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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 125

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 29

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 029 / Decembre 2016

     

    ECLATS DE GRECE

     

    LES ORIENTALES.

    VICTOR HUGO.

    Livre de Poche N° 1969.

     

    Nous avons toujours eu une secrète attirance pour ce recueil de Victor Hugo. Il s’agit d’un livre clef de la lyrique française. Il marque avant tout une rupture avec la Grèce d’André Chénier. Le romantisme déploie ses ailes. A l’Antiquité exhumatoire encore figée dans son classicisme du dix-huitième siècle, qui culmine avec les ébauches chénéennes, Victor Hugo rajoute l’épaisseur des siècles qui ont suivi.

    L’attrait du Moyen-Âge fut une étape obligée des premiers cercles romantiques de la Muse Française. Comment se revendiquer de la monarchie sans se retourner vers ces hautes époques de foi naïve et imperturbable qui virent le Royaume de France s’édifier province après province. A rebours de la Révolution Française vieillissants nostalgiques et jeunes idéalistes ne s’attardèrent point dans les déliquescences théoriques du concept de la royauté absolue qui s’épanouit en queue de poisson dans les idéologies pré-révolutionnaire des époques voltairiennes.

    L’Angleterre avec ses flamboyants romans gothiques avait en quelque sorte donné le la. Mais il fallut bien en revenir aux souvenirs encombrants de ces époques nues. Cet impeccable sein antique que l’on ne pouvait pas voir attirait tout de même le regard. L’on ne s’affranchirait pas aussi facilement qu’on l’ignorait de la Pléiade.

    La Grèce se rappela d’elle-même au bon souvenir de ses héritiers. Par la petite porte de l’actualité serait-on tenté de dire, puisque au fin-fond de l’Europe les Turc massacraient avec une allègre obstination de pauvres chrétiens qui tentaient d’échapper à leur domination. Sans doute un Byron avait-il des vues moins orthodoxes sur l’essentialité métaphysique de la Grèce mais l’opinion européenne n’était pas au diapason sulfureux de notre Don Juan.

    L’on ne peut pas dire que les royaumes très chrétiens se précipitèrent pour porter secours à la Grèce. Nous ne pouvons nous empêcher d’établir un parallèle avec cette politique de quasi non-intervention de la Communauté européenne lors de la dernière guerre des Balkans…

    Mais en ces temps-là la jeunesse romantique s’émut. Il est à craindre que la lascivité des harems ait davantage fasciné les jeunes esprits que les lointaines et scolaires évocations des marbres de Phidias mais l’on prit fait et cause pour la Grèce. Les artistes s’en mêlèrent. Leurs cœurs battaient à l’unisson du public.

    Souvenons-nous des toiles de Delacroix et remarquons qu’à part les tout premiers poèmes du recueil que l’on pourrait qualifier de politiques, très vite Hugo en vint à davantage s’intéresser à la troublante tristesse des captives et dans un glissement progressif vers le plaisir à la splendide et cruelle indolence des sultanes de préférence aux combats de libération de la terre sacrée…

    Dans sa préface à la première édition Victor Hugo n’y va pas par les quatre vents de l’esprit : « Au siècle de Louis XIV l’on était helléniste, maintenant on est orientaliste ». Au cas où l’on n’aurait pas compris il explicite à la page suivante : « jusqu’ici on a beaucoup trop vu l’époque moderne dans le siècle de Louis XIV, et l’antiquité dans Rome et la Grèce : ne verrait-on pas de plus haut et de plus loin, on étendrait l’ère moderne dans le moyen-âge et l’antiquité dans l’Orient ?

    Par un juste et ironique retour des circonstances à s’objectiver dans l’absolu de la nécessité évènementielle, Les Orientales, à la génération suivante inspireront cette recherche perfective de beauté formelle, cette eidétique grecque, qui fut aux sources hippocréniques du Parnasse.

    Nous n’avons pas le temps en cette chronique de remémorer l’engendrement généalogique des Orientales mais elles furent à titre divers et parfois contradictoires génitrices du renouveau du sentiment de grécité dans les lettres françaises, de la Revue Fantaisiste à l’école romane, elles irradièrent un des courants fondamentaux de notre littérature.

    Outre leur réussite formelle et leur plasticité incomparable Les Orientales nous séduisent surtout par le projet poésélitique que le Poëte définit en son avant-dire. Il ressemble tant au nôtre que nous nous devons de nous y arrêter.

    Il n’est pas facile d’établir un lien logogique entre les idylles et les bucoliques de Chénier et l’engagement du poëte dans la défense du roi. L’irruption de la Révolution a forcé Chénier à brûler les étapes. Hugo survenu en une époque moins brutale disposera de beaucoup plus de temps que son prédécesseur. Entre l’urgence des Iambes et Les Châtiments, il existe un abîme.

    Les modernes se gargarisent du terme de poésie engagée comme si au dix-neuvième siècle certains poëtes ne furent pas davantage au feu de l’action que bien des idéologues du vingtième.

    Les Orientales orientèrent avant tout, beaucoup plus le lyrisme de leur siècle que la politique européenne de ces mêmes temporalités. Elles sont le premier recueil métapolitique de la lyrique française. Par-delà les évènements elles participèrent si bien à la modification des consciences que par rebond dialectique, elles viennent encore aujourd’hui plaider en faveur d’une Grèce plus grande, non amputée de ses terres originelles sur laquelle nous bâtissons notre Retour.

     

    André Murcie.

     

    L’ARCHIPEL EN FEU.

    JULES VERNE.

    256 p. Editions KHOSEIS / HATIER. 1994.

     

    Un des voyages extraordinaires les moins connus de Jules Verne publié en 1884. Le seul à en avoir réellement parlé est Jacques Laccarière dans son Dictionnaire Amoureux de la Grèce.

    Je dis réellement car les notes de Guy Riegert en fin de volume sont assez éloquentes sur l’assourdissant silence qui accompagna la réédition du livre. Nous avons toujours eu l’intuition que les approches génésiques, intertextuelles et formelles de la littérature développée depuis les années soixante-dix ne participent pas comme l’on pourrait s’y attendre d’une certaine radicalité critique énamourée d’elle-même mais bien d’un projet d’étouffement et d’asphyxie de la littérature en tant que problématique de l’intelligence. Ainsi Guy Riegert parvient à écrire plus de vingt-cinq pages sur L’Archipel en Feu sans que le seul sujet du livre, la guerre d’indépendance de la Grèce, soit abordé ne serait-ce que par l’un de ses aspects les plus mineurs.

    Qui a lu Vingt mille lieues sous les mers n’aura pas oublié la fabuleuse promenade d’Aronax et de ses compagnons dans les ruines de lAtlandide engloutie ni les centaines de kilos d’or récupérés dans les épaves des galions espagnols que le Capitaine Némo livre aux partisans de la Crète insurgée. Tout ce qui touchait de près ou de loin à la Grèce intéressait Jules Verne ! Il est à craindre que de nos jours ce soutien actif et romancé à une lutte armée de libération populaire ne soit assimilé à du terrorisme.

    Les Grecs ne s’y trompèrent pas qui le publièrent en feuilletons quotidiens dès le mois de juillet 1884 et qui ont imprimé, plus d’un siècle plus tard, toujours à Athènes, la présente édition…

    Pour la petite histoire nous noterons que l’ouvrage n’est guère manichéen : le rôle du méchant traître est assumé par un Grec. Une espèce d’amateur pirate qui vend son intérêt au plus offrant… Certes Jules Verne ne rate jamais une occasion de rappeler la moindre exaction ottomane toujours plus atroce que les précédentes, mais les crimes imputables aux grecs sont eux aussi dénoncés sans réserve.

    Il faut reconnaître que c’est l’un des rares livres de notre littérature d’imagination dans lequel on peut suivre les différentes phases de cette guerre d’indépendance. L’action en est resserrée sur quelques mois, d’octobre 1827 à septembre 1828, mais le rappel du passé des différents personnages permet à l’auteur de dresser un panorama des plus précis des principales batailles et péripéties qui émaillèrent cette longue libération. Le double jeu des puissances étrangères, France, Angleterre, Russie, est particulièrement bien démontré. Le lien est aussi établi avec la guerre d’Indépendance des USA. Par contre pas un seul mot sur la Révolution française. Chacun surmonte ses contradictions comme il peut !

    Le centenaire Jules Verne qui vient de s’achever a suscité bien des attroupements autour de la statue du grand homme que les nouvelles générations ne lisent plus. Pour le peu que nous en ayons suivi, malgré les numéros spéciaux de plusieurs magazines d’information de premier plan, malgré un effort non négligeable de l’édition qui sut profiter de l’occasion pour publier textes rares et inédits, il ne s’est pas trouvé un vernophile averti pour nous dresser le portrait d’un Jules Verne métapolitique, qui se serait servi de ses romans pour modifier les consciences et influer sur le cours des évènements.

    Nous affirmons que le choix de la guerre d’indépendance de la Grèce ne fut pas pour Jules Verne un prétexte aléatoire, une toile de fond historique destinée à donner à ses personnages une épaisseur de vraisemblance romanesque. Et si tout est bien qui finit bien – le héros et son héroïne se marient et s’en viennent finir leurs jours que l’on pressent heureux et comblés d’enfants en Grèce - cette happy end n’amoindrit pas pour autant le pessimisme foncier de l’auteur.

    Ni le nôtre. Car nous ne sommes point gent à nous contenter de demi-victoire.

    André Murcie.

     

    CITRONS ACIDES.

    LAWRENCE DURRELL.

    Le Livre de Poche N° 3324. 1972.

    Première édition chez Buchet / Chastel. 1961.

     

    Acides sont les citrons qui se doivent couper en deux ou trois et se partager entre ennemis. Mais ne nous pressons pas de porter à nos lèvres un fruit par trop amer.

    Tout commence si bien ! Nous sommes en 1953 et Lawrence Durrell débarque à Chypre. Quel style ! Quelle patte ! Quel régal ! Et ce n’est qu’une traduction ! Due à Roger Giroux.

    Comme tout écrivain qui essaie de ressembler à l’archétype platonicien du Littérateur, Durrell s’en vient quérir un peu de tranquillité nécessaire à l’éclosion de son œuvre, un travail pas trop contraignant de professeur, et, the last but not the least, une maison !

    L’acquisition de celle-ci est l’occasion de rencontrer les autochtones, marchands turcs, fermiers et villageois grecs. Petites gens locales et anonymes, pochards hauts en couleurs, et cette race impavide de fonctionnaires, anglaise de laquelle Durrell est somme toute un représentant d’élite….

    Tout nouveau, tout beau. Parlant couramment le grec, ouvert, peu protocolaire et pourvu d’un solide sens de l’humour typically british, Durrell se fait accepter sans aucune ombre par l’entière population de son village… Stranger in paradise.

    Quant au vocable ENOSIS peint à satiété sur tous les murs il préfère ne pas le voir. Sûr de sûr, un jour, dans vingt ans Chypre s’arrimera à la Grèce, mais en attendant les Englishes sont ici chez eux…

    Faut dire que depuis la mort de Byron en 1818 à Missolonghi, les rosbeefs jouissent d’une place à part dans le cœur des Grecs. Ainsi Durrell se berce-t-il de douces illusions ! La Grèce elle-même ne doit-elle pas à la Grande-Bretagne d’être tombée du bon côté du rideau de fer lors de la dernière guerre mondiale ?

    Mais les peuples ne sont guère reconnaissants. Même avec une puissance occupante des plus débonnaires. Ne voilà-t-il pas que Grecs et Chypriotes n’ont plus qu’une seule envie : celle de se retrouver chez eux au plus vite. Dans les lycées de l’île la jeunesse s’impatiente… l’E.O.K.A, terroriste ou de libération, selon votre camp choisissez la bonne option et la juste cause, entreprend les premiers attentats… le cycle manifestations, grèves, répressions, condamnations se met en place…

    Dans un monde ou l’Action n’est pas la sœur du Rêve, Lawrence Durrel se voit offrir une place d’attaché de presse diplomatique. Le service de l’intelligence en quelque sorte !

    Durrel déchante très vite. La paye est bonne mais le poste est idéal pour s’apercevoir que la Couronne Britannique a laissé pourrir la situation. Depuis soixante ans l’administration a géré les affaires courantes sans investir une livre sterling dans le pays.

    Après ce constat, allez empêcher les chypriotes de tourner leur espoir vers la mère patrie originelle ! Durrell qui perd sa foi en la mission civilisatrice et régénératrice de l’Angleterre n’insiste pas. Il ne renouvellera pas son mandat et s’éclipsera sans bruit dès que le nouveau gouverneur à la poigne de fer n’aura plus besoin de lui…

    Durrell se tire, mais Londres perdure. L’administration de sa très gracieuse majesté joue sa dernière quinte flush biseautée. Les tommies prendront bien le bateau mais ils laisseront derrière eux une poudrière dont la mèche n’est pas prête à s’éteindre. En sous-main ils ont poussé la minorité turque de l’île à entrer dans le jeu. An nom des populations opprimées l’énosis est repoussée aux calendes grecques… Chypre sera métamorphosée en république impossible. Un demi-siècle après le problème n’est toujours pas réglé. Grèce et Turquie se regardent en chiens de faïence et la communauté internationale s’escrime à entretenir un statut-quo explosif…Pour la petite histoire, remarquons que les anglais ont fomenté une situation similaire en Palestine…

    Citrons acides s’arrêtent en 1954, bien avant les rebondissements des millésimes 59, ou 74 et 2005… Mais son analyse de l’Orient grec n’a perdu ni de son acuité ni de son actualité. Cette compréhension si pertinente sera déclenchée par un journaliste israélien qui lui fait grief de penser la Grèce selon la nostalgie de l’antique Imperium gréco-romanum et non d’après les canons théologaux de l’Empire Byzantin. La Grèce moderne est fille de Byzance et non de Rome. La différence entre les deux capitales est essentielle : Rome est de l’ordre de la politique et Byzance se caractérise par sa croyance en «  l’unité indivisible de l’Eglise et de l’Etat. » L’historiale conjonction islamo-orthodoxale qui s’en suivit n’a pas arrangé les choses.

    Durrell ne cache ni son pessimisme ni ses préférences : « Par-ci, par-là, un esprit lucide comme celui de Julien comprenait que le noyau vital s’était brisée, l’étincelle perdue ». Certes derrière l’agonie de l’Imperium, Laurence Durrell entrevoit l’affaissement progressif et irréversible de l’Empire Britannique. Cette lecture d’un monde qui s’achève ne saurait être la nôtre.

    Là où Durrell ne pressent qu’écroulement et déclin, renoncement et décrépitude, nous discernons les préparatifs d’un nouvel affrontement. L’Histoire se remet en route. Nous vivons la fin d’une longue période de sommeil monothéique. Un cycle nouveau débute. Le noyau initial et originaire de l’Imperium sort d’une longue torpeur. Ce ne sont encore que frémissements et frissons d’aube future. Turquie, Irak, Afghanistan, il suffit de prêter une oreille aux rumeurs du monde pour entendre les convulsions qui embrasent l’espace conquis par Alexandre le Grand. La donne a changé. Mais les enjeux sont toujours les mêmes.

    André Murcie. ( 2005 )

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LETTRES ET MAXIMES.

    EPICURE.

    Lettre à Ménécée sur le bonheur.

    Lettre à Hérodote. Lettre à Pytoclès.

    Traduction de JEAN SALEM et OCTAVE HAMELIN.

    Maximes. Traduction de l'abbé CHARLES BATTEUX.

    LIBRIO N° 363. 88 pp. Avril 2000.

     

    Ça ne doit pas peser bien lourd au poids du papier, tellement ils ont grossi les caractères ! Que la substantifique moelle d'un penseur les plus importants de l'humanité, peut-être conviendrait-il mieux de dire de l'humanitas, puisse contenir en si peu d'espace, laisse rêveur.

