harendt. Restitue les évènements dans leur contexte historique et ne porte aucun jugement moral sur la conduite ou la pensée des deux philosophes. Les faits parlent d'eux-mêmes et elle laisse à chacun la possibilité de les interpréter à la lumière de ses propres convictions ou partis-pris. Quant à l'histoire d'amour, elle n'y insiste guère. Les conjonctions érotiques de deux êtres sont des données d'évidences reptiliennes dont elle se garde bien de préjuger des pertinences occurencielles. Nous ne possédons pas encore les méthodes d'analyse élective nécessaires à leur compréhension.

    A aucun moment Antonia Grunenberg ne met en doute l'importance du travail philosophique d'Heidegger qu'elle présente comme l'une des oeuvres primordiales de son siècle. Notons toutefois qu'elle n'aborde que très peu le second Heiddeger, celui du retour aux Grecs. Alors que tout l'itinéraire philosophique d'Arendt est explicité du début à la fin. Mais le livre est assez intelligemment construit pour que cette dissemblance de traitement ne nous apparaisse pas comme une injustice patentée.

    A. Grunenberg commence par exposer la dichotomie constitutive du déploiement de la culture allemande : deux composantes : une élite d'origine germanique, une élite d'origine juive. L'on se respecte, l'on se tolère, l'on tente de vivre en bonne intelligence. Ce qui ne veut pas dire qu'entre soi l'on ne se jalouse point quelque peu. La réussite intellectuelle et économique des juifs n'est pas sans provoquer quelques dissentiments, mais l'on essaie de n'en rien faire paraître, même si des deux côtés l'on n'en est pas dupe. Les juifs font tous les efforts qu'il leur semble nécessaires pour s'intégrer à la nation allemande, tout en préservant leur identité. Fragile équilibre. Lorsque les problèmes économiques s'accentuent, il est facile de désigner la minorité que l'on accusera d'être responsable de tous les maux. Le populisme est une chose, le nazisme par sa volonté d'élimination physique, raciale, et rationalisée des opposants, convaincus ou désignés, en est une autre.

    Le professeur Heidegger connut toutes les vicissitudes que rencontre une carrière universitaire. L'alma mater est un panier de crabes. Lieu de pouvoir et de prébendes honorifiques. Les postes sont peu nombreux et les promotions fondées davantage sur le copinage que sur le talent. Après la publication d'Être et Temps, Heidegger obtient ce qu'il désire. Mais le succès est un alcool redoutable. Se sent désormais capable d'infléchir la vocation des universités à la formation d'une élite intellectuelle triée sur le volet. C'est un rêve inatteignable, qui ne correspond pas aux nécessités de massification des formations estudiantines. L'industrialisation moderne et galopante a besoin de cadres techniques, point de penseurs de pointe. Notre philosophe se laisse prendre aux sirènes du parti nazi, celui-ci ne claironne-t-il pas son désir de régénérescence de la patrie allemande ? Tomber dans un piège aussi grossier est déplorable, l'on s'attendrait à ce que le maître de l'herméneutique des textes les plus abstrus de la philosophie occidentale, sache au moins lire entre les lignes d'une proclamation électorale. Adhésion au parti nazi, nomination au poste de recteur, désillusion rapide. Ne faudra que quelques mois à Heidegger pour comprendre qu'il s'est fourvoyé. Se retire très vite, mais le mal est fait. Surtout qu'il ne s'est en rien opposé aux diverses vexations et interdictions dont sous sa juridiction sont victimes étudiants et collègues juifs, notamment son ami Karl Jasper et son maître Edmond Husserl. Attitude peu glorieuse. Entre en résistance en mettant au programme de ses séminaires l'étude de la pensée de Nietzsche afin de la dégager de l'utilisation qu'en font les nazis. Acte d'une portée si maigrement symbolique et de si peu d'efficience que les sbires d'Hitler le laisseront vaquer tranquillement à ses chères études jusqu'aux temps de leur défaite... Juste retour du bâton, les commissions de dénazification lui interdiront d'enseigner durant plusieurs années. Notons que ses collègues agissent souvent davantage poussés par des ressentiments personnels et carriéristes que par convictions idéologiques, même si celles-ci leur permettent d'avancer masqués.

    Hannah Arendt s'est réfugiée aux Etats-Unis. Elle retrouve à New York toute la diaspora juive en exil forcé. Cette intelligentsia est traversée par deux forts courants superficiellement en opposition mais de fait convergents et complémentaires : les pragmatiques qui œuvrent pour la création d'un Etat juif en Palestine, et les cérébraux qui tournent en rond en leur judéité pour parvenir à définir l'identité nombriliste juive. Arendt ne choisit pas entre les deux, se livre à du cabotage. Notons qu'elle est partisane d'un état mixte – juif et palestinien – mais le triomphe des sionistes purs et durs relèguera cette solution au rang des utopies... Son cheval de bataille sera l'analyse critique des états totalitaires. En ces temps de guerre froide elle cloue au piloris avec une égale rudesse, et le nazisme, et le communisme. Ne reste donc plus que la troisième alternative, la démocratie. Bienvenue au pays de l'oncle Sam, cela elle ne le dit pas, c'est nous qui l'ajoutons, car nous avons mauvais esprit.

    Ce qui choque un peu nombre de nos contemporains c'est qu'à partir des années cinquante, Hannah Arendt, chantre de la démocratie libérale, renoue contact avec ce vieux nazi de Martin Heidegger. Kolossale contradiction dialectique ! Les relations entre les deux anciens amants n'atteindront jamais les températures les plus brûlantes. Se respectent, mais ne s'aiment plus. Aujourd'hui la mort les sépare peut-être moins que la vie, le combat aura cessé faute de combattants. Le livre aussi.

    Ce livre d'historiographie philosophique est terriblement d'actualité. L'on s'aperçoit que ce ressassement incessant de l'identité juive dont à longueur d'années sur les média nationaux, intellectuels, écrivains et artistes d'origine juive se complaisent à nous entretenir, vient de loin. C'est un héritage des milieux sionistes du dix-neuvième siècle, l'est basé sur le combat pour l'acquisition et puis l'appropriation ad vitam aeternam d'une terre juive. Il s'agit d'un brouillage idéologique destiné à faire oublier les spoliations territoriales dont les palestiniens furent, et sont encore de nos jours, victimes. Le mécanisme est d'une extrême simplicité : il suffit de se prévaloir des injustices et des criminelles épreuves subies au cours de la récente Histoire pour s'exonérer de toutes les défaillances éthiques et exactions physiques que l'on est en train de commettre. En toute connaissance de cause. En toute conscience.

    De même la passation sous silence – que nous avons évoqué au début de notre chronique - de l'entreprise heideggerienne de retour aux Grecs s'inscrit dans une logique politique des plus précises. Ce que l'on reproche sans l'avouer à Heidegger – nous parlons ici du penseur et non de l'individu – ce ne sont pas ses stupides et rapides accointances avec le régime nazi, c'est la radicalité de sa pensée qui opère une ablation de tout l'apport religieux christo-monothéiste emmené par la chrétienté. Débarrasse l'arbre de la philosophie de ses parasites qui l'étouffaient depuis des siècles. Heidegger ne prépare pas tant la venue de l'Être – ce qui devrait ravir tous les monothéistes conséquents avec leur propre pensée - qu'il n'ouvre la voie à un nouvel déploiement révolutionnaire de l'Imperium. Et cela ne lui sera jamais pardonné.

    La résurgence des intégrismes, juifs, chrétiens et musulmans n'est pas dû au hasard. Ce sont des glacis de protection idéologique que le marché libéral suscite pour détourner la colère des peuples. Le capitalisme est à bout de souffle. Son économie triomphe partout, ses capacités de nuisance militaires sont énormes mais son aura recule dans la tête des gens qui lui doivent obéissance. Est encore assez fort pour fournir aux révoltes naissantes des produits de détournement et de substitution. Ne cherche plus la nouveauté, ou l'originalité, réactive les vieilles lunes religieuses qui l'ont tant aidé durant des siècles. Remisées durant des lustres, elles ont acquis l'attrait non négligeable du neuf. Faut voir comment individus et partis politiques s'y ruent dessus. Deviennent des objets de soumission sociale, explosifs et incapacitants quant aux libertés de pensée et d'action.

    Par ce qu'il dit, par ce qu'il ne dit pas, ce livre est riche d'enseignement. Beaucoup plus que son auteur a dû le penser. C'est lorsqu'une pensée est actée par celle des autres et mise en relation avec les évènements du monde qu'elle acquiert sa totale signifiance.

    André Murcie. / Septembre 2015.



    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    SAINT AUGUSTIN.

    LA PASSION DE LA PHILOSOPHIE.

    In LE MAGAZINE LITTERAIRE N° 439. Février 2005.

    JEAN-CLAUDE ESLIN. LAURENT GERBIER. LUCIEN JERPHAGNON. SERGE LANCEL. JEAN-MARIE SALAMITA. PIERRE-EMMANUEL DAUZAT. LAURENCE DEVILLERS. GOULVEN MADEC. THOMAS BENATOUIL. ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC. DIDIER OTTAVIANI. LAURENT GERBIER. PIERRE-MARC DE BIASI. MICHEL SENELLART. DAVID RABOUIN. BENOZZO GOZZOLI.

