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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 119

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 45

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 045 / FEVRIER 2017

    LES LORGNONS DE LORDON

    IMPERIUM

    STRUCTURES ET AFFECTS

    DES CORPS POLITIQUES

    FREDERIC LORDON

    ( La Fabrique Editions / Août 2015 )

    L'imperium n'est pas ici spécifiquement romanum. Ce qui ne nous empêche point d'exulter à part nous de voir comment quinze ans après la parution de nos premières Chroniques de Pourpre, ces concepts que nous avions été les seuls à réutiliser s'immiscent dans le débat des idées, chez ceux-là mêmes qui avaient été horrifiés de nos opérativités reviviscentes. Frédéric Lordon entend la notion d'imperium en son sens strictement spinozien, celle de la valeur ajoutée par le simple regroupement de la multitude. Celle-ci se traduisant pas la constitution verticalienne d'un pouvoir politique. A ce premier niveau d'analyse notre auteur se situe en-deçà du bien et du mal, refusant en quelque sorte de prêter quelque valeur – positive ou négative – à cette autorité naturellement transcendantale. N'emploie même pas le terme politique afin de rester dans un raisonnement des moins incitateurs.

    L'est toutefois un problème non résolu : il n'existe pas une multitude, mais des multitudes. Cette fragmentation est peut-être due à l'immensité de l'étendue géographique du déploiement humain. Le résultat n'en est pas moins tangible, la création de nations et d'états nationaux. Processus historial très long, du clan préhistorique aux états de types fédéraux, il fallut beaucoup de temps pour en arriver à la situation présente. Mais le discours de Frédéric Lordon reste des plus théoriques et s'épargne le rappel superfétatoire des batailles et des alliances qui émaillèrent le processus.

    Préfère disserter de ce mouvement qui fait que tous les individus d'une multitude éprouvent le besoin de se sentir appartenant à un groupe s'auto-identifiant - à l'issue d'un processus complexe mais incoercible - en tant que tel. Cette force rassembleuse qui dévie les individus d'une solitaire et infinie individuation vers une agglomération collective, tout comme Spinoza, il la nomme affect. Notons que cette affectivité qui rapproche les hommes entre eux n'est pas très différente du clinamen épicurien qui incline les atomes vers leurs congénères. Quand on ne saisit pas la raison logique d'un phénomène, il est aisé de voiler son ignorance par un simple mot globalisateur qui marque l'effective constatation de ce phénomène dont l'existence défie notre logique explicative. Ainsi par exemple les esprits grossiers répondent à la question du pourquoi des choses en utilisant le gros bouchon du vocable « dieu » qui leur interdit de se perdre en des chemins de pensée qui d'avance les effraient.

    La nature des hommes serait donc de lier entre eux des liens dont l'adjonction formerait un nombre plus grand que l'addition numérale de ses unités. Staline théorisa le principe sous une forme beaucoup plus humouristique : deux trotskistes : un parti, trois trotskistes : une tendance, quatre trotskistes : une scission. Je vous laisse deviner la traduction historique de telles implications. Reste que le problème est plus grave qu'il n'y paraît. Que les liens tissés entre les hommes produisent au-delà de quelques frictions inévitables, entraide, solidarité et sécurité, personne n'y trouverait à redire s'il n'y avait cet effet surmultiplicateur de la multitude : la production d'un pouvoir dont on pressent que les vertus d'efficacité se mettront au service d'une coercition des plus désagréables. En terme géométrique nous dirons que l'efficience de la verticalité est plus forte que celle de l'horizontalité. En mettant des pieds patauds dans le plat, il appert, mathématiquement parlant, que les valeurs de droite sont plus fortes que les valeurs de gauche. Que le fachisme l'emportera toujours sur la démocratie. Question d'autant plus grave que la situation économico-politique a tendance à subodorer la justesse d'une telle assertion.

    Si je dis : 1+1 = 3, il est sûr que trois est supérieur à deux. Le problème que tente de résoudre Frédéric Lordon est très simple à poser : que faire pour gonfler ( sans stupide erreur de calcul ou tour de passe-passe facétieux ) les deux premiers termes de l'équation afin qu'ils puissent égaler en puissance le troisième terme de cette opération tristement inégalitaire ? La démonstration s'avère plus difficile. C'est pourtant à celle-ci que son livre s'emploie. Je ne pense pas qu'il aimerait que j'affirme qu'il s'agit d'une classique nietzchéenne inversion de valeurs. Ni plus, ni moins.

    Maintenant n'allez pas voir les homminuscules de base comme des pions interchangeables. Si le plus grand ami de l'homme, c'est l'homme, le contraire est tout aussi juste, à savoir que son plus grand ennemi, est aussi l'homme. L'histoire humaine est un ballet continuel entre associations et dissociations, entre alliances et agressions. La verticalité ne fait que renforcer ces atermoiements constitutifs de toutes les indivisions d'une société donnée. Du contrat social théorique au constat des dégâts de la praxis des passions. Humaines. Trop humaines, Marx haussera le débat et parlera de lutte de classes. Chassez le politique, il revient au galop. Mais peut-être ferons-nous l'économie de la lutte finale.

    Le monde n'est-il pas en train de s'unifier autour et par le principe de merchandisation généralisée ? Fausse bonne réponse. La consommation généralisée pour tous est un leurre. De loin cela ressemble au slogan de papa Karl : à chacun selon ses besoins. Mais examinée de près, la production capitalistique divise plus qu'elle ne regroupe, et surtout ne résout en aucun point la contradiction du tout productif supérieur à la somme de ses parties productivistes. Dans le jargon libéral actuel nous parlerions de financiérisation bénéfique des pratiques productivistes, une forme de super-plus-value d'un nouveau genre, en quelque sorte. Ces pratiques du capitalisme libéral pérennisent la pluralité suprématiste des multiples multitudes féodalisées par les si bien nommées multinationales qui agissent tant aux niveaux nationaux-étatiques qu'économiques. Dans le but ultime d'accéder à une globalisation financière planétaire dont le slogan pourrait être à chacun selon son investissement financier appropriatif. Sombre politique. Assomption d'une verticalité des plus clivantes.

    N'empêche qu'il existe une solution – vieille comme l'Humanité serait-on tenté de dire - et pour ne pas aller si loin, nous arrêterons sur La Boétie qui exprima avec une clarté des plus irradiantes que tout pouvoir repose sur celui qui l'accepte. Les maîtres n'existent que par la faiblesse de leurs esclaves. Ce qu'avec enthousiasme Frédéric Lordon transforme en le fait que ceux qui détiennent l'Imperium sont ceux qui le subissent. Ce qui est à discuter : si à la proposition du chat qui est sur la table, je peux opposer celle de la table qui est sous le chat, dès que j'envisage le phénomène sous une forme plus dynamique, celle du chat qui s'est posé sur la table, pour le corolaire suivant lequel la table s'est posée sous le chat, je me sens un peu léger aux entournures. Je sais intuitivement qu'il s'agit là d'une vue de l'esprit beaucoup qu'un accomplissement praxixtique.

    D'ailleurs une fois qu'il a annoncé l'horizontalité de son imperium, Frédéric Lordon ne sait plus quoi faire de son joujou. Comme le loup qui rentre dans le bois dont il était sorti, il s'intéresse à ses abattis. Encore que l'on pourrait lui reprocher de s'occuper un peu trop exclusivement de la notion spinozienne de corps, et de suivre des raisonnements à n'en plus finir pour établir un parallèle entre la limitation de notre corps physique et les multiples fragmentations - de la Nation triomphante au Club de timbres de la maison de retraite de Trifouilly-les-Oies - de l'imperium horizontalisé. Vous n'en sortez guère plus bête, mais pas beaucoup plus intelligent non plus. Un peu comme quand votre gamin vous énonce les règles d'un jeu au déroulement duquel vous préparez une bonne excuse pour éviter toute participation. Vous avez peut-être beaucoup mieux à faire qu'à relire Spinoza, en digest lordonien.

    L'est un peu bloqué le Lordon, faut qu'il propose une solution pour s'en sortir, la voici : les choses ( et derrière ce vocable de pleine indétermination, sentez que c'est de l'Imperium dont il feint de ne point parler ) étant ce qu'elles sont, il n'est point obligé qu'elles se perpétuent indéfiniment de la même manière. Ne prend pas de risque dans sa prophétie, surtout qu'il la repousse à un très lointain futur. Rien ne contredit en effet que l'horizontalité de l'Imperium ne se gonfle outrageusement et ne parvienne u jour à remettre à plat la baudruche de l'imperium verticalisé. Inutile de pavoiser, ce n'est pas pour maintenant.

    Serait-ce pour demain soir qu'il ne faut point se bercer d'illusion. Nous ne sommes pas dans le monde clos de l'Ethique qui une fois parachevée installe une hilarante harmonie au coeur des hommes. La réalité est plus rugueuse, François Lordon vole le concept de révolution permanente à Trotsky, en l'adoucissant, en le rendant présentable, ce sera l'adaptation permanente. L'imperium n'est pas la panacée miraculeuse. A peine l'a-t-on aplati que des verticalisations de grumeaux se reforment. De modestes collines, rien à voir avec les Himalaya d'avant, mais enfin le caillou dans la chaussure est aussi embêtant que le rocher de Sisyphe.

    Peut pas nous laisser dans un tel désarroi, nous propose tout de même une recette de bonne femme pour empêcher les oeufs cassés de monter en neige, à peine avez-vous tourné le dos. Suffit de parler à son voisin, de s'unir, de s'entraider, de retarder le plus possible l'émergence de grosses structures de commandement. Lordon n'est pas pour le parti unique, l'association locale oui, mais attention à l'unification des cellules de base, danger à l'horizon. A relu Spinoza pour proposer des mots d'ordre qui ne sont pas très différents de ceux prônés par les Appellistes !

    En politique, comme en bien d'autres choses, il n'y a pas de hasard intellectuel, juste des logiques d'approches ou de révulsions significatives. Coup de blues à la lecture du livre, la révolution n'est pas pour demain. En attendant accrochez-vous aux petites branches. Pour Spinoza c'était l'Harmonie finale. Une musique des sphères qui émanerait de la structure même du Système enfin accompli. Le violon parfaitement assemblé ne nous offre-t-il pas une superbe musique ? Manque de chance pour Lordon, son amélioration du Système sans cesse remise à demain par le fait même de ses pratiques amélioratives, ressemble étrangement à un sacré couac. Faut donc minimiser la fausse note pour ne garder que le sacré. Ne s'égare pas dans l'idée du grand architecte de l'Univers trop monothéiste, l'est pour la une diffuse spiritualité. Ne va pas plus loin. L'a peur de se faire taper sur les doigts par ses amis. Ne franchit pas le pas, les Appelliste parlent d'un retour aux Dieux ( Voir Chroniques de Pourpre N° 5 ). L'est amusant de voir comment Lordon et les Appellistes détiennent les deux bouts du symbole. Arrivent, face à face, au même endroit en ayant emprunté des sentes différentes. Sont convaincus de détenir une des pièces essentielles du puzzle. Imperium et Dieux, c'est un peu les corpuscules et l'onde avant qu'Einstein n'ose renouer le noeud gorgien du savoir, les fameux deux chemins antithétiques de Parménide. Affirmer que l'un ne va pas sans l'autre, c'est remettre en question l'intoxication philosophique généralisée des intelligences modernes. Progressent par étape. A petit pas. N'ont pas envie d'être dépassés par leur découverte – vieille de plusieurs siècles. Sont chacun comme la poule qui a pondu un oeuf en or, et qui se retrouve effrayée des conséquences de la mutation engendrée par sa ponte prodigieuse. L'on en a passé à la casserole de l'ignorance pour beaucoup moins que cela.