    Première impression de lecture : l'inhistoricité de ces écrits. En le sens où Epicure se préoccupe de l'individu et non de l'animal humain collectif. Certes ce n'est pas en soi une nouveauté : la leçon de la philosophie est d'une clarté absolue : chacun se doit de faire des efforts afin d'atteindre la sagesse et ressembler du mieux possible à ce parangon mythique de vertus que fut Socrate. Même les sophistes que la postérité a relégués à n'être plus que des présocratiques ( et notons qu'ils furent plus loin que pré- ) se sont souciés de la Cité. D'une manière moins idéale que Platon, mais ô combien pragmatique. Gorgias n'hésitant pas à rédiger – à moins qu'il ne l'improvisât, la défense de Léontium d'une main, pendant que de l'autre il écrivait le Traité du Non-Être dans lequel il assurait que rien ne saurait être communiqué.

    Epicure ne s'adresse pas au citoyen, ou alors pour lui proposer de n'envisager les règlements institués par la communauté que sous leur seuls aspects utilitaires. Pas question de mourir pour la loi, plus prudent de profiter des protections ou des possibilités que par chance elle vous accorderait et surtout se mettre à l'abri de ses éventuelles et dommageables prérogatives en essayant de se faire oublier !

    L'épicurisme est en quelque chose une philosophie de la clandestinité. Pour être heureux, vivons cachés. Il ne s'agit pas de créer des zones libres de résistance auto-proclamées qui finissent de par leur intransigeance militante par attirer les suspicieux regards de l'autorité. Au contraire, tout se passe en privé. Entre quatre murs, chez soi, en un petit phalanstère d'amis sûrs et dévoués. L'on ne se confronte pas à l'ennemi extérieur. L'on se contente d'exorciser ses paniques intérieures.

    L'épicurien essaie de vivre dans l'autarcie des désirs raisonnables. La doxographie attribue à Epicure jusqu'à cinq cents ouvrages. Perdus corps et biens dans le naufrage de l'antiquité. Osons le dire, c'est peut-être tant mieux. Pas pour nous, mais pour la postérité de leur auteur. Entre nous soit dit, comment faire confiance aux préceptes ataraxiques d'un maître qui ait besoin d'une telle somme de travail pour vous aider à faire preuve d'un calme olympien !

    Nous aimerions avoir en notre dispositions de plus amples développements de la Physique d'Epicure. La sereine modernité de ses explications toute rationnelle des différents phénomènes naturels, nous émeut d'autant plus fort lorsque l'on pense, vingt-trois siècles après, au retour en force des doctrines créationnistes aux Etats-Unis d'aujourd'hui. Quelle régression spirituelle ! Mais à la réflexion, il nous semble deviner chez Epicure un manque de désinvolture athéïque. L'on dirait qu'il est tout le temps mobilisé contre l'envahissante présence des Dieux. Sa pensée les retient, les empêche de prendre pied sur les murailles de ses raisonnements mais ne parvient pas à les rejeter si loin de ses remparts qu'ils ne subsisteraient plus que comme d'anciennes légendes folkloriques d'un autre temps que l'on évoque, un sourire railleur aux lèvres.

    Epicure conjure les Dieux, il ne les raye pas d'un coup de coup de calame majestueux. Il cherche à vous rassurer, comme ces enfants que l'on console parce qu'ils ont cru un peu trop fort à l'histoire du petit Chaperon Rouge et à qui l'on est obligé de mentir en expliquant que les vilains loups ne sont pas aussi méchants que cela.

    L'on nous objectera qu'en tant que matérialiste Epicure ne peut qu'envisager des Dieux soumis à l'incessant ballet agré / et / désagrégatif atomique. Il ne ne crie pas aux quatre coins de l'horizon que les Dieux n'existent pas, mais ils susurrent pour ceux qui veulent l'entendre en toute logique qu'ils sont mortels. L'on nous renverra même à nos chères études en décrétant que les Dieux épicuriens font de fait référence à des pratiques cultuelles historiales.

    Les Dieux sont issus de notre cerveau, ils sont les produits de notre imagination. Phantasmes séculaires dont nous devons nous déprendre au plus vite. C'est justement parce que la négation des Dieux nous paraît une irrémissible erreur métaphysique que nous nous insurgeons. Le christ n'est pas autre chose qu'un dieu mortel. Plus stoïcien qu'épicurien, nous le concédons ! Mais le personnage christique n'a rien à voir avec l'annonce nietzschéenne de la mort de dieu. Celle-ci étant à comprendre comme la condition sine qua non de l'Eternel Retour. Etant entendu que ce qui revient, ne saurait être décliné selon la sempiternelle variation atomique de l'univers se recomposant sensiblement de la même manière à chaque instant.

    Ce sont bien les Dieux qui reviennent, et avec eux cette plus lourde pensée que les chaînes de l'amor fati peuvent être brisées. La programmatique instinctive épicurienne dénie ce surpassement. Le jeu reste essentiellement combinatoire. La doctrine du Jardin s'éloigne des Dieux, de façon faussement ostensible, juste le temps de satisfaire les adeptes les plus tempêtueux. Mais ce dédain s'assimile à une fuite. Epicure les congédie mais refuse de les combattre.

    Il serait bienséant d'écrire que ne point disserter sur un tel sujet équivaut à en nier l'existence. Mais la leçon de l'épicurisme nous la résumerions en une seule sentence : «  Refuse l'hybris ! » qui n'est autre qu'une version plus explicite de la devise delphique. Ce « Connais-toi toi-même ! » dont Socrate fit ses choux gras. Epicure rapetisse le monde grec. L'individu est élevé au rang de l'omphalos nombriliste.

    «  Tu vivras comme un dieu parmi les hommes » est une des dernières phrases de la Lettre à Ménécée sur le bonheur, comme un dieu oui, mais un dieu ignoré. Un dieu qui se suffit à lui-même, bien dans la lignée des épicuriennes définitions du divin. Tout le monde ne peut pas être Empédocle ou Alexandre le Grand, mais enfin, il y a des limites qu'il faut se dépêcher de franchir si l'on ne ne veut pas finir en capilotade.

    Il ne s'agit pas d'être comme un dieu, sicut deis comme le recommande la Bible, mais d'être un dieu. L'imitation ne vaut jamais l'original ! Excusez l'anachronisme, mais il m'a toujours semblé que si sympathique que puisse paraître sa philosophie, Epicure n'a jamais atteint la rock'n'roll attitude !

    ( 2010 / in L'Epicerie d'Epicure )

     

    EPICURE

    ET LES PHILOSOPHES DU BONHEUR.

    JEAN MONTENOT. ALAIN RUBENS.

    In LIRE N° 390. Novembre 2010.

    Deux noms, mais c'est Jean Montenot qui s'est tapé tout le boulot, présentation, articles de fond, bibliographies, et mêmes petits encarts colorés et anecdotiques pour reposer le lecteur. S'est quand même fait aider par Epicure en personne qui lui a refilé les quatre pleines pages de sa fameuse Lettre à Ménécée.

    Quant au sieur Alain Rubens, il ne faut pas s'étonner si en période de troubles révolutionnaires certains y passent plus vite que d'autres. Arriver à placer un couplet sur cette rombière de Martine Aubry dans un dossier sur Epicure, il faut vraiment être stupidement bête pour y réussir. Il y a vraiment des tranchants de guillotine qui se perdent. Des coups de pied au cul aussi, mais que voulez-vous depuis Carl Perkins, un grand catlosophe du Tennessee, nous détestons salir nos chaussures de daim bleu.

    C'est encore un truc américain, d'américaine plutôt – décidément Alain Rubens et notre noble majesté ne devons point partager les mêmes amerloques références, bref c'est une de ses femelles démocrates et incidemment psychologue, une certaine Caroll Gilligan, qui a pondu la théorie du care, en totale opposition avec Elvis, baby, I just don't care. Entre nous soit dit entre la philosophie d'Epicure et la care attitude la distance est aussi grande que celle qui sépare la compréhension de la mécanique quantique ondulatoire de l'apprentissage de la table de multiplication par deux.

    Les esprits grincheux vont encore dire que je m'égare alors que je n'ai jamais été aussi près d'épouser les rails de la voie tracée par la pensée d'Epicure. Je suis même au coeur béant de l'aiguillage divergent de la pensée épicurienne. Car ( sans e final ) il n'est pas de hasard. Dans la vie, peut-être. Mais dans la pensée, jamais.

    L'on pourrait passer un peu vite, tourner les pages à toute vitesse et reposer le magazine sur le guéridon sans plus y penser. Après tout Lire est une honnête revue de divulgation qui n'a jamais prétendu penser plus haut que son cul. Si vous n'avez jusqu'à maintenant pas encore entendu parler d'Epicure, ou alors trop vaguement pour qu'il soit davantage qu'une célèbre obscurité, ce dossier vous ouvrira toutes les portes dont vous avez besoin pour vous faire une idée et vous fournira toutes les pistes nécessaires si vous désirez en savoir plus.

    Toutefois un travail sans prétention d'artisan qui prend soin de ne point se confondre avec de la haute voltige artistique, pour peu qu'il sonne et résonne juste, n'en rentre pas moins dans la parturience philosophique. Pour parler comme Heidegger nous dirons que le chemin se met à tourner et à retourner sur lui-même, à peine les premiers pas entrepris. D'une autre façon l'on peut affirmer que toute pensée s'articule incessamment selon les déclivités que nous lui offrons d'emprunter.

    Si Epicure appelle le care, l'on peut certes s'amuser à feindre d'être estomaqué par un tel rapprochement. Jouons les offusqués, puisque les dénigreurs ne sont pas les payeurs nous ne payerons rien. Couvrir d'opprobre et de ridicule le premier inconnu qui passe est un jeu convenu d'autant plus agréable qu'à tous les coups que l'on porte, l'on gagne. Mais il faut connaître l'autre côté des cartes biseautés que nous présentons aux chalands.

    Il suffit d'inverser le raisonnement. Si Epicure appelle l'épicare, l'on peut s'étonner d'un tel rapprochement. Qu' y a-t-il dans la doctrine épicurienne de si fragile qu'elle puisse être mise en relation avec la dernière galéjade des sciences humaines ? L'esclave est autant sa propre honte que celle de son maître qui ne s'élève que sur la petitesse de son ilote. La force qui repose sur le faisceau de faiblesses pour les dominer appuie sa suprématie sur un matelas d'invalidité.

    Par le seul fait que la doctrine du care ait pu être mise en relation transactionnelle avec la pensée épicurienne nous devons en déduire que cette dernière possède une faille dont nous n'avions jusqu'à lors point pris conscience.

    Elle a été pourtant et à plusieurs fois dénoncée. Mais elle apparaît ici dans son terrible manquement à elle-même. Déjà les anciens reprochaient aux disciples d'Epicure leur absence d'implication politique. Epicure refuse le politique. Cette prise de position péremptoire s'explique en grande partie par l'historicité de l'implantation de l'Ecole Epicurienne dans Athènes. La ville lèche ses plaies, elle n'aspire plus qu'au calme et au repos. Après la tempête spartiate et l'ouragan macédonien, la cité de l'olivier se dissimule derrière le moindre rameau de son arbre symbolique pour se faire oublier. N'en jetez plus, pour vivre heureux, vivons caché !

    Le microcosme subit toujours les influences du macrocosme. La pensée Epicurienne qui est celle du repliement intérieur, du choix du petit groupe d'amis, d'une vie vécue si possible en autarcie économique dans son propre jardin, reste tributaire dans sa forme la plus extérieure, dans l'innocence inhérence de son auto-formation même tributaire du monde qui l'entoure.

    Epicure condamne le politique. Deux mille cinq cents ans plus tard il est rattrapé par la citoyenneté positiviste. Lui qui pensait bâtir une citadelle auto-protectrice se retrouve transformé en cheval de Troie. Ses légumes sont victimes du climat général. Sa précieuse niche écologique de survie philosophique est envahi par les frelons des pensées délétères. Il a pu donner illusion un certain laps de temps, mais les temps ont changé.

    Il semble être une forte tête, il exhorte ses contemporains à se détourner des Dieux, mais ses imprécations sont aujourd'hui lettres mortes, le citoyen est devenu indifférent à la présence des Dieux pour la simple et seule bonne raison qu'il ne saurait pas quoi faire de leur existence. Ils ne font pas de politique, ils ne se prévaudront jamais de les égorger. Ils détestent avoir du sang sur les mains.

    Au refus du politique Epicure a joint l'acceptation de la femme. Cela plaît à notre siècle de féminisme exacerbé. Un philosophe non-phallocrate a tout pour séduire. Sa condamnation de fait de toute violence politique chatouille voluptueusement nos idées faibles. Mais il n'est de pire castrateur que notre Epicure, sa sexualité ne dépasse pas une bonne hygiène physique. Le désir du corps féminin ne l'émeut guère. Point trop n'en faut.

    Mais l'eau contenue finit tôt ou tard par trouver la pente par où elle s'écoulera. Les médisants racontent que les compagnes de nos pourceaux retenus s'en donnaient à corps joie. A la communauté platonicienne des femmes de la res publica platonicienne elles substituèrent la communauté des hommes. Juste retour du bâton avec lequel on avait voulu les battre.

    Vingt siècles plus tard l'on assiste en la société dépolitisée de l'Amérique à une intumescence sans fin de ce que tonton Freud un peu surpris nommait l'hystérie féminine. Qui n'est qu'une façon très parcimonieuse mais aussi très redondante de nommer une chose par la nature même de cette chose. De natura rerum, nous écrit en toutes lettres Lucrèce.

    Lorsque l'animal politique perd sa qualité fondatrice il redevient ce qu'il fut, à son stade antérieur, animal. Pourcelle qu'Epicure hors de son jardin rejeta dans la jungle démocratique. Du jardin à l'éden il n'y a qu'une porte pas très catholique, mais un peu tout de même, à franchir...

    L'on a souvent accusé le stoïcisme d'être une morale préchrétienne, mais a-ton pensé qu'aujourd'hui l'épicurisme pourrait être la morale du post-christianisme ?

     

    ( 2010 / in L'Epicerie d'Epicure )

     

    LES EPICURIENS.

    Une Philosophie du plaisir

    d’Epicure à Michel Onfray.

    LE MAGAZINE LITTERAIRE. N° 425.

    DAVID RABOUIN. MARCEL CONCHE. ANDRE COMTE-SPONVILLE. JULIETTE CERF. MICHEL ONFRAY. JEAN SALEM. ROGER-POL DROIT. PIERRE-MARIE MOREL. JACQUES SCHLANGER. FRANCIS WOLF. GUILLAUME DYE. CHANTAL LABRE. JOSE KANY-TURPIN. JEAN-CHARLES DARMON. PHILIPPE SOLLERS. PIERRE FRANCOIS MOREAU. PHILIPPE DELERM. MICHEL DELON. JEAN-FRANCOIS BALAUDE. JACQUES NEYME. JACQUES ROUBAUD.

    Distribué en kiosque. Novembre 2003.

     

    Cela peut paraître inconcevable mais il y a près de dix ans de cela, en Italie, La Lettre sur le Bonheur d’Epicure se vendit en quelques semaines à plus de quatre cent mille exemplaires. Il est vrai que l’opuscule bénéficiait d’un traitement de faveur puisqu’il s’agissait de lancer ces nouvelles collections de brochures à bas prix que nous connaissons en France sous l’appellation, aujourd’hui démonétisée, de « livre à 1 franc . ».

    Qu’importe l’éditeur avait vu juste. La pensée d’Epicure est dans l’air du temps. Un peu comme quand dans les années quatre-vingt l’idéologie libérale triomphante s’accompagna de la remontée en flèche de la cote musicologique des opérettes d’Offenbach. Nous entrions alors dans le nouvel âge de la barbarie post-moderne et il était de bon ton de s’empêcher de réfléchir en écoutant de la musique légère.