     

    D’abord nos félicitations à David Rabouin qui fut le maître d’œuvre de ce dossier sur Saint-Augustin. Nous n’avons que très rarement feuilleté un cahier du Magazine Littéraire consacré à un auteur, fait avec autant d’intelligence et de science.

    A en croire l’éditorial de Jean-Louis Hue, Saint-Augustin serait à la mode, jusqu’à Gérard Depardieu qui éprouva l’intense besoin de lire en public Les Confessions. Il en faut pour tous les goûts, plus surprenant tout de même Lucien Jephagnon qui vient de travailler dix longues années à l’édition de ses œuvres dans La Pléïade : avoir été le biographe de Julien et finir en faisant allégeance à l’un des esprits les plus sectaires du christianisme, n’est-ce pas une des formes les plus abjectes du reniement de Saint Pierre !

    Né en 354, mort en 430, Saint Augustin illustre à merveille la trajectoire de ces générations qui, en toute connaissance de cause, optèrent de manière délibérée pour le christianisme. Certes les circonstances plaident quelque peu en leur faveur : il n’y avait nul besoin d’être un fin politologue pour pressentir l’imminence de la catastrophe : l’Empire vivait ses derniers jours. Et même si sa coquille vide devait survivre encore plus d’un siècle, il était en fait déjà mort, enseveli dans les lambeaux de pourpre dont on recouvrit le corps exsangue de Julien…

    Le cas de Saint-Augustin est d’autant plus urticant qu’il ne s’agit pas d’un pauvre plébéien affranchi qui aurait profité de l’opportunité du déploiement de la nouvelle religion pour se tailler une place au soleil dans la société en formation, mais bel et bien un membre de l’élite provinciale, un intellectuel de haut niveau, frotté de philosophie grecque et devenu maître en l’usage de la rhétorique, qui passa avec ces armes et bagages là, dans le camp de l’ennemi.

    Il ne suffit pas de lire pour comprendre. Esprit inquiet et religieux Augustin ne manqua pas d’interpréter la théorie platonicienne du beau, du bon et du juste ainsi que le recouvrement des hypostases plotiniennes sous leurs formes les plus grossières. Alors que les sages antiques exigent que l’on s’élève vers une certaine pureté conceptuelle, comme nombre de ses contemporains, Augustin recherchait sans en avoir conscience les dures figures de bois des vieilles représentations populaires et idolastriques les plus sensibles : trop cultivés pour se prosterner devant des statues de pierre, ces hommes qui vivaient dans des temps de déréliction sans fin, se raccrochèrent aux poupées intellectuelles du Dieu unique à grande barbe, inséparable de son fils chéri et de toute la sainte famille… La fameuse querelle iconoclastique qui plus tard sévit à Byzance provient en partie de cette origine clandestine de la perpétuation d’une certaine religiosité païenne dans la foi chrétienne.

    Saint Augustin était étranger à toute nos ratiocinations : il se contenta d’emprunter à Saint Paul les règles fondamentales de son enseignement. Il n’est rien de ce que Saint-Augustin ait dogmatisé qui ne soit déjà esquissé dans Les Epîtres de Paul. A la différence que là où Paul se contente de trois ou quatre paragraphes pour exposer un point de doctrine, Augustin écrit un traité de théologie à part entière. C’est avec raison que l’on considère Augustin comme le véritable fondateur du christianisme post-antique. Paul avait tracé les plans, Augustin fut le maître maçon qui éleva les murs de l’édifice idéologique de l’Eglise que nous connaissons.

    Tout ce qui nous rend la doctrine chrétienne irrecevable, Augustin l’a sciemment théorisé et dogmatisé. La notion de péché, le sentiment de culpabilité, la haine de la sensualité, le mépris de la chair et la peur de l’acte sexuel, la grâce divine parcimonieusement distribuée sans aucune logique, l’obéissance passive et absolue aux commandements de l’Eglise, bref l’héritage le plus nauséabond de la culture occidentale procède de l’œuvre de notre docteur séraphitus.

    Il est amusant de voir en ce dossier comment l’on a beau virevolter autour du pot l’on en vient toujours à buter sur cette face sombre des écrits de Saint Augustin. L’on nous prévient que cet aspect doctrinal qui risque de choquer nos mentalités d’homme moderne est à replacer dans son contexte, dans son époque, qu’il ne faut pas céder aux répulsions de notre sensibilité actuelle. Mais à peine a-t-on tourné la page de l’article qui tentait de nous rassurer sur tel ou tel aspect de la pensée augustinienne que nous nous apercevons que la contribution suivante traite de la même problématique entrevue sous le plan d’une aporie indépassable et… incontournable.

    Il est facile d’entrevoir que le livre sur lequel s’assoit la vogue de Saint Augustin ces dernières années n’est autre que Les Confessions qui raconte le long cheminement de son auteur vers sa conversion. En d’autres termes le lecteur moderne privilégie l’ Augustin païen au Saint catholique qu’il deviendra !

    Pour nous nous préférons nous attarder sur La Cité de Dieu. Un événement impensable est à l’origine de l’ouvrage : la prise de Rome par les troupes d’Alaric en 410. Nous ne reviendrons pas sur les très lourdes responsabilités du Pape et des chrétiens de l’Urbs dans cette incroyable reddition qui ébranla avant tout les consciences chrétiennes. Privé du bouclier protecteur de l’Imperium qu’elle avait mis tant de hargne à abattre, la civilisation chrétienne s’apercevait tout à coup qu’elle aussi était mortelle. Ce fut un coup de tonnerre, un éclair luminescent qui posait le problème dans toute son acuité pragmatique. Plus question d’espérer en la Jérusalem Céleste apocalyptique ; car si l’apocalypse était bien au rendez-vous, le glorieux rempart des 144 000 pierres vivantes ne s’était pas interposé pour abriter le troupeau des fidèles apeurés...

    Comme pour mieux enfoncer le clou de la croix, quelques semaines après la mort d’Augustin, les Vandales s’empareront de sa bonne ville d’Hippone dont il était l’évêque. La cité de dieu n’était pas plus sur la terre que dans les cieux. En déchirant le manteau de pourpre de l’Imperium, les chrétiens étaient devenus les orphelins de leur propre dieu !

    L’on comprend mieux pourquoi au fondement de la foi augustinienne nous rencontrons, humaine surprise, le cogito cartésien. Sans nul doute la seule chose que je puisse croire, si je me trompe en ma croyance, c’est que le chrétien ne doute pas qu’il croit.

    ( 2006 / in Quia absurdum est )

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 36

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 036 / Janvier 2017

    NIETZSCHE

     

    MISERE DU NIETZSCHEISME DE GAUCHE

    DE GEORGES BATAILLE A MICHEL ONFRAY

    AYMERIC PLANVILLE

    ( Editions ADEN / 2007 )

     

    Beaucoup de gens que nous n’aimons pas en prennent pour leur grade. Ce qui est toujours agréable. Et d’autant plus savoureux que nous ne partageons point les prolégomènes pensitifs de l’auteur. Qui ne se cache point et avance à visage découvert. Méthode simple mais efficace. Consiste à mettre le nez de ses ennemis dans leur caca. Sans prendre de gants, car en philosophie il ne faut point s’abîmer en précautions par trop oratoires. Aymeric Manville use d’un style direct et franc du collier ( étrangleur ) qui n’est pas sans rappeler la brutale écriture méchamment ironique de Nietzsche. Un compliment, nous soupçonnons qu’il ne l’appréciera pas à sa juste valeur.

    Parle en marxiste convaincu. S’en tient aux faits et au sens littéral des textes. Appelle un chat un chat, et Nietzsche un fachiste. Pour être historialement plus précis, un précurseur, un fondateur, un pré-théoricien du fascisme, en avance de quelques décennies sur son temps. Le range définitivement comme un idéologue d’extrême-droite. Affaire classée, circulez il n’y a plus rien à ajouter.

    Le scandale éclate toujours là où on l’attend le moins. Ne voila-t-il pas que depuis le reflux des troupes allemandes du sol national à la fin de la deuxième guerre mondiale, Nietzsche est en odeur de sainteté - non pas chez les nostalgiques de l’Occupation - mais dans l’intelligentsia de la gauche française. C’est toujours chez l’ennemi que l’on trouve les meilleurs arguments à son encontre. Aymeric n’est pas avare de citations accablantes : ces beaux messieurs de gauche peuvent s’adonner à toutes les circonvolutions de pensée les plus inimaginables - en fait le plus souvent ils se contentent de passer sous silence des pans entiers de l’œuvre - pour nous présenter le solitaire d’Engadine comme le grand libérateur des époques à venir. Un casseur de dogmes, un destructeur de certitudes, la danse échevelée et le rire tonitruant du marteau prophétique d’une aurore nouvelle débarrassée de toutes superstitions religieuses et philosophiques.

    Aymeric Manville retrace la généalogie de l’accueil de la pensée nietzschéenne par la gauche française, remonte au début du vingtième siècle mais s’attarde plus volontiers sur les épouvantails post-soixante-huitards et actuels qui l’insupportent le plus. Citons-les : Foucault, Derrida, Deleuze, Onfray. Là encore il emploie la même méthode des citations explicites qui lui a si bien réussi pour schématiser l’obscurantisme, l’eugénisme, l’antisémitisme, l’esclavagisme, froidement revendiqués par les textes de Nietzsche.

