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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 121

  • CHRONIQUE DE POURPRE N° 218 = KR'TNT ! 337 : GLEN CAMPBELL / PRETTY THINGS / SIDESTONE / ASAYTON / POGO CAR CRASH CONTROL / RONNIE BIRD / BIG BOPPER / CRAMPS

     

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 337

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    31 / 08 / 2017

     

    GLEN CAMPBELL / PRETTY THINGS

    SIDESTONE / ASAYTON

    POGO CAR CRASH CONTROL / RONNIE BIRD

    BIG BOPPER / CRAMPS

     

    Campbell se fait la belle

     

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    Glen Campbell vient de casser sa pipe. On l’aimait bien, mais sans plus. Il entrait dans certaines discothèque sur la foi d’un épisode légendaire : il avait en effet remplacé Brian Wilson dans les Beach Boys, pour les tournées. Moins m’as-tu-vu que les autres, Brian préférait passer son temps en studio. Glen Campbell eut aussi l’immense privilège d’accompagner Ricky Nelson. En fait, Glen Campbell fut une sorte de proto-Zelig puisqu’on le retrouve quasiment dans tous les gros trucs enregistrés en Californie durant les early sixties - ça va des Ronettes aux Monkees en passant par Elvis, les Righteous Brothers, Pet Sounds et même Sinatra - Il faisait partie du fameux Wrecking Crew, cette clique de surdoués qu’on faisait jouer partout - et dont Leon Russell fit aussi partie. Bon, le détail de tout ça se trouve maintenant sur wiki.

    Mais comme beaucoup d’Américains attirés par la bonne fortune, Glen Campbell allait bouffer à tous les râteliers, pop, country, variété, tout ce que le ventre mou de l’Amérique musicale peut présenter de plus hideux. Et pour corser l’affaire, il en rajoutait, avec son physique de séducteur à la gomme, avec ses petits cheveux blonds bien peignés et ses dents bien brossées. Ce bellâtre n’aurait jamais pu faire le métier de pirate.

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    Si vous voulez piquer une bonne crise d’agacement, c’est très simple : procurez-vous ce beau pressage américain qui s’appelle By The Time I Get To Phoenix. Comme vous êtes cultivé, vous avez reconnu le titre d’un très grand hit de Jimmy Webb, repris ailleurs par Solomon Burke, Dionne Warwick, ou encore par l’immensément immense Isaac Hayes, et là c’est quelque chose, car il s’agit du coup de chapeau d’un géant à un autre géant. Mais revenons à notre mouton. Il faut avoir entendu ça au moins une fois dans sa vie : Glen Campbell susurrer Phoenix d’une petite voix de blanc bien peigné. Pas la moindre trace de feeling. On se demande ce que Jimmy Webb a pu penser en entendant ça à la radio. Oui, parce que ça passait dans toutes les radios, forcément ! Plus c’est moche et plus ça marche. On écoute cette version avec un genre de stupéfaction : Campbell ne fait rien passer, pas le moindre petit trémolo d’émotion. C’est comme s’il était asexué. Le pire est à venir : il tape ensuite dans l’intapable avec «Homeward Bound». Il tape dans Paul Simon, d’accord, il chante juste, d’accord, mais il transforme ce chef-d’œuvre d’émotivité harmonique en pop de Prisunic. Alors que la version originale plane sur l’âme comme l’ombre d’un songe et donne la chair de poule. Glen Campbell a en gros le même problème que Lou Rawls : il y a quelque chose dans leur ton qui ne passe pas. Et ces mauvaises impressions se confirment avec les cuts suivants. Il s’y révèle atrocement inconsistant. Il se vautre même dans la country californienne, la pire qui soit. On a vraiment l’impression de marcher dans une grosse merde de chien. Cet imbécile se croit à Nashville. On bâille tellement qu’on finirait bien par s’en décrocher la mâchoire. Voilà, c’est tout ce qu’on peut détester dans la pop américaine, le côté propre sur soi, bien orchestré, l’American dream pour ménagères mal baisées. Avec ce genre de disque, Glen Campbell se situe à l’opposé de Lee Hazlewood et de Fred Neil.

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    Mais avant d’être le piètre chanteur que l’on sait, Campbell est l’un des rois de la douze. Il existe un album intitulé Gentle On My Mind - paru la même année, en 1967, et le morceau titre semble être son gros hit - sur lequel il fait sonner sa douze, alors on dresse l’oreille. Il envoie Gentle rouler vers l’horizon, dans une belle ambiance de folk-rock dynamique. Le problème est que Gentle sonne un peu trop comme l’«Everybody’s Talking» de Fred Neil. Il semble que Campbell ait connu plus de succès que le pauvre Fred, dont le hit fut heureusement popularisé grâce à Midnight Cowboy, l’impérissable film de John Schlesinger, et à la voix toute aussi magique d’Harry Nilsson. Pour revenir à notre mouton, «It’s Over» présente aussi de beaux atours, avec un gros son de douze par dessus la soupe aux violoncelles. On voit que Campbell cherche désespérément à ouvrir des horizons, mais ce privilège revient aux géants. On trouve aussi du très beau son de douze dans «Just Another Man». Campbell reste dans sa pop de pseudo-grands espaces et cultive sa petite ferveur avec une belle opiniâtreté. Il finit l’A avec «You’re My World», une insondable mièvrerie reprise en français par Richard Anthony et Michèle Torr. Quand on a dit ça, on a tout dit. En fait, Glen Campbell tape dans ce qu’on appelle la sunshine pop, cette pop ultra-commerciale qui fait rêver les cœurs sensibles. Il passe de cut romantique en balade richement orchestrée, il explore l’intimisme et le chaud dans le cou en caressant les courbes avantageuses de sa muse qui ronfle. Et pour finir, il tape dans la belle mare d’eau de rose de Roy Orbison avec «Cryin’».

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    Mais il y a un mais. Il existe un album de Glen Campbell pour lequel on se damnerait volontiers pour l’éternité. Oui, le fameux Bobbie Gentry & Glen Campbell ! Ils posent tous les deux en pied, sur la pochette, Glen porte un col roulé blanc à la Steve McQueen et Bobbie se déhanche dans un ensemble bleu turquoise incroyablement excentrique, le genre de truc que seule une Américaine ose porter, avec des plis d’un mauvais goût absolu aux cuisses, mais quelle décontraction ! Il se niche sur cet album quelques pure merveilles, et là on ne rigole plus. En fait, c’est Bobbie qui sauve l’album. Notamment dans cette version démente de «Gentle On My Mind», amenée aux gratouillis de guitare. Bobbie se joint à Glen sur les back roads by the rivers of memory d’échappées belles et elle éclate soudain la gueule des atomes du rock. Bobbie Gentry est la Venus des temps modernes. Elle sent bon l’immortalité. Alors ça fait bander Glen qui se met à chanter enfin avec du tempérament, et même comme un dieu ailé, filant au-dessus des grands espaces américains. Car c’est cette imagerie que draine Gentle. Si on aime la magie des duos, c’est là que ça se passe. Et pour aller plus loin : c’est cette version démente qu’il faut aller écouter chaque fois qu’on perd confiance dans la vie. Il s’y passe quelque chose de shamanique qui aide à continuer encore un peu. Et le fait que Bobbie fasse bander Glen a quelque chose de révélateur, au sens où l’entendaient les mystiques de l’Antiquité. L’autre coup de Trafalgar se trouve de l’autre côté : «Morning Glory». C’est une compo de Bobbie. On devrait plutôt employer le mot groove. Bon, le morning glory, tout le monde sait ce que ça signifie. C’est l’érection du réveil. Alors Glen minaude - Good morning morning glory - Il a une trique d’enfer et il a de la chance, le beau Glen puisqu’il se prélasse dans le groove douillet et bien tiède de la belle Bobbie. Elle minaude à son tour - Good morning sweet baby/ I love you even more today - C’est un fabuleux shoot de sensualité, du pur sexe. Glen a la voix qui chuinte. On le sait, certaines caresses ne pardonnent pas.

    Bon, trêve de conneries. «Morning Glory» est en réalité une chanson d’amour incroyablement belle. Glen demande à Bobbie où ses rêves l’ont emmené pendant la nuit - C’est d’une infinie délicatesse - Sorry but I have to wake you - Il veut la réveiller pour retrouver la lumière de son regard et elle lui répond qu’elle l’aime chaque jour davantage. Elle lui dit que chaque fois qu’il s’endort, elle est jalouse des rêves qui l’emmènent loin d’elle - Come on darling time to get up - Il est temps d’aller prendre le petit déjeuner. On ne sait plus si Bobbie Gentry est une sorcière où une déesse. Les deux, sans doute.

    Dans «Little Green Apples», Glen sort sa plus belle voix de mâle chaleureux et protecteur. Bobbie entre dans la chanson au deuxième couplet et ramène un peu de sensualité dans cette histoire de pommes vertes. Comme Chrissie Hynde, Bobbie fut il y a quarante ans la fiancée qu’on rêvait d’avoir. Et quand elle prend un couplet toute seule, alors la chanson bascule dans un abîme de magie. Ils finissent cet album miraculeux avec une autre reprise de Paul Simon, l’immense «Scarborough Fair». Bobbie épouse littéralement le génie mélodique de Paul Simon. L’ambiance reste un peu moyen-âgeuse, au sens anglais de la chose, mais elle shoote tellement de feeling dans le cul ridé du Moyen-Age qu’on s’en effare. Et la version finit par aller se perdre dans l’ombilic des limbes, là-bas, dans cette dimension où erre encore le fantôme d’Artaud le Momo.

    Signé : Cazengler, Glen Campbille

    Glen Campbell. Disparu le 8 août 2017

    Glen Campbell. Gentle On My Mind. Capitol Records 1967

    Glen Campbell. By The Time I get To Phoenix. Capitol Records 1967

    Bobbie Gentry And Glen Campbell. Capitol Records 1968

     

    *

     

    Oh You Pretty Things -
Part Two

     

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    Il faut vraiment adorer les Pretties pour aller s’enfermer dans l’étuve du Petit Bain au soir d’un jour d’été particulièrement chaud. Mais en même temps, il faut se hâter, car les Pretties ne pourront pas continuer très longtemps. Ils jouent le meilleur British beat d’Angleterre depuis plus de cinquante ans. On s’attend donc à voir monter sur scène des pépères rincés par les excès et le dos brisé par le poids de la légende. Pas du tout. L’incroyable de la chose, c’est que leur énergie est parfaitement intacte. Ils awsomisent le petit peuple.

    Bien sûr, on se pose la question, assis dans la rame qui descend jusqu’à la grande bibliothèque : quel est aujourd’hui le sens d’un tel concert ? On entend maintenant parler ici et là de rock de vieux. Et même de rock de vieux pour les vieux. Et tous les vieux passent à la casserole : Chuck, Jerry Lee, les Groovies. On a entendu des horreurs. Même sur Brian James ! Au bar, après le set, des gens le trouvaient tout simplement pathétique. Pourtant, il avait joué comme au premier jour des Damned, avec tout le vif argent d’un new-roser kramerisé. Au précédent concert des Pretties (Petit Bain aussi), deux mecs derrière rigolaient de bon cœur en voyant arriver Dick Taylor sur scène. On en est là. Et on attend. On attend quoi ? On attend que les choses reprennent du sens.

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    C’est justement par Dick Taylor que les choses reprennent tout leur sens. Ce vétéran de toutes les guerres ressemble plus à un retraité de la fonction publique qu’à un légendaire guitariste de rock, mais il fait le show comme très peu de gens savent le faire. Il joue sur d’antiques demi-caisses avec une sorte de son incroyablement agressif. Il joue tout au fil mélodique sur des structures extrêmement classiques, celles de «Mona» et de «Big Boss Man», par exemple, mais il joue avec une pugnacité unique au monde. Il faut le voir claquer ses notes à la volée et jeter par moments des petits coups d’œil sur les premiers rangs. Sur scène, Dick Taylor semble rajeunir. Il joue avec une telle énergie qu’il finirait bien par fasciner. Sa main droite semble ralentie, il claque ses notes à une certaine distance, et puis soudain, il fait ce que les flics appellent une descente, il part en solo sur une gamme classique, mais attention, dans les pattes de Dick Taylor, ça devient quelques chose de fantastique, de vivant, d’unique. Il sort un son qui bouffe tout. Ce petit homme joue comme un ogre, il développe un volume extraordinaire, c’est même quelque chose qui frise le surnaturel, comme si l’énormité du son le dépassait. Il joue avec un vieux méthodisme à l’Anglaise, terriblement efficace. Voilà ce qui s’appelle claquer un solo. On comprend subitement d’où sort le mythe des Pretties.

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    Les grands guitaristes anglais ont tous un son ou une façon de jouer qui permet de les identifier immédiatement : Keith Richards et sa façon de battre les accords, Eddie Phillips et sa façon de pousser les notes à l’orgasme, Pete Townshend et sa façon de mixer la mélodie et le débraillé - sharp and wild - Jimmy Page et sa façon de galvaniser les walkiries, Jeff Beck et sa façon de brusquer les événements, George Harrison et sa façon de sublimer le fil d’argent d’une mélodie, Steve Jones et sa façon de transformer le plomb en or, James Du Cann et sa façon de faire rôtir le son en enfer, Nick Saloman et sa façon de labourer les terres éternelles, Brian James et sa façon de transporter le feu sacré dans la nuit préhistorique. Il faut bien sûr ajouter Dick Taylor et sa façon de cent fois sur le métier remettre son ouvrage et, accessoirement, de jouer les solos les plus dévastateurs qu’on ait entendus ici bas depuis le temps béni de «Baron Saturday».

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    Justement, c’est la pochette de SF Sorrow qu’on voit peinte sur la grosse caisse. Et c’est «SF Sorrow Is Born» que chante l’impeccable Phil May, toujours dédié corps et âme aux Pretties, comme il le fut toute sa vie. Phil May reste un modèle de constance qui n’en finit plus de faire réfléchir. Et de fasciner. Cet homme n’a jamais dévié sa trajectoire d’un seul millimètre : les Pretties ou rien, et si certains de ses amis lâchent la rampe à un moment donné, Phil May retrouve des gens pour continuer l’aventure. Oui, il faut ici absolument parler d’aventure, d’aventure psychédélique et d’aventure humaine, d’aventure intellectuelle et d’aventure tout court, c’est-à-dire le contraire du commerce. Les Pretties n’ont jamais vendu leur cul et c’est ce qui fait leur grandeur. Comme Link Wray, les Downliners Sect, Wild Billy Childish et d’autres héros condamnés à la semi-obscurité, les Pretties ont su maintenir le cap de leur choix. Évidemment, c’est beaucoup moins compliqué quand on a des chansons. En cinquante ans, les Pretties ont réussi à accumuler un joli tas de hits, et en concert, on en prend vraiment plein la barbe, car tout est bien, surtout les vieux hits de l’âge d’or, à commencer par «Midnight To Six Man» et l’indétrônable «Rosalyn» de fin de non-recevoir. Mais le set menace d’exploser à plusieurs reprises, et notamment lorsqu’ils retapent dans SF Sorrow avec ce chef-d’œuvre psyché qu’est «I See You», car Dick Taylor l’emmène au firmament avec un spécimen solotique hallucinant de véracité cosmologique, il construit note à note les marches de cristal sonique qui emmènent les cervelles jusqu’aux cimes, il nous fait ce cadeau, cet homme nous montre à quoi ressemble le rock anglais lorsqu’il est violemment inspiré, virulent et mauvais comme une teigne, lorsqu’il respire par tous ses pores, lorsqu’il brûle d’un feu et qu’il brûle encore bien qu’ayant tout brûlé, qu’il brûle encore même trop même mal, qu’il brûle encore pour atteindre à s’en écarteler les cartilages du privilège cartésien, qu’il brûle encore dans l’ardent soleil des projecteurs, et c’est là dans cet instant précis qu’on boit à la source du rock anglais. Comme Ray Davies, Pete Townshend et Jeff Beck, Dick Taylor est un prodigieux survivant. Il survit avec un imposant panache. Ces gens-là ne sont pas là par hasard.

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    Ils bouclent le set avec un «LSD» monumental dans lequel ils fondent l’or un autre chef-d’œuvre tiré de SF Sorrow, «Old Man Going», l’un de ces hits anciens que les anglais taxent de minor hits, mais qui collent à la cervelle comme le sparadrap du capitaine Haddock. SF Sorrow et le White Album des Beatles ont laissé les traces les plus profondes dans les imaginaires en jachère de certains adolescents. En ce qui me concerne, je ne connais pas d’albums plus parfaits que ces deux-là.

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    Phil May annonce à un moment d’une voix blanche un vieux hit : It’s called «Come See Me». George Woosey attaque l’intro en la, quatre notes, sol sale, fa fuzz, do dur, sibem et bhammm ! If you wanna love me baby/ Come see me, là tu as les Pretties dans toute leur fuckin’ sale grandeur intemporelle. Tu te retournes et tu vois tout le monde gueuler baby I’m your man car c’est l’hymne de la victoire.

    Signé : Cazengler, pretty singe

    Pretty Things. Le Petit Bain. Paris XIIIe. 6 juillet 2017

     

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    ACHIL' CAFE / FOIX / 14 - 07 - 2017

    SIDESTONE / ASAYTON

     

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    Trouver du rock en Ariège n’est guère aisé. Par ces soirs de feux d’artifice, faut se rabattre sur les valeurs sûres. Ce sera donc l’Achil' Café - guitares et photos de concerts accrochées aux murs, idéalement placé à l’entrée de la bonne ville de Foix - en cette soirée de fête nationale le hangar salvateur n’hésite pas à proposer - désolé pour les amateurs d’accordéon amusette - deux groupes, rock et métal. De quoi nous reposer des ferveurs populaires qui tout le long de la journée ont paralysé la cité préfectorale, ville étape du Tour de France. Quelle misère d’entrevoir ces milliers de personnes parquées derrière des barrières s’égosiller et s’agiter pour attraper au vol porte-clefs, casquettes aux logos de la grande distribution, stylos bille et autres infantiles hochets publicitaires... alors qu’il serait si simple de réquisitionner son dû dans des magasins bourrés de marchandises… C’est vraisemblablement pour éviter le spectre funeste de ce cauchemar de ré-appropriation collective que la société de consommation organise à dates fixes ces jours d’aumônes et de distributions de pacotilles. Tant que le peuple s’amuse et ne lit pas Kropotkine ne sommes-nous pas en route pour le meilleur des mondes ? Dans l’attente de la prise de nouvelles Bastille, écoutons cette douce musique porteuse de tumultes prophétiques que devrait toujours être le rock and roll !

     

    SIDESTONE

    Première apparition publique révèlera Paul Rescanières dès la fin du morceau introductif The Weathering de The Last Train. L’a de l’allure le grand Paul, tout de noir vêtu, sa longue taille casée sous son chapeau de feutre et une voix bien en place, pas du tout désagréable, qu’il peut moduler à loisir. Compatissante et dramatique sur le Don’t Cry des Guns and Roses mais capable de growler avec conviction par exemple sur Killing in the Name de Rage Against the Machine. Des reprises uniquement. Les compos sont en cours d’élaboration, butent sur les lyrics m’avoueront-ils, z’ont raison de prendre leur temps, ne s’agit pas d’aligner de simples paroles passe-partout, faut transcrire une vision du monde qui fasse différence et étamine de ralliement. Sont jeunes et le groupe n’a que deux mois. Sont encore dans le creuset des amalgames individuels. Harmoniser les origines et infléchir une direction commune. En attendant se débrouillent bien. Romain Isabal nettement rock, guitare grondante et bouffées de riffs assourdissants, l’est l’estoc qui abat les arbres, taille le chemin, détermine les différentes étapes structurelles des morceaux. C’est que derrière sa batterie Nathan Todeschini use d’une frappe plus subtile. Ne fracasse pas les breaks, laisse la scansion rythmique courir sur son ère, enchaîne les temps plus qu’il ne les marque. N’est point féru de fortes ponctuations, préfère les suspensions ternaires qui laissent toujours comme un vide à remplir que s’en vient combler la basse insinuante de Théo Barbat, un jeu d‘eau qui coule, empreint d’une fausse sérénité. Une bête serpentaire tapie dans les broussailles quasi invisible mais aux crochets venimeux. Cette dichotomie entre le rentre-dedans des guitares - car en plus du chant Paul assure aussi la seconde guitare - et la section rythmique n’est pas étrangère au charme induit par le groupe. Cela crée un déséquilibre harmonieux assez fascinant. Les applaudissements crépitent et à peine s’apprêtent-ils à quitter la scène que le public conquis exige un rappel. Un superbe Paranoid qui emporte tous les suffrages.