    André Murcie. ( Octobre 2015 )

    GRAND CIRQUE PINDARE

     

    ŒUVRES COMPLETES.

    PINDARE.

    Préface et traduction : JEAN-PAUL SAVIGNAC.

    LA DIFFERENCE. MINOS. Juillet 2004.

     

    Il s’agit de la traduction de Jean-Paul Savignac parue en 1990 que La Différence a eu l’heureuse idée de ressortir en sa collection Minos. L’éloquente épaisseur des 665 pages de ce beau volume renforce étrangement l’élégance du format. Voici un bel objet qui encombre très souvent les profondeurs de nos poches depuis plusieurs mois.

    Nous sommes partagé quant au choix de la couverture : un très beau détail de Lutte Grecque de Fassianos. Nous en comprenons la motivation secrète, de marquer la permanence du combat idéel de la Grèce immortelle au travers des siècles jusqu’à aujourd’hui. Mais était-il nécessaire de figurer la bannière nationale frappée de l’andréïque croix bleue christophoréenne pour illustrer un des chantres du paganisme antique ? Nous nous permettons d’en douter.

    Pour la traduction elle-même nous ne nous livrerons en cette chronique à aucun commentaire différentiel. Nous nous contenterons de renvoyer le lecteur au texte grec qu’il retrouvera in extenso sur la page de gauche. Nous remarquerons simplement que la totale absence de notes rend indispensable le recours aux quatre volumes des Belles-Lettres pour qui voudrait s’assurer d’un point de philologie ou parfaire une interrogation mythologique. Toutefois nous émettons plus que des réserves sur la quatrième Pythique traduite en un langage tissé de trop de mots à consonances trop moyenâgeuses. La traduction de l’Odyssée par Victor Bérard n’a jamais emporté notre conviction.

    Nous commencerons par la fin, ces deux cents pages de poèmes pulvérisés, relevés chez les grammairiens de l’antiquité, parfois chez des commentateurs plus ou moins bien intentionnés, ces bribes incertaines, retrouvées dans les miettes miraculeuses de rouleaux détruits, recopiées sur des fragments de papyri échappés aux remous des invasions ou arrachés à la vindicte des autodafés christianophilesques, venues à nous du fin fond de notre Histoire tel un legs supérieur opératif de l’oikouméné des hellènes transmis à notre survivance comme un ultime témoignage de leur grandeur originelle. Quel grand poëte que Pindare, à peine reste-t-il quelques vocables dépareillés d’une strophe, sans lien, sans suite logique, que malgré tout l’on y reconnaît l’univers poétique du grand Thébain.

    Enfants, l’on nous expliquait que les gagnants des olympiades préféraient à leur premier prix et à leur couronne de laurier conquise de haute lutte sur leurs concurrents, l’honneur d’entendre leur nom prononcé par le chœur des récitants dans un poème de Pindare. Il nous a fallu déchanter en grandissant. L’émotion sportive et la célébration poétique s’inscrivaient aussi en ces temps-là en de féroces manœuvres politicardes de bas étage. La poésie de Pindare est avant tout une poésie engagée et politique.

    Deux mille cinq cent ans après il n’est pas facile de pénétrer les arcanes les plus secrètes de cet aspect de l’agonalité grecque. Surtout qu’hormis le nom du vainqueur, Pindare n’en rajoute guère. Quelques allusions familiales si dans un passé récent par bonheur un père ou un frère s’étaient déjà illustrés en une précédente épreuve, et puis c’est tout. Si par chance nous avons affaire au rejeton d’une illustre famille, Pindare délaisse très vite la branche des vivants pour nous conter les mythiques exploits des ancêtres héroïques.

    La poésie de Pindare est avant tout une poésie des Dieux et peut-être même une poésie du Dieu dont on est en train de parler. Cette nuance est à méditer par tous nos doctes savants qui nous enseignent que le polythéisme antique s’en est allé doucement mais sûrement mourir dans les bras en croix du monothéisme judaïque. Il n’est pas de cieux plus envahis de Dieux que le vers pindarique. Mais chacun des Dieux mérite considération. Zeus, Héraclès, Apollon, ainsi se déploie la triade des préférences pindaréenne. Pindare chante un Dieu parmi les Dieux, son élection n’en met que plus en évidence l’inextricable écheveau des cosmogonies éjaculatrices.

    La gloire des athlètes couronnés n’est qu’un prétexte à l’écriture des Dieux. La poésie de Pindare fonde la littérature. L’unité rythmique d’un poème de Pindare, ce n’est ni le vers, ni la strophe même entrevue sous sa forme trinitaire, c’est une boursouflure de beauté.

    Richesse sans fin de la langue grecque et accroissement incessant de celle-ci sous la forge vulcanique de ses poëtes. Héphaïstos préside et prélude à de tels coups de marteaux. Non pas le symbole fou de la destruction pure mais le façonnage tellurique et idéel du fer de l’épée battu à chaud.

    La Grèce vit des heures sombres. Entre Marathon, Salamine et Platée, la Grèce des cités module la transe delphique des plus hautes résistances. Entre la Thèbes natale du Poëte qui pactise avec la Perse et l’orgueilleuse ténacité de Lacédémone et d’Athènes qui luttent jusqu’à la victoire finale, l’on ne comprend que trop bien le titre générique d’Odes Victoriales donné par la tradition pindarique à ces chants tour à tour Olympiques, Pythiques, Néméennes, Isthmiques…

    Poèmes d’une victoire annoncée. La poésie de Pindare sera de fait prophétique. Ce sont les Dieux, qui par elle, parlent et vaticinent. L’historial n’est pas admis dans le poème qui cède à la parole de l’immémorial. Quoi qu’en ait voulu les surréalistes du siècle dernier avec leur démocratisation affichée du stupéfiant image, comparaison et métaphore sont d’ascendance poétique aristocratique.

    Entre Mnâmosyme et l’affichage réductionniste des théories modernes de l’écriture la distance est incommensurable. La gabegie du sens fomentée et entretenue par les spécialistes de la linguistique quantifiée a retranché la majorité des lecteurs et de nos concitoyens de tout accès direct à la poésie. Nous revenons à Pindare, à la présence clandestine de Pindare. Car c’est à cela que la poésie française en fut réduite. A emprunter les sentes impérieuses de ses allées les plus prestigieuses de nuit, sans faire de bruit…

    Comme les dernières colonnes encore debout de temples abattus. Ainsi se dresse l’Ode Pindarique. Nous sommes le retour. A cette Grèce altière. A cette grandeur inaltérable. A ces ruines qui nous dépassent et nous enterrent.

     

    Eveille-leur le roucoulant chemin des mots

    Olympique 9.

     

    Ainsi parle le poëte. Ceint de la seule impériosité de sa parole.

    André Murcie.

     

    CAHIERS SAINT-JOHN PERSE N° 5.

     

    De ce Cahier paru en mars 1982, chez Gallimard et collationné par l’Association des Amis de la Fondation Saint-John Perse, nous ne nous occuperons que des pages 29 à 78 qui touchent à Pindare. Pour le reste nous serions plutôt offusqués des pistes de lecture platement réductrices et stupidement descriptivistes de la poésie persienne proposées aux lecteurs. Répertorier les figures de style employées par un poëte ne saurait relever du mystère poétique…

     

    SAINT-LEGER LEGER, TRADUCTEUR DE PINDARE.

    FRANCOISE E. HENRY.

     

    Le titre promet plus qu’il ne donne. Entre 1903, au plus tôt, et 1913, au plus tard, le jeune Saint-John Perse encore Saint-Leger Leger aurait traduit et annoté les Odes Pythiques I, III, XII, du moins ainsi parvenons-nous à interpréter la confusion prétextale de notre présentatrice. Hélas nous n’aurons droit qu’à la transcription, démunie de toutes ses notes, de la Troisième Pythique, agrémentée il est vrai du fac-similé du manuscrit ( sans les notes ! ) du poëte. En lot de consolation l’on nous jettera, avec un dédain d’autant plus méprisant qu’inconscient, les deux premières strophes de la Douzième Pythique remises en lignes à la façon d’Eloges selon « la disposition typographique choisie par l’auteur et telle qu’on la trouve dans les Œuvres complètes » parues en 1972 ! Etonnez-vous après cela que certains militent pour la reconduction de la peine de mort !

    Ô Muse ! ne nous laissons pas emporter par les tourbillons funestes d’une trop juste colère devant tant d’imbécile gâchis ! Rêvons à ceci : un des poëtes majeurs de notre Littérature, a eu besoin à plus de vingt siècles de distance de se retremper dans l’océan fondateur et spermatique de la lyrique grecque afin d’élaborer ses propres stances diluviennes. Que Saint-John Perse ait éprouvé le même désir qu’un Ronsard ou d’un du Bellay à gratter de près la peau de l’antique toison d’or et parfaire ainsi l’amplitude de la prosodie françoise nous en dit plus long sur l’inscription de notre modernité poétique dans sa tradition originelle que les milliers de jivaresques commentaires dus aux plumes redondantes de nos universitaires.

    Saint-John Perse s’en défend dans sa correspondance, il ne cherche pas à proposer une nouvelle traduction de Pindare. Sa connaissance trop imparfaite du grec ne l’autorise point à une telle prétention. D’autre part ce serait faire fausse route que de croire qu’un désir maniaque d’élucidation d’un sens caché ou plus précis ait aiguillonné sa curiosité. Il est à remarquer que le travail du jeune Perse a porté sur deux poèmes de moyenne étendue et l’un très court de quatre strophes seulement.

    Reste que si en prosodie classique le mot strophe appelle un nombre virtuel de vers, Perse y inventorie les possibles étirements d’une autre unité syntaxique, celle de la phrase. Car si le vers saute à la ligne, la phrase va à sa fin. Mallarmé a justifié le vers en reléguant à ses extrémités le hasard nié par la frappe héraldique de sa propre nécessité. Moins mystique Perse se contentera d’un auto-développement du dire qui pourvoirait à sa propre satiété. Midi, ses fauves et ses famines.

    Ce faisant Perse recouvre le mythe du vers pindarique. Ne fut-il pas une simple inscription, une stèle ségalienne, ordonné par le rythme d’une scansion prédéfinie ? De quoi anéantir les partisans du boustrophédon virgilien ! Ce qui est sûr c’est que la poésie fut avant tout la langue du dire des Dieux.

    N’empêche que cette troisième Pythique tient davantage d’une Epître d’Horace à Mécène que d’une Ode Victoriale. Pindare s’entretient de la santé d’Hiérôn, tyran de Surakousaï. Toutefois il ne caresse pas la bête dans le sens du poil. Le dernier mot reste au poëte qui immortalise par son chant les exploits des héros et des grands. Il n’ose pas ajouter des Dieux. Mais il le pense très fort.

    Nous sommes ici au cœur de la littérature. Certes en traduisant Pindare Saint-John Perse apprend les ficelles du métier, de combien de mots peut-on séparer le verbe de son sujet et l’éloigner de son complément premier sans renoncer au sens de ce que l’on veut signifier ? Les nœuds les plus subtils se doivent comme les autres d’être un jour ou l’autre dénouer. Encore ne faut-il pas qu’ils aient enserré le vent vide d’évanescentes allégations.

    Les Dieux sont au centre de tout. La poésie est juste l’anneau chatoyant qui entoure le doigt levé de leur inaltérable présence. La poésie de Pindare est grande de cette immanente proximité. Chacun de ses mots nous rapprochent de ce tutélaire accompagnement. La poésie fonde les Dieux.

