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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 123

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 34

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 034 / Janvier 2017

    NOS ANCÊTRES LES GAULOIS

     

    ANTONINOS D'APAMIA

    LE DERNIER ROI SAINT DES GAULOIS IBERES

    JEAN-JACQUES SOULET

    ( Auto-Edition / 2012 )

     

    Il est des livres que l'on range sur les rayons poussiéreux des bibliothèques afin de les mieux oublier et d'autres qui dérangent. La fibre chrétienne n'étant pas mon fort, cet ouvrage consacré à Saint Antonin était condamné à une sombre relégation idéologique sur la plus basse des étagères lorsque cet été la lecture des Eaux d'Apamia du même auteur ( voir Chroniques de Pourpre N° 23 ) excita ma curiosité.

    Belle couverture quadrichromique mais quatre cent vingt pages de texte en petits caractères, attention lecteur, vous voici confronté à une oeuvre de longue patience. De grande sapience aussi. Jean-Jacques Soulet vous prend par la main et vous voici parti sur les traces d'Antoninos pour une minutieuse enquête. Sans doute hésiterez-vous, vous ne lui voulez aucun mal à cet Antoninos, mais enfin... Lorsque je vous aurai dit que vous le connaissez mieux sous le nom de Saint Antonin, je crains que votre face n'arbore une moue de dédain, les biographies hagiographiques des bienheureux de la Sainte Eglise, il vaut peut-être mieux que vous n'ayez point à exposer le peu d'estime que vous leur portez... Je partage votre point de vue, mais attention nous sommes ici davantage dans un livre d'Histoire que d'histoire sainte.

    Jean-Jacques Soulet use d'une méthode que l'on pourrait qualifier d'indienne. Une stratégie sioux. D'abord repérer les traces de l'ennemi, ensuite les suivre longtemps, longtemps, l'opération est plus difficile que vous ne le croiriez, elle nécessite du flair et surtout cette agilité intellectuelle qui consiste, au départ d'un glanage accumulatif et conséquentiel de maigres indices, à concevoir l'intelligence qui préside à l'entreprise itinérante de votre future proie. Dans le seul but de deviner le terme de ses pérégrinations en bout desquelles vous l'attendrez. Et alors pourra commencer le tourbillon des poneys fous autour des charriots rassemblés en un rond défensif … Dix fois, cent fois, vous tournerez rétrécissant à chaque tour le rayon de votre cercle, jusqu'à ce qu'enfin en un dernier effort le mur défensif soit percé et qu'au soir de cette mémorable bataille vous rapportiez en votre tipi les scalps sanglants de votre victoire.

    Le problème avec Saint Antonin, c'est que vous en avez deux pour le prix d'un. L'Histoire officielle est formelle : elle a repéré deux Antonins, l'un d'Apamée antique cité de Syrie et l'autre de Pamiers sise en Ariège. Jean-Jacques Soulet simplifie le problème. Coupe le problème en deux et réunit les deux éléments en un seul et même individu. Trop de similitudes entre les deux pour ne pas se douter de l'embrouille. Nous avons la solution mais pas l'explication.

    Nous la fournit. Avant tout politique. Le jeune Antoninos a du souci à se faire. L'est le rejeton royal du royaume d'Apamia. Mais il s'est converti à ce qu'aujourd'hui nous appelons catholicisme mais qu'à l'époque l'on désignait sous le nom de chrétien. En opposition avec les partisans de l'arianisme. Des chrétiens aussi mais qui refusent de croire que le Dieu unique ait pu se faire homme. Sont partisans d'un monothéisme que nous qualifierons d'intégral comparé à la trinité catholique. Or les Wisigoths depuis leur capitale toulousaine voient d'un très mauvais oeil ce transfuge religieux aux portes de leur royaume. Rappelons que soixante kilomètres séparent Pamiers de Toulouse. A peine âgé de dix-sept ans Antoninos ne doit son salut qu'à la fuite au plus loin, en Orient... Laissons-le se former durant de nombreuses années auprès de moines augustiniens et suivre un enseignement qui couvre aussi bien les domaines de la foi que de la médecine, de l'architecture, de l'hydrographie. Intelligence vive qui acquiert les nouvelles connaissances mais aussi fille d'un peuple non dépourvu d'un savoir et d'un savoir-faire ancestral.

    Revenons à ce mystérieux royaume d'Apamia gommé des ardoises de l'Histoire. Faut éplucher les textes pour en trouver mention. Un petit territoire coincé entre la Narbonnaise et le Royaume Wisigoth. Possède sa spécificité ethnique. Appartient à la tribu gauloise des Sotiates, peuple ingénieux, héritier du savoir – tant théorique que pratique – des druides, et qui excellait entre autres domaines en la construction des canaux, des ponts, des aqueducs, des moulins, les champions de l'hydrographie. Bien supérieurs aux romains à qui Jean-Jacques Soulet dénie à leur profit la paternité du Pont du Gard. Le genre d'assertion qui bouscule quelque peu les certitudes historiales officielles...

    Antonin ne restera pas toute sa vie en Orient. Reviendra en occident, voyage de ville en ville. Ne fait pas que passer. Y séjourne plus ou moins longtemps. Jean-Jacques Soulet étudie de près villages et bourgades dans lesquelles il s'attarde. N' y reste pas inactif. Soigne les malades, la meilleure façon d'opérer des miracles, mais il existe entre toutes ces résidences des traces tangibles et des témoignages qui présentent d'étranges similitudes. Que ce ce soit en France, en Espagne ou en Angleterre, il reste encore des vestiges de ses actions : tout un lot d'églises paléo-chrétiennes construites sur le même modèle et de nombreuses dérivations et aménagements de cours d'eau. Avec aussi l'édification de moulins dont la propriété et les bénéfices sont à chaque fois portées au bénéfice de l'Eglise. Dans une enquête policière nous serions en présence d'un faisceau de faits qui désignent le coupable.

    Sera exécuté – on parle de martyre – lors de son retour dans son royaume d'Apamia en l'an 506. Epoque historique cruciale. Antoninos possède une trentaine d'années en 476 lorsque Odoacre dépose Romulus Augustule et l'Imperium Romanum. Période tumultueuse. Le monde change de base. Notre pays est divisé : francs, romains, wisigoths, Eglise, entament une partie d'échecs métapolitique. Vous en connaissez le résultat. Jean-Jacques Soulet en décrit certains rouages. Un ordre féodal est en train de se mettre en place. Rogne et annexe les droits des populations. S'approprie à des fins lucratives notamment les bénéfices des moulins qui appartenaient à l'Eglise. Ils servaient à celle-ci pour ses oeuvres de charité. Permettez-nos de ne point trop souscrire à cette vision idéale des choses.

    Le Royaume d'Apamia fera pendant des siècles exception à la règle. Protégés dans leurs canaux les habitants parviendront à maintenir leur indépendance consulaire vis-à-vis de leur suzerains successifs. Ne sera rattaché à la couronne de France que par Philippe le Bel. C'est dans les coutumes et les arts de ce royaume gaulois qu'il faut aussi chercher l'origine du saint-chrême qui permet l'onction ordinatrice des rois et de l'emblème de la Fleur de Lys. Jean-Jacque Soulet rappelle à plusieurs reprises que Saint Antonin n'est pas un titre ecclésial mais l'attribution nomenclatuaire destinée à rappeler le caractère sacré de la personne du basileus, mot d'origine grecque qui signifie roi.

    L'on aborde-là toute une dimension politico-ésotérique de toute une partie du revivalisme royaliste de notre époque. Lorsque les Francs de Clovis fondent sur Toulouse, les wisigoths tentent de soustraire à leur avance leur fabuleux trésor – récupéré lors du pillage de Rome et qui contiendrait, outre centaines de kilos d'or et de pierres précieuses, les objets sacerdotaux et cultuels du temple de Jérusalem détruit par Titus - l'évacuent sur Carcassonne et de là peut-être en Espagne, à moins qu'il ne restât enfoui dans les alentours de Rennes-le-Château... quoi qu'il en soit les rois de France post-wisigothiques sont des imposteurs et certains attendent le Retour du Vrai Roi... Pour ne donner qu'un exemple littéraire de cette thèse, nous citerons les aventures d'Arsène Lupin de Maurice Leblanc...

    Jean-Jacques Soulet n'effleure qu'à peine cette question mythographique. Cherche un autre trésor. Davantage historial. Désire simplement exhumer de l'oubli cette peuplade des Sotiates qui n'est plus qu'un nom parmi tant d'autres au milieu des énumérations de la Guerre des Gaules de Jules César. Une démarche qui n'est pas la nôtre puisqu'il s'obstine à rendre aux Sotiates ce qui n'appartient pas à César. Vous ai résumé en deux pages à gros traits hâtifs et forcément caricaturaux le contenu de ce fort volume. Qui demande et exige une lecture attentive tant par sa méthodologie que par la richesse de son contenu dont je laisse dans l'ombre de nombreux aspects. Jean-Claude Soulet sait faire parler les anciennes chroniques, les passe au scalpel, là où vous ne voyez que l'association d'un nom et un adjectif il flaire d'instinct une contradiction, qu'il sait relier au mouvement même du texte qui permet d'entrevoir l'intention du scripteur. L'est un sorcier de l'herméneutique. Ne cache point son point de vue initial, mais à chaque fois que les vieux écrits accréditent quelque peu sa thèse il se hâte de la conforter par des faits mainte fois établis par des témoignages objectifs en le sens artefactif de ce terme. Redonne vie à la figure d'Antoninos d'Apamia – non point par volonté thuriféraire - mais afin d'arracher les écailles mortes des savoirs momifiés.

    Un seul reproche à adresser à cet opus : les illustrations par trop grisâtres et exigües, mais les esprits curieux trouveront sur le net de belles images couleur qu'ils pourront étudier en toute quiétude. Mais que cela ne soit pas un frein à votre désir d'acquisition. Jean-Jacques Soulet fait partie de ces éveilleurs qui braquent leurs projecteurs sur les ignorances communément partagées. Il est vrai que beaucoup préfèrent les lumières tamisées... Intellectuellement incorrect.

    André Murcie. ( Janvier 2017 )

     

    Cet ouvrage est disponible en librairie à Pamiers et à Foix.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE



    VIE D’APOLLONIOS DE TYANE.

    PHILOSTRATE.

    In ROMANS GRECS ET LATINS,

    présentés et traduits par PIERRE GRIMAL.

    GALLIMARD 1958.



    J’ai vainement recherché dans ma bibliothèque une traduction du dix-neuvième siècle, sous couverture jaune. Mercure de France, Garnier, je ne sais plus. En dernière instance je me suis rabattu sur la célèbre édition des Romans Grecs et Latins de Pierre Grimal. Je le regrette. Ce n’est pas que je remettrais en doute la traduction de notre éminent helléniste mais que penserait le lecteur moyen si le même volume nous offrait en ces dernières pages une lecture des quatre Evangiles ? Pierre Grimal a dû pressentir le vent du boulet de la contestation paganisante puisqu’il a pris garde de terminer son livre sur une présentation de La Confession de Saint Cyprien.

    Un but des deux cotés, et la balle au milieu. Trente pages de fariboles chrétiennes contre trois cents de billevesées païennes, c’est ce que l’on appelle un arbitrage consensuel au-dessus de tout soupçon ! Il est étonnant en notre ère de classification structuraliste de la littérature qu’aucune voix ne se soit élevée pour dénoncer la confusion des genres opérée par Pierre Grimal. Entre les Récits d’Edification Religieuse et le Roman il semblerait tout de même que nous ne soyons pas dans le même champ sémantique de communication projectuelle, pour parler comme les théoriciens en vogue du moment ! A notre connaissance il n’y a que Michel Onfray qui se soit servi de cette édition de Pierre Grimal pour remettre en cause les attendus théorétiques du pape du pacte autobiographique. Une volée de bois vert sur les incompétences lecturales du sieur Philippe Lejeune des plus revigorantes, mais Onfray se garde bien d’aborder les étranges rapports qui relient le polythéisme à la notion d’incroyance. Nous avons déjà abordé cette problématique dans deux articles consacrés au chantre officiel de l’athéisme philosophique moderne.

    Le nom de Philostrate n’évoque plus grand chose aujourd’hui. Mais celui qui le portait eut son heure de gloire. Ses Vies des Sophistes qui traitent des rhéteurs, de ceux que l’on appelle la seconde sophistique pour les démarquer de la sophistique pré-socratique attira l’attention sur sa personne. Il fit partie du groupe d’intellectuels qui gravita autour de Julia Domna épouse de Septime Sévère et mère de l’empereur Caracalla. Il semble que ce soit l’Impératrice elle-même qui ait commandé à Philostrate l’écriture d’une nouvelle biographie d’Apollonius. La disparition du livre de Damis, le fidèle disciple du thaumaturge, dont Philostrate ne paraît en aucun moment remettre en question le témoignage, nous prive d’une étude essentielle. Nous sommes dans la totale incapacité d’appréhender en quoi la réécriture de Philostrate pourrait s’apparenter à une véritable relecture de la vie d’Apollonios.

    C’est d’autant plus dommageable qu’après la mort de Commode l’Empire entre dans une zone de turbulences. Le règne de Septime Sévère retarde peut-être quelque peu l’échéance mais le départ de la course à l’abîme n’en est pas pour autant annulé. Une inquiétude sourde ronge les esprits qui, devant l’incapacité des hommes et des autorités à résoudre les difficultés sociales et politiques, se tournent vers les Dieux. Nos années actuelles avec leur retour du religieux feraient bien de se pencher sur ce qui se passa en cette période historique qui précède la grande glaciation culturelle des quatrième et cinquième siècles…

    Mais il serait temps de s’intéresser à la pensée d’Apollonios de Thyane qui est d’autant plus difficile à saisir que celui-ci n’a laissé aucun message explicite. Apollonios n’est pas un fondateur de religion. Loin de là ! Les Dieux de son temps lui suffisent amplement. Les seules admonestations qu’il se permette sont relatives aux strictes observance des rites et des cultes. N’ayez crainte, il n’était pas un chaud partisan des coupures épistémologiques. Son travail consistait surtout en longues discussions avec les desservants des temples. Il ne tentait pas d’imposer de radicaux changements dans les offices religieux. Aux prêtres qui accomplissaient leurs taches sans trop se creuser la tête, par habitude, par routine, il se permettait de rappeler les présupposés et attendus métaphysiques de leur gestes. En quelque sorte il ravivait la foi en la proximité des Dieux…

    A lire la Vie d’Apollonios de Thyane par Philostrate, une évidence s’impose. Apollonios se souciait davantage des Dieux que des hommes. La sagesse qu’il rechercha en Egypte et en Inde n’était pas pour le commun des mortels. La philosophie qu’il enseignait n’était pas d’essence démocratique ! Il ne chercha jamais à agrandir le petit groupe de disciples sur la fidélité desquels il ne se faisait aucune illusion. Son enseignement tient en peu de préceptes : ne pas manger de viande et ne point trop se mêler des affaires du monde. Une espèce d’épicurisme qui ne douterait pas de la présence des Dieux ! Philosophiquement Apollonios se réclamait de Pythagore, religieusement l’Orphisme était sa doctrine officieuse. Pour le reste il faisait confiance aux Dieux.