    N’en fait point une querelle d’interprétation plus ou moins douteuses ou fumeuses. Ces revendications ne sont pas dues à une lecture par trop hâtive ou par trop superficielle. Sont le résultat d’une stratégie mûrement réfléchie. D’un côté nos penseurs se décernent un brevet de courage intellectuel dépourvu de tout a-priori et de subtilité philosophique sans égal. Osent se confronter avec la pensée la plus vénéneuse, et s’en réclamer. En dévoilent des fins dernières des plus surprenantes et des plus rassurantes. Vous repeignent d’un blanc limpide le mouton noir qui faisait tache dans le troupeau. Mais en réalité, s’ils portent Nietzsche au pinacle c’est pour occulter Marx. Celui-ci les gêne : le marxouin est pour la lutte des classes et il n’hésite pas à affirmer que celle-ci passe par la violence. Quelle barbarie dérangeante ! Nos intellectuels de gauche patentés ont tous fait allégeance au système libéral. Se présentent comme des progressistes purs et durs mais ne sont au mieux que des réformateurs. Sûr que dans les années soixante-dix l’était de bon ton de se gargariser d’un positionnement gauchiste des plus tonitruants. Si vous désirez vendre votre production, allez dans le sens des goûts du public. Mais dès la percée triomphatrice de l’idéologie libérale dans les terribles eighties, nos libres penseurs changèrent le fusil d’épaule. Les chiens ont du flair, reconnaissent toujours le maître qui leur lancera les plus gros os à moelle à sucer.

    Reste que si nous partageons allègrement les positions d’Aymeric Manville - surtout envers Foucault, Deleuze et Derrida, Onfray étant un simple vulgarisateur qui ne mérite point tant d’honneur - nous sommes étonnés de l’importance qu’il accorde à l’auteur de Zarathoustra. Certes beaucoup s’en réclament. Mais beaucoup plus s’en démarquent. Aymeric Manville cite lui-même l’opuscule Pourquoi Nous ne Sommes pas Nietzschéens, qui traduit la méfiance instinctive de nombreux penseurs envers son œuvre. La même qu’ils prodiguent à celle de Marx. Et pour terminer la liste nous n’oublierons pas de citer la campagne d’ostracisme contre Heidegger. En fait, ce ne sont point les contenus intrinsèques de ces œuvres qui dérangent. Mais leur hauteur et leur exigence de pensée. A proprement parler leur inscription dans une tradition culturelle typiquement occidentale qui tire son origine en la relecture des sophistes grecs par Platon. Un cheminement des plus tortueux, plein de régressions et de rebondissements qui délimite toutefois, non sans atermoiements et retours, une coupure franche, claire, nette, et précise entre la croyance religieuse et la pensée ( dite philosophique ).

    Certes l’on peut trouver bien des scories en ces œuvres. Et même dans l’existence pas toujours philosophiquement et glorieusement exemplaire de leurs géniteurs si l’on veut s’amuser à ce petit jeu. Nous remarquons que dans son opuscule Aymeric Manville n’en dénonce aucune chez son champion, pourtant rien que la prétention scientifique de ses analyses nous paraît être une chrétienne résurgence du droit divin de la parole qui se proclame Verbe, alors qu’elle est en train de passer par une des phases de son énonciation souveraine des plus verbeuses.

    Ce n’est tout de même pas un hasard si notre époque se revendique de philosophes à la petite semaine, Jacques Ellul par exemple - passons sous silence les chantres démocratiques Alain, Camus, Tocqueville - on nous le présente comme un théoricien éclairé et éclairant de l’écologie. Pourquoi pas ? Son souci écologique transparaît en son œuvre avec toutefois en filigrane une postulation des plus christologiques qui saute aux yeux de ceux qui possèdent quelque flair ! Le retour du religieux est parfois plus subtil, et d’autant plus dangereux car prenant son origine à l’intérieur même de notre pensée fondatrice que le port ostentatoire de la burqa dans nos quartiers. Ce dernier n’étant que la résultante démissionnaire de celui-ci.

    Notre époque se complaît dans le philosophiquement minuscule. Pas de vague, pas de confrontation agonale, la paix des lâches à tout prix, c’est ceci que l’on appelle le politiquement correct que l’on ferait mieux de surnommer l’incorrectement économique, car la valeur non pas d’échange mais de confiscation prime sur l’existence. Pour la petite histoire rappelons que pour Nietzsche l’érection de toute valeur est l’essence même du nihilisme. L’on pense petit car l’on ne cherche plus à renverser le Système Etatico-Libéral auquel on a fait allégeance mais à trouver des lots de consolation, des combines compensatoires d’adaptation qui préservent pour un temps - ne serait-ce que très court - notre paresse, notre tranquillité, nos privilèges ( car c’est ainsi que désormais l’on présente les gains de nos anciens combats, de nos vieilles victoires ). Nietzsche nous donne un influx nécessaire et précieux. L’urgence de la fondation intempestive d’une grande pensée.

    Pour Aymeric Manville il semble que celle-ci existe déjà. Il est sûr que le marxisme reste un indispensable outil d’analyse critique. Mais pratiquement deux siècles après son apparition, il est manifeste qu’il n’a pas suffi à transformer le monde à sa juste mesure. La pensée de Nietzsche non plus d’ailleurs. Révérons les anciennes toges, mais il est inutile de s’en draper encore une fois. Il nous reste encore à forger le futur trident de Poseidon, l’ébranleur sauvage, le branleur fou, de notre humanité.

    André Murcie.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    SUR LE BEAU.

    PLOTIN.

    Traduction de Jérôme Laurent.

    In Sur le beau et Autres Traités.

    Le Monde de la philosophie.

    450 pp. FLAMMARION.

     

    Aussi étrange que cela puisse paraître nous n'avons encore jamais consacré une seule livraison de Littera Incitatus à Plotin. Lorsque, comme nous, l'on se réclame de Julien l'on se devrait de faire tout de même un petit effort envers les néo-platoniciens !

    Certes Plotin reste le mal-aimé de la philosophie grecque. Ces dernières années on lui a même préféré Proclus, insidieuse manière de rejeter dans l'ombre encore plus le maître antique de la renaissance platonicienne de la pensée grecque. Il est vrai que l'on a toujours eu une super bonne raison ( toute trouvée depuis au moins dix-huit siècles ) pour n'accorder à l'auteur des Ennéades qu'une déférente relégation dans l'île des bienheureux philosophes, pas méchants pour un sou mais tellement barbants que l'on préfère les laisser dans une prudente solitude. Plotin serait un auteur difficile.

    Rendons justice à nos ennemis : les traités de Plotin ont un aspect beaucoup plus théorique que ceux de Platon. Non seulement on n'y dialogue guère, même si l'on peut s'y livrer à un jeu de questions-réponses toute théoriques, mais en plus il y manque la goguenardise du personnage de Socrate à qui Platon confie quelque peu le rôle du bouffon de la Cité Idéale. Chez Plotin, pas de pitre psychologique pour égayer la rigueur d'une démonstration ratiocinante.

    Les platoniciens vous diront qu'il vaut mieux s'en remettre à la forme originelle qu'à sa duplication serait-elle en or massif. A les écouter, il serait inutile de relire Plotin qui ne fait que redire d'une manière plus pédagogique les fulgurantes visions de Platon. C'est aller un peu vite en besogne. En admettant que la pensée de Plotin ne serait qu'un calque de celle de Platon, il resterait encore à s'interroger sur l'intrinséquité de deux mondes historiaux qui auraient engendré à huit siècles de distance deux pensées identiques.

    Platon court vers l'unité primordiale. Est-il nécessaire de rappeler qu'il écrit dans une Grèce morcelée qui ne parvient pas à s'unifier sous la férule d'une seule cité. La pensée de Platon est une courbe qui monte et tente de s'élever vers le ciel antérieur. Hyperbole surgis-tu de ma mémoire nous confirme Mallarmé dans un très subtil et ironique démarquage poétique de la volition du Maître.

    Platon est venu au monde un peu trop tôt. C'est son élève Aristote qui aura l'occasion de réfléchir quant à l'unification expérimentale de la Grèce des Cités sous la férule royale d'Alexandre. De même il partira trop tôt, sans avoir eu le temps de parachever les Lois le traité suprême censé codifier les règles qui permettraient de réussir l'impossible gageure du gouvernement idéal. Nous pouvons nous consoler en remarquant qu'en ajoutant au philosophe platonicien le monarque macédonien, l'on obtiendrait la parfaite synthèse du philosophe-roi...

    A l'inverse, Plotin serait venu au monde un peu trop tard. Un sort facétieux en a fait le compagnon de l'Empereur. Mais à une époque où l'Empire se délite. Ses célèbres hypostases sont à entrevoir comme autant de descentes de l'âme du monde en le monde, comme si l'âme du monde devait renoncer à son âme pour garder son monde. Jeu de dupe, évidemment. En renonçant à sa propre immatérialité l'Un plotinicien se fragmente dans le multiple. Le moteur immobile aristotélicien se voit soumis à l'entropie généralisée de tout mouvement.

    L'Hypostase plotinicienne est une nécessité logique : si vous posez l'Un comme l'Inatteignable par nature, il faut bien que vous opériez une réduction tant soit peu ontologique – et d'autant plus ontologique que l'Être est en-deçà de l'Un – qui vous ramène tant soit peu sur le plancher des vaches, ou des êtres pensants si à un niveau infraphysique la concomitance des placides ruminants qui s'en viennent brouter la même herbe êtrale que vous, vous chagrine.