    Nous devrions exulter ! Il n’est pas si courant que nos contemporains se jettent avec tant d’empressement sur les trésors de l’antique sapience grecque. Hélas ! un marteau ne vaut que par l’usage que l’on en fait, et sans en vouloir philosopher, il serait bon d’en asséner quelques coups à un contentement par trop optimiste.

    L’on ne manquera pas de nous le rappeler plusieurs fois tout au long de ce dossier. La philosophie d’Epicure est la fille de la crise de la Cité grecque. Après la conquête d’Alexandre si la zone géographique de l’extension de la grécité a été multipliée par mille la potentialité démocratique du citoyen a été réduite à zéro. L’établissement des monarchies hellénistiques signe la mort de la liberté participative individuelle. Nous sommes à même de comprendre cela : ne sommes-nous pas confrontés à des forces coercitives, états, nations, multinationales, si puissantes que l’idée de révolte se révèle, très vite, inutile et sans espoir ?

    Que faire ? Après avoir sacrifié, et notre force vitale et nos heures les plus précieuses, aux divers molochs de la production, il ne nous reste plus qu’à nous réfugier dans notre petit intérieur cossu et,  la porte soigneusement fermée à clef, essayer de vivre en tachant d’accéder à un profond bonheur domestique. Notre caverne protectionniste s’apparente au fameux jardin d’Epicure. C’est du moins ce que l’on aimerait nous faire accroire. Entre l’ataraxie épicurienne et la médiocre tranquillité de la petite-bourgeoisie déclassée, il n’y aurait guère plus que l’épaisseur d’une feuille de salade.

    Soyons-sûrs que la plupart de nos épicuriens modernes entrevoient le scénario ainsi. Ils puisent en l’enseignement d’Epicure une leçon d’enfermement individuel de repli égoïste sur eux-même et leur petite famille. Circulez, je ne veux rien voir. Surtout pas ce qui fâche et dérange !

    La lecture d’Epicure établie par notre modernité n’est pas des plus exaltantes. A l’aune libérale toute promotion exige une réduction. L’aspect métaphysique de l’Epicurisme est ainsi promptement évacué. L’on s’extasie devant l’atomisme du maître d’Agrigente. N’eut-il pas l’intuition fulgurante de la scienticité moderne ? Eloignez-vous des Dieux, vous vous rapprocherez de la puissance élémentale de la terre. C’est bien parce qu’il rejette les Dieux en un ailleurs si lointain qu’ils semblent ne point exister, qu’Epicure développe la physique de Démocrite et de Leucippe, et non pas le contraire. Les lectures contemporaines confondent nihilisme et athéisme. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de Dieux que les Dieux ne sont pas, mais bien au contraire c’est parce qu’il n’y a pas de Dieux que les Dieux sont. La philosophie d’Epicure sans cette extraordinaire tension n’est qu’un catalogue cauteleux de prudence incapacitante. Pour sot qu’il soit le lecteur se doit de dégager le souffle vital de cette tranquillité exacerbée. Epicure n’a pas toujours eu bonne presse. Ses écrits sont un démenti sans appel à l’idéalisme platonicien. Quand on sait combien ce dernier a formé l’ossature de ce qui allait devenir l’idéalisme chrétien l’on ne s’étonne plus de voir comment Nietzsche s’est dès ses premiers écrits livré à une réévaluation généalogique de l’enseignement d’Epicure.

    Nos contemporains se réclament d’Epicure pour apporter une caution morale à l’hédonisme généralisé qui forme le fond de l’idéologie de la jouissance moderne. Ils ont transformé la doctrine militante du maître originel en simple art de vivre, et d’agrément. Ils n’imagineront pas à combien d’années-lumière des libertins des dix-septième et dix-huitième siècles, en lutte contre l’obscurantisme intellectuel et l’emprise sociétale de l’Eglise, ils se situent.

    De même ils ont oublié que durant des siècles le gai savoir épicurien a été l’un des vecteurs fondamentaux de la littérature européenne. L’on en retrouve des traces jusque dans des films comme Le Cercle des Poètes Disparus. A interpréter l’épicurisme comme une des modalités d’insertion du consommateur de base dans les niches écologiques de survie disséminées dans les recoins les plus surprenants des rouages économiques, toutes ses aspérités révolutionnaires ayant été soigneusement rognées, nous avons rompu la chaîne de transmission opératoire qui fit que le caractère follement anarchisant de la théorie a été perdue.

    Ce dossier du Magazine Littéraire participe de ce que nous sommes en train de dénoncer. Si l’on y dresse avec assez de justesse le parcours généalogique de la doctrine au cours des siècles jamais l’on ne s’y interroge en quelle manière nos épicuriens actuels pourraient échapper à cette accusation de sectarisme philogénésique qui est comme sa marque de famille. Il faudrait que nos épicuriens cessent de se recruter essentiellement dans la mouvance social-démocrate.

    L’épicurien moderne aménage sa chambre : désormais le lit sera à deux places. Plutôt Thélème que l’abbaye. Le féminisme est passé par là ; Epicure fleurait un peu le machisme. Désormais au jeux du hasard clinaménique l’on adjoint ceux de l’amour. Il n’est ni bon, ni juste, ni beau, de laisser nos sœurs femelles à la porte du jardin. Elles ont un droit d’entrée plein et entier.

    Epicure nous interdit d’avoir peur de mourir. Le progrès ne cesse de reculer les limites de notre angoisse. Ce n'est pas notre mort qui nous effraie mais celle de nos amis, nos frères, nos semblables qui nous est insupportable. Epicure n’apporte pas de consolation suprême. A y réfléchir ces infléchissements de la doctrine originelle nous semblent frapper du sceau de la moralinette chrétienne. Alors que la doctrine du maître était conçue comme un fortifiant destiné à nous rendre plus combatif face aux aléas de la vie, nos contemporains y recherchent une émollience de confortabilisation de leur précarité existentielle. En creux s’y dessine la nostalgie consolatrice de la coquille vide du galiléen. Tout comme la doctrine du christianisme primitif s’est peu à peu teintée de philosophie grecque nous devons être extrêmement vigilants à ce phénomène d’hédonisation christomodernale des antiques philosophies.

    (30 / 04 / 04 / In Epicure de rappel )

     

    MARIUS L’EPICURIEN.

    WALTER PATER.

    Traduit de l’anglais par GUILLAUME VILLENEUVE.

    382 p. Domaine anglais. AUBIER. MARS 1993.

     

    S’il est un livre qui porte mal son titre c’est bien celui-ci. Lecteur qui penses te vautrer dans le stupre et l’infamie des pourceaux d’Epicure, rebrousse chemin. Que nul n’entre ici s’il n’a derrière la tête l’idée de troquer sa toge contre la bure du moine !

    Que notre entrée en matière ne dissuade les amoureux de la littérature. Nous sommes très loin du roman historique à la Walter Scott. Walter Pater fut une de ces âmes anglaises, inquiètes et savantes de la fin du dix-neuvième qui, dans la lignée d’un John Ruskin, cherchèrent leur paix intérieure et leur havre de réflexion entre les murs confinés de la prêtrise et du professorat. Marius l’épicurien passe pour son chef d’œuvre, assertion à laquelle nous souscrirons d’autant plus volontiers que nous n’avons lu aucun autre de ces ouvrages. Rappelons que ce Marius l’épicurien fut feuilleté avec dilection par Marguerite Yourcenar lorsqu’elle composait Les Mémoires d’Hadrien.

    L’action se déroule à Rome sous le règne de Marc Aurèle. Ceux qui s’attendent à revisiter le Guide Michelin seront très vite déçus. Point de colonnes rutilantes ou de couchers de soleil sur le Colisée. La couleur locale et le détail typique ne sont pas livrés avec le héros. Marius ou le manuscrit trouvé dans une cervelle, cet intitulé valéryen traduirait mieux le projet pastérien. Les quatre-vingt premières pages sont effrayantes, l’on ne sort pas d’une ligne d’une espèce de monologue extérieur de notre jeune chevalier Marius. Par la suite cela ne s’arrange guère. Tous les déplacements sont en plans coupés, la caméra ne quitte jamais le visage ou la silhouette de notre cynéraïque adeptophile.

    Quant aux autres personnages ils agissent depuis la subjectivité de Marius comme autant de comparses, comme autant de concepts, que la combinatoire des évènements et de la pensée ramènent périodiquement sur le devant de la scène intérieure. Ecriture dense et serrée d’une trame si compacte qu’elle annexe sans rupture de ton de nombreuses pages d’Apulée, de Lucien, de Marc Aurèle, d’Aélius Aristide, d’Eugène de Césarée, de Fronton, de Pline le Jeune… Quand on sait qu’André Breton se prenait pour un audacieux novateur sous prétexte qu’il avait inséré trois photomatoniques clichés noirâtres de Paris dans L’Amour fou, il y a de quoi rire ! Tout au plus notre papal surréaliste avait-il plagié la bande dessinée ! Le classicisme absolu de Walter Pater s’apparente par ses littérales incrustations davantage à une véritable démarche maldororienne !

    Pour être franc, Marius n’est pas plus épicurien que vous et moi. Ce fils de bonne famille qui se retrouve trop jeune, trop vite, trop seul, est bien trop solitaire pour accéder à un quelconque jardin épicurien. Le mythe du jardin ne sera même pas effleuré par Walter Pater même à la fin lorsque notre héros monte tout droit au paradis. Ce n’est pas parce que l’on a évacué l’idée des Dieux que l’on obtient son brevet d’épicurisme. Marius n’est qu’un honnête intellectuel qui ne s’en laisse compter ni par l’apparence des phénomènes ni par le poids d’une tradition séculaire. Ce n’est pas pour cela qu’il serait un esprit libre. Sans vaudrait-il mieux le décrire en tant que conscience dégagée.

    Mais l’on comprend pourquoi Walter Pater l’a transformé en franc-tireur d’Epicure. Pour mieux le confronter au stoïcisme de Marc Aurèle. Il est toujours préférable de porter deux coups d’une seule pierre ! Platoniciens et Aristotéliciens vos doctrines sont évacuées sans trop férir. La première est déclarée top philosophique et la deuxième évoquée en moins de trois lignes. Pas de débordements intempestifs. Nous restons dans le strict domaine de la morale. Sans quoi comment la doctrine christique pourrait-elle jouer à armes égales avec ces deux poids-lourds de la métaphysique grecque ? Déjà que pour équilibrer les deux plateaux de la balance Walter Pater vole sans cesse au secours du christianisme du deuxième siècle en l’alourdissant des développements théologiques ultérieurs que le Moyen-Âge la Renaissance et les Temps Modernes apporteront…

    La thèse de Walter Pater est d’une mécanique imparable. Avec Marc Aurèle le paganisme touche à son acmé. Mais cela n’est pas suffisant. La grandeur d’âme de Marc Aurèle atteint ses limites. Celles de la souffrance du corps. Corps malade de l’imperator bien sûr, mais aussi corps des institutions qui malgré un exhaussement caritatif formidable n’arrivent point à juguler la misère et les injustices sociales, corps de l’Imperium tout entier qui affronte les premières vagues des barbares qui trois siècles plus tard le submergeront.

    Heureusement l’Eglise est là. Elle seule détient le remède universel. Elle seule vaincra la mort. Ce n’est pas un hasard si la scène centrale et fondationnelle du roman se situe dans le cimetière hypogique et catacombique d’une riche famille chrétienne. Seul le christianisme vous guérira de la mort. Reconnaissons à Walter Pater une certaine malignité théorique. C’est comme si nous étions en face d’une inversion de la critique nietzschéenne du christianisme entrevu en tant que fumées évanescentes de l’âme fantomatique et inexistante au profit de ce que plus tard les pères de l’Eglise désigneront comme le corps glorieux du Christ.

    Entreprise des plus retorses qui exalte le siècle des Antonins pour mieux condamner l’Imperium. Rarement avons-nous lu portrait plus bienveillant d’Antonin et de Marc Aurèle. Antonin qui ne fit pas couler le sang d’un seul chrétien est porté aux nues de la Jérusalem Céleste, avec Marc Aurèle et les rares martyrs de Lyon nous retombons dans l’Urbs pécheresse de marbres et de pierres.

    Le troisième chapitre de Marius l’épicurien, qui fut écrit entre 1880 et 1884, intitulé comme par hasard Changement d’air est consacré à la station que Marius fit en le Temple d’Esculape dans le familial espoir de recouvrer une pleine et robuste santé. Nos lecteurs ne manqueront pas de relire dans l’Ecce Homo, rédigé en 1888, les pages afférentes aux modifications de régime alimentaire auto-préconisées par le solitaire d’Engadine dans l’espoir de retrouver la santé. Physique.

    Et mentale. Le christianisme reste la plus grande catastrophe écologique survenue dans le domaine de la pensée métaphysique occidentale. A l’épidémie de peste ramenée par les armées de Marc Aurèle correspond la propagation de cette catholique lèpre intellectuelle de l’abdication individuelle et collective si bien contée par Walter Pater.

    ( 2006 / In Epicure de Rappel )

     

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 28

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 028 / Decembre 2016

    ANTOINE BOURDELLE

     

    BOURDELLE ET L'EROTISME GREC.

    100 EPIGRAMMES GRECQUES.

    MICHEL DUFET.

    Aquarelles d'ANTOINE BOURDELLE.

    Traduction par PAUL-LOUIS COUCHOUD et RENE MAUBLANC.

    136 pp. L'OEIL DU TEMPS. 1976.

     

    Un petit trésor à un 1 euro que vous dénicherez en occasion près de Beaubourg. L'on connaît le sculpteur, mais l'on oublie qu'il avait aussi un sacré coup de crayon. Un peu comme Rodin dont il fut le praticien mais de qui il sut s'écarter pour devenir lui-même. Mais ceci est une autre histoire.

    C'est Paul-Louis Couchoud ( rappelons que nous avons déjà consacré dans notre cent cinquante-et-unième livraison du 19 novembre 2008 une chronique sur un de ses ouvrages tant soit peu similaire intitulé Sur des tombeaux grecs ) qui demanda à son beau-frère d'illustrer ce choix d'épigrammes qu'il avait traduites avec René Maublanc. Nos deux compères ont plutôt tapé sur les valeurs sûres, Platon, Callimaque, Simonide, Anacréon, en puisant à de tels tonneaux l'on ne risque pas d'impair. Michel Dufaut s'est contenté de nous donner lecture de l'ensemble. Pour les illustrations, tant pis pour nous, nous n'avons droit qu'à une cinquantaine de reproductions. En noir et blanc. Attention ces deux couleurs se changeront en un gris marasmique si vous vous obstinez à poser votre livre à plat sur votre table. Un petit truc : il suffit de tenir le volume incliné pour que les dessins vous apparaissent en toute limpidité. En plus comme les Dieux de l'antique Hellade ne sont jamais tout à fait méchants pour peu que vous vous intéressiez à leur sort, nous sommes gratifiés d'un splendide hors-texte de 16 planches couleur à damner tous les saints du paradis. L'on aurait préféré feuilleter in extenso l'in-quarto original paru aux Editions de l'Ibis, mais le rêve ne nous interdit aucune opération analogique.