    La politique ne l’intéressait guère. Sans doute pensait-il que les meilleures utopies ne pouvaient déboucher que sur la pire tyrannie. Mais contrairement à Epictète il ne comptait pas sur son auto-persuasion pour ne pas ressentir les douleurs du tripalium. Lorsque Domitien le met aux fers il se délie de ses chaînes par la magie efficiente de sa pensée et s’enfuit de sa prison en s’envolant. Difficile à croire, mais Philostrate ne doute pas un quart de seconde de ses pouvoirs surnaturels de super-yogi qui l’apparente à notre cinématographique Superman.

    La discrétion d’Apollonios est exemplaire. Ainsi quand il ordonne à ses disciples de voyager en refusant d’emprunter les transports maritimes il leur évite de périr noyés dans une terrible tempête. Il ne lui viendra pas à l’idée de mettre en garde marins et passagers qui s’entassent sur leurs navires. Il ne cherche pas opérer des miracles publics pour convertir les foules. Seuls sont capables d’entendre et de comprendre ceux qui se sont déjà avancés d’eux-mêmes sur les voies de la Sagesse. Les autres qu’ils continuent leur chemin en toute liberté. De toutes les manières vos erreurs ne vous tueront pas puisque vous serez réintégré dans le jeu des forces cosmiques grâce à la combinatoire automatique de la transmigration des âmes.

    Certes tout cela nous dessine une pensée bien plus indienne que grecque. Apollonios serait-il un chantre du non-agir bouddhique ? Nous serions tenté de répondre non car Apollonios reste un grec attaché à la concrétude des choses. Il se peut que l’apparence du monde ne ressemble en rien en sa réalité, le reflet du bâton brisé plongé dans l’eau n’est peut-être qu’une fausse image du bâton mais l’existence du bâton n’est pas idéelle selon le mage de Thyane. Si le non-être est une icône de l’être, le non-être participe aussi de l’être. Il peut y avoir deux routes, l’une qui conduise vers le Vrai et l’autre vers le Mensonge, mais le Mensonge ne s’apparente pas à la Mort. Les dernières paroles d’Apollonios de Thyane sont empreintes d’un optimisme étonnant «  tant que tu es parmi les vivants, pourquoi t’inquiètes-tu de ces choses ? ».

    Le maître nous a donné l’exemplarité de sa vie, mais ne retient la leçon que celui qui veut. Pas de commandement post-mortem. Pas de testament, pas de bonne nouvelle à suivre. Vous n’êtes pas obligés de croire et d’imiter. Faites comme vous le sentez et surtout ne vous prenez pas la tête, le jeu n’en vaut pas la chandelle.

    Les messages religieux se ressemblent tous. Au fond du fond l’on ne trouve qu’une morale vaguement humanitaire à laquelle tout un chacun peut souscrire. Mais l’obédience des religions au principe monothéiste ou polythéiste est lourd de conséquence. Entre la postérité christique et thyanique la différence saute aux yeux. Le christianisme qui délivra un message d’amour aux hommes les emprisonna sous une tyrannie sans égal. Nous payons encore la catastrophe politique qu’il engendra.

    Le respect qu’Apollonios témoigna aux Dieux laissa l’humanité libre de ses errements. C’est en cela qu’il émane encore aujourd’hui un incroyable sentiment de subversion de l’enseignement d’Apollonios de Tyane.

    ( 2006 / in Apollonius, n'est-ce pas, hien ! )

     

    APOLLONIUS DE TYANE ET JESUS.

    JEAN-LOUIS BERNARD.

    253 p. GUY TREDANIEL EDITEUR. 1994.

     

    Pour quelles raisons la figure d’Apollonius de Tyane a-t-elle disparu de l’imaginaire occidental dès les quatrième et cinquième siècle de l’ère christique ? Que l’étoile du thaumaturge païen ait pâli de la montée triomphale de l’Eglise relève d’une simple évidence qui ne mérite aucun développement complémentaire. Pourtant les œuvres d’un Virgile, d’un César et de bien d’autres ont somme toute confortablement survécu au naufrage généralisé du monde antique.

    La faute en incomberait-elle à notre cartésianisme diffus ? Nos contemporains aiment les Dieux grecs et Romains. Du moins tant qu’ils ne descendent point de l’Olympe et qu’ils s’y cantonnent à rejouer ad vitam aeternam les quatre cents coups de leurs plus belles scènes mythologiques. Avec un Catulle, un Ovide ou un Trajan, l’idée de divinité est baignée dans un scepticisme si généralisé que tout un chacun s’en accommode sans le moindre mal. Comme le demande si opportunément Paul Veyne, les Anciens croyaient-ils à leurs Dieux ? Nom de Zeus ! Quant aux esprits inquiets ou mystiques ils ont pris l’habitude de se contenter des idéelles conceptualisations platoniciennes. Un peu de philosophie, et les Dieux seront bien gardés pour ce qu’ils sont : les représentations naïves et populaires des grandes forces sauvages de la nature…

    Mais avec Apollonius, pas moyen d’éviter le problème. Il fallait bien qu’il en réchappât un dans le souvenir des hommes, un païen intelligent qui crût aux Dieux de l’Hellade et de la romanité ! Et qui s’inscrit dans une généalogie philosophique des plus éminentes : Pythagore, Empédocle, Apollonius, jugez de l’ascendance. Dans notre monde moderne vous pouvez m’en croire, il vaut mieux se réclamer d’Empédocle que prétendre descendre de la cuisse de Jupiter.

    Mais Jean-Louis Bernard n’aborde pas la problématique apollinienne du même côté que nous. Dans un premier temps il rappelle qu’aux temps héroïques des réactions païennes, le personnage d’Apollonius de Tyane était l’argument massue que les détracteurs du christianisme gardaient en réserve pour contrer les miracles de Jésus. Aux chrétiens qui se vantaient des différents exploits réalisés par le fils de Dieu lors de son incarnation, les tenants du paganisme avaient beau jeu d’opposer qu’Apollonius en avait accompli autant et même plus, et tous bien mieux homologués que ceux du messie.

    L’authenticité historique d’Apollonius n’a jamais fait l’ombre d’un doute dans l’Antiquité. Les témoignages sont nombreux, concordants et fiables. Par contre rappelle Jean-Louis Bernard les premiers écrits chrétiens observent avec une régularité insidieuse un silence total sur la vie et sur la fin du Crucifié. Entre la vie du Jésus historique et du Jésus évangélique les différences seraient légion !

    Dans ses Epîtres ô combien trafiquées, Paul n’évoque jamais le Jésus biographique de l’Eglise, aucune représentation d’un dieu mis en croix dans les catacombes de Rome… Le premier Christos / Chrestos serait avant tout une hypostase gnostique d’origine plus grecque que sémite… Ce n’est que bien plus tard que l’Eglise née de l’unification de différentes sectes gnostiques et de la volonté politique de Constantin que l’on aurait mis au point le Jésus-Christ cruxifixial…

    Comme pour mieux retirer les clous de la croix, Jean-Louis Bernard émet l’hypothèse que si Paul mettait tant de zèle à pourchasser les chrétiens, besogne inquisitoriale dont il avait été chargé par le Sanhédrin, c’est que natif de Tarse, où Apollonius fit ses premières études, il ne supportait pas que de sectaires inconnus s’arrogeassent, les attitudes et les actions empreintes de la plus haute spiritualité, du maître de Tyane.

    La thèse de Jean-Louis Bernard se laisse dès lors deviner. Les quatre Evangiles canoniques bâtis à partir du livre originel de Marcion, qui connut Paul, empruntent beaucoup à la vie d’Apollonius. Contrairement à ce pensait Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra n’était pas le cinquième évangile, celui-ci avait déjà été écrit par Philostrate aux alentours de la fin du règne de Septime Sévère… Il suffit d’articuler sa Vie d’Apollonius de Tyane sur le tableau des correspondances des synoptiques pour comprendre l’ampleur des dégâts théologiques…

    Vous pensez être au bout de vos surprise, elles ne font que commencer. Pour une fois elles ne proviennent ni de l’imposteur christique ni de notre mage imperiumeux. A ce stade de notre exposé Jean-Louis Bernard doit vous apparaître comme un fils spirituel de la basoche médiévale et des compagnons du gay sçavoir. Un satané libertin ! Vous vous trompez.

    La plus grosse partie du livre est un résumé explicatif de l’ouvrage de Philostrate. Fort bien fait d’ailleurs. Mais vous risquez de vous frotter les yeux plus d’une fois. Tout ce que raconte Philostrate est pour Jean-Louis Bernard pain béni et parole d’évangile si je peux me permettre une telle métaphore ! Rien ne l’étonne. Quelquefois il transsubstantie le récit sous forme de transcription scientifique, mais non la jeune fille n’était pas morte mais en état de catalepsie avancée ! mais c’est pour mieux s’envoler dans les nuages d’une imagination débridée.

    Apollonius de Tyane était parvenu à un niveau de conscience bien supérieur au nôtre. Là où vous arrêtez votre regard à la limite séparative des objets, comme les yeux de la mouche qui commencent à voir les premières formes structurelles de la matière, l’œil limpide d’Apollonius était capable de discerner la fusion totale des règnes de la nature. Vision alchimique qui repose sur l’interdépendance unitaire du minéral, du végétal, de l’animal, et de l’aither, ce stade plus subtil de l’univers accessible aux seuls Dieux et totalement inodore, incolore, et insensible au commun des mortels.

    A l’enterrement de Mallarmé, Degas se demandait combien de temps il faudrait à la nature pour recomposer un cerveau identique à celui du poëte. Selon Jean-Louis Bernard, aux alentours du règne de Tibère, dame physis avait façonné deux vases destinés à recevoir l’eau la plus pure de la compréhension orphique de l’incarnation de l’esprit dans la matière. Après expérience il apparut que le moule christique avait eu des fuites et que l’on avait dû opter pour le graal apollonisien.

    La suite de l’Histoire est connue. Comme dans un thriller grandeur nature ou un jeu de poker menteur, l’Eglise a effacé les preuves, les traces et les témoignages de la vie et de l’œuvre du divin Apollonius pour le remplacer par l’image mortifère de son Christ Spectral. Dans la série «  plus croyant que moi tu meurs, Jean-Louis Bernard n’en a pas moins jeté un gros rocher sur les fondations branlantes du christianisme. Nous l’en remercions. Lui et Apollonius.

    ( 2006 / in Apollonius, n'est-ce pas, hien ! )

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 33

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 033 / Janvier 2017

    SPARTERIE

     

    SPARTE

    EUGENE CAVAIGNAC

    Coll : Les Grandes Etudes Historiques

    LIBRAIRIE ARTHEME FAYARD / 1948

     

    Dans nos imaginaires l'on juge de Sparte par les quelques célèbres pages de Plutarque relatives à l'éducation des jeunes spartiates. Les bains d'hiver dans l'eau glacée de l'Eurotas, le renard qui dévore le ventre du gamin, etc, etc... Eugène Cavaignac n'en parle point. Part du principe que le public lettré et cultivé de l'époque connaît son antiquité sur le bout des doigts. De même il cite les divers personnages de l'histoire grecque sans se donner la peine de rappeler leurs prérogatives à ses lecteurs. Le français moyen de notre époque n'a pas besoin qu'on lui rappelle que Louis XIV fut un de nos rois. Suffit de rencontrer son nom dans un texte pour que la relation avec le concept d'absolutisme royal se mette à clignoter dans les mémoires.

    Cavaignac annonce très vite la couleur : s'intéresse avant tout à la Sparte classique celle des guerres messéniennes et médiques. Poursuit jusqu'aux conquêtes d'Alexandre et brosse à grands traits la suite de l'histoire jusqu'à l'annexion romaine. Ne circonscrit pas ainsi son sujet d'étude au hasard. Pour les premiers siècles notre auteur se dédouane très vite : il n'existe aucun document historique qui repose tant soit peu sur un minimum de réalité. Nous n'avons affaire qu'à des légendes sans fondements colportées au mieux par l'imaginaire spartiate. Pour les derniers siècles, nous nous permettrons de parodier Corneille, Sparte n'est plus dans Sparte.

    Cette manière d'agir n'est pas sans conséquence. Elle dépassionne le débat. Elle botte en touche toutes les querelles idéologiques que suscita au fil des siècles la geste spartiate. Au sortir de la deuxième guerre mondiale les accointances entre Sparte et l'idéologie nazie étaient une des tartes à la crème du démocratisme ambiant. Fervent nationaliste, Eugène Cavaignac n'avait vraisemblablement aucune envie de prêter le flanc ( aile droite ) à la critique. Le mythe de l'objectivité historiale est un excellent pare-feu. Remarquons que dernièrement l'Education Nationale a opté pour une autre solution : dans la série on n'est jamais trop prudent, elle a tout simplement banni Sparte des programmes, des fois que l'imagination des écoliers s'enflammerait à l'évocation forcément teinté de romantisme de ces guerriers qui préféraient mourir que reculer d'un seul pas... Des attitudes si peu en accord avec l'horizon indépassable de la pratique du dialogue social cher à nos élites manégeariales...

    Certains penseront que le prurit idéologique soigneusement rejeté, le livre d'Eugène Cavaignac doit présenter tous les aspects d'une coquille de gastéropode bourguignon dépourvue de son habitant. Ce serait oublié qu'Aristote a défini l'homme en tant qu'animal politique. Or, sans vouloir vous fourvoyer dans un syllogisme sophistique nous nous permettrons de vous rappeler que les spartiates étaient des hommes. Reste à définir le plus difficile, l'entrecroisement de l'unicité d'une Cité avec la multiplicité de ses habitants. Problème du Un et du Multiple spécifiquement grec dont la résolution est un des moteurs ( non-immobile ) de la pensée grecque. La problématique de la destinée individuelle englobée dans le destin collectif du groupe. Lui-même en interaction avec d'autres groupes. Un gigantesque rouage dont nous ne savons si nous sommes le grain de sable ou l'olive écrasée qui fournit l'huile nécessaire à son fonctionnement. Problème épineux. Sur lequel Eugène Cavaignac fait silence. Ne l'aborde même pas en s'interrogeant sur ce en quoi la personnalité et le caractère des principaux acteurs de l'Histoire influeraient sur leurs décisions capitales. N'est pas un fin partisan de la psychologie appliquée.

    L'on pourrait finir par accroire que nous n'avons que peu de sympathie pour l'ouvrage de Cavaignac. Il n'en est rien, nous le considérons comme un livre de grande politique. Au sens métapolitique de cette expression. Même si nous regrettons que le projecteur soit exclusivement concentré sur la cité de Sparte et ne s'écarte guère de celle-ci pour éclairer quelque peu ses adversaires et ses alliés. Eugène Cavaignac nous raconte l'extraordinaire partie de jeu de go à laquelle se livrent les Cités grecques. Stratégie de retournement des alliances et recherches de points d'appui permettant de fomenter les plus subtiles tactiques. La Perse jouant en ces occasions le principal pivot de ralliement comme de dissension. Tour à tour ennemi commun ou partenaire détenant d'entrée une quantité de pions bien supérieure à l'ensemble des grecs.