    Reste une faille dans le système. Si l'Un est inatteignable, comment se fait-il que vous en ayez comme une sorte de prescience. Un peu cachottier notre Un, comme une gente dame calfeutrée dans le mystère de sa beauté mais qui se démène toutefois assez – l'on ne sait top comment – pour que l'on ait la révélation de sa présence cachée en sa tour d'ivoire invisible aux simples chevaliers mortels que nous sommes.

    Les religions révélées n'y vont pas par quatre chemins, leur dieu se débrouille pour envoyer un prophète apporter la bonne nouvelle à quelques élus chargés de la répandre à travers le monde. Le dieu chrétien se dérange lui-même. Plus tard l'on calculera qu'il a laissé 66, 6 % ( serait-ce cela le fameux chiffre de la Bête ) de sa présence dans son placard demeurial dans lequel il s'était condamné tout seul au pain sec et à l'eau ( venu sur terre et en appréciant un peu trop les fruits de cette dernière l'on raconte qu'il aurait amélioré son régime en changeant l'eau en vin ). Mais il lui serait arrivé la même mésaventure qu'aux martiens de H. G. Wells, il aurait contracté un virus qui l'aurait cloué sur son lit de mort, après quoi, un peu vexé sur un dernier «  nique ma mère ! » il serait reparti d'où il était venu en nous laissant en otage la sainte vierge, blanc témoignage de sa sainte verge. Bref ces Dieux uniques et inconnaissables jouent en quelque sorte à cache-cache, voire à ni-vu mais-un-peu- connu, avec notre trop crédule race humaine.

    Ne riez pas s'il vous plaît car notre propos est des plus sérieux. N'oubliez jamais que comme pour les rois de France c'est l'Eglise qui s'est chargé de transmettre la réputation des philosophes à la postérité. Elle a commencé par envoyer à la déchiqueteuse les manuscrits de nos présocratiques par trop mécréants. Ensuite elle a fait son miel de Plotin. Elle l'a beaucoup pillé. Nous avancerons même que c'est la lecture de Plotin qui a permis aux Pères de l'Eglise de mieux entendre Platon et d'entrevoir tout le parti qu'ils pourraient tirer de ce vieux païen.

    C'est que l'ancienneté de Platon ne présentait que des avantages. Se réclamer de Platon ne serait-ce qu'en filigrane c'était adresser un superbe clin d'oeil aux élites païennes. Regardez, nous ne sommes pas aussi différents de vous qu'il le paraîtrait, nous aussi nous nous abreuvons aux miel de l'Hymette. Nous sommes faits pour nous entendre. Nous partageons les mêmes valeurs.

    Il était difficile de jouer les mêmes cartes avec la pensée plotinicienne. C'est que celle-ci fondait le substrat théorique du clan des Hellènes. Toute la mouvance païenne qui à différents degrés s'opposait à la main-mise culturelle de l'Eglise sur l'éducation et la pensée se réclamait de Plotin. Pour ceux qui ne l'avaient pas lu comme pour ceux qui se sentaient en désaccord profond avec de telles vues, Plotin était tout de même une synthèse intellectuelle capable à elle seule de rivaliser avec toute la doxa christologique. Le paganisme n'était pas condamné par l'Histoire puisqu'il était capable d'atteindre encore à de si vastes développements.

    Mais ce n'était pas cela qui effrayait l'Eglise. L'Eglise n'avait pas peur du ver rongeur du scepticisme ou du dragon destructeur de l'athéisme. Le danger principal ne résidait pas en les fortes têtes, très minoritaires en ces temps troublés. La pensée de Plotin irradiait les sectes gnostiques. L'époque n'était guère raisonnable. La montée de l'infantilisme chrétien en est la preuve, la plus irrécusable. Or de par leur démesure délirante les sectes gnostiques inquiétaient l'Eglise. La menace résidait dans cet excès, cette exubérance quasi-charismatique des cérémonies sectaires. Au baiser de paix échangé par les fidèles à la fin de l'homélie hebdomadaire il était dangereux que les larges masses incultes ne préférassent les orgies spermatiques des initiés gnostiques...

    La pensée de Plotin n'est guère gnostique. C'est le christianisme qui possède en lui-même les ferments manichéens d'un Dieu prisonnier de son incarnation terrestre. Toute l'outrance satanique gnostique prend sa source dans l'eschatologie chrétienne. C'est à cet alcool un peu trop fort que les penseurs gnostiques mêlèrent le liquide bienfaisant de la pensée plotinienne. Un peu comme l'eau que l'on verse dans l'anisette, non pour en noyer les parfums trop violents, mais pour en stabiliser la puissance des arômes.

    L'on est surtout ce que les autres font de nous. Plotin était un philosophe des plus académiques, mais toute une partie de son lectorat dévoya le sens de son oeuvre, l'infléchissant selon une vision utilitariste. De l'hypostase de nombreux disciples passèrent à l'hyposextase. Ils commirent cette inflexion – très incarnatoire lorsque l'on y songe – dans le but hédoniste de se faire du bien. Hélas, le mal était fait. L'Eglise se hâtera d'entourer l'oeuvre de Plotin d'une double haie épineuse de patenôtres dilatoires. Plotin, mais c'est très bien, un peu difficile toutefois, dans le même genre d'idées il est plus agréable de lire Platon... il faudra attendre la renaissance italienne pour que que l'on redécouvre Plotin.

     

    Pour revenir au traité en question, nous dirons que Plotin, c'est très beau.

    André Murcie.

    PS : Comment de l'Un passe-t-on au deux. En théorie le problème est insoluble, mais il doit bien exister une solution puisque en pratique il existe si je peux encore m'aventurer à décréter la multiplicité des objets qui m'entourent, je ne peux tenir que pour certain la présence d'un certain nombre.

    Il est une échappatoire très facile à une telle question. Il est impossible d'aller de l'Un au deux pour la simple et bonne raison que l'Un n'existe pas. Je ne peux pas plus remonter du Deux au Un que descendre du Un au Deux puisque la multiplicité du monde induit l'inexistence de l'Unicité. Mais alors je reste bloqué en la seule multiplicité, incapable que je suis de voyager au travers de celle-ci, de me déplacer d'un objet à un autre. En fait ma multiplicité se réduit à sa seule unité. Nous retombons dans la sphère parménidienne dans laquelle je ne peux vraiment me déplacer. Et pourtant l'expérience de la concrétude objectale de la diversité de la multiplicité s'impose expérimentalement à moi avec la force de Socrate se mettant à marcher devant Zénon pour infirmer sa thèse achilléenne.

    L'unicité du multiple est la seule condition qui empêche l'identité remarquable du Un et du Multiple. Le Multiple existe parce qu'il englobe l'unicité. Contrairement à ce que propose Plotin, les parties contiennent le tout. Plotin – comme tous les philosophes grecs qui travaillent avec des concepts d'une indépassable évidence du genre le lourd est plus lourd que le léger ou que le contenant contient le contenu– ne peut admettre que la réalité des choses puisse parfois différer. Alors que lui-même explique que si l'âme qui habite mon corps est séparée de l'Âme elle est aussi en même temps cette Âme-là. Il ne parle pas d'une participation à deux réalités distinctes mais d'une même réalité qui participerait par deux-fois à elle-même, ce qui revient à rejeter le principe aristotélicien qu'une chose ne peut être ici et ailleurs en le même moment alors qu'il assoit toute sa physique sur ce même principe.

    Ce tour de passe-passe antithétique n'est possible que par un léger glissement sémantique. Tout comme pour les chrétiens la sainte vierge se retrouve enceinte des oeuvres de Dieu, il institue que tout objet parfait de par sa propre unicité – et sa perfection réside en son unicité – donne naissance à un autre objet parfait, similaire à lui comme une goutte d'eau à une autre, mais toutefois différent puisqu'il contient l'unicité de sa perfection. Et le tour est joué, l'Un engendre l'Unicité, unicité qui se retrouve jusque dans la nature de toute chose. Extraordinaire descente hypostatique qui n'est pas s'en rappeler la démarche de Spinoza qui naturalise le vieux dieu de la Bible dans la concrétude de la nature.

    Si la première mamelle de la pensée de Plotin s'appelle unicité – remarquons qu'ainsi il se débarrasse du meurtre du père platonicien en accomplissant sur Platon ce que Platon n'a jamais réussi à faire sur Parménide. Car Platon n'arrive à prouver le deux qu'en laissant survivre l'Autre. Qui est et qui n'est pas en même-temps. Plus besoin de s'interroger sur l'être du non-être il suffit de donner à chacun des deux enfants son bout de chocolat unicité pour que tous deux puissent être comme ils l'entendent, serait-ce même selon la modalité du non-être. Un peu comme la lumière d'Einstein qui est tour à tour et en même temps onde et photon. Mais les grecs sont encore plus retors que le grand Albert. Chez eux la lumière est et n'est pas en même temps. Prodigieuse manière de court-circuiter le dieu de la Bible qui sépare la lumière de l'obscurité un peu platement, se contentant de mettre de l'ordre dans l'univers, alors que nos physiciens grecs s'acharnent à le rendre intelligible. C'est-à-dire modelable à merci et à foison par l'esprit humain.

    L'unité de chaque chose est constitutive de la chose mais point inhérente à elle-même. Chose et unicité sont distinctes. L'Un refile sont unicité en douce un peu comme un sceau dont une fabrique marque les marchandises dont elle fait le commerce. Estampillage gratuit mais lourd de conséquence. Le monde de Plotin est bien un Univers et pour jouer sur les mots l'on devrait dire un versuni.