    Les partisans de la poésie à hauteur d’homme n’en démordent pas. Comme des roquets faméliques ils se pendent depuis plus de trente ans aux basques de Saint-John Perse. Ils ont compris que cette poésie, solitaire et immarcescible, était un reproche vivant adressé à leur idéologique incompétence démocratique. La conjuration du silence ne leur suffit pas, il faut qu’ils y ajoutent celle de la médisance.

    C’est que la poésie de Saint-John Perse est une des rares portes d’accès qui ne soit pas encore totalement occultée et qui conduise au cœur originel de la culture européenne. De Perse à Chénier le chemin est encore plus court qu’ils ne le subodorent. C’est un arc impérieux qui enjambe tout le romantisme pour plonger dans les eaux germinatrices de la grécité la plus païenne. Ils l’ignorent mais le pressentent.

    Alors que l’enseignement des littératures grecques et latines vit ses dernières heures il ne faudrait pas que subsistent de-ci de là des possibilités de passage vers ces continents interdits. L’on n’a quand même pas réussi à effacer pratiquement de la mémoire collective le nom de Pindare pour le voir ressurgir, comme la tête incapacitante de la Méduse abhorrée, sur un plateau perséen.

    André Murcie.

     

    AUX VAINQUEURS NEMEENS.

    PINDARE.

    In ŒUVRES COMPLETES

    Editions de La Différence. 2004.

     

    Nous revenons ici aux Odes Néméennes de Pindare sises en les Oeuvres Complètes du poëte que nous avons il y a peu présentées mais qu’il nous sied de relire, parallèlement pour parler comme Verlaine, à l’étude de Sylvie Guérin sur les Concours Néméens. Après le choc de la réalité, d’une beauté plus brute mais moins idéale que la représentation mythique que nous pourrions en faire, nous cherchons à nous confronter à sa dimension imaginaire. Non pas le nôtre, factice et reconstruit de bric et de broc d’après les données et les mesures de nos chercheurs, mais celui qui hantait les cervelles contemporaines de leur déploiement historial.

    La chimère ségalienne du rêve n’est pas très éloignée du lion ( nous ne sommes jamais loin de Némée ! ) dévorant de la réalité. Et si en fin de compte aucun des deux animaux totémiques et symboliques de la Chine n’emporte la sapèque du temps présent il est à craindre qu’il en soit de même avec l’obole grecque confiée aux bons soins de Karon dans la bouche du mort. Pindare, par son chant bigarré de la généalogie des kronides et des grandes familles de son temps, nous apprend que l’immortalité néméenne se situe en dehors de Némée.

    Aux trois-quart non fouillée, désertée en son époque pour une aire argienne, Némée est un site fantôme qui n’apparaît pratiquement que dans le titre du recueil et au détour hasardeux de quelques vers. Le vérisme des faits nous importe peu. Khromios le syracusain a bien pu remporter la course prestigieuse des chevaux, Pindare n’en a cure. A moitié du poème, le poëte bifurque : «  Pour moi à Héraklès je demeure attaché de grand cœur et, parmi les cimes grandioses de ses vaillances, je promeus l’archaïque récit : » . Ainsi fonctionne notre esprit.

    Tout chemin de pensée devient un entrelacement métaphorique de multiples chemins de pensées. Si le chemin du poème de Parménide se dédouble, ce n’est pas parce qu’il existe deux voies différentes, dont une qui n’existerait pas puisqu’elle ne serait que non-être et que le non-être ne peut pas être, quoique Gorgias nous assure le contraire, mais tout bonnement parce que l’on ne peut nommer une chose qu’en la désignant par une chose qui ne peut pas être elle, car alors nous nous contenterions de la désigner et non de la nommer.

    Mais ne pas nommer une chose revient à ne pas la maîtriser et à la laisser filer droit devant elle. L’écoulement du devenir héraclitéen provient de ce manque de mots pour appréhender les choses qui fuient au-devant de nous si nous n’avons rien pour les appréhender. L’on se baigne deux fois dans la même phrase même si le sens nous échappe. Heidegger qui a tant médité la finitude de la pensée dans la poésie, ne prenez pas le mot finitude en sa triste acceptation bornique, il est une différence entre Icare qui s’écrase sur la terre et le fleuve qui se jette dans la mer, a amplement médité sur le poème de Parménide. Pourquoi Platon chasse-t-il le poëte de sa cité idéale ? Parce qu’il n’aime guère les cénacles échevelés des romantiques assoiffés d’un absolu anarchisant dangereux pour la tranquillité de la République ? Ne serait-ce pas plutôt parce qu’il a dû, pour faire circuler les prolégomènes de toute sa pensée, se défaire de la beauté insurpassable de toute chose administrée par l’impériosité du Poëte.

    Pindare ne peut pas chanter la gloire de Khrémios, pour la simple et seule raison que son chant n’ajoutera rien à la gloire acquise par Khrémios. S’il nous semble le contraire, c’est que nous partageons avec beaucoup d’autres de nos contemporains et des contemporains de Khrémios et de Khrémios lui-même une vision oblique et de la gloire et de la poésie, car biaisée par la gloire intrinsèque du poème pindarique elle-même. L’eau qui baigne le bâton n’enlève rien à sa rigidité même si elle trompe nos sens.

    La nécessité de l’eidos platonicienne réside en cette nécessité d’une transparence totale de l’écoulement des choses. Si dans le Sophiste, Socrate assure que le cordonnier institue l’idée de chaussure avant même de fabriquer sa spartiate c’est que face à la multiplicité miroitante des reflets du soleil sur le monde il a besoin de l’unicité caverneuse du noir absolu de l’impermanence du mouvement.

    Chaque chose engendre-t-elle son contraire obligatoirement puisque tout ce qui n’est pas précisément cela est nécessairement de par sa nature même autre ? A ce niveau-là l’idée christo-surréaliste de l’union des contraires se dévoile en la terrible subalternité de ses attendus théoriques.

    Christique car il existe une immense différence entre un péan à Apollon et un hymne biblique au Seigneur. Le second se donne comme le reflet louangeur de l’unicité. Le Dieu ne fait qu’un avec sa parole, qui est dite révélée. Le premier n’est qu’un chant auto-défini en tant que parcelle du divin qu’il n’est pas.

    L’horrible révélation, la seule, ce n’est pas qu’il y ait quelque chose et non pas rien, mais que la poésie ne puisse se définir qu’en ce qu’elle n’est pas alors qu’elle est justement le chant de toutes choses. Le mot entrevu comme une désignation est une trahison. Les gens qui pleurent que la poésie est intraduisible ne réfléchissent pas assez. Le mot est la trahison de la chose. Tout comme l’idée platonicienne est l’auto-déloyauté du mot à la chose.

    La poésie pindarique comme l’Achille à grands pas valéryens ne rejoint jamais la tortue de sa nomination. Mais cela suffit, c’est avec deux rudimentaires bâtons élevés sur le sable incertain d’une arène qu’Erastosthène a mesuré l’ombre du soleil et le rayon de la terre.

    Si les Odes néméennes sont si peu néméennes c’est qu’elles ne sont que le songe faunesque et mallarméen de leur ombre qu’elles devinrent. Il suffit de fermer les yeux et de dérouler l’étrange parade des hommes et des Dieux. Il est heureux l’imbécile qui ne s’aperçoit pas que cela n’est que boniment supérieur du monde. Et des choses qui sont. Et de celles qui ne sont pas. Et de nous mêmes. Qui ne sommes en ces paroles merveilleuses que viennent butiner les abeilles de l’Hymette, jamais plus proches des Dieux.

    André Murcie.

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 44

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 044 / FEVRIER 2017

    MAIN DE MAÎTRE

     

    LES PEINTURES HEROÏQUES

    DE FRANCIS VILMAIN

     

    C’est encadré de toiles mythologiques de Francis Vilmain que le 14 mai 2005 Jean-Pierre Vernant donna sa conférence sur le mythe de Pandore, en la bonne ville de Provins, berceau de ses origines familiales.

    La prestation de l’éminent helléniste fit quelque bruit en la Brie profonde. L’inopinée conjonction du penseur et de l’artiste surprit son monde. Ce Retour à l’Antique magnifié par le verbe de l’érudit et le pinceau du peintre ouvrait bien des champs de réflexion philosophique et de suspicion artistique.

    Nous profitons de la nouvelle exposition de Francis Vilmain sise à l’Hôtel de Savigny, 1 Place du Châtel, à Provins du 25 novembre au dix décembre 2006, pour nous pencher sur l’œuvre et la démarche si caractéristique de ce peintre.

    UN PEINTRE PROVINOIS

    Aux temps de la Renaissance italienne les artistes descendaient le Christ de sa croix tous les quatre matins. C’était dans l’air du temps. Le parcours obligé, pour ne pas dire le chemin de croix, du peintre qui voulait recevoir commande et vivre de sa peinture.

    Aujourd’hui, spécialistes et connaisseurs, agnostiques en leur grande majorité, athées pour beaucoup, et fortement déchristianisés pour le restant, s’extasient devant ces peintures à sujet religieux. Qu’importe le thème abordé expliquent-ils, admirez plutôt la composition des tableaux et les rapports chromatiques induits par l’agencement des surfaces colorées.

    Depuis près de trente années Francis Vilmain nous offre des vues de Provins. Il faut reconnaître que la cité de Thibault IV ne manque pas de coins pittoresques. Certains thuriféraires ont même été jusqu’à dénommer la cité moyenâgeuse traversée de ses petites rivières, de Venise de la Brie !

    Provinois, Francis Vilmain peint donc Provins. Fatale erreur. Les beaux esprits se détournent. Ne s’est-il donc rien passé en peinture depuis le début du dernier siècle ? La modernité picturale a rejeté les reproducteurs de paysages dans les poubelles de l’histoire artistique ! Les barbouilleurs du dimanche d’un côté, les créateurs de l’autre.

    Ainsi donc la légère passerelle qui enjambe le Durteint parmi les herbes folles et les lentisques d’eau nous mènerait dans un cul-de sac artistique ! Et nous qui bêtement pensions que la patte et la pâte importaient bien plus que la représentation du sujet délimité par le cadre !

    L’on nous répondra qu’un pont n’est toujours qu’un pont. Et que même si l’artiste se donne un mal de chien à le figurer sur sa toile il n’y a pas trente-six mille manières pour un ponceau quelconque à se coucher sur le bras plus ou moins étroit d’une rivière donnée. A en croire nos contradicteurs les piles d’un pimpant pont peint se baignent toujours dans le même fleuve !

    Et nous qui nous imaginions qu’un pont était fait pour être passé et qu’il pourrait nous mener ailleurs, dans une vision du monde qui n’appartiendrait qu’à l’œil limpide du peintre ! L’âme de Francis Vilmain serait-elle donc un paysage choisi, mais convenu ?

    GLAISE ELEMENTAIRE

    La peinture de Francis Vilmain provient de beaucoup plus profond que du rayonnement superficiel de la joliesse du monde. Les deux pieds dans la terre. Jusqu’aux genoux. Et tout le corps. Enfoui dans l’humide argile, et qui creuse du pic et de la pioche, comme un mort, du plus profond de la tombe, qui tenterait de s’extraire de la tourbe, si peu nourricière, et ressortir au grand jour.

    J’ai visité plusieurs centaines d’expositions. Une des plus fortes qu’il me fût donné de voir fut celle que Francis Vilmain consacra aux anciennes glaisières de Provins. Galeries en abîme. Sale mine et noirceur de la vie. Les ocres sont âcres. La terre est de bois et les bois sont à terre. Le mineur est prisonnier des étais, comme le pauvre entre le sapin du cercueil. Existe-t-il une autre métaphore plus puissante du peintre au travail entre les quatre lattes du cadre ? Portrait de l’artiste en tant que glaiseux. Cette marne noire de misère qui vous englue et vous suce le sang de votre énergie.