    La Perse possède la force qui ne se monnaye pas et qui achète tout : l'argent. La Perse c'est l'entrée du Capital dans les stratégies géo-politiques. Athènes bénéficie de son coffre-fort personnel : l'impôt que paye ses cités alliées, autant révélateur de leur fragilité militaire que de leur servitude. Cette dépendance servira les Spartiates qui apparaissent par leur valeur militaire comme les possibles défenseurs de l'indépendance des petites cités. La faiblesse de Sparte réside en son économie agricole qui ne dégage aucun des capitaux nécessaires à l'effort de guerre. C'est le commerce maritime qui a fondé la puissance athénienne. La démocratie athénienne nécessite le besoin d'une expansion infinie. Ce qui entraînera l'essaimage des colonies grecques sur le pourtour de la Méditerranée et le désastre des aventures siciliennes. Pour pallier son manque de richesse fiduciaire Sparte s'alliera en sous-main avec la Perse. Interfèrera même dans les affaires intérieures du pays, rappelons-nous la préservation de l'indépendance des cités ioniennes par Lysandre grâce à son amitié avec Cyrus, l'épopée des Dix-mille contée par Xénophon, le raid victorieux d'Agésilas, toute une geste politique et militaire dont Alexandre saura se souvenir.

    Etrangement plus d'une fois, Sparte sera soutenue en dernier ressort par les cités du Péloponnèse sur lesquelles elle exerce une autorité sourcilleuse. En fin de compte son but ultime se résume à empêcher quiconque de jeter son dévolu sur la péninsule grecque qu'elle revendique comme son domaine naturel. Et dont elle se suffit. Malgré sa valeur militaire elle se confine dans une stratégie que l'on pourrait stigmatiser sous le terme d'auto-défense territoriale, pratiquement le complexe de la forteresse ( sans enceinte ) assiégée.

    Politique profondément conservatrice. Un peu paranoïaque qui vise à s'enfermer chez soi et à calfeutrer soigneusement tous les nuisibles qui s'en viendraient grignoter une part si minime soit-elle du fromage. Sparte ne fait confiance qu'à elle-même. Elle gardera la mentalité des hordes doriennes dont elle est issue. A conquis le territoire mais se méfie des anciens habitants et des nouveaux venus. Refuse l'assimilation. Elle transformera les premiers en ilotes et les seconds en périèques. Ceux-ci travailleront la terre, les seconds seront mieux traités, auront le droit de payer des impôts et de servir dans l'armée. Mais Sparte calcule les pourcentages. La balance doit toujours rester en faveur des fameux Egaux – qui feront tant rêver Babeuf – la proportion idéale serait de sept bataillons Spartiates pour trois de Périèques.

    En théorie les Egaux sont tous égaux, possèdent tous une même part de territoire, mais la répartition des naissances entre filles et garçons, les deuils suscités par les guerres, les héritages transmis par les femmes engendreront bien des inégalités entre les familles... mais surtout au fil des décennies une raréfaction de l'élite des guerriers qui non seulement refuse de faire entrer d'autres composantes sociales en son sein mais en rejette les membres qui sont incapables de payer l'impôt. Conduite suicidaire qui sapera de l'intérieur la puissance spartiate... Sur la fin, l'on n'hésitera pas à donner la liberté aux ilotes qui intègreraient l'armée, mais ce phénomène n'a rien à voir avec la transformation des Légions romaines de petits propriétaires transformées peu à peu en armée de métier. Notons que les ilotes admis dans la phalange ne retourneront pas leurs armes contre leurs maîtres.

    Sparte disparaîtra doucement de l'Histoire, à petits feux, sans esclandre. A part les poèmes de Tyrtée sa contribution au trésor littéraire et artistique de la culture grecque avoisine le zéro absolu. Mais Sparte est restée une concrétude exemplaire, un phantasme totémique idéal. Ce n'est pas un hasard si Sparte a nourri l'imaginaire des révolutionnaires, de la Révolution française au rêve du pan-américanisme bolivarien. A l'époque l'on y a puisé le sentiment d'une intransigeance morale échevelée. La liberté ou la mort, en quelque sorte. Même si Sparte aurait réécrit cette maxime davantage en accord avec ses fins dernières : l'indépendance ou la mort. Cité d'ordre et hiérarchique Sparte n'en reste pas moins une cité profondément anarchiste. Idéalement elle refuse toute association mercantilisatrice. Les anarchistes refusent de l'évoquer ainsi. Car Sparte pose le problème des limites de l'Association. Question individuation stirnérienne, elle est hors-jeu, à moins que l'on ne se prenne à observer les nombreux officiers spartiates qui s'engagèrent en tant que mercenaire salariés sous de nombreuses bannières. Les Spartiates ne se sont souciés que leur propre association. Ne se sont pas revendiqués de l'universalisme démocratique. Ont agi comme une cellule de base qui considèrerait toute alliance à prétention holistique comme une édulcoration – en d'autres termes une négation - de leurs caractéristiques. Refusèrent bien sûr d'être la première victime autistique de leur idiotisme, mais considérèrent l'exercice de leurs relations politiques avec les autres cités et états comme un jeu purement agonistique. Celui-ci était déjà contenu dans la quadrature de son commandement : éphores, deux familles royales, gérousia. Nous empêchent ainsi de céder aux fallacieuses sirènes des compromissions mercanto-libérales qui ne visent qu'à instituer une dictature planétaire.

    André Murcie. ( Janvier 2017 )

     

    THYIA DE SPARTE.

    CRISTINA RODRIGUEZ.

    426 p. Février 2004.

     

    Il est difficile de se mesurer avec la réalité. Je me souviens de la mine éplorée d’un collègue de travail qui avait usé ses vacances à arpenter la Grèce de long en large du haut de son camping-car : « … et je ne te parle pas de Sparte, quelques tas de pierres perdues dans des broussailles et la rocaille ! C’est à peine inimaginable ! Tu te rends compte, Sparte, cette Sparte dont on nous a tant parlé ! Il ne reste rien ! Même pas un mur quelconque ! »

    Je suis désolé de ne pouvoir infirmer ou confirmer le dires de mon acolytes. Je n’ai jamais mis les pieds à Sparte et ne désire pas tant que ça me reporter sur des lieux civilisationnels qui ont disparu. Toutefois je souhaite de tout mon cœur, et j’en appelle à la clémence des Dieux, que ce Thyia de Sparte ne tombe jamais entre les mains de ce compagnon de labeur. Car il est encore plus difficile de se mesurer avec l’imaginaire.

    Cristina Rodriguez est décidément notre iconoclaste de service. Pas question pour elle de laisser une seule image d’Epinal debout. Elle prend un malin plaisir à jeter la première pierre sur toutes les vitrines antiques que les thuriféraires patentés, les spécialistes chevronnés et les amateurs passionnés ont patiemment érigées depuis des siècles et des siècles d’érudition.

    Le problème c’est qu’on ne peut pas lui en vouloir. D’abord parce qu’elle affirme haut et fort qu’elle a une sacro-sainte horreur des prières, fussent-elles sur l’Acropole, ce qui nous la rend plus que sympathique, ensuite parce qu’elle est du genre petite folle qui se gondole sans vergogne et qui refuse d’assimiler les paroles des grands timoniers de l’érudition classique. En voici une qui n’en fait qu’à sa tête, fort bien pleine par ailleurs.

    Donc nous voici transportés deux mille cinq cents ans en arrière en la bonne ville de Sparte. Enfin pas tout à fait : disons que nous suivons Cristina Rodriguez jeune femme de nos temps modernes dans ses aventures lacédémoniennes. Evidemment à la base de ce fort beau roman il y a une curiosité malsaine de petite fille qui se demande ce à quoi les garçons peuvent bien passer leur temps lorsqu’il n’y a pas l’ombre d’une paire de fesses féminines dans les alentours.

    Genre d’interrogation qui ne dut même pas effleurer le cortex de nos philosophes grecs les plus connus et qui ne peut naître que dans le cerveau dévoyé des amazones sans retenue de notre vingt et unième siècle décadent. Le miracle c’est que mademoiselle MLF au prytanée s’en tire de main de maître.

    Bien sûr notre jeune spartiate doit bien sacrifier quelques attributs de sa féminité et de son rang social pour se faire admettre dans les rangs du premier sexe. Si elle perd ses cheveux longs elle n’en a pas pour cela les idées plus courtes ou moins incisives.

    Cristina Rodriguez ne donne pas dans l’hagiographie. C’est le moins que l’on puisse dire. C’est à croire que la Sparte de Lycurgue n’a jamais été dans Sparte. Les mythes volent en éclats. Ne pas confondre le défilé militaire du 14 juillet avec la vie quotidienne de nos bidasses. Les spartiates ne sont pas des impassibles. Haines, jalousies, tensions, rapports de forces, préférences, amours et passions : l’âme spartiate est un tourbillon de mesquineries et de violences sans frein…

    En public tout le monde se la joue à la spartiate, même les ilotes qui partagent l’idéologie dominante de leurs maîtres, mais en privé chacun s’arrange comme il peut avec lui-même et les copains. Le spartiate n’est pas un surhomme. Il essaie de faire avec sa mythologie nationale. Dans un premier temps le lecteur en ressort horrifié. Même pas la force de crier humain trop humain comme Nietzsche. L’hypocrisie sociale est à dégueuler, et l’on a qu’une envie se tirer le plus vite possible de cette puanteur morale.

    Comme un malheur ne vient jamais seul, Cristina Rodriguez s’en vient maintenant déboulonner la dernière idole. Léonidas, l’icône suprême ! N’en restez pas chocolat, mais ce brave des braves n’était donc que cette paterne stupide ! Un gros bestiou stupiditou infatué de sa maigre personne ! Ô ventre plat de l’imagination, c’est en attendant raconter l’héroïque résistance de cet ignoble personnage que Bolivar a eu l’idée d’unifier toute l’Amérique du Sud ! Comment les rêves les plus grands peuvent-ils sortir de telles baudruches dégonflées !

    Zoui ! Mais ainsi sont les hommes. Et les spartiates n’échappent pas au lot commun. Mais lorsque l’Histoire s’en vient toquer aux portes des cités, il n’empêche alors que si Zeus dépose les uns et les autres dans les plateaux de la balance, certains pèsent plus lourds que les autres. Thyia est bien de Sparte. Elle qui a vomi sur sa Laconie natale, sans rien renier de ses acrimoniques critiques, après la misère et la servitude redécouvre la grandeur et les splendeurs de sa patrie.

    Les hommes sont bien ainsi. Biface. Avec un visage qui cligne de l’œil vers l’ombre des choses et une figure aux yeux saignants plantés dans le feu du soleil de l’être. Certes Léonidas ne fut pas seul à mourir avec ses trois cents spartiates. L’Histoire a fait son deuil des milliers d’ilotes qui les accompagnèrent, des hommes libres de différentes cités qui partagèrent leur sort, et des sordides tractations qui décidèrent de leur destinée. Mais du plus petit commun dénominateur de la bassesse humaine est sortie l’exemplaire grandeur aristocratique de quelques uns.

    Les aventures de Thyia ne se terminent pas dans le défilé des Thermopyles. Elle sera au premier rang décisif de la victoire de Platée. Il lui restera encore à recouvrer l’homme qu’elle aime avant d’être une recrue de choix pour le deuxième bureau lacédémonien. Nous ne sommes plus trop à Sparte mais dans l’imaginaire idéologique d’une femme du troisième millénaire qui fait passer ses désirs pour des réalités séculaires, mais qu’importe nous sommes auprès de Thyia et nous y sommes très bien.

    Cristina Rodriguez mérite l’appellation artémésique. Ecrivaine et guerrière, elle a su tenir une impossible gageure mêler Sparte à la cause des femmes.

    Nous serons d’autant plus louangeur de Cristina Rodriguez que nos temps modernes tentent d’effacer le souvenir de l’antique Lacédémone de la tête de nos écoliers. De la Grèce antique nos livres d’histoire ne parlent plus que de la Démocratie Athénienne. L’idéologie libérale n’aime pas que l’on puisse se rappeler que parfois il faut combattre jusqu’au bout, même lorsque le rapport de force semble disproportionné et le combat sans issue. Sparte n’offrait pas que des qualités mais au moment voulu, la Cité a su opérer les sacrifices les plus cruels.

    Lecteur, va dire aux ruines ensevelies de Lacédémone que Léonidas et ses trois cents spartiates et ses ilotes sont aussi morts pour notre éducation. Pour nous.

    André Murcie.

     

    300.

    ZACK SNYDER.

    D’après la bande dessinée éponyme de

    FRANK MILLER ET DE LYNN VARLEY.

     

    Le film n’était pas encore dans les salles que déjà l’on en disait du mal sur les ondes radiophoniques. Je n’ose pas dire que généralement c’est bon signe mais je me suis dépêché de répondre à l’appel de Léonidas dès l’inaugurale séance de mon quartier. Lorsque les adeptes du politiquement correct rassemblent leur meute hurlante de dénonciation, je ne sais trop pourquoi, j’ai d’instinct la fâcheuse tendance à me glisser dans les premiers rangs des victimes désignées à la vindicte publique.

    Ceci posé il faut reconnaître que le film possède tous les éléments nécessaires pour déplaire au plus grand nombre. Violent, caricatural, d’une véridicité historique plus que douteuse, il déboule comme une troupe aéroportée au moment où les forces d’intervention américaines de mister Bush accomplissent avec l’insuccès, que l’on ne cache même plus aux USA, leur triste besogne en Irak. Nos trois cents vaillants spartiates ne sont pas prêts de sortir de l’auberge thermopylienne, une large coalition qui court des mollahs ultra-droitiers iraniens à la gauche bien-pensante européenne, que le scénario n’avait pas prévue, s’en est venue renforcer les rangs persiques originels.

    Mais avant tout : le film. Un très bel objet de cinéma. Le spectateur qui réfléchit quelque peu ne manquera pas de faire la comparaison avec Gladiator qui marqua la renaissance du péplum. Au cas où vous n’auriez pas tilté l’on vous ressert par trois fois la scène des mains sur le champ de blé, votre œil exercé eût-il omis d’enregistrer ces citations votre oreille ne vous trahira pas : vous reconnaîtrez ces oratorios de voix féminines qui soulignaient les moments les plus pathétiques de cet esclave qui défia Rome.

    Les esprits chagrins dénonceront l’emploi éculé de recettes éprouvées qui fonctionnent à coup sûr auprès d’un public pré-formaté par des attentes induites par de précédents produits cinématographiques. Pour notre part nous préfèrerons parler d’une production réflexive : il est clair que 300 a été conçu en tant que péplum s’inscrivant dans son propre genre mais avec l’idée arrêtée de porter le style de cette déjà ancienne catégorie hollywoodienne au plus haut degré d’esthétisation possible.

    Il y aurait tout un livre à écrire sur le traitement des décors des scènes d’intérieur qui se déroulent à Sparte : l’amateur se fera par exemple, pour prendre un seul détail des plus représentatifs des architectures antiques, le plaisir de s’amuser à reconnaître l’origine des modèles qui ont présidé à la mise en forme volumique de ces colonnes herculéennes qui soutiennent - ou ne soutiennent pas, se contentant de faire allégeance sémiotique à leur nécessité symbolique – les toits des édifices publics de Sparte.

    Les deux arts sont nés à peu près à la même époque : il est indéniable qu’outre son regard de revisitation anthologique du péplum des années cinquante 300 s’inspire avant tout de la bande dessinée. Avec bien sûr le détour obligatoire par le graphisme des jeux vidéos qui pour les meilleurs d’entre eux se sont inspirés des bayreuthiques décors des opéras wagnériens.