    Dans sa préface Michel Dufet s'excuse du terme aujourd'hui un peu trop galvaudé d'érotisme grec associé à l'art d'Antoine Bourdelle. C'est le terme « grec » qui pose problème. La statuaire de Bourdelle est d'une chasteté absolue, la beauté du corps y est toujours traduite dans l'expression de la force, chaque parcelle de bronze reposant dans le creuset d'une énergie, d'une dynamique qui transcende toute bestialité. Ce qui ne veut pas dire que Bourdelle spiritualise ses modèles, au contraire il les rassemble en leur propension à être pleinement eux-même. Mais dès que l'on parle de sculpture, la Grèce s'impose à l'idée. Telle un tic. Incontrôlable. Bourdelle était au-delà de toute préférence. L'artiste n'était pas de parti pris. Il fit son miel de tout ce qui lui semblait beau. Au tympan d'une église romane comme au fronton d'un temple. Il ne possédait pas ce regard que nous qualifierons d'idéologique. Qui nous caractérise tant, ( et qui est pourtant notre moindre défaut ).

    Il existe comme une inconséquence entre la sculpturale grandeur des oeuvres de Bourdelle et son penchant longtemps manifesté à illustrer des livres. Près d'une trentaine, le nombre dénote une certaine volition à poursuivre ce type d'activité. Ce n'est pas comme le chat qui s'amuse avec la souris mais plutôt l'éléphant qui voudrait se faire plus petit que la souris. Pourquoi vouloir rentrer en un si maigre volume ? Et se plier au jeu de l'a-plat par-dessus le marché ! En cette fin du dix-neuvième siècle – autant que dans les débuts Renaissant – durant laquelle le jeune Bourdelle affirma sa personnalité d'artiste, nous étions en des temps de plus vaste culture, d'art total, dessiner, peindre et écrire était alors conçu en tant que le seul et même geste de la main. Pensons à Mallarmé qui fut l'ami indispensable des peintres et le rêveur élaboratif d'un Livre qui devait se lire selon l'espace architectural de sa mise en scène seigneuriale.

    Nous serions prêt à parier que Bourdelle n'est pas allé au livre par le pinceau mais par la plume. Sa correspondance trahit l'écrivain. Nous sommes en face d'une confrontation. L'illustration est contre le texte. Et pas n'importe lequel. Celui mythique, indépassable, que les Grecs gravaient sur les stèles de leurs intentions intérieures. Quelques vers qui ricochent sur le cours paisible ou mouvementé d'une existence pour en souligner le sens ultime ou l'exquise frivolité. Car nous ne sommes pas plus égaux dans la vie que dans la mort.

    Tout est une question d'espace. A occuper ou à défendre. Qu'il les place en haut, en bas, sur la gauche ou à droite, assis, debout, ou couché, le résultat est sempiternellement le même, le corps prend toute la place. Du rectangle de la page ou de l'ovale de notre oeil. Par contre il ne dépasse jamais. Pas question d'aller jouer la fille de l'air ou l'Apollon du belvédère ailleurs que dans le lieu imparti. Même Priape avec son zizi – perchoir pour mouettes rieuses - qui pointe en avant comme un orgue de Staline, se souvient qu'il n'est qu'un bout ( mais le bon ) de statue que l'on ne peut décemment décrire comme mutilée, mais rongée par le sel du temps et de la mer. Achias le poëte l'affirme. Sans lui nous n'en saurions rien. De visu nous l'aurions peut-être intitulé, jeune homme en chasse, mais nous ne pouvons nous tromper sur les nécessités de l'appendice, car Bourdelle le confirme.

    Question archer Bourdelle ne peut être mis en doute. Mais il parvient encore à nos étonner en évoquant les Amours de la belle Irénion. Point de petits anges joufflus au derrière pompadour aussi grassouillet qu'un tableau de Boucher. Bourdelle vise à l'archaïque essentiel : il les signifie par leur symbole, la flèche. Imaginez la scène, Irénion, debout, pâmée les yeux levés en direction de l'Olympe, drapée dans sa robe, qui laisse voir ses seins nus, seule, entourée de traits pas du tout menaçants. Bourdelle a dû rembobiner le film à l'envers. Il s'est trompé de sens. Zénon n'avait pas entrevu la chose. La flèche qui vole en arrière. Tonton Freud n'avait pas non plus prévu le truc. Le désir ne vient pas de l'inconscient mais de l'objet. De nos voeux, pour user d'un langage racinien. Réminiscence anacréontique de l'amour mouillé ou des arroseurs cinématographiques arrosés ?

    Chaque dessin attire le commentaire. Gloire aux héros nous terminerons sur les vignettes dévolues à la célèbre inscription de Simonide de Céos, ici, une fois n'est pas coutume excellemment traduite en son interprétation «  Passant, va dire aux Lacédémoniens qu'ici nous gisons, conformément aux ordres. » La première, dans le port-folio, ressemble au pathétique de nos monuments aux morts. Des lances traversent l'image et l'amoncellement des cadavres. Le bouclier est au centre, oblong comme un cercueil, mais protecteur. L'hoplite qui le porte si haut, est à terre, assis, sa tête sans vie repose sur son épaule. Plus que le dessin Bourdelle a saisi l'idée emblématique du sacrifice des soldats qui montent encore la garde des Termopyles de leurs corps défaits.

    Mais il y a le second. Noir et blanc, mais l'on imagine un simple crayonné sur fond jauni. Des trois cents, il n'en reste qu'un, seul à genoux au milieu de la page. Il n'est pas Atlas qui supporte la voûte stellaire sur son dos. Seulement deux boucliers. Ronds, qu'il brandit de ses deux bras écartés. Deux énormes couilles boursouflées et tout son corps n'est plus qu'un sexe fripé après l'effort. L'image est d'une force extraordinaire. Comment se fait-il que Bourdelle n'ait pas pensé à la statufier ? Telle qu'elle, elle ressemble à l'esquisse, au projet de cette statue que l'on pressent posée en face de l'Héraclès vainqueur.

    La troisième est une reprise de la précédente. Elle est d'ailleurs en-dessus, comme en filigrane, avec en dessous l'hoplite tracé à l'encre noire, toujours à genoux mais les boucliers à terre. L'oiseau ouvre et referme ses ailes. Est-ce vol abattu que Bourdelle a désiré noter ? Une légende spécifie : encre et lavis. Nous serions tentés de rajouter : entre lavis, la mort.

    Du beau Bourdelle. Et nous n'avons même pas évoqué les couleurs. Amateurs de beauté, procurez-vous cet opuscule !

    André Murcie.

    TÊTES HURLANTES.

     

    Où avais-je la tête ? C'est en regardant sur Internet les images consacrées aux sculptures de Bourdelle que cela m'est revenu d'un coup. Ces trois têtes hurlantes, je les avais déjà vues. En bronze et en airain. Ni dans le musée parisien, ni dans le musée-jardin d'Egreville ( 77 ). Elles m'avaient sauté à la gorge, et m'avaient causé une si forte impression que je ne me souvenais plus que d'elles. Elles avaient bouffé le lieu, l'endroit, la circonstance. Atroces, je n'avais même pas songé à déchiffrer les inscriptions sur le piédestal. Non, elles étaient là comme trois têtes coupées, abandonnées au bord du chemin. Qui ? Pourquoi ? Certainement pas les trois Parques ( encore moins les Grâces ) puisque d'hominiens mâles, quoique terriblement têtes donc grammaticalement féminines. A me gueuler dessus. Comme si je leur avais marché sur les pieds. Vindicatives, mauvaises, méchantes. De véritables harpies. Le pire c'est qu'elles manquaient de sens. Un peu comme si l'improbable sortait de terre et se mettait en travers du sentier. Un film d'horreurs verdâtres. L'on devrait interdire de déposer de tels objets en pleine nature. Songez à la frousse bleue d'un gamin qui se retrouve nez à nez(s) avec de telles teignes. De quoi en attraper une jaunisse.

    Il me suffit de lire la légende pour que toute ma tête me revienne. En Ariège, sur mes terres natales donc, dans le charmant village de Junac-Capoulet. De caput legionis, tête ( encore ! ) de légion, preuve que César ou Manlius, est passé par là. Ouf, me voici rassuré, en terre conquise de connaissance.

    Par quel miracle ce chef-d'oeuvre de Bourdelle a-t-il atterri au fin-fond de l'Ariège préhistorique – nous sommes à quelques kilomètres de Niaux – je l'apprendrai vite. Par l'entremise de Paul Voivenel qui était un de ses amis. Maintenant si tu ne vois de Paul dans la venelle obscure qui te sert de cerveau, ami je ne peux rien pour toi. Documente-toi.

    Ces trois têtes furent une étude réalisée par l'artiste pour le projet du monument aux morts de Montauban. Comme les quatre cavaliers de l'Apocalypse ou le chevalier à la triste figure elles portent bien leur nom : elles incarnent la peur, la souffrance et la mort. Qui dit pire ? Un joyeux programme en perspective ! En plus c'est comme le chiendent ou les têtes de l'hydre de Lerne, ça n'arrête pas de repousser et de se multiplier. Une fois que c'est entré dans votre tête, impossible de leur trancher le cou pour les jeter dehors. Elles vous collent à la rétine intérieure ( le fameux troisième oeil ) et n'en font qu'à leur tête. Bonne nuit le petits et bonjour les cauchemars. Merci du cadeau, monsieur Bourdelle. Grand guignol ('s band dirait Céline ) et happening guillotine. Je n'ose imaginer ce que Mallarmé aurait fait de cette trinité de baptistes dans son Hérodiade. Reprenons tous en coeur avec Apollinaire. Soleil cou coupé. Zone noire.

    Les esprits optimistes relativiseront en rappelant que la guerre de 14-18 est terminée depuis belle-lurette et que ce n'est plus la peine de s'inquiéter. Le problème c'est que Bourdelle lui, tout comme moi, savait très bien que nous sommes tous en guerre avec la vie.

    André Murcie.

     

    BOURDELLE.

    DES MAINS POUR CREER.

    MARIE SELLIER.

    44 pp. Paris-Musées. 2002.

     

    Pour enfants. Le texte est succinct et policé en très grosses lettres. Les pages sont colorées bleu franc, vert appuyé, rouge magenta, orange mordoré... les sculptures s'y détachent plus ou moins bien. Mais l'ensemble permet une première approche synthétique de l'artiste. Le texte de Marie Sellier mesure l'essentiel d'un caractère et l'essence fragmentée d'une oeuvre colossale.

    Petite remarque iconographique : étrange de retrouver dans les yeux de Bourdelle le magnétisme du regard de Klimt. Pour la petite histoire indiquons qu'ils furent tous deux torturés et exaltés par le personnage de Beethoven. La force du génie n'appose jamais son coin au hasard. Il existe des réseaux de créativité, des méridiens de rencontre tutélaire sur lesquels les plus grands se branchent selon des efficiences indistinctes à la commune humanité.

    Premier arrêt sur image : La tête d'Apollon. Ce n'est pas la représentation d'une tête proprement dite mais la pétrification volcanique d'une vision énigmatique. Le Dieu ne parle pas. Il ne dit ni oui, ni non. Mais il ne signifie rien non plus des diversités humaines. Il est au-delà des hommes et des Dieux. Il est la solitude magistrale de la totalité. La tête du Dieu se retranche du corps que Bourdelle a dédaigné d'ajouter. Car l'on ôte et l'on additionne rien à l'absolu, ni le zéro ni l'infini. Auto-suffisance de la pluralité. Cette sculpture dépourvue de toute représentation anecdotique nous aide à comprendre la concrétude de la première pensée grecque. Si ce que nous nommons fort fallacieusement les présocratiques sont si difficiles à comprendre ce n'est pas que nous serions en peine d'entendre le cheminement logique de leur rationalité, ce sont les cailloux du chemin qui nous font défaut.

    Avec cette tête Bourdelle nous offre la première pierre, fondatrice et originaire en quelque sorte. Une stratification lithéenne de ce que plus tard Platon définira en tant qu'eidos. Forme sur laquelle vingt siècles de philosophie plus ou moins chrétienne ont tant pesé que nous l'avons usée et épurée. Déformée pour employer une terminaison au plus proche de son étymologie. Non plus l'objet mais la forme de l'objet que nous avons séparée de l'objet même.

    La sculpture de Bourdelle ne sera jamais conceptuelle. En cela elle est une outrance réversible à l'art moderne qui ne conçoit l'objet que pour en appréhender la forme. Encore que celle-ci nous est rarement restituée en dehors de toute accointance idéologique. Pour ne pas dire moralisatrice. Malgré sa débauche éjaculatoire de coups publicitaires notre modernité reste puritaine. Ce n'est pas un hasard si elle est commandée par des modes opératoires venues des USA.

    Il manque toutefois une chose à cet Apollon : l'insolence jeunesse des Dieux. Bourdelle a quarante ans quand il donne la tête Apollon et le Dieu porte son âge. Auto-portrait de l'artiste en Apollon. Mais à part le portrait d'Alexandre ( celle conservée à Boston ) quelle tête pourrait se permettre de rivaliser avec ce visage immobile ?

    Après Apollon, Bourdelle est revenu vers les Hommes. Ses figures, et il en décapite ( faut-il pour autant parler d'art révolutionnaire sous prétexte de tous ces chefs décorporéisés ) du néant par dizaines, sont des empreintes d'émotivité pure. Bourdelle s'adonne aux sentiments primaux, la peur, la folie, la souffrance, autant de bornes à l'expressivité des coquetteries existentielles, comme à un retour vers notre animalité générative. Toute sculpture de Bourdelle est une insémination artificielle du vide vers le plein.

    André Murcie ( in Bourdelle de Bourdelle )

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LES SCEPTIQUES GRECS.

    JEAN-PAUL DUMONT.

    240 pp. 1966. PUF.

     

    La même thématique que Long & Sedley ont traité dans le chapitre de leurs Philosophes Hellénistiques dans la partie consacrée à La renaissance du pyrrhonisme mais en total contre-pied avec la méthode de Jean-Paul Dumont. Nos universitaires anglais auront en effet pris soin, ainsi qu'ils l'expliquent dans leur préface de limiter au maximum les citations de Sextus Empiricus préférant donner la parole à de plus illustres inconnus. Jean-Paul Dumont ne s'en cache guère : son livre aurait pu être sous titré Exposé de la pensée de Sextus Empiricus, car à part les passages de Diogène Laërce, repris dans volume, qui traitent de notre auteur empirique, les citations de ses devanciers sont des plus rares.

    Comme toujours, dès qu'il parle des penseurs grecs, Jean-Paul Dumont fait montre d'une clarté ensoleillante. Notre présentateur possède ce don inné de parfaite humilité de savoir s'effacer devant son sujet. Inutile de l'accuser de tirer la couverture à lui : son oeuvre est dévoilement. Montage de textes certes, mais d'une précision absolue, qui met à nu l'articulation de la pensée. Jean-Paul Dumont n'expose pas, il donne à voir la logique unifiante qui structure tout effort cognitif de longue haleine.

    Affirmer quelque chose est d'une extrême facilité, le premier imbécile venu y pourvoie sans peine. Mais développer les enchaînements de toutes les contradictions et de leurs résolutions successives qui se déploient en un vertigineux réseau de contre-argumentations relève d'une tâche subtile car il ne suffit pas de décrypter le simple sens déductif d'un raisonnement qui tire à hue et à dia, mais il faut parvenir à restreindre et accomplir la signifiance phénoménale de l'exercice de la pensée au vouloir dire de ce qu'elle prétend nommer.

    L'on a l'habitude de réduire la philosophie sceptique à l'énoncé d'un relativisme opiniâtre d'opinions diverses difficilement conciliables. Ne possédant aucun savoir particulier qui lui permettrait de trancher en un sens ou en un autre, le philosophe sceptique adopte sa position de repli préférée et vous laisse vous débrouiller tout seul quant à démêler l'insoluble problématique. Et pendant que vous vous prenez la tête, il se balance paisiblement telle une perruche moqueuse sur le perchoir de son jugement suspendu. Rien à voir avec l'épée de Damoclès, le sage vaque à ses occupations en toute tranquillité d'esprit.