    Se pose à nous le problème du polythéisme plotinicien. La présence souterraine du Un partout et divisible pourrait être interprété comme un monothéisme sous-jaccent. Mais ce Un qui de par son unicité fonde la diversité du multiple est un principe que l'on pourrait définir comme une garantie polythéique.

    L'Eglise ne s'y est pas trompée : certes elle a fait semblant d'entendre comme allant de soi l'inscription monothéique de la pensée de Plotin, mais elle n'est pas restée dupe. La couleur du monothéisme, l'apparence du monothéisme, mais ce n'est pas du monothéisme. La mise sous boisseau de l'oeuvre de Plotin n'est pas due à un simple ressentiment. C'est que la multiplicité de Plotin n'est pas fondée sur l'Un, l'Un est plutôt le garant de la multiplicité.

    Il suffit d'inverser le raisonnement – nous ne sommes décidément pas très loin de Spinoza – le multiple, de par sa multiplicité fonde l'unicité de chacun des objets, et c'est de cette manipulation intellectuelle que l'on tire l'Idée de l'Un. C'est bien le Multiple qui devient le garant du principe unitaire de l'Un.

    La pensée de Plotin qu'une doxa infra-christologique plus ou moins inconsciente – car l'on se doit au début de toute entreprise de pensée faire tabula rasa de toute l'historicité chrétienne de la construction philosophique occidentale - présente comme un monothéisme païen – cet oxymore sous-entendant un déni de son paganisme – est à considérer à l'inverse comme l'escalier qui ramène l'idéénité de la pensée platonicienne à la pluralité paganisante.

    Evidemment, l'escalator philosophique peut-être emprunté dans les deux sens ( pour ne pas dire à contresens )...

    ( 2011 / in les Potins de Plotin)

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 35

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 035 / Janvier 2017

    NIETZSCHE

     

    PHILOSOPHIE MAGAZINE

    / H.S. 26 /

    NIETZSCHE L'ANTISYSTEME

     

    Se sont mis à quinze pour concocter le numéro hors-série d'été 2015, et encore je ne compte pas tous les textes de philosophes célèbres dont des extraits soutiennent les articles proposés à notre lecture. Bien présenté, maquette aérée, des illustrations ad hoc, du beau boulot. N'y a que Nietzche qui aurait le droit de se plaindre de la cure d'amaigrissement à laquelle il a été soumis. Certes sont tous gentils avec lui, pas d'insultes, pas de condamnations définitives, on ne le traite ni de nazi, ni d'antisémite, quelques coups de griffes par ci par là, mais de chat bien élevé sur les sofas de la maison, pas de tigre altéré de sang. Un Nietzsche tout propret, dans un costume sur mesure qui lui sied à merveille, le gendre idéal. Pouvez le laisser causer tout seul et ouvrir la bouche à tout moment. N'est pas pire que l'instituteur du village aux idées avancées mais qui sait se tenir loin du précipice. Une fois que vous avez averti vos amis, pas de problème, ils guetteront même ses saillies et goûteront ses deux ou trois paradoxes aventureux, pas de quoi faire rougir la cuisinière. Un Nietzsche sur mesure que l'on a pris soin de raboter afin que rien ne dépasse. L'en devient un peu falot, et inconsistant. Un lecteur peu averti en viendra à regretter que le promeneur solitaire d'Engadine n'ait point davantage développé ses concepts et ne les ait point sagement définis et réunis en un exposé cohérent un peu plus systématique. Ça le méchant Nietzsche, même pas peur !

    Nous font le coup du Nietzsche éthique. Du coup il en devient étique. Un Spinoza à la petite semaine qui n'aurait pas eu le temps de numéroter dans l'ordre logique ses apophtegmes. Un peu bavard, prétentieux, l'élève doué qui rend des copies intelligentes mais avec l'argumentation dans le désordre. On l'excuse, l'a été très malade, d'ailleurs il est devenu fou. Ce sont les médecins qui l'ont dit. L'on n'ira pas au-delà de leur constatation clinique. L'on ampute vingt pour cent de l'existence du philosophe, c'est commode, une manière de lui couper les ailes et de ne pas s'intéresser à la pente fatale d'une pensée clivante et déclinante pour ne pas dire déclivante, qui courait vers l' abysse. Notons qu'un Spinoza sans dieu ce n'est pas un Platon sans eidos, au mieux c'est un athée qui a perdu le théos en route, ce qui n'est pas grave puisqu'il n'est pas privé du A privatif.

    A cet endroit de notre raisonnement notre lecteur se dit que notre philosophe, pour le roi du marteau qu'il a claironné haut et fort être, ne casse rien, même pas trois concepts à un canard. Erreur sur toute la ligne, l'on - Clément Rosset en premier par exemple - se sert de l'auteur de Zarathoustra comme d'un merlin pour taper en passant, mine de rien, sur Heidegger. Ça ne peut pas faire de mal, c'est même très bien vu dans le Landernau philosophique du moment. Du coup l'on évite de poursuivre la descente des escaliers. L'est vrai que Spinoza n'a pas laissé Nietzsche indifférent, mais il l'a examiné en contre-plongée, de plus bas, depuis Aristote. Et c'est-là que le bât blesse les ânes, Nietzsche – philologue de son premier métier – est le philosophe qui, le premier, a initié le retour aux grecs. C'est en donnant ses cours sur Nietzsche qu'Heidegger a porté une attention de plus en plus soutenue aux présocratiques. Mais il est des sentes qu'il vaut mieux ne pas trop emprunter pour ne pas avoir à résoudre des problèmes de conscience. L'on préfère insister sur les collègues de Nietzsche qui connaissaient mieux la culture hellène que l'auteur de La Naissance de la Tragédie. L'est vraiment ( adverbe peu nietzschéen, je vous l'accorde ) tragique de confondre savoir universitaire avec pensée en marche.

    Le nihilisme Nietzschéen n'est guère différent du doute cartésien. A la différence que Friedrich ne nous sort pas de son chapeau son petit moi haïssable. L'en extrait toute une garenne, l'ensemble des Européens. Je doute, donc les Européens sont. Dans la panade, se hâte-t-il d'ajouter. Bref il étend le doute perforateur et nihiliste à la planète pensante toute entière. Faudra vous y résoudre, c'est comme quand votre mère vous servait une soupe aux épinards à tous les repas. Pas la peine d'en faire un drame, vous aviez intérêt à vous y habituer. Amor Fati.

    Mais Nietzsche ne fut pas aussi cruel que nous le pensons. L'a proposé deux solutions, qu'il n'a pas eu le temps de penser. L'a été écrasé par ses deux plus lourdes pensées et aujourd'hui encore, tout le monde fait le tour des deux rochers mais s'en retourne vite batifoler par ailleurs. Le pauvre Camus a bien essayé d'en pousser un vers le sommet de la pente mais la grosse masse rocheuse lui est toujours retombée sur les pieds. A l'impossible nul n'est tenu.

    L'est pourtant enfantin de s'apercevoir que le L'Eternel Retour du Même n'est pas le Même, puisque le Même n'est pas identique à son propre retour. Si Nietzsche n'a pas pu définir exactement ses deux derniers concepts, s'il n'a pas pu systématiser sa pensée, c'est justement parce que celle-ci décrivait un cercle en mouvement perpétuel. L'a toutefois mis au point le module conceptuel qui devait lui permettre de faire le tour de la question. Suffit de pouvoir se déplacer à la même vitesse que le mouvement. Nous ne sommes pas loin du fameux moteur immobile d'Aristote. Son appareil de mesure à pas de géant il l'a pompeusement nommé le Surhomme. Les mauvaises langues y verront une réminiscence du Philosophe Platonicien. Tout comme le spectre de l'Un dans le Même et le fantôme de l'Autre dans le Retour du Même. L'est sûr que Platon avait lui aussi lu d'un peu plus près que ses descendants l'œuvre complète de la sophistique présocratique. Mais Nietzsche s'est simplement servi chez Goethe, lui a emprunté sans plus de complexe sa notion de Surhomme. L'en a fait l'hybride originel, l'Olympien Zeustien, la pomme d'or parfaite de l'Eris, dans laquelle il réunit les jumeaux premiers de sa pensée : Apollon et Dionysos, les contraires qui s'attirent, une philosophie qui ne soit pas une tension érotique mais un entremêlement éristique. Le Surhomme Nietzschéen; est une somme qu'il est impossible de penser en tant que dualité, en tant que multiplicité. Il est le fruit, sur la plus haute branche, le résultat de l'arbre qu'il dépasse, par sa complexité. L'oeuf de cygne dans la couvée des poules.

    Notons que cette pensée est déconcertante, elle va à contre-courant de toute la tradition philosophique de la pensée occidentale qui se déploie en tant qu'érotologie. Nietzsche se rapproche d'Empédocle, construit un sphaïros dont il exclut l'Eros attirant pour ne garder que l'Arès répulsif. Fabrique l'Autre sans l'Un. Et toute la philosophie occidentale, d'un coup en devient bancale. Glisse très vite dans le précipice. Et personne jusqu'à ce jour n'est parvenu à la faire remonter.

    Sauf Heidegger, mais aux prises avec mille difficultés, l'a dû emprunter une route aux lacets incertains, d'où cette sensation d'une pensée qui se retourne sur elle-même, qui semble céder au vertige du rabâchage indéfini, mais qui parvient à ne pas dire deux fois la même chose. Un succès qui attira bien des jalousies. Méfiez-vous du ressentiment des derniers hommes, l'avait pourtant prévenu l'auteur de Par-delà le Bien et le Mal.

