Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

CHRONIQUES DE POURPRE - Page 125

  • CHRONIQUE DE POURPRE N° 206 = KR'TNT ! 325 : TEENAGE FANCLUB / WHEEL CAPS / LA BLONDE ET MOI / LITTLE RICHARD / CLAUDE McKAY

     

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

    LIVRAISON 325

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    20 / 04 / 2017

     

    TEENAGE FANCLUB / WHEEL CAPS

    THE GIRL CAN'T HELP IT / LITTLE RICHARD

    CLAUDE McKAY

    You got the Teenage Fanclub blues

    z1571image.gif

    Les Écossais de Teenage Fanclub pourraient très bien sortir d’«International Heroes», le vieux hit de Kim Fowley - International Heroes/ You got the teenage blues/ Change has gotta come soon/ Or else we’re gonna lose - D’ailleurs, les Fannies accompagnent Kim sur l’album Trip Of A Lifetime. Logique, puisque Kim est avec Big Star leur principale influence.

    z1559catholic.jpg


    À parti de là, il n’est pas étonnant que leur premier album A Catholic Education sonne comme un classique. «Everything Flows» se situe exactement au même niveau qu’«International Heroes», c’est un hit de pop universelle, une véritable bénédiction. Ça sonne comme un hymne dès l’intro, claqué à la clameur des belles guitares électriques et la mélodie se fond dans cette clameur. Quelle aveuglante merveille ! Cette fabuleuse exaction macrobiotique d’électricité apostolique se répand sur la terre comme un voile de lumière irisée. Il y a là de quoi faire jerker tous les dieux de l’Olympe, même les plus acariâtres. C’est d’une onctuosité sonique qui relève de la pire des perfections. Les cuts suivants auront du mal à se maintenir au même niveau d’excellence, même le morceau titre qui suit, pourtant bien énervé, joué ventre à terre, noyé d’harmonies vocales, mais on revient inlassablement à «Everything Flows», car c’est LE hit décisif. Ils gavent leur B de beaux cuts, comme «Catholic Education 2», doté lui aussi d’une belle clameur sonique à la Eugenius. Oh, ils savent trousser un cut cavaleur et bien emplumé. Ils gavent «Eternel Light» de son gras et mélodique. Voilà encore une merveille de power pop écossaise. «Every Picture I Paint» semble cavaler dans les highlands, c’est même complètement frénétique et plein de vie. Et ils passent à la Big Starisation des choses avec «Everybody’s Fool». C’est à cause de ces morceaux qu’on est allé au Zénith les voir en première partie de Nirvana. Il était alors impossible de résister à l’appel d’un tel groupe.

    z1560god.jpg


    S’ensuit un maxi tout aussi magique, puisqu’il propose un «God Knows It’s True» aussi déterminant qu’«Everything Flows». Voilà encore un hit lumineux, éclatant et mélodique. Explosivité à tous les étages. On a là tout le génie des early Teenage avec leur mélasse de guitares claires à la Byrds, ces infra-sons qui traversent l’air pur comme des airs de cornemuse. C’est un au-delà de la pop, une sorte de nadir inespéré, après la disparition des Beatles. Ces mecs avaient le pouvoir de créer un mythe, comme Big Star ou Kim Fowley. On ne pouvait pas faire l’impasse sur un hit comme «God Knows It’s True». On retrouve d’ailleurs tous ces hits magiques sur un album compilatoire paru à l’époque, Deep Fried Fanclub. Les Écossais jouaient alors avec tellement de classe qu’ils balayaient toute la Britpop, excepté les Boo Radleys, originaires de Liverpool. Tiens, puisqu’on parle de Liverpool, on trouve sur Deep Fried une excellente reprise de «The Ballad Of John & Yoko», avec la basse de Gerard Love bien montée devant dans le mix. Ils font aussi un joli coup de Big Starism avec «Don’t Cry No Tears». C’est carrément du «September Gurls» à la bonne franquette, travaillé à la mélasse de guitares captivantes. Ils rendent un hommage plus direct à l’ami Alex avec une reprise de «Free Again», un Alex qui n’aurait sans doute jamais existé sans les Beatles. Ils finissent ce précieux album avec «Bad Seed», un beau cut garage joué à la fuzz d’Écosse, tricoté à la dure, battu sévèrement et chanté avec une belle dose de malveillance.

    z1561wagonesque.jpg


    Attention, car ça monte encore d’un cran avec Bandwagonesque. Cet album produit par Don Fleming fait aussi partie des albums classiques, ceux qu’on dit parfaits. C’est un album qui se situe au niveau de l’Album blanc des Beatles, d’Electric Ladyland, de Bonde On Blonde ou encore de Fun House : disque parfait qui ne contient pas le moindre déchet et auquel on revenait inlassablement, lorsqu’il parut dans les années quatre-vingt dix. Il y régnait une fantastique atmosphère de fête et quand on rentrait dans un magasin à Londres, on entendait «Star Sign», ce hit terriblement nerveux, plein de jus, explosé de notes perdues, de fuites soniques, joué à l’extrême densité du bass-drum. Mais il serait vain de vouloir préférer un cut sur cet album, car tout est incroyablement bon, là-dessus, à condition bien sûr d’apprécier la power-pop. On retrouve toute l’énergie sacrée d’«Everything Flows» dans «The Concept», avec un peu plus de poids. C’est la pop anglaise sous son meilleur jour, aussitôt après les Beatles - I didn’t want to hurt you - Tous ceux qui étaient à Londres à l’époque se souviennent d’avoir entendu ça dans les magasins. On se prosterne aussi aux pieds de «What You Do To Me» qui sonne aussi comme un hymne spectaculaire. Il semble à un moment donné que les Fannies en font trop. Chaque cut est une merveille absolue, comme cet «I Don’t Know», avec ses chutes de couplets lourdes et lentes à la Hardellet. Une fois encore, les harmonies vocales se fondent dans l’immense mélasse sonique. Il se passe réellement quelque chose d’historique dans ce disque. La B ne vous accordera aucun répit, car dès «Metal Baby», la dynamique des Teenage se remet en route. Ils chantent à l’unisson du saucisson. Cet album est une fête, au sens ou l’entendait Hemingway, quand il écrivit Paris Est Une Fête. C’est une célébration de la liberté et de la vie, de la lumière de printemps et des femmes légères. La fête se poursuit avec les bouquets de son de «Sidewinder» et la mélodie chant d’«Alcoholiday» vous envoûtera. Tout est magique sur cet album. Signé Gerard Love, «Guiding Star» sonne une fois encore comme un hit planétaire. Mais attention, le pire est à venir : ils claquent l’«Is This Music» de Gerard Love aux cornemuses, dans une espèce de débauche de sur-puissance. Véritable coup de génie que ce final éminemment élégant.

    z1562king.jpg


    The King apparut dans la foulée. Il s’agissait d’un assemblage de jams enregistrées sous la houlette de Don Fleming. L’album faillit bien passer à la trappe. On y trouve une version complètement allumée d’«Instellar Overdrive» de Syd Barrett. Ils sont féroces et déterminés à vaincre. «Like A Virgin» aurait pu se trouver sur Bandwagonesque, ainsi que «The Ballad Of Bow Evil», belle pièce de psyché vertigineuse, jouée à l’aloyau, sans répit ni remords. Gerard Love drive tout ça comme un démon. Le défaut de ce disque, c’est qu’il faut parfois s’armer de patience pour aller jusqu’au bout des morceaux, mais on est bien récompensé. On assiste ici et là à des montées de mélasse incroyables, notamment dans les deux «Heavy Metal».

    z1563treize.jpg


    Puis les Fannies vont trouver leur vitesse de croisière, au rythme d’un album tous les deux ans. Il paraît important de préciser que ces gens-là sont parfaitement incapables de rater un album. Ils vont continuer de se partager les compos, mais comme on va le voir, Gerard Love tire un peu plus son épingle du jeu, car il signe systématiquement tous les gros hits. Il est le Brian Wilson du groupe. Le carrousel commence en 1993 avec Thirteen et son ballon de basket en gros plan sur la pochette. Voilà encore un disque infernal. Gerard Love y signe un hommage à son héros Gene Clark. Si on aime les Byrds, alors on monte directement au paradis, car on a là un hit apocalyptique, heavy à souhait, noyé de brumes et Gerard s’agenouille aux pieds d’un géant pour lui rendre un fabuleux hommage. Il signe aussi un «Fear Of Flying» qui pourrait bien concerner Gene Clark. On le sait, Gene Clark quitta les Byrds car aussitôt après la première tournée européenne, il fit comme Aretha, il décida de ne plus jamais monter dans un avion. Voilà encore un hit de heavy pop, celle qui traîne en chemin, zébrée d’éclairs de génie, c’est exactement ça, a new vibration to a situation, Gerard Love recrée le mythe de la pop anglaise - Don’t fuck it up - Il se met dans la peau de Gene Clark pour un hommage défoncé à mad psychedelia maximalia. C’est Norman Blake qui signe «Commercial Alternative», le hit de Big Star que n’ont pas écrit les Big Star. C’est en plus touillé par un solo infernal. Il signe aussi «The Cabbage», histoire de montrer qu’il peut grimper les pentes de l’Olympe pour aller faire exploser sa pop au sommet. Il sonne tout simplement comme George Harrison dans les Travelling Wilburys ! C’est le même son, mais avec encore plus de panache, comme si c’était possible. Le deuxième cut de l’album est à peine fini qu’on réalise que ces gens sont tous des surdoués. Back to Gerard pour «Radio», encore un hit puissant et affirmé. On a là la meilleure power-pop qu’on ait entendue depuis les Gigolo Aunts, Redd Kross ou Urge Overkill. Le paradis de la pop tournoie sur lui-même comme une toupie géante. Lorsque Gerard bombarde ses cordes de basse, ça repart de plus belle et pour bien corser l’affaire, il multiplie les descentes de manche démentoïdes. Pour ne pas rester en berne, le père Blake revient avec «Norman 3». Cette fois, il sonne comme les Byrds - C’mon break some bread, close the window, you’re the future - Mélodiquement parlant, c’est imputrescible. On est là au cœur de l’imparabilité des choses. Ses claquages d’accords constituent la huitième merveille du monde - Yeah I’m in love with you - Curieusement, les compos de Raymond McGinley accrochent moins, elles donnent un peu de répit, car les disques trop denses peuvent constituer un danger pour l’équilibre physiologique. Il reste encore un hit signé Gerard sur cet album, le fameux «Get Funky». Il s’amuse à jouer un riff de funk sur sa basse et les autres embrayent comme des punksters des bas-fonds de Glasgow. C’est monstrueux et salement claqué du beignet.

    z1564prix.jpg


    Avec Grand Prix et sa formule 1 sur la pochette, le génie composital de Gerard Love continue de faire des ravages. Dès «Sparky’s Dream», la pop s’enflamme et renoue avec l’ampleur de Bandwagonesque - That summer feeling/ Is gonna fly - C’est éclaté aux harmonies vocales dignes des Byrds. On a toujours dit que les Fannies ne juraient que par Big Star, mais en fait ils sont beaucoup plus proche de l’esprit des Byrds. Et si ce cut n’est pas du génie, alors qu’est-ce donc ? On reste dans le monde magique de Gerard Love avec «Don’t Look Back». Il éclabousse littéralement le monde de lumière, comme le fait aussi Brian Wilson. Il a un sens inné de la perfection mélodique. C’est tout simplement écœurant de splendeur, cette pop éclate sous le soleil exactement, il ne s’agit plus ici que de beauté pure. Les poètes symbolistes de l’Avant Siècle auraient adoré cette musique. Norman Blake tente de contribuer au prestige des Fannies avec «Neil Jung». On y entend de belle dégelées soniques dignes de Big Star et en fin renard, Norman y aménage un somptueux break dégoulinant de guitares. On peut dire qu’avec ce groupe on est gâtés. Peut-être même trop. Retour à Gerard avec «Discolite», fuckin’ genius ! On pourrait presque l’appeler le grand architecte de la pop, le pope de la beauté classique, la bombe atomique à deux pattes, le champignon inespéré. Il transforme tout le plomb de la terre en or.

    z1565britain.jpg


    On finit par écouter les albums des Fannies comme on écoutait ceux des Beatles, qui eux aussi se partageaient les compos. Qui fait quoi sur ce nouvel album ? C’est Norman Blake qui ouvre le bal de Songs From Northern Britain avec «Start Again». Il vise l’efficacité de la perfection et cherche à se situer dans l’inexorabilité du contexte. Il continue d’établir sa mainmise byrdsy-big-starique sur le groupe et personne ne lui en tiendra rigueur, bien au contraire - We got time to start again - C’est aussi lui qui signe «Winter», un cut qui s’ouvre comme une fenêtre sur la vallée enchantée. Norman adore voir le soleil briller, c’est un poète de l’affect, un Verlaine de la pop, mais il est vrai qu’on oublie aujourd’hui qui est Verlaine, un personnage clé de la mythologie du monde moderne. Raymond McGinley se fend d’un beau hit avec «I Don’t Care», il s’y montre extrêmement opiniâtre et passe des accords d’une rare violence écossaise. C’est aussi lui qui signe «Can’t Feel My Soul», plus prosaïque, moins glorieux, mais à force de fréquenter des cocos comme Gerard et Norman, il finit par prendre du poil de la bête. Sa pop reste néanmoins quelque peu populacière. Mais on s’en doute, c’est encore Gerard Love qui va rafler la mise avec des hits superbes comme «Ain’t That Enough», d’un impact mélodique effarant, le hit que les Byrds n’ont pas su écrire, puissant et radieux comme ce n’est pas permis. Ou encore «Take The Long Way Round», et sa magie à la Roswell pixique, ses éclats byrdsy et cette ampleur immédiate qui lui permet de verser dans l’universalisme. Il faut voir comme ce mec sait relancer ses dynamiques ! Comme Frank Black, Gerard Love accomplit de vrais miracles. C’est lui qui referme la marche de cet album fatidique avec «Speed Of Light», et il ne manque pas à son devoir car il déclenche une sorte d’enfer sur la terre, taking over, understanding ? Libre à vous d’understander ou pas.

    z1566howdy.jpg


    Gerard Love signe trois hits planétaires sur Howdy paru en l’an 2000 : «I Need Direction», «Near You» et «The Town & The City». C’est de la pop, évidemment, mais avec de l’ampleur. Avec «Near You», il va chercher le chaud du creux du cou et soudain, la musique éclate. C’est sa façon de dire que personne n’est jamais seul au monde. La musique a le pouvoir de sauver l’âme. Encore de l’extraordinaire prestance avec «The Town & The City», prodigieuse extension du domaine de la hutte, voilà encore une pop fièrement dressée vers l’avenir et palpitante de vie dyonisiaque. Norman signe un «Accidental Life» digne des Byrds, claqué à l’éclat psychédélique et plus loin un «Straight And Narrow», joliment pulsé. Ces gens-là ne lâchent rien, ils consacrent tous leurs efforts à la pop et mouillent leurs survêtements de sueur.

    z1565britain.jpg


    En 2002, il enregistrent un album avec Jad Fair, le fameux Words Of Wisdom And Hope. Jad Fair fit en son temps tout ce qu’il put pour passer pour un mec bizarre, on s’en souvient. En tout les cas, il ne chante pas comme un mec normal. Derrière lui, les Fannies sont en forme olympique, ils déversent littéralement de la lumière sonique. Ça se met à chauffer dès «Near To You», car Gerard Love fait ronfler sa basse. Ils enchaînent ça avec un chef-d’œuvre de mad psyché intitulé «Crush On You». Voilà un cut digne des virées druggy du Velvet, avec ces fameuses montées de fièvre subites. Pure puissance d’Écosse, c’est explosé au meilleur groove des highlands. No way out ! Jad Fair fait des siennes dans «Power Of Your Tenderness», il chante à l’accent tranchant et devient assez fascinant. C’est un chanteur extrêmement doué. Une fille qui sonne comme Hope Sandoval vient chanter avec lui sur «Vampire’s Claw». Puis Gerard Love attaque «Sacred Heart» sur un riff de funkster, alors Jad en profite pour faire le con à droite et à gauche. Autant dire que «Sacred Heart» vaut pour une énorme pièce de groove. Tiens, voilà encore un cut digne du Velvet : «Love’s Taken Over». On y retrouve l’extraordinaire tension et les accents de voix tranchants qui firent la grandeur du Velvet. Impossible d’ignorer un tel album.

    z1568man.jpg


    Et puis l’écart commence à se creuser entre les albums. Le rythme des deux ans passe à cinq, mais ils semblent encore gagner en qualité, car Man-Made compte aussi parmi les albums indispensables à tout amateur de grande pop anglaise. Norman Blake ouvre le bal avec «It’s All In My Mind», une pop bien enfoncée du clou car battue avec rage. Ils partent en dérive d’harmonies vocales et ça devient vite fascinant. Ils n’ont rien perdu de cette vision sonique qui fit leur légende, au temps de Creation. Comme les Beach Boys et les Byrds, ils dégagent un fort parfum d’intemporalité. Norman signe aussi «Slow Fade», dans la veine de Bandwagonesque. Raymond McGinley participe au festin avec «Feel» et une attaque frontale de la meilleure pop d’Europe. Ça sonne comme un hit têtu et peu regardant des choses. Raymond hume l’air et va là où le vent le porte. C’est encore une fois Gerard Love qui rafle la mise avec «Time Stops», éclatant d’énergie, comme joué sous le boisseau, à la fois éclaté du Sénégal et chanté à la douceur du beat, ils s’élèvent dans d’extraordinaires évanescences harmoniques et vont se fondre dans l’aura de Brian Wilson. Oh et soudain ça explose avec un solo. Alors, on s’inquiète pour eux. Comment vont-ils pouvoir revenir au calme ? Gerard revient au micro un peu plus tard pour «Save», l’une de ses entourloupettes magiques. Quand on l’écoute chanter, c’est marrant, on pense à un prince. Mais pas ces princes modernes qui font pâle figure, plutôt ceux des contes de Pouchkine ou de Lampedusa. Avec «Born Under A Good Sign», Gerard part à l’envers d’Albert King. Il va vers le psyché magique des Byrds, eh oui, ils savent le jouer à la perfection, ils recréent de fabuleux drive ambivalent que jouait Chris Hillman. Wow ! What a ride ! On ne s’est jamais ennuyé sur un album des Fannies et là encore, on tombe sur un morceau qui grouille de notes multicolores.