    Le regard de Francis Vilmain est avant tout intérieur. Issu d’un cauchemar sans fin. Le peintre est condamné aux travaux forcés. Il fui faut casser la croûte. Terrestre et ripolinée. Comme un démiurge qui s’agiterait dans les forges éteintes de Vulcain. Car nous sommes aux enfers et nul Orphée ne nous guidera vers la lumière.

    Ceux qui n’ont retenu des glaisières de Francis Vilmain qu’un ethnographique reportage sur une activité d’extraction de la houille grise doivent avoir le regard terreux des certitudes mal acquises. Un jour la mort viendra et leur ouvrira les yeux. Mais il sera trop tard.

    TERRE DES HOMMES

    La peinture de Francis Vilmain n’est pas toujours aussi noire. Sans doute a-t-il réussi à retraverser l’Achéron et est-il venu réchauffer ses os au feu des hommes. Si l’homme est l’artisan de son propre malheur, depuis Prométhée il l’est aussi de son propre bonheur.

    Nombreux sont les Provinois qui possèdent leur tableau de Francis Vilmain. Je ne peux me faire torturer par mon dentiste sans que mes yeux ne s’abîment en la toile du dentiste en son cabinet penché sur son patient. Des esprits primesautiers assurent que la grâce étonnante de ses tableaux nous révèle la naïveté de Francis Vilmain. Comme si celui qui tend un miroir à ses contemporains pour qu’ils s’y reflètent tel qu’en eux-mêmes le travail les courbe pouvait être un naïf !

    Le peuple des hommes est à la peine. Tant pis et tant mieux. Sur son établi, Gépéto s’amuse avec Pinocchio, la distillerie est assaillie par les pompiers, le gardian caracole sur son cheval au milieu des champs de lavande, et tout le monde se croit au pays des santons. L’enfant joue à la poupée sans apercevoir le nez du 747 qui vient butiner de trop près la tour jumelle de Manhattan. Feu sur tout ce qui bouge !

    FEU ELEMENTAL

    Le monde de Francis Vilmain n’est ni rose de Provins ni noir broyé. Mais rongé d’orange. L’oronge pourpre, celle des dieux, est la couleur dominante. Partout présente, jamais absente. Images d’épines ardentes, mais pas d’Epinal. Je me souviens de cette exposition sur le Feu. Le feu décliné sous toutes ces modalités, jusqu’à cette chasse au mammouth, sortie tout droit de la guerre du feu d’un Rosny Aîné. Et la bête géante, cataclysmique, toute poilue, hurlante et barrissante, pressée d’hommes-fourmis, comme le contre-chant de l’araignée soleil de Victor Hugo, ou comme la bûche au foyer des illusions perdues, qui s’éteint.

    Un orange de toute beauté. Mortel. Qui renaît de ses cendres incessamment de chaque toile comme le phénix immortel. Un orange porteur d’orage et de toutes les menaces de la vie. Que rien n’attiédit ou n’arrange. Faut-il avoir l’âme subtile pour porter si haut l’étendard aux couleurs d’Hespérides ! Signe de terre brûlée et de feu sacré l’œuvre de Francis Vilmain s’arroge la puissance élémentale des quintessences les plus redoutables.

    SUR LE PONT

    Pour des raisons qui nous échappent, Francis Vilmain n’a pas voulu transformer une salle de sa dernière exposition en cabinet des Antiques. Mais ce n’est peut-être pas plus mal car il est vrai aussi que cette œuvre se déploie selon une logique organique consusbtantielle qui en assure la profonde unité.

    Que d’eau ! Que d’eau ! Que d’eau ! Après la terre et le feu Francis Vilmain s’abreuve à l’eau de source. La Voulzie, le Durteint, la Fausse Rivière, je parie qu’ils y sont tous, le peintre nous les coule en l’irisation pointilleuse de son pinceau. Plus Loing Moret nous offre les mauves transparences de ses champs azuréens parsemés d’étincelles d’or.

    Le plus beau reste à venir. Trois neiges, trois petits formats d’eau blanche empoudrée. Le jardin sous la neige, Rue St Thibaud, Le grimpon du Porc-épic, difficile de faire mieux question couleur locale. Mais la neige flambe littéralement ! Sous le glacis rampent le feu rose des radieuses aurores et les flammes orange des violences intérieures.

    Il en est des ponts comme des hommes. Certains sont d’Avignon et d’autres d’Arcole. Merci à Francis Vilmain de nous emmener sous le feu roulant des batteries. Il s’agit maintenant d’atteindre l’autre rive.

    ET EGO IN ARCADIA

    Francis Vilmain n’en rate pas une pour attenter à son statut d’artiste contemporain. Déjà que sa superbe indifférence aux mouvements conceptuels de l’avant-garde déroutait ceux qui suivent modes et mots d’ordre, voici qu’il s’est mis en tête de se lancer dans la peinture mythologique. Ce retour aux époques lointaines d’avant l’impressionnisme impressionne.

    Simple incompréhension. Francis Vilmain n’est pas revenu sur ses pas. C’est que les toiles de Francis Vilmain, malgré les objets épars de leur représentations iconiques n’atteignirent jamais au pittoresque de leur apparence. Au contraire elles n’ont cessé de frôler la structure élémentale du monde. Cette materia prima qui servit de terre glaise idéelle à l’engendrement ouranien des Dieux.

    Métamorphose. Du petit format au grand. Du raisin à toute la grappe. Le style change. Nous sommes quelque part entre les représentations a fresco et un cubisme sans arête. Pour le motif, point de tergiversation. Du glaiseux au zodiaque d’Héraclès la voie est tracée. Montante. Anamorphose intérieure, apothéose thématique.

    Si la peinture est un combat. Le peintre est un Héros. Il faut devant l’écran de la figuration linéaire un sacré cran, et un culot monstre pour afficher de telles prétentions. Mais les monstres sont à l’extérieur et ce n’est pas un hasard si l’Héraclès victorieux est au centre de notre regard. Nous regardons le tableau qui nous fait front et nous défie. Hercule contre l’image de notre curiosité n’est que la figure exaltée du peintre. Que de pouvoirs nous accorde l’Artiste, puisque dans le dédalle de nos errements interprétatifs nous sommes le Minotaure. Destinés à succomber.

    Hercule et le sanglier d’Erymanthe. La toile est blasonnée. Rouge pompéien en sa partie supérieure. Vert profond des hauts monts boisés pour le bas. Hercule et sa massue au centre, à ses pieds le sanglier que l’on recherche parmi les frondaisons des formes luxuriantes. La défaite du porcidé est déjà certifiée par sa disparition picturale. L’adversaire est réduit à sa proportion idéelle. Difficile de trouver un tableau moins platonicien que celui-là. Ici la chose représentée éclipse le symbole qui serait censé la signifier.

    Dans cette série mythologique Hercule se taille la part du lion. De Némée. Le tableau est magnifique. Baigné dans un or auroral. Un feu sublime alchimique. Un jaune serein, un jaune félin. Xanthopis apollinienne, perfection atteinte. Monochrome multicolore. Regardez en haut dans le coin gauche le motif ornemental s’identifie à la blondeur d’Aphrodite. L’animalité léonine se vaporise dans l’ondoyante chevelure de la déesse femme. Tout le tableau n’est qu’une longue flamme jaune nuptiale, un brasier de cuivre ardent, une buée de soleil, un jaune topazéen qui scelle en un même lingot de force brute l’agonie de la bête et le triomphe du demi-dieu.

    Le même thème est repris dans Le mariage du roi Pirithoos. Suscité par les Dieux Francis Vilmain n’hésite pas à rivaliser avec la frise de pierre et le ciseau parthénique de Phidias. Toute la toile est un enchevêtrement de corps mouvants. Centaures et Lapithes s’entretuent. Le tableau est porté par l’acidité des tons charnels. L’on n’y entend le hennissement hystérique et les hippiques bestialités chevalines des fils indignes de Kiron. Œuvre herculéenne et nietzschéenne qui nous rappelle que l’Homme digne de ce nom doit surmonter les démons intérieurs et extérieurs qui peuplent notre imaginaire.

    L’homme deviendra lion. Puis il deviendra enfant. Pour réaliser cette prédiction zarathoustrienne les Dieux ont pourvu à cette à cette succession de métamorphoses. Pour faire un enfant, il suffit d’une femme. Voici Pandora. Celle-là même dont Jean-Pierre Vernant enquit son auditoire attentif. Ici la toile de Francis Vilmain boucle la boucle. Entre Pinocchio, un des grands mythes littéraires de notre modernité, et Pandora, la distance n’est pas si grande. De la forge d’Héphaïstos à l’ingéniosité de l’homo-faber c’est la technique, l’antique tekné grecque, qui plante ses serres de vautour dans le foie du devenir humain.

    Pandora. Ne vous fiez pas au grand format. Approchez-vous, sans quoi vous risqueriez de vous perdre dans la grandeur du sujet alors que la petitesse philosophique des sujets est le thème même du tableau. Tout un peuple de lutins surgit de la végétation picturale. Sortent-ils du ventre fécond de Pandore, sont-ce les représentations des divers dons échappés de la maudite boîte, une surmultiplication de l’homoncule goethéen ? Serions-donc nous cela, une maladroite humanité d’animalcules fragiles, qu’il ne faudrait pas trop prendre au tragique, mais que le peintre herculéen s’acharne à arracher de la gangue des banalités du vivre  ?

    Les deux grandes approches picturales de Francis Vilmain se rejoignent en cette œuvre. La geste héroïque et les gestes quotidiens de l’implantation humaine en ses paysages familiers, en ses occupations triviales. Les Travaux et les Jours hésodiens d’un côté, et les Cosmogonies immémoriales d’autre part. Une œuvre comme un pont que l’on traverse, une arche que l’on escalade, pour rejoindre l’aurore héroïque des Dieux.

    SILHOUETTE DE FRANCIS VILMAIN

    Il m’arrive souvent de croiser la haute silhouette de Francis Vilmain dans les rues de Provins. Il marche la tête penchée, perdu en des préoccupations que l’on devine agonales. Tel Laocoon et ses enfants sur les rivages désolés de Troie les serpents de la Nécessité l’étreignent. Il ne fait pas bon vivre de sa peinture en notre époque utilitariste.

    Mais le peintre présente un profil d’aigle. Il est déjà trop avancé sur son chemin de peinture pour n’avoir pas terrassé les reptiles du doute. Il est ailleurs, plus loin, plus haut. Chaque toile comme un fragment chatoyant d’un arc-en-ciel intérieur. Comme encore une marche herculéenne, pour celui qui a fait le choix d’endosser et les risques métaphysiques de la peinture, et l’alezane tunique empoisonnée de Nessus.

    André Murcie.



    ESCHYLE

     

    LES PERSES.

    ESCHYLE.

    In Théâtre Complet. GF. N° 8. 1970.

     

    J'étais encore gaminos. Toute la famille s'était déplacée au grand complet chez des amis. Mes parents l'avaient lu sur L'Humanité. Ce devait être un grand moment. Comme nous n'avions pas encore la télévision l'on était parti chez Julien, non pas l'Empereur, mais le militant de la CGT, et voilà pourquoi nous étions huit entassés dans la modeste cuisine entre la soucoupe de lait de la chatte et le transistor juché en hauteur sur le frigidaire pour avoir l'effet stéréo. Entre parenthèses, pas entendu la différence. Pourtant nous étions tous tout ouïe. Je me souviens encore du messager se jetant aux pieds du Roi ( en fait c'était la Reine ), et c'est à peu près tout. Sinon le texte ne m'avait pas paru particulièrement difficile. Du moins gardé-je encore la sensation d'avoir tout compris.