    Nous ne faisons pas uniquement allusion au dessin. Ceux qui s’attendent à visionner un film se trompent ; 300 ne participe pas d’une écriture filmique. Son contenu idéologique et anecdotique ne découle pas d’un synopsis traditionnel mais se réfère explicitement à la mise en page et en images d’un scénario d’un album de bande dessinée. Celui de Frank Miller dont se réclame sans ambage Zack Snyder dans ses interviews. Les moments les plus faibles du film, heureusement très courts, sont ces brèves interruptions du dessein original où le cinéma reprend ses droits : il nous est alors infligé une sirupeuse cuillerée de pathos à l’américaine que l’on se hâte de recracher. Tellement insupportable que l’on en vient à se demander s’il ne faut pas prendre la faiblesse de ces dialogues au second degré comme des tartes à la crème lancées à la tête de la moraline petite-bourgeoise qui règne en maîtresse absolue sur les productions destinées au grand public.

    N’écoutez pas ceux qui stigmatiseront les grossiers coloriages des images virtuelles et transformeront Léonidas en Super-Dupont spartiate. Les goût et les couleurs se discutent très bien. Il n’y a pas une once de pédagogisme dans 300. Le public lettré français s’en trouvera choqué. Cela sera d’autant plus regrettable que 300 relève d’une écriture para-littéraire. Eupinalos littéraire. La concomitance avec la bande dessinée n’est pas étrangère au phénomène. Pour sûr c’est écrit au stabilo rouge hémoglobine, mais l’effet sang de taureau paré pour le sacrifice est garanti.

    Les traits sont appuyés. Au sorti de la séance certains spectateurs s’offusquaient de la caricature des spartiates offerte par Snyder ; sans doute vaudrait-il mieux parler de portrait-charge mais ne rentrons pas si vite dans la polémique. Feignons d’apporter de l’eau au moulin des détracteurs. La scène de divination et des éphores est carrément bouffonne. Ceux qui emploieront le mot grotesque n’auront pas tort à condition qu’ils entendent ce vocable comme Edgar Poe dans ses contes. La réalité ne saurait être que bizarre ou grotesque. N’oublions pas que ce terme plonge ses racines dans le tuf démentiel de la Maison Dorée et Néronienne.

    300 oscille entre le kitch et la légende. C’est la loi du genre. Le carton-pâte et les effets spéciaux entretiennent l’illusion d’une réalité qui nous échappe totalement. Je ne connais rien de Zack Snyder et peut-être fais-je un impair d’importance. Mais s’il me fallait risquer une influence séminale sur la création de cet ovni péplumique, loin de m’en référer aux influences évidentes, le personnage d’Ephialtes allègrement pompé sur le Gulum du Seigneur des Anneaux, je nommerai celle de Sergio Leone. Quarante ans après les techniques ont changé mais il y a cette parenté évidente entre l’outrageante et clinquante quincaillerie des mises en scène. La beauté quand elle n’est ni classique ni surréaliste est fille de l’exagération. Relisez Le sphinx d’Edgar Poe. Vous y apprendrez que le grossissement d’un insecte peut engendrer un monstre.

    La bataille des Thermopyles c’est le battement de l’aile du papillon qui change la face du monde. Une poignée de guerriers perdus qui s’accrochent à leurs rochers et l’Histoire de l’Europe emprunte le lit d’un fleuve qu’elle ne quittera plus. En nos temps de repentance et de contrition, les élites européennes ont un mal de chien à assumer la violence de leur Histoire. Il se peut que 300 jouisse en notre pays d’un succès populaire. Cela nous étonnerait vu le battage critique opéré par notre distinguée intelligentsia médiatique. Mais saisissons-nous de l’optimisme spartiate : à l’impossible tous sont tenus.

    De toutes les manières le problème se pose peut-être autrement que de savoir si 300 est un bon film, s’il faut ( prosternons-nous devant cet impératif kantien ) aller ou ne pas aller le voir, si André Murcie en est ressorti satisfait ou mécontent. Peut-être vaudrait-il mieux se demander, les Dieux auraient-ils voulu que Sparte survive à sa gloire, ou que le cinéma déjà maîtrisé par l’Antiquité, si les spartiates auraient-ils adoré un tel film !

    Je crains qu’il ne faille répondre oui. Grâce à cette intelligence logique qui caractérisa durant longtemps le peuple grec, ils n’auraient pas été insensibles à cette dramatisation mensongère d’un de leurs haut-faits d’armes les plus glorieux. Tout ce qui inscrit ou réinscrit le nom d’un fils de l’Hellade nourricière dans la geste immortelle des Dieux et des Héros est bon à prendre. Et à regarder.

    André Murcie. ( 2007 )

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LETTRES A LUCILIUS.

    SENEQUE.

    Texte établi par FRANCOIS PRECHAC

    et traduit par HENRI NOBLOT.

    Collection LES PORTIQUES.

    Editeur : CLUB FRANÇAIS DU LIVRE.

    670 p. 1969.

     

    Trompé par la modeste épaisseur du papier - décidément rien de bon ne peut venir de la Bible, fût-ce du papier homonyme – j’avais promis de relire en une soirée les Lettres à Lucilius, pour pondre au plus rapide une chronique en correspondance avec la dernière étude sur Sénèque sortie sur le marché… Il m’a fallu une semaine, certes entrecoupée de multiples vacations extérieures à notre sujet d’étude, pour venir à bout de l’in-folio. Surtout ne me plaignez pas, ce fut un véritable régal.

    Ces Lettres à Lucilius se lisent comme du petit lait. J’avais déjà adoré en classe de terminale lorsque nous en traduisions de vastes extraits, mais alors là, plus d’un tiers de siècle après, j’ai reçu la grande claque. En trente ans Sénèque n’a pas pris une ride, vous allez me dire qu’au contraire de ma modeste personne infatuée de son ego proéminent, avec ses deux millénaires au compteur le mentor de Lucilius peut se gausser avec allégresse de quelques automnes supplémentaires !

    Peut-être ! Mais ces trois dernières décennies nous ont détaché de la culture classique d’une manière quasi-irrémédiable. Et pourtant ce qui saute aux yeux dès les premières pages c’est l’incroyable modernité du texte. A tel point que si l’on affublait Lucilius et ses comparses de patronymes les plus franchouillards comme Pierre Dupont ou Marcel Dupré des suites entières de lettres paraîtraient avoir été écrites le mois dernier.

    Je vous ferai grâce de la sempiternelle tarte à la crème jetée à la face vénérable de notre auteur dès que l’on aborde le contenu philosophique de l’œuvre de Sénèque. Ce Sénèque qui n’est jamais en retard d’un dithyrambe à la gloire de la pauvreté, ce Sénèque qui nous rappelle que nous n’avons point besoin d’une coupe en terre cuite pour étanche notre soif puisque les deux mains de Diogène suffirent à cette tache, bref ce Sénèque qui prêche l’austérité, le respect des esclaves, l’autosuffisance du Sage, et mille autres fariboles de même triste acabit, fut un richard éhonté, un des plus gros cumulards de propriétés foncières de son époque, un courtisan peu scrupuleux qui trahit Agrippine pour mieux servir Néron, et qui demanda fort peu courageusement sa mise à la retraite anticipée dès qu’il sentit que la voix de son maître ne répondait plus à ses assurances…

    Généralement les mêmes qui lui font reproche de ses contradictions par trop emblématiques, se font un devoir de lui pardonner sa détestable conduite au double argument qu’il se serait rattrapé au tout dernier moment in extremis sur son lit de mort et que dans son œuvre le dieu stoïcien duquel il se réclame est une préfiguration très monothéiste du bon dieu catholique dans la foi duquel bien des commentateurs du philosophe furent élevés.

    Cette vision de la mort rédemptrice de Sénèque sent par trop son christianisme pour que n’y portions nos regards. Certes Sénèque se fait ouvrir les veines par son médecin personnel avec un calme olympien. Certes il rassure ses amis et se permet un dernier petit dialogue platonicien sur l’immortalité de l’âme avant de mourir. Dans le genre philosophe stoïcien en partance vers le dernier voyage il est difficile de faire mieux. C’est son nom que la postérité apporte sur les lèvres de nos contemporains dans les dîners en ville si la conversation s’en vient à tourner sur la notion de stoïcisme alors qu’il serait plus juste que l’on se remémorât les écrits d’un Chrysippe ou d’un Cléanthe.

    Sénèque a préparé sa sortie. Il a su avant tout prendre son temps ! Les Lettres de Lucilius écrites quelques mois avant sa disparition font très souvent état de sa vieillesse avancée et de ses problèmes de santé. Ce n’est pas un homme jeune qui se prive des douceurs de la vie, mais un vieillard perclus de rhumatisme et de douleurs diverses. A quoi bon implorer la mansuétude de son ancien élève quand il vous fournit une telle sortie de scène. Beaucoup oublient que Sénèque fut aussi un tragédien. Mieux vaut une belle fin qui vous donne le beau rôle qu’une happy end qui vous agace et finit par ennuyer le spectateur ! En un dernier rebondissement l’Imperator se transforme en Tyran et le Courtisan emprunte le masque de Socrate !

    C’est que Sénèque est un vieux renard. Il y a du Zorro en cet homme ! Pas un de ceux qui défendent la veuve et les orphelins mais de ceux qui préservent et ménagent et leurs avantages acquis et leurs intérêts posthumes. Dans le premier tiers de sa correspondance Sénèque clôt ses lettres par une maxime philosophique empruntée à un de ces prédécesseurs. Au hit-parade de notre stoïcien c’est Epicure qui pointe au top. Ce recours à notre pourceau en chef pourrait étonner : mais Sénèque est le promoteur d’un stoïcisme tranquille.

    L’ataraxie épicurienne exige une longue ascèse, mais Epicure prend soin d’éliminer les soucis. Eradiquez tout ce qui vous fait problème, la Mort, les Dieux, la Société par quelques raisonnements incisifs et la vie coulera pépère entre vos doigts comme un petit fleuve tranquille. Bien sûr ce n’est qu’une caricature, mais la sagesse antique a parfois des allures de philosophie de comptoir. Dans la série « évitons les emmerdements » il existe une lecture peu édifiante des morales post-socratiques.

    Sénèque ne cherche pas la petite bête. Faut voir comme il tire un trait rouge sur la Logique Stoïcienne. Les redoutables syllogismes de Zénon lui déclenchent des crises d’urticaire. Inutile d’aller chercher chez Sénèque de Wittgensteiniennes généalogies ! Dès qu’il peut démontrer l’inanité mécanique d’un raisonnement par l’absurdité d’un exemple singulier, il vous joue du marteau-piqueur nietzschéen à tout berzingue.

    Sénèque est un adepte du stoïcisme mais surtout pas un sectariste. Il n’est pas un boute-feu de la déflagration finale. On ne peut le ranger sur l’étagère des métaphysiciens convaincus. Son stoïcisme est un supplément d’âme ; il en use comme d’un miroir moral amincissant qui gomme les défauts et rafraîchit le teint. Puisqu’il est espagnol nous dirions qu’il tire davantage du côté de Sancho Panza que de Don Quichotte mais attention, un Sancho qui surveille sa ligne, rabote avec soin sa bedaine et qui ne se contente point de vagues promesses d’île fortunée.

    Au demeurant l’homme demeure sympathique. Il n’atteint pas à la grandeur guindée de Marc Aurèle et ses Lettres à Lucilius ont un ton autrement entraînant que les Pensées de l’Empereur philosophe. Mais peut-être Sénèque qui ne cesse de rappeler à tous les coins de page que la mort peut survenir à tout moment, que la roue de la fortune peut vous jouer de bien vilains tours, vit-il dans un monde de plénitude. L’Empire est pour la génération de Sénèque un horizon indépassable. Les Caligula et les Néron ne sont pour leurs contemporains que des accidents de l’Histoire. Du règne de Marc Aurèle se dégage un fumet pré-crépusculaire. La fin est encore lointaine mais les temps d’innocence néronienne sont terminés.

    Difficile de nommer deux caractères aussi différents que Sénèque et Marc Aurèle. Le deuxième porte toute la gravité du monde sur ses épaules et le premier est un joueur qui surfe sur le courant évènementiel de la marche claudicante du même monde. Et pourtant au travers de leur œuvre c’est l’inscription de l’Histoire que l’on déchiffre sous le palimpseste de leur destinée individuelle. Grattez le Romain, vous retrouverez l’Imperium.

    Quant au message philosophique des Lettres à Lucilius il paraît assez mince. Sénèque parle beaucoup et disserte sur à peu près tout. Tant que vous vous tenez vous dans le filet de sa conversation amicale, le propos coule de source et semble d’évidence. Ce n’est que le bouquin refermé que vous apercevez que la pêche que vous ramenez n’est guère miraculeuse. Que nous dit Sénèque au juste et pourquoi le dit-il ? Car le fond d’une pensée réside bien souvent davantage dans son déploiement stratégique que dans son développement sémantique. La volonté prime le fonds.

    Le sage se doit de rechercher la Vertu. La Vertu est immarcescible, mais fondée en le Logos du monde. Au lieu de supputer l’hypothétique rencontre de Paul et de Sénèque, nos frères chrétiens feraient mieux de s’interroger sur les influences stoïciennes de l’évangile de Jean, mais ceci est une autre histoire. Revenons à notre Sage, peu importe que ses efforts vers la Vertu soient insuffisants, sa mauvaise conduite n’altèrera en rien le Souverain Bien ( pour parler comme un grec ! ). L’honneur du philosophe est sauf. Raillez-vous de mon existence si vous voulez mais ralliez-vous à mon panache blanc. Parmi les vicissitudes de la vie il est assuré de conserver son albéenne teinture ! Pour le reste pas d’inquiétude, le philosophe c’est le style, et le style c’est Sénèque !

    ( 2007 / in Viva El Cordobez )

     

    QUITTE ROME OU MEURS.

    ROMAIN SARDOU.

    184 pp. Octobre 2009. XO EDITIONS.

     

    Adepte du roman historique moyenâgeux Romain Sardou s'en vient chasser sur les terres antiques. Après le roman de la rose, voici donc le roman de la Rome. On ne peut pas dire que pour une première incursion il donne dans l'originalité, nous voici projeté comme par hasard dans la Rome de Néron. Pardon dans la Rome de Sénèque ! Car à en croire les notes explicatives de l'auteur rejetées en fin de volume, Romain Sardou serait un fervent admirateur de Sénèque. Il n'hésite pas d'ailleurs à lui conférer le titre de maître.

    Cela vous a un petit côté dix-neuvième siècle qui n'est pas pour nous déplaire. De nos jours comme dit Luc-Olivier d'Algange, les esclaves sont sans maîtres et les Dieux ont été congédiés depuis si longtemps qu'ils ont disparu de l'imaginaire de nos contemporains. Il existe une forme inférieure d'anarchisme rampant dont il serait intéressant de dresser quelque jour la double généalogie post-christique et pré-libérale, mais nous nous éloignons de notre sujet.