    Z1569SHADOWS.jpg


    Avec Shadows, Norman Blake opère un grand retour dans la mad pysché avec «The Back Of My Mind». Il adore les Byrds, ça se voit, il cherche toujours à percer le secret du vieux concept psychédélique édicté par Gene Clark, David Crosby et Roger McGuinn. Sa version du concept est absolument dévastatrice car jouée aux arpèges bulbiques des connaissances antédiluviennes, voilà encore l’un des meilleurs développements de mad psyché qu’on ait vu ici bas depuis «Eight Miles High». Norman Blake salue une fois encore les Byrds avec «When I Still Have Thee», il se montre même mille fois plus musculeux que ses héros californiens. N’oublions jamais que Norman Blake fonctionne comme un torrent de montagne, à plein régime et en grondant dans la lumière. Et que dit l’admirable Gerard Love ? Oh, il ouvre le bal avec «Sometimes I Don’t Need To Believe In Anything», une pop puissante et râblée qui court comme le furet, une petite merveille d’insistance caractérielle, chargée d’explosion climatique. On assiste à un extraordinaire envol d’orfraies de pop écossaise, comme si le maniement des poudres pop libérait des énergies lumineuses jusque-là inconnues. On entend même des ouuuh-ouuuh résonner au fond des fjords. Avec «Into The City», Gerard Love se rapproche des Beach Boys et il en profite pour ouvrir de nouveaux horizons. Retour au pur jus de pop avec «Shock And Awe». Notre héros tâte ici de la pop vertigineuse, il fait éclater toutes les coques des notes, les noires comme les blanches.

    z1570here.jpg


    C’est à nouveau Norman Blake qui lance les festivités de Here, leur tout nouvel album, avec «I’m In Love» une pop qu’il faut bien qualifier d’éclatante. Mine de rien, ils recréent la sensation. Le petit père Blake réédite cet exploit avec un autre hit intitulé «The Darkest Part Of The Night», il renoue même avec la veine des gros mid-tempos hésitants de Bandwagonesque. Cette pop de réacteur nucléaire claquée aux accords de Big Star n’a rien perdu de son allant et de ses dissonances pluridisciplinaires. Norman Blake signe aussi «Live In The Moment» une pop au son plein qui autorise à croire que ces Écossais pourraient encore conquérir le monde. Eh oui, avec ces cuts, on est une fois de plus confronté à une manifestation du génie pop des Fannies. En matière de coups de génie, Gerard Love n’est pas en reste puisqu’il en propose trois, à commencer par «Thin Air», empreint d’une élégance soigneuse, trié sur le volet et volatile, comme l’indique son nom. On s’y régale d’un solo en traversière, lumineux et subtilement saturé. On s’extasie à l’idée que l’avenir de la pop reste entre de si bonnes mains. Il revient en force, notre Gerard préféré, avec «The First Sight» et il nous éclate ça vite fait à la mad psychedelia - If I ever deserve the first sight of a breaktrought - et le solo s’évade de la terre comme une fusée magique. Il faut bien parler ici d’élévation vers la lumière. Il sort encore un hit de son chapeau de magicien avec «It’s A Sign» qui bien sûr renvoie à «Star Sign», avec un solo qui s’en va exploser dans l’azur marmoréen.

    z1572deuxguitares.jpg


    Et pouf, les voilà sur scène à la Gaîté Lyrique ! Ils ressemblent désormais à des petits pépères, ou plutôt à d’anciens amateurs de pop indé abonnés à des mauvais canards. Aucune débauche vestimentaire sur scène, ils portent tous des fringues irrémédiablement normales.

    z1573jpeg.jpg

    Norman Blake porte le cheveu court et des lunettes, il s’est fait un look atroce de premier de la classe, Gerard Love qui semble avoir rétréci au lavage porte une chemise blanche, un jean clair et une basse Fender blanche aussi volumineuse que lui. Raymond va lui aussi réussir à battre tous les records d’anti-starism avec son pantalon en velours côtelé et sa vieille Fender. Inutile de dire qu’on attend des miracles de cette équipe de vétérans de l’âge d’or. Eh bien figurez-vous qu’ils vont presque réussir à flinguer leur set à force de proposer des cuts d’intérêt secondaire. On le sait, rien n’est jamais gagné d’avance, mais les Fannies ont tellement de hits en réserve qu’il leur suffirait juste de les choisir. En fait, il y a deux problèmes : un, ils jouent trop de chansons de Raymond dont on sait qu’elles sont moins brillantes que celle de Norman et de Gerard. Deux, Gerard se met beaucoup trop en retrait et du coup, Norman Blake prend le rôle de leader, alors qu’on sait qu’il n’est pas vraiment l’âme de ce groupe. Fatale erreur ! Pour encore envenimer les choses, Norman Blake change de guitare pour chaque nouveau morceau, alors il finit par nous agacer au moins autant que Ryan Adams qui lui aussi se livrait à ce petit jeu, histoire de monter aux Parisiens médusés sa fabuleuse collection de guitares vintage. Ah on est loin de la guitare à courts-jus de Mick Collins !

    z1574deuxguitares.jpg


    Comme ils sont là pour la promo de leur nouvel album, il tapent forcément dans la viande fraîche, mais pas tant que ça, car Gerard ne chantera qu’une de ses compos sur Here, le fabuleux «Thin Air». Quant à Norman, il va claquer de belles versions de «The Darkest Part Of The Night» et d’«I’m In Love». Dans le cours du set, Gerard chantera aussi «Don’t Look Back», tiré de Grand Prix, et l’effarant «Ain’t That Enough» tiré de Songs From Northern Britain. Avec ça, on devrait se sentir gavé comme une oie, mais non, le problème est qu’on ne supporte pas qu’un groupe aussi haut de gamme puisse jouer des cuts de niveau inférieur. On soupire ostensiblement aux pieds de Norman. Il s’en aperçoit et semble s’excuser.

    z1575mecassis.jpg

    Des mecs commencent à gueuler pour réclamer «The Concept», alors il fait yes yes d’un air embarrassé et indique d’un geste de la main que ça vient, yes yes, after ! Et paf, ils prennent «The Concept» juste en fin de set et forcément la salle explose. C’est réglé comme du papier à musique. Nos cervelles palpitent d’ivresse rimbaldienne. C’est immédiat, c’est même un phénomène physiologique automatique, on sent les artères qui se dilatent de jouissance, Norman et Raymond claquent leurs vieux accords magiques, et franchement, on se dit à ce moment-là qu’il devait se passer exactement la même choses lorsque les Beatles se trouvaient sur scène. Comme les Beatles, les Fannies sont au-delà de la pop, dans le monde magique qu’ils ont inventé. Ils reviennent pour le rappel et attaquent avec un cut pourri. C’est insupportable. Une honte.

    z1576cheveuxcourts.jpg

    Alors pour racheter leur faute, ils enchaînent trois hits inter-galactiques tirés de Bandwagonesque, «What You Do To Me», «Starsign» - que chante Gerard - et ils finissent sur cette inconcevable prestance de la fulgurance qu’est «Everything Flows», une façon exemplaire de boucler la boucle en explosant la haute salle de la Gaîté. Ils redeviennent ce groupe grandiose et magique qu’on vénérait à l’époque et dans leur pattes, la pop reprend tout son sens : elle rend tout simplement les gens heureux.


    Signé : Cazengler, pas Fannie mais fané

    Teenage Fanclub. La Gaîté Lyrique. Paris IIIe. 6 février 2017
    Teenage Fanclub. A Catholic Education. Paperhouse Records 1990
    Teenage Fanclub. God Knows It’s True. Paperhouse Records 1990
    Teenage Fanclub. Bandwagonesque. Creation Records 1991
    Teenage Fanclub. The King. Creation Records 1991
    Teenage Fanclub. Thirteen. Creation Records 1993
    Teenage Fanclub. Grand Prix. Creation Records 1995
    Teenage Fanclub. Songs From Northern Britain. Creation Records 1997
    Teenage Fanclub. Howdy. Columbia 2000
    Teenage Fanclub & Jad Fair. Words Of Wisdom And Hope. Domino 2002
    Teenage Fanclub. Man-Made. Perma 2005
    Teenage Fanclub. Shadows. Perma 2010
    Teenage Fanclub. Here. PeMa 2016

     

    14 – 04 – 2017 / LAGNY-SUR-MARNE
    LOCAL DES LONERS
    WHEEL CAPS

    z1587affiche.jpg

    Soirée tranquille en petit comité avais-je supposé, les rockers éparpillés aux quatre coins de la France, lancés à toute allure sur leurs motos pétaradantes pour profiter de ce week end pascal. Erreur monstrueuse ! Au dernier tournant du labyrinthe qui mène chez les Loners, m'a fallu réviser mes pitoyables prévisions. Une horde de cuirs noirs s'agite devant l'entrée et déborde largement sur la chaussée. Parfait pour réviser les logos de tous les bikers-clubs du département ! Les précédents passages des Wheel Caps à Troyes ( voir KR'TNT ! 313 du 26 / 01 / 2017 ) et les showcases à Rock Paradise à Paris ont suscité le bouche à oreilles et piqué les curiosités. N'ai-je pas garé la teuf-teuf que je tombe sur Phil des Ghost Highway venu soutenir ses pots et Béatrice Berlot entourée des conquistadors du 3 B. Remarquable absence de Duduche, excusé d'office, puisque de l'autre côté de l'Atlantique, en visite à Tupelo et Graceland.

    z1594duduche.jpg

     

    WHEEL CAPS

    z1584lestrois.jpg


    La salle remplie comme un oeuf de Pâque – la métaphore s'impose – pondu par un alligator. Tout le monde est là, sauf les Wheel Caps qui batifolent à l'extérieur. Les voici qui arrivent et s'installent, tous trois sur le devant de la scène. La configuration des lieux s'y prête, pas de préséance, trois complices sourire aux lèvres et mains baladeuses sur des instruments de douce torture musicale.

    z1579drumer.jpg

    Alain Perny lance le sésame magique, Un, deux, trois, quatre, un, deux, et c'est parti ! L'est particulièrement pernicieux le Perny ce soir, vous envoie de ces coups de boutoirs à ébranler les murs les plus épais des citadelles, par dessous, sans que personne ne le voie sur la grosse caisse, et puis du geste innocent de ses deux mains il vous passe le balai sur la caisse claire pour chasser lea poussière, du genre excusez-moi, je ne l'ai pas fait exprès, et tout de suite après, la mine réjouie du gamin qui essaie sa carabine à plomb sur le canari du voisin, il refait cracher les bombardes de Crécy à plein régime, garez-vous sur les trottoirs, il y a le rockab qui passe.

    z1582thierrybasse.jpg

    Manches courtes, une casquette, une contrebasse aux ouïes étoupées, pas de doute, c'est Thierry Daime, le daimon échappé du cerveau de Socrate, qui s'en vient titiller la dialectique des quatre cordes, tire sans ménagement et tape sèchement, la grosse pendule de bois verni ne ronronne pas comme le chat endormi dans le couffin du bébé, elle jappe beaucoup plus qu'elle ne jazze, z'avez intérêt à lui présenter des mollets durs quand elle y plante ses dents hargneuses, plaisir à les entendre ces deux-là quand ils montent ou descendent à toute vitesse les escaliers rythmiques du rockab. Aboient aussi dans le micro pour les choeurs, pas du tout à la Jordanaires qui vous beurrent bien gras, bien mou, la tartine, non à la Jean Bart se jetant à l'abordage sur un malheureux rafiot anglais. Faut des aspérités dans le rockab, des pointes méthodiques que l'on enfonce à coups de maillets, précis et dévastateurs.

    z1580alainchant.jpg


    Entre ses deux assesseurs François Jandolo mène la farandole. Chemise blanche et Gretsch cochranesque, n'en faut pas plus pour rendre les rockers heureux, la voix qui assure et la guitare qui morsure. Les cordes du haut, les cordes du bas. Un diagramme de base d'une simplicité extrême. Un gamin de quatre ans peut le comprendre. Mais après il y a la magie et l'instinct, l'inné et l'acquis, quel que soit le riff, savoir l'exacte proportion des résonnances nécessaires à la volupté auditive, mélange et séparation, le velours des graves et le grêle des aigus, l'est passé maître Mister Jandorock pour toujours laisser un écho du premier dans la gracilité du second et un soupçon de ce dernier dans le velouté gravissime. Mais l'est aussi le Chantdolo, peut-être l'art suprême du rockab, celui qui emmène le bateau au coeur des tempêtes pour mieux traverser l'oeil des ouragans.

    z1578thierrychant.jpg


    Sont en forme les Wheel Caps commencent juste Centipede, leur cinquième morceau, qu'ils ont déjà gagné la partie, un Woring Kind pas du tout ennuyant et Thierry Daime entonne All I can Do. Faudra un jour que l'on m'explique pourquoi cette chansonnette aux paroles si pathétiques suscite un tel élan vital sur les auditeurs. Normalement après l'avoir écoutée vous devriez écourter votre vie, vous tirer une balle dans la tête ou pour les moins courageux entrer dans un monastère, mais non c'est toujours la liesse générale, avouons que Thierry Daime vous l'enlève à un train échevelé, comme les généraux de Napoléon la Redoute de Borodino, à tel point qu'une fois terminé, vu l'exultation de la salle, il se lance à lui tout seul - percussivement secondé par Alain qui n'y va pas de main morte - dans une polyphonie corse du meilleur effet. Un Stray Cats Strut à croire que les Wheel Caps ont déjà été réincarnés en chats de gouttière dans une autre vie, tant ils vous rendent à la perfection l'indolence matoise d'un félidé humain en quête de chattes brûlantes sur les toits, un Boogie Bop Dame à vous damner le fion, un Zombie vombrissant, un petit Gene étourdissant, vincenal en diable qui fiche toute l'assistance à l'agonie puisqu'elle réclame aussitôt après une Rock Therapy, mais les Wheel Caps garent la Rose Cadillac sur le bas-côté. Fin du premier set.

     

    WHEEL CAPS & FRIENDS


    Ne sait pas ce que nos enjoliveurs ont fait durant l'interset – j'étais avec Nelson Carrera qui se laisssait photographier avec des admiratrices- oh Carol ! Corine,Corina ! - impérial le Nelson, avec ses yeux bleus pétillant, sait parler aux demoiselles vous les met dans sa poche en moins de cinq secondes, la grande classe – z'en tout cas ils reviennent au taquet.

    z1583drumrigole.jpg

    Commencent par nous réchauffer avec un Ice Cold, type ice-scream brûlant, Alain Perny, de sa haute stature officie debout derrière la drumerie, fouette ses cymbales comme des femmes lascives que rien ne saurait satisfaire, gesticule à la Toscanini maltraitant le Berliner Orchestra, dents rieuses et mimiques imparables, vous bascule le rockab dans les sentiers de chèvres vertigineux, immédiatement suivi par Thierry Daime qui dégringole la sente des chamois courbé sur son vaisselier Louis XIII, de rocher en rocher, vous sert une fricassée de Splonk ! Splonk ! Splonk ! serrés comme des tourniquets de mitrailleuses dans les westerns mexicains.

    z1590filles.jpg

    L'est bien connu qu'en avril, l'on ne se découvre pas d'un cochranil, alors nous en sortent deux d'un coup, Tired et Sleepy et Completely Sweet, complété en fin de set par un Twenty Flight Rock monstrueux. Ne devrait pas vous dire comment François Jandolo est heureux comme un loup entré en pleine dans la bergerie, un carnage, la voix qui s'inflexifie à merveille et la guitare qui vous incendie les neurones. Blue Jeans et Long Black Train pour nous en faire voir de toutes les couleurs, et entendre la voix des anges. Peux vous certifier qu'ils ont un sexe. Féminin. Ressemblent à y méprendre à des créatures terrestres mais qui poussent des hurlements de démoniaques. Des vrilles de filles qui vous déchirent les tympans, exactement comme sur les chansons des Beatles sur l'enregistrement du Hollywood Bowl à Chicago en 1965. L'ambiance est montée de douze crans, ce ne sont pas des ritournelles à la Rit It Up et à la Tennessee Rock'n'roll qui vont la réfrigérer. Surtout quand on appelle Phil des Ghost

    z1589titus+ghost.jpg

    qui s'en vient batifoler sur les drums en entonnant son morceau fétiche Hello Marylou, suivi par Titus – pas le fils de l'empereur Vespasien – harmonica greffé dans ses phalanges qui nous apporte une touche plus blues que western du meilleur effet avec ses longs legati plus sulfureux que des décharges électriques.

    z1593nelson.jpg

    Nelson Carrera qui se faisait discret au fond de la salle est rappelé à son devoir le plus élémentaire de rocker, et il nous offre en final de toute beauté et en hommage à Chuck Berry un Johnny B. Goode des plus talentueux – sa voix épouse à merveille le phrasé de son idole – les Wheel Caps vous y brodent par-dessous un de ces accompagnements aux gros oignons qui piquent et vous font verser des larmes de sang. N'auraient pas dû si bien faire, leur est sur le champ interdit de descendre de scène et, pauvres forçats enchaînés au dur labeur du rock'n'roll, sont obligés de bisser plusieurs morceaux, dont le fastueux All Ican Do is Cry que Thierry Daime nous clame comme le brame du cerf le soir au fond des bois. Vous en ressortez la moelle épinière toute rabougrie.

    z1591titus+3.jpg


    Un concert de fous. Les Wheel Caps ont allumé le feu. Et ne l'ont pas éteint. Chapeau bas, Messieurs !


    Damie Chad.

    ( Photos : FB : Béatrice Berlot, Rey Fonzareli, Phil Ghost-Highway )


    LA BLONDE ET MOI
    FRANK TASHLIN
    ( 1956 )

    z1601cassette.jpg

    The Girl Can't Help It, le titre est plus parlant pour les rockers. C'était aux alentours de 1967 – plutôt avant qu'après mais je ne puis l'affirmer - je sursautai en feuilletant le programme télé, caramba los gringos ! La Blonde et Moi sur la deuxième chaîne ! Un impératif catégorique aurait dit Kant. Juste un problème. Dans la lointaine Ariège le relais télévision qui desservait mon village ne reliait pas encore la deuxième canal... Solution de secours, filer chez la grand-mère et la convaincre qu'il lui fallait obligatoirement regarder ce chef-d'oeuvre du cinéma mondial dans lequel apparaissait ce demi-dieu, ce héros de l'Humanité en marche qui répondait au nom de Gene Vincent. Jugez de mon éloquence qui atteignit des sommets dignes de Cicéron, je parvins à la persuader et à la convaincre. Quoique à la réflexion je me dise qu'elle resta tout de même sur une appréhension emplie dun scepticisme des plus dubitatifs quant à la nécessité incommensurable du rock'n'roll dans l'avancée de la civilisation... Bref, trois jours plus tard, j'étais assis face à la télévision, prêt à dévorer des yeux et des oreilles ce chef-d'oeuvre mythique du septième art. Hélas, les dieux du rock n'étaient pas de mon côté, ce soir-là le deuxième relais de diffusion qui arrosait l'Ariège était en panne... Des milliers de flocons de neige encombraient le fond noir de l'écran...

    z1602thegirl.jpg


    Le temps a passé... A mon humble honte, j'avoue que jusqu'à cet après-midi de dimanche pluvieux, l'idée et l'envie m'étaient sorties de la tête. A ma décharge toutefois j'ajouterai que depuis l'instauration du net, je me suis abreuvé mainte et mainte fois des trois séquences qui mettent en scène Little Richard, Eddie Cochran et Gene Vincent, j'ai même acheté le DVD en 2008, mais pour ne pas dire que j'ai attendu dix ans pour le visionner, me suis enfin résolu à le regarder, davantage poussé par une intérêt sociologique que par un curiosité purement cinématographique, n'étant guère un spectateur enthousiaste des images qui bougent. ( Je sais nul n'est parfait, mais je me console en me répétant que beaucoup sont parfaitement nuls ).

    z1603affiche.jpg

    Plaisant à regarder. Première constatation : en couleur et en cinémascope. La moindre des choses aujourd'hui, mais en 1956, ce n'était pas donné. Un argument de vente. Dont Tom Ewell l'acteur principal vient faire la promotion sur le générique. Genre démarcheur à domicile. Certes l'image s'allonge à droite et à gauche. De quoi y loger le grand canyon du Colorado, six régiments de cavaleries et douze tribus indiennes sur le sentier de la guerre. Ce ne sera pas le cas, nous ne sommes pas dans un western, mais dans une comédie citadine. Pratiquement toutes les scènes se déroulent en appartements ou en salles de spectacles ( pas le Zénith, mais la boîte-cosy ), et il y a même pire, quelques uns des moments-pivots de l'intrigue se déroulent dans un espace bien plus confiné, dans un poste de télévision. N'oublions pas que la télé fut le fer de lance du rétrécissement urbain américain, et en même temps le début de la société du spectacle. Ce n'est pas un hasard si le roman de la césure poético-existentielle initiée par le mouvement beat prend à la même époque la tangente, Sur La Route de Jack Kerouac paraît en 1957...
    Mais la télévision fut aussi le média de propagation du rock'n'roll, sans elle Elvis Presley serait resté un petit chanteur régional dont la renommée n'aurait jamais dépassé les états limitrophes du Tennessee. Et justement le rock and roll est le sujet du film. Pas exactement. Entre dans l'action par la bande. Le film n'aurait pu être qu'une comédie sentimentale, mais rien de plus fade qu'une historiette amoureuse, l'amour est un plat qui se mange brûlant et fortement épicé. A l'époque la morale pudibonde interdisait tout dévoilement intempestif, fallait trouver autre chose que l'érotisme dénudé, la caméra s'arrête à la naissance de la gorge proéminente de Jayne Mansfield et de Julie London. Donc ce sera le rock'n'roll. Pas question d'en faire le vecteur de la révolte adolescente. L'on ne prend pas cette musique nouvelle au sérieux. Ce n'est pas qu'on ne la comprend pas, c'est que l'on refuse tout bouleversement culturel qui remettrait en question le fragile équilibre sociétal. L'humour et la dérision sont des vecteurs castrateurs et incapacitants. En France, nous aurons droit à la même désinvolture, souvenons-nous du mépris de Boris Vian envers Elvis Presley en particulier et le rock'n'roll en général.

    z1604afficherock.jpg


    Mais la loufoquerie n'est pas obligatoirement signe d'indigence intellectuelle. Le film ne raconte que la fabrication d'une vedette. Que celle-ci y mette de la mauvaise volonté est un des ressorts du comique du scénario. Quand on ôte ses yeux des proéminences Mansfieldiennes, l'on s'aperçoit que l'on est au coeur de ce phénomène de récupération, de contrôle et d'abâtardissement dont le rock'n'roll fut victime aux USA. La guerre des Jukebox que se livrent, d'une manière les plus divertissantes, les deux bandes rivales de la pègre qui dans le film officient dans l'industrie de l'entertainment est prémonitoire du scandale de la payola qui mettra un terme à la carrière d' Alan Freed et de ses rock'n'roll shows, le rock'n'roll ne saurait être qu'un produit de haut rendement financier et de simple consommation musicale.
    L'Equipée Sauvage en 1953, Graine de Violence en 1955, La Blonde et Moi en 1956, de l'inquiétude sociologique au divertissement grand public ( en France, on aurait eu droit à Les Charlots font du rock'n'roll ) le boa constrictor du système d'assimilation marchande est capable d'avaler les proies les plus hostiles – sans doute l'adjectif “obliques” conviendrait-il mieux - et de les digérer avec une placidité souriante qui fait peur. Puis de les régurgiter et de vous les vendre en barquettes réfrigérées dont vous devenez addicts sans vous poser de questions.