    Pour un premier concert Sidestone s’est montré à la hauteur. Un choix de titres très générationnel : Linkin’ Park, Muse, Red Hot Chili Peper, System of a Dawn - tout ce que je n’écoute pas - mais traités à leurs manières, parties de guitares réincarnées et assise rythmique personnalisée. L’on sent la jeunesse du groupe et l’on devine que tout cela est destiné à évoluer, faudra les revoir dans six mois. Nous sont entrés dans l’oreille et n’avons pas envie qu’ils en ressortent.

     

    ASAYTON

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    Les groupes se suivent et ne se ressemblent pas. Tout le contraire du précédent. Un trio de trois grands gaillards assurés de leur fait. Au point, au choc. Un metal frontal calibré à la tonne. Un batteur pour l’estampage, un bassiste pour la houille du four, et une guitare qui vous moule à la louche des riffs d’acier trempé. Les titres parlent d’eux-mêmes et annoncent le programme : Destroyed, Fear, Arma, Sadistic, The Anger… bande-son pour film catastrophe. Rien à redire, défilent devant vous comme un régiment de blindés qui montent au front. Le guitariste se charge du chant. Vous assène le vocal sans aménité. Articule de toutes ses forces. Presque trop brutal, on l'aurait préféré parsemé de chuintements de djent maladif, mais non ça résonne comme des coups de pilon sur des structures de fonte. A la réflexion ce type d’énonciation éjective semblerait davantage approprié pour du punk. Asayton vous assome sans rémission. Le groupe quitte la scène sans préavis. Leurs morceaux se terminent systématiquement au moment où vous vous y attendez le moins. Le public surpris ne réclamera pas de rappel. Asayton vous estabousille sans merci. Manque un soupçon d’âme qui ferait toute la différence entre méchanceté gratuite et cruauté désirée.

    Damie Chad.

     

    *

    POGO CAR CRASH CONTROL

     

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    Caroline de Kergariou, l’auteure de la monumentale radiographie du punk chroniquée dans la trois cent trente-troisième livraison de KR’TNT ! du 15 / 06 / 2017, sur France Culture ce mercredi 26 juillet entre treize et quatorze heures ! Evidemment toute chose échappant à la perfection elle n’est point seule. C’est la dernière mode radiophonique : jamais un invité sans un deuxième. Au journaliste de mener les deux interviews de front. Mode insupportable qui consiste à établir des liens improbables entre des univers qui ne sont même pas parallèles. Parfois, mieux vaut jamais que Plutarque ! Cette fois-ci l’objet promotionnel est de taille, rien de moins que Pierre Christin le scénariste de la BD Valérian. Rappelons que le film qu’en a tiré Luc Besson a coûté plus de deux cents millions de dollars et qu’il serait bon que les petits français comblent quelque peu de leurs modestes oboles le déficit d’exploitation occasionné par le peu d’appétence du public américain pour ces aventures étoilées à leurs yeux étiolées. Autant dire que Caroline héritera de la portion congrue. Plein feu sur Valérian. Ajoutez à cela que dès que le journaliste consent à employer le mot punk c’est aussitôt pour demander à Christin si sa BD n’est pas punk, si Valérian n’est pas un punk de l’espace, si lui-même n’est pas un punk qui s’ignore… le pauvre Christin essaie tant bien que mal de jongler avec ce chewing gum qui lui colle aux mains. Quant à Caroline de Kergariou elle passe le peu de temps qui lui est imparti à renflouer les questions bateaux ( échoués ) que notre journaliste lui fait de temps en temps l’aumône de lui adresser. Heureusement quelques disques viennent interrompre la logorrhée verbale de notre animateur. Nous aurons droit aux Slits - obligatoire pour la tarte à la crème marronnière de la revendication féministe valériale et punktoséidale - au dernier disque des Boomtown Rats, et à Pogo Car Crash Control à qui Caroline de Kergariou refuse d’attribuer l’étiquette garantie cent pour cent punk, sous prétexte que les paroles lui semblent manquer de second degré. Elle a raison, tout en ayant tort. De l’eau a coulé sous le London Bridge depuis la première explosion punk, et les P3C ont tété aussi à bien d’autres mamelles nourricières apparues en quarante ans, la pureté punk est devenue un label frelaté... Leurs paroles à l’emporte-pièce métaphysique touchent au plus lointain, à ce qu’Edgar Poe définissait en tant qu’esthétique du grotesque. Qui fut au fondement du romantisme allemand et anglais. Un courant artistique et littéraire souterrain qui prend racine dans les décors boursoufflés de la Maison Dorée néronienne. Arabesque et Grotesque disait Poe, Nietzsche corrigera en Apollinien et Dionysiaque. Mais la nomenclature poesque nous semble beaucoup plus pertinente - peut-être de par leur commune nativité amerloque - pour qualifier le rock and roll. Et les Pogo Car Trash Control nous paraissent importants car ils ont d’instinct retrouvé cette veine séminale de l'arrêt volte face aux données instantanée de la vie. Sans pour autant céder à la tentation nihiliste. Un bien étroit sentier de feu sur deux à-pics vertigineux.

    Damie Chad

     

    RONNIE BIRD

    LE ROCK EN V. F.

    DIDIER DELINOTTE

    & MANUEL RABASSE

    ( Camion Blanc / Juin 2017 )

     

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    Ronnie Bird ! Déjà présent dès la livraison 47 du 08 / 04 / 2011 de KR'TNT ! Puis la 215ième du 12 / 12 / 2014 pour une longue interview parue dans JBM, et enfin voici pas très longtemps dans le 325 du 20 / 04 / 2017 nous chroniquions En Direct ! 25 cm paru chez Jukebox Magazine... Et donc ce livre inespéré de Didier Delinotte et Manuel Rabasse qui écrivit en des temps lointains dans Best.

    Un genre de couverture à damier que nous n'apprécions guère mais qui doit avoir la préférence de Didier Delinotte puisque dans la même collection ses livres précédents dédiés aux Kinks, aux Flamin' Groovies, aux Pretty Things, aux Byrds, à Procol Harum et à Arthur Lee de Love arborent une même présentation. Mais Bo Diddley nous a avertis, You can't Judge a book just looking the cover ! Surtout qu'en l'occurrence ce serait injuste.

    Parler de Ronnie Bird n'est guère facile. Le principal fautif étant avant tout Ronnie lui-même. Une carrière courte, un effacement volontaire, quelques apparitions erratiques... Pas de quoi composer un pavé. Le livre n'atteint pas les deux cents pages. Et pourtant depuis Sad Soul, son dernier disque en 1969, Ronnie n'a jamais disparu de la mémoire de ses fans. Je peux en témoigner. Les mauvais esprits diront qu'il a davantage gravé le disque mémoriel de sa mince cohorte d'admirateurs transis que bouleversé son époque.

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    N'a pas eu de chance Ronnie, l'est arrivé après la bataille. Le showbiz avait mis de l'ordre dans le poulailler. De l'explosion rock du début des années 60, ne restaient que Johnny Hallyday, Eddy Mitchell et Dick Rivers. Tous les autres sont entassés dans les anonymes poubelles de l'histoire. Les trois cadors ont dû pas mal louvoyer pour ne pas couler. C'est que la place devenait restreinte. La poignée de pionniers américains qui avaient été les tutélaires figures de proue du rock hexagonal devaient céder le terrain devant l'invasion anglaise. Le public rock n'étant pas majoritaire, entre la vieille garde rock'n'rollesque et la génération montante portée par la vague british, restait peu de monde pour jeter son dévolu sur les nouveaux rockers français. Entre parenthèses une fois que vous aviez nommé Ronnie Bird et Noël Deschamps, vous restait trois doigts de la main dont vous ne saviez que faire.

    Le livre retrace à merveille les débuts de Ronnie, synthétise parfaitement les efforts de l'Oiseau, du lycée à l'enregistrement de son premier disque. Ronnie n'est pas le genre d'artiste à s'imposer du premier coup. Les amis, les connaissances, les circonstances, tout se ligue en sa faveur, mais il arrive en quelque sorte de guingois dans le milieu professionnel. Admis mais pas reconnu. Ne sera jamais le patron. C'est qu'il emprunte un chemin difficile et il donne l'impression de poursuivre un but sans avoir une idée précise de l'endroit où il veut arriver. Part du vieux rock, son premier titre Adieu à un Ami est très symptomatique, hommage à Buddy Holly avec Mickey Baker – un des guitaristes historiques qui a contribué à la naissance du rock – et recherche d'un son qui soit différent des commencements de cette musique. L'Oiseau à l'intuition qu'il faut explorer les noirceurs originaires du blues, mais l'a du mal à réaliser la synthèse entre le rock mélodique de Holly qui influencera les Beatles et le rhythm'n'blues des Rolling Stones. Les quatre super 45 Tours enregistrés chez Decca lui permettront réaliser la cristallisation alchimique. La voix et les guitares. Finit par comprendre qu'il ne suffit pas d'articuler, de découper les paroles suivant les pointillés de la structure grammaticale mais de les jeter dans le magma du son. L'est le premier en France à avoir des guitares qui marchent à l'électricité. Elle m'attend – fabuleuse reprise du Last Time des Stones – le foldingue Fais Attention piqué aux Nashville Teens et le Où va-t-elle ? emprunté aux Hollies, sont des musts. Y aurait-il eu un véritable producteur et un staff intelligent derrière, Ronnie était sauvé. Ne manquait plus qu'à créer quelques originaux et à poursuivre dans cette voie royale.

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    Mais il n'y eut pas. Ronnie fonce et personne autour de lui ne réfléchit. Court les émissions de télévision et les concerts. L'aurait mieux valu stabiliser un groupe de musiciens autour de lui et payer des heures de studio pour travailler et progresser. Mais Decca a mieux à faire. Ronnie change de crèmerie. Se retrouve chez Philips. Marché de dupe. La maison d'Hallyday ne versera pas un franc sur sa nouvelle acquisition. Cela tombe au plus mauvais moment. Echaudé par le quart de succès remporté par la première partie de sa carrière, au lieu de tenir ferme sur ses positions électriques Ronnie cherche une autre formule. Pré-psyché – pro-pop si vous êtes cruel – Le Pivert, Les Filles en Sucre d'Orge, c'est joli, c'est gentil, c'est marrant, c'est mignon, c'est entraînant, mais ce n'est pas vraiment Rock. Se fait doubler par des chanteurs qui n'ont pas le cul entre la chaise rock – sur laquelle est assis son public – et le fauteuil pop – sur lequel se prélasse l'intellingentsia rock typiquement française qui cherche à tout prix à coller à la dernière tendance du marché... Genre d'attitude qui conduit à la catastrophe. Se fait doubler et reléguer dans les oubliettes par Antoine, Polnareff, voire Julien Clerc.

    C'est la fin. L'enregistre un dernier simple, en 1969, en anglais Sad Soul, un chef d'oeuvre... Et c'en est fini de Ronnie Bird. N'a même pas vingt-cinq ans mais il a marqué le rock français d'une empreinte indissoluble.

    Ne part pas sans raison. Reconnu responsable d'un accident de voiture qui a amoché très vilainement un de ses musiciens, les assurances lui demandent de régler les dédommagements... Donne dans l'alimentaire participe durant près de quatre ans aux représentations des comédies musicales Hair et Jésus Christ Super Star. Notre rocker passe dans le camp des hippies. Encore pire que Johnny avec San Francisco ! Les fans font profil bas... Ronnie lui-même s'enfuit, fait le tour du monde, se fixe à New-York, vivote de petits boulots et trouve enfin un job de caméraman à la télévision... L' a fait une croix sur son passé de rocker. L'a entassé quelques projets – tous foirés – avec Micky Jones et Tomy Brown... En 1982 il sort une horreur sans nom, un album de world music – n'ai jamais pu l'écouter en entier – réussit à écrire les paroles d'un hit pour Ray Charles, ce qui est nettement plus gratifiant...

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    Mais en France, les fans de la première heure ne sont pas encore rassasiés et les rééditions s'enchaînent et bientôt l'on passe aux démos, aux enregistrements publics, aux émissions télé des années soixante et jusqu'aux interviewes d'époque... Notre homme a vieilli, l'atteint les soixante-dix balais, s'est toujours défendu de céder à la nostalgie. Une attitude semblable à Eddy Mitchell des plus circonspects quand on lui rappelle très riches heures des Chaussettes Noires. Difficile d'être quand on a été. Mais Ronnie ne se prévaut d'aucun privilège. Refuse d'endosser le statut de hasbeen. Conçoit sa vie comme un itinéraire qui n'appartient qu'à lui. Discrétion aristocratique chez cet homme qui n'éprouve ni regret ni amertume. Didier Delinotte et Manuel Rabasse nous tracent le portrait d'un oiseau migrateur. L'a quitté le nid du rock'n'roll depuis longtemps et il n'y est jamais revenu. Vous pouvez le regretter, mais c'est votre problème. Une fois que vous aurez compris et admis cela, vous vous sentirez mieux dans votre peau puisque vous n'aurez plus besoin de quelqu'un d'autre pour remplir votre vie. Vous serez comme l'Oiseau libre dans sa tête, libre dans son vol.

    Une des figures les plus attachantes du rock français. Un livre pas très épais mais profond. Pour tous les fans de Ronnie et pour ceux qui veulent comprendre l'étrange magie que dégage ce parcours trop tôt tronqué.

    Damie Chad.

    ( Photos : FB : Pour tous les fans de Ronnie Bird )

    *

     

    NOT FADE AWAY

    JIM DODGE

    ( Cambourakis Editions / Novembre 2011 )

     

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    Dodge, un nom prédestiné pour la route. D’ailleurs le roman n’est pas sans évoquer le fameux On the Road de Jack Kerouac. Un trajet de long en large au travers des Etats-Unis, mais Not Fade Away traverse deux états. Je ne fais ici aucune allusion au découpage géographique des States mais à ce que les philosophes nomment les états de conscience de l’être, ici aussi générationnels. Deux dates qui vous permettront de saisir la miroitante signifiance de la phrase précédente. 1956, 1965. Aucune erreur interprétative sur la seconde. Celle de la conquête de l’Amérique par les groupes anglais. Penchez davantage vers les Stones que pour les Beatles, le titre vous y invite. Quant à 1956, ne vous attardez pas sur Presley et son Heartbreak Hotel. Certes cette date n’est pas choisie au hasard, elle participe bien du triomphe du rock ‘n’roll, de son imposition turgescente sur le monde, mais au début du roman George Gastin n’en est pas encore là.

    George Gastin ne participe pas de la génération rock, mais de la précédente, celle des Beat. Se retrouve à vingt piges à San Francisco. Vient de Floride mais n’est pas un bleu de la veille. L’est déjà le roi de la dépanneuse. Le premier sur le lieu du dépannage. Fonce comme un malade, écrase la concurrence, carbure à la benzédrine. Mais à San Francisco, le garçon sauvage reçoit son éducation. Insémination culturelle. A base de jazz, de poésie, d’amour fou. En-dehors des normes. Et des lois. L’a trouvé un boulot pépère, peu d’heures de travail et payé cash. Une affaire qui roule sur l’or. Une arnaque à l’assurance. S’agit d’accidenter des voitures volées… Un jeu d’enfant pour lui. Une vie bien ordonnée quand on y pense. Mais faut rajouter une date fatidique. Tous les rockers la connaissent. Trois févier 1959. L’accident d’avion qui coûta la vie à Ritchie Valens, Buddy Holly et Big Bopper. Retenez bien ce dernier nom, c’est lui qui fera dérailler une existence si bien réglée.

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    C’est sa petite amie - rien de marital dans leur liaison, elle est libre comme l’air et son corps lui appartient - qui réagit à l’annonce radio du crash au petit matin de leur première nuit d’amour torride. L’en prend note dans sa tête mais sans plus. C’est plus tard, alors que Katherine fait un break de deux ans pour un voyage ethnologique en Amérique du Sud, que le souvenir fait tilt dans ses neurones. De manière aléatoire. Une bagnole à envoyer dans le fossé, pas n’importe laquelle, une Cadillac 59, une Eldorado blanche, 345 chevaux sous le chapeau. S’apprête à faire le job très consciencieusement lorsqu’il découvre une lettre d’amour dans la boîte à gants. Adressée au Big Bopper par la propriétaire, une vioque millionnaire, touchée par la grâce du rock and roll, qui avait décidé d’offrir ce somptueux cadeau à l’immortel créateur de Chantilly Lace. Le destin en avait décidé autrement. Disparition brutale du Bopper, suivie de près par celle de la généreuse donatrice… la teuf-teuf reste bloquée durant plusieurs années dans son box jusqu’à la résolution de la succession. Atterrit enfin dans les mains du gang des voitures…

    C’est là que George pète une durite. Vraisemblablement sous l’effet subliminalement romantique du manque de sa copine… Décide de parfaire le geste dévotionnel de la millionnaire en allant brûler la Cadillac sur la tombe du Big Bopper. Deux gros hics à l’encontre de cette folle décision, ignore en quel endroit est enterré le Bopper, et le fait que peut-être ses commanditaires n’aimeront pas ce changement de programme quant à la fumeuse liquidation de la tire… On ne plaisante guère dans les organisations criminelles, les rockers se remettront en mémoire le cadavre de Bobby Fuller que l’on retrouva intact mais les os méticuleusement réduits en miettes. Vous avez beau combattre la loi, que ce soit la fédérale ou celle de la maffia vous êtes sûr de perdre…

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    Trêve de bavardage notre héros s’embarque pour l'hommagiale odyssée. A fortes vitesses, celle de la voiture et celle de son cœur qui palpite au rythme des cachous de speed qu’il avale à pleines poignées. Relisez l’autobiographie de Johnny Cash pour savoir quels dommages psychiques un trop grand abus de ces magiques pilules peut causer… Notons que notre héros aura en prime le bonheur de dégoter au hasard de ses tribulations une collection de simples rock’rolliens des plus ébouriffants et une sono tonitruante idéale pour écouter à plein volume les classiques de notre musique préférée.

    Il y a une grande différence entre le Sur la Route de Kerouac, et ce Not Fade Away de Jim Dodge. Quand vous les comparez vous vous dites que le premier est un agréable parcours touristique, une aventurette de dépliant. Le Not Fade Away est beaucoup plus déjanté. Toute la différence entre une impro jazz qui s’étire sur une heure trente et le Great Balls of Fire de Jerry Lou qui vous dynamite le monde en deux minutes. Vous laisse découvrir la picaresque anabase de George Gastin. Au début tout se passe bien. La Cad avale les kilomètres à fond de train, comme il se doit. Et puis tout se dédouble. Z’avez l’impression qu’il y a deux voitures qui roulent en sens inverse l’une de l’autre, sur la même voie et vous comprenez vite que le crash final finira bien par scratcher. Deux voyages. L’un sur le bitume et l’autre dans la tête. L’exotérique et l’ésotérique. Les rencontres sur la route. Une improbable collection de frappadingues qui nous valent des scènes délirantes de haute cocasserie. Peut-être des possibles imaginatifs de George…

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    D’autant plus que la structure du roman agit comme celle de deux miroirs qui se regardent. Et le lecteur ne peut s’empêcher de rire. La cavalcade burlesque de George est un récit dans le récit. Un dépanneur fantôme - c’est écrit sur son camion - qui s’en vient gratuitement sans qu’on le lui ait demandé, surgi d’on ne sait où - au secours d’un gars dans la mouise profonde, fauché comme les blés… Le mec sympa qui déroule son histoire sur des centaines de pages… S’exprime avec clarté et précision. Détails et explications fournies à gogo. Les faits et les hypothèses funambulesques. Ne vous cache rien. Ne se présente pas sans passer sous silence ses défauts, ses manques, ses points faibles, ses erreurs. Pas d’autoglorification. Sans masochisme auto-culpabilatoire non plus.