    Pas tant que cela en fait, puisque Quitte Rome ou Meurs est avant tout une réflexion sur les possibilités d'échapper à la tyrannie. Contre le tyran, mais pas pour la démocratie. Remercions Roman Sardou de nous épargner d'immangeables tartinades de bons sentiments dont se régale notre modernité. Romain Sardou reste les deux pieds campés dans le vieux terreau de la philosophique antique. Non point celle systématique des penseurs grecs, mais en son édulcoration latine. Nous n'irons guère plus loin que Cicéron et Sénèque. Ce qui est déjà beaucoup, mais qui induit chez notre auteur une certaine vision éclectique cicéronophilesque en même temps qu'un certain scepticisme assez radical lors de l'exposition de la doctrine de Sénèque.

    Le Sénèque de Romain Sardou nous paraît avant tout sceptique envers sa propre systémologie stoïcienne. Il est sûr que le Sénèque de ce court roman est le vieux Sénèque, celui qui a déjà demandé son congé à son maître ( a-t-on toujours celui que l'on mérite ?) impérial. C'est un vieillard revenu de tout, du pouvoir surtout. Celui qui entreprend l'écriture des Lettres à Lucillius, auxquelles nous avons déjà consacré une chronique sur Littera-incitatus.

    Nous laisserons de côté l'anecdote romanesque imaginée par Romain Sardou pour mettre en scène la gestation de l'ouvrage. Les Lettres se suffisent à elles-mêmes et n'ont guère besoin qu'on leur ajoute une telle mise en scène mais chacun joue dans sa tête avec ses propres petits délires, et Romain Sardou a bien raison de s'amuser à refaire le monde à son image. Le nôtre est si triste !

    Romain Sardou est assez fidèle à la problématique de la philosophie antique post-classique. Il convient au philosophe de prouver au monde entier qu'il est un homme libre, tout à fait indépendant du pouvoir politique. D'autant plus libre qu'un monarque hellénistique ou un empereur romain n'a même pas besoin d'une lettre de cachet pour jeter les esprits forts en un obscur cul de basse-fosse ou sur le fil d'une épée.

    Sénèque qui a eu entre les mains les rênes de l'Empire Romain est un peu mal placé pour le proclamer, mais enfin son enseignement à son dernier disciple, très bien imagé par le titre du livre, pourrait se résumer à la vieille formule du vivons caché pour vivre heureux. Abstiens-toi du politique si tu ne veux point tenter la foudre césarienne.

    Le proverbe chinois nous dit que la montagne vient à nous si l'on ne va pas à elle. Une prudente lâcheté n'est pas aussi efficace que ses intentions. Sénèque a eu le temps de méditer sur ce retournement de situation inattendu. En fin de vie Néron a bien fini par le renvoyer à ses chères étuves.

    Ne nous reprochez pas notre humour noir. Ce livre sur Sénèque possède sa face obscure. Néron est le repoussoir idéal. Il est l'incarnation du mal absolu et du dérèglement totalitaire. Au bout de trois pages vous ne pouvez qu'être en empathie avec Marcus Scaurus, l'homme courageux trahi par les siens et pourchassés par des séides appointés. Romain Sardou a pris la précaution de ne pas nous le peindre en super héros.

    Un fils de la noblesse nobiliaire, une espèce de toge dorée élevée dans le luxe et l'oisiveté. Un être que l'on ne qualifiera pas de veule vu qu'il ose défier le pouvoir sur les bancs du Sénat même. Chien fou mais pas suicidaire, il veillera à mettre un maximum d'espace géographique entre sa mauvaise modeste personne et la colère du potentat.

    Tout au long de sa thébaïde itinérante il se délestera de quelques écailles squameuses. Vérité à Rome, erreur de l'autre côté de la Méditerranée. Scaurus essuie les plâtres d'une espèce de dés-initiation citoyenne. Au sens romain de ce terme ! Il est bien connu que le Romain n'est plus dans Rome. A partir du moment où il abandonne la politique.

    Mais c'est à croire que l'air du pays natal ne lui vaut rien. A peine revenu il se lance dans d'inquiétantes ruminations sur l'heureuse nécessité théorique d'abattre les tyrans. Les Lettres à Lucilius dont il a précipité la germination et la naissance ne lui seront d'aucun secours. Prudence n'est pas toujours mère de la sûreté.

    Romain Sardou s'est-il aperçu que dans son livre le dénouement ne dénoue rien ? Le roman s'achève à l'endroit exact où il a commencé. Par la toute puissance néronienne. La mort de Sénèque ne joue même pas le rôle d'une catharsis romanesque. L'auteur a beau lui faire un enfant dans le dos, cela ne change rien aux affaires. Certes encore une fois de plus Néron est voué aux gémonies de la postérité.

    Ce que nous regrettons. Nous sommes des partisans admiratifs de Domitien. Nous avons maintes fois en nos chroniques défendu sa politique et nous n'y reviendrons pas ici. Mais qu'il soit clair qu'entre Sénèque et Néron nous choisirons toujours Néron. Ce n'est pas que Sénèque nous déplaise, nous aussi nous feuilletons souvent ses Lettres à Lucilius et ne professons même pas à son égard cette gêne qui emmène Romain Sardou à se boucher le nez devant des actes moralement répréhensibles commis en toute conscience et assumé sans honte ou remords par notre philosophe.

    C'est que nous n'avons pas de morale. Le beau est peut-être juste et bon – qui serions-nous pour contrarier Platon – mais il n'a jamais assuré qu'il était moral. L'artiste – qu'il soit écrivain comme Sénèque ou joueur de cithare comme Néron – est au-delà du bien et du mal. Cette route ombragée de pommiers aux fruits ou tout blancs ou tout noirs, nous savons trop d'où elle vient et où elle va. Du monothéisme au monothéisme.

    Critiquer Néron est devenu chez beaucoup de nos romanciers un sport national, mais nous connaissons les dessous de l'iceberg. Le christianisme n'est jamais loin. Il pointe son oreille pudibonde sans que l'on y prête attention. Dans le roman qui nous occupe il n'est même pas nommé mais on le sent tapi sous les lits de cette riche famille, sexuellement ollé-ollé qui accueille Scaurus qui finira par s'enfuir fatigué de trop nombreuses fariboles. Pas besoin d'être docteur Freud pour ôter ces seins que l'on voit partout. Le christianisme est l'inconscient collectif de nos contemporains.

    Honnir Néron revient à chasser encore et encore les Dieux de leurs sanctuaires symboliques. Certains n'ont d'autre idée que nous faire quitter Rome. Nous préfèrerions mourir.

    ( 2007 / in Sénèque le Plus Ultra )

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 32

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 032 / Janvier 2017

    JERPHAGNONERIES

     

    LES DIVINS CESARS.

    LUCIEN JERPHAGNON.

    Idéologie et pouvoir dans la Rome impériale.

    586 p. Septembre 2004. Taillandier.

     

    Une histoire de l’Empire Romain. Depuis Actium et la victoire d’Octave jusqu’à la fermeture de l’école d’Athènes en 529 par Justinien. Mais vue d’un certain côté. Celui de l’idéologie impériale. Ce qui ne nous surprend guère chez Lucien Jerphagnon qui a déjà commis trois importants ouvrages de référence sur l’histoire de la pensée antique et médiévale.

    Commençons par les compliments : très belle écriture, les portraits d’Auguste, de Tibère, de Proclos et de Damascios sont de pures merveilles d’érudition mais ils dénotent surtout une décision d’analyse des plus subtiles en même temps que des plus fermes. La réussite en est d’autant plus remarquable que si les documents fourmillent pour les deux premiers imperators, les deux derniers chefs de l’école d’Athènes sont nettement moins connus et reconnus. Quant au reste vous dévorerez à belles dents. Beaucoup d’humour, et d’humeur car Jerphagnon ne nous parle d’hier que pour mieux nous causer d’aujourd’hui. A frotter la buée des siècles futurs, c’est à la transparence du nôtre que nous nous efforçons.

    Nous eussions aimé de plus amples pages autour d’Oreste et Romulus Augustulus mais il s’agit d’un vœu tout personnel qui ne doit pas oblitérer l’immense travail effectué par notre auteur. Nous n’ignorons pas tout ce que, depuis Marx, le terme d’idéologie peut induire de défiance péjorative dans les esprits. Mais il serait présomptueux d’employer le grand mot de philosophie.

    Tous ceux qui se sont essayés, avec plus ou moins de bonheur, de sincérité et d’empressement suspect, à justifier à coups de belles phrases ronflantes les prétentions de la cohorte d’empereurs à qui échurent les rênes du pouvoir, revendiquaient une coloration philosophique des mieux appropriées. Qu’ils aient été de naïfs prosélytes platoniciens ou de parfaits vieux cyniques ne change rien au problème démagogique. Nous sommes dans le domaine de l’opinion et n’avons pas encore forcé les portes de corne et de brumes de la pensée.

    Le cube du pouvoir a des arrêtes tranchantes. Les intellectuels de haut vol peuvent se précipiter au portillon, certains arriveront à outrepasser les limites de l’indécence des plus vils flagorneurs. Entre la médaille en chocolat de la renommée et la solidité tarifaire d’un aureus, notre cœur achilléen ne balance pas toujours. Combien faut-il de valeur ajoutée pour transformer un Sénèque en Marc Aurèle ?

    Quelle distance entre Les lettres à Lucilius et les premières déclarations de Néron ? La question appelle-t-elle seulement sa réponse ? Quoi que l’on fasse, les belles formules que l’on frappera sur les monnaies ne participent pas de la pensée philosophique mais du slogan publicitaire.

    Et pourtant. C’est-là que Les divins Césars deviennent intéressants, au fil des siècles il appert que la figure impérieuse du princeps devient le symbole de la perpétuation de l’exercice de la philosophie et que cette dernière se mue en égide protectrice, en tête gorgonale de défi et de combat.

    Ce qui n’était que phrases creuses ou rhétorique envahissante en est venu à signifier l’appartenance à un mode de pensée, authentique et signifiante. C’est que la donne a changé. L’ennemi n’est plus de l’autre côté du lointain limés mais à l’intérieur des murs.

    La lèpre du christianisme a corrodé les énergies. Elle n’est pas arrivée là par miracle. Elle est la fille des frustrations sociales engendrées par un inique partage des richesses amassées par la Conquête. Ce n’est pas un hasard si elle vient battre en brèche l’institution impériale, c’est qu’historiquement celle-ci a été conçue comme une correction de trajectoire aux déviances de la Res Republica.

    Les folies supposées d’un Caligula et d’un Néron ne furent que les reflets schizophréniques de l’illégitime partition républicaine qui perdurait malgré leurs vains efforts à redresser l’irrémédiable coupure. A peine eurent-ils l’héritage en main qu’ils comprirent, de manière plus ou moins lucide, l’inéluctabilité du naufrage.

    Y font écho, à l’autre bout temporel de l’Empire, les fameuses hypostases plotiniennes. Etrange de voir l’impossibilité de la pragmatique philosophique. Esprit des plus subtils et des plus déliés Plotin a perdu le sens des réalités. Entre d’un côté la rusticité non-idéelle des catégories aristotéliciennes et l’avancée d’Alexandre et de l’autre la récession plotinienne qui nous conduit du concept à l’idée du concept et l’échec des expéditions parthiques du troisième siècle, l’on mesure le recul parcouru.

    Pour parodier Teilhard de Chardin, et ce nom n’est jamais aléatoire lorsque l’on évoque le déploiement historiciste du christianisme, nous dirons que le paganisme revint au point Alpha. Nous touchons-là du doigt une des grandes faiblesses de l’idéologie impériale, qui dès le vivant d’Auguste, fut déclinée sous une forme reptilienne, ophique et non sophique, religieuse. L’abandon du politique, qui explique la prééminence de l’idéologie des cultes impériaux, permettra au christianisme de se couler dans les vieilles peaux du pouvoir impérial avec une facilité déconcertante.

    Plus d’une fois Jerphagnon attire l’attention du lecteur moderne sur la difficulté d’un condisciple antique à accéder aux textes. Les copies des originaux sont rares. L’on est obligé de se débrouiller avec des compilations maintes fois répétées de morceaux choisis. Les conditions matérielles ont empêché une véritable transmission. Le trésor de la pensée grecque est dispensé sous la forme d’une diffraction généralisée. Etonnez-vous qu’en de telles conditions l’on n’ait pas su s’affranchir de la présence des Dieux !

    La philosophie qui a été la première à tuer les Dieux n’a pas su se défaire de leurs cadavres encombrants. A tel point qu’aujourd’hui toute renaissance de l’impériosité du politique est concomitante avec le surgissement inattendu du paganisme. Julien en fut la dernière victime. Son action militaire et politique se confond avec son combat pour les anciens Dieux.

    Les Divins Césars portent bien leur titre. Ils participent des Dieux. Jerphagnon sera particulièrement sévère avec Théodose qui se prosterne devant son évêque et souillera de sa cacalamiteuse courbette la pourpre impériale. Le dieu monothéique se parera de ces haillons augustéens. La nuit tombe sur le monde. Même s’il professe une incompréhensible sympathie pour Saint Augustin Lucien Jerphagnon n’est guère tendre pour les chrétiens responsables de la longue nuit qui suivit leur prise du pouvoir. Il les accuse tour à tour de despotisme, d’autocratisme, de sectarisme…Nous sommes face à un recul civilisationnel dont nous continuons à ressentir les effets plus de mille sept cent ans plus tard.

    Nos intellectuels ne tarissent pas d’éloges ou d’imprécations sur le retour du religieux et la communautarisation de nos sociétés occidentales. Très peu savent en articuler la signification. Le retour des croyances monothéiques sonne avant tout comme le signe d’inquiétude des ennemis du concept opératoire d’Imperium Romanum. Nous avons parcouru tout un cycle. Nous revenons non pas à notre point de départ mais vers notre point de bifurcation. Le retour n’est pas un cercle à l’identique mais une spirale à exhausser. Les Dieux ne sont pas une nécessité, ils fondent toutefois les conditions de notre redéploiement.

    Les Divins Césars nous obligent à pointer notre nez à l’endroit exact où nos contemporains répugnent d’enfouir le leur. Le corpus des textes philosophiques occidentaux est cadastré au millimètre près. Nous avons un universitaire embusqué derrière chaque page prêt à vous fournir des maximalités d’explications, parfois oiseuses, très souvent estampillées des coins de la meilleure érudition. Mais nous avons affaire à une philosophie de laboratoire très éloignée des réalités agonales qui lui donnèrent le jour.

    Nous le répétons, la philosophie grecque ne fut l’apprentissage, ni de la sagesse, ni de la mort, ni du désir, mais une pragmatique de tout cela et encore plus une pragmatique auto-réflexive de cette pragmatique même. Même si souvent les grecs ont tenu l’ombre pour la proie et l’idée du désir pour toute chose pour la totalité du désir de chaque chose…

    De plus si cette philosophie est devenue fondationnelle à notre occidentalité, elle le doit davantage à la geste d’Alexandre et à la conquête romaine qu’à ses propres vertus. Il n’y a pas de philosophie occidentale sans sa transmission impérieuse. Qu’ils le veuillent ou non, qu’ils le sachent ou pas, qu’ils le cachent ou pas, qu’ils en soient conscients ou pas, nos philosophes emmènent le concept d’Imperium dans leur bagage.