    Damie Chad.


    THE GIRL CAN'T HELP IT
    Picture-Disc / NCB 1050 / DENMARK / 1985

    LITTLE RICHARD / NINO TEMPO / JOHNNY OLENN / EDDIE FONTAINE / THREE CHUCKLES / JULIE LONDON / GENE VINCENT / EDDIE COCHRAN / RAY ANTHONY / THE TRENIERS / FATS DOMINO / THE PLATTERS

    z1606mansfield.jpg

    Pas de panique, La Blonde et Moi, est aussi un film musical, si je n'ai que très peu intrinsèquement évoqué cet aspect dans la chronique précédente, c'est que j'ai retrouvé la bande-originale du film sur mes étagères. Je vous en prie, ôtez vos yeux du décolleté plongeant de Jayne Mansfielden face A, vous risqueriez de vous blesser, et ouvrez grand vos oreilles.

    The Girl Can't Help It : chanson générique du film, enregistré pour Specialty, un titre un peu à part avec Lucile, dans le meilleur de la discographie du petit Richard ( mais grand artiste ) prépondérance des cuivres qui demandent une voix plus appuyée moins virevoltante que sur les autres morceaux rock de ces légendaires sessions incendiaires.

    z1610tempo.jpg


    Tempo's Tempo : Nino Tempo et son sax c'est un peu l'éléphant avec sa trompe. Hélas qui fait son numéro dans un cirque. Capable de vous déraciner un séquoïa mais ici on vous le montre en train de cueillir des marguerites. Un peu au début, un peu à la fin, le reste de la séquence occultée par les tribulations du héros. Toutefois c'est mieux en film que sur disque où le morceau trahit trop ses influences jazzy swing. Tout compte fait le réalisateur n'a pas eu entièrement tort. Maintenant attention, vous retrouvez Nino Tempo sur l'album rock'n'roll de John Lennon. Serait-il le Link Wray du saxophone ?

    z1611olenn.jpg


    My Idea of Love : Johnny Olenn, son idée de l'amour n'est pas la nôtre, si doucereux que vous avez envie de rentrer votre bite dans votre poche et de vous faire cénobite. Damoiselles, c'est sans danger. Vous pouvez vous rapprocher. Olenn vaut bien mieux que cette catastrophe. L'a fréquenté Elvis et Johnny Caroll, cela vous classe un homme. I Ain't Gonna Cry No More : sur le coup Johnny a compris qu'il fallait redresser la barre ( demoiselles écartez-vous ) le vocal vous mordille les épaules mais le sax vous écorche la peau un peu plus sauvagement, s'en tire avec les honneurs mais san médaille pour fait de bravoure inoubliable.

    z1523richard.jpg


    Ready Teddy : l'on ne présente plus, un chef d'oeuvre. Si vous ne connaissez pas, sachez que votre présence sur cette planète n'est guère indispensable. Les deux titres de Little Richard disséminés sur le disque sont enchaînés dans le film ( et entrecoupés d'images parasitaires ), l'est beau comme un dieu, devant son piano et dans sa permanente ondulée, l'on a tout fait pour polir son image, mais un tigre reste toujours un fauve, qu'il soit en train de se lécher les pattes dans sa cage ou d'égorger une gazelle innocente en pleine brousse.

    z1609fontaine.jpg


    Cool It Baby : Eddie Fontaine, chanteur, acteur et comédien. Pas un inconnu en 1956, mais à part les sites spécialisés es rockabilly, l'a été bien oublié par chez nous. Un Cool It Baby de bonne facture, mais un peu trop cool du genou à notre goût. Ne pourra servir de générique à ces soirées où vous quittez votre appartement doré pour endosser vos vêtements de serial killer et vous enfoncer dans les brumes les plus épaisses de vos nuits les plus noires.

    z1612chukles.jpg


    Lolilop Lover : Three Chuckles, rien que le titre trahit la mièvrerie du propos, un exemple parfait du rock assagi qui ne chasse plus les souris en leur attachant un bâton de dynamite à la queue. Pour le film ils ont laissé l'accordéon à la maison. Z'auraient pu prendre un rail de cocaïne à la place.

    z1613julielondon.jpg


    Cry Me A River : Princesse Julie London en action. Peut-être la séquence du film la mieux venue. Chanson mélodramatique pour une situation mélodramatique. The right song at the right place, professionnalisme américain insurpassable. Ce n'est pas du swinging London, mais le slow sirupeux que vous devez avoir toujours sur vous si vous avez couché avec la meilleure amie de votre copine et que par une stupide inadvertance vous tenez à raccrocher les wagons au train qui ne vous a pas attendu. Attention, torrents de larmes livrées sans crocodile.

    z1605discvincent.jpg


    Be Bop A Lula : comment se fait-il qu'un demi-siècle après l'on n'ait pas encore retrouvé les rushes de la séquence avec cette fin qui voyait les portraits des grands musiciens classiques accrochés au mur de la salle tomber à terre ( repose Beethoven ! ) lors de la dernière note du combo des Blue Caps en folie. L'existe bien quelques rares images de Gene durant sa période américaine, mais jamais avec une netteté cinématographique équivalente.

    z1619cochran.jpg


    Twenty Flight Rock : séquence iconique – les images mouvantes d'Eddie Cochran sont si rares – tout le rock'n'roll est contenu dans ce haussement guingoisique des épaules, encore plus fort que le jeu de jambes épileptiques d'Elvis qui par ricochet ressemble à la tremblante du mouton. C'est dire si Eddie Cochran reste le chaînon manquant du rock'n'roll.

    z1620anthony.jpg


    Rock Around The Rockpile : une parodie qui pille grossièrement et Bill Haley et Choo-choo Boogie – le scénario l'exige – inutile de demander une exonération à votre précepteur sous prétexte que vous ne l'ayez jamais entendu. Il ne vous l'octroiera pas. Et il aura raison. Ray Antony qui joua dans le big band de Jimmy Dorsey essaie de se rattrapper aux petites branches du rock'n'roll.

    z1621trenier.jpg


    Rockin' Is Your Bizness : allez plutôt sur You Tube, ici les Treniers sont sages comme des images, rien à voir avec certaines de leurs prestations désopilantes. D'autant plus étrange que leur manière favorite aurait été au diapason des intentions parodiques du film.

    z1522domino.jpg


    Blue Monday : Cheveux lissés et ongles manucurés, Fats Domino en paraît presque mince. Petit problème, sa bluette du lundi matin paraît bien fade ( un gumbo sans aileron de requin )comparée à l'impeccable prestation de Little Richard. Bien qu'il soit de la même famille, un matou allongé sur votre canapé n'a rien à voir avec un tigre altéré de sang.

    z1624zola.jpg


    You'll Never Never Know : The Platters. Genre chanson d'amour à verser, une fois de plus, des torrents de larmes. Si vous avez le coeur sec comme le sable de la La Vallée de la Mort, matez plutôt Zola Taylor et essayez de savoir à quoi elle sert dans ce quatuor masculin dont elle a tout l'air d'être la cinquième roue du carrosse.

    Une constatation s'impose, l'omniprésence sur presque tous les morceaux du saxophone. Instrument qui fait la liaison entre le dance jazz et le rock'n'roll, pas un hasard si la guitare électrique se taille la part du lion sur les deux morceaux de Gene Vincent et d'Eddie Cochran. Personne ne saurait arrêter la marche de l'histoire !

    Damie Chad

    LITTLE RICHARD / PARIS 1966
    ENREGISTREMENT PUBLIC
    A L'OLYMPIA

    z1607olympia66.jpg

    THE WILDEST ROCK AND ROLL SHOW EVER RECORDED


    LUCILLE / GOOD GOLLY MISS MOLLY / RIP IT UP / LONG TALL SALLY / TUTTI FRUTTI / JENNY JENNY / SEN ME SOME LOVIN' READY TEDDY / SHE'S GOT IT / WHOLE LOTTA SHAKIN' / OOH POO PAH DOO

    ( ODIO disques : OD-66 )

    Enregistrement non officiel comme l'on dit pudiquement. N'ai pas vu le concert ce 13 décembre 1966 mais ai écouté religieusement le show – si je me souviens bien dans un bar parisien ou à la Maison de la Radio - retransmis par le Pop Club de José Arthur et présenté par Pierre Lattès. Pour la pochette, se sont contentés de reprendre celle du 45 tours I Need Love.

    z1608ineedlove.jpg


    Un Little Richard en pleine forme, soutenu par un public conquis à l'avance, en pleine possession de ses moyens. A cette époque Little Richard continuait sa croisade de retour entreprise en 1964 en Angleterre. A l'origine ne devait entonner que des chants religieux mais les démons du rock'n'roll sont revenus à la charge... Fallait bien prouver à ces morveux d'englishes qui était le roi du rock'n'roll !

    z1614richard.jpg

    L'était accompagné par Johnny B Great & the Quotations, Al King était au saxo, porte bien son nom.

    Lucille : la tornade ne fait que commencer. Les cuivres assènent la marmelade et Little Richard vous passe la seconde couche de poudre de canon. Les festivités s'annoncent torrides. Good Golly Miss Molly : un piano qui égrène comme un début de slow et subitement c'est le délire total, l'on est parti pour une série de bombes atomiques envoyées sans rémission. Un saxophone qui attaque en piqué au milieu du morceau et Little Richard qui knock oute son monde en cinq phrasés terrifiants. Rip It Up : encore le coup du piano mou et le vocal qui écrase les mouettes à coups de marteaux sur l'océan déchaîné, le sax qui vous plante des échardes dans la gorge et vous pousse de ces barres à mines dans les oreilles que cela en devient insupportable, faites quelque chose, arrêtez-le, mais non il continue au-delà de la mort, et sur ce, Little Richard vous passe le rouleau-compresseur de sa voix agrémenté d'un moteur de formule 1, jalousie du sax qui vous creuse une tranchée dans le conduit auditif et tous deux se tirent la bourre jusqu'à la fin du morceau. Long Tall Sally : whoo ! Promis l'on va avoir some fun jusqu'au bout de la nuit, vous secoue le piano comme Jerry Lou dans ses grands moments, et le sax revient bourdonner dans votre cerveau, cette fois le vocal se fâche vraiment, courez aux abris si vous tenez à survivre. Tutti Frutti : deux whaou ! de triomphe et l'on remue la salade aux mille fruits juteux. Yes Indeed. Le piano ricane de toutes ses touches, le sax racaille et cette voix qui ne perd jamais le souffle et relance sans arrêt la machine ! Quel organe ! Jenny Jenny : mamama ! C'est au tour de la petite Jenny de nous montrer ce qu'elle a dans le ventre. Remue salement du bassin et de l'abdomen la garce, le sax s'enfonce en elle comme le Paris-Londres dans le tunnel sous la Manche. Le petit Richard vous presse les tétons du piano comme une brute et vous mordille le vocal à pleine bouche. Send Me Some Lovin' : un peu de romantisme dans ce monde d'orgie romaine, la voix qui prie la demoiselle, et le sax qui rampe comme un suppliant écrasé sous le poids du péché le jour de la première communion. Le titre est vite expédié. Ne faut pas non plus exagérer, les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures. Ready Teddy : Et c'est reparti comme la cavalerie d'Alexandre lors de la traversée du Granique. Le sax qui galope devant à grandes enjambées, le public qui devient fou, et Richard qui vous rappelle au cas où vous l'auriez oublié qu'il est le patron. Vous termine le morceau vite fait, bien fait, à coups de sabre laser vocal. She's Got It : oh oui, encore une fois le saxophone bien introduit, en douceur, mais très vite aussi saignant que des menstrues, oh baby, she's got it !Si vous n'appréciez pas, retirez-vous, le rock'n'roll n'est pas pour vous. Tant pis pour vous. Whole Lotta Shakin' : tiens le retour de Jerry Lee, pour le piano fait jeu égal, plus sauvage, plus tranchant, moins redondant, pour le vocal l'est plus incisif, plus méchant, hurle comme un dératé pour supplanter le sax qui met le public en transe. En fait toute la différence entre la tornade noire et l'ouragan blanc. Inutile de choisir. Mortels tous les deux. Ooh Poo Pah Doo : au début l'on croit que prêcheur de Macon va s'amuser au jeu des questions réponses avec le public, dans la plus pure tradition gospellique, mais non le prêtre du rock'n'roll n'est pas prêteur, garde tout pour lui, ne partage pas, d'ailleurs manifestement l'assistance préfère l'écouter que s'entendre, nous aussi, trop tard, this is the end, thank you ! Et c'est tout.

    z1617piano.jpg

    Etrange que l'on ne classe pas cet album ( not authorised ) dans les live les plus meurtriers du rock'n'roll ! Si vous n'avez pas le disque, ne pleurez pas, le concert est sur You Tube.

    z1616sanschemise.jpg


    Damie Chad.

    BANJO
    CLAUDE McKAY


    ( Editions de l’Olivier / Juin 2015 )

    Z1596livre.jpg



    A peine avons-nous entrevu le nom de Claude McKay dans une des nombreuses chroniques que nous avons consacrées à Langston Hughes, poète américain, tête de proue de cet important mouvement artistique nommé Harlem Renaissance, qui au début du vingtième siècle, marqua l’émergence littéraire de la revendication de l’identité noire aux USA.

    z1597hometoharlem.jpg


    Banjo fut le premier roman qu’écrivit Claude McKay même s’il ne parut en 1929, en deuxième position, qu’après Home To Harlem, ouvrage qui en quelque sorte ouvrit, pour employer une expression de James Baldwin, le feu. McKay, né en 1889, est mort en 1948, trop tôt pour participer à l’intensification des luttes pour la reconnaissance des droits civiques dans les années soixante et assister à l’émergence des revendications beaucoup plus violentes des Black Panthers. La courbe de son parcours politique est quelque peu décevante. Très proche du mouvement communiste international au début des années 20 il finira par se convertir au catholicisme. Confronté à la pesanteur des structures et partis politiques il se séparera de son idéal révolutionnaire de jeunesse. Son oeuvre toute dévouée à la cause noire essaie de tracer un chemin revendicatif à l'abri des tentations intégratives réformistes et de la fausse solution du retour à l'Afrique prôné par Marcus Garvey dans son journal The Negro World qui fait l'objet d'âpres discussions entre les principaux protagonistes de Banjo.

    z1598mckay.jpg


    Première surprise, le roman se déroule en France et très précisément dans la bonne ville de Marseille. Certes comme beaucoup d’artistes noirs de sa génération Claude McKay eut la tentation de partir voir si dans les pâturages européens l’herbe était plus verte, mais son roman ne nous conte pas les aventures d’une intellingentsia en exil. Loin de là ! Nous ne sommes pas à Paris, capitale des Arts, mais dans un périmètre strictement délimité : les quais du port de Marseille et le quartier de la Fosse. Inutile de le chercher sur une carte, l’a disparu sous les pelleteuses. Rien de tel qu’une rénovation urbaine pour araser les chancres purulents. C’est que l’on avait fait fort, origines françaises obligent, l’on était allé chercher le modèle dans une très ancienne possession nationale, le Quartier Réservé de New Orleans, tout un ensemble de rues et de boulevards adonnés à la prostitution. Plus les amuse-gueules qui vont avec : bars, cafés, restaurants et modernité envahissante - le roman se passe en 1926 - le premier cinéma porno.

    z1600pubanjo.jpg


    Ce paradis du sexe répondait à deux fonctions primordiales, procurait du travail à toute une armada de prostituées et de macs, et circonscrivait en un espace clos les marins dont le navire faisait relâche dans les bassins. Les hommes sont ainsi faits que lorsqu’ils ont un peu d’argent en poche, de quoi boire et baiser à proximité, ils ne vont guère chercher ailleurs ce qu’ils ont sous la main. En plus ce n’était pas cher, une passe au prix d’une bouteille de rouge, à la portée de toutes les bourses. Evidemment vous pouviez trouver plus cher si votre fortune vous le permettait.
    Les matelots descendaient par bordées entières. De tous les pays. De tous les continents, Asie, Amérique, Europe, Afrique, de toutes les couleurs. Notamment beaucoup de noirs. L’escale marseillaise était appréciée, l’alcool, les femmes, et le soleil. Ce dernier important, nous sommes loin des chaleurs africaines, des touffeurs caribéennes, des moiteurs virginiennes, en France certes, mais sous un chaud climat qui rappelle les origines natales. A tel point que certains préféraient ne pas repartir. Claude McKay nous invite à suivre la petite bande regroupée autour du dénommé Banjo. Une dizaine de nègres de toutes les couleurs. Du plus sombre ébène aux plus beaux cuivres. Un nuancier sans pareil. Proviennent d’un peu partout des états ségrégationnistes du Sud comme de Haïti. Un panel d’expériences variées. Le héros ne s’appelle pas Banjo par hasard, joue de cet instrument typiquement africain, le jazz est la bande-son du bouquin, rien à voir avec le Love Supreme de Coltrane, musique de danse, le ragtime des bastringues, la rythmique continue, rien de tel pour chauffer le cul des filles et mettre en branle le corps des hommes, la danse comme prélude obligatoire à toutes rencontres nuptiales éphémères.

    z1599book.jpg


    Nos gaziers ne sont pas des intellos. Connaissent toutes les combines de la survie. Pompent l’alcool directement dans les barriques entreposées sur les docks, se font nourrir par les cuistots noirs des bateaux à quai, toujours un copain, une connaissance, une rencontre qui paye le coup à boire, un bourgeois en goguette que l’on plume, un amateur fortuné qui ne regarde pas à la dépense, une arnaque par ci, un coup de chance par là, entraide généralisée, celui qui a du fric le partage avec los amigos… En fait quand vous arriviez à échapper aux balles perdues des macs qui règlaient leur comptes entre eux, la vie était plutôt fort agréable.
    Banjo suit sa philosophie. Passer du bon temps. Ne pas se mêler des affaires des autres. Rien à voir avec de l’égoïsme. Ne croit pas en l’homme. Ni noir, ni blanc. Pas de généralité. N’est pas idiot non plus. Mieux vaut être blanc, riche et en bonne santé que noir, pauvre et malade. Connaît les règles du jeu. N’y participe qu’au minimum. Glisse entre les pions sans se faire remarquer. Le premier à truander les autorités, ne laisse pas tomber les amis, mais ne s’attache à personne. Dur avec les femmes dans le seul but de préserver sa liberté.
    Les aventures picaresques se suivent et se ressemblent. Ce sont les circonstances qui sculptent le devenir des hommes et non l’inverse. Marseille est toujours Marseille, mais les conditions extérieures se tendent, la vie devient plus difficile, la crise économique se profile à l’horizon, les idéologies nationalistes se mettent en place, la police qui laissait faire devient plus interventionniste et brutale… Le vernis sociétal craque. L’on commence à voir plus loin que le con des filles, la prostitution est une pompe à fric, c’est sur les richesses qu’elle engendre que se bâtit la fortune des arrivistes à la petite semaine comme celle des grandes familles… Une véritable problématique civilisationnelle. Les pauvres et les riches. Les blancs et les noirs. L’Afrique et l’Europe. Tout cela ne se recoupe pas parfaitement, mais Ray, l’intello dévoyé de la bande, essaie de reconstituer le puzzle de telle façon qu’en apparaissent les signifiances.