    Ce fut sans doute mon premier contact avec la littérature grecque. Ce devait être en 1960. Question culture Malraux et De Gaulle ne se moquaient pas vraiment du peuple. Remarquons, deux mille cinq cent ans avant, Périclès et Eschyle pas vraiment non plus. Par contre lorsque l'on se rappelle de la bronca, il y a deux ans de cela, lors de la sortie de 300, le film, l'on peut mesurer le recul idéologique des masses silencieuses et des médias qui sont censés cornaquer l'opinion.

    Pour sûr, Xercès n'avait pas le beau rôle. Certes il sortait vainqueur de la confrontation, mais celui qui a du mal à écraser une mouche avec un marteau-pilon, même s'il parvient finalement à la trucider, ne décroche pas le premier prix de la sympathie auprès du grand-public. A vaincre sans péril, l'on triomphe sans gloire. Ce fut pourtant derrière lui que dès la première semaine de sa sortie l'intelligentsia médiatique se rangea.

    Les défenseurs des droits de l'Homme se hâtèrent de prendre en chasse le méchant homme blanc. L'on rétablit au plus vite la situation, ce n'était plus Léonidas, essayant de retarder par une résistance héroïque et désespérée le flot des envahisseurs qui menaçaient de s'écouler sur son pays mais un méchant colonisateur surarmé qui s'en allait asservir les peuples de bronzés installés autour de la Méditerranée.

    En un amalgame filigranesque l'on tentait d'exorciser sa propre guerre d'Algérie en entretenant l'équivalence avec l'invasion de l'Irak par l'Occident pressé de pousser la construction de ses futurs aqueducs pétrolifères. Chacun entonna sa chansonnette favorite, les Associations Noires crièrent au racisme et celles de gauche arguèrent de l'insupportable discours d'obédience colonisatrice pour dénoncer et stigmatiser la honteuse philosophie censée se dégager du scénario. L'on n'osa pas prononcer le mot d'antisémitisme ( l'affaire ne s'y prêtait guère ) mais qu'est-ce que l'on dégoisa sur le qualificatif de barbares que la pellicule proposait pour désigner les peuples étrangers !

    Aujourd'hui le soufflé est retombé et Léonidas repose en paix au milieu de ses trois cents braves. Plus personne ne s'en vient cracher sur sa tombe, preuve que toute cette agitation factice fut entretenue artificiellement dans le but inavoué d'aligner nos réseaux d'information locale sur des campagnes nationales de grande ampleur décidée en haut-lieu.

    Eschyle ne s'est pas posé tant de problèmes. Désirant chanter la victoire grecque de Salamine, il nous transporte chez les vaincus. Se réjouir est facile. L'on ne mesure la défaite de l'ennemi qu'en comprenant ce à quoi on a échappé. Les Perses ne compte pas le triomphe des cités grecques mais l'échec de l'autokrator barbare. Avec cette terrible mise en garde. Que les vaincus sont délaissés par les leurs. Ainsi Darius s'en vient des Enfers rajouter une couche au désastre. Non seulement la flotte perse gît au fond de l'eau mais il prédit l'écrasement de l'infanterie à Platée. Sur terre comme sur mer, le Royaume ne se relèvera pas d'une telle catastrophe.

    Comme son titre le prophétise la pièce fait la part belle aux Perses. Les Grecs n'ont droit qu'à la célèbre et extrêmement belle invocation au combat. Et là encore, Eschyles n'énumère pas les fruits de la victoire, il rappelle tout ce qui est à perdre, le tombeau des pères et les femmes et les enfants. En d'autres termes l'oikouméné en son entier, les vivants et les morts.

    Au-delà de la culture – et les Dieux savent comment la culture grecque est facteur de division et par cela même d'identification - ce qu'il importe de sauver c'est l'humanitas grecque. Eschyle est sans ambages : ce sont les hommes qui sont porteurs de leur culture et non la culture qui fonde l'homme. La conséquence de cette vision est évidente : toute culture est une volonté. Et l'Homme est l'animal platonicien volontaire par excellence. Le barbare est bien celui qui a choisi de rester à l'état de barbarie.

    André Murcie.

     

    JACQUELINE DE ROMILLY

    RACONTE L’ORESTIE D’ESCHYLE.

    Collection La Mémoire des Œuvres. 117 p.

    BAYARD. Septembre 2006.

     

    Longtemps que nous n’avions chroniqué un livre de Jacqueline Romilly. Cela doit remonter à son Alcibiade paru en 1995. Certes Jacqueline de Romilly est une grande dame et nous feuilletons souvent sa traduction de Thucydide, mais sa vision de la Grèce est à cent mille stades de la nôtre. Nous ne sommes point de fervents partisans de la démocratie athénienne et nous louons chez les Grecs tout ce qu’il ne faut pas aimer : une certaine attirance pour l’hybris, un goût marqué pour le conflit, le plaisir sophistique d’imposer notre point de vue alors que nous avons tort, Sparte davantage qu’Athènes, et les conquêtes d’Alexandre par dessus tout. Bref notre désir de Grèce est très impolitiquement correct pour nos concitoyens.

    Hormis ces longs murs qui nous séparent nous applaudissons son combat pour le maintien de l’enseignement du Grec dans nos lycées nationaux. Elle est une des très rares voix qui ait su s’élever avec ferveur et âpreté pour s’opposer à la disparition programmée de la langue des dieux et d’Homère dans nos établissements du second degré. Nous regrettons que l’ensemble des intellectuels anonymes ou reconnus de ce pays n’ait su se regrouper autour d’elle, mais lorsque la barbarie menace, l’Histoire Grecque nous a appris que ceux qui gardent les Thermopyles, s’ils ne se comptent pas sur les doigts de la main, ont bien du mal à former une seule phalange.

    Comme par hasard nous ne quittons pas l’intermède médique puisque Jacqueline de Romilly nous parle d’Eschyle qui combattit à Marathon et à Salamine. Rassurons-nous notre poëte n’a rien d’un va-t-en guerre. Il a défendu sa patrie en danger, et nul ne songerait à lui reprocher ce simple droit d’un individu, ou d’un peuple, à lutter pour sa survie et sa propre indépendance. N’empêche que de retour à Athènes, Eschyle s’est interrogé sur le sens et la nécessité de cette violence. La supériorité de la civilisation grecque sur la barbarie environnante ne résidait-elle pas justement en ces lois qui étaient censées protéger le citoyen ?

    Le texte en moins, mais une rigueur de commentaire en plus, la collection de La Mémoire des Œuvres  qui « s’attache à transmettre aux lecteurs du 21 ° siècle la mémoire des grandes œuvres du patrimoine littéraire par la voix de grands auteurs contemporains » dégage un peu l’ancien parfum scolaire et nostalgique des vieux fascicules Larousse. Jacqueline Romilly résume et analyse l’ensemble des trois pièces qui formaient le triptyque dramatique de la tétralogie d’Eschyle consacrée à Oreste. La quatrième de mode satirique ne nous est point parvenue.

    Oreste est ce cousin psychanalytique d’Oedipe qui n’eut pas le bonheur de coucher avec sa mère. Il se contenta de la tuer. Pour venger le meurtre de son père. Sombre histoire de famille. Comme il n’eut pas non plus l’idée de pratiquer l’inceste avec sa sœur Electre, l’on comprend pourquoi Freud lui a préféré l’homme au sphinx. L’on ne respire pas les moiteurs troubles des fonds de culottes de la gent féminine dans l’Orestie échyléenne.

    Le drame est beaucoup plus simple. Des Dieux et du sang. Ananké et fatum se partagent les principaux rôles. Nous sommes encore dans la mentalité guerrière des tribus doriennes. Agamemnon n’est pas Abraham et Zeus n’est pas Yahvé. Pas question qu’il retienne le bras du sacrificateur. Iphigénie perdra son sang aussi naturellement que ses règles. Jacqueline de Romilly s’extasie sur le remords qu’éprouverait le cruel papa au vers 178. Que le frère de Ménélas n’ait pas été très fier de son acte, nous le comprenons mais de là à infléchir le texte selon une lecture crypto-chrétienne de l’expression « souffrir pour comprendre », il y a un Scamandre que nous n’oserons franchir. Lorsque sa mère découvre son sein, moins hypocrite que Tartuffe, Oreste décide qu’il ne veut pas le voir. Clytemnestre n’a-t-elle pas froidement découpé dans le chaud de l’action, les attributs de la paternité de son père ? L’éros grec n’a rien à fomenter avec l’amour chrétien !

    Oreste tue sa mère qui a tué son mari qui a sacrifié sa fille. N’allons pas chercher plus loin comment Racine a mis au point sa chaîne andromaquienne. Les Dieux sont responsables de cette abominable tuerie puisqu’ils ont exigé et agréé le meurtre d’Iphigénie. Apollon sera d’ailleurs l’avocat-conseil d’Oreste, avant, pendant et après son matricide.

    Quant aux Erynies qui pourchassent Oreste elles vengent l’acte rituel de souillure inhérent au crime mais ne se préoccupent guère des motivations de l’individu. Le sang des Atrides c’est une espèce de vendetta corse qui se perpétue sur plusieurs générations sans que cela ait l’air de déranger grand monde. L’on peut très légitimement se demander pourquoi les Erynies ne se sont pas réveillées plus tôt et pourquoi elles s’en prennent spécialement à Oreste et pas à sa mère ?

    C’est que les Erynies jugent sur la forme et non sur le fond. En tuant sa mère Oreste a supprimé son propre sang alors que l’épouse qui a trucidé son mari a éliminé un total étranger à sa propre lymphe. Sacrée famille ! Les pièces rapportées ne comptent pas, ou pour si peu ! Les Erynies sont de satanées féministes qui n’entendent point remettre en cause le matriarcat.

    La réponse d’Athéna qui s’est instituée juge du procès ne manque pas de sel : c’est à croire qu’elle a lu La mythologie grecque de Robert Graves en long, en large et en profondeur et qu’elle prend parti pour la thèse défendue par notre éminent chercheur britannique. Etant née des seules œuvres de son père, la fifille chérie de son papa comprend parfaitement qu’Oreste ait tué sa mère pour venger son père. Ce n’est pas uns question de semence du mâle qui ne se mélangerait pas avec les humeurs de la femelle comme tente de l’expliquer Jacqueline de Romilly, mais bien le choix délibéré de la victoire ouranienne des Olympiens sur les forces chtoniennes de la terre ; la Grande Déesse cède le pas devant Zeus. Athéna institue une hiérarchie éthérique entre les divers éléments. Du plus lourd au plus subtil. La mythologie engendre la science grecque.

    Tout était mal qui finit bien. Admonestées par Athéna nos charmantes furies vont s’amender : elles porteront désormais le noble nom d’Euménides. Les Bienfaisantes apaiseront les discordes toujours prêtes à s’élever dans la bonne ville d’Athènes. Les voici promues égéries de la Démocratie. Paroles et persuasion couleront de leurs mamelles comme le miel de l’Hymette, elles calmeront les passions déchaînées et éviteront la pire des violences qui puisse naître : la guerre civile.

    Car le plus grand des malheurs pour les grecs ne réside pas en la déplorable habitude atridienne de s’entretuer au sein de sa propre parenté. Ce sont bien là occupations répréhensibles, mais le Grec n’est pas une bête domestique ou familière. Le Grec est un animal politique. La Cité prime sur la Famille.