    Il n’existe pas de savoir pur. Ceux qui affirment que le polythéisme était en train d’accoucher, tout seul, par parthénogénèse, du monothéisme ont une bible dans chaque œil. Le polythéisme, même s’il paraît atteindre chez certains de ses penseurs à l’idée de l’Unité, n’y parvient jamais réellement. La vérité se dévoile, mais il reste maintenant et toujours un voile de la plus légère transparence à enlever encore. Nous sommes dans le mode opératoire de la fragmentation atomique. Les Dieux renaissent sempiternellement.

    Philosophie, Imperium, paganisme ; c’est un paquet cadeau ; il est impossible de penser l’un sans faire appel aux deux autres. Nos ennemis ne s’y trompent pas qui mènent une guerre à outrance contre tout ce qui peut rappeler de près ou de loin la présence de l’Imperium. Contre celui-ci il oppose la notion de Démocratie qui n’est qu’une des formes contingentes de l’exercice du pouvoir en tant que retour du même. Contre le paganisme nous assistons à une mise en orbite médiatique sans précédent des trois monothéismes traditionnels. Quant à la philosophie l’on coupe les accès institutionnels les plus simples et les plus directs à la connaissance de son existence par l’éradication forcenée des filières d’apprentissage du latin et du grec.

    Ces Divins Césars sont à lire comme le récit mythique de ce dont nous avons été privés et désarçonnés. Ils nous enjoignent de remonter en selle. Au plus vite.

    André Murcie.

     

    LES DIEUX NE SONT JAMAIS LOIN.

    LUCIEN JERPHAGNON

    244 p. DESCLEE DE BROUWER. 2003.

     

    Passage de témoin. Les grands pontes des études antiques qui dominèrent ces trente dernières années les publications universitaires sentent que leur âge canonique les destine à laisser place aux jeunes. Les temps sont venus de dresser le bilan de toute une vie : eux qui se sont si souvent abrités derrière leur sujet d’étude, eux qui ont si souvent avancé masqués, avant de jeter l’éponge de la retraite, se paient la coquetterie de proclamer haut et fort leurs personnelles opinions à la face du grand public. Qui s’en moque éperdument. Qu’importe, leur plan de carrière n’en souffrira plus, et quelle joie que de se donner l’illusion d’être un penseur libre ! Hélas, le chien trop longtemps attaché à la même chaîne, une fois libéré de son carcan, ne s’éloigne guère du périmètre de sa niche.

    L’on n’est jamais trop prudent. Ainsi Lucien Jerphagnon n’est jamais allé plus loin que son titre. Les Dieux ne sont jamais loin, la formule est jubilatoire. Mais si les premières pages sont prodigieuses, mordantes, acérées, teigneuses, voltairiennes, ricanantes, la suite n’est plus du même tonneau. Un peu comme ces films qui répètent interminablement la même scène, les idées jerphagnonesques tournent en rond et finissent par se mordre la queue.

    Question mythes Jerphagnon en connaît deux rayons. Mythologique et biblique. Ravaler les pieuses histoires de la thora au rang subalterne des contes et légendes grecques n’horrifiera que quelques grenouilles de bénitier. L’astuce use d’une trop épaisse ficelle. Mettre dans un même sac les sectateurs de Jésus et de Zeus passera sans nul doute, auprès des esprits faibles, pour un acte de grande rébellion anti-religieuse. La réalité est moins reluisante : Lucien Jerphagnon se donne les moyens de ne jamais se prêter à l’apparence d’attaquer de manière frontale les fondements des doctrines juives et chrétiennes. Certes il pourra par la suite regretter le triomphe de l’idée monothéiste sur le paganisme, mais comment ne s’aperçoit-il pas qu’il a déjà scié la branche sur laquelle il voudrait nous faire accroire qu’il désirait s’asseoir ?

    Entre métaphysique et positivisme il convient de choisir. Blanchi sous le harnais des idéologies scientistes de la recherche universitaire, Jerphagnon s’en remet à la vieille fable de l’évolution humaine. Pauvres hommes préhistoriques transis de peur et d’orages ! Le mythe serait une explication tant soit peu rationnelle que l’Homme aurait élaboré pour mieux comprendre le monde inquiétant dans lequel l vivait.

    Pourquoi pas ? Mais ce que l’on appelle mythologie grecque provient d’une autre origine. Alors que le monothéisme judéo-chrétien se décline selon une apparence inaliénable et donc totalitaire, le polythéisme opposé à cette vision réductrice de l’existence humaine ouvre d’immenses étendues tant physiques que mentales. La multiplicité des dieux reste le signe intangible d’une volonté de conquête intellectuelle indéfinie. Tout dieu est un concept opératoire. Etablir une relation d’égalité entre monothéisme et polythéisme consiste à les appréhender uniquement en tant que simple croyance. S’il est vrai que le monothéisme relève exclusivement de l’ordre du croire – et nous remarquerons en passant par la même occasion que les notions de vérité et de croyance appartiennent au même plan phénoménologique du psychisme humain – le polythéisme de par sa nature dialectique induit – parce qu’il la contient, la contredit, et la dépasse – d’autres affirmations et dépositions que la malheureuse croyance.

    Lucien Jerphagnon nous rappelle que chaque peuple engendre ses propres croyances. Cette pensée qui fleure bon le politiquement correct et l’égalitarisme civilisationnel ne nous émeut pas. La mythologie grecque, même si l’on peut trouver mille ressemblances ou accointances avec mille autres mythologies indo – ou extra – européennes reste celle qui permit et présida à l’éclosion de la pensée rationnelle. Peut-être tout autre mythologie aurait-elle pu arriver au même résultat. Peut-être la seule combinaison des circonstances historiques a-t-elle accompli ce prodige inespéré. Peut-être dans vingt cinq mille ans ce concours aléatoire d’évènements infimes n’aura-t-il plus d’efficience réelle. Mais en cette aube du vingt-et-unième siècle très chrétien nous n’en jugeons pas de même.

    Lucien Jerphagnon sous-entend que notre monde moderne, qui aurait bien besoin de renouer avec ce supplément d’âme gréco-mythologique que nous avons perdu, est irrémédiablement inscrit en une autre ère historique. Nous aurions changé de cycle et accédé à une autre étape de notre évolution.

    Bien sûr nous pensons à rebours de Jerphagnon. Nous n’allons pas ici, exposer une énième fois notre point de vue. La quatrième de couverture de Les Dieux ne sont jamais loin était alléchante : « L’accélération de l’histoire semble nous avoir fait naviguer entre deux écueils : celui d’une domestication de la raison par la foi et celui d’une exclusion du mythique et du religieux par la raison. Ce combat mortifère nous a finalement rendus exsangues, spectateurs impuissants d’une lutte entre fous de Dieu et les apôtres du marché ».

    Ah ! si Jerphagnon avait tenu ses promesses ! Mais le livre ne dépassera jamais le lamento du manque évident de spiritualité de notre époque. Si Jerphagnon n’était pas pourvu d’une solide culture classique, sans doute aurions-nous eu droit à un manifeste pro new-age ! Dans leur mansuétude infinie les Dieux nous ont épargné ce cauchemar ! Ne tirons pas sur le pianiste. Il ne peut jouer que la partition qu’il a pris la peine d’emporter.

    Nous avons eu beau lire et relire en tous les sens, nous accuser d’étourderie et de négligence, il a bien fallu nous rendre à l’évidence. Les dieux n’ont pas été très loquaces : pas une seule ligne sur le marché libéral qui s’étend aux quatre coins de notre planisphère, pas un mot sur les résurgences des monothéismes, chrétien, juif et islamique, et les conséquences de leurs redéploiements actuels. Nous n’osons même pas imaginer qu’un subit accès de paresse ait poussé maître Jerphagnon à abandonner son livre en pleine campagne, à la première halte propice.

    A l’impossible nul n’est tenu. A trop étudier l’Antiquité et ses grands hommes, Lucien Jerphagnon a cru qu’avec un peu de culture et de bonne volonté il serait capable de repenser le monde, notre monde, s’il prenait appui sur une certaine sagesse mythologique. Il a juste oublié de comprendre que la sagesse antique n’est qu’un leurre. L’esprit grec pour mouvoir le monde a subi maintes métamorphoses dont la moindre n’est pas celle de son redéploiement impériumique. L’Imperium aura été l’ossature du monde antique. Penser que, sous prétexte que le temps ait fané et édulcoré les belles vignettes exemplaires des travaux des dieux et des héros, l’Imperium est une vieillerie sans aucune importance, Jerphagnon l’entreprend de lui-même sans le comprendre lorsqu’il parle des « spectateurs impuissants » relégués sur le banc de touche de l’Histoire.

    La nostalgie ne doit plus être ce qu’elle était. Parce qu’il refuse de penser le monde selon l’antique logique conceptuelle de l’Imperium, Lucien Jerphagnon ne possède même pas une arme pour contrer ceux qu’il n’ose même pas déclarer ses ennemis. Démuni comme l’enfant qui vient de naître, ou plutôt comme le vieillard qui ne tardera pas à disparaître, Jerphagnon espère stopper le train du marché lancé à grande vitesse en lui faisant signe, depuis le bord extérieur de la voie, de s’arrêter.

    André Murcie.

     

    LE PETIT LIVRE DES CITATIONS LATINES.

    LUCIEN JERPHAGNON.

    Taillandier. Octobre 2004.

     

    Six volumes en quatre années Lucien Jerphagnon met les bouchées doubles ! Des fois qu’on s’obstinerait à l’oublier, il en rajoute un mini dernier, un petit carré magique de douze centimètres de côté, la taille idéale à caresser du fond de votre poche le poil qui s’exhausse dans votre main. Mignonne à souhait, impertinente comme le daimon de Socrate, voici l’étrenne parfaite, au prix léger, qu’attendait votre chef de bureau qui y puisera l’illusion d’être intelligent et cultivé.

    Depuis que le souffle de la modernité a emporté à tout vent les feuilles de ses roses centrales le Larousse a perdu tous ses attraits et le grand public un des derniers liens qui le rattachait à ses origines antiques. Toujours à l’affût des ventes faciles et des créneaux dégarnis, les éditeurs n’ont pas longtemps hésité à sauter sur l’occasion qui se présentait. Lucien Jerphagnon s’est vu proposer le marché clef en main. Comme un dernier coup de pied au cadavre de la langue morte, façon de la faire tressaillir une nouvelle fois pour se donner l’illusion de sa reviviscence, maître Jerphagnon pleure et s’occupe de ses oignons.

    Vingt siècles de tradition latine pour en arriver là, à recouvrir la nostalgie de ses souvenances sous les oripeaux des ironies facétieuses des actualisations délétères ! Retenir à tout prix le badaud qui se serait arrêté par mégarde ! L’homo contemporaneus ne manquera pas de s’émerveiller, un grand quart d’heure de toute sa vie, de cette latinité primesautière si peu fondamentaliste.

    César, Auguste et Néron, Horace et Virgile. Pourrions-nous être en meilleure compagnie ? Pourquoi a-t-il fallu que Lucien Jerphagnon se soit rappelé qu’il annota les trois tomes de La Pléïade consacrés aux œuvres de Saint Augustin ? Ce sont les citations de latin d’Eglise qui ont droit aux développements les plus fournis ! Il paraît que nos fieffés grand-pères les auraient sciemment, et à rebours de l’usage traditionnel, traduites avec un parti-pris idéologiques des plus éhontés.

    Nous préférons pourtant l’attitude si partisane de nos plus proches ancêtres, à cette racoleuse dédicace qui fleure un peu trop la démagogie, il eut été ô combien plus courageux de l’offrir à Néron qui avait «  à peu près tous les talents » ! Qualis fidelitas, cher monsieur Jerphagnon !

    André Murcie.

     

    JULIEN DIT L’APOSTAT.

    LUCIEN JERPHAGNON.

    HISTOIRE NATURELLE D’UNE FAMILLE

    SOUS LE BAS-EMPIRE.

    304 p. SEUIL. 1986.

     

    Toujours entendu dire par les connaisseurs que le Julien de Jerphagnon était de qualité. Je puis désormais me joindre au cercle informel des laudateurs. Il ne s’agit point d’une étude romancée, même si très vite le livre se dévore comme un roman.

    Julien est un personnage attachant. A tel point que les deux premiers tiers du livre ressemblent davantage à un panégyrique composé par un admirateur inconditionnel du César qu’à un précis d’érudition universitaire. Ce n’est pas que Lucien Jerphagnon chercherait à cacher les aspects négatifs de la personnalité et du comportement de l’Empereur. Mais les faits sont exposés avec tant d’impartialité que les défauts de caractère et les erreurs de jugement de Julien passés au crible de la raison raisonnante nous apparaissent dans la lumière crue mais si éclairante des conditions de leur formation.

    Notre auteur aurait-il été ému par le statut d’orphelin du jeune Julien ? Jerphagnon a tendance à se poser comme un père compatissant prêt à excuser tous les débordements de sa progéniture. Il faut reconnaître que Julien sera un enfant sage. Plus tard il deviendra un adolescent réfléchi plus préoccupé par ses lectures que par les filles.

    Il est vrai qu’il s’adonne sans retenue aux livres interdits et que sous son aspect d’intellectuel perdu dans les nuages il devient l’adepte décidé d’une contre-culture peu en odeur de sainteté auprès de ses geôliers. Sans doute lit-il trop vite et d’une façon trop brouillonne. On ne peut lui en faire grief quand on réfléchit aux nombres de ruses quotidiennes et de protocoles de fausse soumission qu’il dut déployer pour assouvir sa faim de littérature classique. Est-il nécessaire de rappeler que c’est en ces années d’extrême solitude que Julien forgea son destin ?

    Seul contre tous. Si certains n’entendent point le concept de flair nietzschéen qu’ils se penchent sur les années d’apprentissage de Julien. Par quel miracle l’enfant parviendra-t-il à s’extraire de la gangue du christianisme ? Quel fut l’instinct qui éveilla ses soupçons et aiguisa sa curiosité ? Les Dieux y auraient-ils pourvu pour reprendre à rebrousse-poil un célèbre poème de Cavafy ? Rien n’est moins sûr.

    Le paganisme de Julien restera entaché de l’inquiétude chrétienne. Julien croit à ses dieux plus qu’il ne les pense. Il n’aura d’ailleurs pas le loisir de les méditer. Ses ennemis n’ont pas manqué de souligner le hâtif inaccomplissement de ses écrits. Le destin impérieux de Julien fut si rapide qu’il n’eut pas le temps de revenir sur ses traités expédiés de nuit, rédigés dans l’empressement, la fièvre, et le tourment de la clepsydre qui s’écoule trop vite. Peut-être faudrait-il les mettre en relation avec Les Feuillets d’Hypnos d’un René Char pour qu’un lecteur moderne puisse comprendre l’urgence qui présida à leur venue au monde. S’il y eut quelque part une littérature engagée en un combat obscur contre des forces tentaculaires qui la dépassent, l’oppriment et l’écrasent, ce furent bien les lettres de Julien.

    Plus d’une fois Lucien Jerphagnon reprochera à Julien son idéalisme littéraire. Les pauvres mortels que l’Empereur se doit de diriger ne sont pas des héros homériens sortis tout droit, casqués et armés des pages de l’Iliade. Julien fut un Ulysse pressé. Il n’était pas du genre à perdre de précieuses heures dans la couche de Calypso. Dès l’outre d’Eole débouchée l’on sent qu’il aurait chevauché la tempête tout le long de la route du Retour.