    Z1595BANJOUSA.jpg


    McKay pose l’équation - que personne n’a encore résolue - celle de l’identité noire. Ni les blancs. Ni les noirs. Le racisme plus ou moins fort selon les états mais toujours aussi insidieux. Schizophrénie et paranoïa sont sur un bateau qui ne coule pas. Cherchez l’erreur. Trouvez l’horreur. Le roman avance au petit bonheur la malchance. Le seul qui s’en tire sera Banjo. L’on n’en apprendra pas plus sur lui que sur les autres, mais l’on a compris qu’il possède toutes les armes nécessaires pour se dépatouiller des difficultés qui les attendent, lui et Ray, au prochain tournant.
    A la fin de sa longue postface qui tire à hue et a dia dans tous les coins sans apporter grand-chose de transcendant, le traducteur Michel Fabre termine sur une amère - et très juste - remarque. Ce livre qui fut rédigé voici quatre-vingt dix ans, une fois débarrassé de sa couleur locale et épocale, semble avoir été écrit ces derniers mois, ce n’est pas qu’il ait été en avance sur notre temporalité, c’est le monde qui n’a guère évolué. Les analyses que l’on peut par exemple trouver aujourd’hui dans les deux premiers numéros de Negus ( voir KR’TNT ! 297 et 310 du 29 / 09 / 2016 et du 05 / 01 / 2017 ) la première revue française noire éditée et écrite par des noirs, sont en tous points similaires à celles réalisées par Claude McKay. Un peu décourageant quand on y pense !


    Damie Chad.

  • CHRONIQUE DE POURPRE N° 205 = KR'TNT ! 324 :TOY / NEGRO SPIRITUALS / JAMES BALDWIN / JIMI HENDRIX / RONNIE BIRD

     

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

    A20000LETTRINE.gif

    LIVRAISON 324

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    11 / 04 / 2017

     

    TOY / NEGRO SPIRITUALS / JAMES BALDWIN /

    JIMI HENDRIX / RONNIE BIRD

    I’ll be your plastic Toy

    z1549toydessin.gif

    Tom Dougall et ses amis de Toy aimeraient bien sortir d’une belle chanson des Mary Chain, mais il leur faudrait des épaules. Ils n’ont ni la démesure, ni le son qui permet d’atteindre le niveau d’un blaster comme «Just Like Honey». Les grands spécialistes classent Toy dans les noisy, c’est-à-dire les bruitistes, une catégorie aussi fourre-tout que ce qu’on appelle aujourd’hui la scène psyché et qui ne veut rien dire. Toy est tout bêtement un quintette de rock anglais basé à Brighton et qui propose, au long de ses trois albums, un rock ambitieux et atmosphérique typique d’une scène anglaise qui cherche à se renouveler sans y parvenir. Trois albums, c’est la distance idéale pour montrer qu’on tourne en rond. Ils rappellent les mauvais souvenirs de la fameuse scène Shoegaze anglaise, celle des mecs qui regardaient leurs pompes pendant une heure lorsqu’ils montaient sur scène, les Slowdive et autres Ride, des gens qui se prenaient alors pour les héritiers du early Floyd et de Spacemen 3, mais qui n’en avaient ni les moyens, ni les épaules.

    z1552guitar.jpg


    Les Toy affichent pourtant un look qui met en confiance. Quand on voit les images, on se pourlèche les babines. Ils ont ce qu’on appelle des gueules et portent les cheveux longs. Deux d’entre eux ont mêmes des faux airs de Pretty Things, et pas n’importe quels Pretties, ceux de 1964. Le conseil qu’on peut donner, c’est de les voir jouer sur scène avant d’écouter leurs trois albums. Toy est véritablement un groupe de scène, même si le petit chanteur Tom Dougall ne semble pas à l’aise. L’âme du groupe s’appelle Dominic O’Dair. Il joue de la guitare, mais avec une sorte de virtuosité qui finit par fasciner.

    z1551guitar.jpg

    Ce mec empoche tous les suffrages à lui tout seul. En plus, il a une petite gueule de rock star, il est d’une beauté angélique. Il joue des figures extrêmement biscornues pour créer des climats byzantins, il plaque des accords jusque-là inconnus et combine ses notes avec les gestes mesurés d’un alchimiste. On finit par ne plus quitter sa main gauche des yeux, car il ne fait jamais deux fois la même chose. Il joue sur Telecaster et s’énerve parfois tellement qu’il casse des cordes. Tout l’édifice de Toy semble reposer sur lui.

    z1553guitargenoux.jpg

    Et sur le bassiste Maxim Barron, dont le visage disparaît sous une cascade de cheveux blonds. Il porte une sorte de combinaison de sky noir et joue des basslines extrêmement sophistiquées. Il est l’élément le plus visuel du groupe, car il bouge énormément et secoue sa tignasse en permanence. Quelqu’un disait qu’il portait une croix de fer parce qu’il est fan de Metallica. Enfin bref. Le mec qui fait battre le cœur de Toy, c’est le batteur, l’excellent Chris Salvidge aux joues mangées par d’énormes rouflaquettes.

    z1550troistoy.jpg

    Au centre, se tient le fluet Tom Dougall, avec sa petite tête de pivert. Il joue sur Fender Jaguar et un cinquième larron complète les effectifs, debout derrière le clavier d’un petit orgue. Il remplace donc Alejandra Diez qui, quand on écoute les deux premiers albums, semblait être l’âme du groupe, au niveau du son. Alors oui, sur scène, Toy peut en mettre plein la vue. Ils ont des cuts taillés sur mesure pour créer la sensation, comme «Dream Orchestrator», un joli cut en up-tempo tiré du troisième album, ou encore «Join The Dots» le morceau titre du deuxième album qu’ils jouent en fin de set. Choix judicieux, puisque ce cut explose littéralement.

    z1556guitar.jpg

    Ils jettent des paquets de mer sur les Dots et le cut sonne comme le messie qu’attend le public. Ils jouent ça à l’hypno aventurier, c’est claqué à la basse sur deux notes par un Maxim Barron surexcité qui descend aussi dans des sous-régimes de basse assez déments. Ils savent très bien ce qu’ils font. On voit ce bassman fou gratter ses notes à l’étage en dessous. On comprend alors pourquoi ils finissent avec les Dots : rien n’est plus possible après ça. On assiste là à une véritable dégelée de mad psychedelia.

    Z1555DOTS.jpg


    Alors, si on s’est régalé du Dots final, on peut écouter leur deuxième album, Join The Dots, histoire de revivre ces minutes palpitantes. Le cut est bien là, tout aussi grandiose, mais avec les stroboscopes en moins. On se re-régale du jeu de basse extraordinaire de Maxim Barron. Puis on part à la découverte des autres cuts, les sens en éveil. Ils démarrent cet album avec un «Conductor» un brin floydien dans l’esprit de Seltz, très voyagiste, du type set the controls. Puis on voit les cuts suivants s’étaler en longueur, et ce n’est pas bon signe. Il ne se passe rien d’intéressant dans «You Won’t Be The Same», ni dans «As We Turn». C’est là que Dots intervient en sauveur d’album. Il faut ensuite attendre «Endlessly» pour retrouver un peu de pop intéressante, car ça sonne comme un hit pop oblique. C’est Alejandra qui noie «Left The Wander» de nappes de synthé. Sur cet album, Dominic O’Dair semble un peu en retrait, malgré quelques petites performances guitaristiques. Et puis ils tombent dans le panneau de la shoegaze avec «Too Far Gone To Know», beaucoup trop formel, perdu dans l’écho du temps. Plutôt que de chercher une voie vers la lumière, ils cherchent la petite bête. Quelle erreur ! À part le morceau titre, tout est très spécial sur cet album. Il faut vraiment céder à la curiosité pour l’écouter en entier. Les Toy sont durs à pénétrer, âpres au gain, trop opaques. «The Frozen Atmosphere» sonne pourtant comme une bénédiction, on y sent l’embryon d’une volonté d’en imposer au firmament, mais avec un vieux relent d’inspiration mélodique. Ce cut semble même vouloir se poser dans la paume de Dieu. Leur seule chance de s’affirmer reste bien la scène. Ils terminent cet album tendancieux avec «Fall Out Of Love», le cut d’ouverture du set. Ils y démultiplient les retours de vitesse, c’est overdrivé avec un certain tact. C’est l’un de leurs rares hits, dommage que les ponts soient si maladroits.

    Z1557TOY.jpg


    On passe aussi à travers leur premier album. On y retrouve du cousu de fil blanc à base de beat rapide et de pop noyée de nappes de synthé fantômes. Maxim Barron et Alejandra font le son à eux tout seuls. Elle crée de la magie dans «The Reason Why», un cut noyé de fog, comme la route de Pont-Audemer une nuit de mars. Au fil des cuts, on s’enfonce dans la shoegaze. Ils sont très forts pour créer des petites émotions caractérielles à coups de beat répétitif et de nappes incongrues. Avec «Motoring», ils visent les incontinences gravitales sur un beat sévère. Alejandra re-noie le groupe dans la magie synthétique d’«Heart Skips A Beat». Elle était bel et bien la petite reine du jouet. Le cut ne tient que par la beauté des nappes qui se dressent au fond du son comme des tornades de bandes dessinées. Elle embarque tout, y compris le peu de mélodie. Les Toy sont parfois crédibles, mais jamais énormes. Tout ce qu’on peut éprouver pour eux se limite à une certaine forme de sympathie psychédélique.

    z1558clearshot.jpg


    Leur set comprend bien sûr un certain nombre de titres de leur troisième album intitulé Clear Shot, dont l’excellent «Dream Orchestrator» qu’on ne se lasse pas de ré-écouter. Avec «Another Dimension», on les sent déterminés à relever les vieux défis orgasmiques et ils finissent par dégager une certaine forme de majesté. Au final, le cut rayonne et on sent une nette évolution. Ce troisième album est plus pop, au sens où ils reviennent au format chanson. «I’m Still Believing» sonne quasiment comme un hit. C’est à la fois poppy, allègre et joliment balancé au bassmatic. Ils se situent là dans la distance de la pop et montrent qu’il savent travailler cette matière généreuse. Encore une pièce joliment harmonique avec «Clouds That Cover The Sun», joué aussi sur scène, en milieu de set. C’est très hanté, au plan psyché. Voilà un cut qui colle bien au palais. Cette comptine coule comme de l’or liquide dans le gosier du consul capturé par les Parthes. On se re-régale aussi en B du fameux «Dream Orchestrator». Maxim Barron joue sa bassline avec frénésie et le cut passionne, aussi bien sur scène que sur le disque. On voit même le cut se développer, tellement ça grouille de son et d’idées de son. Ça monte comme une marée louvoyante et joyeuse. Ils reviennent à la pop anglaise (enfin !) avec «Spirits Don’t Lie», et avec un certain panache. Cette druggy song se montre digne des Spacemen 3. Étonnant et fiable. Ils finissent cet album réconfortant avec «Cinema», une pop de shoegaze dotée d’un final éblouissant. Dominic O’Dair y fait des miracles, de manière indéniablement indéniable.

    Signé : Cazengler, petit joueur


    Toy. Le 106. Rouen (76). 10 mars 2017
    Toy. Toy. Heavenly 2012
    Toy. Join The Dots. Heavenly 2013
    Toy. Clear Shot. Heavenly 2016
    De gauche à droite sur l’illusse : Chris Salvidge, Maxim Barron, Tom Dougall, Dominic O’Dair et Alejandra Diez.

     

    LE GRAND LIVRE DES NEGRO SPIRITUALS

    BRUNO CHENU

    ( BAYARD EDITIONS / 2OOO )

     

    z1522le grandlivre desspirituals.jpg


    Le terme Negro Spiritual a été banni par la nova-langue politiquement correcte. Remplacé par celui de gospel, plus propre sur lui. Bruno Chenu se hâte d’établir la différence sémantique dès les premières pages de son livre. Negro spirituals et gospel sont tout deux des chants religieux nés dans la communauté noire des USA, mais aussi différents que peuvent l’être le country blues du blues électrique de Chicago. Deux époques, deux matrices différentes. Les negro spirituals sont nés dans les plantations, le gospel dans les ghetto des grandes villes du nord. Mais la différence n’est pas que géographique. L’on ressent dans les negro spirituals la prégnance de l’Ancien Testament, cette partie de la Bible qui raconte la sortie d’Egypte, modèle divin d’espérance et promesse de la programmation inéluctable de la fin de l’esclavage de tout un peuple asservi… Le gospel s’adresse à l’individu perdu dans la jungle des villes. L’on ne s’adresse plus au dieu tout-puissant, vengeur et libérateur, mais au Christ rédempteur qui vous apportera la délivrance et la lumière. Les mauvais esprits feront remarquer qu’il y met autant de mauvaise volonté que votre précepteur pour vous rembourser vos impôts, mais il paraît qu’il suffit d’y croire pour être heureux.
    En tout cas Bruno Chenu n’en doute pas une seconde. A la foi chevillée au corps. Suffit de lire le pédigrée de ses publications pour être convaincu de son engagement pour le Seigneur, l’a même été rédacteur religieux en chef de la Croix et professeur à la faculté de théologie de Lyon. Bref quelqu’un qui ne flirte pas avec la musique du diable. N’ai point trouvé le mot blues dans le bouquin et ce n’est qu’incidemment vers la cent cinquantième page que vous apprenez sans aucune explication complémentaire l’existence des blue notes. Le mentionne aussi dans sa conclusion en le définissant comme du spiritual sécularisé. Sans plus.

    z1523brunochenu.jpg

    Le livre est divisé en trois parties, un disque qui regroupe vingt spirituals interprété par la chorale et les chanteurs de Moses Hogan. N’en dirai rien, car le bouquiniste ne le possédait pas. Outre cette absente de tous bouquets comme l’écrivit Mallarmé, la fin du volume réunit une anthologie de deux cents dix negro spirituals en langue originale et non traduits, et plus de trois cents pages très documentées relatives à l’émergence du christianisme parmi les esclaves.
    Contrairement à ce que l’on pourrait accroire la christianisation a pris du temps, plusieurs siècles. Pour la simple et bonne raison que les propriétaires d’esclaves n’étaient guère portés vers la chose religieuse. A peine dix pour cent des maîtres blancs se réclamaient du petit Jésus à la fin du dix-septième siècle. Passaient leur temps en cette vallée de larmes à forniquer sans fin, à boire de l’alcool et à amasser de l’argent. Fallut qu’au dix-huitième siècle dans l’Est des Etats Unis, les bonnes âmes s’inquiétassent de redresser les vices de ces mécréants. Les Eglises se hâtèrent de lancer les campagne de Réveil pour civiliser ces contrées sudistes.
    Cela ne se fit pas sans résistance. Les maîtres voulaient bien se repentir de leurs mauvaises actions - sans pour cela abandonner leur si agréables façons de vivre - mais ils tiquèrent méchamment lorsque les prédicateurs leur proposèrent d’évangéliser leurs esclaves. On leur expliqua que l’essence de la religion chrétienne était l’obéissance aux loi de Dieu et qu’un esclave qui respecterait le Seigneur ne pourrait se révolter contre ses maîtres. On voulut bien essayer, et tout compte fait dans un premier temps le résultat ne fut pas désastreux. Persuader par un prêche théorique les esclaves des bienfaits de Dieu ne provoqua guère de vocation dans la population noire. Mais méthodistes et baptistes avaient plus d’un tour dans leur sac à mensonges. Inventèrent le camp meeting. Réunion en pleine nature, blancs et noirs mélangés, tout le monde chantant ensemble les louanges du Seigneur et parole donnée à tout individu qui voulait témoigner de sa foi. Ferveurs, cris, chaleurs, le Créateur se dépêcha de donner un coup de pouce en provoquant transes et apparitions chez les impétrants.
    Faut être logique, ces nouveaux chrétiens noirâtres fallut bien les accueillir dans les Eglises et les appeler Frères et Sœurs. Ce qui n’empêchait pas de leur distribuer quelques coups de fouets en semaine. Car comme l’enseigne la Bible, qui aime bien, châtie bien. N’avaient pas le droit de s’asseoir devant, relégués à l’arrière et encore mieux au balcon quand le bâtiment en possédait un. N’empêche qu’ils étaient bruyants, qu’il fallait les recadrer sans cesse, et puis malgré les eaux du baptême leur peau restait irrémédiablement noire. D’un autre côté les noirs ressentaient de plus en plus fortement le côté ubuesque de la situation, l’amour des maîtres ne se manifestant qu’une heure par semaine fleurait un peu trop l’hypocrisie. D’autant plus qu’ils s’aperçurent que les maîtres ayant embrassé la foi chrétienne changeaient de comportement : leur mauvaise conscience soulagée, certains d’être agréés par le Tout-puissant, ils adoptaient une attitude empreinte d’une plus grande sévérité et cruauté envers leurs frères noirs qu’il convenait de maintenir dans le droit chemin... Les noirs ne tardèrent pas à réaliser qu’ils étaient selon leur cœur le véritable peuple de Dieu, bref l’on se sépara dès le début du dix-neuvième siècle de plein accord. Y eut désormais des églises pour les blancs et des églises pour les noirs.
    Les nègres surent saisir l’occasion. L’Eglise devint un mini contre-pouvoir. Un lieu où l’on pouvait se retrouver et parler librement. Les prédicateurs noirs devinrent une espèce de sous-autorité tacite, plus ou moins reconnue par les blancs. En cachette ils participaient aux filières d’évasion vers le nord, et apprirent à leurs paroissiens les plus doués à lire et à écrire. L’était nécessaire de savoir déchiffrer quelques versets de la Bible ou les paroles d’un nouveau chant. Les blancs fermèrent plus ou moins les yeux sur cette auto-éducation forcément à long terme libératrice mais encore très minoritaire.
    Pourquoi les noirs adhérèrent-ils à ce mouvement de christianisation ? Parce qu’ils n’avaient rien d’autre à se mettre sous la dent. Les trois révoltes de peu d’importance qu’ils fomentèrent furent à chaque fois réprimées en moins d’une semaine. Faute de fusils, l’on se contente de patenôtres. Théologiquement parlant la religion africaine en ses nombreuses déclinaisons régionales et tribales pose bien la figure d’un dieu-soleil unique qui délègue ses pouvoirs à des milliers d’esprits, mais dont la primauté est indéniable. Débarrassés du regard des maîtres les esclaves parfumèrent les cérémonies chrétiennes un peu coincées du cul de relents des rituels africains enfouis dans leur mémoire. Les questions angoissées des prédicateurs et les réponses survoltées des ouailles correspondaient miraculeusement aux structures questions / réponses qui formaient la base des cultes païens. Très vite s’installa le shouting qui correspond à l’incarnation d’un esprit en votre personne. Quiconque était ainsi visité déambulait en hurlant dans l’assemblée sans que personne s’en montrât indisposé. De quoi susciter des vocations. Le jeu devint collectif, ce fut le ring shout : un questionneur en transe au milieu et le reste de l’assemblée qui hurlait à qui mieux-mieux en tournant autour, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Les habitués des études sur le paganisme retrouveront là une structure fondamentale des anciennes cérémonies pratiquées dans toutes les ethnies de la planète, des peaux-rouges aux Indiens d’Inde, des Innuits au fin-fond de l’Afrique… C’étaient-là de grands moments de libération catharsiques des colères et des tensions accumulées au service des maîtres adorés… Ne pas oublier de noter que cette chenille collective rondement menée était aussi une espèce de danse du canard durant laquelle l’on n’avait pas le droit de lever les pieds. Après avoir rappelé l’hypothèse souvent émise par les spécialiste que cette étrange démarche de palmipède baudelairien était le résultat de l’interdiction de danser faite aux esclaves, Bruno Chenu propose une autre explication. Cette démarche malaisée et fatigante qui pouvait s’accélérer telle une tarentelle était une manière dans les locaux relativement exigus de l’Eglise de faire participer le corps aux muscles durement sollicités à cette fête spirituelle…
    Dès ses prolégomènes européens, la religion réformée remplaça le faste des célébrations catholiques par le chant. Cantiques et psaumes à tire-larigot. Les noirs s’emparèrent de cette coutume en l’adaptant à leurs organes. Basses profondes et barytons s’en donnèrent à coeur joie, mais furent vite rejoints par le reste de la congrégation qui tint à apporter son grain de gros sel. Trop facile de chanter en canon ou d’attendre sagement son tour, l’on précipita les variations de rythme et surtout l’on se dépêcha de donner dans la sophistification puisque l’on savait faire simple. L’on entremêla les voix, les tonalités, les timbres, et les tempos tout en respectant la place de chacun. Du travail instinctif d’orfèvre. Plus tard, bien plus tard, lorsque vint la possibilité d’enregistrer, l’on privilégia la beauté des voix les plus pures, à ce jeu-là, le negro-spiritual se rapprocha de la musique classique européenne… Adorée par la clientèle des petits bourgeois blancs. J’aurais tendance à penser que si l’on veut entendre un équivalent de cette ferveur noire des negro spirituals originaux, c’est vers l’exercice de haute voltige libératoire du scat jazz qu’il faut tendre l’oreille. Surtout pas vers ces chorales nauséeuses de gospel qui s’en viennent régulièrement prêcher dans nos contrées depuis plusieurs années. Tellement mauvaises qu’à les écouter elles vous feraient désespérer de Dieu, si par faiblesse d‘esprit et d‘intelligence vous croiriez en lui…
    Bruno Chenu consacre une centaine de pages à analyse le contenu des negro spirituals. La camelote christique habituelle. Plus près de toi mon dieu, c’est là où je suis le mieux. Délivre-moi du péché et laisse-moi monter au ciel. Genre de sempiternelles fadaises que répètent les curés depuis deux mille ans. Tirez votre mouchoir, versez des larmes de repentir, ici ce sont de pauvres esclaves qui espèrent être libérés de l’esclavage. Bla-bla-bla. Apparemment vu la situation actuelle des noirs aux Etats-Unis aujourd’hui, me semble qu’ils se sont trompés de logiciel. Peut-être n’aurais-je pas fait mieux à leur place, mais ce n’est pas une excuse. Préfère penser à cette séparation des églises noire et blanche si bien développée par notre auteur. Elle eut ses conséquences idéologiques et politiques qui nous expliquent comment s’ancra dans les mouvements noirs l’idée d’une partition géographique ( voire d’un retour vers l’Afrique ) des deux communautés. Qu’un Malcolm X ait prêché pendant très longtemps la nécessité de l’Islam s’explique aussi par le fait que les premières libertés acquises par les noirs fut actée sur un fonds religieux.
    Je n’ai point parlé de la guerre de Sécession pour la simple raison que Chenu contourne le sujet. Cause de l’esclavage mais ne s’intéresse pas à la ségrégation occasionnée par les lois de Jim Crow. Ce parti-pris de limiter l’éclosion du Negro Spiritual en tant que genre comme la musique mère de toutes les musiques d’obédience noire qui suivirent, blues, jazz, rhythm & blues, soul, funk relève évidemment d’un projet non anodin. Agissant ainsi, il coupe la mauvaise herbe des chansons, mélodies, airs populaires et airs profanes apportés par les colons anglais, irlandais, français et allemands qu’entendirent, adoptèrent et transformèrent les premiers songsters et musiciens… En d’autres termes notre auteur s'acharne à pourvoir d’une origine chrétienne toute la musique noire…