    La philosophie de Nietzsche ne se tient ni par-delà le bien – le souverain bien adoré des hommes de foi – ni par-delà le mal – idolâtré par les mécréants de tout poil – mais par-delà la philosophie. Difficile pour nos titulaires bardés de diplômes en chaires savantes de l'analyser. Sont un peu comme ces paléontologues qui nous parlent des dinosaures à partir d'un débris d'os ramassé dans une tourbière. L'on veut bien les croire, mais malheureusement pour eux Nietzsche nous a enseignés qu'il n'était pas bon de croire. Comment un Surhomme pourrait-il faire confiance à un Homme ? Vous qui avez déjà du mal à comprendre vos propres enfants !

    André Murcie / Août 2015.

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    ESSAI SUR LA VIE

    ET LES ŒUVRES DE LUCIEN.

    MAURICE CROISET.

    396 p. LIBRAIRIE HACHETTE. 1882.

     

    Lucien l’impertinent. Son étoile a pâli ces derniers temps. A croire que l’on supporte de moins en moins les esprits forts et libres. Il n’en fut pas toujours ainsi. A la fin du dix-neuvième siècle Lucien avait le vent en poupe. Pour la raison inverse qui fit que les moines chrétiens s’obstinèrent à perpétuer la mémoire de son œuvre. Il est vrai que l’enfer est pavé de bonnes intentions et les dociles moinillons qui s’évertuèrent à recopier ses dialogues impies croyaient sincèrement jeter un discrédit définitif sur le polythéisme antique. Il paraissait amusant et instructif à l’Eglise de livrer au public ces dires d’un païen des plus patentés qui n’en finissait pas de se gausser des dieux olympiens.

    Hélas, par un de ces malins retournements des décrets de la Providence, imputable au seul Lucifer, il advint quelques siècles plus tard que les railleries de Lucien furent utilisées à très mauvais escient par des esprits corrosifs comme Rabelais, Voltaire et Swift pour miner les assises théoriques de la théologie chrétienne ! Croyant bien faire l’Eglise avait préservé de ses propres autodafés inquisitoriaux des centaines de pages de textes qui devaient alimenter les rivières clandestines de ce Gai Savoir qui des premiers bacheliers de la Sorbonne à l’œuvre de Nietzsche irrigua les courants souterrains et résurgents de la pensée athéique contemporaine.

    Il est facile de situer Lucien en disant qu’il fut l’exact contemporain de Marc Aurèle. Chronologiquement parlant s’entend car les deux œuvres, toutes deux rédigées en langue grecque, sont antithétiques. Un abîme sépare les deux hommes. Même si tous deux sont les fils prodigues de ce que l’on appelait la seconde sophistique. Qui n’a rien à voir avec l’originelle pensée de la Grèce antique pré-platonicienne qui regroupa des penseurs aussi essentiels que Protagoras, Gorgias et Hippias.

    La seconde sophistique ne professait aucune profondeur métaphysique. Elle n’était que l’application stérile de l’art de discourir pour le plaisir d’aligner de belles phrases inutiles. Certains ont avancé que l’absence de liberté de pensée confisquée par le pouvoir autocratique des empereurs empêchait toute expression signifiante. Pour échapper à la censure d’état le discours se cantonnait à l’infini ressassement des formes vides de sa propre élocution. Nous n’adhérons pas à cette explication trop simpliste.

    Alors qu’aujourd’hui l’on peut à peu près tout dire, alors que même les propos les moins consensuels peuvent trouver des espaces de liberté d’expression plus ou moins confidentiels, nous remarquons que l’enseignement de la littérature subit un processus de stérilisation formelle analogue à celui qui prévalut au deuxième siècle de l’Empire Romain. Les générations se suivent et ne se ressemblent pas, certaines d’entre elles sont porteuses d’inquiétudes prémonitoires qui manquent à d’autres qui n’ont strictement rien à dire.

    De toutes les manières la seconde sophistique menait à tout à condition d’en sortir. Tout en vénérant Fronton Marc Aurèle a su s’extraire des futiles préoccupations de son maître. De même il viendra un jour où Lucien décidera de se détourner de la rhétorique officielle en vogue dans les écoles, les prétoires, et les exhibitions publiques. L’acte était courageux : ce Syrien d’origine modeste, né sur les bords de l’Euphrate, dont le grec n’était point la langue maternelle, n’hésita pas à bouder les sentiers de ses premiers succès pour emprunter la voie ardue de la pure philosophie.

    De la pure sottise, oui. Très vite Lucien s’aperçut qu’il faisait fausse route. Alignez les concepts à perdre la raison et la vérité se dérobera. Grattez le philosophe et vous trouverez la sempiternelle couenne de l’animal humain. Mais ce n’est pas parce vous laissez passer la belle caravane des mots vides de sens qu’il s’en faut aller japper avec les chiens.

    Lucien refusa de prendre la pose. Il aurait eu la verve d’un Diogène, mais Diogène en son tonneau joue malgré tout le rôle attendu de Diogène, et à tout prendre peut-être que les jours de pluie le soleil d’Alexandre ne projetait pas l’ombre escomptée. Il aurait pu se réfugier dans le nid douillet du nihilisme et se complaire dans l’incessant refus du parti-pris. Lucien était trop grec pour ne pas trancher dans le vif du sujet.

    Descendez d’un étage. Faute de philosophe nous hériterons d’un littérateur. Lucien se contenta de faire ce qu’il réussissait le mieux : écrire de délicieux dialogues non platoniciens. Certains s’obstinent en traquer en lui l’épicurien inavoué. N’avait-il pas emprunté son absence de métaphysique au divin pourceau ? Mais son comportement ne relèverait-il pas plutôt d’une morale stoïcienne du devoir personnel à accomplir ?

    Lucien ne croit en rien, mais ne croit pas non plus au grand rien. Le nirvana n’est que la dernière illusion du samsara. Il n’est pas plus dupe de la comédie humaine que de la divine comédie. Les Dieux, les morts, les vivants, les héros, les pauvres et les riches, les fous et les sages, ne valent pas grand-chose à eux tous réunis, et dans l’ensemble, pas de quoi s’affoler, tous s’équivalent…

    L’on a souvent condamné Lucien à n’être qu’un éclectique et qu’un moraliste. Il est vrai que certains traits de notre samosatéen préféré ont la féroce vigueur des maximes d’un La Rochefoucauld. Mais ce dernier taillait ses sentences dans le marbre de la postérité. L’écriture de Lucien nous paraît plus civique. Ses écrits sont destinés à ses contemporains.

    A sa manière Lucien a senti la montée des dangers. L’époque est en train de basculer. Les frontières ne sont pas les plus menacées. Tout se passe dans la tête des gens autour de lui. L’ancestral rationalisme romain pétri des plus hautes efficiences pragmatiques est en train de mourir. Une vague de religiosité blafarde commence à corrompre les esprits.

    L’ennemi n’est pas encore clairement identifiable. Souvenons-nous toutefois qu’en ces mêmes années Celse mettait la dernière main à son opuscule Contre les Chrétiens. Peut-être en a-t-il discuté de vive voix avec Lucien ? Peut-être l’Eglise a-t-elle fait disparaître avec sa diligence et sa discrétion coutumières toute une partie de l’œuvre de Lucien s’attaquant au même sujet ?

    Toujours est-il que Lucien est un des derniers esprits libres de la romanité. Il s’exprime en grec, mais il est aussi l’héritier de l’imperiumique conquête du monde. Du temps des Phalanges anabasiques et des Légions victorieuses les Dieux ne la ramenaient pas trop. Ils étaient confinés au limes de la cervelle humaine. La pensée polythéique se résorbait dans l’exigence athéique. Les dialogues de Lucien si irrespectueux envers les Dieux de l’Olympe sont les ultimes témoins de ces temps de romanité triomphante.

    ( 2006 / Samosate fait date )



    MIMES DES COURTISANES.

    LUCIEN.

    Préfaces et traduction de PIERRE LOUYS.

    148 pp. LE CLUB FRANÇAIS DU LIVRE. 1947.



    Je sais, je n’aurais pas dû. Mais je plaide les circonstances atténuantes. Bien sûr après le docte ouvrage de Maurice Croiset, j’aurais pu, pour étayer ses dires et les miens analyser un ouvrage de Lucien un peu plus sérieux que ces impudiques Mimes des Courtisanes ! Pour être tout à fait franc je me dois d’ajouter que Maurice Croiset lui-même ne leur accorde que quelques furtives lignes hâtives en sa volumineuse étude.

    Certes Maurice Croiset explore tous les aspects de l’œuvre de Lucien ; rien d’important n’échappe à sa sagacité. Que ce soit la rencontre de Lucien avec Nigrinus, ou l’influence de Ménippe sur notre écrivain ( ah ! trouvez-moi un seul lycéen de ce pays qui ait entendu parler de la Satyre Ménippée ! ) ou les discrets emprunts de Lucien au Traité des Evidences Divines d’Elien, il y avait vraiment de quoi faire.