    Le bouquin refermé, vous restez quelques temps sous l’effet jouissif qu’il a produit. Mais au bout d’un moment les questions vous assaillent. Drôles de fins. Au pluriel. Car les deux récits sont d'ontologie évanescente. Se dissipent comme l’essence s’évapore au soleil. Vous manque à chaque fois la dernière pièce du puzzle. Le narrateur vous refile son explication : George Gastin n’est qu’un fantôme. Explication irrationnelle mais qui verrouille l’intrigue. Problème toutefois, lors de sa folle équipée le fantôme de George Gastin est souvent à ses côtés. Peut-être préfèreriez-vous employer le terme de double. Moins tranchant. Une simple auto-représentation psychique. Votre surmoi psychanalytique - dans le roman totalement dévasté par la folie – en roue libre. Raccrochez-vous à une explication plus simple : notre héros est-il redescendu de son trip expérimental de l’acide lysurgique ? A ce compte-là faudrait parler d’une transmission inter-consciençuelle entre les deux narrateurs. Ou alors sont-ils un seul et même personnage ? D’où cette question insidieuse : pourquoi se dédouble-t-il ? Et vous rentrez dans un jeu fascinant de réponses sans questions qui illimitent le roman. A vous de combattre ce minotaure à deux têtes labyrinthiques. Ce qui est sûr c’est que ce livre est un sublime hommage à Ritchie Valens, Buddy Holly et Big Bopper. Les rockers se doivent de le lire.

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    Damie Chad.

    *

    MEDIUM LES JOURS DE PLUIE

    LOUIS-STEPHANE ULYSSE

    ( Le Serpent à Plumes / 2015 )

     

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    Foultringue. Normal. Ça cause des Cramps. Avec un tel sujet vous ne voudriez tout de même pas vous attendre à un truc pour retraité pas trop vite le matin doucement le soir. Donc un berzingue qui part dans tous les sens. Tout de suite très mal. Notre héros fait le grand hop. Non ce n'est pas Lux Interior qui se catapulte en saut de l'ange sans filet depuis la scène dans le public. Beaucoup plus mortel, notre héros Schoulberg – Schoul pour les intimes – se laisse aller. Quinze étages plus bas. Un moment de déprime. On le comprend, travaille dans une maison de disques, l'est obligé de produire de la soupe infâme – de l'after-techno-eighties. Pour un peu l'on sauterait avec lui. Comme nous sommes juste au début du roman, il se fait très mal, mais il en réchappe. Rien d'irréparable mais le goût à rien.

    Convalescence. Ça tombe bien, le mouton noir de la famille l'invite en Californie. Son oncle qui s'est enfui de l'ennui sociétal programmé -dodo, boulot, métro – pour vivre le rêve hippie au soleil de Californie. Peut-être a-t-il connu des moments intenses mais au final, retiré dans sa maison – Los Angeles – entouré d'un serviteur asiatique qui sait à peine parler et d'une vieille beautiful people déplumée aux copines déjantées - l'est un tantinet atrabilaire, désabusé et tyrannique. Une forte personnalité. Que tout le monde adore. Schoul en premier. Réciproque. Lorsque le tonton passe l'arme à gauche il lègue la maison à son neveu.

    Schoul passe sa vie à ne rien faire, traîne souvent dans la librairie d'occase de Schalzner. Ce qui nous permet de nous tenir au courant de tous les faits divers typiquement américains consignés dans le stock des antiques revues d'occasion, vous savez ces genres d'individus tordus style tueurs en série ou fous furieux à la Hasil Adkins... ou ces émissions de télé loufoquo-crétinisantes de Ghoulardi qui eurent une influence prépondérante sur le développement mental de Lux Interior. Oui on y arrive, enfin !

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    A la fin, plutôt. Car quand Lux apparaît – c'est trop tard. L'est en train de mourir. Le rock'n'roll perd un de ses mythes. Et Poison Ivy son amour. Va lui falloir survivre à cette séparation et Schoul va l'aider. C'est qu'entre temps Schoul a trouvé du boulot. L'a monté une arnaque. Qui marche. Qui rapporte. Inspiré par ses doctes lectures il est devenu devin. Vous prédit l'avenir. El les clients reviennent et payent sans ciller...

    Voyez comme le hasard agence les évènements. Lux est en ville. En compagnie de Big Bopper. Oui je sais, ils sont morts. Tous les deux. Big Bopper en 1959, avec Buddy Holly, mais ils traînent en ville. Vous ne vous êtes jamais demandé ce que font les morts quand ils sont morts ? Ben, ils déambulent dans les mêmes lieux que vous. Vous ne les voyez pas, vous ne les sentez pas. Si vous désirez communiquer avec eux, rien de plus simple, trouvez-vous un bon médium. Exactement pareil pour les morts. Lux hante la maison dans laquelle Poison Ivy reste inconsolable. Elle comprend que Lux est là mais comment lui parler ?

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    Etrange et soudaine métamorphose : notre faux devin se transforme en vrai médium. Finit par s'installer chez Lux et Ivy. N'a pas grand-chose à faire. Sa seule présence dans la maison suffit pour que les amants aient la faculté de se rejoindre. Que font-ils enfermés tous deux seuls dans leur chambre ? Causent, chuchotent, lecteurs nécrophiles vous n'en saurez pas plus. Ivy revit. Elle qui traversait une sévère dépression reprend du poil de la bête rousse. La présence de Lux n'est plus nécessaire. Il se retire. Les amants se retrouveront dans l'autre monde...

    Une indéfectible amitié relie désormais Poison Ivy et Schoul. Ce qui n'exclut pas la grande fâcherie... Ivy ressort dans le monde et Schoul qui s'ennuie se console en effectuant ce que nous appellerons des voyages dans l'astral – futur et passé – ce qui nous vaudra de grandes scènes hilarantes. Nous arrêterons là notre rapide résumé. Vous reste encore plein de rebondissements et de mystères à éclaircir. Le livre se termine sur une grande sarabande des plus cocasses.

    Mais si vous prenez le temps de réfléchir, vous vous apercevez que Louis-Stéphane sous couvert d'humour noir, d'ironie désabusée et de joyeux cynisme aborde les deux thèmes existentiels essentiels. La mort et le désir. Ni paradis, ni enfer ne vous attendent. Etrangement la vie a aussi peu d'attrait pour les morts que la mort pour les vivants. Deux réalités différentes, un même ennui. Si après son plongeon Schoul ne meurt pas, c'est que cela n'a pas beaucoup d'importance, la vie ne vaut guère mieux que la mort... Avers ou envers, la médaille comporte deux revers. Pas vraiment un optimiste Louis-Stéphane Ulysse.

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    Le plus dur quand vous n'êtes pas mort, c'est qu'il vous reste à vivre. C'est là que les ennuis commencent. De votre faute. Et par celle des autres. Le cas d'Ivy est exemplaire. Elle ne peut vivre sans Lux, mais elle parvient à s'en détacher. L'a des désirs comme tout le monde. Et puis il y a le désir des autres. Celui du fan absolu qui n'a de cesse de vous canibaliser. Ou alors l'autre, plus courtois qui n'ose pas toucher à l'idole... A moins que la mort ne soit la solution qui permette de résoudre les contradictions !

    Un roman résolument rock, empli de portraits de vieux bluesmen et de jeunes rockers... mine de rien l'on suit toute la carrière des Cramps qui en sont les véritables héros. Et qui pose le problème du rapport charnel sublimé ( ou réalisé ) que le fan entretient au travers de la musique avec ses stars. La vie serait-elle une grande substitution ? Ou une prostitution généralisée ? Très malin Louis-Stéphane Ulysse. Soulève les questions sans les nommer. Beaucoup de rock'n'roll et très peu de sexe. En tout cas mortel.

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    Et en plus Big Bopper ! De quoi vous plaindriez-vous puisque l'on vous offre la chantilly ( sur la g)lace.

    Damie Chad.

     

     

  • CHRONIQUE DE POURPRE N° 217 = KR'TNT ! 336 : FRED WESLEY / RICK HALL / JERRY LEE LEWIS / GREGOIRE HERVIER / EDGAR POE / BLACK STORY

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 336

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    06 / 07 / 2017

     

    FRED WESLEY / RICK HALL / JERRY LEE LEWIS

    GREGOIRE HERVIER / EDGAR POE / BLACK STORY

     

    AVIS A LA POPULATION

    KR'TNT ! PREND SES VACANCES D'ETE. NOS LECTEURS PARVIENDRONT-ILS A SURVIVRE ? NOUS SERONS DE RETOUR DERNIERE SEMAINE D'AOÛT POUR LA LIVRAISON 337. TOUTEFOIS SI PAR HASARD NOUS TROUVIONS KEITH RICHARDS PERCHE SUR UN DES COCOTIERS DE L'ÎLE PARADISIAQUE SUR LAQUELLE NOUS NOUS PRELASSONS NOUS VOUS EN AVERTIRONS AUSSITÔT PAR MESSAGE TELEPATHIQUE.

    SEX, DRUGS AND ROCK'N'ROLL FOR EVERYONE !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME !

    Fred Wesley harding

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    C’est toujours pareil. Pour garer sa bagnole dans le quartier de la Porte Maillot, il faut s’armer de patience. Résultat, quand on entre dans le club Lionel Hampton, Fred Wesley a déjà commencé, mais au fond ce n’est pas grave, on attrapera le groove au vol.

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    Ils sont plutôt nombreux sur scène : un gros balèze au sax, un guitariste, un bassman, un trompettiste blanc, un pianiste blanc relégué dans le fond à gauche, un batteur et, perché sur un tabouret de bar, le gros Fred qui a pris de ventre. Mais comme Fred Wesley est une légende, on se fout qu’il ventripote. Il dodeline de la tête alors que son jazzband berce le groove de langueurs monotones et soudain, il s’empare de son trombone posé debout à portée de main et envoie quelques unes de ses fameuses rasades rejoindre la postérité. Tout s’articule au sommet d’une vague de son. C’est franchement très impressionnant. Ça nous repose des garage-bands approximatifs. On s’extasie d’une telle osmose avec le jazz-cosmos, on s’effare d’une telle aisance à chalouper dans cet univers paisible et coloré qu’est celui du jazz moderne.

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    Fred joue très peu. Il présente chaque morceau, d’une voix de vieux routier du circuit. On boit littéralement ses paroles, entre deux goulées de Pinacolada. Il a su garder le sens du contact avec le public. Les gens semblent comprendre ce qu’il raconte. Puis l’orchestre repart pour une virée inter-galactique d’un bon quart d’heure et les solistes solotent à tour de rôle et à qui mieux-mieux. Fred les observe, avec la moue du connaisseur, c’est-à-dire la lippe inférieure proéminente. On avait tort de craindre qu’il limite le set au jazz car voilà qu’il demande au public s’il aime le funk. Yeaaaasssss ! Alors ça tourne alors à la fête au village, tout le monde gigote sur sa chaise, car bien sûr au Méridien tout le monde est assis.

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    Bop to the boogie boogie bop bop to the boogie bop bop et tout le monde reprend en chœur ce fabuleux leitmotiv ! La tour du Méridien se met à twister bop bop to the boogie boogie bop bop et forcément, pour Fred, c’est du gâteau, avec tous les surdoués qui l’entourent, boogie over here, boogie over there, boogie boogie to the bop bop. Au début, c’est assez difficile à chanter, mais une fois qu’on a chopé le truc, on ne peut plus s’arrêter et on se met tous à bopper le boogie bop bop comme des bêtes. Comme le dit Fred dans une interview, son show est un variety show : «We do funk, we do a little jazz, we do some James Brown stuff and a lot of my own music.»

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    Fred avoue aussi qu’au départ, il n’était spécialement ravi d’accompagner James Brown. En tant que jazz trombone-blower, il rêvait de jouer avec Ray Charles, Art Blackey ou Horace Silver. Puis le funk de James Brown a fini par l’intéresser - You had to play it right on the beat - Fred est d’ailleurs l’un des seuls qui ne prend pas de prunes, car quand un musicien n’est pas right on the beat, James le voit et lui colle une prune.

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    On retrouve Fred sur pas mal d’albums de James Brown (Say It Loud I’m Black And I’m Proud, Super Bad, The Payback), mais il ne faut pas négliger pour autant les albums qu’il a enregistrés avec les JB’s, à commencer par l’infernal Breakin’ Bread, paru en 1974.

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    Il ouvre le bal avec le morceau titre - Friends ! Girlfriends ! - Fred se souvient du bon vieux temps où il partageait le pain avec sa mother et avec son father. Au dos de la pochette, James Brown rappelle qu’il est bon de partager le pain tant qu’on en a encore à partager - Won’t you go back and break bread while we still have some to break ? - Il envoie ensuite «I Wanna Get Down» en hommage à papa Brown, Minister of the new-new super heavy funk. Puis il passe à l’énormité cavalante avec «Little Boy Black». Un petit conseil à tous les amateurs de funk torride : sautez là-dessus - I don’t want nobody/ Tell me what to do - C’est l’un des sommets de l’art funk américain - Don’t tell me ! - C’est du funky strut de voyou d’Alabama et voilà qu’arrive l’injure suprême : un solo de trombone. T’auras jamais ça ailleurs. En B, Fred passe au joli groove de good time music avec «Rockin’ Funky Watergate». Voilà encore un cut réellement excitant, goulu et fondant en bouche, un funk boisé qui sent bon le pas de danse. Il dédie ensuite «Makin’ Love» à devinez qui ? Oui, au Godfather James Brown, who gave me a chance to do my thang ! Et la fête continue avec «Funky Music Is My Style», encore du funk organique signé James Brown, monté sur un fabuleux groove se sous-bassement de bassmatic et enrichi aux congas de Congo Square. Fred termine ce brillant album en jazzant «Step Child» jusqu’à l’os du genou. Il faut voir ce combat de coqs de jazz qui ferraillent à coups de cuivres coriaces.

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    On reste dans l’excellence du son des Famous Flames avec Damn Right I Am Somebody, un album paru en 1974. La pochette s’orne d’une toile symbolique qui nous montre les ancêtres de Fred. À bien l’examiner, on comprend que cette toile se destine à exorciser le démon de l’esclavage qui est d’ailleurs représenté dans le coin gauche. C’est vrai que l’esclavage est l’œuvre du diable. On voit aussi des gens ramasser le coton sous la lune. Même si on essaye d’y réfléchir, on ne parviendra jamais à imaginer l’horreur d’une vie passée à travailler à l’œil. On voit aussi une famille noire autour une charrette : emblème de cette humilité que confère l’extrême pauvreté. Quant au jeune Fred, il porte une salopette et des chaînes sur la poitrine, mais pas des chaînes de frimeur, des chaînes d’esclave. Fred attaque avec un morceau-titre solidement charpenté au bassmatic funkoïde et visité en profondeur par un solo de trombone. Voilà du funk lourd de sens, mais amené avec finesse et joué sous le boisseau d’argent. Fred l’a co-écrit avec James Brown - Watch/ The/ Man ! - Encore du funk interloqueur en B avec «Same Beat Part 1», gratté aux accords de latence. Same beat ! Fred chante par intermittences. Si on veut jerker au Bus Palladium, alors il faut écouter «If You Don’t Get It The First Time». «Makes Me What You Want Me To Do» renoue avec une vieille tradition de good time music chère à Fred qui ne l’oublions pas vient du jazz. Voilà encore un cut co-écrit avec James Brown. Ils s’entendent bien et ça s’entend. Il tape ensuite dans du Brown/Ballard de choc avec «Going To Get A Thrill» et termine cet album palpitant avec une reprise de Marvin, «You Sure Love To Ball». Oh brother, il ne faut pas oublier ce puissant shake de funk qu’est «I’m Paying Taxes What Am I Buyin’» ! C’est un hit à thème de toc, un truc qui touche le top du type, un véritable déluge de good vibes de la vraie vie. Voilà ce qui se passe dans le monde magique de Fred Wesley.

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    Fred nous dit que l’album Doing It To Death est basically une jam session, avec la section rythmique Jabo/Fred Thomas. James Brown laisse faire les choses, il dit Let Fred blow, alors Fred blows, puis il dit let’s go to D alors tout le monde part en Ré. Puis tout le monde revient en F c’est-à-dire en Fa. Oui, c’est donc un autre fantastique album de James Brown, ça Doin’ it to Death, uhh! Ça y va, brother ! Awite ! Down to the beat ! Han ! Look it here ! Tout y passe et c’est assez fantastico ! Voilà encore un cut d’antho à Toto, bien bardé de coups de flûte et de beat ancestral. Idem pour «More Peas» - Can you do it again ? Yeah yeah - I don’t need no bad peas ! More peas ! - Il veut du rab, c’est joué à l’obsession du funk sourd, avec un léger gratté de guitare dans un coin, une bassline ambiancière et des solos qui se succèdent dans un invraisemblable cortège de divinations. Et ça continue en B avec «Sucker», un bel instro jazzy monté sur la plus cavaleuse des basslines. Les JB’s sont capables de miracles, il faut s’en souvenir.

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    Attention à Wuda Cuba Shuda, paru en 2003 : c’est ce qu’on appelle par chez nous un album énorme, bourré à craquer de ce vieux swing de chaloupe latino qui flatte la dorsale du groove. Dès «Geek Goom», Fred et ses friends geekent dans le goom du bah doom, sur fond de bassmatic bassmastok. Et soudain, voilà qu’éclot non pas la rose mais «The Ballad Of Beulah Baptist», un groove d’une classe épouvantable - She’s the most beautiful woman I’ve ever seen - Fred n’en peut plus - I’m in love with Beulah Baptist - Il ne vous reste plus qu’une seule chose à faire : vous lever, twister et claquer des doigts. Snap it off, baby ! Là dessus, tout est jazzé à l’extrême onction. Fred latine son jazz à gogo. Back to the magikal heavy groove avec «I Love You Like A Brother». Fred se lance dans le story telling de l’imparabilité des choses. Il excelle dans l’art de swinguer la langue - I could play soul, jazz or bebop much to my delight - et ça part en groove de cuivres - I love to play my music - Il prend ensuite «Can’t Leave It Alone» au funky strut, et là on se croirait sur un album de James Brown, ça prend vite des proportions extraordinaires, avec des chœurs qui ramènent le can’t leave it alone - Yeah baby ! Swinging it to death/ Can’t catch a breath - Plus loin, Fred présente tout son orchestre en introduction de «Get Down Whicho Baad Self» - This is Gary Winters - et le groupe reprend get down en chœur - My friend Ernie Fields on the saxophone - Get down ! - C’est dans la veine de la veine - And there is me on trombone ! Oooh yeah my baaaad self ! - Get down ! - Oh what about the guitar player ? - C’mon Reggie Ward ! Okay oh yeah - Et le band reprend le thème, aw yeah, alors Fred se fend la poire, eeeh eeeh eeeh - On sent l’homme heureux. Quand vous aurez joué dans un groupe (de gens qui s’entendent bien), vous aurez une petite idée de ce qu’est le bonheur de vivre. Puis le gang de Fred attaque «Ernie’s Bag» aux cornemuses. Incredible ! Ils nous explosent ça au jazz de Broadway. Ils sont complètement dingues et en plus ils sont doués. Que peut-on espérer de plus ? «Email For Dad» ? Oui, car voilà un coup de funky strut hallucinant. D’autant plus hallucinant que c’est attaqué aux trompettes de la renommée. Si vous écoutez cet album, ne comptez surtout pas rester assis : c’est impossible.

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    Paru en 2010, With A Little Help From My Friends est un album beaucoup moins extravagant. On y trouve par exemple un «Ashes To Ashes» qui n’est pas celui de Bowie. C’est un funky volcano qui crache son swing. Fred saura vous secouer les puces et vous dilater la rate. C’est un peu comme s’il voulait faire l’apologie d’un groove qui n’en a pas besoin. Il navigue aux frontières du hip-hop, mais avec l’instinct dévastateur d’un mec qui est allé à bonne école. «Palms Up» sonne comme un swing de mer salée et d’horizons endiablés, ou si vous préférez, un groove de modernité mêlée d’effarance. On se croirait sur une plage, tard le soir, en plein été. Retour au funky jazz avec «Obamaloo», encore un cut qui sonne comme un classique impénétrable, mais aucun rebondissement ne s’y produit, ça se passe entre gentlemen. On se régalera de ce beau boogie romp intitulé «Everywhere Is Out Of Town» - Hey Fred, you travelled all around this world on this bus/ Everywhere is out of town ! - Alors oui, Fred swingue ça au boogie down production. Autre petite merveille, le «Spring Like» qui fait l’ouverture du bal, un cut de soul funky que Fred pouette au trombone. Ce vétéran de toutes les guerres joue pour nous, c’est évident. Il nous swingue son cut jusqu’à l’os du genou. C’est un bonheur imprescriptible, un petit filet d’essence de la démence.