    Damie Chad.

    RETOUR DANS L’ŒIL DU CYCLONE

    z1524bookbaldwin.jpg

    JAMES BALDWIN

    ( Christian Bourgois Editeur / 2015 )

     

    Le mot anthologie serait malvenu. Il vaut mieux parler d’une réunion de quinze textes de combat écrits ente août 196O et 1985 par James Baldwin. Un militant de la cause noire certes, mais avant tout un écrivain. Doté d’un style inimitable, une écriture et une parole - une des contributions est la simple retranscription d’une conférence prononcée - envoûtantes. Une espèce de long talkin’ blues qui puise aux sources mélangées de la situation historiale des noirs aux USA et au vécu de l’auteur dévoilé dans sa plus extrême intimité.
    Baldwin est son propre sujet d’étude. Aucun égotisme, aucune infatuation suprématiste d’un Moi haïssable, aucune vantardise, aucune fanfaronnade claironnante. Baldwin se juge même sévèrement. Ne cesse de se demander pour quelles mystérieuses raisons tant d’individus lui ont tendu la main et aidé à prendre confiance en lui-même tout le long de son parcours existentiel. Se présente comme un jeune homme laid et ignorant. Un pauvre petit nègre voué aux gémonies des misères sociales et culturelles. Mais il use de ce charbon opaque comme d’un prisme diamantaire. Focalise les rayons de la connaissance analytique sur les ténèbres de son vécu. Transforme celui-ci en expérience exemplaire. Ô insensé qui crois que je suis pas toi, dixit Victor Hugo en tête de ses Contemplations. Mais pour Baldwin, il ne s’agit ni de s’écouter pleurnicher, ni de se regarder ramper. L’Action directe est le seul levier qui permet d’avancer. A rebours de Stirner, Baldwin s’il a basé sa Cause sur l’épanouissement de son individuation, ne l’a pas assise sur Rien mais sur un contrat tacite et associatif avec l’ensemble de la Communauté Noire. Ce qui n’exclut en rien l’Alma Mater de l’Amérique dominante blanche. Ne parle pas contre mais du milieu d’un tout. Expression d’une fierté noire qui très souvent passe sous silence les souffrances passées et de ce fait risque de tomber en une revendication identitaire stérile et pratiquement raciale. Un raidissement idéologique qui par exemple a empêché le Black Panther Party de mordre sur une large frange de l’opinion américaine . James Baldwin est beaucoup plus stratège. Retourne l’arme de l’auto-culpabilité noire sur les blancs. Les premières victimes de l’esclavage et de la ségrégation ne sont pas les noirs mais les blancs qui se sont chargés d’un poids caïnique bien plus lourd à porter, car il leur sera toujours impossible de s’en démettre. Raisonnement imparable, boomerang - return to the sender - qui renvoie l’oppresseur à la contradiction de ses constitutifs préceptes religieux. L’on voit ici comment cette position est bien moins ambigüe que celle préconisée pendant longtemps par Malcolm X, partisan de la vision séparative bloc contre bloc, alors que Baldwin préfère l’éclatement du monolithe de l’intérieur par infiltration et explosive glaciation dans la fissures eidétiques. Rien à voir avec une quelconque moraline d’essence soit-disant supérieure qui vous permet de vous cacher derrière le petit doigt de votre bonne conscience. Que vous soyez blancs ou noirs.

    z1525photobaldwin.jpg


    Baldwin n’est pas dupe de l’ampleur de la tâche. Ne s’illusionne pas. C’est en cela qu’il n’est pas un illusionniste. N’écrit pas pour enjoliver la situation et endormir le lecteur sous de fallacieuses promesses. Ne se satisfait pas des oripeaux des progrès réalisés. Un contre-feu ne retiendra jamais la catastrophe du feu qui couve. N’est pas un optimiste. Ni à court terme, ni à long terme. Les derniers événements de Bâton-Rouge, ce jour-même où je rédige cette chronique éclaire les prédictions de Baldwin d’une inquiétante lueur. Les braises ne dorment jamais sous la cendre des hypocrisies.
    Ce livre est un merveilleux miroir d’une conscience en mouvement qui ne recule devant aucun interdit. Serait aujourd’hui cloué au pilori pour son analyse du rôle différentiels des juifs dans l’oppression économique dont sont victimes les noirs. L’antisémitisme ne saurait être une excuse pour s’enrichir sur le dos de plus faible que soi. Baldwin est malin comme un chat qui retombe toujours sur ses pattes, au moment où vous le croyez englué dans ses contradictions trouve toujours une parade pour s’en tirer sans dommage. Un satané bretteur qui possède plus d’une botte de Nevers en réserve. Foudroie l’ennemie au moment où il s’y attend le moins, lui enfonce la pointe raide de son intraitable intelligence jusqu’au fond du cerveau afin de lui court-circuiter les raisonnements les plus perversement fallacieux. Dialecticien de haut-niveau.

    z1526photobaldwin.jpg


    Se permet de raconter deux histoires parallèle qui se coupent en diagonale. La sienne et celle de son temps. Chronologiquement l’on commence par le pasteur Martin Luther King pour finir par… Boy George. Le siècle en kinopanorama. Du protest song à l’after-punk. A croire que le Christ n’était qu’un vil pédéraste. De la colère des masses à la libération sexuelle de l’individu. Un résumé condensatif exposé en toute innocence. Le pire c’est que Baldwin ne revendique rien : expose et impose. Vous dresse le constat avec un tel naturel qu’il ne vous reste plus qu’à déposer le bilan. Blancs et noirs dans les colonnes capitolines des pertes et profits.
    Un livre à lire pour votre édification immorale. Je vous laisse la jubilation post-coïtale de la découverte de cette espèce d’autobiographie intellectuelle. Narcisse et Goldmund réunis en un seul personnage. Une splendide coalescence de l’hermaphrodisme platonicien, non pas l’éternel féminin goethéen enfin réuni au désir infini du masculin, mais les liaisons explosives du tout avec la partie. L’altérité de l’unité enfin réalisée. Rouge sang de l’intérieur de tout épiderme humain. Une alchimie transfigurative de l’écriture. Le jour où le verbe poétique s’est réalisé en déploiement du politique.

    z1527photosbaldwin.jpg


    Une leçon de coups de bâtons pour nos élites transnationales. Puisque apparemment c’est bien cela qu’elles recherchent.


    Damie Chad.

    JIMI HENDRIX
    LYRICS & PAROLES
    DERNIERE EXPERIENCE ROCK

    PETER RIGGS
    ( Editions Pages Ouvertes / Février 2015 )

    z1528bookhendrix.jpg

    Pour les lyrics, j’ai cherché partout, feuille par feuille et ne les ai point trouvés. De mes longues recherches infructueuses j’en suis ressorti hagard, du merle me conterai donc, faute de grives. L’ensemble des paroles se présente sous forme d’un collage d’extraits d’interviews - Jimi n’en refusait que très rarement la demande - classés en onze grands thèmes et regroupés à l’intérieur de chaque chapitre selon l’ordre chronologique de leur donné. L’aurait été plus logique de les exhumer en leur intégralité mais l’est sûr que cette façon de faire transforme le prince exalté et vaporeux du psyché en maître à penser des plus sérieux dont il convient de suivre les irréfutables enseignements qu’il aura tirés de ses expériences tant musicales qu’existentielles. Une démarche dont nous n’approuvons guère l’artificialité.
    Rien à voir avec les Pensées de Pascal. Jimi n’est pas un idéologue. Se retranche toujours sur la subjectivité de ses opinions, ce qui est bon pour lui ne le sera peut-être pas pour vous. Et vice-versa. Autant d’individus, autant de choix ou de préférences. L’est un adepte de la théorie psychologique de la relativité généraliséE. Encore faut-il relativiser ses assertions. Pour différentes raisons.

    z1529purplehaze.jpg


    L’homme n’était pas méchant, dès qu’il égratigne un tant soit peu une personne - connue ou pas - il évasive aussitôt son propos en s’empressant de mentionner qu’il existe des types d’individus qui agissent ainsi. Détestait jouer la star, l’on sent le mec que l’on peut aborder facilement, n’en est pas moins pudique et secret. Déteste se mettre en avant et au lieu de vous livrer des sentences d’une précision absolue il noie le poisson en l’enfermant dans le bocal opaque d’une comparaison plus mystérieuse qu’éclairante… S’excuse souvent, de ne pas être là, de penser à autre chose, d’être ailleurs, une manière élégante de dévoiler les petites ( et les grandes ) fumettes qui le positionnent en un état second…
    Question musique difficile de trouver plus humble. Le plus créatif des guitaristes de sa génération ne se vante jamais. Quand on lui demande quelque précision ou un commentaire sur tel ou tel morceau, ah, oui, on avait essayé un truc, une idée qui était venue un peu n’importe comment l’on ne sait pas pourquoi, à l’écouter parler, Hendrix - seul ou avec quelques musiciens - a passé son temps à bricoler, un rafistoleur du dimanche qui ne ignore ce qu'il veut, et qui est toujours désolé du résultat. Aurait pu mieux faire. Ne cherche pas la perfection, tente l’amélioration continue. S’il a quitté tous les groupes auxquels il a participé dans sa jeunesse, c’est parce qu’il s’ennuyait à répéter à chaque spectacle le moindre riff. L’a pourtant accompagné des cadors comme les Isley Brothers ou Little Richard, mais l’a fini par se faire virer pour ses excentricités, un riff un peu trop malmené, un vêtement un peu trop voyant… En l’entendant, l’on se dit que le titre de son album Are You Experienced ? correspond davantage à sa méthode de création musicale qu’aux allusions aux produits récréatifs que l’on a voulu y voir à l’époque de sa sortie.

    z1530dischendrix.jpg


    Jimi Hendrix est le plus grand guitariste de rock qui ait existé sur cette planète. Peut-être en préférez-vous un autre. Votre droit le plus absolu. Hendrix sera le premier à vous soutenir. Tellement de musiciens, tellement de styles, tellement de goûts. Pas le gars contrariant pour deux sous(-produits). Plus foxy mister que vous le croyez Jimi. L’emploie bien le mot rock and roll de temps en temps, mais il suffit de lire sur les lignes pour s’apercevoir qu’il se définit non pas comme un guitariste de rock, mais de blues. Le dit si naturellement qu’il faut soi-même avoir l’œil bleu pour y prêter attention. Se revendique d’une lignée blues, point celle de B. B. King si claptonienne - apollinienne puisque tendant vers une certaine limpidité de note - mais celle d’Elmore James, davantage rentre-dedans, chargée de plus grandes fureurs et criarde de frustrations. Paroles à méditer, lorsque Hendrix est mort beaucoup de spécialistes prophétisaient que s’il était resté vivant, il aurait évolué en une direction qui l’aurait emmené vers le jazz-rock…

    z1531hendrixdisc.gif


    Hendrix évite le sujet, ne l’aborde que par la bande, incidemment, sans employer de mots trop explicites, mais l’origine de sa musique n’est point tout à fait celle qu’il écoutait à la radio, celle-ci n’étant qu’un cache-misère, que la conséquence de la situation ségrégative imposée aux noirs et autres colorés. Savait aussi que sa musique était aux confluences du blues, du jazz et du rock and roll. Ces trois nœuds gordiens de la musique populaire n’étant que les rameaux multiples des deux branches maîtresses que sont la misère et le racisme. Sa musique charriait trop de colères noires et d’éclairs oragiques pour se diluer dans l’éther d’une séraphinité paradisiaque.

    Damie Chad.

     

    RONNIE BIRD

    EN DIRECT !

    z1532bird.jpg

    ROUTE 66 / JE NE MENS PAS / ELLE M'ATTEND / TU PERDS TON TEMPS / FAIS ATTENTION / I CAN'T STAND IT / CHANTE / FA FA FA FA FA FA ( Sad Song ) / C'EST UN HOLD UP / I WILL LOVE YOU

    25 cm JBM 027/ 2014

     

    La discographie de Ronnie Bird n'est pas des plus étoffées. C'est que sa carrière fut malencontreusement écourtée. Un accident de voiture non assurée qui trancha la jambe d'un de ses musiciens se révéla catastrophique. Ronnie préféra se faire oublier aux Etats Unis. Par contre nombre de ses fans de la première heure lui sont restés fidèles. Avec le temps Ronnie Bird est devenue une légende du rock'n'roll français. Il fit partie de cette génération - dont il est avec Noël Deschamps un des représentants les plus emblématiques - qui assura la transition du rock national originellement et historiquement marqué au fer rouge par une dévotion absolue aux pionniers à l'allégeance sans retour des neo-convertis aux groupes anglais. Saluons JukeBox Magazine de ce 25 centimètres rempli d'inédits.

    z1533bird.jpg

    Route 66 : ( en anglais sur scène à l'Olympia en février 65 en première partie de Chuck Berry), étonamment si l'accompagnement est des plus électriques le vocal reste tributaire d'un phrasé beaucoup plus rock'n'roll, la proximité physique de Chuck Berry n'est vraisemblablement pas étrangère à cette disparité, lorsque l'on rajoutera que l'instrumentation est stonienne en diable et que l'on se rappellera l'amour immodéré que les Stones portaient à Chuck l'on comprendra plus facilement comment en ayant débuté par un hommage à Buddy Holly ( Adieu à un Ami ), Ronnie Bird devint notre premier rocker à avoir introduit la prééminence du son électrique aux pays des mille fromages. Je ne mens pas : ( émission Âge Tendre et Tête de bois du 10 / 04 / 65 ) s'en tire plutôt bien le Ronnie, paroles un peu passe-partout mais le vocal haché les met bien en relief, batterie et guitares se passent le témoin comme des sprinters professionnels, le fait que Mickey Baker ait participé à l'écriture du morceau a dû aider à mettre les points sur le I de la ryhtmique. Elle m'attend : ( quatrième prise ), celle du quarante-cinq original est bien meilleure. S'attaquait à un gros morceau, l'Oiseau, le Last Time des Stones, mais ici l'alchimixage est fautif, le vocal est devant et l'orchestre derrière. S'en est rendu compte, au final ils réaliseront le miracle la voix semblant n'être qu'une guitare de plus parvenant ainsi à réaliser l'osmose sonore stonienne qui à l'époque arracha des cris d'admiration. Tu perds ton temps : ( Âge Tendre et Tête de Bois, 28 / 03 / 1966 ) des Pretty Things, le jungle sound de Bo Diddley pour structurer le morceau, un harmonica démoniac-blues qui marque les accélérations de la locomotive et le phrasé de Ronnie qui emmène le public. Fais attention : ( public Music-Hall de France, des Nashville Teens ). L'orchestre n'est pas au top, trop lointain - parti pris de jouer comme les Nashville Teens sur le live de Jerry Lee à Hambourg ? - n'atteint en rien à la magie subordinatrice et dévastratrice de la version du quarante-cinq tours. L'inanité des paroles et les yeah-yeah qui relançaient les lyrics toutes les vingt secondes en firent le premier titre proto punk. I can't stand it : ( public Music-Hall, repris à Traffic ) en anglais, l'orchestration se contentant de marquer le rythme, tout le morceau repose sur la voix de Ronnie qui s'oriente de plus en plus vers un vocal qui emprunte davantage au rhythm and blues qu'au rock'n'roll. Chante : ( public, été 67 ) une reprise des Troggs mais cette dimension reste occultée par le texte de la chanson qui s'en prend à Antoine ( l'élucubratif ), cette version est supérieure à l'originale du 45 Tours. Lui reproche un peu maladroitement de chercher à faire de l'argent et incidemment de surfer sur des thèmes politiques à la mode. Le troisième couplet un peu énigmatique cinquante ans plus tard. Rien ne se démode davantage que l'actualité. Le parallèle avec Cheveux longs et Idées Courtes de Johnny Hallyday s'impose, mais pas en faveur de Ronnie. Surtout si l'on se rappelle qu'il termina sa carrière en reprenant le rôle de Julien Clerc dans Hair, la comédie musicale hippie grand public... FA FA FA FA FA FA : ( public accompagné par les Sharks, 01 / 31 / 1967 ). En l'année 1967, les rockers nationaux adhérèrent en bloc au Rhythm and Blues cuivré des studios Stax, l'aboie bien l'oiseau. Roquet furieux qui vous déchirera le bas de votre futal si vous vous obstinez. La section cuivrique reste un peu maigre et imite davantage le sax vrillé à la rumble rock'n'roll que les architectures sonores des Memphis horns. C'est un hold up : ( public, accompagné par les Sharks, 01 / 31 / 1967 ) Ronnie en forme, c'est son premier hold up mais peut être fier de son coup, les cuivres assurent une couverture sans faille et vous avez envie de lui prêter main forte pour faire main basse sur les coffre-forts. Chef de gang. Une petite curiosité : la voix qui épouse des intonations à la Noël Deschamps. I will love you : ( fin 1967, maquette ), Tommy Brown qui s'en donne à coeur joie sur une étrange frappe – un ternaire contre-rythmé ? - et Micky Jones à la guitare. La voix en arrière-plan. Ensemble un peu confus, mais toutes les chances pour que cela soit voulu. Recherche pour une future évolution ?

    z1534bird.jpg

    Que dire de tout cela ? L'impression d'un grand gâchis, certes le disque est rempli de tâtonnements et de maladresses, mais il y avait là un chemin plein de promesses qui s'entrouvrait. Acculé par le sort, peu aidé, Ronnie a préféré jeter l'éponge. Notons que Noël Deschamps a agi de même en de dissemblables mais sommes toute similaires différences. Ne faisait pas bon d'être un rocker dans les années 1964 – 1968. Ont essuyé les plâtres et tout le monde s'en fichait. Fatalitas !