    Mission impossible déclare Jerphagnon. Le projet politique de Julien n’était pas viable. La preuve c’est qu’il a échoué. Beaucoup feraient mieux de relire la Logique d’Aristote qui confondent cause adjacente et conséquence efficiente. L’échec de Julien n’est pas la preuve de son échec. Tout au contraire c’est la preuve de l’existence de Julien qui justifie l’épreuve de sa mort.

    Jerphagnon se sépare de Julien le 17 juin 362 lorsqu’il signe le décret d’interdiction d’enseigner les lettres païennes aux professeurs d’obédience chrétienne. Un contemporain ne peut trouver cette mesure que profondément et politiquement incorrecte. Selon nous beaucoup moins incorrecte que les dernières et rampantes directives de l’Education Nationale qui visent à restreindre les cours de langues grecque et latine dès la rentrée scolaire 2006. Mais ceci est une notre histoire.

    Laisser aux chrétiens le loisir de dévoyer à des fins apologétiques le trésor des littératures païennes était une erreur. La disparition des bibliothèques publiques dans les décennies qui suivirent démontre qui de Julien ou de Libanios avait raison. Jerphagnon peut se retrancher derrière la caution morale de la conscience païenne de l’époque. Certes Libanios a jugé scandaleux le rescrit de Julien mais il n’est qu’à lire la suite pathétique de ses discours, composés après la disparition de Julien, pour se rendre compte combien il a dû se mordre les doigts de sa grande générosité intellectuelle.

    Libanios, qui ne prit pas le risque de rejoindre le Conseil du prince et se contenta de soutenir de loin le régime qu’il avait appelé de ses vœux, passera le restant de sa vie à élever protestation sur protestation dans le vain espoir, perdu d’avance, de s’opposer aux iniques interdictions des cultes païens par les sectateurs christiques.

    Les démocrates au grand cœur ne se retrouvent pas dans cette intolérance de Julien César. De toutes les manières affirment-ils, il était trop tard : « comment aurait-il réussi, là où Dioclétien et Galère avaient échoué ? » nous demande par exemple Jacques Flamant dans le tout dernier Dictionnaire de l’Antiquité paru aux éditions Quadrige sous la direction de Jean Leclant en octobre 2005.

    C’est fou comme les idées reçues ont le don de se reproduire ad vitam aeternam dans le petit monde des universitaires chevronnés. Contrairement à Dioclétien et Galère, Julien possédait une connaissance approfondie du christianisme. Les persécutions de nos deux empereurs furent brutales. Julien était trop intelligent pour se satisfaire de telles violences. Nous ne nions pas qu’il y aurait eu quelques exécutions. Les chrétiens eux-mêmes ne se privèrent pas de semblables expédients. Mais Julien ne se serait pas contenté d’une répression aveugle. Toutes ses décisions montrent qu’il avait décidé d’étouffer financièrement l’Eglise en la forçant à faire appel aux seules contributions directes de ses fidèles et de l’empêcher de s’étendre en limitant l’impact prosélytique de ses réseaux caritatifs. En d’autres termes Julien voulait déchristianiser les structures étatiques de diffusion de la doctrine évangélique. Nos défenseurs de l’école laïque devraient réfléchir quelque peu à l’action préventive entreprise par Julien. Qu’ils se remémorent aussi les manières employées par les activistes islamistes pour phagocyter les sociétés civiles des pays musulmans.

    De plus Julien avait compris que la propagation du christianisme s’articulait autant sur les terribles manquements sociaux que sur la vacuité idéologique de la société païenne. L’on a beaucoup glosé et rit sur les fondements de son clergé païen. Jerphagnon laisse filtrer les mots de théocratie totalitaire pour caractériser l’utopique projet sociétal de Julien. Lorsque le feu est à la maison l’on ne cherche guère à savoir la provenance et le taux de limpidité de l’eau des pompiers.

    Faute de mieux et de moyens Julien copia l’organisation de l’Eglise. Celle-ci avait fait ses preuves. En moins de cinquante ans, partie de rien, elle avait su tisser un maillage d’emprise idéologique redoutable sur les esprits. Julien visait le long terme. En dix ans l’on aurait formé une nouvelle génération d’officiants. En trente ans le paganisme aurait reconquis le terrain perdu.

    Et surtout à l’hypocrite et très partielle charité chrétienne aurait succédé une véritable redistribution édilitaire et étatique des impôts et des fortunes. Les élites païennes ne se sont pas précipitées pour aider Julien, elles comprirent très vite ce que cet empereur, qui avait congédié la pléthorique et paperassière cour de Dioclétien et de ses prédécesseurs très chrétiens, leur demanderait comme sacrifices.

    Nous ne disons pas que Julien était un révolutionnaire qui voulait confisquer les moyens de production en faveur des travailleurs, des esclaves, des pauvres et des indigents mais qu’il apparut comme un révolutionnaire qui voulut redistribuer les richesses afin de veiller à l’entier déploiement de l’Imperium, celui-ci étant le seul garant de la continuité de la production de ces dernières. Julien ne visait pas à l’égalité mais à une répartition plus équitable. C’était-là le meilleur moyen de changer la donne qui avait permis l’explosion expansive de l’Eglise.

    Ceux qui perdent la guerre ont toujours tort. L’expédition orientale de Julien était-elle superflue ? D’après Jerphagnon Julien aurait dû ne pas tenter le sort. La chance avait été trop longtemps de son côté. La consolidation du limes germanique fut une divine surprise. Qu’avec si peu de troupes Julien ait réussi à relever une situation qui aurait pu tourner à la catastrophe tenait déjà du miracle. Que sa marche victorieuse à la rencontre des troupes de Constance se fût achevée sans qu’il y eut nécessité d’une sanglante bataille finale confinait à l’incroyable. La sagesse recommandait la plus élémentaire des prudences.

    Grisé par ses faciles succès inespérés l’Imperator aurait cédé aux sirènes de l’hubris. Qu’avait-il à se prendre pour Alexandre le Grand et à caracoler sur les traces du Conquérant ? Mieux vaut éradiquer la cause d’une maladie que d’en soigner les effets. Le christianisme s’est développé sur un sentiment diffus de malaise et d’inquiétude généralisée dû à la perception de plus en plus aiguë d’une commune impression d’insécurité créée aux frontières par une pression des barbares de plus en plus forte. Le limes occidental ayant été stabilisé pour près de quarante ans Julien a préféré prendre les devants pour l’Orient. La montée en puissance de l’Empire Perse ne laissait présager rien de bon. Tôt ou tard la Perse prendrait l’offensive. Il valait mieux attaquer en premier tant que la force de frappe des troupes romaines était encore en état de faire la différence.

    Sabotée de bout en bout par le parti chrétien l’expédition échoua. Pour l’Imperium la mort de Julien marqua le début de la fin. Nous ne pensons pas que Julien soit venu trop tard. Les siècles ont passé, mais la situation n’a pas fondamentalement changé. A examiner les péripéties historiques qui se sont succédées, malgré un profond bouleversement de notre donne originelle, malgré l’advenue de nouveaux peuples, de nouvelles cultures, de nouvelles civilisations, rien n’a vraiment subi une évolution décisive. L’Occident est en pleine déshérence, l’Orient reste effondré sur-lui-même en un vertige monothéique effrayant. L’Imperium reste à renouer. La geste de Julien nous est exemplaire.

    L’on n’en a jamais fini avec Julien. C’est après sa disparition que le clan des Hellènes mesura l’étendue de leur perte. Le fait que les actes et les écrits de Julien aient été transmis jusqu’à nous prouve que l’Eglise malgré sa hargne et sa vindicte n’a pu effacer les traces de son ultime opposant. Une phalange sacrée du souvenir s’est formée et a su préserver l’héritage du dernier des Imperators : une lecture non entachée d’empiro-christicisme de la littérature antique et le concept opératoire de géopolitique de l’Imperium.

    Bien sûr à la fin de son étude Jerphagnon essaie de noyer le bébé dans le bassin du poisson chrétien. Il nous la joue grand conciliateur, Jésus tendant la main à Julien et se mettant à l’aimer… « parce que nous aspirons à la fin de toutes les contradictions, à l’unité de toutes les valeurs, si tragiquement dispersées, éparpillées dans les consciences, les sociétés, les civilisations, les âges. »

    Mais pourquoi alors Julien aurait-il reçu l’initiation taurobolique de Mithra le dieu des légions en marche ? Pour nous indiquer que nous nous devons de prendre le taureau de l’Europe par les cornes.

    André Murcie.

     

    CAÏUS, LE DERNIER VERDICT.

    LUCIEN JERPHAGNON.

    224 p. TAILLANDIER. 1988.

     

    Deux livres qui se passent sous Valérien, l’on devrait me décorer pour cet accouplement de raretés ! Celui-ci comme le contrepoint du précédent. Sur le mode mineur. Lucien Jerphagnon y aborde un seul aspect du règne de l’empereur : la persécution des chrétiens. L’on n’attend pas moins d’un érudit qui en 1988 avait déjà consacré deux volumes sur Le caractère de Pascal et à Vladimir Jankélévitch, plus près de toi seigneur je meurs ! Depuis il a fait pire mais nous reviendrons plus tard, en d’autres feuillets sur son cas.

    L’argument est aussi mince que le roman. Le légat Caïus Macrinius Decianus, qui commande au fin fond de l’Afrique un fragment de légion, a à s’occuper du procès d’une dizaine de chrétiens qui refusent de sacrifier aux Dieux. L’affaire ne l’enchante guère, il a d’autres chats à fouetter, et l’obstination imbécile des christanophiles qui préfèrent mourir que de brûler un as d’encens à la divinité de l’Empereur, l’ulcère.

    Lucien Jerphagnon n’est pas intransigeant. Caïus est ce qu’au dix-huitième siècle l’on appelait un honnête homme, et les chrétiens ne sont pas parés de toutes les vertus. Même que ceux qui vont être assez lâches et assez malins pour passer au travers des mailles du supplice sont de véritables bons à rien qui n’auraient pas valu le bois de la croix sur laquelle ils ne seront pas ligotés. Leur chef, l’évêque a perdu la foi et se trouve somme toute bien enchanté de mourir sans avoir à révéler à ses frères qu’il a recrutés et enseignés, l’horrible vérité de son apostasie intérieure … Il n’y a que Sylvia, toute frêle, toute blonde, toute jeune femme, qui ira sans tricher au bout de son destin… La mort de cette innocente pèsera d’autant plus sur la conscience de notre Sénateur, qui a fait tout ce qu’il a pu pour la sauver, qu’une année après sa décollation, Gallien, qui succède à son père prisonnier des Parthes, délivre un édit d’indulgence et de tolérance en faveur des sectateurs christiques.

    Pour sûr présentée ainsi, la condamnation à mort de la tendre Sylvia révulse notre sensibilité. L’on y trouve ce sentiment d’absurdité et d’incomplétude de la condition humaine que le siècle précédent, par l’entremise de grands écrivains et de philosophes renommés, a longuement scruté, disséqué et minutieusement analysé. Les leçons de l’Histoire sont sans appel pour nos contemporains. Il n’existe aucune cause, si pure, si élevée, si désintéressée puisse-t-elle être, qui vaille la peine d’y perdre sa vie. Sérotinus le sage ami de Caïus abonde en ce sens, qui déclare que ces chrétiens si gentillets qui ne casseraient pas trois pattes à un canard risqueraient de se révéler sous un bien mauvais jour si par hasard ou par nécessité, les circonstances des évènements leur donnaient un jour le pouvoir…

    Admirons le vice subtil de ce raisonnement qui dédouane nos contemporains de leur pitié qu’ils expriment et accordent à Sylvia au nom des atrocités que les siens commettront dans les siècles suivants. C’est sur Caïus seul que retombe l’opprobre moral de ne pas s’être démis de sa fonction pour ne pas avoir à supprimer Sylvia. Quant à Sylvia qui par son entêtement, a condamné Caïus à agir selon son devoir, elle acquiert un statut de sainte innocente exemplaire. L’on retrouve le vieux schéma christique qui consiste à faire retomber sur la tête des témoins étrangers au drame qui se joue, le sang d’une victime expiatoire à ses propres volitions. Caïus qui n’est pas aussi retors que Pilate oublie de s’en laver les mains.

    Soldat obscur et émérite de l’Empire, Caïus n’est qu’un pion isolé d’une partie qui se joue à un autre niveau que sa vision personnelle, partielle et partiale. Toute son humanité, toute sa romanité, le pousse à ne point entendre la condamnation de Sylvia. A une toute autre échelle Gallien ne manœuvre pas mieux que lui. Sa position privilégiée le conduit à adopter une stratégie si désastreuse qu’à l’autre bout de l’échiquier Caïus en ressent la stupidité, même s’il ne parvient pas à l’interpréter correctement.

    Notre siècle répugnera à de telles implications. L’homme moderne est incapable d’entrevoir une cause qui le dépasse et l’absout de toute atrocité. Rien ne nous est plus précieux que cette vie que nous nous complaisons à vendre au plus offrant. Nous qui vivons à genoux, ne savons plus mourir debout. Le christ qui a su mourir est bien le dieu de ces esclaves qui voient en lui un idéal qu’ils se sentent incapables d’atteindre par eux-mêmes. Lorsque plus personne n’a été capable de défendre l’Imperium, le christianisme a triomphé. Aujourd’hui que l’Europe renonce de plus en plus à ses racines impérieuses, l’on assiste, comme par hasard, à une reviviscence du christianisme. Cherchez l’erreur !

    André Murcie.

     

    PORTRAITS DE L'ANTIQUITE

    PLATON, PLOTIN, SAINT AUGUSTIN,

    ET LES AUTRES

    LUCIEN JERPHAGNON

    Champs / Histoire / Octobre 2015M

     

    Ce livre post-mortem est une réunion d'articles pour la plupart déjà parus en diverses revues et remis bout à bout. Non pas à des fins tristement mercantiles – Jerphagnon ayant rencontré en ses dernières années une audience certaine auprès d'un large public cultivé – bien au contraire – et la longue introduction de Christiane Rancé est là pour le signifier clairement au lecteur distrait – dans le but de retracer l'itinéraire spirituel de l'auteur. Qui n'est pas simple à saisir.

    Jerphagnon fut un spécialiste de l'Antiquité. Il appartient à cette génération qui de Jean-Pierre Vernant à Paul Veyne s'adonna à une lecture des plus décapantes de l'Antiquité. Des gens – nous employons ce mot à double escient – qui se crurent obligés d'adopter une relation oblique vis-à-vis de leur objet d'études. Etaient confrontés à un étrange dilemme : comment intéresser leurs contemporains à ces lointaines époques dont notre modernité n'avait que faire ? N'existait-il point d'autres problématiques plus urgentes à soulever que ce tas informe de siècles morts et oubliés ? Force est de reconnaître qu'ils y parvinrent. L'est sûr que le retour aux présocratiques initié par Martin Heidegger leur fut durant toute une partie de leur carrière des plus bénéfiques. Une véritable caution morale et philosophique. Restait toutefois un gros os difficile à ronger. Cet Imperium Romanum qui cadrait si mal avec cette idéologie démocratique que la seconde moitié du vingtième siècle érigea en tant qu'horizon politique indépassable de ce qui allait se déployer en tant qu'assujettissement capitulatif à l'ordre économique capitaliste et libéral. Comme par hasard, la bataille idéologique menée par les élites intellectuelles de la bien-pensance démocratique contre tout ce qui s'opposait à l'arasement culturel de la pensée occidentale débuta par la condamnation sans équivoque de l'oeuvre de l'auteur d'Approches d'Hölderlin. Loi de la guerre : ce sont nos ennemis qui indiquent toujours ce qui doit être le plus farouchement défendu.