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    Avant de conclure, un petit conseil : chopez The Lost Album Featuring Watermelon Man, publié récemment par Hip-O Select. On y trouve trois véritables énormités à commencer par «Everybody Plays The Fool», qui est l’illustration musicale de l’élongation élastoïdale du grand funk du peuple noir. On entend aussi «Get On The Good Foot» qu’il a composé et joué avec James Brown sur l’album du même nom. Mais il manque tout de même la voix du Godfather. «Use Me» sonne aussi comme un hit funk, bien soutenu par les sisters. Encore un fabuleux shoot de fonky strut avec le morceau titre, ça pouette et ça gicle. Fred passe au bebop de gamme à gogo avec «Sweet Loneliness» et explose «Secret Love» au jazz de compétition, oui, car ça file ventre à terre, mais le vrai ventre à terre, celui des gens qui savent. C’est complètement explosif. Encore du jazz d’échappée équinoxale avec «Seulb». On y sent la patte de gens férocement éduqués. Dans les bonus, on trouve une petite merveille : un instro connu comme le loup blanc, «Alone Again». C’est beau comme cet infamant sentiment de se sentir en vie à un moment précis et spécial, par exemple lorsqu’on est assis dans une pirogue, au beau milieu d’un fleuve d’Amazonie. Alors que Fred envoie ses coups de trompettes, de violents remugles remontent des profondeurs de l’être.

    Signé : Cazengler, Wesley pasteurisé

     

    Fred Wesley & the JB’s. Le Méridien. Paris XVIIe. 30 avril 2017
    Fred Wesley. Breakin’ Bread. People 1974
    Fred Wesley & the JB’s. Damn Right I Am Somebody. People Records 1974
    Fred Wesley & the JB’s. Doing It To Death. Polydor 1974
    Fred Wesley. Wuda Cuba Shuda. Hip Bop Essence 2003
    Fred Wesley. With A Little Help From My Friends. BHM Production 2010
    Fred Wesley & the JB’s. The Lost Album Featuring Watermelon Man. Hip-O Select 2011

     

    Hall right now

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    Que de jus dans les mémoires de Rick Hall, ce redneck qui aimait tellement la musique qu’il décida dans les early sixties de monter un studio pour enregistrer des disques. Et pas n’importe quels disques, ceux des nègres, en plein cœur du coin le plus raciste du Sud des États-Unis, l’Alabama. Son recueil de souvenirs s’appelle The Man From Muscle Shoals, le nom d’une localité qui tintera à l’oreille de tous les fans de Soul music. Muscle Shoals se situe au bord de la Tennessee river et c’est là que Rick Hall installa dans les sixties son studio/label FAME, un label qui par la force des choses devint aussi légendaire que Stax, Tamla ou Atlantic.

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    Généreux, l’éditeur offre avec le livre le DVD du film qui raconte la fascinante histoire de Muscle Shoals. Alors, comme le dit Aznavour dans sa chanson, ils sont venus, ils sont tous là : Keith Richards, Percy Sledge, Wilson Pickett, Candi Staton, on assiste dans ce film à un incroyable défilé de stars, y compris les dispensables comme ce Bono qui a pris la vilaine habitude de ramener sa fraise quand on ne l’a pas sonné. Et puis bien sûr, le film donne la priorité à Rick Hall qui raconte son histoire, mais avec tout le pathos du Deep South. Les rednecks ont toujours des histoires épouvantables à nous raconter. On se souvient de Roy Orbison qui vit sa maison brûler avec ses gosses à l’intérieur, eh bien, la vie de Rick Hall, c’est à peu près la même chose. S’il raconte ses déboires, c’est avec une voix d’outre-tombe et le souffle dramatique d’un William Faulkner. Ça commence quand il est jeune marié et qu’il perd le contrôle de sa bagnole. Bim, bam, plusieurs tonneaux. Il survit aux tonneaux, mais pas sa poule. Il raconte aussi son enfance très pauvre à la campagne, et l’histoire de son petit frère, tombé dans le bac à lessive quand l’eau était en train de bouillir. Il entre bien dans les détails, nous raconte l’hôpital, et les médecins qui retirent les vêtements et la peau qui vient avec. Et trois jours plus tard, plus de petit frère. La mère en veut au père qui n’était pas là et le père en veut à la mère qui ne surveillait pas les enfants. Alors la mère abandonne sa famille et s’en va faire la pute en ville. Red district ! Rick ne reverra plus sa mère. Oh mais attendez, ce n’est pas fini ! Il raconte plus loin que son père était tellement pauvre qu’il n’avait jamais pu se payer un tracteur. Alors son fils Rick lui en paye un. Et puis un jour, sa belle-mère voit par la fenêtre les roues du tracteur, mais en l’air. Elle se dit à juste titre que ça ne présage rien de bon. Évidemment, le père est sous le tracteur. Comme les auteurs grecs de l’Antiquité, les rednecks ont un sens de la tragédie qui flirte avec le génie. Et ce sont des blancs ! Alors vous imaginez bien que lorsqu’un nègre du coin raconte sa vie, c’est mille fois plus violent. Il suffit de lire les mémoires d’Ike Turner dont le père mit trois ans à mourir, suite à un passage à tabac gracieusement offert par le KKK. En ce temps là, on ne soignait pas les nègres. On leur installait une tente dans le jardin et on laissait le choix entre deux options : survivre ou mourir.
    Quand Keef dit que Rick Hall est un type dur (tough guy), il ne croit pas si bien dire. Rick Hall rappelle en effet qu’il a grandi «comme un animal», dans cette cabane au fond des bois, sans eau ni électricité ni plancher ni lit. Il dormait sur un tas de paille et se lavait à la rivière, hiver comme été. C’est peut-être cet endurcissement précoce qui va lui permettre de survivre à tous ses déboires, et pas seulement les pré-cités, il y a aussi ceux de sa vie professionnelle : les gens du business ne l’ont pas ménagé, à commencer par ses deux associés des débuts qui l’ont viré parce qu’ils l’accusaient de bosser comme un dingue - I licked my wounds and drowned my sorrows in moonshine whiskey (il lécha ses plaies et noya son chagrin dans de l’alcool artisanal) - Rick Hall va ensuite zoner pendant cinq ans puis il décide de monter son studio et de tout reprendre à zéro.

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    Il démarre FAME avec un hit de Jimmy Hugues («Steal Away») puis il lance Arthur Alexander, avec un premier hit planétaire, «You Better Move On» que vont s’empresser de reprendre les Stones. Pouf ! Rick est lancé ! Il devient un producteur de renom. Il monte son house-band avec Roger Hawkins (drums), David Hood (bass) et Jimmy Johnson (guitar), des gens qui vont devenir célèbres, eux aussi. Dans les parages traînent aussi Spooner Oldham et Dan Penn, compositeurs et musiciens de génie underground.
    L’histoire de Rick Hall, c’est aussi la valse des anecdotes extraordinaires. Un jour, un petit black vient faire un bout d’essai dans son studio, mais Rick Hall n’accroche pas. Le petit black ne se décourage pas. Il va trouver un autre patron blanc, Quin Ivy, qui a monté un studio à Sheffield, toujours en Alabama. Ah au fait, un détail qui a son importance : le petit black s’appelle Percy Sledge. Il travaille à l’hôpital local. Très peu de temps après, Quin Ivy demande à voir Rick. Il veut lui faire écouter la démo qu’il vient d’enregistrer avec Percy Sledge. Le cut s’appelle «When A Man Loves A Woman». Quin n’a absolument aucune idée de ce que ça vaut. Rick l’écoute une fois et demande à la ré-écouter. Il dit à Quin que c’est un smash. Ha bon ? Quin demande qui pourrait publier ce smash. Rick sait. Il répond : «Jerry Wexler !». Quin ne sait pas qui est Wexler. Rick l’appelle un dimanche après-midi et Wexler lui dit qu’il a du monde chez lui et qu’il n’a pas de temps à perdre. Rick lui explique qu’il a un smash et Wexler lui dit de lui envoyer par la poste. Quand il reçoit la démo chez lui, Wexler n’est pas sûr que ce soit un hit et il rappelle Rick pour le lui dire. Rick est scié. Il insiste : c’est un «No. 1 record worldwide» ! Et il ne se trompe pas. Quel flair ! On peut dire que Percy Sledge lui doit une fière chandelle.
    C’est là que démarre une relation professionnelle avec Jerry Wexler (co-directeur d’Atlantic) qui va durer dix ans - The heads of Atlantic records, I later learned, were looking for a way out of their rut (j’appris plus tard que les patrons d’Atlantic cherchaient à sortir de leur ornière) - Wexler flashe complètement sur Muscle Shoals et sur la qualité du house-band de Rick. Il découvre en effet que les musiciens travaillent sans partition, alors qu’à New York, chez Atlantic, tous les musiciens jouent sur partitions. Cette décontraction fascine Wexler qui décide alors d’envoyer ses stars en stage chez Rick Hall. Il commence par envoyer Wilson Pickett qui n’en revient pas de voir un studio de patrons blancs installé en plein cœur des champs de coton.

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    C’est là, dans cet endroit pour le moins insolite que Pickett enregistre ses plus gros hits, «Mustang Sally», «Land Of 1000 Dances», «Funky Broadway» et même «Hey Jude», suite à une suggestion de Duane Allman. Puis Wexler lui amène Aretha qu’il vient de signer sur Atlantic. La première journée de session se passe merveilleusement bien, avec l’enregistrement d’«I Never Loved A Man», lancé au pur feeling sur les accords de Spooner.

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    Puis une shoote éclate entre l’époux d’Aretha, Ted White, et un joueur de trompette du house-band. Ted White qui a trop bu accuse le trompettiste de draguer sa femme. Puis il accuse ensuite un saxophoniste de la même chose. Chaque fois, il ordonne à Rick de les virer. Compliqué, car ce sont des amis. Rick demande conseil à Wexler assis à côté de lui. Wexler ne fait pas de chichis : Fire them ! Vire-Les ! Mais ça ne suffit pas. L’ambiance est explosive. Aretha et Ted quittent le studio en claquant la porte et rentrent à l’hôtel. Rick veut aller les voir pour tenter de calmer le jeu, car plusieurs journées de sessions sont prévues. Wexler lui interdit formellement d’y aller. Rick reboit un gros coup de vodka et y va quand même. Les rednecks sont têtus comme des bretons. Il tape à la porte de la chambre. Ted White ouvre et l’insulte, alors une bagarre éclate. Le lendemain, première heure, Aretha et son mari reprennent l’avion pour New York. Devant ce désastre, Wexler est fou de rage. Il annonce à Rick qu’il va l’anéantir - I’ll burry your ass ! - Mais on ne parle pas comme ça à un dur à cuire comme Rick - No, you won’t burry me, you old fart ! I’m a lot younger than you, and I’ll be around long after you’re gone ! - Et c’est exactement ce qui va se passer, Rick va survivre à Wexler qui à l’époque est déjà assez âgé. Mais du coup, Rick perd son principal client. C’est cuit ? Non ! Il contacte Leonard Chess à Chicago qui lui propose d’envoyer Etta James.

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    Rick est ravi car c’est la chick qu’il préfère - My favorite chick of all time - Elle enregistre cet incroyable album qu’est Tell Mama à Muscle Shoals et du coup elle relance sa carrière. Mais Rick est mauvais après Chess qui ne lui paye pas son travail de producteur. Pas un cent, rien ! Mais grâce à ce disque, il redore son blason de producteur. C’est un véritable soulagement - Every record, my life depended on it - Et il ajoute que si tu n’as pas de hit en tant que producteur, on ne te rappelle pas. Puis Duane Allman propose de ramener les Allman Brothers à Muscle Shoals, mais le rock blanc n’intéresse pas Rick. Il passe à côté de la fortune, mais tant pis. Il préfère la musique noire.
    Il est en train de relancer la machine FAME lorsque soudain se produit un nouveau coup du sort : cette ordure revancharde de Wexler lui pique son house-band. Il le soudoie en douce et l’installe à ses frais à l’autre bout de la ville. Roger Hawkins, David Hood et Jimmy Johnson abandonnent lâchement le mec auquel ils doivent tout. Absolument tout. Rick Hall tombe des nues. Bhaaaam ! Quand il raconte cet épisode, trente ans plus tard, sa voix chevrote encore. C’est vrai qu’un coup pareil ferait débander un âne. Les traîtres sont rebaptisés Swampers par Denny Cordell et Leon Russell.

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    Une fois de plus, le pauvre Rick mord la poussière. Par contre, les Swampers croulent sous le travail : Wexler leur envoie tout le gratin du rock des seventies. Même les Stones débarquent à Muscle Shoals. Pas chez Rick Hall mais chez les Swampers. C’est là qu’ils enregistrent «You Gotta Move», «Brown Sugar» et «Wild Horses» qu’on retrouve sur Sticky Fingers. La session est filmée. C’est là qu’on voit les vieilles boots en peau de serpent de Keef et, à côté de lui, Jim Dickinson. De l’autre côté de la ville, le pauvre Rick réussit à redémarrer avec une petite chanteuse black que lui présente Clarence Carter. Elle s’appelle Candi Staton. Puis après avoir passé un accord avec Capitol, Rick commence à recevoir dans son studio des stars énormes comme Bobbie Gentry, Joe Tex, King Curtis et surtout les Osmond Brothers qui lui feront gagner pas mal de blé. Il décroche aussi la timbale avec Patches, ce bel album de Clarence Carter. À l’époque, tout le monde veut aller jouer à Muscle Shoals, alors tout le monde débarque soit chez Rick, soit chez les Swampers qui tournent au rythme de quarante albums par an.

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    L’épisode de la rencontre avec Bobbie Gentry est spectaculaire. Elle veut enregistrer une chanson qui s’intitule «Fancy». Sachant pourtant qu’il s’agit d’un hit, Rick s’y refuse, d’abord parce que la chanson traite d’infidélité et d’inceste et qu’elle dure douze minutes : ça ne passera jamais à la radio. Bobbie insiste, alors Rick lui répond : «My goodness girl, if we record that, these Southern townspeople will ride us both out of town on a rail» (ma puce, si on enregistre ça, on risque les pires ennuis avec les gens du coin) - Rick a du génie, alors il adapte la chanson et en fait un hit planétaire. Il se dit complètement fasciné par cette femme qui chante avec une «dark sexy voice» et qui s’accompagne une «little gut-string Martin guitar» aussi grande qu’un ukulélé. «C’était une femme de contact qui savait ce qu’elle voulait et comment l’obtenir.» Et pour qualifier son style, il déploie sa plus belle prose : «She was telling the dark and mysterious story of her life with those Mississippi Delta strings playing back-porch blues guitar riffs like I had never heard before.»
    Rick Hall écrit dans une langue très rock’n’roll. Quand il évoque ses souvenirs de dragueur, il sonne littéralement comme Roy Orbison dans «Domino» : «Terry and I were a couple of semi-cool dudes on the prowl who wanted to dress in black tuxes, cumbernurns, cut our hair in flat tops with duck tails, play some hipper music, make some cash and meet a fresh crop of much prettier girls.» Rick sait swinguer sa langue et ramener toute l’imagerie du kid américain des early sixties qui savait se coiffer en pompadour, se tailler des rouflaquettes, jouer de la bonne musique, faire un peu de blé et draguer des petites gonzesses. Les fils spirituels de Michel Audiard se régaleront aussi des formules de Rick, comme lorsqu’il dit : «Hansel and I were happy as two dead pigs in the sunshine». En France, on dirait heureux comme deux cochons en foire. Rick voit plutôt des cochons crevés au soleil. En fait, il s’exprime dans cette vieille langue redneck si imagée et si différente de l’Anglais qu’on pratique habituellement. Il sonne exactement comme Sam Phillips, qui d’ailleurs est originaire du même coin : Florence, Alabama. Il règne dans leur façon de s’exprimer une sorte de conviction, un sens du martèlement poétique, leur phraséologie relève même du langage biblique. Quand il parle des difficultés qu’il rencontre à produire des nègres dans son coin, il parle comme Sam Phillips qui fut confronté au même problème : «I was earning the reputation as ‘that redneck white boy in Muscle Shoals who is cutting all those hit records on black artists’.» C’est la même musique linguistique. Quand il fait le portrait de Bill Lowery, il swingue ses mots : «He was a white-haired, 250-pound, Big Daddy-looking guy with an appreciation for good music, good food and good liquor.» Il fait aussi un portrait savoureux de Don Robey, le label-boss de Duke Records, sur lequel ont démarré Clarence Carter et Bobby Bland : «On racontait que Robey frappait les gens qui osaient l’affronter avec son flingue. Certains des artistes signés sur son label le suspectaient de détourner les royalties, mais ils le craignaient tellement qu’ils évitaient de faire des vagues.»

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    Parmi les portraits fabuleux que brosse Rick Hall, on trouve celui de Dan Penn, qui admirait Bobby Bland et Ray Charles, et qui avait, nous dit l’auteur, une voix aussi belle que celle de Ben E. King - Dan used to say ‘I’m white but I’m alright’ (Fabuleux Dan Penn qui avait pour habitude de se moquer des racistes en disant : c’est vrai, je suis blanc, mais je suis correct) - Rick raconte qu’en chantant, Dan était si intense qu’il rougissait comme une tomate. Il rappelle aussi que Dan fut son meilleur ami, son confident et qu’ils composaient ensemble. Chaque fois que Rick a été trahi ou jeté par les autres, Dan lui est resté fidèle - Dan is a warm, caring and loyal man with an abundance of music savvy - et il ajoute que son précieux ami a les meilleures oreilles «in the whole wide world of music». C’est Dan qui a l’idée de lancer le label FAME pour presser 2 000 exemplaires de «Steal Away», le hit de Jimmy Hugues qu’ils viennent d’enregistrer, et d’aller faire la tournée de toutes les stations de radio noires du Deep South pour le refiler aux DJs. Rick n’a pas les moyens de leur glisser un billet, aussi leur propose-t-il à la place une bouteille de vodka. Et Dan dira : «Je ne me suis jamais autant marré que lors de ce voyage à travers le Deep South, quand avec Rick on distribuait ‘Steal Away’ dans toutes ces stations de radio noires.» Rick raconte aussi qu’une nuit, Dan est arrivé dans le studio avec un pack de bière, trois paquets de cigarettes, sa précieuse guitare et accompagné d’un jeune mec nommé Spooner Oldham. Ils se sont assis à même le sol, ils ont éteint les lumières et ont composé «Let’s Do It Over» qui allait être le prochain hit de Joe Tex. C’est à cette occasion que débuta leur longue et prolifique collaboration.
    Si on aime les portraits de personnages légendaires, il faut lire ce recueil de mémoires. Rick fut le seul à croire en Arthur Alexander. Il se fit jeter par tous les labels locaux et quand «You Beter Move On» commença à marcher, un certain Tom Stafford emmena Arthur à Nashville, privant ainsi Rick du bonheur d’enregistrer le premier album. Rick apprendra plus tard par la fille d’Arthur que son père était fier du premier single FAME qu’ils avaient enregistré ensemble.