    Damie Chad.

     

     

  • CHRONIQUE DE POURPRE N° 204 = KR'TNT ! 323 : CHUCK BERRY / JALLIES / POETES DU ROCK

     

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

    A20000LETTRINE.gif

    LIVRAISON 323

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    06 / 04 / 2017

     

    CHUCK BERRY / JALLIES / POETES DU ROCK

    Cause vacances cette livraison 323

    arrive avec trois jours d'avance.

    La 324 aura deux jours de retard.

     

     

    Chuck chose en son temps

    Chuck Berry fait partie des gens qui meurent mais qui ne disparaîtront jamais. Sa musique est partout depuis soixante-cinq ans. Elle est à l’image d’une vie, à la fois trop longue et trop brève. Il fut un temps où on se plaignait de trop l’entendre, l’époque où les Stones jouaient «Carol» et «Little Queenie», mais depuis deux jours, c’est un peu comme s’il nous manquait. Comme si sa longue histoire n’avait duré que le temps d’une chanson.

    , Chuck Berry, Jallies, Poètes du rock,


    Si tu veux te payer une petite overdose de Chuck, fais-toi offrir à Noël le coffret Bear paru en 2014, Rock And Roll Music/ Any Old Way You Choose It. Bear qui ne fait pas les choses à moitié propose avec ce coffret tout Chuck gravé sur seize rondelles, c’est-à-dire TOUS les cuts enregistrés entre 1954 et 1979, et du live à la pelle, environ quatre-vingt titres regroupés sur les quatre dernières rondelles. Tout ça s’écoute avec autant de plaisir que les albums originaux sur Chess, mais attention, ce sont les deux livres emboîtés dans le coffret qui vont t’envoyer directement au tapis. À commencer par le Harry Davis Photos book. Un nommé Bill Greensmith est allé fouiner dans le grenier d’Harry Davis, un cousin photographe de Chuck. On a là quatre-vingt dix pages d’images fan-tas-tiques, celles du Chuck d’avant Chess, déjà prodigieusement photogénique. L’une des images les plus connues est celle d’un Chuck engoncé dans un costard blanc mal taillé et grattant une belle pelle noire. Il sourit comme un ange de miséricorde, la bouche surlignée d’une moustache taillée à la cordelette. On ne trouve pas moins de sept poses de cette image, dont une agenouillée. Ce qui frappe le plus sur ces images magiques, c’est la taille des mains de Chuck. C’est là qu’un parallèle avec Jimi Hendrix s’interpose : les deux hommes avaient énormément de choses en commun, hormis la taille des mains : ils avaient tous les deux du sang indien dans les veines, un appétit sexuel démesuré et l’équipement qui leur permettait de l’assouvir, et le génie qui leur permit à deux époques différentes de façonner le rock à leur image. On tombe aussi dans le Harry Davis Photos book sur des images romantiques de Chuck avec des belles poules noires. En 1948, Chuck n’a que 22 ans et il est aux noirs ce qu’Elvis fut aux blancs à la même époque : une perfection à deux pattes. On tombe à la page suivante sur sa photo de mariage avec Themetta, qui doit elle aussi avoir du sang indien dans les veines, tellement l’aspect sauvage de sa beauté fascine. Harry Davis shoota aussi pas mal d’images dans les clubs de Saint-Louis où se produisait son cousin Chuck. On le voit gratter une Les Paul noire au Cosmopolitan Club en 1954. Et devant lui dansent des couples de blacks. On se dit : Oh les veinards ! Le cousin Harry en profita aussi pour shooter Johnnie Johnson assis devant son piano et le batteur Ebby Hardy fouettant le beat avec ses balais. Ce book fatidique se termine avec quelques images en couleurs. Chuck pose avec sa Gibson crème et tortille un peu les pattes : image après image, il crée sa légende. Ses chansons lui serviront de bande son.

    , Chuck Berry, Jallies, Poètes du rock,


    L’autre livre donne le vertige, car il résume en images toute l’histoire de Chuck Berry. On a beau se dire qu’on connaît tout ça par cœur, depuis Disco-Revue et tous ces canards qu’on a eu dans les pattes, cette imagerie frénétique impressionne de plus belle. Toutes ces images sont graphiquement parfaites. Quelle que fut l’époque, Chuck Berry s’est toujours débrouillé pour rester un pur rock’n’roll animal. Il a toujours su se donner les moyens de sa légende. Certains personnages ont cette faculté de pouvoir rester conformes à l’image qu’on se fait d’eux. Dylan et Lemmy illustrent eux aussi ce principe de longévité vampirique. D’ailleurs, quand on ouvre ce deuxième volume, on tombe dès la page 4 sur Chuck le vampire ! Il ne prend même pas la peine de dissimuler ses deux crocs. Et le phénomène tourbillonnaire se reproduit : année après année, Chuck pose guitare en main avec la même élégance, le même filiformisme congénital, le visage toujours expressif d’un showman vétéran de toutes les guerres, et puis il multiplie les figures de styles, le duck-walk en costume blanc et le grand écart en pantalon rouge. Photos extraordinaires que celles d’un Chuck en béret au Star Club de Hambourg en 1964, puis les images incroyables de la tournée américaine de 1964 avec les Animals, puis on passe en 1967 avec des images de plus en plus acrobatiques shootées à Manchester, et même quand il commence à se laisser pousser les cheveux en 1972, il incarne le rock’n’roll mieux que quiconque sur cette planète. Il a ce côté gyspsy qu’avait Jimi Hendrix en débarquant à Londres. Souvenez-vous : subjugués par son apparition, les journalistes anglais crurent que Jimi sortait des bois de Bornéo.
    Tous les fans de Chuck Berry entassent des tonnes de souvenirs de concert. Celui qui fut sans doute le plus spectaculaire fut le fameux concert-émeute de la Fête de l’Huma en 1973. Chuck arriva sur scène en pantalon rouge avec sa Gibson ES355 rouge et quelques heures de retard. La section rythmique d’Osibisa l’accompagnait. Tout se passa bien pendant un cut, puis un barbu en Stetson et lunettes noires débarqua sur scène pour dégager le batteur black et prendre sa place. La rumeur courut aussitôt : c’est Jerry Lee ! Et au lieu d’accompagner son vieux rival nègre, Jerry Lee lança ses baguettes en l’air et ruina brutalement le set de Chuck qui posa sa guitare pour quitter la scène. C’est là que la fête bascula dans le chaos. On vit un ciel noir de projectiles et un gang de bikers chargea la foule en brandissant des armes blanches. Panique générale ! Sauve qui peut les rats ! Les gens se levèrent par vagues. Même pas le temps de ramasser les sacs ! On marchait sur ceux qui n’étaient plus en état de se lever. Quelle rigolade ! On ne remerciera jamais assez Jerry Lee d’avoir créé un si beau chaos.

    , Chuck Berry, Jallies, Poètes du rock,


    D’autres rendez-vous encore, comme ce concert fantastique de Chuck aux Banlieues Bleues à Saint-Denis et ce poto qui n’en finissait plus de glousser : «Gad’ le saucisson !». Chuck portait un pantalon rouge très moulant et on voyait bien qu’il était monté comme un âne. Un Marseillais dirait que sa bite descendait jusqu’au genou. Mais ce qui frappait le plus, c’était sa carrure. On comprenait mieux comment il avait réussi à sortir indemne des taules des blancs : Chuck Berry est bâti comme un géant. C’est ce que Steve Jones appelle la «structure osseuse», et il insiste beaucoup là-dessus dans Lonely Boy, son recueil de souvenirs.
    Alors justement, Steve Jones n’arrive pas là par hasard. Chuck et lui ont quelque chose en commun, un goût prononcé pour la délinquance et le sexe. Comment pourrait-on imaginer les Sex Pistols ou Chuck Berry sans sexe et sans une petite pointe de délinquance ? L’ado Chuck et l’ado Steve débutent leurs carrières d’obsédés sexuels très tôt. Ça titille d’autant plus Chuck que son cousin Harry Davis shoote déjà des pin-ups et arrondit ses fins de mois avec des photos porno. Quand Chuck commence à tripoter les petites gonzesses du voisinage, son père l’apprend et lui colle une belle rouste. L’erreur à ne pas faire ! Alors l’ado entre en rébellion et décide de fuguer avec ses copains Lawrence Hutchinson et James Williams. Ils se carapatent tous les trois à bord d’une vieille Oldsmobile. Direction la Californie. Ils font cinquante bornes et s’arrêtent pour casser une croûte dans un patelin nommé Wentzville (là où Chuck installera plus tard son fameux Berry Park). Comme ils sont noirs, le porc blanc du restau leur dit d’aller chercher leur bouffe derrière, à la fenêtre de la cuisine. En 1944, les noirs n’ont pas le droit d’entrer dans les gastos des blancs. C’est là que l’ado Chuck fait la connaissance de Jim Crow, le fantôme ségrégationniste qui plane sur tout le Deep South. Quand ils arrivent à Kansas City, ils n’ont plus un flèche en poche. Alors Chuck sort son calibre 22 et ils braquent des commerçants. Envoie l’oseille, whitey ! En l’espace de cinq jours, ils en braquent trois, dont un coiffeur. Ça tourne au sac d’embrouilles, aussi décident-ils de rentrer à Saint-Louis. Hélas, la vieille Oldsmobile tombe en carafe à mi-chemin, juste à la sortie de Columbia. Ils font signe aux bagnoles qui passent. Un mec s’arrête. Plutôt que de lui demander gentiment son aide, cette crapule de Chuck lui met son calibre 22 sous le nez et lui dit de calter vite fait. Ils repartent en poussant l’Oldsmobile jusqu’à ce qu’un flic suspicieux les voie passer et les poire. Ils se retrouvent tous les trois au Boone County jail et un juge leur en colle pour dix piges dans la barbe. On est dans le Missouri et à cette époque, on mène la vie dure aux nègres qui sortent du droit chemin, aux antisociaux comme Chuck qui chient sur la règle d’or, le fameux ferme-ta-gueule-et-travaille-pour-le-patron-blanc. Chuck va tirer trois piges à Algoa.
    Quand on le vit arriver sur scène à l’Olympia en 2005, on n’en revenait pas ! Cet homme de quatre-vingt ans déboulait sur scène en rigolant, vêtu d’une chemise bleue pailletée d’or. Et pendant plus d’une heure, il allait aligner la plus belle série de golden hits de tous les temps. En fait, ce qui frappait le plus dans son style, c’était l’économie de moyens. Il jouait une sorte de stripped down rock’n’roll, il ramenait tout à l’essentiel qui était la mélodie chant - Roll over Beetho/ ven/ And tell Tchaikov/ ski/ the news - D’ailleurs, il nous fit ce soir-là le coup de la panne, plus de son dans la guitare, alors il prit la basse pour s’accompagner et continua de chanter son cut comme si de rien n’était. Pour éclairer la lanterne du public, il expliqua qu’il jouait avec un émetteur, et que la pile du relais d’antenne était morte. Puis il éclata de rire : «Avant, on avait des câbles, and it never failed !». Et là-dessus, il embraya directement sur «Carol». Tout ceci pour montrer qu’au fond il n’a jamais eu besoin d’orchestre. Son principal instrument est sa voix. Il n’empêche qu’on se régalait quand même de le voir jouer ses plans de swing sur la Gibson rouge. Personne ne jouait de la guitare avec autant d’élégance. Il pliait les genoux et plaquait tranquillement ses accords dissonants sur son manche. The birth of cool ! Et puis ses textes sont tellement bien écrits qu’ils swinguent naturellement. Ça fait trente ans qu’on entend tous les coqs de basse-cour répéter à qui mieux-mieux que Chuck est le plus grand poète américain. Quelle aberration ! Quand on voit ce vieux pépère hilare sur scène, on comprend qu’il a inventé son rock’n’roll sans le faire exprès. Chez Chuck, la moindre phrase est simplement prétexte à rock. Ce concert de l’Olympia en 2005 fut un exemple parmi tant d’autres. Chuck savait doser ses effets et créer de violentes montées en température. On le vit soudain passer aux choses sérieuses avec «Memphis Tennessee», le fameux Long distance information, l’un des cuts les plus mythiques de l’histoire du rock, et là, à cet instant précis, on sut que Chuck régnait sur la terre comme au ciel. Il jouait des accords si épais qu’ils semblaient charrier des grumeaux de distorse. Il envoyait sa purée avec une sorte de bonhomie du delta. Puis il raconta l’histoire du country boy, un nommé Johnny qui savait jouer de la guitare comme on sonne à la porte. Évidemment, ça a l’air con, dit comme ça, mais le truc est là : il suffit simplement de raconter l’histoire d’un mec qui gratte sa guitare pour créer du mythe.
    On le vit pour la dernière fois à Paris en 2008 en tête d’affiche au Zénith, après Linda Gail et Jerry Lee. Pas mal pour une vieux pépère de 82 ans. Comme Bobby Bland, il portait une casquette blanche d’officier de marine et son fils beefait le son sur une deuxième guitare. Du coup, le groupe sortait un son fabuleusement heavy, qui déroutait un peu, mais des hits comme «Around & Around» filaient comme des torpilles jusqu’à nos cervelles. Baaam ! On sentit ce soir-là qu’une page d’histoire se tournait. La critique s’empressa de massacrer le concert, histoire de redorer le blason de son incurie. Comment peut-on reprocher à Chuck Berry de jouer quelques plans foireux ?

    , Chuck Berry, Jallies, Poètes du rock,


    La meilleure approche de Chuck Berry se trouve sans doute dans le film de Taylor Hackford, l’excellent Hail Hail Rock’n’Roll financé par Universal en 1986 pour le soixantième anniversaire de notre héros. C’est un film à deux facettes, et si on veut voir les deux, il faut se procurer l’édition spéciale du film parue en 2006 : le disk 1 propose la version originale du film et le disk 2 les interviews des principaux protagonistes, dont la productrice Stephanie Bennett et Taylor Hackford. Pour eux, ce tournage fut un épouvantable cauchemar, ce que ne montre pas du tout le film. Stephanie Bennett explique que Chuck Berry profitait de la moindre occasion pour renégocier son contrat. Si on ne lui apportait pas le blé en cash dans une enveloppe, il restait chez lui. Chaque fois, Stephanie Bennett lui demandait : «Combien ?». Et il fixait la somme. Quand ça tombait sur un samedi ou un dimanche et que les banques étaient fermées, elle devait se débrouiller pour trouver du cash. En plein tournage, Chuck prenait aussi des engagements pour jouer ailleurs. Si Taylor lui disait que ce n’était pas prévu et qu’une journée de tournage coûtait une fortune, Chuck lui répondait qu’il ne pouvait pas cracher sur un cachet de 25 000 $. Stephanie Bennett affirme que Chuck Berry est obsédé par le blé. Elle explique qu’il y avait deux concerts prévus au Fox Theater pour la fin du film et Chuck refusait de jouer le deuxième qui n’était pas prévu dans le contrat si on ne lui versait pas un complément. «Combien ?». Elle trouva le cash et lui balança l’enveloppe en pleine gueule. Elle n’en pouvait plus. Alors combien au total ? Le premier jour, Chuck empocha 25 000 $ en cash, et au final, elle estime qu’il aurait empoché 800 000 $. Chuck Berry a eu bien raison d’étriller ces blancs qui de toute façon allaient encore se faire du blé sur son dos, comme ils l’ont fait au temps de Leonard Chess et de tous les autres qui ont suivi. Dans une séquence du film, on voit Chuck discuter avec Bo Diddley et Little Richard. Bo explique qu’au temps de Chess, on leur donnait un demi-cent par disque vendu. Chuck rappelle qu’un disque se vendait 49 cents et il demande : où sont passés les 48 autres cents ? Mais dans la poche de ces porcs blancs, bien sûr ! On tente de faire passer Chuck pour un sale mec dans ces interviews et dans la presse, mais les sales mecs, c’est ni Chuck, ni Bo, ni Little Richard. On se fourre le doigt dans l’œil jusqu’au coude ! Les sales mecs sont tous ces gros porcs blancs qui ont bâti des fortunes sur le dos des nègres, exactement comme à l’âge d’or de l’esclavage et des plantations. Oh les belles demeures de caractère ! Et tous ces pauvres nègres qui ont bossé toute leur vie là-dedans pour des nèfles ? Non mais vous rigolez ou quoi ? Chuck Berry un sale mec ? Chuck, c’est Zorro ! Il leur fait cracher tout leur blé, à ces fils de putes. Il a plus de courage que les autres qui n’osaient pas, ceux de Chicago élevés dans la terreur du patron blanc. Dans le film, on voit Chuck entrer au Fox Theater et raconter qu’il y était venu étant gosse pour y voir un film. Comment l’accueillit la gentille caissière ? Dégage, sale nègre ! Bien sûr, Chuck mettra un point d’honneur à revenir jouer en tête d’affiche dans cette salle où on l’a humilié quand il était petit, mais il profite surtout de cette séquence pour rappeler au monde entier qu’on a vendu ses ascendants à quelques blocs d’ici, sur les marches du tribunal. Sold ! répète-t-il d’une voix sourde. Et il ajoute, avec un drôle de sourire en coin : depuis, les choses ont bien changé, n’est-ce pas ? Autre anecdote croustillante : quand il enregistre «Maybelene», le hit qui va le rendre célèbre dans tout le pays, il voit trois noms crédités sur la rondelle du single : Chuck Berry, Russ Freto et Alan Freed. Chuck demande : «Qui est Russ Freto ?» Pas de réponse. Il découvre un peu plus tard que Russ Freto est un employé de Leonard Chess, ‘est-à-dire un homme de paille. Chuck a beau être délinquant, il découvre que les frères Chess sont bien plus balèzes que lui en matière de délinquance. Ils méritaient d’aller faire un stage dans la taule d’Algoa.
    Alors bien sûr, si on regarde le film, on a l’autre pendant de cette histoire, avec toute la crème de la crème, Keith Richards, Clapton, Robert Cray, c’est à qui va frimer le plus, avec des solos à la mormoille. On voit aussi Jerry Lee rendre hommage à son vieux rival et ses rares apparitions dans le film remontent bien le moral. On revoit aussi avec un bonheur incommensurable la fameuse scène où Chuck fait rejouer trois fois l’intro de «Carol» au vieux Keef. Il dit à Keef : «Si tu veux le faire, il faut le faire bien !». C’est sa façon de régler ses comptes, car les Stones et les Beatles lui ont tout pompé. Chuck Berry n’est jamais devenu aussi énorme que les Beatles et les Stones. On peut comprendre qu’il puise en éprouver une certaine forme de ressentiment. Tiens, encore un coup de charme fatal : il rappelle qu’au temps de sa jeunesse, on n’entendait que des artistes blancs dans les quartiers blancs de Saint-Louis, des gens comme Sinatra ou Pat Booooooone, mais jamais Elmore James, ni Muddy Waters, ni Howlin’ Wolf. Alors il se dit : Pourquoi ne pas écrire de la sweeeeeet music pour entrer chez les white people ? «Alors j’ai écrit «School Days» et ça a marché !» Il faut voir le sourie de Chuck à ce moment-là.