    Mais non je me cramponne avec volupté à mon album d’érotomane invétéré. Dégoté chez un bouquiniste, au rayon des antiquités le format faux-carré a retenu l’œil, la couverture a appelé la main, à voir l’usure des à-plats son précédent propriétaire a dû caresser plus souvent que nécessaire les fines tuniques des hyacinthes danseuses de la couverture cartonnée. Nous sommes ici chez un éditeur par correspondance qui proposait des collections faussement luxueuses à un public conquis d’avance. Le papier d’après guerre s’auréole de taches douteuses qui rehaussent l’aspect interlope de la publication. La blancheur virginale des tranches jurent avec l’aspect bleuté des pages, une de ces teintes pastélisées d’ordinaire réservées aux amoureux feuillets des amants démunis.

    Et puis il y a cette différence. Ces quelques pages qui illimitent l’incommensurable distance infrangible qui écarte le Poëte de l’universitaire chevronné, fût-il comme Maurice Croiset professeur à la Faculté des Lettres de Montpellier. Il ne m’étonnerait point que Pierre Louÿs s’en soit allé glaner les renseignements autobiographiques nécessaires à son introduction chez le sieur Croiset. Mais en moins de cent cinquante lignes Pierre Louÿs nous découvre une présence de Lucien que les quatre cent pages de Maurice Croiset ne parviennent pas à dévoiler. Le poëte est non seulement le Voyant par excellence mais aussi le psychopompe mercuriel qui conduit l’âme de son lecteur hors de la grossière caverne des apparences vers l’incandescence sublime du soleil divin.

    Ai-je nommé Pierre Louÿs ? Il fut, comme pour beaucoup, un de mes premiers intercesseurs vers la Grèce immortelle. Celle des Dieux et de la Poésie. Louÿs tel qu’en lui-même, que l’on retrouve si près d’Aphrodite en cette deuxième préface, qui nous souffle à l’oreille que Les Courtisanes de Corinthe sont les soeurs vénusiennes de Chrysis, d’Alexandrie.

    Pénétrez-vous de la prose chatoyeuse de Pierre Louÿs. Tant pis si vous en oubliez Lucien, de Samosate. Qu’importe puisque vous n’échapperez pas à la Grèce éternelle surprise en les étreintes chryséléphantines de ses ardeurs cachottières et intéressées. Ö graciles nymphettes énamourées, auriez-vous donc disparu à tout jamais si le poëte ne vous avait saisies dans l’entrelacs de vos jambes et le camée de ses mots ?

    Dans vos marchandages incessants, dans ces colifichets de pacotille que vous vous arrachez, dans la recherche éhontée de nouveaux protecteurs, sommes-nous si loin du Banquet idéal ? Pierre Louÿs nous entraîne en un autre logos, celui de l’agapê de ce qui est sagesse, conçu non en tant que désir de connaissance mais en tant que plaisir de la connaissance.

    Nous sommes sur la ligne du partage des eaux de l’œuvre de Pierre Louÿs. D’un côté, encore la littérature avec ces Chansons de Bilitis, artefact et jeu de la création, et l’autre versant ombreux, comme une sente secrète, et ces Dialogues de courtisanes, que je feuillette ici, en une édition de poche des années soixante-dix, intitulée Aphrodite Classique… Nous aurions voulu l’inventer que nous n’y serions point parvenu.

    Quand je pense à ces doctes ouvrages parus ces dernières années, sur lesquels nous appesantirons plus longuement dans une prochaine livraison, qui tentent de prouver que l’érotisme antique n’était pas aussi folichon que nous nous l’imaginions, que les romains de la décadence vautrés dans le stupre et l’orgie sortent tout droit des phantasmagories bourgeoises du dix-neuvième siècle, tout cela pour dédouaner le christianisme de ses côtés les plus prudes et nous faire accroire que le puritanisme chrétien serait un héritage des sociétés païennes et non un une originelle tare biblico-évangélique je ne peux m’empêcher de rire et d’ouvrir une quelconque édition des Mimes des Courtisanes de Lucien de Samosate.

    Tout compte fait il n’y a rien de bien salace dans ces délicieuses saynètes et à part une idylle saphique racontée un peu en détail pas grand chose à se mettre sous la langue. Rien, si ce n’est cette indécente vénalité des personnages mis en scène, si naturelle qu’elle en devient sociologique. Par ces minuscules dialogues nous touchons, grâce à Lucien, grâce à Pierre Louÿs, comme par miracle, au quotidien des petites gens de cette Grèce mythique qui surplombe notre horizon intellectuel. Nous avons l’impression de glisser la main dans une petite fente chaude et par ce simple geste nous entrons en communication avec un monde de chair et de soleil oublié depuis trop longtemps dont les livres et les études savantes ne nous auront permis qu’une appréhension essentielle mais desséchante.

    Pour retourner à Lucien il reste encore à s’interroger sur le jeu idéologique des représentations érotiques et sociales de la femme chez notre auteur. Quelle connivence mimétique Lucien escomptait-il entretenir avec ses lecteurs en rédigeant ces quinze scènes de la vie érotique comme Balzac n’aurait pas manqué de les définir. Perspectives porno-psychologiques à fouir.

    ( 2006 / Samosate fait date )



    ŒUVRES CHOISIES.

    LUCIEN.

    Traduit et présenté par

    JEAN SURET-CANALE.

    255 p. Janvier 2007. LE TEMPS DES CERISES.

    6, avenue Edouard-Vaillant. 93 500 PANTIN.

    Tel : 01 49 42 99 11. Fax : 01 49 42 99 68.

    Site : www.letempsdescerises.net

    Courriel : contact@letempsdescerises.net

     

    En voici qui ne cachent pas le rouge de la couverture dans leur poche. Il n’y a qu’à jeter un rapide regard sur les titres de la collection précédemment édités pour comprendre que l’on est chez les durs de purs. Karl Marx, Bakounine, Trotsky, Ho Chi Minh, Engels, Lénine, Rosa Luxemburg, et Staline pour couronner le tout ! Les mauvais esprits diront que nous sommes chez les archéo-marxistes qui nous refont le coup des Editions Sociales, comme au bon vieux temps où le Parti Communiste raflait vingt pour cent des voix à chaque élection…

    C’est fou comme vingt ans après la chute du mur du Berlin, la révolution russe fait encore peur. Pas une émission politique dans les médias sans que les chiens de garde du libéralisme ne repassent une couche de peinture fraîche sur les méfaits de l’économie communiste qui consomma la perte de la si Sainte Russie ! C’est à croire que l’on craint que les masses populaires ne s’en aillent un de ces jours réexaminer l’expérience d’Octobre 17 à la lumière de la paupérisation galopante de l’Europe du vingt et unième siècle.

    Au train où croissent les inégalités et où périclitent les acquis sociaux, la comparaison risque de tourner au désavantage de notre modernité ! Si les dinosaures ne veulent plus mourir et s’ils se remettent, fidèles aux vieux principes lénisto-gramsciens de conquête du pouvoir culturel, à réimprimer des brochures de propagande, les dirigeants de nos techno-structures politico-économiques ont du souci à se faire !

    Et Lucien, que vient-il faire dans cette galère, s’étonnera le lecteur peu au fait de cet incessant travail de taupe rouge qui s’obstine à saper les fondements idéologiques du capitalisme post-industriel ? Fidèles à Marx qui y consacra sa thèse d’étudiant, nos petites cerises rouges sur le gâteau de l’édition capitaliste l’ont sans ménagement attelé au même banc de nage qu’Epicure.

    Par principe je ne suis guère attiré par les extraits choisis. Mais il me faut bien reconnaître que la sélection des textes a été établie avec intelligence. L’essentiel minimal de ce que l’honnête homme, pardon pour cette appellation qui fleure tant son idéologisme bourgeois, se doit d’avoir lu. L’angle de visée est évident. Dieu et Dieux sont dans le collimateur. Et peut-être plus que ces augustes fantoches du ciel et de la voûte ouranienne, cette faculté de croyance qui gît au fond de l’esprit humain comme le soubassement obligatoire et inaliénable de la bêtise intellectuelle.

    Le scandale ne réside pas en l’existence des Dieux mais à cet incroyable comportement des homoncules à se soucier de leur existence. Les Dieux ne valent même pas la peine que l’on fonde un système quelconque de pensée sur leur inexistence. Si Lucien est si radicalement anti-philosophe c’est pour la simple et unique raison que la philosophie est inutile.

    En effet tout système basé sur l’ordonnancement des desseins du divin est de par son essence même un mensonge. Quant à Epicure qui nous enjoint de ne point prendre souci des Dieux, il s’enferme dans une systématique a-religieuse qui n’est que l’avers de la religion. Lucien n’est pas à proprement parler athée. Se définit-on par ce qui n’existe pas ?

    L’ on ne peut pas dire que les hommes préhistoriques se moquaient du résultat de leur chasse comme de leur première chaussette car nos lointains ancêtres étaient incapables de penser la réalité tangible de cet accoutrement si utile au bien-être de nos fragiles panards. C’est par de semblables raisonnements que nous pourrions nier l’athéisme dogmatique de Lucien. Toute la différence entre le vide qui est encore un espace et le rien qui n’est rien que l’absence de toute présence et que présence de toute absence, c’est ce qui sépare la pensée de Lucien de toute systémie métaphysique.

    S’il fallait rapprocher la position a-métaphysique de Lucien de l’athéisme moderne, il faudrait le mettre en perspective avec l’athéisme de Valéry qui dénie toute configuration idéalisante de la réalité au profit de l’exacte concrétude des choses et des opérativités circuitielles du cerveau.