    Nous semblons nous éloigner du sujet de ce livre de Lucien Jerphagnon qui se présente comme une série d'études sur la philosophie antique : Héraclite, Empédocle, Socrate, Platon, Epicurisme, Stoïcisme, Néoplatonisme, Plotin, Saint Augustin. Articles relativement courts qui ne visent pas à l'exhaustivité, les systèmes sont résumés à grands traits, Jerphagnon ne nous fait pas le coup de la somme définitive qui clôt pour trente ans le sujet abordé. Ne se dérobe pas non plus. Ne cache pas les contradictions. Les siennes et celles inhérentes à son sujet. L'on peut parler d'honnêteté intellectuelle pour caractériser sa démarche.

    Lorsque vous êtes enlisé dans un marécage, il est inutile de bomber le torse et de se presser fièrement vers le coeur le plus profond de la tourbière en vous moquant de ceux qui prudemment restés sur la terre ferme vous tendent des bras secourables. Jerphagnon n'ignore rien des dangers qui le guettent. Mais il n'en continue pas moins d'avancer vers le gouffre. Il existe nous prévient-il une fausse route – et en cela sa démarche est similaire à celle du Poème de Parménide - qui consiste à croire que la pensée grecque est un chemin qui des premiers physiciens à Plotin nous amène à croire que la sagesse grecque débouche après plusieurs siècles de méandres plus ou moins intempestifs dans l'estuaire qui s'ouvre sur l'unicité du Dieu Unique. En gros, que la philosophie grecque ouvre la voie royale du christianisme. Les attendus de la raison raisonnante en arrivent au même résultat que la révélation biblique et christique.

    Rien n'est plus faux s'insurge Jerphagnon. Et cela lui est d'autant plus douloureux qu'il n'est en rien un sectateur échevelé du paganisme. Il existe une différence fondamentale entre l'Un plotinien et le bon Dieu des Chrétiens. Ce dernier s'est conduit envers nous comme un bon père de famille. Nous a créés de toutes pièces, à partir de rien, à partir de lui-même. Celui de Plotin se fout de nous. S'en contrefout. N'est en rien notre géniteur. Est séparé de nous de par sa nature divine qui est de ne pas être. Rien à voir avec le Jéhova qui s'auto-définit en tant que celui qui ne peut pas ne pas être. L'Un ne participe pas de l'être. Point à la ligne, circulez, il n'y a rien à voir, pas de route d'accès. Remarquons au passage que la philosophie première d'Heidegger encore mal dégagée de sa gangue médiévale se prend un bel exocet au-dessous de sa ligne de flottaison. Mais le fait que la philosophie occidentale se soit laissée phagocyter par la théologie chrétienne n'est pas le problème de Jerphagnon.

    Pourrait en rester là, dans une attitude somme toute proto-murcienne. Mais non. Fait le grand saut. Sans parachute de secours ventral. De Plotin à Saint Augustin. Alors qu'il vient d'expliciter la solitude plotinienne de ce Un qui se contrefiche de notre besoin psychanalytique de la reconnaissance du Père qui serait aux cieux, Jerpha le quasi-incrédule reconnaît sa sensibilité au message évangélique. L'amour lui est ce phlogistique qui dresse un pont entre l'Un et le Dieu Unique. Certes il n'y croit point, il se défend d'une telle stupidité. Refus absolu de mélanger les torchons du christianisme avec le voile aléthéien du paganisme. Mais il se sent obligé de reconnaître à son esprit défendant qu'il est un être d'obédience chrétienne. Du bout des lèvres. Pas un cul-bénit lavé aux grandes eaux eaux de la foi du charbonnier. L'en est le premier embarrassé. Mais en prend acte. Nous aussi.

    Comme nous sommes gentils nous allons lui indiquer la manière de délier cette embrouille spirituelle. L'oublie au passage, l'essence du paganisme. Cette étrange pseudo-hypostase dont Plotin ne parle pas : la pluralité des Dieux. Cette fragmentation originellement opératoire dont l'Un n'est que l'hypostase – ce que Nietzsche conceptualise sous le nom d'inversion des valeurs – et qui incidemment permet la mise en mouvement imperiumique. Le passage aristotélicien du métaphysique au politique. Qui explique aussi pourquoi en toute logique – quoique lié de près au milieu impérial – Plotin se soit abstenu de tout exercice politique.

    Augustin – né et élevé en christianie – n'a point de ces pudeurs de jeune cénobite, l'est prêt à tout pour réussir. Jerphagnon lui taille une soutane à rayer le plancher. N'est qu'un arriviste. Doué intellectuellement mais prêt à toutes les concessions doctrinales. Jusqu'à ce que ses origines catholiques – appelons-les ainsi pour faire vite même si nous semblons mettre la charrue avant le boeuf de la crèche – le rappellent à l'ordre. Rome n'est plus dans Rome. Cornélienne manière d'affirmer que le pouvoir politique ne réside plus dans la coquille vide de l'establishment politique de la romanité mais dans le quadrillage institutionnel de l'Eglise. L'évêque d'Hippone a remporté son pari pascalien . Un demi-siècle après sa mort l'Imperium est rayé des tablettes officielles de l'Histoire. Augustin a gagné son éternité. Au moins pour les siècles des siècles de la domination ecclésiale.

    Jerphagnon se retrouve gros-saint-Jean comme devant. A décrypté toutes les ambiguïtés généalogiques du logos philosophique grec transformé en verbe apocalyptique. Grattez le vernis eschatologique vous retrouverez la corne péremptoire et mitraïque du paganisme que Jerphagnon refuse de voir. Surtout pas par ignorance. De sa génération d'érudits versée en antiquailleries l'est celui qui a le mieux senti l'emplacement de la nodosité gordique qui n'attend que son coup de glaive. Mais il préfère s'abstenir. Ce n'est pas la rupture en elle-même qui le paralyse, mais ses conséquences. Lui faudrait alors prendre tous les risques. Mettre en branle le grand dessein de reconquête imperiumique l'effraie. L'enjeu est au-dessus de ses forces. Nous ne lui en voulons pas. Sans doute s'en jugeait-il incapable. Nous lui reprocherons de ne pas être allé jusqu'au bout de son raisonnement. L'aurait pu indiquer le point de départ de la grande politique à induire, et laisser à d'autres le soin de mener ce combat. L'a préféré se retirer sur la pointe des pieds – pas vu, pas pris – ne lèvera pas le lièvre. Le gibier est d'importance. L'est resté à quelques mètres, à piétiner, à gigoter, à faire semblant d'être partagé entre la volition de son esprit plotinien et la déclinaison de son âme christologique. Fasciné par Julien, qui a su opérer le choix qu'il s'est bien gardé de suivre.

    La dernière phrase de la présentation de Christiane Rancé est très symptomatique de la démarche Jerphanienne. Notons que celle-ci rejoint celle d'Heidegger qui sépare d'un trait net le legs gréco-latin de l'héritage judéo-chrétien. Point de liaison entre foi et philosophie. L'une est pensée et l'autre relève de la croyance. Voici les derniers mots de la conclusive sentence : «  accepter de perdre ses illusions, sans jamais renoncer à l'émerveillement. » N'est-ce pas l'équivalent d'une démarche qui consiste à se crever les yeux pour ne plus voir les fantômes de la nuit la plus noire qui monte et s'étend sur le monde ! Jerphagnon, l'autruchon.

    André Murcie ( 31 / 12 / 2016 )

     

    FRAGMENCES D'EMPIRES

    PHILON D’ALEXANDRIE.

    UN PENSEUR EN DIASPORA.

    MIREILLE HABAS-LEBEL.

    376 p. Octobre 2003. FAYARD.

     

    Clair comme de l’eau de roche. Philon d’Alexandrie a la cote. Avec tout le monde. Les chrétiens le citent en exemple, les païens lui savent gré de son attachement à la philosophie grecque, les non-croyants le classent parmi les esprits éclairés exempts de tout fanatisme religieux. Chaque fois que vous le lisez au détour d’une anecdote, d’un renvoi informatif, d’une note de bas de page, le nom de Philon est auréolé de bienveillance et de franche recommandation. Ce petit livre, près de quatre cent pages, mais en caractères gigantesques, arrive à point nommé pour éclairer notre lanterne.

    Philon est né vers l’an –20 et mort vers 45. Les dates parlent d’elles-mêmes. Philon fut un contemporain du Christ. Qu’il n’a pas connu. C’est que Philon fut d’Alexandrie et le Christ de Galilée et de Jérusalem. Par contre Philon nous communique des renseignements de la plus haute importance sur un certain Ponce Pilate. Un individu peu sympathique, aux mains très sales, qui comme tout procurateur romain qui se respectait n’en finissait pas de pressurer ses ouailles. Pilatus profitait de ses fonctions pour s’en mettre plein les poches et sa conscience ne devait pas le tarauder oultre mesure… Voilà un portrait très différent de celui qui est colporté depuis des siècles par l’épigraphie chrétienne. Le Pilate bourrelé de remords qui se fait baptiser à la fin de sa vie n’est qu’une légende pieuse. Si les Evangiles nous présentent un procurateur si humain, si scrupuleux, c’est que les textes en furent définitivement arrêtés une fois que l’Empire fut devenu chrétien grâce à Constantin. Il aurait été de mauvais goût de désigner un fonctionnaire nommé par l’Empereur comme le responsable direct de la mort de Jésus-Christ. L’on préféra imputer le crime au peuple juif et à ses dignitaires religieux.

    S’il ne sort pas de la cuisse de Jupiter Philon n’en est pas moins issu d’une grande famille juive. C’est son neveu Marcus qui épousera Bérénice fille du roi Agrippa qui plus tard agita les nuits de Titus et le génie de Racine… Plus grave, un autre de ses neveux, Tiberius Julius Alexander, remarquez la romanisation galopante de son appellation, endossera les insignes de Ponce Pilate puisqu’il sera procurateur de Judée pour les années 46 – 48. Le poisson pourrit toujours par la tête !

    De sévères discussions idéologiques devaient égayer les réunions familiales, car à rebours des autres membres de sa gens, malgré une éducation à la grecque, Philon resta fidèle à ses origines juives. Type d’homme né pour la réflexion et l’étude, il passa sa vie à rédiger une collection de traités que l’on nous présente souvent comme philosophiques, mais qui sont avant tout de discursifs commentaires aux premiers livres de la Bible.

    En cela Philon fait figure de précurseur. Lorsque après Trajan et Hadrien, le temple arasé, le peuple juif fut chassé de Jérusalem, émergèrent dans tous les lieux méditerranéens de la diaspora ces écoles de lecture qui prirent le nom de synagogue. Les sacrifices rituels d’animaux désormais impossibles se développa une incessante relecture des rouleaux sacrés qui provoqua de multiples débats d’interprétation et déboucha sur une infinité de gloses explicatives qui par la suite furent peu à peu collectées et compilées dans la Mishna et le Talmud… Philon est donc au fondement de ce judaïsme contemporain qui s’appuie autant sur la Thora que sur la tradition orale et écrite des compréhensions qui en ont été dispensées au cours des siècles.

    Mais Philon devait avoir une seconde postérité beaucoup moins souterraine. Parce qu’il était à la croisée de la philosophie grecque et du commentaire biblique Philon intéressa les pères de l’Eglise. Une fois les textes canoniques définis il restait à convertir les élites païennes qui refusaient de croire au message par trop naïf des évangélistes et des apôtres. L’Eglise comprit que sans un enrobage plus «  intellectuel » la pilule amère de l’infantilisme chrétien ne passerait pas. Philon était un exemple à suivre : il expliquait les textes sacrés sans s’en référer en premier lieu à l’intertextualité biblique, mais à partir d’une méthode critique puisée à des sources extérieures, garantes objectives de la logicité prophétique des versets inspirés …

    Maintenant, entre nous soit dit, il n’est pas de meilleur entendant que celui qui décide d’écouter. Car à suivre Philon dans ses exégèses l’on est très loin d’un véritable questionnement socratique. Jamais, à aucun moment, l’objet de son étude, la véracité du texte biblique n’est mise en doute. Le doute, non cogito ! Les démonstrations philoniennes sont de judéennes assertions qui ressemblent comme des gouttes d’eau aux patenôtres chrétiennes. Quand la Bible vous assène quelques stupidités évidentes, vous êtes priés d’emprunter sans rechigner le sentier allégorique. Sinon, roulez toujours dans le sens de la marche !

    Les chrétiens ont tellement apprécié la méthodologie exotérique de Philon que le bruit courut que notre philosophe de pâquotille fut un évêque chrétien des premiers temps, juste après la mort du petit Jésus. Tout juste si celui-ci ne lui aurait pas confié le premier carré des fidèles avant de monter sur son perchoir.

    Mais restons-en aux faits historiques. Philon fut le chef de cette délégation juive qui vint à Rome plaider auprès de Caligula la demande de ses concitoyens juifs d’Alexandrie à recevoir le droit tant envié de cité… qui passa très vite au second plan de leurs préoccupations dès que les délégués eurent appris que Caligula désirait voir sa statue géante trôner au milieu du Saint des Saints…

    Grâce à la providence divine tout s’arrangea pour le mieux. Caligula congédia ces balourds d’alexandrins qui s’obstinaient à ne pas admettre qu’il était le dieu vivant en personne et revint sur sa décision intempestive. Après quoi il eut la bonne idée de se faire assassiner dans les mois qui suivirent la houleuse entrevue. Le compte-rendu pro philono et effaré de Mireille Hadas-Lebel de tous ces évènements mélodramatiques porte à rire. Il ne fait pas de doute que pour elle Caligula est le parangon des tyrans, un odieux personnage à qui la mort seule épargna la possibilité de commettre de nouveaux crimes… Nous eussions préféré un portrait plus nuancé de Caius Augustus. Suétone n’est pas le seul témoignage qui nous permette de saisir le fonctionnement intellectuel du troisième des empereurs romains.

    Présenter Caligula comme le dernier des grands méchantorum cruellorum et les émissaires juifs comme de pauvres tremblantes brebis innocentes ne relève point d’une dialectique des contraires bien subtile. En feignant d’échanger les droits de citoyenneté contre la cessation des prérogatives cultuelles Caligula démontrait l’insoutenable paradoxe dans lequel s’enfermaient les juifs qui demandaient l’égalité politique sans rien rejeter de leur spécificité religieuse. En d’autre termes, la Judée sollicitait une indépendance politique, pas de nom ni de titre certes, mais de fait, que l’Imperium ne pouvait lui accorder sans se soumettre à son propre démembrement. C’était déjà le Royaume de Dieu contre l’Empire des Hommes. Ce sont les chrétiens qui par la suite s’infiltrèrent dans cette brèche anti-imperiumique. L’on sait avec quel résultat ! Pour farfelues qu’elles fussent en leurs formes, les réponses de Caligula n’en étaient pas moins porteuses d’une terrible sagacité !

    A lire ses plates homélies nous Philon vraiment un mauvais coton !

     

    ( 2007 / in Quia absurdum est )