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    L’autre géant que défendait Rick fut bien sûr Clarence Carter auquel il consacre des pages émouvantes. C’est même l’histoire d’une amitié profonde, basée sur le respect mutuel et la qualité artistique. Rick se souvient des débuts de Clarence Carter, qui était à l’époque aussi pauvre que lui. Quand il entrait en studio, Clarence Carter était parfaitement au point, parce qu’il misait tout sur la musique qui était, comme pour Rick, sa seule planche de salut. Clarence jouait alors en duo avec son pote organiste Calvin sous le nom de Clarence & Calvin - Clarence and Calvin were both natural-born clowns who laughed and cut up in the studio, but were as serious as a bleeding ulcer about their music (ces mecs savaient se marrer, mais ils étaient sérieux comme des papes dès qu’il s’agissait de jouer). Rick conclut ce chapitre avec un petit épilogue en forme d’hommage définitif : «Je reste convaincu que Clarence Carter aurait pur être aussi énorme, voire plus énorme que Ray Charles s’il avait bénéficié du même type de support financier, ou s’il n’avait pas eu le malheur de mener sa carrière en même temps que celle de Ray. Ils étaient tous les deux aveugles, noirs, ils venaient tous les deux du Sud et étaient tous deux des génies. Leur son est un mélange de Soul et de country unique au monde. Clarence est resté mon ami et il utilise encore mon studio pour enregistrer ses albums.»
    Oh et puis ce portrait de Wilson Pickett. Rick le dit précédé par sa mauvaise réputation et il ne peut pas résister à l’envie de lui demander si l’histoire du flingue sur la tempe du label-boss est vraie. Et Wilson lui répond : «J’ai pris l’ascenseur pour monter au bureau du patron, je suis entré, je lui ai mis mon bras autour du cou et un calibre 45 sur la tempe et je lui ai demandé de me rendre mon contrat, alors il a ouvert un tiroir et me l’a donné sans discuter.» En fait Rick explique que Jerry Wexler misait sur le fait que Wilson et lui, tous deux nés en Alabama dans la plus grande pauvreté, allaient bien s’entendre et que Rick allait pouvoir gérer les soirées alcoolisées et les tensions des séances d’enregistrement. «Jerry pensait que j’étais le seul mec capable de gérer Wilson Pickett et j’étais bien décidé à lui montrer qu’il ne se fourrait pas le doigt dans l’œil.» Quand Rick voit Wilson pour la première fois, il le compare à une panthère noire à la peau luisante. Cette rencontre est hilarante, car Rick qui ne connaît pas Wilson s’attend à voir débarquer du DC3 un gros black du genre Solomon Burke, et Wilson est horrifié de voir que le mec de Muscle Shoals est un blanc. En fait, ce qui horrifie le plus Wilson, c’est de découvrir que les champs de coton existent encore et que la situation des noirs n’a guère évolué depuis que sa famille est remontée au Nord, lorsqu’il avait seize ans. C’est Chips Moman qui va jouer de la guitare sur les fameuses sessions d’enregistrement de Wilson Pickett. C’est aussi Chips qui sort le double-octave riff d’intro de «Mustang Sally». Et tout le reste n’est que littérature.

    Signé : Cazengler, un Rick hard sinon rien


    Rick Hall. The Man From Muscle Shoals. My Journey From Shame To Fame. Heritage Builders 2015

     

    COUNTRY SONGS FOR CITY FOLKS

    JERRY LEE LEWIS

    ( Philips / P 14.568 L / 1965 )

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    GREEN GREEN GRASS OF HOME / WOLVERTON MOUNTAIN / FUNNY HOW TIME SLIPS AWAY / NORTH TO ALASKA / THE WILD SIDE OF LIFE / WALK RIGHT IN / CITY LIGHTS/ RING OF FIRE / DETROIT CITY / CRAZY ARMS / KING OF THE ROAD / SEASONS OF MY HEART .

     

    Guitares : Jerry Kennedy / Jerry Reed / Harold Bradley / Ray Edenton. Basse : Bob Moore. Batterie : Buddy Harman. Harmonica & trompette : Charlie McCoy. Saxophone : Bottes Randolph.

    Enregistrement : Janvier, Mai , Août, Septembre 1965 / Nashville.

     

    Avant y avait eu l'enregistrement public au Star Club de Hambourg, un des chef-d'œuvres du rock'n'roll, les fans français s'y étaient jetés dessus comme un essaim d'abeilles sur un pot de miel. C'est qu'en ces temps-là les enregistrements rock commençaient à battre de l'aile... Du coup Philips exploitant la veine nous avait refilé L'Alabama Show, pochette rentre-dedans mais un cran au-dessous du Star Club. Dans ces deux trente-trois tours Jerry Lou restait fidèle à sa légende de rock'n'roller déjanté, tout était dans l'ordre des choses.

    Pour nous. Parce que pour le killer le temps était aux vaches maigres. Sa carrière ne se relevait pas de ses déboires anglais. L'Amérique le boudait. Fallait sortir du marécage, n'y avait même pas un alligator à mordre à l'horizon. L'était temps de changer le fusil d'épaule, en plus les englishes vous rénovaient le rock'n'roll de drôle de façon. Entre deux bouteilles de Southern Comfort, Jerry a entrevu la solution. Repli général. Retour aux racines. On n'est jamais mieux que chez soi, au coin du feu lorsque le temps n'est pas au beau. N'y a pas que le rock'n'roll dans la vie. Le country existe aussi. Un peu à l'écart, mais avec ses charts et ses vedettes qui gagnaient bien plus que mieux leur vie. Un public de niche. Géante. Des accros qui achetaient disques sans férir. Bref une nouvelle terre à conquérir. Pas si nouvelle que cela, Jerry suffisait de le brancher, à lui tout seul l'était un jukebox qui vous ressortait durant des heures une flopée de traditionnels. En plus, le gars capable de vous jouer illico-presto tout titre radio qui lui titillait les oreilles, la grande spécialité américaine de la reprise, ce qui est à toi est aussi à moi.

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    Pour la majorité de fans français ce fut la première initiation au country. On connaissait de nom. On avait lu au détour d'une pochette que le chanteur préféré de Gene Vincent était Johnny Cash. Une recommandation royale, alors quand Country Songs a déboulé dans les bacs, ce ne pouvait être que bon, puisque c'était de Jerry Lee Lewis. Plus qu'un disque un concept album avant la lettre. La traduction était évidente, attention les rats des villes ne faut pas oublier les rats des champs. Sentent un peu le purin, mais purée ce sont aussi de rudes gaillards. Le disque n'a guère percuté le hit-parade, n'a ni atteint ni dépassé la quarantième place des classements country. Pas de quoi décourager le killer, un gars obstiné, quatre ans plus tard c'était l'étonnement général dans les salles de rédaction, le vieux Jerry cartonnait comme jamais, l'était redevenu une vedette de premier plan aux USA, et le Killer cigare au bec empochait toutes les mises dans les saloons sans même prendre le temps de regarder une carte avant de la jeter sur le tapis. Possédait un avantage sur tous ses nouveaux copains, l'était un rock'n'roller lui, et fallait pas le chatouiller longtemps avant qu'il ne sorte son colt and roll légendaire. Avant il se contentait d'être une légende vivante. Désormais il serait un mythe éternel.

     

    Green green grass of home : un truc démoniaque, l'herbe verte du jardin de l'éden enfin retrouvée, très précisément sur la pelouse de la maison de papa et de maman. Y a un mec qui a tout compris en écoutant ce premier morceau. Le gallois Tom Jones qui s'est dépêchée de couper la verdure sous les pieds de Jerry Lou, avec une voix moins nasillarde mais avec des profondeurs d'outre-tombe à la Chateaubriand. Comme au billard à trois bandes. L'en est un autre qui a senti le vent qui décalaminerait sa carrière au point mort. Pas n'importe quel clampin, un certain Elvis impressionné par la carrière de Tom Jones, cette herbacée vivace transforma la carrière jonienne, le rocker assagi transformé en crooner amassait des millions de dollars en chantant pour dames mûres à Las Vegas... C'est du pur country, le gars revient chez lui, mais entre quatre planches, ce qui change la perspective. Normalement si vous possédez une chemise à carreaux et que vous êtes capable de d'abattre un séquoia en trois coups de haches, vous devez fondre en larmes comme une madeleine ( proustienne ). Sinon vous êtes un mec sans coeur et je conseille à votre petite amie de vous laisser tomber. Jerry Lou s'applique mais il n'a pas la fibre mélodramatique. Méfiez-vous, la copine se réfugie dans ses bras en éclatant de rire. Wolverton Mountain : Jerry Lou beaucoup plus à l'aise. Un thème idéal pour un killer, y a un mec sur la montagne de Wolverton prêt à vous foutre une balle entre les deux yeux si vous approchez un peu trop près de sa girlove. Le genre de situation qui convient à notre chanteur, vous a une voix canaille à dégommer l'écorce des arbres et à déplumer les ours. Vous grimpe la montagne au pas de course avec dix minutes d'avance sur la douzaine de devanciers qui ont repris le morceau avant lui. Le piano virevolte de belle façon. Funny how time slips away : encore un arrache-larmes, écoutez la version de Willie Nelson ( tout le monde l'a reprise ) emplie de rage désabusée. Jerry Lou n'est pas un nostalgique. Alors vous refile au standart un petit côté bluesy pas désagréable. Pas le genre de mec à laisser pleurnicher les violons dans le coin. Traîne un peu sur les syllabes, surtout ne l'énervez pas davantage, l'est prêt à faire parler la poudre. North to Alaska : la ruée vers l'or, du Johnny Horton typique, normalement ça se passe en pleine nature avec l'orpailleur qui rêve d'offrir la grosse pépite qu'il a trouvée à une belle jeune fille aimante mais vous avez l'impression d'une scène de western dans le saloon avec Linda Gail Lewis qui joue la pute au grand coeur et qui n'hésitera pas à vous trouer le coeur d'un coup de pistolet si vous approchez la main un peu trop près de ses dessous. The wild side of life : un classique du country. Me demande si Lou Reed ne s'en est pas inspiré pour sa Walk on the Wild Side. Là ce n'est plus une impression, la jeune femme qui s'ennuyait à la maison est devenue une honky tonk angel. Le piano de Jerry Lee vous a de ces friselis de pubis à vous faire rêver, et sa voix ! Celle du gars qui a tout connu, qui a tout compris, qui n'est dupe de rien, et qui ne condamne pas. Walk right in : l'on termine la première face en fanfare, les cuivres fanfaronnent et Jerry Lee s'amuse comme un petit fou, vous encourage à vous laissez aller, prenez du bon temps et dépêchez-vous. Vous liquide le morceau comme vous descendez douze mojitos en moins de trois minutes. City lights : encore un classique du country. Dix ans après Mickey Gilley, le cousin de Jerry Lee, remportera le jackpot avec sa version. Thème enfantin ; les factices lumières de la ville ne valent pas la vie paisible de nos campagnes. Jerry vous l'interprète à merveille, comme il se doit, comme à l'exercice, la voix qui parle et qui chante en même temps. Ring of fire : quelle idée de reprendre ce Merle Kilgore à la manière de Johnny Cash ! Chanté-orchestré-collé. Genre je peux faire aussi bien. Un conseil dites que vous préférez la version de Cash quand vous l'écoutez par Cash et celle de Jerry Lou quand c'est Jerry qui traîne dans vos oreilles. Detroit City : le même thème que City Lights, le guy s'est un peu brûlé les ailes dans la cité de Detroit, veut revenir chez lui, Jerry nettement plus convainquant cette fois. Crazy arms : n'ai jamais aimé la version de chez Sun, la batterie trop bêtement mécanique, ici l'orchestre vous enserre le bijou, le piano ruisselle de tous les côtés et Jerry Lee en grande forme. King of the road : reprise du hit de Roger Miller. Jerry n'apporte rien d'original, mais vous ne pouvez qu'aimer. Ce n'est pas une possibilité, c'est un devoir. Seasons of my heart : country-variétoche, country variétoc, l'embêtant c'est qu'il suffit que Jerry Lee monte un tocard de dernière catégorie pour qu'il vous le transforme en fringant étalon. Mais là, vous n'achèterez pas, ça sent l'arnaque et la retape.

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    Deuxième face moins convaincante que la première. Comme disait Victor Hugo dans son poème liminaire de Chansons des Rues et des Bois, Jerry Lou emmène Pégase – le coursier indomptable du rock'n'roll - au vert. Parfois, il semble qu'il ronge son frein. N'a pas encore réussi à mâtiner sa voix de cette subtile et quintessentielle ironie qui sera sa marque de fabrique dans ses futures interprétations country. N'a pas le bon dosage, mais n'en est pas loin. L'a la dynamite mais pas l'allumette. Ne vous inquiétez pas, il la trouvera vite.

    Damie Chad.

     

    VINTAGE

    GREGOIRE HERVIER

    ( Au Diable Vauvert / 2016 )

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    J'aime que Denis mon bouquiniste du marché me tourne le dos dès que je m'avance vers lui. Encore plus quand il se met à farfouiller dans les soubassements de sa remorque. C'est un bon signe. L'a repéré un truc spécialement pour moi. Me le tends tout fier. Guitare en couverture avec un petit logo nervalien que j'aime bien, Au Diable Vauvert. Généralement quand ils présentent un auteur du bout de leur trident, c'est souvent une agréable surprise. C'est chez eux que j'ai pécho les bouquins de John King – vue plongeante sur le prolétariat anglais - et de Poppy Z. Brite – sanglant fantastique.

    Grégoire Hervier est un malheureux. Vagissait dans son berceau sous le sourire attendri / ulcéré ( rayez la mention inutile, il est bon que le lecteur fasse ses premiers pas dans l'écriture participative ) de sa maman. En 1977. Autant dire qu'il est sorti de l'oeuf après le punk ! Né sous une mauvaise étoile, arrivé trop tard pour la dernière révolution culturelle du vingtième siècle ! N'a rien connu de l'épopée rock, a dû se contenter des miettes du grunge. Etonnez-vous qu'après une telle malchance astrologique il n'ait développé de forts complexes d'infériorisation. L'a donc résolu de les combattre. Avait tout raté, alors lui, l'allait faire mieux que tous les autres. Le punk, les englishes, le rhythm'n'blues, les pionniers, n'avaient qu'à bien se tenir, remonterait tout cela d'un air dédaigneux, s'est concocté un projet grandiose genre mythographie heideggerienne : retour à l'origine – pas celle de l'être parménidien – du rock.

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    Aussi compliqué que la découverte des sources du Nil. L'a trouvé son fil d'Ariane, suivez la corde, vous tomberez sur la guitare, poursuivez la rallonge électrique et vous finirez par mettre la main sur l'ancêtre des rockers. Le chaînon manquant. Celui qui fait le lien entre Robert Johnson et Black Sabbath. Vous donne juste le début de l'histoire, convocation dans l'ancien manoir de Jimmy Page... Après c'est le truc classique, le riche milliardaire qui veut la guitare perdue, la Moderne – est-ce bête j'en avais une, je m'en suis servi avant-hier soir pour faire du petit bois pour allumer le feu dans la cheminée – l'intrigue est bien menée, guitare battante, vous courez de rebondissement en rebondissement. Notre héros est sur le grill, ne prend même pas le temps d'un moment de douceur avec une jeune universitaire qui l'invite chez elle. Et vous avez envie de savoir la fin. Grégoire Hervier se joue du lecteur et des mythes. Le néophyte apprendra beaucoup en s'amusant et les vieux chevaux de retour comme les aficionados de KR'TNT ! se divertiront sans acquérir de nouvelles connaissances. N'en prendra pas pour autant un air blasé. Car Platon nous a avertis : nous n'apprenons que ce que nous savons déjà. Tout a déjà été dit, l'important c'est l'art de le mettre en scène !

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    N'empêche que c'est intéressant. Rapportez-vous à votre dernier Rock'n'Folk N° 599, page 66, Patrick Eudeline s'emploie à tracer la faille qui sépare le Hard Rock du Metal. Essaie de définir la différence ontologique entre ces deux courants même si à première oreille le Metal s'inscrit dans la suite logique du Hard. Définit sa ligne de démarcation – toute artificielle soit-elle - le Hard n'est que la continuation du blues sous une autre forme. Une évolution due à la surenchère des musiciens à vouloir jouer plus vite et plus fort que tous ceux qui les ont précédés et les progrès des artefacts technologiques. Les métalleux, eux se soucient du blues comme de leurs premières chaussettes bleues ( rose pour les filles ). Se sont coupés de la racine nourricière. Sont ailleurs. Des espèces d'aliens qui s'en sont venus pondre leurs oeufs dans le nid du blues et se sont vite enfuis avec leurs petits, vers d'autres rivages... Pourquoi, comment, Eudeline n'explique pas, constate et commente. Pour ma part j'y vois une cause générationnelle. A partir de la fin des années soixante, la pléthore des groupes attire toutes les attentions. Autour de 1968, avec le premier rock'n'roll revival, les nouvelles vagues de fans ont pour la dernière fois tout le déploiement du rock'n'roll en libre accès, blues compris. Dès la décennie suivante; le coup d'oeil synoptique ne sera plus de mise, l'offre s'est démultipliée, l'on dit que Léonard de Vinci fut le dernier homme à intégrer le savoir universel, les jeunes amateurs n'ont même plus cette chance en leur domaine de prédilection, doivent se limiter afin de ne pas périr sous le nombre. On n'écoute plus Robert Johnson mais Led Zeppelin. Impasse sur le blues, et le mouvement s'accélère sans fin. Le curseur se déplace vers l'avant à chaque fois. Never look back ! Le metal a le nez dans le guidon, pour les nouvelles pousses Metallica est un ancêtre vénérable. On le laisse reposer en paix. L'on s'écarte de lui pour faire du bruit...

    Un livre de pur agrément qui incite à la rockflexion.

     

    Damie Chad.

     

    L'ESPRIT DES MORTS

    ANDREW TAYLOR

    ( Le Cherche Midi / Mai 2016 )

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    Ne l'aurais jamais acheté si dès les premiers mots de la quatrième de couverture le nom d'Edgar Poe n'avait motivé l'acquisition immédiate et automatique. Les similitudes existentielles entre Edgar Poe et Gene Vincent m'ont toujours paru évidentes, je n'en relèverai qu'une dans cette chronique, leur inscription destinale, des plus faussement anecdotiques, dans la ville de Norfolk...

    Thriller gothique annonce-t-on, pour cela la traduction française due à Françoise Smith a quelque peu assombri le titre américain de l'ouvrage An Unpardonable Crime qui avait été préféré à l'original anglais : The American Boy. Andrew Taylor né en 1951 est un auteur prolifique qui a publié une cinquantaine de romans aux titres évocateurs tel The Raven on the Water. The American Boy a le mérite de nous alerter : à première vue Edgar Poe n'est qu'un personnage secondaire de l'ouvrage. Subsidiaire serait-on tenté d'ajouter. Pensez que nous n'avons ici affaire qu'à un gamin d'une dizaine d'années qui évolue à la périphérie de l'intrigue romanesque.

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    Le lecteur affriolé par la rocambolesque titulature risque d'être déçu. L'esprit des morts n'habite pas les tables tournantes et aucune malédiction funérale ne plane sur les protagonistes de l'histoire patiemment racontée. Plus de six cent cinquante pages dans lesquelles il ne se passe pas grand chose, pire l'ambiance est des plus feutrée, jamais un mot plus haut que l'autre, les fleurets sont mouchetés et les blessures des plus hypothétiquement symboliques. Avant d'entrer dans une analyse détaillée, louons le savoir faire de l'auteur qui par son art consommé du récit tient de chapitre en chapitre son lecteur en haleine, admirablement servi par la traduction de Françoise Smith qui use d'une prose d'une extraordinaire fluidité qui allie deux des qualités essentielles de notre idiome national, précision et subtilité.

    Thomas Shield est un jeune homme désargenté. Seul au monde. Situation peu agréable, sous toute latitude et à toute époque. Mais nous sommes en 1819, en Angleterre. Le pays qui vient de triompher à Waterloo entre dans son siècle de gloire. La perfide Albion s'apprête à devenir la maîtresse du monde, l'argent coule à flot. Pas pour tout le monde. Question partage la bourgeoisie n'est guère généreuse. De par sa situation sociale Shield nous permet de connaître le haut du panier et les bas-fonds d'une société inégalitaire. Des slums londoniens aux domaines nobiliaires.

    Dans son malheur notre fragile héros parvient à dégoter une place de professeur dans une pension privée réservée aux riches enfants de la haute bourgeoisie. C'est en cette école qu'il enseignera le jeune Edgar Poe qui se lie d'amitié avec son condisciple Charles Frant. N'oublions pas qu'Edgar Allan Poe passa quatre années de sa vie en Angleterre avec sa famille adoptive, et Andrew Taylor s'arrange pour que son roman se situe dans certains des lieux qu'il fréquenta. Grâce aux deux enfants inséparables Thomas Shield sera amené à passer en tant que pédagogue patenté plusieurs semaines dans la famille Frant.

    Malheureuse famille dont le père vient d'être assassiné, le visage réduit en bouillie à coups de marteaux. La veuve Sophie Frant et le fils Charles sont recueillis par Mr Carswall le père de sa cousine Flora. Ne louez point trop l'attitude de Mr Carswall qui a des vues libidineuses sur la jeune veuve, même s'il se préoccupe plutôt de marier sa fille au frère du Baronnet de l'illustre ( et richissime ) famille Ruispidge. L'on ne s'amuse guère dans cette famille de haute-bourgeoisie, ce n'est pas que l'on soit particulièrement puritain mais l'on veille aux convenances. Du moins en surface, car à l'insu de tous, tous les coups sont permis, jusqu'aux alliances les plus troubles avec la pègre et ses hommes de main prêts à n'importe quelle infamie ou acte criminel des plus cruels et sordides pour récolter quelque argent. Nous retrouvons dans ces milieux criminels Henry Poe le grand-père d'Edgar dont l'Histoire littéraire a perdu traces après la mort de la mère du poëte...