    Les dieux hors de question, il reste à Lucien l’énorme contingent des hommes. Faibles créatures toujours prêtes à tomber dans le miroir de leurs peurs que leur tendent leurs semblables. Nombreux sont les faux devins qui profitent des imbéciles ! Vous ne pourrez vous retenir de lire à suivre les agissements d’Alexandre pas le Grand, mais Le Prophète. Le lecteur curieux trouvera une très belle évocation de notre arnaqueur dans L’Ascension d’une Dynastie Gauloise de Gilbert-Charles Picard que nous analysâmes en nos Chroniques de Pourpre en d’autres temps… La grandeur de ses impudences n’a d’égale que la stupidité des foules et des individus qui boivent ses paroles.

    Lucien dévoile les tours de magie du charlatan. Farces et attrapes en tout genre et en papyrus-pâte ! N’acceptez aucun maître à penser. Le rire des cyniques résonne dans les propos de Lucien, mais le cynisme est une démarche encore trop cohérente pour Lucien. Les Diogène de carrefour ont la langue bien pendue, mais au fond ils jouent au cynique. Pour un individu sincère, combien de tricheurs qui suivent la mode ou le mouvement. Et la sincérité du chien qui croit à sa niche est aussi une imposture.

    Certes Lucien est plus près des effronteries des cyniques et des pourceaux d’Epicure que des arrière-mondes platoniciens et des rodomontades stoïciennes. Mais il refuse de rentrer dans la ronde des idées enchaînées. Il est seul, à côté des autres. Lucien ne rentre dans aucune grande coterie philosophique. Aujourd’hui nous dirions qu’il était un homme libre. En vérité, comme cette expression s’accorde mal avec Lucien, il devait se classer parmi les grands méfiants.

    Lucien ne fait confiance à personne. La nouveauté ne l’égare point : un chrétien qui court au supplice le fait rire au même titre qu’un Epictète qui ne se plaint pas de sa jambe broyée. Aucune pitié pour l’imbécile qui creuse sa propre tombe avec sa cervelle. Tant pis pour lui. Le martyr est un prosélyte qui nous prendrait bien par la main pour que nous partagions avec lui les joies du bûcher ! Qu’il y monte tout seul, et qu’il sente passer sa douleur !

    Ces dix extraits de Lucien sont roboratifs. Lucien coupe dans le vif des idées inutiles. Rien de moins masochiste que notre auteur. Nous ne saurions que remercier Le Temps des Cerises de nous glisser cet opuscule de Lucien dans la poche. Mais au fait pourquoi pas le temps des grenades ?

    ( 2007 / in Lulu de Samosate ).

     

    LUCIEN DE SAMOSATE.

    SATIRISTE ET CONFERENCIER ( 12O – 190 ).

    CYRIL FARGUES.

    In HISTOIRE ANTIQUE.

    N° 29. Janvier-Février 2007.

    Distribué en kiosque.

     

    Lucien, le retour. La gloire de Lucien s’est quelque peu estompée en la deuxième moitié du vingtième siècle, qu’il revienne par deux fois dans l’actualité éditoriale et journalistique en le début de cette année ne peut que nous faire plaisir. Et nous mêmes qui y avions consacré une livraison de Littera Incitatus en septembre dernier !

    Rien de bien novateur dans l’article de Cyril Fargues au demeurant fort bien fait. La vie de Lucien nous est principalement connue par ses propres ouvrages plutôt avares de confession et depuis sa biographie écrite par Maurice Croiset en 1888 aucune bouleversante découverte n’est venue remettre en question les connaissances si patiemment collectées par l’illustre professeur.

    Près de quatre-vingt ouvrages de Lucien nous sont parvenus. Comme par hasard les deux documents iconographiques les plus importants de l’article sont des reproductions d’illustrations provenant d’une ancienne édition du Dialogue des Courtisanes ! L’on ne refera jamais l’âme humaine plus prête à tournoyer aux alentours des rondeurs féminines qu’à cheminer dans les méandres philosophiques d’une pensée. Mais ne jetons surtout pas la première pierre à nos divines péripapéticiennes. Le premier livre de Lucien que nous-mêmes avons chroniqué était de bien entendu ces fameuses Courtisanes, de plus traduites par Pierre Louÿs ! Cela dit les chromos de Richard Ranft ( 1862-1931 ) ne nous convainquent guère. La Vénus de la première icône qui soulève ses voiles est davantage pourvue de graisse que de grâce et les perspectives architecturales de la deuxième image sont d’après nous plus prometteuses que les espérances érotiques de la jeune hétaïre qui se lève de son lit.

    Par contre Cyril Fargues s’attarde sur la postérité littéraire de Lucien. S’il a fallu reconstituer, page par page, à partir des citations des grammairiens et de la réfutation d’Origène, le Contre les Galiléens de Celse, l’autodafé de Lucien nous fut épargné. Les chrétiens ont été assez stupides pour préserver son œuvre qui témoignait si peu de respect pour le panthéon des anciens grecs. Ils ne se sont pas doutés que pendant un millénaire et demi ces mêmes ouvrages de Lucien allaient se retourner contre le christianisme et alimenter le combat anti-chrétien durant des siècles et des siècles.

    A tel point que Lucien peut être aujourd’hui considéré comme un allié objectif de cette réaction païenne et sénatoriale qui du deuxième au quatrième siècle tenta de s’opposer en toute connaissance de cause au développement du cancer chrétien. L’Histoire vous a de ces retournements ! Lucien serait-il le premier à rire de se voir rangé parmi la longue chaîne des défenseurs de l’Imperium, lui qui en sapa les bases cultuelles et qui était politiquement et culturellement plus proche de la Grèce que de Rome ?

     

    Julien l’avait lu avant de rédiger son Imprécation contre le Christianisme, les érudits byzantins qui pressentirent la chute de la deuxième Rome emportèrent en leurs bagages nombre de ses manuscrits. A la Renaissance L’Eloge de la Folie d’Erasme et L’Utopie de Thomas More trahissent les inspirations de leurs auteurs. Toujours portés, par un vieux fond de gauloiserie indécrottable, l’adepte de Gay Sçavoir que fut Rabelais n’oublia point Lucien en son Tiers-Livre. Cyrano de Bergerac et Swift puisèrent aussi à pleine main dans le coffre lucianique.

    Mais le meilleur restait à venir. Voltaire s’en empara ; nous ne pensons pas que ce fût lui qui transmit le flambeau à Karl Marx, l’université allemande dut se charger de cette tâche, mais le philosophe du matérialisme dialectique ne manqua pas de s’enthousiasmer pour sa critique de l’opium du peuple. Cette caution prolétarienne se révéla funeste à la longue. Lorsque les élites universitaires s’autorisèrent la critique du marxisme, l’on jeta aux oubliettes de la mémoire Lucien et son oeuvre en même temps que l’auteur du Capital. En ces années de redéfinition idéologique la gauche recentrait les origines du socialisme sur le legs de la chrétienté. L’on sacrifia Lucien sur l’autel de l’alliance avec les chrétiens de gauche. Lucien fut une des premières victimes de la social-démocratie rampante qui prenait doucement les commandes du pays.

    L’on comprend mieux pourquoi des éditions comme Le Temps des Cerises essaient de ré-instiller le goût des sarcasmes lucinéens à leurs lecteurs. En ces temps amers de retour du religieux il n’est pas étonnant de voir Lucien monter aux avant-postes. Les écrits du natif de Samosate n’ont pas pris une ride. C’est que les Dieux sont toujours les dieux, et les agenouillements rituelliques et les grotesques pèlerinages qui se mettent en branle en Occident et en Orient ne sont pas de nature à nous faire changer d’avis. Cette ferveur, principalement monothéique, qui se répand sur toute la zone d’influence de l’Europe, nous inquiète.

    L’apparition littéraire de Lucien sous les règnes de Marc Aurèle et de Commode nous effraie. Il nous semble que son œuvre prenait alors acte des reculs de la sophistique grecque. Cette dernière avait tendance à se transformer en anodine rhétorique de gala. Entre la grandeur tragique de Gorgias et les railleries de Lucien un abîme s’est creusé.

    Le rêve de Protagoras d’un homme qui soit la mesure de toute chose a périclité. Désormais pour les futures masses impuissantes, le moindre caillou ramassé sur les bords du chemin de l’ignorance sera la preuve de l’existence de Dieu. Lucien plante le couteau dans le dos, entre les deux omoplates, des Dieux au plus mauvais moment. Il ne sait pas encore que son monde vacille. Pour l’avoir tant critiqué il est tant soit peu responsable de la tragédie qui s’annonce. Mais l’on ne saurait se passer du rire de Lucien.

    Nos actions sur le monde sont des serpents à deux têtes. Nous ne savons même pas de quel côté nous finirons par aller. Ni même n’avons conscience des labyrinthiques efforts d’orientation auxquels nous nous soumettons. Méditons l’exemple de Lucien, afin de rester au plus près de nos volitions impérieuses. Nous n’avons droit à aucune déperdition. Depuis Lucien le monde s’est complexifié. L’Imperium n’est plus? et notre tâche est immense. Le fait que Lucien ne se soit jamais sectairement rangé parmi les cyniques, les sceptiques et les hédonistes, est un précieux enseignement. Nous ne pouvons nous contenter d’une vue des choses toute théorique et partielle ; le plaisir critique ne saurait être une fin en soi.

    ( 2007 / in Lulu de Samosate ).