    De la famille au clan, du clan totémique à la horde barbare, la filiation est évidente. Seule l’organisation structurelle et politique peut empêcher cette régression menaçante vers l’état naturel et bestial. De nature dirait Rousseau, mais en Grèce les Faunes et les Aegipans ne sont jamais très loin. Apollon Lyncée non plus d’ailleurs.

    Freud n’a pas élu Œdipe au dépend d’Oreste de manière aléatoire. La psychanalyse ne sort jamais du nœud étrangleur et matriacarlement ombilical de la famille. Il n’existe pas de transfert psychanalytique du politique. Ou plutôt le transfert psychanalytique du politique est ce qu’habituellement d’une manière très simple l’on nomme : l’emploi de la violence politique.

    Nous en revenons à Eschyle et à sa réflexion sur la violence politique. C’est que si les Dieux fondent la Cité, ils fondent aussi la violence. Indépassable antinomie. L’on perçoit peut-être un peu mieux le concept de fatalité eschyléenne ! Jacqueline Romilly possède la solution miracle. Elle porterait le nom de Démocratie. Nous ne la suivrons pas sur ce chemin. Non pas parce que la Démocratie serait meilleure ou pire que la Royauté ou l’Oligarchie. Mais parce que toutes ces formes sont à appréhender en leurs états transitoires et dialectiques. Elles naissent et se propagent l’une de l’autre. Incapables qu’elles seraient de se perpétuer puisque emportées dans et par le devenir empédocléen des choses…

    Et puis surtout parce que nos contemporains jugent de la démocratie à la seule aune de leur expérience historique qui produit justement l’idéologie démocratique. Nous les soupçonnons de se tromper béatement d’admiration quant à la validité de leurs rêves ! Ils sont un peu comme Athéna au procès d’Oreste, juge et partie de leur présence au monde. C’est-à-dire en état le plus flagrant possible d’injustice !

    André Murcie.

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 43

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 043 / FEVRIER 2017

    JEAN-PIERRE VERNANT

     

    PANDORA .

    JEAN-PIERRE VERNANT.

    Conférence du 14 mai 2005

    Hôtel Saint-Thibaud à Provins.

     

    Une centaine de personnes se pressaient ce samedi après-midi pour écouter l’enfant du pays de retour parmi les siens. La présence des grands hommes honorent les petits. Ces derniers ne suivraient-ils pas les mêmes sentiers que leur prestigieux aîné !

    Durant deux heures Jean-Pierre Vernant dévoilera le mythe de Pandora tel qu’Hésiode l’a transcrit en Les Travaux et les Jours. Certes nous n’y apprendrons rien de nouveau, notre orateur se contentant de raconter et d’expliciter l’avers et le revers de cette histoire inactuelle.

    Jean-Pierre Vernant porte beau, malgré ses quatre-vingt dix années passées, le verbe est vigoureux et rigoureux. Ses mains soulignent et dessinent ses dires. D’une simplicité absolue, sans aucune affèterie, sa parole, éloignée de mille stades de tout jargon universitaire, enchanta l’auditoire. Mais le plus intéressant était à venir.

    Toutefois je me permettrais de faire languir notre lecteur en lui désignant les trois grandes toiles mythologiques de Francis Villemin, artiste authentique célébré en nos modestes chaumines provinoises, qui encadraient comme à merveille notre conférencier. Pour les amateurs d’art, sachez que nous consacrerons sous peu un article à la peinture de Francis Villemin.

    A peine Jean-Pierre Vernant eut-il spécifié qu’il était prêt à répondre à quelques questions que les christianophiles de tout poil montèrent à l’assaut… Quid de Pandora et de la Genèse ? Patiemment l’érudit explique que ce sont-là deux versions de mondes irrémissibles. Tempête sous les crânes et terreur dans l’assistance, se pourrait-il qu’il existât une autre route que celle du christianisme, une autre voie qui ne lui emprunte rien et se nourrit de ses propres prolégomènes ! Cet émoi turgescent laisse notre rhéteur impavide. A peine se contente-t-il de spécifier comme par négligence que l’homme grec est dénué de tout sentiment de culpabilité. Eût-il cloué le Christ sur la croix qu’il n’eut pas provoqué plus d’émoi chez les âmes pieuses.

    Du fond de la salle, un notaire à la retraite ( oui, il est des détails qui ne s’inventent pas ! ) rassure les ouailles : oui, l’homme est coupable mais il est libre d’obéir ou de ne pas obéir à Dieu tout puissant, d’où la supériorité évidente du croyant chrétien sur les malheureux païens qui… D’un geste fatigué l’Hellène éminent fait signe qu’il n’entrevoit pas la nécessité de poursuivre la discussion sur de telles fariboles étrangères à sa sérénité…

    Après une dernière salve d’applaudissements le troupeau des brebis pantelantes et ragaillardies reprend le chemin de l’abattoir humain de la croyance religieuse… De son côté Jean-Pierre Vernant ramasse ses livres et referme la boîte à Pandore de l’intelligence.

    André Murcie.

     

    LES ORIGINES DE LA PENSEE GRECQUE.

    JEAN-PIERRE VERNANT.

    133 p. 1981.Collection Quadrige.

    Presses Universitaires de France.

     

    Jean-Pierre Vernant n’y va pas par quatre chemins : dès les premières pages il assène l’impitoyable vérité : il n’y a pas eu de miracle grec, une telle notion relève du mythe. Ne nous égarons pas, publiées pour la première fois en 1962, Les origines de la pensée grecque ne participent en rien à ce vaste mouvement de déconstruction nihilisto-derridienne initié par toute une frange d’universitaires en rupture de ban avec la culture européenne qu’ils accusent de tous les maux. Malgré de tels prolégomènes Jean-Pierre Vernant ne quitte pas la tradition humaniste et classique. S’il casse les vieilles vitrines des conceptions idéalistes il prend bien garde de ne pas jeter les précieux bibelots des savoirs perdus avec les débris des meubles d’exposition rongés depuis deux siècles par les ronronnants termites de l’hagiographie ventripotente.

    Les explications de Jean-Pierre Vernant sont d’une lumineuse simplicité. Les invasions doriennes furent la chance de la Grèce Eternelle. Sous les coups de boutoir de ces tribus mal dégrossies toutefois indo-européennes, les royaumes mycéniens se sont effondrés comme châteaux de cartes en Espagne. Les rois tout-puissants, détenteurs des pouvoirs militaires, religieux et politiques sont jetés à la pioche. Il y a tant de prétendants pour leur succéder que sans avoir jamais lu une seule ligne de Montesquieu, les Grecs vont inventer la séparation des pouvoirs.

    En quelques siècles les Royaumes vont se transformer en Cités. Vous vous en doutez, cela ne se passera pas sans de féroces luttes de classes. Jean-Pierre Vernant se garde bien d’employer l’expression consacrée. Question de méthode d’abord, user d’un concept élaboré vingt-cinq siècles après les faits pour décrire une réalité sociale étrangère à notre modernité relèverait d’un criticisme des plus anachroniques. Et puis la vieille ruse du cheval de Troie, la taupe rouge qui mine les champs de la connaissance sans avoir l’air d’y toucher !

    Au char de guerre a succédé le cavalier, à la cavalerie blindée de l’Etat autocratique se sont substitués les chevaux légers des grandes familles aristocratiques. Nos nouveaux-féodaux ne vont pas commettre l’erreur de la chevalerie française qui s’est offerte pieds et poings liés au pouvoir royal central et unificateur. Nos aristoï ne dédaignent pas d’écraser de toute leur puissance le bas peuple des faubourgs et des champs, mais entre eux, malgré la course aux profits et aux pouvoirs, s’installera une certaine idée de parité. Toujours plus forts que les autres, les spartiates se prévaudront d’une stricte égalité théorique.

    A peine avez-vous trouvé un os à ronger que les roquets de tous ordres ne manquent pas de venir vous voler quelques tendres miettes de cartilage. L’idée d’égalité aristocratique fit tache d’huile d’olive citoyenne dans les couches populaires. A défaut d’égalité de fortune l’on créa une égalité de droits et de devoirs. Les cavaliers cessèrent de faire piaffer leur montures devant la piétaille, ils descendirent de leurs fiers étalons et vinrent se ranger. D’hoplites.

    Nous sommes en 1962, le mot n’a pas encore en ces temps heureux de danger communiste l’aura mystique dont on l’entoure aujourd’hui. Jean-Pierre Vernant l’emploie en passant, comme un terme technique que sa fonctionnalité discursive rend sinon anodin, du moins invisible. La société grecque subit un lent mais irréversible processus de ( enfin ! ) démocratisation.

    En bon marxiste convaincu Jean-Pierre Vernant nous refait le coup de la superstructure idéelle qui se modifie selon les changements opérés par les modes de production et d’organisation économiques. Puisque le roi de droit divin n’existe plus, le droit va s’éloigner des Dieux et s’installer au cœur des contradictions de classes et d’individus. La loi, qui n’est plus détenue par quelques uns trouvera le chemin de l’écriture, elle sera écrite et exposée aux yeux de tous. Chacun se sentira investi de cette protection juridique qui désormais s’attachera à sa personne.

    Il est temps de prendre le bateau. Jusqu’ici nous sommes beaucoup restés à Athènes avec Solon et Clisthène, nous voici de l’autre côté de la mer sur les côtes d’ Ionie. Lors de la tonitruante arrivée des Doriens nombre d’autochtones de l’Hellade mycénienne peu envieux d’abréger trop rapidement leur existence se sont enfuis sur ces rivages accueillants et ensoleillés. Ils y ont même fondé quelques cités… Celle qui nous intéresse s’appelle Milet, de Thalès, d’Anaximandre, d’Anaximène, et de quelques autres qui fondèrent la fameuse Pensée Grecque, celle-là même sur laquelle repose toute la culture occidentale et aujourd’hui mondiale.

    Les premiers physiciens grecs délaissent les Dieux pour s’intéresser aux choses, les plus simples, les plus élémentales, l’eau, l’air, le feu… Mais Anaximandre fait encore mieux que les autres. Il place la terre au centre de l’univers en expliquant que sa position centrale l’empêche de tomber. Ni vers le bas, ni vers le haut, ni à gauche, ni à droite. Il vient d’inventer non pas l’espace géométrique, qui n’est que la mesure de la terre, mais l’espace conceptuel dans lequel peut se déployer, non plus le discours mythologique de l’origine, mais la possibilité de penser en dehors de toute quantification hasardeuse. Newton et Planck exprimeront exactement la même chose avec simplement d’autres outils de préhension contemplative du réel.

    S’il n’y avait pas eu cette dissociation isomorphique du pouvoir royal, il n’y aurait jamais eu d’Anaximandre nous dit Jean-Pierre Vernant. Entre parenthèses la dislocation de la boule êtrale de Parménide par les petites particules Leucippiennes nous paraît du même tonneau. Des Danaïdes. Mais arrêtons de nous abreuver à ce fleuve philosophique qui pourrait nous entraîner trop loin de Jean-Pierre Vernant.

    Car enfin si notre auteur explique très bien la concaténique chaîne du comment, il reste très discret quant au pourquoi du phénomène. Logiquement, avec les grecs on finit toujours par se casser le nez sur le logos, nous nous demandons pour quelles raisons la cité athénienne, qui d’après ce que l’on raconte dans nos écoles nationales à nos têtes blondes, aurait été l’inventrice de la démocratie n’a pas aussi engendré Anaximandre ? Zeus ne voulut-il pas mettre tous ses œufs dans le même panier ?

    Faut-il comprendre que malgré sa diversité citadine la Grèce était déjà une nation intellectuellement unifiée et qu’à plusieurs centaines de kilomètres de distance les penseurs de Milet étaient capables d’intégrer en leurs ratiocinations l’expérience politique des Athéniens ? Pour notre part nous poserions plutôt l’opérativité des actes humains à l’intérieur d’un même espace conceptuel de complexifications cohérentes. Ce que Husserl a naïvement exprimé dans ses derniers écrits par ses idées trop inabouties sur l’interdépendance des consciences.