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    Passons sur les seconds rôles pour nous consacrer aux ombres qui se fondent dans le décor. Point trop d'imagination, les morts ne sortent pas des tombes pour réclamer vengeance, de véritables êtres de chair et de sang, mais les subalternes, les domestiques, les employés des hôtels, les cochers, les misérables, les prostituées, tout le peuple qui essaie de survivre, taillable et corvéable à merci, sans aucune protection sociale, soumis à l'indifférence et au mépris des possédants. Vis à vis d'eux, the upper-class ne se comporte point comme avec ses propres membres. L'on ne prend pas de gants... Thomas Shield est protégé par son statut de précepteur. On l'invite à table, on discute avec lui, on lui demande rarement son avis, mais on lui fait toujours sentir l'abîme qui le sépare des maîtres.

    A part que. La gent féminine lui sourit. L'est jeune, doit avoir du charme, possède un esprit entaché de romantisme. Toutefois pragmatique. Très british. Il souffre quand ces messieurs le remettent sèchement à sa place, mais il n'est pas Werther. Peut-être un peu Rastignac. Son rival n'est pas sans évoquer cet aspect de sa personnalité. Notre héros présente sa conduite comme dépendante de sa situation, de ses affects, mais pourrait se vanter que malgré toutes les difficultés qui s'abattent sur lui il ne se départit jamais d'une morale naturelle supérieure qui lui permet de présenter son existence sous un jour favorable. Le roman suit son cours. Comme dans l'œuvre d'Honoré de Balzac le diable tire les ficelles. Pas le grand cornu des contes de mère-grand, l'autre qui est partout, qui se glisse de poche en poche, ou s'entasse dans les porte-feuilles, sonnant et trébuchant, cherchez à qui profite le crime, vous trouverez la faillite d'une banque. Je vous laisse mener l'enquête.

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    Et Edgar Poe dans tout ça ? N'est en rien mêlé à l'intrigue. Un gamin qui s'amuse avec son copain. Imaginatif, sensible, sympathique, s'il éclipse Charlie c'est uniquement grâce à l'aura de son oeuvre si particulière, dont il n'a pas encore écrit le moindre mot, que le lecteur ne peut s'empêcher de lui attribuer... Andrew Taylor aurait-il inventé de toutes pièces un personnage anonyme similaire que le cours du roman n'aurait en rien été altéré.

    Le déroulement de l'intrigue oui, mais l'écriture non. Andrew Taylor use des contes de Poe souterrainement. Il est des signes qui ne trompent guère, ainsi ce corbeau ( qui répète sempiternellement la même menace ) que les deux enfants promènent dans une cage. Le lecteur ne manquera pas de signifier tel ou tel épisode en tant que simple démarquage d'une des histoires extraordinaires. Certains s'extasient sur la girouette qui tourne et grince sans s'apercevoir que le plus important reste le clocher immobile et muet en-dessous du volatile remuant. Mais c'est dans l'écriture même qu'est dissimulé et emmuré le chat noir du malheur. Plus prudent que Poe, l'auteur a pris soin de lui sectionner les cordes vocales. Afin que sa présence ne soit pas trop facilement identifiable.

    Poe est partout. Par en-dessous. Comme l'esprit qui irradie les tables tournantes. En ce sens le livre mérite bien son titre français, le singulier - l'esprit du mort - n'en serait que plus signifiant. Il existe une thèse selon laquelle Edgar Allan Poe aurait tenté une survie littéraire au vrai sens de l'expression, une espèce de métempsychose scripturelle qui aurait transmué son esprit dans la teneur de ses écrits. Lire Poe équivaudrait à être en présence agissante de Poe lui-même... Cette vision quelque peu fantaisiste – dans le sens anglais de ce vocable - ésotérique et magique – bonjour sir Aleister Crowley - d'Edgar Poe est démenti par le matérialisme grossier et affairiste dont font preuve dans le roman les personnages détenteurs du pouvoir dans cette société capitalistique du début du dix-neuvième siècle. Notons que toute une partie de la Comédie Humaine s'adosse à des thèses aussi délirantes - selon les esprits raisonnables – nous invitons le lecteur à relire par exemple Louis Lambert ou Séraphita... Ou alors à feuilleter quelques pages choisies de Villiers de l'Isle-Adam...

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    Les amateurs de rock gothique ne manqueront pas de se jeter dans ce roman dont nous n'avons que sommairement indiqué les premiers degrés de l'escalier qui permet d'accéder dans les soubassements les plus secrets.

    Damie Chad.

     

    DE L'ONCLE TOM AUX PANTHERES

    DANIEL GUERIN

    ( 10 / 181973 )

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    Ce livre a été réédité en 2010 aux éditions Les Bons Caractères. Que nous qualifierions de militantes. Mais celle-ci datée de 1973 n'en paraît que plus émouvante. S'achève en 1972 et les pages de conclusion vous laissent un étonnant goût d'amertume dans la bouche. Nous replongent en des années de poudre – ce qui ne saurait nous déplaire – mais plus de huit lustres après l'extinction de ces feux d'artifice la situation générale ne s'est guère améliorée. Et les pessimistes qui insinuent qu'elle s'est surtout aggravée n'ont pas vraiment tort.

    L'ouvrage fourmille d'analyses fort éclairantes. Expose à grands traits l'histoire de luttes des noirs pour leur émancipation depuis leur arrivée en tant qu'esclaves sur le continent américain. Trois cents pages foisonnantes qui ne s'enlisent point dans les détails ou les anecdotes. Daniel Guérin s'attache avant tout à décrire les rapports de forces entre les différentes forces en présence. Use d'une pensée d'obédience marxiste sans être pour autant inféodé aux diktats staliniens. Son coeur penche du côté de l'extrême-gauche, pour une radicalité révolutionnaire anarchisante, n'oublions pas que ses quatre volumes sur L'Anarchisme publiés dans La Petite Bibliothèque Maspéro ont engendré de par chez nous de multiples vocations dans les années soixante-dix.

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    Les noirs ne furent jamais assez nombreux pour penser pouvoir lutter à eux tout seuls contre l'oppression des Blancs. Il leur aurait fallu pour espérer parvenir à leur fin opérer une alliance avec les classes des petits blancs. Cette conjonction ne s'effectua que durant la courte période de la Reconstruction qui suivit la fin de la guerre de Sécession. Anciens esclaves et petits propriétaires blancs ruinés par la guerre récupèrent une partie des surfaces des grandes plantations. L'entente raciale entre les deux communautés est étonnante, les deux couches sociales possèdent un ennemi commun : les grands propriétaires qui voient d'un très mauvais oeil cette complicité qui s'instaure entre pauvres. Les occupants nordistes qui investissent de l'argent dans l'économie du Sud craignent eux aussi que cette conjugaison des forces populaires ne deviennent un frein à l'extension de l'économie capitaliste qu'ils sont en train de développer. Les planteurs trouveront la parade qui permettra de disjoindre l'entente, c'est vers la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième qu'est mise au point l'idéologie raciste. Point besoin d'aider financièrement the white trash people, suffit de leur faire accroire que même misérables ils possèdent une indéniable qualité insurpassable à laquelle les noirs n'atteindront jamais : le sentiment suprématiste d'être par essence supérieurs à la race noire qui relève plus de l'animalité que de l'humanité...

    Cette idéologie s'inscrira profondément dans les mentalités des blancs. Mais elle aura un effet encore plus pervers sur les noirs. Nous n'évoquons pas le fait que les noirs intérioriseront ce sentiment d'infériorité auto-culpabilatoire dont James Baldwin décrit à merveille la perversité. Les noirs en sont réduits à leurs maigres forces, s'enferment en eux-mêmes, s'adonnent à de phantasmatiques rêves pernicieux : retour en l'originelle Afrique, regroupement des populations noires en quelques états qui leur seraient rétrocéder en guise de compensation des souffrances engendrées par l'esclavage. Chimères difficilement réalisables...

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    Soit vous vous accommodez de la situation – et toute une frange aisée et intellectuelle de la communauté noire plaide en faveur d'une lente amélioration assimilatrice – soit vous tirez l'insuffisant bilan de cette modalité d'action non-violente et désirez expérimenter d'autres pistes... Daniel Guérin s'attarde d'abord sur les relations qu'entretinrent les syndicats ouvriers avec la main-d'œuvre noire. Sont très réticents à accueillir cette dernière dans leurs rangs. A telle enseigne que souvent les employés noirs n'hésiteront pas à jouer les briseurs de grève... Remarquons au passage qu'aucune mention n'est faite des IWW, Daniel Guérin se contentant des unions syndicales réformistes ou plus ou moins proches du Parti Communiste Américain.

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    Les progrès accomplis par la lutte des Droits Civiques marquent le pas après l'assassinat de Martin Luther King, l'impatience de la communauté noire est au maximum, trois vagues de plus en plus radicalisées vont se succéder, le mouvement Freedom Now ! - les amateurs de rock ne manqueront pas de le mettre en relation avec la célèbre formule We Want the World and we want it, now ! de Jim Morrison, la lame de fond Black Power de Stokely Carmikael qui se traduira par de nombreuses émeutes entre 1964 et 1968 dans les quartiers noirs des grands villes, et enfin l'émergence du Black Panther Party autour de Huey P. Newton, Bobby Seale et Elridge Cleaver tous trois se revendiquant de Malcolm X, et reprenant le combat à l'endroit exact où son assassinat l'avait interrompu.

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    Les Panthers reprennent les analyses de Malcolm X. La lutte des noirs américains doit s'inscrire dans le mouvement tiers-mondiste de la décolonisation. En d'autres termes il s'agit de construire un mouvement de libération qui n'aura pas peur d'effectuer le passage à la lutte armée. La question n'est plus de revendiquer l'égalité raciale entre blancs et noirs mais de réaliser une révolution anti-capitaliste. Seront ainsi amenés à s'opposer à la guerre au Viet-Nam et à refuser la conscription tout comme les hippies...

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    Durant les trois premières années de leur existence les Panthers impriment leur marque, les militants portent l'uniforme et le fusil, et imposent un rapport de force à la police... c'est par milliers que les jeunes noirs rejoignent le parti... Cette militarisation n'est pas sans danger. Les provocations policières s'accentuent et bientôt CIA et FBI passent à l'infiltration manipulatoire et à l'élimination physique des militants... La justice n'est pas tendre... les condamnations pleuvent, la direction du parti est emprisonnée ou en fuite... Les dissensions se multiplient, ceux qui veulent construire une organisation clandestine, ceux qui pensent que l'emploi de la violence est venu trop tôt et a été mal proportionné... Ne parviennent pas à trouver l'équilibre nécessaire entre la revendication de l'identité noire qui vire facilement à une expression raciale et une vision de classe des conflits... en 1972, les Panthers ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes...

    Les dernières pages sont les plus sombres. Daniel Guérin insiste sur les facultés d'adaptation du capitalisme. L'hydre marchande a survécu à bien des crises. Gère les situations difficiles avec une certaine facilité. A tel point que de larges pans de la population en viennent à adopter l'idéologie consumériste avec une facilité déconcertante...

    Certes ce livre raconte une histoire ancienne que nous avons déjà évoquée dans de multiples chroniques antérieures. Mais l'analyse proposée est si minutieuse, si subtile dans le dévoilement dialectique des contradictions qui meuvent les rapports de domination classiques et sociétaux, qu'elle peut servir à porter un regard des plus lucides sur notre situation actuelle. C'est en cela que je vous encouragerai à le lire.

    Damie Chad.

     

     

  • CHRONIQUE DE POURPRE N° 216 = KR'TNT ! 335 : ALLMAN BROTHERS / MONSTER MAGNET / L'ARAIGNEE AU PLAFOND / LIZARD QUEEN / NICK TOSHES

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 335

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    29 / 06 / 2017

    ALLMAN BROTHERS / MONSTER MAGNET /

    L'ARAIGNEE AU PLAFOND / THE LIZARD QUEEN

    NICK TOSCHES

    Allman River - Part One

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    Oh ce n’est pas qu’on soit un gros fan des Allman Brothers, mais l’autobio de Gregg Allman vaut le détour. Si elle sort aujourd’hui l’étagère, la raison en est simple : le pauvre Gregg vient tout juste de casser sa pipe.
    J’avais acheté cette autobio à sa parution, voici quelques années, pensant qu’un jour il faudrait prendre le temps de se pencher un peu plus attentivement sur la musique des Allman Brothers. Ces livres sont en général des clés qui permettent de découvrir ou de re-découvrir des univers musicaux. À ma connaissance, il n’existe pas d’autres clés.
    Duane Allman fait partie d’une génération de rockers américains nés dans le Sud des États-Unis et amateurs de musique noire et de blues. En fait, ces blancs amateurs de musique noire constituent une minorité. La culture musicale dominante chez les blancs du Sud reste bien évidemment la country. Duane traîna pas mal dans les pattes de Rick Hall, lorsque FAME tournait à plein régime, et il participa à quelques sessions légendaires, dont une avec Wilson Pickett. L’idée de reprendre «Hey Jude» vient de Duane. Il adorait aussi les motos, et avait un faible pour la Harley. Gregg raconte que son frère adorait conduire une moto à poil et sous LSD. Easy Rider ! - He had a little taste for speed - Il trimballait d’ailleurs une réputation de fucked-up crazy hippie. Sa grand-mère disait qu’il était tellement énervé qu’il ne dépasserait pas les 25 ans. Elle avait raison : Duane s’est tué en moto. Il roulait très vite dans Macon Un camion ! Bhaaam ! En plein dedans. Il n’avait que 24 ans.
    C’est le premier gros ressort de ce livre : la mort de Duane, le grand frère est le modèle absolu. Gregg se montre extrêmement pudique sur l’incident. À peine quelques détails : «On a enterré Duane avec un dollar d’argent dans une poche, un cran d’arrêt dans l’autre et sa bague préférée au doigt, un serpent enroulé autour du doigt, avec deux yeux en turquoise.»

     

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    À partir de là, continuer à vivre va devenir compliqué pour Gregg qui a grandi dans l’ombre de son frère. Pour surmonter l’insurmontable, les remèdes les plus couramment utilisés sont bien sûr l’alcool et les drogues. Gregg va s’y jeter à corps perdu. Il nous raconte tout ça dans les détails, héro, vodka, tout y passe. Le cul aussi bien sûr. Ce livre constitue une belle apologie du fameux Sex & Drugs & Rock’n’roll. Un mode de vie. Oh bien sûr, Gregg ne manque pas d’évoquer le parcours des Allman Brothers qui furent un temps l’un des groupes de rock les plus populaires d’Amérique. En fait ils devinrent populaires aussitôt après la mort de Duane. Justement, toute la difficulté vient de là : comment s’intéresser aux Allman Brothers après la mort de Duane ? C’est comme s’intéresser aux Stones après Brian Jones ou aux Groovies après Roy Loney. Compliqué.
    Duane eut l’idée de monter les Allman Brothers avec deux batteurs (Butch Truck et un black nommé Jaimoe), un bassman venu de Chicago (Berry Oakley), et deux guitaristes, lui et Dickey Betts. Il proposa à Gregg qui était alors en Californie avec Hour Glass de rejoindre le groupe pour y jouer de l’orgue Hammond. Au commencement, Gregg pensait que ça ne marcherait pas, deux batteurs et deux guitaristes, quel bordel ! Et pourtant si. Duane avait vu juste.
    Gregg rappelle que Duane était un inconditionnel de Curtis Mayfield et de son style de jeu. Pour apprendre à chanter, Gregg prit Little Milton comme modèle - Il m’a appris à maîtriser chaque note au chant, à bien différencier les passages soft des passages plus hard que j’appelle throat busters - tu durcis ton ventre et tu laisses sortir le truc très vite, real quick, you kinda let it escape - Milton faisait ça mieux que personne et sa voix est restée intacte jusqu’à sa mort - Gregg dit aussi qu’il cherchait à imiter Aaron Neville, dans ses inflexions et ses émotions, mais il a l’honnêteté d’avouer qu’il n’y parvenait pas. Il cite aussi le nom de Bobby Bland dans ce paragraphe, et là, il joue un peu avec le feu. Il rend aussi hommage à J.D. Loudermilk qui composa pour les Allman et qui était un homme tellement généreux qu’il offrit une Triumph Bonneville à Gregg qui n’en revenait pas. À l’époque, les deux frères admiraient aussi Moby Grape et notamment le bassman Bob Mosley - a big lumberjack-looking dude who played a white bass that hung real low (un mec à dégaine de bûcheron qui jouait sur une basse blanche très bas sur les cuisses) - et il ajoute - I’d never seen anybody play some serious bass and sing their ass off at the same time like he did (oui, Gregg n’avait jamais vu un type capable de bien jouer de la basse et de hurler en même temps).
    La grande composante de cette histoire de vie reste la violence. Duane n’est pas le seul à mourir dans ce récit. Gregg raconte que son père accepta une nuit de raccompagner un mec qu’il ne connaissait pas et en guise de remerciement, il reçut trois balles dans le dos.

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    Duane et Gregg étaient mômes quand c’est arrivé et leur mère décida de réinstaller ce qui restait de la famille en Floride. C’est là que Duane prit le rôle du père dans la vie de son petit frère. L’accident mortel de Duane fit d’autres dégâts, notamment dans l’esprit de Berry Oakley qui fut inconsolable et qui pour survivre se mit à boire comme un trou. Il démarrait chaque matin avec une caisse de bière et il enchaînait au Jack - And about halfway through the Jack, he was on his knees, man - Oui, il était vite rôti. Un an après la mort de Duane, Berry prit sa moto et alla percuter un bus - Headfirst into that bus, on purpose - Il s’est relevé après le crash. Il ne voulait pas monter dans l’ambulance. Il est rentré chez lui pour mourir d’une hémorragie au cerveau.
    Les Allman Brothers vivaient comme une vraie famille et faisaient une très grosse consommation de drogues. Ils prenaient tous des acides et du speed - We’d do speed and drink or do downers and fuck. We had Nembutals and we’d grind them bad boys up and then just fuck for hours - Lors d’un premier trip à Los Angeles, King Curtis initia les Allman Brothers à la coke et puis tout le groupe passa naturellement à l’héro. Gregg en parle divinement bien. Justement, il explique qu’à Macon, en Georgie, on ne trouvait pas d’herbe, mais plus facilement de l’héro - You could buy heroin in a snap, seven dollars a bag - Ils se mirent à adorer ça. Ils appelaient l’héro le doojee. Au début, ils snortaient par les trous de nez. Berry Oakley en raffolait. Duane préférait la coke - Blow was much more his thing and he did a lot of it - Quant à Gregg, il ne fera pas moins de six overdoses - It took me from this world about six times - Ils faisaient une consommation tellement alarmante que tous les gros pontes d’Atlantic, Ahmet Ertegun, Jerry Wexler et Tom Down tentèrent de les ramener à la raison. Les Brothers eurent ce qu’ils appelaient un band meeting et il fut décidé que la moitié du groupe irait en détox à Buffalo. Évidemment, ça ne servit à rien. Gregg prenait de l’héro pour se calmer les esprits - That’s why I became addicted - To slow my fucking mind down - Gregg avoue qu’il aurait pu aller voir un psy, but fuck that - I could take a little shot of this powder up my nose and eveyrhing was alright. Better than all right, way better - mais il explique aussi qu’au bout d’un moment ça marche moins bien et qu’il faut en prendre de plus en plus.
    Ce qui rend ce récit particulièrement accrocheur, c’est la rudesse du style. Gregg Allman écrit comme il parle, avec l’accent gras des gens du Sud qui sont restés rebelles dans l’âme. Duane Allman fut selon son frère la parfaite incarnation de ce vieux mythe. Gregg sonne sûrement comme Duane quand il évoque le premier concert des Allman Brothers au Fillmore East - Man, that venue was something special - oui, cette façon incroyable d’apostropher le lecteur. On a parfois l’impression d’être au bar et de l’entendre raconter ses exploits. Et cette façon de saluer ses amis - I loved this guy Bill Graham because he was such a straight shooter with us - Il adorait la franchise de Bill Graham qui eut toujours les Allman Brothers à la bonne. Bel hommage à Stevie Ray Vaughan - And good God almighty, what a player that man was - Oh et cette façon incroyable qu’il a de rouler ses mots - I had quite the wardobe, man. I would wear Levi’s and silk shirts, and velvet jackets and suede boots - Quand il débarque chez Cher qui va devenir sa cinquième épouse, il réagit comme un paysan qui découvre une belle demeure - Elle avait cette immense lit en bois de canopée et dans sa chambre il y avait une cheminée en marbre avec d’énormes lampes - it was seomething else, man. En tout, il y avait trente-six pièces, you’ve never seeen anything like it - Non, t’as jamais vu un truc pareil, mon gars - La première fois que Jaimoe est entré là-dedans, il a dit ‘Shit man, if this was my place, I’d been renting out them rooms !’ - Et quand il n’aime pas les choses, il le dit très bien, par exemple le British Blues - British Blues is like a parrot that lives in Greenland, man.