    La philosophie sceptique est d'une toute autre radicalité. Votre opinion ne l'intéresse guère : accrochez-vous à vos idées si vous y tenez, elles ne sont que l'écume de la mer dispersée aux quatre coins cardinaux de notre monde par la moindre brise inopérante. Le sceptique ne bavarde pas : pensez ceci, croyez cela, assurez-vous du contraire, si cela vous fait plaisir. Il place ses bâtons de dynamite à des endroits hautement plus stratégiques. Ce ne sont pas vos petites boursoufflures mentales qui le dérangent.

    La certitude dont le sceptique songe à vous débarrasser, c'est le siège sur lequel vous êtes assis. Je ne parle point du coussin où vous couchâtes votre postérieur auguste, encore moins du fondement conceptualo-métaphysique de votre pensée, mais de cette bonne vieille terre d'univers sur laquelle vous fîtes vos premiers pas.

    Le sceptique coupe les ponts qui vous relient au monde. Il ne peut décider de la véracité de l'existence de notre bonne vieille planète et de tout ce qui l'entoure. Il existe bien quelque chose mais le sceptique est incapable d'en découper les pointillés qui rattachent le phénomène à votre humble personne. Aucune séparation n'est possible entre les corps. Aristote avait obvié la difficulté en surmontant la régression à l'infini de toute conceptualisation hominienne en décrétant qu'il fallait bien admettre, pour couper court à cette vis rétrogradable sans fin, un moteur immobile originel. Repos, tout le monde respire. Mais Sextus Empiricus dénonce la supercherie truismique. Le moteur inénarrable est de fait appelé par la logique de la pensée qui introduit la nécessité de sa présence pour établir une congruence séparative entre le monde et l'intellectualisation qui le pense.

    De même Platon pour opérer une coupure franche et radicale entre le monde de l'Intelligible idéal et le devenir incessant de la matière établira celle-ci comme une montée infinie et tangentielle avec la sphère de l'Être. La chose, réelle ou intelligible, pactise-t-elle avec son reflet nominéen ? Sextus ne nous laisse aucune illusion, nous n'en saurons jamais rien. Vaut mieux suspendre son jugement en attente de plus amples informations. En ce paragraphe le lecteur attentif et judicieux ne manquera de rapporter notre métaphore à la vision élémentalement liquide de Thalès. De même il s'apercevra, en se souvenant des écrits de Luc-Olivier d'Algange, que c'est à cette essentialité nodale de Platon que s'enta toute la postérieure réflexion néo-platonicienne.

    Ironiquement, le sceptique se retranche du monde en arguant qu'il ne peut établir s'il en est oui ou non retranché. Selon nous, nous touchons ici à l'apport le plus important de la pensée sceptique à la pensée occidentale. Le sens se détache parce qu'il fait sens, et non parce qu'il nie ou qu'il affirme. Héraclite l'avait déjà dit : certes mais pour affirmer l'incessant devenir de toute chose, de toute pensée. Le sceptique sort du fleuve et refuse de s'y baigner.

    Mais l'on revient à Gorgias comme le berger de l'être à ses chèvres capricieuses. Jean-Paul Dumont n'oublie pas de nous souffler en note que Sextus n'a pas manqué de recopier en plein milieu de son oeuvre le fabuleux Traité du Non-Être. L'on pourrait accroire que le sophiste et le sceptique s'équivalent. En quelque sorte oui, puisque tous deux enferment le monde entre parenthèses munies de gros cadenas. Peut-être est-on davantage certain du vide sidérant que renferment les crochets gorgiens, mais ce n'est point-là la différence. Cette dernière est de l'ordre éthique. Sextus en est soulagé. L'on sent que pour lui avoir réduit la chimère du monde est une action marquée de gravité métaphysique.

    Gorgias s'en rengorge. Le magicien a enfermé le volatile dans le chapeau et l'a fait disparaître en un tour de main. L'on palpe sa fierté de nous avoir pigeonnés. Son rire démontre à l'excès qu'il ne voit en son geste aucune recherche sapientale. Gorgias fait le pas de plus que le « rien de plus » des sceptiques leur empêche de tenter.

    Très prudemment Empiricus se défend de sa dévotion envers les Dieux. Ceux-ci existent puisque le sentiment religieux en est la preuve. Démonstration risible puisque Sextus passe son temps à décréter que ce n'est pas parce que quelque chose existe qu'elle serait la conséquence d'une vérité quelconque. Mais très vite il entre en contradiction avec lui-même en nous rappelant que croire en la providence est une impiété. C'est bien sûr le stoïcisme qui est visé, mais auparavant il a pris soin d'arracher la tapisserie qu'il vient de poser en démontrant qu'il ne saurait y avoir d'idée de dieu. Il va de soi que si dieu n'est pas une idée il peut difficilement être !

    En fait le dieu des sceptiques est auto-sceptique. L'on a l'impression qu'il suspend lui-même son propre jugement quant à son existence et à son efficience ! En bout de chaîne le philosophe sceptique traîne deux boulets évanescents, un monde fantomatique et un dieu en proie à des interrogations métaphysiques. Sextus a raison de terminer en glorifiant l'adepte de la sagesse sceptique qui n'a pas de mal à garder son équilibre malgré le plancher fondamental qui se dérobe sous lui. Le sceptique fait au mieux et ça ne lui réussit pas trop mal.

    Sachez goûter la différence avec Gorgias, qui abolissant le non-être, se retrouve seul avec l'idée que le dieu pourrait tout aussi bien s'appeler Gorgias. Grands éclats de rire !

    ( 2010 / in Fosses Sceptiques )

     

    LE DOUTE.

    Dossier du MAGAZINE LITTERAIRE. N° 499.

    Juillet-Août 2010.

    CARLO LEVY. JOSEPH MACE-SCARON. MAXIME ROVERE. PHILIPPE SELLIER. LAURENT NUNEZ. GILBERT ROMEYER DHERBEY. PHILIPPE BOULANGER.

    JEAN-CLAUDE VUILLEMIN. PIERRE-MARC DE BIASI. GUILLAUME METAYER. JEAN-PIERRE COMETTI. JEAN ALLOUCH. FLORIAN PENNANECH. BRUNO BLANKEMAN.

     

    Nous n'avons pas coupé en deux la liste des auteurs par hasard. Nous avons respecté l'ordre idoine du dossier mais avons tenu à marquer une séparation symbolique entre les deux groupes généalogiques. Le premier nous mène des Grecs à Valéry en culminant dans les modélisations paradoxales de la mathématologie moderne, il serait le chemin philosophique par excellence. Nous pourrions le surnommer : une courte histoire du scepticisme.

    Le second serpente et s'abaisse vers les sables mouvants de la mise en scène littéraire : de Flaubert à Anatole France, de Lacan à Genette, pour finir par se perdre chez Modiano... Nous l'intitulerions Splendeurs et Misères du Doute Européen. Obligez-vous à ne pas confondre cette tournure d'esprit si relativiste des bourgeoises causeries des salons parisiens avec le nihilisme européen et radical de Nietzsche. Ce dernier est arme de destruction pure, la précédente jeu stérile d'intellectuels qui se font mousser.

    Qu'est-ce que le scepticisme ? Ne pas donner de réponse, serait la meilleure réponse, mais cette manière de faire – si orientale – induit un interlocuteur, car le doute métaphysique présuppose l'altérité existentielle de quelque chose qui est la condition même de sa prophylaxie dubitative. Ce qui nous explique en quoi le christianisme est une terrible maladie dégénérative de l'âme humaine puisqu'il nécessite la déréliction altérique d'une divine unicité spirituelle qui ne peut se corrompre qu'en prenant figure humaine.

    La pensée sceptique est un peu comme le célèbre couteau sans manche auquel il manque la lame. En dubitoc. Cette matière si peu organique ne l'empêche point d'être efficiente. Le scepticisme est une pensée de volition et de guerre. Historialement, elle fut mise au point par ceux-là mêmes qui étaient à même de moins douter. Le scepticisme est par ricochet inattendu la résultante de la foi platonicienne en le monde des idées. Si celles-ci constituent le monde réel, on ne peut que douter du déploiement de la réalité de notre monde.

    C'était pour les tenants de l'Académie une façon un peu paradoxale de revenir au questionnement originel du vieux maître Socrate. Nous l'analysons aussi comme un effet de la loi gravitationnelle de la pensée grecque dont le point focal n'est pas la pensée platonicienne, comme durant plus de quinze siècles les développements christianologiques de sa doxa théologique ont pu le laisser entendre, mais la pensée sophistique.

    Car le doute est venu après. Scorpio sphinx in a scepticot dress, dirons-nous pour parodier un vers de Bob Dylan, dans l'idée évidente que la philosophie est avant tout à entrevoir en tant que désir(e). Mais revenons-en à des citations plus classiques. La sophistique ignore le doute. Elle s'en écarte de par sa seule implantation dans le domaine chaotique du possible.

    Il suffit de ne pas nier pour nier. Nous résolvons du même coup l'aporie du menteur, car il suffit de penser hors du paradoxe pour être de nature et d'essence affranchi de toutes les jongleries verbales et menteries êtrales auxquelles l'on ne participe point. La seule chose dont on puisse douter c'est de l'unicité de toute brillance. La sophistique est autant en dehors de son ombre que de son éclat.

    A postériori l'on peut considérer la pensée sophistique comme celle du refus absolu de toute circonstance extérieure à elle-même. Et souvent se présente-t-elle ainsi selon sa déclinaison athéïque. Mais cette représentation si emplie de véhémence romantique, si belle et si enthousiasmante soit-elle, n'est qu'une représentation dont on pourrait en toute logique remettre les images en doute.

    Mais c'est justement parce qu'elle pense d'ailleurs, que la sophistique remet en doute de par sa seule essentialité d'être au-delà de l'être – et nous voyons ici la limitologie que nous imposons à l'historialité ontologique du Dasein heideggerien – que le concept d'être est lui-même mis en cause par le mouvement inhérent – entéléchique dirions-nous si la pensée d'Aristote n'était pas, par son effort à casser la gangue platonicienne, quelque peu entachée de débris hypermnésiques – par le seul fait que l'être n'est plus pensé en tant que globalité englobante mais en tant que concept.

    La pensée grecque pervertie qu'Heidegger stigmatisera comme l'oubli de la pensée de l'être est avant tout l'oubli de la pensée de l'être en tant que conceptualisation du concept d'être. La dialectisation de la pensée sophistique en opposition avec la dialectique socratique si vous préférez.

    L'on a l'habitude d'expliciter l'essor du scepticisme antique en assurant que la méthode de la systématisation questionnante des a priori axiomatiques de toute proposition était la meilleure fin de non recevoir de toute la théorétique stoïcienne. Une arme imparable dont l'efficacité était d'autant plus étonnante qu'elle ne nécessitait qu'un très court apprentissage. Existe-t-il une certitude, qui ne se présenterait pas comme théologique, capable de s'opposer à un principe d'incertitude généralisé ?

    Il est étrange de voir comment Descartes, alors qu'il ne mesure pas la portée a-théologique de son propre mode opératoire – ré-institue au fondement de sa pensée la nécessité de l'existence du doute, dont le seul fait qu'il ne puisse douter de son existence suffit à poser sur son abîme sans fond un plancher a-aporétique des plus solides.

    Pour combien de temps le doute est-il cadenassé au fond de ses propres abysses ? Pour toujours, affirme Descartes, pour mille ans répond Pascal qui fait le pari de rouvrir incessamment sous peu le puits apocalyptique de la destruction programmée. L'on comprend mieux pourquoi Valéry s'est obstiné avec tant de hargne à pousser Pascal au fond de son trou dont les espaces infinis l'effrayaient. C'est que Valéry nous a défini avec une exactitude démoniaque le lieu exact de la pensée sophistique. Au plus près du corps, au plus loin des étoiles.

    Qui pleure-là parmi les diamants extrêmes ? Répondez tous en choeur : la Jeune Parque ! La mort dont on ne peut douter qu'elle annihile la vie. Attention : si vous doutez, c'est que vous croyez et si vous croyez c'est que vous ne pensez pas. Donc vous doutez ! La vie et la mort comme phases d'un même processus. Valéry ne pense jamais des entités métaphysiques, il conçoit des phénoménisations du réel. Ce n'est pas le lampyre photophore qui éclaire le monde mais l'oeil qui voit la lumière. Aucun doute là-dessus, n'est-ce pas clair !

    ( 2010 / in Fosses Sceptiques )

     

    LES PHILOSOPHIES HELLENISTIQUES.

    LONG & SEDLEY.

    Tome 1 : PYRRHON.

    Traduction de JACQUES BRUNSCHWIG & PIERRE PELLEGRIN.

    N° 641. GF. Avril 2001.

     

    De l'oeuvre monumentale de Long et Sedley consacrée aux philosophes hellénistiques, en cette modeste chronique nous ne nous intéresserons qu'aux soixante premières pages du premier des trois volumes de la traduction française publiée chez Garnier-Flammarion.

    Pyrrhon n'est plus qu'un nom. Mais il était déjà une légende vivante du temps d'Epicure, de Zénon et d'Arcésilas. Jugez du peu ! Il nous reste si peu de lui que l'on est forcément déçu lorsque l'on feuillette la dizaine de pages dans lesquelles sont réunies les maigres bribes doxographiques qui font allusion à sa pensée.

    Oui, mais quelle réputation ! Victor Hugo lui a taillé un costume d'une noirceur absolue. Pyrrhon est devenu le symbole du négationisme par excellence. Certes bien avant Hugo nous avions eu Montaigne et son scepticisme souriant. Mais la réputation de Pyrrhon est au-delà du nihilisme. Pyrrhon est l'homme qui refuse de croire même raisonnablement, sans trop d'ardeur ou d'illusions, en la raison. De croire, comme en celle de ne pas croire.

    Pyrrhon en a imposé aux grecs. Il apparut à ses contemporains comme un élément bien plus perturbateur que Diogène le scandaleux car il fut un Socrate radical, ce que Socrate lui-même eut peur d'être. Car Socrate, jusqu'au dernier moment de son existence resta un grec bavard et discutailleur et un citoyen d'Athènes convaincu.

    Pyrrhon fut un véritable sage. Le jeu du guru attractif auquel se livrait Socrate vis-à-vis de ses disciples, il ne le pratiqua jamais. Pour Pyrrhon le monde ne valait pas une chandelle. Les choses étant ce qu'elles sont ou ce qu'elles ne sont pas, il ne faut s'étonner de rien et ne pas s'efforcer à comprendre. Toute préhension du monde par l'intellect ou la sensation est sujette à caution.

    Il retenait son jugement. La formule fit florès. Elle était loin de cette honnêteté foncière, de cette scrupuleuse prudence à ne pas vouloir avantager un camp plus que l'autre que nous lui prêtons aujourd'hui. Pyrrhon n'était pas un adepte de la cauteleuse respectuosité démocratique. Il ne prenait pas parti car il était déjà parti ailleurs, dans le retrait de l'implication publique et privée.

    L'on ne peut rien attendre de la vérité et atteindre du fondement. L'Homme passe comme l'oiseau dans le ciel sans laisser de trace. Tout au plus peut-il s'astreindre à ses seuls prolégomènes. Il s'agit tout simplement d'être bien dans sa tête. Tout le reste n'est que fumée et roupie de sansonnet. Pyrrhon n'a rien écrit. Ses disciples immédiats ou plus lointains se sont chargés d'exposer sa pensée.

    Son existence fut nécessaire. Elle aida à dégonfler bien des baudruches et en protégea beaucoup des risques outrecuidants des dérives sectaires. Il agit en creux et nul Platon ne s'avisa de détourner à son profit le message du Maître. Il fut un sujet en retrait. Ce n'est pas lui qui se serait prêté à la dialectique cartésienne du renversement des valeurs. L'on ne pose rien sur le doute, car Pyrrhon étaient de ceux qui douteraient de leur doute sans rechercher pour autant à se saisir au plus vite de la plus proche marotte conceptuelle qui passerait sous leur nez en cet instant.