    Mais revenons à Jean-Pierre Vernant. Son insistance à se reporter sans arrêt aux théories et aux sectes orphiques tout au long de son livre induit qu’il n’était pas aussi éloigné de nos suggestions que sa réputation de chercheur positiviste le laisserait entrevoir…

    André Murcie.

     

    ORPHIQUES

     

    HYMNES. DISCOURS SACRES.

    ORPHEE.

    Présentation, traduction et notes de J

    JACQUES LACARRIERE.

    Collection : La Salamandre.

    IMPRIMERIE NATIONALE. 1995.

     

    Belle collection, belle traduction, beau texte. Si le monde savait savourer la beauté, il n'y aurait rien à ajouter à cette chronique ! Evidemment c'est un faux, et pire que tout, un faux incertain. Comme quoi la platonicienne isométrie du beau et du vrai se trouve quelque peu malmenée par le divin Orphée, qui savait charmer des bêtes plus sauvages que les suaves abeilles de l'Hymette.

    Les experts s'accorderaient pour dater ces textes improbables du quatrième siècle après le petit Jésus. Selon nous, le fonds en est plus ancien, et ils doivent être le résultat de multiples transmissions orales et diverses réécritures, depuis des temps pré-homériques. S'il devait en être autrement, une rédaction si tardive témoignerait surtout d'une sacrée persistance du paganisme en des temps où il serait sensé avoir été moribond...

    Il n'y a point si longtemps que cela, deux mois et demi, nous assistâmes à une conférence de Philippe Beck, un de ces nouveaux poëtes qui essaient de réconcilier la poésie moderne – entendons par ces termes celle qui ne se reconnaît ni en Saint-John Perse, ni en Valéry – avec une certaine résonance lyrique sienne pour, ne pas dire traditionnelle, qui fut longtemps combattue par les formalistes telquelliens. Que nos lecteurs ne s'inquiètent point, ils ne sont point victimes d'un hasardeux coupé / collé de l'ordinateur murcien. Philippe Beck n'est pas un béotien de dernière qualité, nous avons par exemple apprécié ses deux recueils consacrés à Stéphane Mallarmé, Dernière mode familiale et Aux recensions parus au début du millénaire chez Flammarion.

    Nous le pressentions, mais la violence de l'attaque nous surprit. Avec des trémolos dans la voix Philippe Beck dénonça le danger de submersion immédiate qui nous menaçait tous. Nous en tremblâmes d'effroi, et guignant l'air de rien aux fenêtres nous nous assurions qu'aucun tsunami ne se profilait aux lointains horizons de la plaine briarde. Hélas, le danger était bien plus grave ! L'ophite serpent de l'orphisme poétique n'était point tout à fait mort, et le ventre de la bête encore fécond serait capable de nous réserver un Cerbère de sa chienne...

    Bref, nous le devions comprendre : l'explication orphique de la terre n'est plus la principale tache assignée au poëte, d'ailleurs tout le monde sait très bien que depuis Auschwitz il n'y a plus de poëtes en notre vallée de larmes. Libérale. C'est nous qui tintanubulons ce dernier vocable.

    Nous n'arrivons pas à comprendre pourquoi, mais ce genre d'incident – qui serait tant soit peu ridicule s'il ne traduisait pas une auto-paranoïa policière de l'état mental de nos élites intellectuelles – nous rend la figure d'Orphée bien plus chère que toujours et bien plus proche que jamais.

    Mais si Orphée reste pour nous le symbole d'une certaine vision opératoire de la poésie, il fut pour les Grecs, aussi et parfois un tout autre personnage. Une sorte d'initiateur suprême et religieux. Ô dieux, que ce dernier mot nous blesse ! Et vous tue, plus sûrement que notre notoire incroyance.

    L'orphisme en tant que secte et mouvement mystique nous déplaît. Même s'il est difficile d'en saisir avec netteté les contours. Les chrétiens surent faire place nette. Les pères de l'Eglise s'entendirent comme larrons en foire pour éliminer tous les documents issus du paganisme qui auraient pu donner naissance à de nouvelles hérésies. S'il nous reste des traces d'un gnosticisme plus ou moins mâtiné de christianisme, tout ce qui relève des pratiques initiatrices païennes fut impitoyablement brûlé et détruit.

    De l'orphisme, nous ne savons donc à peu près rien. Ses adeptes étaient des végétariens convaincus et refusaient de verser le sang des animaux. Cela nous rappellerait l'Inde. Plus grave, derrière l'épiphanie de la multitude des Dieux les mystes pressentaient une divinité unique dont la cohorte céleste ne serait au mieux que des avatars, au pire de simples représentations conceptuelles partielles.

    A chacun ses croyances et ses enfermements. Mais l'orphisme fut aussi un ferment philosophique. Cet aspect nous intéresse beaucoup plus. Les Pythagoriciens lui ont beaucoup emprunté. Surtout son mode de vie. A l'autre bout de la chaîne philosophique il nous semble que les Epicuriens procèdent, de par leur manière de se regrouper en petites chapelles, de l'orphique attitude, mais d'un orphisme totalement laïcisé.

    De même, nous n'irons pas chercher plus loin, l'explication des deux chemins de Parménide, celui qui monte vers l'être et celui qui descend vers le mensonge. Les feuilles d'or talismaniques déposées dans les tombes des fidèles enseignent au mort de s'abstenir de s'abreuver à la source de gauche près du blanc cyprès de l'oubli indéterminatif, mais d'étancher sa soif à la fontaine de droite d'immortelle mémoire.

    L'orphisme promettait l'immortalité à ses initiés. L'homme devenait un dieu. Peut-être se perdait-il dans l'incommensurabilité du divin. L'on voit ce que le néo-platonisme et le christianisme ont emprunté à ces ancestrales consolations.

    Peut-être Empédocle retrouva-t-il par delà Parménide la pérennité de ces eaux antigoniques, dont par un coup de génie - que bien plus tard Einstein imitera en donnant à la lumière une double nature, et ondulatoire et corpusculaire – il s'abstiendra d'en favoriser l'une plutôt que l'autre, la froideur destructrice de la première lui étant autant nécessaire que l'émolliente tendresse conquérante de la seconde.

    Reste maintenant la beauté de ces hymnes. Comme par hasard Jacques Lacarrière avoue avoir lorgné – il aurait pu aussi guigner vers Ronsard et du Bellay - du côté de Valéry et de Saint-John Perse, dans l'illusoire but de nous en proposer un équivalent en notre doux et fier idiome français.

    Plus de quatre vingt poèmes. Point de ces grandes laisses interminables que l'on aurait pu croire nécessaire à la grandeur des Dieux révérés. La plupart n'excèdent pas une douzaine de vers, mais quelle assise, quelle luxuriance de termes. Ce sont les mots qui disent les Dieux et non point les phrases. Le mot se suffit à lui-même. Tout comme un dieu. Toute présence irradie. L'oeil regarde et il voit. Splendeur du monde. La poésie ne dit pas le monde, elle se contente de le transfigurer en y projetant l'ombre étincelante des Dieux.

    Ce qu'il y a de terrible dans ces Hymnes et Discours sacrés par lesquels la poésie rejoint le mythe c'est que ces poèmes qui ne sont pas issus de sa lyre suprême sont dignes de la légende d'Orphée.

    Nous déplorerons – avec Orphée ce finale larmoyant s'impose – que Jacques Lacarrière n'ait pas traduit l'intégralité des lamelles d'or et des écrits habituellement adjoints aux Hymnes sous le titre de Pierres.

    André Murcie.

     

    LE REQUIEM D'ORPHEE.

    MICKAEL LEPEINTRE.

    492 pp. TIMEE-EDITION. Janvier 2009.

     

    Nous avions beaucoup aimé Le Légat de Rome de Mickael Lepeintre, même si nous avons tardé à l'insérer dans une de nos livraisons hebdomadaire. Il y avait du courage chez ce jeune auteur de commencer sa carrière par un roman consacré à un obscur épisode de la vie mouvementée de la République Romaine. C'était en quelque sorte souscrire une demande de reconnaissance littéraire en série B. Mais avec ce second roman Mickael Lepeintre brouille les cartes.

    Thriller sur la couverture. Certes, de l'action et du suspense à revendre. Vous prenez le bouquin et vous ne le lâchez plus avant la fin. Mais il aurait mieux prévenir le lectorat par une grosse pastille rouge du genre « Attention ! Produit Littéraire à Forte Concentration ». Point trop vendeur, mais suffisant pour piquer la curiosité des esprits aventureux.

    Première constatation : c'est un livre qui défie la critique. L'intrigue d'une complexité inouïe se résumerait en cinq lignes, aussi ne vous attendez pas à ce que je raconte ici la moindre péripétie de ce récit. Je le répète, et ce n'est pas du tout une figure de style, ce livre est une prise de tête.

    La tête d'Orphée, évidemment. Celle qui flotte sur les flots avec pour seul frêle esquif karonéen la lyre du poëte sur laquelle elle repose. Dans la légende on raconte qu'elle fut pieusement déposée dans le temple sacré de Delphes d'Apollon Pythien. Mais là, elle se serait amusée à quelques facéties qu'Apollon Lyncée n'aurait guère apprécié. Figurez-vous que le chef d'Orphée se dépêchait de répondre aux demandes du prêtre avant que la Pythie ait eu le temps de formuler sa réponse. Ulcéré d'être dépossédé de ses prérogatives prophétiques par un rival qui parlait plus vite que l'ombre de sa divinité, le fils de Latone – l'on va enfin savoir qui est le chef - s'en vint intimer au prince des poëtes l'ordre de se taire à tout jamais. Pauvre Orphée condamné ad vitam aeternam au silence mallarméen !

    Idem dans Le Requiem d'Orphée. Mickael Lepeintre a opéré les coupures nécessaires à notre incompréhension. Vous n'avez ni le début de l'intrigue, ni la fin de l'histoire. Juste quelques fils électriques cisaillés que vous pouvez à votre goût tenter de réunir par le grossier chatterton hypothétique de vos interrogations déductives. De temps en temps, dans le noir de l'ignorance s'allume une petite ampoule qui n'éclaire guère plus loin que son maigre halo dubitatif. Un peu la lampe d'argile du discours de réception du prix Nobel de Saint-John Perse qui se bat contre le pot d'uranium condensé d'un réacteur atomique.

    Car le champignon est bien nucléaire et pas hallucinogène. Le second roman de Mickael Lepeintre ne se déroule pas dans l'antiquité. Il se peut qu'incidemment Orphée soit un personnage de la mythologie grecque, mais ici nous sommes dans notre présent le plus scientifique. Dans notre glorieuse ère informatique. Que voulez-vous, un roman contemporain qui n'échappe pas à son temps !

    A son temps, non. Mais au temps, nous n'en dirons pas autant. Orphée c'est quand même celui qui arracha son Eurydice chérie à la mort. Désir d'immortalité, certes mais revenons au début de la légende. Tout commence par une innocente petite vipère sur laquelle la bien-aimée d'Orphée posa malencontreusement le pied sans le faire exprès. L'exact contraire d'Apollon qui écrasa la tête du serpent de son talon nu. Mais puisque le rejeton de Léto n'apparaît nullement en ce livre, revenons à notre Eurydice – pardonnez-nous ces aller-retour incessants mais nous essayons de suivre au plus près la structure ultra-labyrinthique du roman – qui mourut – que voulez donc qu'elle fît ! - de la morsure d'un serpent. Ce qui tombe bien, pour nous pas pour Eurydice qui y laisse sa peau ( de serpent ! Puisqu'il est prévue que de morte elle se mue en vivante ), qui tombe ( nous répétons ce verbe pour que vous en appréciez la polysémie ) bien puisque l'auteur se plaît à répéter que nous sommes dans l'oeuf du serpent.