     

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    Il se produit avec cette autobio le même phénomène qu’avec celle de Johnny Cash : quand pour des raisons médicales Gregg Allman doit arrêter de boire et de se camer, tout rentre dans l’ordre moral et la religion. L’horreur. Et comme la plupart des gens, il se met soudain à craindre la mort. Il se fait greffer un foie, mais ça ne retardera l’échéance que de quelques années. Il finit aussi par se débarrasser de sa bête noire Dickey Betts en le virant par fax. Le pauvre Dickey continuait à picoler comme au bon vieux temps, alors que tous les autres étaient redevenus sobres comme des curés. Dickey Betts subit exactement le même sort que Lemmy qui se fit virer d’Hawkwind pour usage de drogues. Il est évident que sur certains points, Gregg Allman n’a pas les cuisses très propres. On sort de cet récit assez impressionné, et s’il fallait en conserver une image, ça pourrait bien être ce souvenir de 1959, lorsque Mama Allman quitte Nashville après la mort du père pour aller s’installer à Daytona Beach en Floride avec ses deux fils : «On roulait sur la 301 et on est arrivés à Savannah. C’était de bon matin. J’aimais bien ce moment de la journée. On descendait la rue qui était bordée de très grands chênes. C’était comme un tunnel. Tout au bout, il y avait une boutique Harley-Davidson, et elles étaient toutes là, en vitrine, de toutes les couleurs, on aurait dit des bonbons et je m’étais dit : ‘I oughta come back to this place someday.’ Sure enough, I did.» - Oui Gregg Allman est revenus s’acheter une Harley dans cette boutique qui le fit rêver.

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    Signé : Cazengler, old mean brother

    Gregg Allman. Disparu le 27 mai 2017
    Gregg Allman. My Cross To Bear. HarperCollins 2012

     

    *

     

    Dave ne Wyndorf que d’un œil - Part Two

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    Les Monster Magnet souffrent d’un léger problème de positionnement : pas mal de gens les prennent pour des metallers. À force d’aller taquiner les puissances des ténèbres et de se réveiller dans des cratères creusés par des bombes nucléaires, Dave Wyndorf s’est taillé une réputation d’Objet Sonique Non Identifiable. Il prend un malin plaisir à échapper aux modes et aux étiquettes et passe depuis trente ans le plus clair de son temps à se goinfrer de drogues hallucinogènes pour voyager dans cet univers sonique qu’il a créé de toutes pièces. Tous ceux qui ont pris la peine de le suivre depuis le début et qui se sont plongés dans les récits de ses virées inter-galactiques le savent : il s’appelle Dave Wyndorf dans le civil, mais son vrai nom est Space Lord Motherfucker. Et par ce beau soir bien hot, nous nous sommes tous retrouvés à gueuler «Space Lord Motherfucker !» en chœur avec lui, oui, une clameur digne du temps où les masses gueulaient «Pharaon !» sur le passage du char royal.

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    Cet homme de petite taille cultive la démesure avec une aisance déroutante. Il concentre tous les pouvoirs et décrit ses visions en serrant les poings, il prévient qu’il ne faut pas taper dans le dos de Dieu et rappelle à ceux qui l’auraient oublié seul the Chemical King apporte la paix, you know what I mean, yeah yeah. Alors que les trois guitares commotionnent le cosmos, Dave Wyndorf invite sa poule à lui grimper dessus pour le chevaucher, ride me baby, dans son lit de sueur et de vérité, il veut la voir grogner, mousser, et griller comme une truie au cœur du soleil, yeah like a pig in the heart of the sun. Heureuse coïncidence, il chante ça dans la ville où le pig Cauchon a brûlé baby D’Arc. C’est un peu comme si les planètes s’alignaient brutalement. Le heavy rock de Monster Magnet prend un sens qui nous dépasse tous, sauf bien sûr Dave Wyndorf qui sous ses cheveux délicieusement noirs de jais reste le grand Instigateur, comme le fut Syd Barrett en son temps. Ils naviguent exactement au même niveau.

     

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    Alors que l’Anglais Barrett expérimentait pour trouver un passage vers the Heart of the Sun, l’Américain Wyndorf réécrit les tables de la loi : «Je ne travaillerai plus un seul jour de ma vie/ Les dieux m’ont ordonné de me relaxer.» Et il enfonce son clou, les bras dressés au ciel : «Non, je ne tra-vaille-rai plus ja-mais ! Je suis trop occupé à powertripper/ Mais je vais vous éclairer !» Sa voix se perd dans la énième dimension alors qu’il clame I’m gonna shed you some light ! Le «Powertrip» qu’il balance quasiment en début de set n’a rien perdu de sa puissance biblique. En rappel, il ramène son vieux «Tractor» pour une virée dévastatrice. On savait le cut énorme, mais Dave Wyndorf lui redonne une nouvelle vigueur en hurlant les yeux rivés sur le public. Le tracteur qu’il conduit sur la drug farm n’est pas du type de ceux que vous pouvez voir dans vos campagnes, certainement pas ! Le sien doit bien mesurer vingt mètres de haut et dégager autant de fumée d’un haut fourneau. Dave le pilote et sa voix couvre le vacarme épouvantable : «On m’a enfoncé un clou dans le crâne et je sais que je suis cinglé/ Je conduis mon tracteur on the drug farm !» Tout est fait pour tétaniser les masses. Puissance, visions, démesure, l’homme est petit, mais il agit avec la violence d’un géant. On voit des croix de fer brodées sur son gilet noir. Il taille sa moustache en filet de croc, tout en lui indique l’outer-space de l’overlord. Les Monster Magnet jouent aujourd’hui le meilleur heavy rock d’Amérique.

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    L’early Sabbath sound et le heavy blues irriguent leur son. Ils cultivent l’apanage des géants de ce monde : savoir trouver l’équilibre entre classicisme et démesure. Rien n’est plus difficile. Si ça bascule trop dans le classicisme, les masses bâillent. Trop dans la démesure, les masse fuient. Monster Magnet trouve l’équilibre parfait. Dans «Negasonic Teenage Warhead», Dave Wyndorf rappelle à ceux qui l’auraient oublié qu’il est né sur Venus et qu’il est sur terre pour un bon moment. Par contre, il n’aime pas ce qu’il y voit, tous ces branleurs supersoniques qui entrent dans la danse et tous ces génies sub-atmotiques qui fabriquent de la douleur. Décidément, la planète terre n’est pas faite pour lui. Mais comme il est charitable, il implore qu’on le fasse taire - Shut me off cause I go crazy with this planet in my hand ! - Elle le rend dingue, cette putain de planète. Il n’est pas le seul dans ce cas. Il préfère aller cultiver ses champs on the drug farm. D’ailleurs, c’est avec «Dopes To Infinity» qu’il attaque son set. Un cut qui donne le ton et qui sonne comme une prédiction. Dave voit par un trou de sa tête qu’elle est du même monde et dans les lunes de son regard que la tribu va l’adopter. Et puis soudain, un vent de démesure embarque le groupe, la salle et les masses, lorsque Dave gronde de plaisir - Nous voilà tous rassemblés mes amis/ Tous défoncés et tous barrés/ Mais si beautiful - Et il propose de brûler cette montagne, de se dévorer les uns les autres et même de dévorer les chiens - Alive and spaced but all so beautiful - On finit par comprendre que cet homme ne se connaît pas de limites. Ce n’est pas qu’il les ait repoussées. Non, c’est encore pire : pour lui, elles n’existent pas. Car elles n’ont tout simplement pas de sens.

     

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    Tiens, ce discours ne vous rappelle rien ? Oui, Roger Gilbert Lecomte qui utilisait exactement les mêmes moyens pour pulvériser les carcans psychiques de la pensée. Un Gilbert Lecomte qui comme Wyndorf refusa de s’affilier à quelque mouvement ou idéologie que ce fût, ne respectant que sa vision : le Grand Jeu pour Gilbert Lecomte, l’Éternité des Drogues pour Wyndorf. C’est exactement le même Powertrip. Exactement la même pureté d’intention et le même goût de l’indépendance. Monster Magnet n’existe que par Monster Magnet, en dépit des pressions des catalogueurs qui voudraient les voir rangés dans le bac metal. Roger Gilbert Lecomte envoya paître de la même façon le dictateur Breton qui voulait absolument l’intégrer dans sa cohorte surréaliste. Mais ces gens-là ne vendent ni leur âme ni leur cul. Instigateurs, comme on l’a déjà dit, mais surtout Expérimentateurs. Ils ont compris que le corps est avant toute chose un outil au service de l’art. D’une certaine vision de l’art. Le préserver ou le maintenir en sommeil, c’est une façon de le réduire à l’état de tube digestif. Dave Wyndorf et Roger Gilbert Lecomte se sont transformés en Athanors à deux pattes. Ils se sont goinfrés d’excès pour produire leur Grand Œuvre.

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    Puissant personnage que ce Dave Wyndorf : à force de distiller ses visions et de les sublimer au vu et au su de tout le monde, il finit par occasionner des petites dérives latentes dans les cervelles de ses admirateurs. Il nous plonge dans une sorte de relativisme existentialiste assez plaisant, et sans vouloir être mauvaise langue, il faut bien reconnaître très peu de groupes actuels sont capables d’un tel subterfuge.

    Cultiver les visions hallucinogènes et jouer du heavy rock reste à la portée de pas mal de gens. Mais savoir écrire, c’est un peu plus compliqué. Et c’est là que Dave Wyndorf et Roger Gilbert Lecomte font la différence. Il règne un esprit très particulier dans les textes qu’écrit Dave Wyndorf. Son style relève de la grande littérature. Il sait décrire une vision très originale en deux vers, ou encore décrire une situation extrêmement glauque en quatre vers. Chuck Berry excellait aussi dans ce domaine. Si on commettait l’erreur d’écouter ses chanson sans savoir ce qu’il racontait, on passait complètement à côté du génie de cet homme. Idem pour Dave Wyndorf.

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    Évidemment, il boucle son set avec l’hymne inter-galactique, l’imparable «Space Lord». Il y fait le récit de son règne : «J’ai abandonné mon trône/ Je bois à ton sein/ Je chante ton blues chaque matin. Donne-moi la force de briser le monde en deux/ J’ai déjà tout dévoré et maintenant c’est toi que je vais dévorer, yeah !» Et il harangue les masses rassemblées sur le passage de son char : «Now open wide and say my name !» et les masses s’égosillent à gueuler «Space Lord Mother Fucker !», «Space Lord Mother Fucker !», «Space Lord Mother Fucker !» Il règne dans la salle exactement la même ambiance de fête païenne qu’au temps des pharaons.


    Signé : Cazengler, Master à terre


    Monster Magnet. Le 106. Rouen (76). 19 juin 2017

     

     

    21 / 06 / 2017PROVINS

    L'ARAIGNEE AU PLAFOND

     

    Je n'apprécie guère les réunions familiales. Je me défile à Noël, j'évite les mariages, répugne aux baptêmes, j'oublie la fête des grands-mères, bref je me porte régulièrement aux abonnés absents pour les grandes occasions, c'est que généralement la musique qui accompagne ce genre d'évènements est des plus mauvaises. Toutefois depuis quelques années je fais une exception. Toutes les fêtes de la musique, en ce jour sacré de Sol Invictus, je ne rate jamais L'Araignée au Plafond.

    Les esprits chagrins rétorqueront que le solstice d'été n'appartient pas au patrimoine familial, je leur donne raison. Par contre L'Araignée Au Plafond est une entreprise typiquement familiale. Faut bien occuper les enfants, alors le père leur a filé un instrument à chacun et inscrit une répétition générale tous les dimanche après-midi, l'a en plus réquisitionné deux ou trois voisins qui traînaient dans les environs, et l'Araignée a commencé à tisser sa toile. On ne compte plus les spectateurs qui se laissent prendre au piège. L'Araignée au Plafond est devenue le combo totémique de la ville de Provins.

    SANS PLAFOND

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    Ne se gêne plus l'Araignée, l'a carrément tendu ses filets au milieu de l'artère principale, barre la circulation, n'a pas choisi l'endroit au hasard, à mourir sous la canicule autant se faire enterrer dans une bière bien fraîche, devant Beer Town le spécialiste provinois es cervoise. Le soleil darde une flamboyante épée meurtrière en plein dans l'enfilade de la rue, une centaine de badauds fait semblant de s'abriter dans l'ombre absente des façades, cuivres et vents de l'Araignée donnent l'aubade, z'ont de l'énergie à plein tube, nous offrent un salmigondis qui évoque autant les orphéons d'antan que le Nino Ferrer des bons jours, autant la musique de cirque que le fellinien Nino Rota, ne sont que trois mais font du bruit pour quinze.

     

    L'ARAIGNEE

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    Méchante machine que l'Araignée, dès qu'elle entre en transe, vous ne pouvez plus l'arrêter, vous déroule une cinquantaine de morceaux à la suite sans s'arrêter. Etonnez-vous que cinq cent personnes se soient regroupées autour d'elle. Ils ont un truc d'une simplicité effarante, ils jouent tous ensemble, deux percus, un batteur, basse, guitare, deux sax, une clarinette, un clavier, ça vous fout un boucan de tous les diables. Mais attention c'est méchamment arrangé, pas question de faire du n'importe quoi dans son coin, chacun à sa place et le rock'n'roll sera bien gardé. Z'ont un défaut, ne se complaisent pas dans les langueurs automnales, besognent dans le torride, le genre slow langoureux et nostalgique ce n'est pas leur truc, leur faut des tonitruances sans fin, des frasques saxuelles aussi lourdes que les Memphis Horns, des remue-ménage de tambours aussi fracassés que des marteaux-pilon, plus le papa qui ne peut s'empêcher de vous jeter de ces cinglées de guitares à vous électrocuter la moelle épinière.

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    C'est la seule araignée à dix pattes que je connaisse. Une marmaille un peu agitée, n'y a que la maman qui reste imperturbablement calme dans ce maelström, vous tricote ses lignes de basse, un fin sourire aux lèvres, aussi sereine que Napoléon sur le tertre d'Austerlitz. De toutes les manières elle a filé les clefs de l'intendance à sa fille.

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    Mildred mène la troupe. A sa place vous seriez assailli par de sérieux problèmes métaphysiques, où vais-je poser ma voix dans cette espèce de lave en fusion qui coule dans mon dos. Surtout que le frérot, il vous secoue salement le saladier sur sa batterie. S'est formé tout un petit groupe autour de lui pour le regarder officier. Vous casse les oeufs durs, un peu à la funk, le coup qui suit le précédent un peu heurté, comme s'il était pressé, bref ne laisse jamais une demi-seconde de répit au reste du régiment, z'ont intérêt à cavaler, les temps de pause sont interdits, les saxophones obligés de beugler comme des éléphants en colère en train de charger, et le tout à l'avenant. Alors vous vous faites du souci pour Mildred. A tort.

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    L'est aussi à l'aise dans ce tohu-bohu des plus tordus qu'une princesse transportée en baldaquin. Toute belle, et la hargne souriante. Vous domine le tumulte comme si de rien n'était. Pire, c'est elle qui tire les wagons. A les écouter vous croyez que c'est une conjuration, qu'ils ont décidé de lui mener la vie dure, qu'ils veulent la voir s'écrouler raide morte à la closure du set, que quand l'héroïne ne meurt pas à la fin le film est raté, mais non c'est tout le contraire. Sont obligés de suivre s'ils ne veulent pas être distancés, galopent à en perdre haleine, mais z'ont beau accélérer, elle est toujours devant. Même durant les ponts où elle se retire tout au fond – près de sa maman- et les laisse batifoler en liberté – jamais très longtemps car c'est elle qui drive la diligence, et les spectateurs adorent l'indomptable aventurière qui fait le coup de feu contre les cruels Apaches en première ligne du septième de cavalerie.

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    Vous empoigne les titres un à un, comme des cobras que vous sortez du sac à commission quand vous revenez du marché de la jungle, sans ménagement, à plein timbre, et vous leur tord le cou avec un savoir-faire indéniable. Mais qui n'appartient qu'à elle, la voix un peu perchée, pour dominer l'orchestration brontosaurique qui ne lui fait aucun cadeau, R'n'R Damnation, Jumpin' jack Flash, Rolling in the Deep, Tainted Love, Fortunate Son, et bien d'autres, vous les traite sans ménagement mais avec respect, parvient même à reproduire les sensuelles inflexions de Jerry Lou sur Great Balls of Fire... N'a peur de rien Mildred. L'est sûr que sa beauté punchy alliée à une grâce naturelle, genre sympathie with an angel ( but she's the devil on stage ) est un atout considérable. En la regardant, le plus grand des arachnophobes du monde commencerait à collectionner les mygales.

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    Maintenant nos araignées manquent de jugeote. Pensent qu'après plus de deux heures sans interruption, vont pouvoir nous quitter sur un dernier morceau. Faut qu'ils apprennent que la plèbe est insatiable, que vous lui donnez un crouton de pain et qu'elle vous bouffe le boulanger. Ne s'en tireront pas sans une dernière jamesbrownerie des plus épileptiques qui vous hache le cortex et se déploie comme un gigantesque incendie. D' ailleurs pour le prochain concert de L'Araignée au Plafond dans la bonne ville de Provins, l'on a pris toutes les précautions. Ce sera pour le bal des pompiers.

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    Damie Chad.

     

    ( Photos : FB : L'Araignée au plafond )

     

    *

    L'INCROYABLE EXPERIENCE

     

    1

    On dit beaucoup de mal de lui en France, mais je dois convenir que the President Trump est des plus sympathiques. A peine ai-je mis le pied dans le bureau ovale qu'il se lève tout sourire et me file de grandes tapes amicales dans le dos comme si l'on se connaissait depuis la Maternelle :

    «  Excuse-me, you be enlevated by the CIA, but USA needs you very very much much !

      • Monsieur le Président...

      • Oh Damie, just call me Donald !

      • Yes ! Donald, si le pays qui a inventé le rock'n'roll a besoin de moi, je réponds présent, sans l'ombre d'une hésitation !

      • Yes very good ! We read every week your chronicles on KR'TNT ! the great Cazengler, but to-day, we want to speak especially with you, I give the speech to our great scientifist Ridcharson, he will explain you, very well, cause he speaks french, better than me ! »

     

    C'est alors que je remarque Richarson assis à côté du Président, de sa blouse blanche ne dépassent que des yeux vifs qui ne manquent pas de profondeur, surmontés d'un front intelligent. L'on sent le scientifique qui n'a pas de temps à perdre, tout de suite il entre dans le vif du sujet.

     

    «  Oui Damie, vous n'êtes pas sans ignorer les remontrances qui ont suivi la déclaration de notre Président adoré annonçant qu'il se retirait des accords de Paris. Notre pays a été recouvert d'une marée d'opprobres, comme si la meilleure manière de lutter contre le réchauffement climatique était de s'arrêter de produire du CO 2 ! Une lutte dérisoire, nous américains, sommes beaucoup plus pragmatiques. Nos laboratoires sont sur le point de réaliser une expérience étonnante. C'est pour cela que nous vous avons fait venir. Ces imbéciles d'européens n'ont aucune imagination : il ne s'agit pas de réduire le réchauffement climatique, bien au contraire, notre idée est d'adapter l'homme à supporter les chaleurs excessives !

      • Je comprends votre raisonnement Mister Richarson, vous voulez donc que je vive quinze jours dans la Vallée de la Mort sans boire, emmitouflé dans trois fourrures d'ours polaire !

      • Vous n'y êtes pas du tout, nous voulons simplement transformer l'homme en animal à sang froid !

      • Vous n'avez pas peur que ça capote ?