    Notons que Pyrrhon ne dit pas que le monde est inconnaissable mais que nous ne pouvons rien saisir du monde. Affirmer l'inconnaissabilité du monde serait en effet une démarche anti-pyrrhonienne. La preuve en sera donnée plus tard avec la fabrication de la notion mystique de l'Inconnaissable. L'Inconnaissable sera le dernier avatar de la vision christo-athéïque du Dieu chrétien. Mais c'est-là un chemin qui mène du néo-platonisme aux théories d'inconnaissance d'un Joe Bousquet. Renaissance catharique d'un prométhéosisme suspect – si l'on me permet ce vilain mot-valise – fruit d'une étrange greffe hybridée qui emprunta autant de surgeons aux hérésies chrétiennes qu'au romantisme allemand, à l'oeuvre de Percy Bysse Shelley qu'à l'histoire, disons naturelle, de la philosophie antique.

    Pyrrhon est notre dose d'anti-délire. Il n'interdit rien mais il ne permet rien non plus. Ce faisant, il ouvre tous les champs du possible. La vieille évocation pindarique prend tout son sens. L'esprit ne s'envole pas. Il explore. Pyrrhon est le garde-fou de la conscience occidentale. Il semble que depuis deux mille cinq cents ans, il soit resté fidèle à son poste. La pragmacité romaine qui unifia l'Imperium est l'exemple parfait de ce que nous avançons.

     

    Encore convient-il d'entendre cette phrase en sa juste résonance.

     

    Mais il convient de comparer Pyrrhon et Gorgias. Entre le Traité du Non-Être et les assertions de Pyrrhon la distance est immense. Ils disent pourtant tous deux que l'on ne peut appréhender le Monde, avec en plus cette affirmation de la présence ou de l'absence de l'Être chez Gorgias, comme une réalité première, invisible mais théoriquement nécessaire à l'intelligibilité du monde.

    Pyrrhon n'a plus besoin de l'Être. Il sait que l'on peut se saisir du monde. Alexandre l'a fait. Etrangement notre père du scepticisme ne doute pas de la réalité phénoménale du monde. Gorgias provient d'un autre monde, d'un monde mis en pensée, comme l'on met un tonneau en perce pour le boire jusqu'à la lie. Long & Sedley n'ont pas intitulé leur ouvrage Les philosophes hellénistiques par hasard. Les conditions ont changé. La philosophie grecque change de braquet. Elle ne sera plus jamais la même. Elle n'a plus à s'interroger sur le mystère du monde mais à y vivre dedans. Les pieds en plein dans le plat.

    Le scepticisme de Pyrrhon provient de ce que la philosophie grecque ne désire plus rien. L'anabase est terminée. Gorgias se devait d'être d'une autre trempe. Le monde était encore en projet. La sophistique était une philosophie de l'action immédiate, de l'action directe. Tout était encore à prendre et à réaliser.

    Le pyrrhonisme c'est un peu le retour à la case départ, mais une fois que tout ce que l'on escomptait a été accompli. Et que l'on sait que l'on ne repartira plus jamais. Il y a de la frilosité chez un Pyrrhon. Un peu comme Segalen qui découvre qu'il n'y a plus d'extrême lointain.

    Le pyrrhonisme est aussi une philosophie du repli sur soi. Les attitudes antithétiques d'un Pyrrhon et d'un Gorgias sont éloquentes. Le premier est dans le refus du monde, le second s'efforce d'y briller et d'être un meneur d'hommes.

    ( 2009 / Ôte-moi d'un Doute )

     

    LES PHILOSOPHES HELLINISTIQUES.

    LONG & SEDLEY.

    Tome 3 : LES ACADEMICIENS.

    LA RENAISSANCE DU PYRRHONISME.

    Traduction : JACQUES BRUNSCHWIG & PIERRE PELLEGRIN.

    N° 643. GF. Avril 2001.

     

    LES ACADEMICIENS

     

    Platon a dû s'en retourner dans son urne. A la mort d'Arcésilas, un petit siècle après la remontée du fondateur au royaume des Idées, l'Académie n'est plus l'université des doctrines platoniciennes. Arcésilas et Carnéade lui avaient imprimé une orientation des plus discutables. L'affaire est bien plus grave qu'un retour aux sources socratiques.

    Certes Platon avait annexé la figure du Sage athénien. Si dans ses premiers dialogues nous avons droit au « vrai » Socrate, c'est revêtu de l'autorité morale et légendaire du vieux maître dont il avait lui-même contribué par ses écrits à forger le mythe que plus tard, la maturité venue, l'auteur de La République et du Téétète asséna ses redoutables théories idéales.

    En sa jeunesse Socrate fut un véritable sophiste, vous prouvant par A + B que vous avez tort, tout en reconnaissant que la thèse contraire débouche elle aussi sur une inconséquence. Pour être plus exact, Socrate était beaucoup plus vicieux que la phrase précédente pourrait le laisser accroire. En fait Socrate vous démontrait de A à Z que quelle que soit votre manière de procéder vous n'arriverez jamais à avoir raison. Les chemins de recherche de la Vérité, heideggeriens avant l'heure, ne conduisaient nulle part. Toutes les pistes, les unes après les autres, se révélaient fausses.

    Plus tard, Platon dont le voyage à Syracuse avait formé la jeunesse, devenu grand et responsable, éteignit la mèche de ce ferment d'anarchie intellectuelle. Il s'éteignit paisiblement laissant à ses disciples une oeuvre suffisamment vaste et retorse pour leur occuper l'esprit durant des siècles et des siècles. Sans doute s'en fut-il persuadé que son école n'embaucherait plus que des répétiteurs.

    C'était sans compter sur la malignité du public avide de sensations nouvelles et la jalousie de ses futurs collègues. L'Académie suscita très vite des convoitises. La concurrence fut plus rude que prévue. Les successeurs du maître intangible se virent dépassés et sur leur droite et sur leur gauche. Aristote et son Lycée, Zénon et son Portique, Epicure et son Jardin, encore tenons-nous pour nul et non advenu Diogène et son tonneau.

    La rentrée des classes s'annonçait rude. Arcésilas et son successeur Carnéade comprirent qu'ils avaient intérêt à rénover leur enseignement s'ils voulaient attirer de nouvelles têtes. Plus question de refiler du Platon lyophilisé aux nouvelles générations ! Les choses n'ont d'importance que par les déductions que l'on en tire. Tout est dans l'empaquetage.

    Prenez l'intangible théorie des Idées, sans la nommer une seule fois, n'est-ce pas lui être absolument fidèle à ne pas s'en écarter d'un iota, que par rapport à l'immuabilité des Formes Premières, dont on taira l'existence, tout discours, toute opinion, toute thèse ne sont que foutaises. Le chemin de la Vérité n'est pas la Vérité.

    Nos deux compères surent y faire. Leurs plus proches amis en vinrent à douter quant à leur position idéale. Avaient-ils encore une Idée derrière la tête lorsqu'ils disaient que l'on ne pouvait que suspendre son jugement devant toute assertion puisque l'on était incapable d'apporter la preuve de sa véracité ou de sa fausseté. Sous-entendu allez saisir le soleil dans le reflet d'une vitre !

    Ils étaient encore plus malins que cela. Ils attaquèrent leur ennemis à la base. Avec leur volontarisme logico-politique les stoïciens leur apparaissaient comme une dangereuse secte aux dents trop longues. Pas besoin d'aller très loin. Prenons le problème à la racine. Dans notre tête, dès que notre cerveau perçoit une sensation, comment affirmer la justesse de notre ressenti ?

    Berkeley ne fera que reprendre la problématique treize siècles plus tard ! L'on a du mal à le concevoir, mais la querelle fit rage. Un peu comme celle des universaux qui secoua le moyen-âge, et que plus personne n'ose reprendre à son compte aujourd'hui. Carnéade fut un superbe stratège. Il n'empêcha pas le triomphe du stoïcisme mais il en retarda la victoire de tout un siècle. Et encore dut-il passer avec armes et bagages chez l'ennemi romain pour parfaire sa suprématie.

    Le dogmatisme platonicien sauvé par les thèses Pyrrhoniennes ! La machine métaphysique ne tournait plus Pyrrhon ! Comme toujours l'on s'affronta sans être totalement conscient des enjeux ! Les disputes philosophiques ont ceci en commun au travers des siècles qu'il ne faut point s'attarder au contenu même des opinions professées par les uns ou les autres.

    Ce qui importe c'est de comprendre ce que signifie le retour de telle position à tel moment et ce qu'il symbolise. L'alignement du mouvement officiel du platonisme sur une problématique sceptique ne veut pas dire que platonisme et scepticisme s'équivalent, mais que la pensée platonicienne n'était plus capable de rendre compte de la nouvelle réalité historiale en devenir de l'espace méditerranéo-hellénistique. La grécité se mettait à douter de sa suprématie. Le temps de prendre conscience qu'Alexandre était mort et que la Grèce entrait dans une lente période de déclinaison. La pensée précède, accompagne, et rejoue toujours le déploiement des faits historiaux. Elle est plus rapide et en même temps plus longue à prophétiser, à deviner, et à rappeler la réalité qu'elle suscite et rejette. Nous parlons de la pensée conçue en tant, en temps, qu'historialité hégélienne de sa propre histoire de pensée.

     

    LA RENAISSANCE DU PYRRHONISME

     

    A trop vouloir jouer avec le feu, certains finissent par s'y brûler. C'est Enésidème académicien des plus respectables qui s'en fut créer ce mouvement de pensée que nous appelons sceptique et que lui-même avait intitulé renaissance pyrrhonienne dont Sextus Empiricus du deuxième siècle après J. C. reste le plus célèbre représentant.

    Les sceptiques recherchaient l'ataraxie à leur manière. Disons plutôt qu'ils essayaient de se retrancher de toute prise de tête. Le sceptique n'affirme pas plus qu'il ne nie car il n'en sait rien. Mais peut-être sait-il tout ou du moins croit-il savoir quelque chose. De toutes les manières ce n'est pas grave, ce peut-être un cas plutôt que l'autre. Du moins pour maintenant. Après l'on verra. Tout est relatif, même la relativité. Du coup l'absolu en devient hypothétique et l'hypothèse absolue.

    La nature des choses nous échappe. Mais peut-être pas tant que ça ! Que dire de plus ? Le moins assurément ! Le doute est beaucoup plus une question de méthode que de fondement. L'on ne doute pas. L'on construit son doute. Comme un soldat prêt à liquider le premier qui oserait lever la main sur son officier. Le scepticisme est une anti-phénoménologie en puissance. L'on ne construit pas une citadelle intérieure, l'on retire les murs de sa tour d'ivoire, pierre par pierre.

    L'on a l'impression que le pyrrhonisme cherche à nous protéger. Non pas de nos contemporains, mais des objets qui nous entourent. Il est donc un superbe antidote à la fétichisation des marchandises. Il fonctionne comme une hygiène mentale. Une espèce de rituel matinal, non plus dédié à un dieu, mais à notre solitude d'Homme. Le roi est nu et nous pouvons mirer notre nudité dans notre solitude exemplaire.

    Mais nous aimons aussi revêtir d'autres oripeaux aux couleurs plus éclatantes.

    ( 2009 / Ôte-moi d'un Doute )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 27

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 027 / Decembre 2016

    UN AGENT LITTERAIRE TRES SPECIAL

     

    deux dossiers secrets du Service Défense Territoire Littéraire National …

     

    2

    LODEVE 2009

     

    «  Murcie, nous ne sommes pas dans la merde ! » Certes l'accueil du Chef ne respirait pas l'imparfait du subjonctif et je discernais même dans son rugissement de bouledogue enragé comme un zeste d'acrimonie personnelle.

    «  Et tout cela de votre faute, Murcie ! » Par Zeus, le danger se précisait, le Chef avait dû s'apercevoir que la veille au soir j'avais fait main basse sur la moitié de sa provision de Coronados N° 4 qu'il planquait dans le deuxième tiroir gauche de son secrétaire.

    D'ailleurs après m'avoir intimé l'ordre de m'asseoir tout en me regardant dans les yeux avec une froideur hypnotique des plus comminatoires, le Chef entreprit d'ouvrir... le deuxième tiroir gauche de son bureau avec une lenteur exaspérante.

    Mais non je faisais fausse route. Tel un crotale plantant ses crochets mortifères dans la chair tremblante d'une innocente proie, le Chef me jeta sur les genoux un mince dossier cartonné de couleur rouge.

    «  Lodève 2005, vous connaissez Murcie, c'est vous qui aviez rédigé le rapport !

    _ Bien sûr Chef, mais c'est de l'histoire ancienne et je ne vois pas...

    _ Vous ne voyez pas Murcie, mais si vous croyez que le S(ervice) D(e défense du) T(erritoire) L(ittéraire) N(ational) vous paie pour voir, vous vous trompez Murcie, vous êtes ici pour aplanir les difficultés que la République pourrait rencontrer. Discrètement Murcie, vous entendez, discrètement ! »

    J'entendais mais je ne comprenais pas. Le Chef leva des yeux exaspérés vers le ciel et me mit en quelques mots au parfum.

    «  Vous n'êtes pas sans savoir que nous venons de changer de Ministre de la Culture. En fouillant dans le bureau de son prédécesseur le nouvel impétrant est tombé comme par hasard sur votre rapport. Entre nous soit dit, l'on ne l'avait pas laissé traîner par inadvertance. Nous sommes dans un premier temps en présence d'une tentative avérée de déstabilisation du Gouvernement, et par ricochet de la position internationale de notre Pays, ce qui est infiniment plus grave. Bref Murcie, il faut agir au plus vite ! »

    Les yeux du Chef virèrent au bleu cobalt et sa voix se fit plus sourde. Sans s'en rendre compte il enfourna dans sa bouche un Coronado N° 4 dont il exhala quelques ronds de fumée qui montèrent se perdre sous les lambris dorés du plafond élyséen. Je ne pipais mot. Le Chef réfléchissait. Comme tous les agents du S.D.T.L.N. je savais que c'était en ces instants de forte concentration intérieure que le Chef peaufinait ses plans secrets de riposte fulgurante qui avaient hissé nos services secrets au premier rang mondial.

    « Résumons la situation, Murcie. Dans votre satané rapport vous affirmiez en toutes lettres qu'il n'y avait aucune chance de rencontrer la Poésie à Lodève. Sur ce, le nouveau Ministre pond une circulaire interdisant aux Communes, au Département, à la Région et à l'Etat de subventionner Les voix de la Méditerranée de Lodève. Et ce dès l'année prochaine. En plein dans le piège ! Vous imaginez la levée des boucliers «  La France renonce à la Culture et à la Civilisation! » Il faut arrêter cela au plus vite avant que la presse internationale ne relaie la campagne. N'oubliez pas que les pays méditerranéens producteurs de pétrole envoient des représentants à Lodève. Je n'ose pas entrevoir les ruptures diplomatiques fatales à nos approvisionnements énergétiques. Vous partez tout de suite Murcie ! »

    Le Chef me poussait déjà vers la porte. «  Dépêchez-vous Murcie. Nous n'avons pas lésiné sur les moyens : trois nuits à l'hôtel deux étoiles et là-bas nous avons activé nos correspondants. Attention, il se peut qu'il y ait déjà des services étrangers sur place. Vous avez carte blanche. N'hésitez pas à liquider la moitié de la ville si nécessaire. Tout ce que l'on vous demande c'est de trouver un poète, un seul, mais un vrai. Devant cette évidence le ministère sera obligé d'annuler sa circulaire avant qu'elle ne paraisse au Journal Officiel. Mais comment Murcie, vous n'êtes pas encore parti ! »

     

    Voilà pourquoi quelques heures plus tard au volant de ma 104 Peugeot je roulais à tombeau ouvert vers Lodève. J'étais inquiet. Certes j'emmenais avec moi mon commando de choc de prédilection. Celui-là même qui était à mes côtés lors de la mission 2005. Je savais pouvoir compter sur le charme ibérien et les nerfs d'acier de la pulpeuse Béatriz G... Je possédais aussi une confiance aveugle en le flair de Molossa. Mais les derniers coups fourrés auxquels nous avions été mêlés avaient été particulièrement éprouvants. Molossos n'en était pas revenu vivant... Il repose maintenant sous le vert gazon de son dernier sommeil. Depuis ce temps, quoi qu'elle en montre Molossa n'est plus au mieux de sa forme...