    Un très beau film dont le visionnage ne pourrait que vous aider à vous repérer dans cette sombre histoire. De la mort à la renaissance donc. Mais aussi tout aussi inquiétant Mickael Lepeintre nous rappelle que nous sommes tout aussi bien ( aussi mal plutôt ) dans la gueule du loup. Tiens-tiens dans le logos conjoint d'Apollon le Lycaon et de l'antre du Minotaure. Puisque nous n'avons pas les préliminaires de l'intrigue nous pouvons en déduire qu'Orphée n'a pas eu l'occasion d'amadouer les bêtes sauvages de la forêt. Le lion ne dodeline pas de la tête en l'écoutant jouer et chanter sur sa lyre. Les animaux du zoo se rebellent, les tigres sortent de leur cage, et la ménagerie ressemble à s'y méprendre à la meute hurlante d'Hécate. Si vous préférez un tableau plus idyllique – mais tout aussi sanglant - nous nous contenterons de citer l'apollinienne Artémis dénudée en son bain, et la meute d'Actéon qui dévore son maître. Parfois le balai se retourne contre l'apprenti-sorcier.

    Si vous avez le sentiment que notre histoire se tortille comme un ophidien et que l'on passe un peu du coq à l'âne sans préavis vous tenez le bon bout. Celui de la queue. Celle de Protée, le dieu des métamorphoses, qui court après Eurydice, le sexe en avant, dans la manifeste intention de la violer. Idem dans le roman où en un résumé symbolique nous prétendrons que la robe blanche de la mariée est tâchée de sang avant la nuit de noce. Désolé, mais nous ne sommes dans une sombre histoire de cul. Même si le couple primordial se retrouvera pour faire crac-crac sur la plage de sable fin. Ainsi finissent les amants de l'Atlantide et la tétralogie de Wagner.

    Aube nouvelle. Grandes orgues. Matin de l'humanité. Arrêtons de délirer, ce n'est parce que l'on revient sur le plancher des vaches qu'il faut sacrifier au lyrisme. Le monde suit son cours avec un couple d'amoureux de plus. Rien que du très normal. Si vous voulez que la race humaine se poursuive, faut bien copuler joyeusement en prévision des futurs continuateurs. Les plans sur la comète pour accélérer le processus de création humaine, sont des tentatives prométhéennes qui tournent souvent à la catastrophe.

    Souvent mais pas toujours. 2001 Odyssée de l'Espace nous a appris que nous pouvons comme la lance de Philoaos atteindre le bord de l'univers. En ce point mythique où les contraire s'annulent, où les petites filles sont déjà les mères porteuses des grands-mères qu'elles seront et débrouillez-vous pour unifier toutes les contradictions de la génétique ouranienne ! Qu'importe après tout puisqu'une étoile est née. Renseignement ultra-confidentiel dédié aux neurones de nos lecteurs, l'un des personnages du livre se prénomme David. Celui qui coupa la tête du géant Golath après lui avoir défoncé la boîte crânienne d'un coup de caillou bien placé.

    Un roman astrologique en quelque sorte. Les astres inclinent mais forcent-ils le destin ? Notre vie est-elle programmée malgré toutes nos conspirations intimes et passionnelles pour parvenir à ses fins ultimes ou à sa tombale fin dernière ? Si propulsés dans une fusée Ariane l'on échappait à la gravitation de l'univers – ne serait-ce qu'un court instant – notre retour dans notre sphère humano-civilisationnelle serait-il éternel ou identique à ce que nous aurions quitté ?

    Lorsque les Ménades du désir de la vie ont déchiré Orphée, meurt-il vraiment ou moisit-il sans fin comme un programme informatique dépassé dans la corbeille de notre ordinateur ? Le requiem d'Orphée est-il un chant de mort circonstanciel ou absolu ? Tout est relatif, certes mais celui qui l'a dit jouait du violon et pas de la lyre.

    La couverture du bouquin représente un escalier qui descend. Empruntez-le si vous vous en sentez le courage. La descente est hallucinante, une espèce de poursuite métaphysique infernale qui vous entraîne sous l'échiquier de vos manigances – si bien ficelées fussent-elles – humaines, trop humaines. Mais sachez que c'est une voie sans issue. Et donc sans retour. Ce qui signifie aussi que vous arrivez bien quelque part. Le tout est de savoir où. Hou ! Fait le loup. Ce qui nous rappelle l'histoire du petit chaperon rouge qui s'en va chez sa grand-mère. Mais connaissez-vous celle de la mère-grand qui s'en retourne chez le petit chaperon rouge ?

    Lorsque l'on repasse le film de la flèche de Zénon qui se dirige vers la cible sans jamais l'atteindre, la flèche revient-elle se placer sur l'arc à la place exacte d'où elle est partie, ou sommes-nous condamnés à entendre vibrer infiniment la corde de l'arc libérée de son trait comme la lyre d'Orphée qui résonne dans notre oreille intérieure depuis des siècles et des siècles ?

    André Murcie.

     

    UNE OMBRE.

    HENRI BOSCO.

    243 pp. 1978.

     

    Le roman le plus mystérieux de Bosco. C'est peu dire. Surtout si l'on ajoute qu'il est inachevé. Peut-être même inachevable. Comme tout ce qu'a écrit Bosco. Pressé par son éditeur il pose bien un point final, à l'endroit exact où il se voit le moins, lorsque le récit prend juste le temps de commettre une petite halte au détour de son sentier de cheminement. Heideggerien bien sûr car les routes de Bosco filent toujours du côté inattendu. L'on frôle d'autant plus près le noeud du mystère que la phrase suivante nous en éloigne d'autant plus loin. L'écriture bosquienne réside en cette tension entre le dicible et l'inexprimable. Le lecteur se débrouille comme il peut pour boucher les interstices. Ou combler les abysses, tout dépend de ce que vous êtes capable d'appréhender.

    Donc une Ombre, qui ne se laisse pas rejoindre. Certains y ont entrevu la figure d'Eurydice, la goule d'outre-tombe, qui s'en revient des prairies d'asphodèles pour ramener son Orphée chéri dans le monde interdit. Pas si fou, Gérard de Nerval nous précise bien qu'il s'en est tiré à meilleur compte, qu'il a traversé deux fois – ce qui égale un ticket aller-retour- l'Achéron, en vainqueur. Ce n'est plus Orphée qui ramène Eurydice au pays des vivants, mais Eurydice qui le cherche son futur fiancé en vue de prochaines noces funèbres.

    Le hic dans cette novö-version ce n'est pas le retournement ( heideggerien est-il besoin de préciser ) d'Orphée mais le fait que notre jeune Eurydice se retrouve le bec dans l'eau – celle de la rivière souterraine qui porte sa barque funéraire – car il n'y a pas d'Orphée. Orphée n'est pas au rendez-vous. Scandale, non seulement il n'y est pas mais il est dupliqué en deux exemplaires. De la même famille, du même sang, mais enfin le premier est mort deux ans avant que ne naisse son petit-neveu. Nous en déduisons que l'Ombre a de la suite dans les idées.

    Avant de continuer nos raisonnements idéens dressons la liste des absents. Des scandalaleusement absents. Les Dieux, bien sûr. Pour une fois chez Bosco, les intercesseurs ne sont pas là. Hermès le psychopompe a dû rester bloquer dans l'Olympe, nous le lui pardonnerons : les Dieux grecs malgré leurs redoutables puissances tutélaires manquent toujours d'un peu de sérieux chez Bosco. Par contre pour un roman dont plusieurs des scènes importantes se déroulent en une église, nous retiendrons les premiers mots clef de l'interrogation bosquienne – nous laissons aux narratologues qui y sont passés à côté sans les apercevoir le plaisir d'y remettre le doigt dessus - «  Y avait-il... » ben non, il Yaveh n'était pas là. C'est que l'on appelle le passage de l'avoir au non-être !

    Soyons sérieux, aidons-nous et le ciel nous aidera. N'oublions pas que le roman s'ouvre sur un personnage appelé Célestin. Il suffit d'y mettre un nom dessus. Pas sur Célestin, Bosco l'a déjà pourvu d'un parfait sobriquet : Sirius. Difficile de trouver plus brillant. A part peut-être Vénus Astarté, l'étoile du berger qui poursuit sa brebis perdue du soir au matin. Nerval nous permet de comprendre, sa seule étoile est morte. Reste donc juste à pouvoir d'une identification rationnelle l'ombre de notre étoile.

    L'Ombre est difficile à percer. L'on se demande même au début du roman si elle ne serait pas mâle. Une espèce de dédoublement du héros. Plus de romantisme à la morte amoureuse, le simple reflet de votre silhouette dans votre miroir intérieur. Si l'Ombre peut embrasser tous les prénoms de la création nous filons le parfait amour symbolique du mysticisme chrétien, l'âme qui se délie du corps du délit... Cher Juan, évitons ce chemin de la Cruz !

    L'Ombre n'est guère parcimonieuse de sa présence. Il suffit de la chercher pour la trouver. Elle aime la musique et le chant. Il y aurait à regarder de près du côté de Wagner lorsque se forge l'épée de Siegfried, mais ceci est à la portée de tout le monde. L'Ombre est comme le Verbe de Jean, elle sait se faire chair. L'on phantasme sur certaines scènes terribles – jalousies troubadouriennes ou messes noires - qui ont dû se dérouler dans la Demeure des Maîtres.

    Ce qu'il faut tout de même savoir c'est que la quête de l'Ombre nous a déjà emmenés dans l'adamique jardin originel – avec toujours chez Bosco cette douteuse préférence pour le fruit du pêcher dès qu'il évoque l'éden – ou du moins ce qu'il en reste, une espèce d'enclos à l'abandon... Donc en fin de roman nous sommes dans la Demeure de la pure Présence. Non pas divine mais du mystère. Détenue par un curieux ordre de chevaliers composés de fringants septuagénaires emmenés par quelques nonagénaires décatis. Que voulez-vous, ma pauvre âme, tout se perd !

    L'on comprend pourquoi notre jeune neveu se fait vampiriser par cet empire ( au bord de la décadence ) de vieillards. Le voici investi de la lourde tâche d'écarter le graal ombreux de cette sainte demeure. Certes il y a loin de la coupe aux lèvres et nous ne saurons jamais si notre nouveau Galaad saura s'abstenir de quelque commerce privilégié avec la reine fantomatique qui rôde autour de sa proie. La maladie a eu raison de Bosco avant qu'il n'emportât celle du lecteur dans un de ces rebondissements dont il avait le secret.

    L'Ombre possède un nom et les fanatiques fidèles de Littera Incitatus ne s'abstiendront pas de frissonner. Elle se nomme Drusilla, comme la soeur aimée de Caligula dont la mort le conduisit à la folie... Bosco nous délivre ce nom dans une espèce de poème échevelé dont la forme n'est pas sans rappeler certaines transes archétypales de la poésie d'Edgar Poe.

    Cette ultime oeuvre d'Henri Bosco se situe au croisement de toute la littérature occidentale. Elle est d'une richesse extraordinaire entrelaçant d'une manière insidieuse la totalité des mythes fondamentaux de l'imaginaire européen. Elle est aussi comme composée de séquences testamentaires auto-hommagiales, qui reprennent les principaux thèmes et topiques de l'écriture bosquienne. A lire de toute urgence.

    André Murcie.