      • Pas du tout ! Nous avons bien eu quelques échecs, lorsque l'on a essayé par exemple de changer le sang de Keith Richards par du sang de lézard, ça n'a pas marché, l'a perdu son équilibre dès qu'il est monté sur un cocotier, vous connaissez l'histoire.

      • Ah ! C'était donc ça !!! vous m'en apprenez une bien belle Richarson, l'article que je vais écrire sur KR'TNT ! aura un retentissement mondial !

      • Ne perdons pas de temps en enfantillages ! Nous avons analysé notre échec et nous avons réussi à modéliser mathématiquement la solution, c'est tout simple à réaliser, ce n'est pas le sang qu'il faut changer, mais le cerveau, c'est lui qui devant les nécessités climatiques induira automatiquement les variations sanguines nécessaires !

      • Mais qu'ai-je à faire dans cette histoire doctor Richarson ?

      • Vous êtes le cobaye idéal. N'avez-vous pas été vous-même victime d'une métamorphose lézardienne - vous la racontez dans votre livraison 317 du 22 / 02 / 2017 – des plus passagères certes, mais aucun autre être humain n'a subi une telle accoutumance reptilienne. La survie de l'humanité ne tient qu'à un fil, votre acceptation en décidera, le sort de la population mondiale en dépend, nous vous laissons toute la nuit pour en décider.

      • Inutile, je l'ai déjà dit, un rocker ne peut être que férocement fier d'aider le pays qui inventa le rock'n'roll !

     

    2

    Contrairement à ce que l'on pourrait croire l'opération réussit parfaitement. A l'aide d'une pince à sucre l'on retira mon cerveau que l'on plaça précautionneusement dans un bocal empli de liquide amniotique sur l'étagère du laboratoire, et l'on me greffa le cerveau d'un lézard en moins de deux minutes. Je ne ressentis aucune douleur, à peine si le crissement de la scie mécanique qui sciait ma calotte crânienne me fit grincer des dents.

    Ensuite je vécus une vie extraordinaire en Floride sur la terrasse ensoleillée d'un vaste appartement. Ma température était descendue d'une dizaine de degrés, cela ne me gênait guère. Richarson me chouchoutait. Des sandwichs au beurre de cacahuète à volonté et le Président Trump avait organisé une cellule spéciale du FBI chargée de me ravitailler en disques rares, tous les 78 tours des vieux bluesmen idem pour les premiers tirages de Sun, de Little Richard, de Gene Vincent...

    Richarson exultait, je n'avais perdu aucune de mes facultés intellectuelles. Pas le moindre changement dans ma façon de marcher, de me mouvoir, de raisonner. Un tout petit détail cependant, trois fois rien, je ne pouvais voir une mouche sans me jeter dessus et la gober d'un coup sec.

    3

    Mais un matin Richarson vint me voir la mine sombre :

    «  Damie nous sommes dans le pétrin ! Votre opération a parfaitement réussi. Chaque jour depuis un an nous l'avons dupliquée une vingtaine de fois, dans chacun de nos cinquante états. Aucun des soixante-cinq mille volontaires désignés d'office n'est resté en vie. C'est un drame. Mais un américain ne s'avoue jamais vaincu. Nous avons réfléchi. Si vous avez survécu cela tient sans aucun doute à votre première transformation en lézard géant. Vous avez dû garder dans votre sang des gamètes sauriennes que nos patients ne possèdent pas.

      • Je suis désolé pour vous Doctor mais je ne vois pas trop ce que je puis faire pour vous aider !

      • Mais vous pouvez Damie ! Vous pouvez beaucoup ! Vous pouvez tout !

      • Expliquez-moi Doctor, je ne comprends pas !

      • Très simple, personne ne possède des gamètes sauriennes, mais vous Damie, vous pouvez les transmettre à vos enfants !

      • Vous voulez-dire que si je...

      • Oui Damie !

      • Sans une hésitation je suis votre homme, Richarson !

      • Réfléchissez-y sereinement Damie, nous n'avons aucune idée de savoir comment un tel accouplement pourrait tourner, une femelle terrestre avec un homme lézard, il ne s'agit plus d'un banal cas de zoophilie mais d'une union monstrueuse, le fait que vous ayez un cerveau de lézard change la donne, c'est un peu comme si un extra-terrestre fécondait une mortelle, que sortira-t-il de cette union, les biologistes ne se prononcent pas, vous avez bien vu que nous n'avons mis à votre service que du personnel masculin !

      • Ah ! Oui, ça je m'en suis rendu compte, mais avec toutes les scuds que j'avais à écouter chaque jour, j'avoue que j'ai pris mon mal en patience ! Doctor, je vous le répète, pour l'Amérique, le pays qui inventa le rock'n'roll, je suis prêt à tous les sacrifices.

         

        4

    Le grand jour est arrivé. J'avoue que je ne suis pas très à l'aise. Ce n'est pas la jeune infirmière attachée les jambes écartées sur la table d'opération qui me gêne, non, elle est plutôt jolie et s'est portée volontaire dès qu'on lui a présenté ma photo. Non, c'est l'environnement médicalisé. Dans la salle nous sommes seuls mais je sais que les murs blancs sont de fausses vitres. Derrière elles se pressent une cinquantaine des plus grands biologistes américains, ils ne font pas de bruit, ne doivent en rien interférer avec l'expérience, mais je sens leur présence attentive et je devine leurs regards curieux.

     

    Ça fait vingt minutes que je tourne, mine de rien, autour d'elle, de l'air le plus dégagé possible, sans parvenir à passer à l'acte. Des pensées bizarres me traversent l'esprit, après tout cette fille, elle n'est pas de mon espèce... pourtant les Dieux grecs n'hésitaient pas une seconde dès que l'occasion de copuler avec un être humain se présentait... Sans doute ne me serais-je jamais décidé si la nature ne m'était venue en aide. Une innocente mouche, sortie de je ne sais où, vint subitement se poser sur son sein. Mon sang instinctif ne fit qu'un tour, je bondis et l'avalai prestement. Mais le contact de mes lèvres sur la douce chaleur de cette chair rebondie déclencha en moi un désir irrépressible. Je me jetai sur ce corps féminin et le couvris de tout mon long.

     

    C'est alors que l'inattendu que redoutaient les biologistes se produisit. Je me mis à rapetisser à toute vitesse, dans la position dans laquelle je me trouvais je m'aperçus que mes bras se teignaient de vert... je n'étais plus qu'un svelte et mince lézard de nos murailles posé sur son ventre, elle frissonnait, je comprenais que cette sensation la dégoûtait, la porte s'ouvrit précipitamment et une vingtaine de doctors se précipitèrent vers moi. Je pris peur, et me réfugiai sur son bas-ventre, c'est alors que j'aperçus la mince fissure.

     

    Et le lézard entra dans la lézarde.

    Damie Chad.

    24 / 06 / 2017

    BLACKSTONE - BARBIZON

    THE LIZARD QUEEN

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    Peu de monde ce soir au Blackstone, dommage car The Lizard Queen s'est transcendé. On avait eu un petit aperçu lors du sound check, mais j'avais mis cela sur la scène beaucoup plus vaste que l'espace exigu du Glasgow dans lequel nous avons toutes les fois précédentes eu le plaisir de voir la Reine Lézard, et puis il y avait ce fil qui ne filait pas droit et obstruait quelque peu le son et qui avait focalisé l'attention des lézards.

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    Mais dès le premier morceau, Soul Kitchen, l'évidence s'impose les Lizards ont décidé de nous concocter la recette doorsienne du ragoût de l'âme à leur manière. L'est vrai que lorsqu'une porte est ouverte, l'on ne sait jamais ce que l'on va trouver derrière. Mais procédons avec ordre et méthode. Portons nos regards sur Jul, c'est la moindre des prévenances puisque au Glasgow nous n'apercevons que sa tête qui émerge de temps en temps de l'entassement des fûts. Une frappe puissante, c'est lui qui drive les chevauchées morissoniennes, la musique ne bascule qu'à son instigation, chaque break est comme un renversement nietzschéen des valeurs, le morceau se retourne sur lui-même comme la tête du serpent qui darde sa langue de feu sur l'étincelance de ses écailles mordorées, comme le fleuve impétueux qui se courbe, comme le fameux sentier heideggérien qui nous emmène dans une nouvelle subtilité fracassante du chemin de la pensée.

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    Tristan Tisocial, le joker et le fou, toujours le mot pour rire et des lignes de basse comme des laisses de fil de fer barbelé rouillé qui s'emmêlent dans vos jambes. N'a pas le beau rôle, c'est lui qui éteint la lumière. Qui transforme la musique mythique en hymne à la mort reptilienne. Une basse charbonneuse. Un filon de coalescence noire qui s'enfonce profondément dans les obscurités antédiluviennes des bas-fonds de votre psyché. Jul et Tristan, une rythmique noire, le fleuve de boue qui s'en vint recouvrir la tombe éventrée des ossements d'Orphée. Deux malfrats qui ont fracturé le portail de la poésie.

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    Reste le triomino des écorcheurs. Les soudards de la barbarie. D'abord la plus blonde – pour parler comme Marcel Aymé qui aurait écrit les contes blues et sang du serpent perché – Léa Worms, rieuse et sourieuse, le doigt sur les touches comme si elle était ailleurs, car elle est de l'autre côté. La grande fautive. L'a retiré le velours ambré de l'orgue doorsien qu'elle imitait si bien jusqu' à lors - les Doors ne sont plus les Doors, sont devenus The Lizard Queen – vous refile une teinte joyeuse, ne criez pas au sacrilège, c'est jeune et enlevé mais tranchant et incisif, froid et cruel, une boursoufflure grotesque à l'instar de certains contes de Poe, de ceux qui sont les plus inquiétants car ils représentent le rire de ces crânes humains qui s'entassent dans les catacombes de la vie, ou qui vous décochent leur plus beau sourire sur les étamines noires des vaisseaux pirates.

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    Deuxième pointe acérée du triangle. Alex et ses guitares, la multicolore psyché et la noire cercueil. L'a décidé de pulvériser la musique des Doors. De la passer à la moulinette. D'en extraire le suc héraldique et de vous l'offrir dans une coupe d'orichalque échappée du naufrage de l'Atlantide. Qui ne l'a pas entendu dans Spanish Caravan n'a aucune idée de ce que l'on peut faire avec une guitare. Pauvre caravane, commence dès les premières notes par vous égorger tous les chameaux et continuant sur sa lancée il trucide tous les espagnols qui passent par là – fandango, cante-jondo, et flamenco gisent par terre comme des outres de sang décapitées, bonsoir les folkloristes, à plus amer vont nos préférences. Là où Manuel de Falla faillit dans l'esspagnolade de pacotille, Mister Alex April, nous ramène dans les sentiers du blues exalté, vous chicore à mort les poulets des cérémonies vaudou, vous étripe les boucs lubriques, vous libère le blues de toutes ses inhibitions, le fait ramper dans le ciel des nuées baudelairiennes, et plus tard pour The End, le dernier morceau, vous le concassera en tas de gravats tumultueux, une féérie chaotique sans nom, une horreur magnifique, une splendeur horrifique, un triturage pharamineux, une agonie merveilleuse qui vous laisse entrevoir la mort comme une faim sans fin, un désir d'éternité extatique, la dernière porte à pousser sur le mystère de l'être.

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    Ce soir le Lizard Queen était ultraïque. Mais que serait le Lizard Queen sans sa reine Lézard ! Cid Marquis est au micro comme le penseur est accoudé à la mort. En communion avec l'âme désespérée de la poésie. Darkeuse et gueuse du blues. L'a compris l'intime souffrance de Jim Morrison qui est celle de ce sentiment d'impuissance ouranienne que nous inflige le vécu. Elle n'a pas chanté. L'était au-delà du chant. Toute dans ses rugissements de fauve, blessé et d'autant plus dangereux, ses incantations au néant, ses psalmodies funèbres, ses grondements désespérées de bête pantelante.

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    Elle chante courbée en deux, penchée, attirée vers la terre, dans la fosse aux serpents, dans la force aux reptiles, et ses rires de sorcière démonique, elle est l'écume propitiatoire qui oint les lèvres la sibylle de Cumes énonçant les fatidiques prophéties du destin implacable, elle est le sang qui coule des blessures et le poison qui s'inocule dans vos veines. Elle est la sapèque ségalienne que se disputent le dragon de l'Imaginaire et le tigre du Réel. Ecartelée et dominatrice. Martyre et bourreau. L'ouroboros en gestation qui se dépouille de sa peau pour devenir plus grand afin de pouvoir enfin mordre et clore sa propre extrémité et réaliser l'anneau suprême de l'éternel retour de soi à soi-même.

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    Ce soir les Lizard Queen ont été monstrueux. Ce genre de concert dont personne ne ressort vivant.

    Damie Chad.

    ( Photos : FB : Princess Flo )

     

    COURRIER DES LECTRICES

     

    Des lettres nous en recevons plusieurs centaines par jour. Nous en extrayons - du lourd sac postal que le facteur nous a apporté ce matin - une au hasard. Bonne pioche, elle nous semble soulever une problématique des plus intéressantes. Lisons-donc sans tarder.

     

    Cher Cat Zenger,

    Cher Damie Chaddie,

    Nous sommes un groupe de jeunes collégiennes taraudées par une question à laquelle aucun de nos professeurs n'a su répondre. Nous avons essayé auprès des garçons mais notre établissement n'accueille qu'un ramassis de rappers à casquettes aux visières aussi plates que leur intelligence. Inutile de s'attarder avec ces jeunes ignorants qui ne savent même pas que les guitares électriques existent... Donc voici notre question :

     

    Que font les rockers quand ils ne s'adonnent pas à leurs trois perversions préférées, le sexe, les excitants et la musique ?

     

    Nous apprenons toutes vos livraisons par coeur et essayons de les mettre en pratique en suivant scrupuleusement vos conseils, toutefois pour que nos âmes soient encore plus pénétrées de l'intimité existentielle de ces êtres d'exception que sont les rockers nous aimerions savoir à quelles autres turpitudes se livrent ces héros modernes de l'humanité dans leur vie privée. S'il vous plaît, répondez-nous ! Ne vous contentez pas de vagues généralités, prenez un exemple précis et expliquez nous tout, sans rien nous cacher.

     

    La lettre comporte encore douze ferventes pages admiratives de flatteuses louanges que notre modestie légendaire nous empêche de vous communiquer...

     

    Le Cat Zengler s'est lâchement défilé sous prétexte qu'il fallait qu'il réécoute d'urgence toute la discographie crampique non sans m'avoir assuré que je possédais toutes les facultés intellectuelles requises pour satisfaire l'insatiable curiosité de nos jeunes intriguées. Me suis donc chargé de la rédaction de la réponse. Dear lecteurs assidus pour ne pas vous faire perdre votre temps j'en ai omis les passages qui ne traitent pas directement de la thématique proposée.

     

    Demoiselles,

    ( … )

    C'est mon libraire qui m'a tiré de l'embarras. Quel célèbre rocker allais-je évoquer, le choix est immense, je ne parvenais pas à me décider, mon vaste cerveau fourmillait de multiples propositions, je n'arrivais point à me décider... pour me changer les idées je suis allé faire un tour en ville. Par réflexe je suis rentré dans la librairie. Avais-je à peine franchi le seuil que le vendeur m'assaillit : c'est bien vous qui prenez systématiquement tous les livres de Nick Tosches sans même lire le titre ? Je ne pouvais le nier. C'est pour vous, m'a tendu le sachet, vous n'avez plus qu'à passer à la caisse.

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    Faut vous préciser, demoiselles, que Nick Tosches est un sacré rocker. Il ne chante pas. Fait beaucoup mieux. L'a écrit un des ouvrages essentiels du rock'n'roll, si vous ne devez lire qu'un seul livre de votre vie, c'est celui-ci : Hellfire, la biographie de Jerry Lee Lewis. Alexandre le Grand possédait un exemplaire de L'Illiade d'Homère, il refusait de s'endormir sans l'avoir à portée de main, suivez ce glorieux exemple, chaque soir glissez Hellfire sous votre oreiller et vos nuits seront plus belles que vos jours. Tout ce que vous devez savoir se trouve dans ces pages tumultueuses...

    Oui mais. Nick Tosches s'intéresse aussi à autre chose qu'au rock'n'roll. En voici la preuve :

     

    SOUS TIBERE

    NICK TOSCHES

    ( Albin Michel / Juin 2017 )

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    Difficile de trouver un personnage aussi fabuleux que Jerry Lou sur cette planète. Faut remonter loin. Et encore il en faut deux, et pas des garçons coiffeurs comme disait Giono – vous en jugerez – pour espérer égaler le chanteur endiablé de Ferriday. Pour commencer pas moins qu'un empereur romain. Et pas le moindre : Tibère. Celui à qui échut de poursuivre la tâche auguste d'Octave, celle de perpétuer l'Imperium Romanum. Nick Tosches ne le flatte guère. En ce temps-là le rock'n'roll n'existait pas. Mais le sexe était déjà là. L'introduction nous décrit par le menu les habitudes érotiques de notre princeps. Aujourd'hui vous finiriez en prison avant même d'expérimenter la moindre d'entre elles. Les ligues de vertu et féministes vous tomberaient dessus. Toutefois il est sûr que les frasques tibériennes seront perçues par l'hypocrite lecteur comme une invitation aux rêveries des plus agréables. D'autant plus que, la morale est sauve, Tibère n'est pas le héros du livre.

    Nick Tosches a mieux à vous proposer. Un chevalier blanc, exempt de tout reproche. Vous ne pourriez imaginer plus parfait. Dieu en personne. Jésus-Christ ! Qui vécut et mourut sous le règne de Tibère. Vous pensez que Nick Tosches après son ouverture un tant soit peu pornophilesque cherche à se rattraper et à rassurer la majorité bien-pensante de ses lecteurs. Point du tout, vous donne sa version personnelle de l'Agnus Dei.

    Jésus n'est qu'une petite frappe misérable de Jerusalem. Une espèce de punk à chien sans clébard, un dealer sans héroïne, prêt à toutes les embrouilles pour survivre. L'est repéré par un ancien familier disgracié de l'Empereur – c'est lui qui raconte l'histoire – qui entrevoyant le physique somme toute avenant et charismatique de notre loque humaine décide de refaire fortune en le présentant aux populations arriérées ou crédules comme le messie qu'attendent les juifs depuis deux millénaires. Ne sera pas le seul dans la région à se prétendre l'envoyé de Dieu, mais il bénéficiera de la logistique intellectuelle de son mentor qui compose ses discours et lui explique les pieuses et déférentes attitudes à observer... Nos deux impétrants se mettent en route et leur scénario réussit au-delà de tous leurs espoirs. Nous refont le coup de Frankenstein dépassé par sa créature ! L'histoire tourne au vinaigre et se terminera mal. Vous connaissez la fin.

    Nick Tosches nous réécrit les Evangiles sous le mode picaresque. Z'étaient partis pour une lamentable et profitable combine de récolte de fonds pour la construction d'un nouveau temple à Jérusalem, pensaient s'enfuir au dernier moment les valises pleines de sesterces – c'est un peu le We're Only in It just For the Money de Zappa - mais se retrouvent embringués dans une aventure qui les dépasse...

    Le livre a quelque peu choqué les bonnes âmes à sa parution en Angleterre... Critique décapante de la religion... Je vous laisse le plaisir de le découvrir...

    Damie Chad.

     

    Demoiselles, vous pourriez croire en lisant cet ouvrage de Nick Tosches que le rocker retiré de l'emprise de ses fans se vouât à d'austères études historiques et philosophiques. Il n'en est rien. Réfléchissez aux réactions du puritanisme américain et anglican qui supporta très mal la transe épilepsycho-érotique du rock'n'roll, songez à Jerry Lou bouté hors de la perfide Albion pour le simple fait d'avoir - en toute innocence empreinte d'une candeur naïve sans égale - présenté aux journalistes britanniques, Myra, son amour d'épouse âgée de treize ans...

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    Sachez le bien, douces enfants, le rocker est toujours en guerre contre l'hypocrisie du monde. Même lorsqu'il a l'air retiré en se tour d'ivoire de s'occuper de tout autre dilection, de se consacrer à des sujets bien éloignés du rock'n'roll, le rocker ne tend qu'à un seul but, faire triompher le côté sauvage de la vie,

     

    Hey, my dear babies,

    Take a walk on the wild side !

     

    Comme disait le grand méchant Loup Reed...

    Damie Chad.