    , Chuck Berry, Jallies, Poètes du rock,


    L’autre gros avantage du disque de bonus, c’est qu’on y voit Etta James chanter une version démente d’«Hoochie Coochie Gal», le pendant féminin du fameux «Hoochie Coochie Man». Taylor Hackford rappelle que Chuck ne voulait pas d’Etta dans son film mais Keef réussit à l’imposer. À la fin de la chanson, visiblement ému, Chuck vient serrer Etta dans ses bras. Il dit ne pas la connaître, mais elle lui rappelle qu’au temps de ses débuts chez Chess, elle a fait les backings vocals pour lui sur quatre titres, en compagnie d’Harvey Fuqua des Moonglows et de Minnie Ripperton qui était alors réceptionniste chez Chess. L’autre sommet du bonus disk est l’épisode d’Algoa State County Jail, où Chuck séjourna de 18 à 21 ans. Taylor raconte qu’ils sont entrés dans la taule comme dans un moulin, car Chuck y est un héros. Pas besoin de papelards ! Un petit groupe accompagne Chuck et dans ce petit groupe se trouvent des femmes, dont la fameuse Stephanie Bennett. Ça flippe un peu dans le groupe de visiteurs, car ils doivent traverser la cour à pieds et des centaines de taulards arrivent pour les accompagner. Certains commencent même à mettre la main au panier de Stephanie Bennett pour la mettre à l’aise. My crutch ! Ça fait marrer Chuck ! Hilare, il rappelle que les taulards sont privés de pussy pendant looooongtemps. Puis il donne un concert gratuit pour ses copains taulards. GRATUIT ! Eh oui, tout arrive. Quelle rigolade ! Mais on ne voit hélas pas les images, car Chuck les a confisquées. À la suite de cette séquence pour le moins insolite, Taylor Hackford rappelle que Chuck fit trois séjours au ballon : pendant le premier, il apprit la poésie, pendant le second (suite au Mann Act, une vieille loi raciste qui interdit aux nègres de traverser des frontières d’états en compagnie d’une mineure blanche), il termina ses études, et pendant le troisième (poursuivi par le fisc pour non-déclaration de revenus), il obtint un diplôme de compta, histoire de dire : vous ne me baiserez plus. And he could play guitar like a-ringing a bell. Fabuleux personnage.

    Signé : Cazengler, le chuck des mots, le poids des faux taux

    Chuck Berry. Disparu le 18 mars 2017
    Rock And Roll Music/ Any Old Way You Choose It. Bear Family 2014
    Taylor Hackford. Hail hail Rock’n’Roll. DVD 2006

    REUNION AU SOMMET

    , Chuck Berry, Jallies, Poètes du rock,

    Le monde se tait. Les papillons arrêtent de voler pour ne pas corrompre du silence de leur vol les vastes pensées que Zeus tonnant tourne infiniment dans son grandiose cerveau. Nul bruit ne se permettrait d'interrompre, les sombres méditations du Maître des Cieux. Il a par hasard jeté un regard sur le monde hagard des hommes. Le désolant spectacle de cette race chétive et débile vient de s'offrir à ses yeux. Heureusement, marmonne-t-il, qu'il existe les rockers pour relever le niveau de cette humanité contingente. Certes l'on trouve sur cette triste planète quelques êtres supérieurs tels le Cat Zengler et le Damie Chad, chaque semaine j'avoue prendre plaisir à la lecture de leurs chroniques, mais quand je les compare à Achille, à Hector, à Ajax, à Ulysse, je me dis que face à ses héros ce ne sont que des poids plume... peut-être devrais-je les soumettre à une terrible épreuve, oui l'idée me semble bonne, tiens je commencerai par ce Damie Chad qui ne se prend pas pour une semi-bouse de vache sacrée...

    , Chuck Berry, Jallies, Poètes du rock,

    C'est à ce moment précis que les deux battants de la salle du trône s'ouvrent violemment et qu'un sinistre hurlement d'exaspération féminine retentit :
    - AUHUIHUOIAÎ !!! Assez ! J'en ai assez – l'épouse du monarque de l'univers projette violemment sur le sol trois douzaines de poteries grecques dignes de figurer dans les collections du British Museum – Zeus, je t'ordonne de réagir !
    - Ma douce Héra, ma tendre, mon bébé, ma pantoufle, mon nanan, que se passe-t-il ? Que puis-je pour apaiser la fulmination de tes tourments, parle sans crainte ma chérie !
    - Toujours les mêmes, les trois cousines, Athéna, Artémis et Aphrodite qui n'arrêtent pas de se chamailler, et c'est moi la plus belle, mais non c'est moi, non tu mens c'est moi, si tu n'interviens pas, bientôt l'on sera bon pour une nouvelle guerre de Troie, et j'en ai plus qu'assez de leurs criailleries de gamines pourries jusqu'au trognon !
    - Ne t'inquiète pas ma toute bonne, tu m'apportes sur un plateau l'idée à laquelle j'aspirais sans parvenir à la formuler. Calme-toi, prends un peu de repos, retire-toi dans ta chambre mais avant introduis nos trois insupportables péronnelles, que je leur inflige la plus terrible des punitions.

    L'oeil de Zeus étincèle. Les trois donzelles baissent la tête et ne mouftent pas. Zeus décide et décrète :
    - Huit jours que vous importunez Héra par vos stupides enfantillages. Cela suffit. Puisque vous ne savez pas qui est la plus belle, primo : je vous transforme en jeunes femmes, secundo : je vous expédie sur la terre, tertio : je nommerai un juge pour vous départager. Et vous n'avez pas intérêt à venir réclamer par la suite. Exécution immédiate. Ah, non j'oubliai, Hermès c'est bien toi qui as inventé la lyre ?
    - Oui Père !
    - Et toi Apollon, tu sais en jouer ?
    - Oui Père !
    - Vous partirez avec vos soeurs, veillez sur elles comme sur la prunelle de vos yeux, la lubricité humaine est infinie.

    Je dors du sommeil du juste lorsque dans mon songe retentit une voix assourdissante et comminatoire :

    - Réveille-toi Damie, c'est moi Zeus qui vient t'affronter à une cruelle épreuve qui te montrera en quelle estime je te tiens pour te l'avoir imposée.
    - Zeus je suis prêt, commande et j'obéirai.
    - Bien, je savais que tu serais digne de ma confiance. Ce samedi 01 AVRIL 2017, dirige tes pas vers BARBIZON, va jusqu'au BLACKSTONE, là tu trouveras, trois jeunes femmes, attention n'y porte pas la main, ce sont de véritables déesses, elles se présenteront sous le nom de JALLIES, tu les laisseras chanter, tu leur prêteras une grande attention, et à la fin tu éliras... la plus laide !
    - La plus laide Zeus, je demande de l'aide ! Ce jour est à marquer d'une pierre noire, comment oserais-je me montrer si malotru !
    - Tais-toi sombre vermisseau ! C'est là ta mission, ainsi tu assèneras un coup mortel à leur orgueil, et ma digne épouse ne viendra plus hurler à mes oreilles pour que je punisse ces trois calamités bruitistes !

    Je n'en menais pas large lorsque la teuf-teuf me déposa devant le BlackStone. Affirmer à une jeune fille qu'elle n'est qu'un laideron n'est guère élégant. Ce n'est pas dans ma nature, ma maman m'a appris à rester toujours poli avec les dames. En plus s'adresser de cette manière fort discourtoise à des déesses immortelles, comment réagiront-elles ! Imaginez leur colère, moi qui ne suis à leurs yeux qu'un simple mortel aussi insignifiant qu'un moustique sans ailes.

    Je tremblais un peu lorsque j'ai coupé le moteur de la teuf-teuf devant le BlackStone. J'avais pris mes précautions, j'avais emmené le Grand Phil avec moi, me semblait être de toutes mes connaissances l'individu le plus apte à me seconder dans cette périlleuse mission, un gars diplômé en grec ancien, c'est tout de même idéal pour tailler le bout de gras avec des déesses grecques. Nous les avons trouvées, accompagnée de leurs deux chaperons devant un poulet frites, les pauvrettes habituées à l'ambroisie divine ! Mais les voici sur scène !
    Quel ravissant spectacle ! Elles ressemblaient à s'y méprendre aux Jallies habituelles, mais il y a des détails qui ne trompent pas. Plus de rouge, plus de noir, s'étaient revêtues de la couleur de l'Empyrée, ce bleu-azur qui est la teinte des plafonds de l'Olympe. Difficile de savoir qui était au juste Artémis, Aphrodite, Athéna aussi me contenterai-je de les nommer par le prénom des simples mortelles qu'elles incarnaient si radieusement.

    , Chuck Berry, Jallies, Poètes du rock,


    Par contre pour les boys, n'ai pas eu la moindre hésitation. Apollon se cachait sous l'aspect de Kross. L'a commencé par arriver en retard au début des trois sets. La lenteur est la marque de la grandeur des Dieux, nous a appris Aristote. Habillé tout de noir, une casquette de malfaiteur sur la tête. L'était évident que ce soir ce n'était pas l'Apollon lumineux qui nous regardait, mais l'autre aspect du dieu, le côté obscur de la force, le lycaon, le loup cruel et sans pitié, je puis vous en apporter la preuve, à ma connaissance le seul contrebassiste qui se soit permis de jouer de la contrebasse... en la mordant, et puis ses soli, vous aviez l'impression qu'à chaque fois qu'il touchait une corde il écrasait la tête d'un serpent. A peine a-t-il commencé à jouer que les photographes se sont précipités pour le prendre en photos.

    , Chuck Berry, Jallies, Poètes du rock,


    Hermès se cachait sous le chapeau et la chemise blanche de Tom, nous a donné un festival de guitare rock, en verve et le sourire aux lèvres le jeune dieu, imaginez Hendrix avec une tronçonneuse, l'a fait ronfler son engin comme un moteur de spitfire en plein combat, l'a survolé les trois sets, vous a piqué de ces soli en rase-mottes à vous donner le tournis, un moulin d'enfer, c'était bien un dieu qui jouait, l'a malmené ses cordes comme les élastiques d'une fronde, et détail qui ne trompe, n'en a même pas cassé une, alors qu'il a les a tirées plus vite que son ombre, plus fort que jamais, à chaque solo l'arrachait des cris d'admiration à la salle...
    S'étaient tous les deux rangés sur le côté droit de la scène afin que les déesses soient en face des spectateurs, n'étaient-elles pas l'enjeu crucial de cette soirée ! Si vous croyez que le train d'enfer mené par leurs chaperons les ait mis ne serait-ce qu'une demi-seconde en danger, vous vous trompez. Elles ont survolé sans effort cette tonitruance impulsée par les mâles, s'en sont amusé comme l'oiseau se laisse emporter par les courants ascendants des cyclones les plus violents.
    Céline, les bras nus, aussi blancs et harmonieux que ceux de Nausicaa qui accueillit Ulysse au royaume d'Alkinoos, l'était le chant et la danse, trilles swing de sa voix, un ascenseur fou qui se perdait dans les ramures vertigineuses de la beauté pour redescendre vers la plasticité condescendante des racines impulsives, un escalator hors de tout contrôle qui vous trimballait des cieux à la terre d'une seconde à l'autre, et puis cette manière d'immobiliser soudain son corps la guitare sur son épaule comme si elle revenait de la fontaine de Castalie une amphore légère délicatement posée sur sa clavicule. Ô Zeus cruel, comment pourrais-je associer la notion de laideur à tant de grâce !
    Leslie, la large échancrure de sa tunique qui dévoilait des épaules de reine, tantôt cachant la droite, tantôt voilant la gauche, comme si nul oeil humain n'aurait pu supporter l'éclat irradiant de ses deux rondeurs ivoirines en un même temps, et sa voix mutine qui enflammait les rocks les plus torrides, des cercles de feu qui vous brûlait l'âme comme les forges volcaniques d'Héphaïstos, cette voix de petite fille égarée et perverse sur Funnel of Love, auriez vous déjà entendu une telle délicatesse empoisonnée ! La souplesse étincelante du serpent alliée à sa morsure la plus dangereuse. Ô Zeus sans coeur, faut-il que tu sois soit pitié pour m'obliger à mêler à cette étincelle de bonheur l'idée de laideur !
    Vanessa, et son clair regard de diamant, suffit que vous vous sentiez le dard pétillant des ses yeux se poser sur vous pour vous sentir meilleur, ses réparties railleuses qui cascadent sur vous comme l'aigle des nuées qui tombe sur vous et vous déchire de ses serres puissante, et sa voix une pluie de grêlons brûlants qui s'abat et vous fracasse la tête, tour à tour Koré printanière du blond soleil et Perséphone des ires infernales, malmène la caisse claire comme si vous étiez l'objet de sa plus cruelle vindicte et puis vous adresse un de ces sourires ensorceleurs qui vous embaume l'esprit. Ô Zeus méchant, en quoi le concept de laideur aurait-il quelque prise sur vision de vie énergisante !

    , Chuck Berry, Jallies, Poètes du rock,

    , Chuck Berry, Jallies, Poètes du rock,

    , Chuck Berry, Jallies, Poètes du rock,

    Et les trois ensemble, ô dieux, quelle harmonie suprême, un entremêlement de tout ce qu'il y a de plus beau sur cette terre. Comment pourrais-je m'acquitter de cette mission. Mais les dieux aiment à faire durer la souffrance humaine. Ne voilà-t-il pas que la porte s'ouvre au milieu du troisième set et que José, Didier et Ludo, le redoutable trio des Eight Ball se précipite devant la scène. Se sont dépêchés de finir leur concert à Réau pour voir les Jallies à Barbizon, et sur l'invitation de Tom – l'Hermès sardonique – après s'être emparés tour à tour de la contrebasse de Kross avec l'agilité d'un chat – normal les Jallies sont en train de miauler un souverainiste Stray Cats - ils nous offriront un mini set de quatre morceaux qui se terminera par une reprise hommagiale de Johnny B. Goode, mais vous avez raté leurs vacances au pays des vampires, un truc frissonnant d'horreur désopilante.

    Une bien belle soirée avec deux groupes pour le prix d'un, remarquez que comme l'entrée est gratuite... En tout cas, pour moi ce n'est pas fini, le plus dur reste à faire. Zeus m'a fourré - sans chocolat – dans une épineuse affaire. Comment pourrais-je m'en tirer sans offenser ni le maître des Dieux ni les trois plus belles déesses de l'Olympe. Je consulte en douce le Grand Phil qui m'assure qu'à ma place il s'inspirerait non pas de la philosophie de l'Hellade – car quel humain pourrait se vanter d'être plus sage qu'un dieu – mais de la grande sophistique, cette invention typiquement grecque – donc humaine - qui égale par ses perfides argumentations la duplicité des dieux.

    , Chuck Berry, Jallies, Poètes du rock,

    Toutes les trois devant moi, les yeux baissés attendant que mes lèvres proférassent l'assassine sentence. Elles n'en menaient pas large, ce qui était normal vu l'adorable taille de guêpe de leur divine silhouette. Enfin Céline prit son courage de ses deux menottes si fines :
    - Damie, ô Damie ! Dis-moi, suis-je la plus laide ?
    - Oui Céline, la plus led de toutes, ta grâce est l'ampoule illuminescente qui éclaire le monde et éclipse les soleils de toutes les galaxies !
    - Merci Damie, je ne sais comment te remercier, ah ! si ! Je te ferai une bise au premier de l'an !
    - Quelle merveilleuse manière de commencer l'année, ô déesse !

    C'était au tour de Leslie. Elle n'osait pas, son pied gauche tout mignon tambourina par trois fois le sol, et d'une voix étreinte par l'anxiété, elle demanda :
    - Damie, ô Damie ! Dis-moi, suis-je la plus laide ?
    - Oui Leslie, la plus la laid back de toutes, ta décontraction est cette douce musique qui meut les sphères et permet de maintenir l'équilibre de l'univers !
    - Merci Damie, je ne sais comment te remercier, ah ! si ! Je te ferai une bise pour ton anniversaire !
    - Ce sera l'a-pic vertigineux de mon existence, ô déesse !

    Il ne restait plus que Vanessa. A sa place vous auriez tremblé de peur. Ses deux copines s'en étaient bien tiré, que lui réserverait le sort fatidique ? C'est d'une voix légèrement altérée mais aussi suave que le miel de l'Hymette qu'elle posa la question rituelle :
    Damie, ô Damie ! Dis-moi, suis-je la plus laide ?
    - Oui Vanessa, la plus led Zeppelin de toutes, tu es l'acier brillant dont on forge les armes des Héros et le glaive de justice de Zeus qui commande l'ordonnancement des étoiles !
    - Merci Damie, je ne sais comment te remercier, ah ! si ! Je te ferai une bise pour la Noël !
    - Ce sera le plus inestimable présent que je ne recevrais jamais, ô déesse !

    Et, hop, toute contentes, sans plus me jeter un regard, elles s'envolèrent vers le ciel.

    N'étais pas trop fier de moi lorsque je me suis couché. Comment Zeus allait-il réagir ? Je n'avais pas fermé les yeux qu'il apparut.
    - Damie, ne fais pas semblant de ne pas me voir !
    - Oui Zeus ! J'écoute ta sentence !
    Il y eut un lourd silence, j'eus l'impression qu'il dura au moins deux siècles. Enfin Zeus s'éclaircit la voix :
    - Hum - hum ! Pas très courageux mon petit Damie, même pas l'audace de te payer la tête d'une fille, un conseil, ne te marie jamais, pauvre Damie, sinon tu essuieras la vaisselle matin, midi et soir ! Tu n'arriveras jamais à la cheville d'Achille.
    - Oui Zeus, je l'admets, je suis timide, c'est ma faiblesse, sur le baromètre achilléen je ne ne monte pas plus haut que le talon !
    - Dès que tu as ouvert la bouche j'ai saisi la perfidie de tes paroles à double sens, tu as une langue de reptile venimeux !
    - Je te promets que je ne recommencerai pas, ô Zeus !
    - Ne crains rien, j'ai reconnu en ton verbe ambigu l'ingéniosité trompeuse et les mille détours souverains du subtil Ulysse cher à mon coeur, aussi ne t'en veux-je point !
    - Merci Zeus, mais puis-je te poser une question ?
    - Fais-vite, je suis pressé, l'univers a besoin de moi.
    - Tu viens de me dire que ma parole possède la grâce ondoyante des discours d'Ulysse, mais que penses-tu de ma plume, serait-elle l'égale de celle d'Homère ?
    -Ta plume Damie ? tu peux te la mettre au cul !

    Et le dieu des Dieux s'évanouit en moins d'une seconde. Lorsque je m'éveillai, résonnait encore dans mes oreilles son rire tonitruant.


    Damie Chad

    LES POETES DU ROCK
    JEAN-MICHEL VARENNE


    ( Seghers / 1975 )

    z1505poèterock.jpg

    Attendait sur l'étagère depuis quelque temps, l'ai souvent pris en mains, mais la petitesse du caractère me rebutait. Plus de trois cents pages minuscules... Quatre décennies que je n'y avais jeté un coup d'oeil, n'étais pas pressé, une de plus ou une de moins... Mais enfin l'autre soir n'écoutant que mon devoir je m'y suis collé. N'en ai pas décollé jusqu'à la fin. M'attendais pas à si fort, avais tout oublié – merci cher alzheimer – vous cite quatre lignes de l'introduction :


    «  … Être hanté des nuits entières par le cuir blanc de Gene Vincent, sa jambe droite scellée dans le fer, sa tête balancée le long des épaules glissant jusqu'au ras du sol, levant les yeux fous vers la clarté glauque d'un spot perdu dans la nuit... »


    Du coup suis allé voir sur le net qui était ce Jean-Michel Varenne. N'ai pas trouvé grand-chose. A écrit une trentaine de bouquins – certains d'après moi alimentaires – mais des centres d'intérêt convergents, spiritualité, ésotérisme, alchimie, bref des voies d'accès directes à la poésie, bien plus signifiantes que les dissections sémiotiques universitaires, question rock son intro est le meilleur des passeports.