     

    Ce fut pourtant elle qui la première pressentit le danger. Je n'avais pas coupé le contact qu'elle émit un bref jappement. Un seul mais ô combien instructif ! Ça sentait mauvais, très mauvais. On avait intérêt à jouer serré : nous n'étions pas les seuls sur la place ! Le Chef avait raison. De la discrétion avant tout ! Pas de panique, nous avions tout prévu et chacun connaissait son rôle par coeur.

    Féline Beatriz G... s'extirpa de la voiture avec la grâce titubante d'une touriste ankylosée par une longue route, enfin parvenue à destination. Elle esquissa quelques pas sur le parking tandis que sur ses lèvres se dessinait une moue de surprise. Quelle chance, semblait-elle dire, s'arrêter juste en face de la longue travée des étals des éditeurs ! Personne ne fit attention à sa silhouette d'intellectuelle en manque de lecture qui se mêla aux files des clients potentiels en train de reluquer les bouquins. En moins de trente secondes, ni vus ni connus, nous avions lancé une torpille à tête chercheuse en plein coeur du dispositif adverse...

    Trois heures plus tard elle me rejoignait à l'hôtel. Mission accomplie. Je sifflais d'admiration lorsqu'elle m'énuméra l'équipe de soutien que le S.D.T.L.N. avait planquée sur les lieux. Liron, Roque, Giraud ! Le Chef n'avait pas ergoté sur la qualité. Le haut du panier de la Cellule d'Action Poétique. L'affaire était encore plus importante que ne l'avais crue !

    Toutefois sur le papier l'opération semblait d'une facilité déconcertante. Acte 1 : nous rendre à la soirée d'ouverture du festival durant laquelle les 90 poètes invités se présenteraient à tour de rôle. Acte 2 : repérer la bête rare. Acte 3 : ramener à Paris la preuve de l'existence de cet Olibrius improbable. L'acte 4 ne nous incombait pas. Notre mission s'arrêtait là.

     

    A vingt-trois heures tapantes nous étions tous à nos postes, sur la place centrale de Lodève transformée pour la cause en vaste terrasse de café. Parmi la foule nous n'étions qu'un groupe de convives des plus banals, amicalement attablés, face à la scène centrale, autour de quelques pichets de vin rouge.

    Une voix grésilla dans le micro «  Chers festivaliers, nous sommes heureux bla... bla... bla... bla... bla... bla... laissons donc le champ libre à notre premier artiste ! »

    Tu parles d'un champ libre. A peine la voix s'était-elle tue que crac, boum, hue ! Toutes les lumières s'éteignirent d'un coup. Il y eut des oh ! et des ah ! amusés, le public prenait l'incident à la rigolade. Pas nous ! Allez reconnaître quelqu'un dans le noir absolu ! L'ennemi venait de marquer un point.

     

    Rendons grâce aux organisateurs qui pallièrent au désastre. Chaque poète lirait son texte, de l'endroit où il se trouvait, comme il pourrait. A chacun de tirer son épingle du jeu !

    Ce fut dantesque. De l'obscurité la plus profonde s'élevait de temps en temps une voix. Des spectateurs attentionnés allumaient leur briquet, de sacrés veinards bénéficièrent du halo clignotant d'une lampe de poche. Certains martyrisaient une pauvre guitare et d'autres vociféraient à qui mieux mieux. Les histrions de la poésie sonore s'en donnèrent à coeur joie, sûrs de rafler in fine la mise.

    On ne voyait rien, on n'entendait rien. C'était Babel, chacun hurlait comme un chacal en rut dans sa langue. Nombreux sont les idiomes méditerranéens : italien, syrien, marocain, hébreu, espagnol, bosniaque, malgré les efforts conjugués des traducteurs, il y avait de quoi en perdre son latin.

    C'est alors que dans ce brouhaha, de ce pandémonium monstrueux, surgit la lyre d'Orphée. Toute droite sortie de l'antique Hellade. Je ne saisis que quelques vocables sacrés jetés aux vents de l'immémoire contemporaine «  Alexandre... Byzance... ». Mais le doute n'était plus possible. Il était là. C'était lui. Le Poëte, le Seul, le Vrai, l'Unique.

    Etais-je le seul à le percevoir ? Il fallait à tout prix détourner l'attention de l'ennemi au plus vite. Pistolero Roque alhouma le feu en scandant à tue-tête quelques unes de ses odes amoureuses qui attirèrent l'esprit du public sur des sentes brûlantes. Je profitai de l'émotion suscitée pour décrocher avec serval Beatriz, Molossa sur nos talons. Pour protéger notre retraite Trappeur Giraud entonna un chant de noire anarchie qui souleva l'enthousiasme de la foule. Nous regagnâmes notre hôtel sans encombre.

     

    Au téléphone le Chef était furieux.

    « Comment ça, ils n'hésitent pas à dynamiter le transformateur de l'éclairage public de Lodève, et vous laissez filer le fromage. Continuez comme ça, Murcie, et d'ici deux jours vous retrouverez votre Orphée dans un caniveau, criblé de balles. Vous croyez qu'ils vont le laisser vivre longtemps ? Murcie, vous êtes un incapable. Je vous rends personnellement responsable de sa survie. Action ! »

    Le Chef avait raison. Encore fallait-il identifier notre aède. Depuis son stand des Editions Clapas – quelle meilleure couverture pour un agent du Service d'Action Poétique que d'être l'éditeur qui avait été chargé de rédiger l'Anthologie 2009 du festival – Tête Chercheuse Liron se livra à de savants recoupages. Son ordinateur cérébral nous indiqua enfin le nom de Klitos Ionnanides, né à Chypre en 1944. Puis il ajouta : « Prochaine apparition publique : lundi 20 juillet ; 18 H 30 ; Cour du Musée. »

     

    Ca sentait le coup fourré à plein nez, pas besoin du pif de Molossa pour le diagnostiquer ! Lors du dernier briefing j'avais été très clair : « Molossa, Lionne Beatriz et moi-même en première ligne. En arrière Roque et Giraud, en ultime position Liron qui depuis son stand possède par le plus pur hasard providentiel une vision panoramique sur toute la Cour. Je rappelle la problématique : le problème n'est pas de savoir si l'on doit tirer ou pas, mais la solution est de savoir sur qui l'on doit tirer. »

    Bordel ! Une demi-heure que nous étions-là et impossible d'identifier l'ennemi. Dans la vingtaine de festivaliers sagement assis sur leur chaise, personne n'offrait le profil adéquat. Allaient-ils nous descendre le Klitos au fusil à lunette depuis le toit du musée ? Je n'en menais pas large, un simple tireur d'élite peut faire à lui tout seul plus de mal qu'un commando aéroporté. Molossa tira sur sa laisse. Je la libérai. Traînant la patte, la langue pendante, elle se dirigea sans même me jeter un regard vers l'entrée du musée. Un gardien que le porche intérieur avait caché s'interposa pour lui barrer l'entrée. Nous étions refaits !

    Je n'eus pas le temps de sortir mon Uzzi. Une légère effervescence de robe froufroutante à l'autre bout de la cour trahit l'arrivée d'un petit groupe. Klitos au beau milieu. Tant pis pour Molossa, je ne devais à aucun prix quitter Klitos des yeux.

     

    Je récapitulai dans ma tête les fiches anthropométriques fournies par Liron. Sur la tribune à ma gauche Issa Samaa et Saleh Al'Ami, au centre Catherine Fahri la présentatrice, fort belle jeune femme par ma foi, et à ma droite, Eleni Kelafa et Ioannidès. Jusque là tout va bien. On échange des politesses, on tapote les micros, on se cale sur sa chaise.

    J'en profite pour lancer un regard en coin à Molossa. Le gardien se penche pour déposer une écuelle d'eau devant son museau. L'imbécile ! D'un bond Molossa lui saute à la gorge et lui tranche d'un coup de dent acéré la carotide. Son cadavre roule dans un épais massif de bégonia. Je respire. La scène n'a pas duré trois secondes. Pas un bruit, pas un cri. Molossa est passée à l'action. Elle a commencé les opérations de nettoyage. Je me sens mieux.

    Devant ça ronronne doucement. Catherine Fahri présente les deux premiers invités qui viennent de l'Emirat d'Oman. Nous avons droit à un véritable dépliant touristique, le soleil brûlant, le merveilleux désert, le golfe persique si bleu... C'est maintenant à Klitos de présenter la paradisiaque île de Chypre. Mais où sont les tueurs ? Je croise le visage anxieux de panthère Beatriz. Pourvu que Roque, Giraud et Liron soient parvenus à les neutraliser !

     

    Bien sûr je me suis fait avoir comme un bleu. L'ennemi était devant moi et je n'avais rien vu. C'est Klitos qui a sorti son colt le premier et qui a commencé à canarder sans sommation. Je ne peux que l'imiter. C'est qu'il y va fort de la pastille, le Klitos, il descend tout ce qui bouge, placidement, systématiquement. Le genre de gars qui n'est pas habitué à salopéger le travail.

    « Chypre, pan ! pan ! Envahie par les Turcs, pan ! Pan » La Fahri essaie de parer les coups. Mais le Klitos use d'un gros calibre «  la culture occidentale, pan ! Pan ! L'Orient, pan ! Pan ! La grande catastrophe, pan ! Pan ! ». Puis il lâche les pruneaux qui fâchent « la pensée philosophique, pan ! pan ! La soumission musulmane, pan ! pan ! » La belle Fahri n'y tient plus elle tire de son écharpe qu'elle agitait comme un étendard une kalachnikov et se met à arroser l'assistance. Le public se rebiffe, Tigresse Beatriz distribue des grenades à qui qu'en veut et mène l'assaut. Ça tire de partout. Derrière Giraud, Roque, et Liron cartonnent à tout berzingue. Catherine Fahri en perdition hisse le drapeau blanc de l'amour soufi. Mais Klitos est un jusqu'au boutiste qui ne fait pas de prisonniers. «  Soufisme, pan ! pan ! mon maître Corbin pan ! Pan ! Les soufis pourchassés par les islamistes, pan ! Pan ! »

    Pour corser le tout Molossa traverse la cour en trombe et aboie comme une sauvage sur un mini fouillis d'arbustes à dix pas de Klitos. Je pige à la seconde. Elle vient de repérer un drone-cat, un de ces terribles robots à tout faire que la CIA télécommande depuis son centre secret de Houston.

    Je l'annihile de trente-six coups de pétoire droit au but. La victoire est de notre côté. La Fahri s'enfuit en pleurant. Le poëte Issa Samaa qui ne parle pas un mot de français mais qui ne doit pas aimer les américains a tout compris : il déclare solennellement qu'il va lire en l'honneur de Molossa un de ses poèmes intitulé « Le chien ». Klytos quitte la scène porté en triomphe par le public tandis que les gentils organisateurs un peu gênés aux entournures profitent des vivats pour faire disparaître les cadavres des agents ennemis qui jonchent le sol. Nous avons gagné.

     

    Le Chef repousse d'un doigt dégoûté les deux livres de Klitos Ioannides que j'ai ostensiblement déposés sur son bureau.

    «  Et vous êtes fier de vous Murcie ! Et vous croyez avoir accompli votre mission sous prétexte que vous rapportez les preuves indubitables de ce que je vous avais demandé. Vous ne voulez pas aussi une médaille pour avoir montré à la face du monde qu'en vingt ans d'existence le Festival de Lodève a été enfin honoré de la présence d'un véritable poëte. Un certain Klitos Ioannides ! Et vous rêviez peut-être en plus que j'allai vous offrir un Coronado N° 4 pour couronner le tout. Murcie, vous êtes un imbécile !

    • Mais enfin Chef, j'ai parfaitement rempli le cahier de charges de ma mission !

    • Votre mission, Murcie ? Vous pensiez qu'elle avait pour but de rallumer la guerre entre la Grèce et la Turquie ! Vous imaginez nos approvisionnements de pétrole si par le jeu des alliances la Communauté Européenne se trouvait obligée de se ranger au côté de la Grèce comme les accords statutaires le définissent. Tous les pays musulmans se feraient le plaisir de couper le robinet. Nous serions alors pieds et poings liés aux mains des Américains. Est-ce ainsi que vous entrevoyez l'indépendance de votre Pays, Murcie !

    • Mais Che...

    • Et l'Europe de la Méditerranée, vous n'en avez jamais entendu parler ? Notre Président travaille comme un madurle à créer une vaste zone commerciale de libre-échange centrée sur la Méditerranée, à l'abri des revendicatives turbulences culturelles et vous jetez ce boute-feu de Klitos Ioannides en plein milieu de l'édifice, vous êtes fou, Murcie ! »

     

    J'allai répliquer lorsque le téléphone rouge sonna. Le Chef s'empara du combiné :

    «  Mes hommages, Monsieur le Président... Bien sûr Monsieur le Président... Oui Monsieur le Président... Exactement Monsieur le Président... Ne vous en faites pas Monsieur le Président, nous retiendrons sur sa paye le prix d'un drone-cat... quinze millions de dollars ! Je comprends qu'Obama fasse la gueule comme vous dites si pittoresquement Monsieur le Président... ah ! uniquement pour le principe de franche amitié entre les peuples, entièrement d'accord avec vous Monsieur le Président... l'Amérique ne saurait se montrer mesquine d'autant plus comme vous me l'apprenez Monsieur le Président que ce malheureux drone-cat appartenait à l'Otan... ah ! c'était la France qui l'avait payé... n'ayez crainte Monsieur le Président je me charge en personne de veiller à ce que l'agent Murcie soit rétrogradé en ses fonctions, au revoir Monsieur le Président... Je vous remercie Monsieur le Prés... »

    L'on avait raccroché à l'autre bout assez sèchement.

    «  Désolé Murcie, mais je n'y peux rien. »

    Toutefois en un geste empli d'une profonde humanité que je n'aurais jamais soupçonnée chez lui, le Chef me tendit un de ses Coronados N° 4. Puis il soupira longuement :

    «  Vous savez Murcie, entre nous soit dit, c'est vous qui avez raison ! »

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LES CYNIQUES GRECS.

    FRAGMENTS ET TEMOIGNAGES.

    Choix, traduction, et notes : LEONCE PAQUET.

    Avant-propos : MARIE-ODILE GOULET-CASE.

    N° 4614. Le Livre de Poche. 437 pp. 1992.

     

    Reprise d'un gros livre édité au Canada, mais allégé l'on ne sait trop pourquoi. Les animateurs de la Collection Les Classiques de la philosophie ont sans aucun doute jugé que le public français n'était pas apte à se confronter avec la version intégrale ! C'est d'autant plus regrettable que la quatrième de couverture nous avertit que « ce recueil est le premier du genre qui soit aussi complet ». Nous ne savons pas si le lecteur est habilité à reconnaître en cette assertion publicitaire un magnifique exemple de cynisme commercial.