    BOB DYLAN

    z1506timechanging.jpg


    L'a placé Bob Dylan à part, en tête de volume, L'Histoire lui a donné raison, le prix Nobel de Littérature est tombé dans son escarcelle sans qu'il ait intrigué pour le percevoir. Perso, j'aurais placé tout devant Jim Morrison. Me semble davantage correspondre à un voleur de foudre que Dylan. Tout sépare les deux hommes, Dylan c'est encore la vieille écriture européenne qui ne s'écarte guère de l'antique imagerie biblique, avec lui l'on n'est jamais très loin de l'Apocalypse christologique de saint Jean. Trimballe dans ses textes torrentueux toute l'arrière-fond du puritanisme américain, un oeil sur le péché et l'autre sur le feu de Sodome et Gomorrhe, le désir dans la tête et la peur au ventre. Morrison est un fils du paganisme, au travers de ses poèmes l'on sent la pulsation de l'animisme primordial, le culte du Serpent originel, son sang noir charrie les cultes orphiques de convocation des esprits et les rituels ophites du vaudou. Présente Dylan comme l'héritier du Harrar, appellation qui correspondrait me semble-t-il davantage à Morrison duquel les écrits entrent beaucoup plus en résonance avec la sauvagerie native et retrouvée des Illuminations de Rimbaud.
    Ceci mis à part, il est temps de louer la méthode de Jean-Michel Varenne. Se livre à chaque fois à une explication de texte qui déborde dans les marges de la biographie sans jamais remettre en question la centralité de l'œuvre. Le texte est là, sans cesse, d'abord dans sa traduction française, immédiatement suivi de l'original – parfait pour améliorer votre anglais – mais enchâssé dans le décryptage entrepris par Jean-Michel Varenne qui resitue et restitue le contexte existentiel qui a généré son écriture. Lecture des plus éclairantes, des plus pertinentes, au milieu des années soixante-dix, ces textes n'étaient généralement accessibles qu'en songbooks pirates, les lire n'était guère facile, l'on se trouvait souvent confronté à une débauche d'images hétéroclites dont la logique qui avait présidé à leur entremêlement s'avérait inatteignable. Nous les jugions gratuites, filles d'un surréalisme éculé, et les plus sévères n'hésitaient pas à parler de facilité d'écriture relâchée, une espèce de sous-littérature largement surévaluée.

    z1507freewheeling.jpg


    Donc Dylan dont Jean-Michel Varenne suit le parcours d'album en album. Le prophète de la Nouvelle Gauche américaine, contestation radicale du Système et donneur de leçons de morale. Ecoutez la parole du Grand Folkleux ! Lui faudra du temps pour percevoir l'aspect désagréable de cette bonne conscience. De tout repos et dispensatrice de beaux cadeaux. La célébrité, l'argent, le star system chérit ses bénéficiaires. Devient l'aboyeur appointé du Système, celui qui vous avertit à la porte d'entrée. Pousse des grognements terribles mais peu efficaces, l'est solidement arrimé au cou par une chaîne d'or. De surcroît beaucoup le flattent et lui glissent un sucre entre les dents. L'est enserré dans un anneau étrangleur de contradictions, s'en délivrera à coups d'électricités et de drogues. La liberté chèrement acquise le coupe du monde, s'enfonce en lui-même dans le carnaval qui tourne dans sa tête. L'a des visions. L'aurait pu finir comme un Saint, mais cette ascèse est trop difficile, endossera le rôle du repenti, désormais il portera sans fin la croix de la culpabilisation. Parfois il la dépose dans un coin et nous fait le coup du red neck born again, une vie simple et honnête, la femme aimée et les enfants qui jouent dans le jardin, mais il reprend vite son fardeau, car celui qui faute connaît d'abord les joies de la damnation... Nous avons un avantage sur le bouquin, nous connaissons une grande partie de la suite de l'histoire, se finit en queue de poisson, point christique, simplement cynique. Revenu de tout et de lui-même, Dylan cultive son jardin, n'aime guère que l'on vienne enquêter sur ses plate-bandes. Nous laisse en paix. Se contente de faire régulièrement la tournée des guichets.

    JIMI HENDRIX

    z1508hendrix.jpg


    Entre Dylan et Morrison, Varenne intercale Jimi. Bien joué. Les deux autres ont beau s'agiter, restent avant tout des intellos. Hendrix est l'homme de la pratique. Issu d'un croisement de sang rouge et noir – les deux couleurs fondamentales de l'alchimie – le résultat en a été un bleu sombre, vient des bas-fonds, de ceux qui triment ou chôment dans l'anonymat. Pas question de la leur mettre. Les promesses savent qu'elles s'équivalent au zéro. Veulent du concret. Le rock n'est pas une musique. Certains écrivent de la poésie. D'autres la vivent. Le rock sera une expérience. Un voyage de l'autre côté. Apprendre à percevoir ce qui n'est pas directement accessible. En concomitance avec son époque. Les buvard bleus, les trips qui vous mènent hors de la triste réalité quotidienne. Une démarche cousine de celle des Doors. Au début, c'est magnifique. Aussi beau que le déchaînement des rubans multicolores de la fin d'Odyssée de l'Espace. Mais les chatoyances colorées se révèlent être un feu qui n'éclaire plus. Qui brûle. Dans Electric Ladyland Hendrix recherche le secours de l'eau, l'électricité déguisée en Dame du Lac, pour éteindre les irrémédiables brûlures des drogues qui vous embrument et du sexe qui s'attiédit. Maintenant qu'il a subi toutes les épreuves auto-rituelles qu'il s'est imposées les distances se sont abolies, il n'a jamais été aussi loin et aussi près du passage. Qui peut dire ce qu'il a trouvé. Jean-Michel Varenne nous apprend que les mots d'Hendrix sont aussi importants que ses notes. Une découverte. Ecoutez ce que le vent crie et pleure.

    BEATLES

    z1509beatles.jpg


    Trop gentillets à mon goût. Varenne s'intéresse avant tout au Sergent Poivre. Ce n'est pas chez moi qu'il recevra le grade de général cinq étoiles. Quant à leur poésie... les Déroulède du psychédélisme. Les trompettes de la renommée qu'ils ont embouchée, je les soupçonne de n'être que de vulgaires tubas asthmatiques. Ou alors d'un hélicon qui se prend pour un hélicoptère. Une fanfare hétéroclite. Beaucoup de bruit pour rien. Jean-Michel Varenne – qui les aime beaucoup – cueillent les fab four à la fin de Revolver. Le disque annonciateur des grands bazars hétéroclites de la modernité musicale. L'on rassemble tout ce qui existe, la musique classique, les gammes orientales, le poivre du rock, le travail stockhauseneriste du studio, l'on touille, et l'on sert chaud. Une fuite en avant. Les Beatles ne gèrent plus leur célébrité. Sont portés par la vague, mais ils ne contrôlent plus rien. Ce n'est pas leur canot de sauvetage pneumatique qui prend l'eau, c'est leur tête. Drogues douces et drogues dures. Au milieu du sandwich une tranche de mortadelle spirituelle. Pas excellent. Finiront par recracher les morceaux. L'équipage se révolte contre lui-même. Pourraient faire sauter la soute à munitions pour finir en beauté. Mais non, pas si fous. Trop sages. Sauve-qui-peut général mais pas de panique. Tout le monde descend au prochain port.

    ROLLING STONES

    z1510stones.jpg


    Une autre dimension. Les dandies du mal. Les dignes héritiers d'Oscar Wilde, de Lord Byron, de Thomas de Quincey. Et des nègres. Que voulez-vous rien n'est plus explosif que la poudre noire. Car oui, non contents de se vautrer dans le stupre et la drogue, ils sont les adeptes de la musique noire, le blues. La musique honteuse. Font tout pour se faire mal voir : sales et habillés comme des clodos. La police les guette et le gouvernement les enverrait avec plaisir en prison. Ce n'est pas qu'ils aiment, c'est qu'ils vous haïssent. Se sentent supérieurs, et très vite ils vous méprisent. Et de là, ils se foutent de vous, vous utilisent, vous exploitent, vous rendent soupe de chèvre, vous manipulent sans regret. A chacun sa ration. Super-vitaminée dans les deux cas. Et pour les fans et pour les ennemis. Se foutent de votre gueule et pactisent avec vous. Crachent sur la gentry et rejoignent la Jet-set ! Un parcours diabolique ! Un œil sur Lucifer et l'autre sur le portefeuille. Après Altamont, à l'heure cruciale, ils choisiront le côté du cœur. Jean-Michel Varenne ne les porte pas aux nues. Mais quoiqu'ils fassent ils restent le soleil noir du rock'n'roll.

    JIM MORRISON

    z1511doors.jpg


    Nous le présente comme un solitaire. Un ovni égaré échoué sur la planète du rock'n'roll. Qui repartira dégoûté de cette race humaine dégénérée vers d'autres cieux. Qui ne se révélèrent guère plus cléments. Le vaisseau s'écrasera lamentablement. Mais peut-être était-ce la seule manière non pas d'ouvrir la porte sur une autre dimension, mais de la refermer définitivement sur celle-ci. N'a pas eu le public qu'il méritait. Ou plus exactement le plus en âge de flairer la bête et le moins apte à le sentir. Des petites filles, des adolescentes pas du tout attardées, plutôt en avance, dégagées de l'enfance sans avoir encore atteint leur maturité intellectuelle. Morrison a fait avec. Saurien qui prêche dans le désert. Qui tue le père afin de les libérer du carcan de la déglingue civilisatrice. N'appelle pas au retour du bon sauvage rousseauiste, mais met en scène une dramaturgie de la cruauté innocente à la Antonin Artaud. Jim Morrison traverse le rock en passant considérable. Vient d'ailleurs mais ne sait pas exactement où il va. Expérience hendrixienne. Par excellence. Observation de la chute d'un corps équivalente à celle de la chute d'un astre. Parabole. Sinuosités étincelantes du serpent. Ondulations maléfiques des reptiles. Peut tout faire. Mais n'accomplira rien. Pas un exemple. Une trajectoire. Souvent je pense que son existence provient des atomes subtils d'un rêve de Nietzsche qui se serait condensé et coagulé dans la matière de notre monde. Certains nommeront cela un cauchemar ambulant. Gardez-vous d'y tirer dessus. Les balles ricochent sur sa carapace. Vous pourriez vous blesser. La bête morte tue encore. Normal, c'est un poëte.

    LOU REED

    z1512loureed.jpg


    Lou Reed sort de la dernière exit - est-ce excitant ! - from Brooklin, ne s'est pas sorti tout seul du chapeau du magicien, du chaudron maléfiques des pommes pourries du paradis, un bonimenteur l'en a tiré – vous tire aussi votre portrait et votre argent – s'appelle Andy Warhol le pape du pop art, une variation new yorkaise du Colonel Parker, mais le décor du cirque rentre dans le couvre-chef et touille Loulou, le gentil petit lapin en gibelotte fricassée aux fines herbes. Fausse recette. A la poudre qui n'est pas de perlimpinpin. C'est elle l'héroïne de la comédie inhumaine qui va suivre. Défilé des spectres, cherchent leur dose, maxidose dans les veines, et myxomatose généralisée des comportements. N'y a pas que les yeux qui sont rouges de sang sur les trottoirs de New York. Entrez dan le souterrain de velours et admirez les portraits de cire fondante et vivante. La collection des dépravés. Le sexe comme ultime alimentation. Il suffit de réaliser ses propres fantasmes pour ne pas être plus heureux. Ou plus malheureux. Ce qui peut-être considéré comme un mieux quand on y pense. Lou Reed, l'autre côté des décors du rock'n'roll. Circulez, il y a tout à voir. Prodigieusement ennuyant. Répétitif et traînant en longueur. Le vice monotone.

    TROIS GROUPES ANGLAIS

    z1513who.jpg


    Une introduction qui manifestement a lu le chapitre du Rock Anglais d'Alain Dister ( voir KR'TNT ! 321 du 23 / 03 / 2017 ) – la littérature rock use aussi de l'esthétique du recyclage chère à sa musique – la poésie tipically british. Par ordre d'entrée en scène : Les WHO. Assez bien vu, la ligne de partage des eaux, la furia et la finesse. Live at Leeds, le bruit et la fureur et Tommy, l'intellect rock en action qui demande davantage d'harmonie. D'un côté la révolte adolescence sous forme de tornade, et de l'autre une réflexion sur la société anglaise. Des voyous philosophes d'un genre nouveau. Tombent dans toutes les chausse-trappes de la pensée pompière mais avec un volontarisme et une fougue qui emporte l'adhésion. En deux les Kinks mais un degré en dessous. Du rock sauvage en leurs débuts mais très vite nostalgie et tendresse désabusée sur l'avenir sans futur qui s'annonce sur les petites gens, prolétaires du pays vous allez en prendre plein la gueule. Procol Harum, s'éloignent de la réalité, construisent un monde intérieur merveilleux de chevaliers et licornes hors du temps.

    ACID-TEST

    z1514acidtest.jpg


    Si les anglais semblent s'enfermer dans les fastes d'un passé mythique, l'Amérique ouvre les portes d'un futur prometteur. Hélas, elles seront vite refermées. Un moment capital de l'histoire du rock. Pour faire une équivalence nous dirons que ce qui se passe durant quelques mois à San Francisco et puis à Londres, n'est pas s'en rappeler l'expérience de collectivisation des terres en Aragon durant la guerre d'Espagne. L'apparition des Diggers qui reprend les théories de Kropotkine sur l'économie du tas basée non plus sur l'offre et la demande mais sur le besoin individuel et l'apport au collectif nous montre que notre comparaison n'est pas sans fondement. Varenne ne remonte pas si loin. S'arrête au mouvement beat, cette espèce de coupure épistémologique poétique et littéraire, ce moment où la poésie sort des livres et des bibliothèques pour prendre la route. Une tradition américaine dont Walt Whitman et Jack London sont les promoteurs. En France, Albert Glatigny et Arthur Rimbaud en sont les précurseurs.
    Les beatniks étaient des marginaux, des intellectuels coupés des masses. Des délinquants intellectuels d'un genre nouveau que la société regarde d'un mauvais oeil mais trop peu nombreux pour l'inquiéter sérieusement. Une deuxième génération instantanée, on l'appellera la génération hip, apparaît sur les campus universitaires. Ces nouvelles troupes n'ont pas été séduites par un quelconque éblouissement poétique au cours de leurs études. C'est l'Etat qui met le feu aux poudres en permettant en toute légalité l'expérimentation de l'acide lysergique. Remue-ménage dans les méninges. D'autres perspectives s'offrent à vous. Il existe d'autres urgences que le travail et la reproduction familiale des générations. Faut se tirer de ces carcans. Le mot d'ordre est simple, lâchez prise, drop out généralisé.

    z1515acidtest2.jpg


    La Chine était en train de vivre sa révolution culturelle. La Californie aussi, mais très différente. Le rock en est l'étendard. Mais on ne vit pas que d'amour et d'eau fraîche. Toute société repose sur un couple économique de base. Production et distribution des richesses. Pour la répartition le mode de partage sera des plus simples : partage et entraide. Concerts gratuits et comme l'on ne partage que ce que l'on a, ce sera le partage – très christique – des corps et l'amour libre. Les modalités industrielles seront artistiques : dessins, musiques, affiches, light-shows, concerts, sagesses orientales et écologiques, créativité tous azimuts... L'on ne sait comment cela se serait terminé, le mythe des Communautés en était à ses prolégomènes expérimentaux... Lorsque les medias tuèrent la poule aux oeufs d'or avant qu'elle n'arrive en âge de pondre. De magnifiques articles décrivirent cet ordre nouveau en train de s'installer en Californie. Promettez la bouffe gratuite et la baise ouverte à une classe de troisième et vous allez voir comment vos élèves vont prendre des notes et faire leurs devoirs all the night long... des milliers d'adolescents se ruèrent sur la Californie. Déchantèrent vite, mais c'était trop tard.
    Cette armée d'idéalistes emmena dans ses bagages des requins aux dents particulièrement longues armés d'une arme irrésistible : la loi du profit. Musicalement les effets de cette logique pécuniaire se firent vite sentir : fini les love-parade-musicales-gratuites, le festival pop de Monterey sera payant. Les groupes signeront des contrats et seront soumis à des impératifs commerciaux. Les hips cèdent la place aux hippies, un mouvement contrôlé par l'industrie du disque et de l'entertainment. Les deux groupes phares du son calfornien subiront de plein fouet ce remaniement structurel. Le Gratefull Dead résistera du mieux qu'il put, l'avait pour lui le soutien originel de cette communauté d'une centaine de personnes dont il était le noyau constructeur et l'émanation idéologique. Mais les jams interminables sous acide ne correspondaient guère au format des trente-trois tours, fallut s'adapter et arrondir les angles, en 1976 le Dead à bout de force arrêta les frais... Le Jefferson Airplane suivit un autre chemin, celui de la compromission acceptée. La musique plana de moins en moins haut. Les délires aux pays des merveilles d'Alice sous acide laissèrent la place à une idéologie gauchiste va-t-en guère, il ne s'agissait plus d'expérimenter une utopie sociale mais de suivre le goût des générations montantes déçues par les promesses hippies non-tenues qui recherchaient un affrontement beaucoup plus direct avec le système.
    En ésotériste convaincu, Jean-Michel n'aime guère les soubresauts révolutionnaires. La révolution est avant tout intérieure. Partisan des évolutions lentes. Ce n'est pas un hasard s'il passe sous silence dans le reste de son livre MC 5, Stooges, Steppenwolf, Black Panthers et oppositions à la guerre du Vietnam.

    RETOUR AUX POETES

    z1516moondvan.jpg


    Deux âmes torturées. Neil Young et Van Morrison. Cheminements bien analysés mais la bifurcation envisagée n'offre guère de grands espaces à dévorer. Les dépressions de nos deux troubadours électriques ne seraient-elles pas des impasses ? Tout le monde n'est pas Gérard de Nerval. Nos chevaliers de l'apocalypse intérieure ont tout de même une propension régulière à chausser les pantoufles du retrait sécuritaire lorsque les eaux de l'Achéron s'avère par trop tumultueuses...

    RETOUR AU ROCK'N'ROLL


    Entre deux extrêmes, le futur et le passé. The Band, l'ancien groupe de Ronnie Hawkins et le nouveau de Dylan. La dureté du rock et le regard socio-critique du folk. Un monde dur désespéré. Portraits d'individus qui vont jusqu'au bout d'eux-mêmes. Pas bien loin quand on y réfléchit. Cette partie a choisi de mettre l'optimisme novateur en tête de gondole. Les Byrds, la représentation mythiques des grands espaces, intérieurs, géographiques, interstellaires, le tout violemment éclairé à l'électricité. Lumière crue qui accentue surtout les défauts.
    Mieux vaut en rire qu'en pleurer. Zappa ne respecte ni rien ni personne. Regard scrutateur et acerbe. Le rock'n'roll n'échappe pas à la découpe. Le constat est amer. Beaucoup de fric et peu d'imagination. Jeunesse manipulée sans vergogne. Le rock n'est qu'un produit parmi tant d'autres de la société de consommation. Peut-être un peu plus pernicieux car il s'habille encore dans les habits de la rébellion. Attention, c'est cette même toile qui sert à la confection standardisée des linceuls.

    z1517littlesixten.jpg


    Quand la mort est si proche, il est urgent de s'en éloigner à toute vitesse et de sauter à pieds joints dans les terres d'origine. Chuck Berry, sa musique oui, mais surtout son amour des grosses voitures et des petites filles. Little queenies, les lieux originels de l'émergence du désir du rock'n'roll. Indépassables. Insurpassables. Eternelle jeunesse.

    DERNIERES POIGNEES DE CENDRES

    z1518nico.jpg


    Les idoles oubliées sur le bord du chemin, les rescapés de l'aventure, Syd Barret, John Cale, Nico, qui n'ont même plus envie de raccrocher les wagons. Vivent en autarcie dans les chapelles écroulées, et les cryptes oubliées du tsunami rock'n'roll.
    Et puis les nouveaux venus qui ne sont que les derniers arrivés. David Bowie le plus doué, Bryan Ferry davantage factice. Essaient de recoller les morceaux du joujou rock'n'roll brisé. Font ce qu'ils peuvent. Des faiseurs. Qui recyclent la marchandise périmée. Proviennent d'Europe, la seconde patrie du rock'n'roll, rongée par un insurmontable complexe d'infériorité. La bête n'est pas née chez eux. Ne se résignent pas à l'inscrire sur la liste des espèces disparues. Essaient de créer des clones.

    THE END


    Le livre se termine comme les Fleurs du Mal. Mais en plus désespéré. Le vieux monde n'a plus rien à offrir, n'espère plus à trouver du Nouveau. Marchandise définitivement avariée. Jean-Michel Varenne n'y croit plus. Le livre se termine avant la renaissance punk et sur la plus haute tour de la désillusion Soeur Anne ne voit rien venir à l'horizon. Alors comme cadeau, Varenne nous refile une courte anthologie de textes traduits en extenso. Mais étrangement, nous semblent sonner faux, nous les préférions lorsqu'il ne nous les dispensait fragmentés, sous forme de citations lacunaires, enchâssés dans ses présentations. Et ce sera notre dernier compliment, ils affectent alors un aspect mille fois plus rock'n'roll.


    Damie Chad.