    La postérité a mal agi avec le cynisme. Diogène accapare le devant de la scène. Dommage pour Antisthène qui fut le véritable fondateur de la secte. Il semble que la doxa se soit un peu entremêlée les calames et que l'on attribue au disciple, sans grand mérite préféré puisqu'il fut le seul, quelques anecdotes vécues par le maître.

    Antisthène était un élève de Socrate qui prit au pied de la lettre les préceptes de son professeur. Socrate conseillait à chacun de ne pas être dupe, ni de soi-même, ni des autres, ni des institutions tant étatiques que coutumières. Antisthène radicalisa le discours de Socrate. Alors que l'inventeur de la maïeutique entrevoyait derrière le faux-semblant des opinions une vérité fondamentale intangible, Antisthène s'érigea en intraitable censeur du comportement sociétal de ses contemporains. Socrate éduquait, Anthisthène persifflait.

    Survint Diogène qui corrigea. A coups de lazzis, et de bâtons. Sans carotte. Diogène réduisit l'homme à sa plus simple expression : l'individu. Si l'homme se doit d'être un loup pour l'homme ce sera un loup solitaire. Il est effrayant de penser que Diogène fut le contemporain de Platon. Selon Diogène La République de Platon est une absurde utopie. Le cynique ne goûte guère la proximité de ses semblables. Sa société se réduit à sa modeste personne. Réfréner ses désirs, se contenter du strict minimum vital, et basta !

    Le cynique est comme ces chiens errants qui vivent de poubelles et d'os à moelle récupérés en de douteuses circonstances. Diogène ne fut-il pas accusé de trafiquer la monnaie ! Le cynique se rit de tout, de vos préventions les plus assurées comme les plus secrètes, et aussi de lui-même. Ricanements idiots de la hyène, s'émouvront les âmes sensibles.

    Diogène fut l'anarchiste par excellence. C'est en cela qu'il nous est resté, en dépit des siècles, singulièrement attachant. Diogène ne croit pas aux simagrées du corps social. Sa grossièreté est notre miroir. Celui qui méprise les lois et les traditions nous semble l'être libre par excellence.

    Aujourd'hui Diogène nous parle d'autant plus que sa frugalité nous renvoie à notre haine du consumérisme. Diogène n'a besoin que de lui-même. Un peu d'eau et un quignon de pain lui suffisent. Diogène vit en quasi autarcie. Ayant limité ses besoins à presque rien, il n'est redevable à personne de son bonheur et peut parler d'égal à égal, avec quiconque, fût-il Alexandre.

    Mais le Sage rigolard n'est qu'un clown triste. Diogène est incapable de rester seul. Sans les autres, il n'est rien. Un pauvre hère anonyme qui mendie au coin de la rue, un esclave invisible que personne ne voit. Si par magie la population entière d'Athènes suivait ses préceptes, le monde deviendrait ennuyeux car Diogène ne pourrait plus endosser son rôle de bateleur public. Un peu comme le gendarme qui se sent inutile quand il n'y a plus de voleurs !

    Certes Diogène ne dit pas que des stupidités. Notre bouffon habille le citoyen pour l'hiver. Nous nous tordons de rire à chacune de ses réparties. Mais en y réfléchissant un peu, il y a de la graine de tyran en notre philosophe. Diogène est un moraliste. Notre homme qui se masturbe et fornique sur la place publique est un sacré puritain. L'Homme se doit de lui ressembler. Nous ne nions pas les nombreux travers de nos contemporains, mais celui qui se définit par la négation de ses semblables dépend totalement de leur pitoyable existence pour parvenir à être ce qu'il désire vouloir être.

    Julien qui écrivit Contre les Cyniques, et dont nous retrouvons en le livre des extraits de deux de ses discours, ne s'y trompe pas. Si dans un premier temps il dresse Diogène sur un piédestal - et à quelles circonvolutions se livre-t-il pour expliquer que si notre philosophe ne se soucie guère des Dieux c'est justement parce que révérant trop leur vénérable grandeur il prend soin de ne pas les importuner par sa médiocre petitesse ! – il est beaucoup plus incisif quant à ses sectateurs qu'il accuse de ressembler un peu trop à des chrétiens.

    C'est que si les chiens n'accouchent pas de chats, tous les moralistes, par-delà les siècles et les cultures se ressemblent. Le monachisme ne diffère pas profondément du sectarisme cynique. Quoi qu'en veuille Julien, Diogène et nombre de ses acolytes se moquaient éperdument des Dieux. S'ils ne l'ont pas proclamé aussi haut et aussi fort que l'on aurait pu s'y attendre, c'est que guidés par une saine prudence ils tenaient à ne pas couper le cordon ombilical de la citoyenneté antique. Déjà qu'ils s'extrayaient de la communauté municipale par leur mode de vie de renonçant, en crachant sur les Dieux mythiques et fondateurs de la ville, ils auraient signé dans bien des cas signer leur arrêté d'expulsion.

    Les Cyniques répugnaient à prêcher dans le désert. Les moines chrétiens s'y résoudront lorsque l'insécurité apportée par les invasions barbares les poussera à se réfugier dans les contrées les plus reculées, à l'écart des grands axes de pénétration et de conquête.

    Julien nous dresse le portrait d'un Diogène respectueux des Dieux, en accord avec sa volonté politique de repaganisation des esprits. Dans un même ordre d'idée il prend un soin extrême à revendiquer la figure philosophique de Diogène qu'il hisse à l'égal de Socrate. Il ne fallait pas laisser à l'Eglise l'opportunité de récupérer un personnage si populaire dont elle se serait fait un plaisir de travestir en un annonciateur inconscient du Christ.

    L'Empereur avait le nez creux. Il a subodoré bien avant Nietzsche tout ce qu'il pouvait y avoir de décadence dans les postures cyniques. Diogène est bien l'un des pères fondateurs du nihilisme philosophique et européen. Un nihilisme d'autant plus exaltant qu'il ne se réduisait pas à un catéchisme théorique, mais qu'il exigeait de la part de celui qui le professait un engagement êtral des plus profonds qui comblait les attentes et les déceptions existentielles de ses sectateurs les plus sincères.

    Le principal défaut du livre réside d'ailleurs en le manque d'explications articulatoires quant au déploiement du second cynisme, que nos présentatrices se contentent de qualifier de Césarien sans même chercher à exposer les conditions historiales de cette résurgence philosophique dans les dernier siècles de l'Imperium Romanum.

    Pour notre part nous y voyons la conséquence de la prise de conscience, par toute une partie cultivée de l'élite de cette société déliquescente et déjà crépusculaire, de l'inéluctable catastrophe de son écroulement programmé.

    Nous avons plus d'une fois en nos purpurales chroniques insisté sur les effets délétères de la pensée platonicienne qui fut un peu le cheval de Troie que le christianisme utilisa pour phagocyter la pensée grecque et étayer sa propre théologie. La pensée diogénique, si éloignée de celle de Platon - nous enjoignons le lecteur à se reporter à toutes les réparties assassines que Diogène se livra à l'encontre de l'auteur des Lois – peut aussi être envisagée selon d' identiques modalités.

    Avec toutefois cette différence essentielle : un rire dévastateur qui emporte tout sur son passage. Au contraire du dogme chrétien, la pensée de Diogène n'est pas coincée du cul. Elle reste roborative et jouissive.

    Socrate, Antisthène, Diogène, Cratès. Ce dernier fut le disciple de Diogène. Il n'hésita pas à distribuer sa fortune aux pauvres pour endosser son idéal. Il fut le maître d'un certain Zénon, non pas l'archer souverain, mais le fondateur du stoïcisme. Quand on se rappelle que nombre d'esprits éminents ont affirmé qu'il n'y aurait jamais eu de christianisation des élites romaines si les intelligences n'avaient pas été au préalable préparé à sa réception par la haute tenue morale de l'éthique stoïcienne, l'on en vient à s'interroger sur cette philosophie grecque censée avoir eu tant d'idée à suivre...

    ( 2009 / in Cyniques ta Mère ! )

     

    DIOGENE LE CYNIQUE

    FRAGMENTS INEDITS

    Textes traduits et présentés par ADELINE BALDACCHINO

    Préface de MICHEL ONFRAY

    ( Editions Autrement / Octobre 2014 )



    Des inédits de Diogène le Cynique, grands Dieux comment est-ce possible ? L'on nous l'explique en long et en large. Par deux fois. Sont malins chez Autrement. Adeline Baldacchino, célèbre inconnue. Pas fous, ils ont confié la préface à Michel Onfray. Gros porteur. Gros vendeur. Le philosophe radiophonique par excellence. Difficile de faire meilleur choix. Depuis trente ans s'est toujours présenté comme le sybarite en chef du rayon philosophique. Imaginez que l'on ait exhumé d'une bibliothèque un dialogue perdu de Platon, le faire préfacer par ce contempteur breveté de l'idéalisme platonicien n'aurait pas été très crédible. Mais pour Onfray qui n'en finit pas de se réclamer des Cyrénaïque, Diogène c'est du tout cuit. Je n'ose dire du pain bénit. Pourtant Onfray se hâte d'en beurrer la tartine nous présentant Diogène comme le grand inspirateur de nos philosophes lybiens, le maillon fort qui permet la jonction entre Antisthène et le chant des Cyrènes... L'oublie au passage qu'Antisthène reçut avant celui de Socrate l'enseignement de Gorgias. Un peu trop métaphysicien pour Onfray qui reste un moraliste dans la grande tradition française... Mais ceci est un autre débat que nous reprendrons un autre jour.

    C'est Michel Onfray lui-même qui nous y invite. Les vieilles barbes philosophiques antérieurement millénaristes ne font pas le poids face à une merveilleuse jeune fille toute charnelle de notre siècle. Nous la couvre de compliments cette Adeline Baldacchino. Pour un peu nous en tomberions amoureux ! Une enfant si intelligente, qui connaît toutes les langues que notre paresse nous interdit d'apprendre. Le grec, le latin, l'arabe et quelques autres idiomes n'ont aucun secret pour elle. N'imaginez pas la forte en thème boutonneuse. Non une aventurière, qui refuse de continuer sa khâgne après avoir lu par hasard un volume de Cioran. Du jour au lendemain elle se lance dans une anabase conquérante à la recherche du continent perdu du corpus philosophique grec.

    Mais à chacun ses démons. Onfray a encore quelques comptes à régler avec la valetaille fonctionnariste des professeurs d'université qui n'ont pas été capables de nous livrer dument traduits et commentés ces fragments retrouvés de Diogène dont ils connaissaient l'existence mais qu'ils ont négligés, trop occupés qu'ils étaient à atteindre les plus hauts grades de leur pédagogique carrière de chercheur étatistes appointés...

    L'abandonne donc notre demoiselle pour mieux souffleter les sorbonnards galonnés. Laquelle ne s'en offusque guère et en profite pour nous conter la suite de ses péripéties. Qui ne nous agréent guère. Se finissent très mal. Quand fièrement elle nous apprend qu'après avoir réussi son concours elle s'en va pantoufler tout à son aise comme Conseillère à La Cour des Comptes. Je pense deviner combien Diogène le tonnelier se serait raillé de cette fin si bourgeoise. C'est donc derrière les lambris de cette honorable institution qu'elle mena à bien la traduction et la présentation de ces fragments de Diogène.

    Partait d'une idée toute simple : décortiquer les textes du corpus arabe afin d' y retrouver au hasard des citations, de rares extraits provenant d'auteurs grecs... C'est ainsi qu'elle s'aperçut qu'un professeur d'université canadienne le vénérable Dimitri Gutas avait déjà réalisé cette entreprise de fourmi et donnait dans un de ces ouvrages tout le matériel qu'il avait réuni quant à Diogène. Ne restait plus à notre Adeline chérie qu'à traduire et présenter. Le résultat de son travail et de ses analyses, non dénués d'esprit de finesse et de talent, encadre la cinquantaine de pages des phrases rendues à Diogène... Elle-même reconnaît que ces lignes par miracle et grande patience offertes à notre curiosité n'altèrent et n'améliorent en rien l'ensemble des textes de Diogène déjà à notre disposition. Confirment ce que nous connaissions.

    Le Chien devait savoir aboyer très fort et fort à propos. Diogène ne ménageait ni ses moqueries, ni ses impertinences, ni ses provocations. L'on ne badine pas avec les puissants. Les retours de bâton peuvent être mortels. Combat du sage à la jarre de terre contre les pots d'or et d'argent des riches. Sa lutte de classe n'était pas dangereuse. Persifflait beaucoup mais ses acerbes et virulentes critiques étaient davantage tournées vers l'exemplarité de sa rude pauvreté que vers la confiscation effective des biens d'autrui. Se moquait de la gloutonnerie des fortunés mais ne leur retirait pour cela ni le pain de la bouche ni les pièces d'or de leurs coffres. Leur désignait l'ascétique voie à suivre sur laquelle ils se gardaient bien de poser le pied.

    Il y a pire chez ce premier contempteur de la société de consommation de son époque. Bien frugale encore je vous l'accorde, mais c'est le médecin qui prescrit le médicament idoine alors même que la maladie n'est pas même pas déclarée qui n'en est que plus estimable. Diogène nous enseigne à rejeter le superflu, à ne pas nous créer de besoins artificiels. Ces admonestations nous paraissent raisonnables. La possession d'objets inutiles nous éloigne de nous-mêmes et nous écarte de notre moi le plus profond.

    Mais Diogène nous agace prodigieusement quand de la restriction des besoins surnuméraires il en vient à réfréner ses désirs. La liberté résiderait d'après lui dans le renoncement à nos plus grandes passions. Pour libérer l'âme il occulte son corps. Des deux moitiés de l'orange il n'en mange qu'une. Ce qui était une éthique de la protection devient une morale de la privation. De Diogène le goguenard qui fait semblant de chercher un homme en plein midi lanterne allumée à la main l'on passe à l'ermite christophile qui s'enfuit de ses semblables et s'en va mortifier sa chair au fond de bois inatteignables.

    Diogène est un homme de représentation. L'a besoin d'un public. Sans une troupe de curieux pour s'esbaudir ou s'horripiler de ses farcétiques exploits, il n'est plus rien. Lui qui dévoile les dessous de la comédie humaine est en quelque sorte, le clou du spectacle, le clown de la pièce. Le fou dont l'absence nuit à la réussite de son théâtre. Quant à la perte du désir, il n'en dit rien. Le garde immergé au fond de lui. Se masturbe sur l'agora pour plus tard ne pas éprouver la lâche nécessité d'un ou d'une partenaire. Mais l'aspect solitaire de son action n'apparaît pas, cette castration auto-érotique devient un plaisir partagé puisqu'il jouit davantage du scandale qu'il produit que de son éjaculation.

    Diogène le grec, homme de cité qui ne serait rien sans le concours provoqué de ses concitoyens à son déploiement individuel. L'Homme en tant qu'animal collectif qui réside dans l'horizontalité de son troupeau. Nous sommes encore loin de l'ataraxie stoïcienne telle qu'elle se déploiera plus tard chez les romains des derniers siècles. Cette décadence – non pas de l'Empire, mais des hommes – qui se profile déjà et que certains se dépêcheront de présenter comme une préparation morale au futur triomphe du christianisme.

    Le pouvoir impérial est alors devenu si prégnant que la parole a perdu de sa valeur libératrice. L'homme qui reconnaît l'inutilité de ses efforts se referme sur-lui-même, comme l'huître désireuse de celer sa viscosité sous la rugosité de ses écailles. La religion comme un ultime recours. Mais les Dieux se détournent et refusent cette mésalliance. N'en reste qu'un, petit, souffreteux et périssable, qui ne survivra pas à tous les espoirs que les larves humaines tendent en vain vers sa croix où l'on fut obligé de le clouer à seule fin qu'il ne tombât point à terre. Le rire de Diogène était beaucoup plus roboratif.

    ( Chroniques de Pourpre - 08 / 01 / 14. )