Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

CHRONIQUES DE POURPRE - Page 121

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 40

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 040 / Janvier 2017

    UN FLEURET NON MOUCHETE

     

    ENQUÊTE SUR UN SABRE

    CLAUDIO MAGRIS

    ( L’IMAGINAIRE / Septembre 2015 )

     

    Même pas un roman. Un court récit qui n’atteint pas les cent pages, mais d’une densité extraordinaire. Cela commence comme tout livre qui veut intéresser son lecteur. Le Narrateur se penche sur son abîme intérieur. Nous croyons être partis pour une introspection toute proustienne. Ne sommes-nous pas en présence d’un vieux prêtre à la retraite ? Pour la vidange des consciences, il faudra repasser. Notre pasteur ne ressasse point ses regrets éternels. Prend le soin de ne pas offusquer ses ouailles en se prévoyant de l’inéluctabilité naturelle de l’existence de Dieu qui n’a pas à être davantage prouvée que cette pomme sur ma table de travail. Pas de quoi fouetter un athée ! D’autant plus que derrière l’écran des certitudes canoniques le lecteur pressent une sorte de scepticisme pondéré des plus sereins. Notre saint homme ne croit que modérément à la bonté des hommes, et celle Du Divin Père ne saurait lui être reprochée puisqu’elle est consubstantiellement inhérente à sa constitution dogmatique…

    Son regard porte sur un gouffre tempétueux bien plus amer. Celui de l’Histoire, avec une Hache majuscule et initiale, serait-on tenté de dire… Ne se prévaut pas de sa courte expérience. L’a bien été diligenté par l’Eglise Mère pour inciter le général Krasnov à insuffler à ses troupes d’occupation de la région de Frioul davantage de modération vis-à-vis des populations civiles… Ne s’étend guère sur le succès de son entremise, à peine le laisse-t-il entendre entre les lignes… Le sort des braves paysans italiens victimes de cruelles et injustes exactions n’est pas le sujet du livre. Le but de Claude Magris n’est pas de jouer sur la corde sensible de la miséricorde des grands principes de l’humanitarisme frelaté des consciences modernes.

    Le héros du roman n’est pas un inconnu. Il est ce que l’on appelle un personnage historique. Une figure mythique pour les amoureux de la geste cosaque. Mais nous sommes loin du Don Paisible de Cholokhov, peut-être aurait-il mieux valu qu’il fût cet officier mort au combat duquel Cholokhov retrouva dans les fontes de son cheval les premiers chapitres de son roman qu’il allait continuer. Mais non, l’ataman Krasnov connut un destin plus tragique que ce cavalier inconnu qui servit peut-être sous ses ordres…

    Ce n’est pas tant la carrière et la disparition longtemps restée non élucidée de Krasnov qui intéressent Claudio Magris. Le personnage de Krasnov est pour notre auteur juste un départ, une piste d’envol pour une réflexion de l’action métapolitique individuelle. Que peut un homme seul face aux forces tumultueuses d’un conflit généralisé ?

    Commence par évacuer la question subsidiaire des traces et des preuves qui témoignent de notre passage dans le vaste monde. Est-ce bien le cadavre de Krasnov dont après la fin de la guerre des officiers allemands en mission recueillent quelques ossements et la garde de son sabre ? A-t-il été réellement abattu par un résistant italien au cours d’un déplacement ? Les avis sont partagés : la solution finale sera apportée par les historiens : Krasnov aura été pendu par les autorités soviétiques en janvier 1947.

    Claudio Magris ne remet pas en doute ce fait désormais historique. Krasnov était violemment anti-communiste. Lui qui se couvrit de gloire en menant des charges de cavalerie de haut vol lors de la première guerre mondiale resta fidèle à son empereur. Fit partie de ces cosaques blancs qui rejoignirent les rangs de Dénikine. Krasnov ne fut pas Makhno. Toute sa culture familiale et politique était en contradiction profonde avec les idéologies néfastes de la chienlit marxiste et anarchiste… Partit en exil, devint romancier…

    Lorsque les Allemands entrèrent en Russie, Krasnov décida de les soutenir. Fut de ces cosaques qui levèrent des régiments et qui crurent qu’en ralliant les nazis, la guerre terminée, leur récompense serait la création d’un état cosaque… Fallut déchanter. Les guerres se perdent aussi… Fut aspiré par le repli des armées germaines qui le cantonnèrent en tant que troupe d’appui dans le nord de l’Italie… La débâcle allemande ne tarda plus. Les anglais proposèrent aux officiers cosaques de signer leur reddition contre la promesse de les installer dans un territoire cosaque dans les Balkans. Les Britanniques ne perdirent pas de temps : suivant les accords secrets de Yalta, ils livrèrent dans les heures qui suivirent nos blanchâtres russkoffs par trop crédules aux agents de Staline… Leur sort était scellé.

    Mais le drame n’est pas là. Il est aussi inutile de s’infatuer de moraline de bonne conscientisation. En défendant La Russie Impériale, en combattant les Rouges et en ralliant les Nazis, Krasnov ne commet aucun choix idéologique. Tout au plus se livre-t-il au jeu du moindre mal optatif et symbolique. Les Cosaques n’avaient pu résister à la puissance des Romanov, pour sauvegarder le maximum de leur indépendance ils s'étaient institués les troupes d’élite de leur vainqueur. Par un glissement progressif vers le déplaisir, ils se rangeront du côté des nazis pour mettre hors d’état de nuire la puissance communiste qui les a chassés de leur territoire. Jeu de dupe du faible qui pense qu’en passsant alliance avec l’un de ses ennemis, il limitera les dégâts et peut-être même entrera dans un cycle de proximales victoires. Claudio Magris ne partage pas l’optimisme des combinaisons néfastes. La souris n’a rien à gagner à entrer dans la guilde des gros matous. L’y perdra sa peau en espérant sauver son âme. A moins que ce ne soit le contraire. Dans les deux cas la situation n’est pas grave, mais désespérée.

    Krasnov n’est pas un imbécile heureux qui prodiguerait confiance en la solidité de la branche pourrie par laquelle il essaie d’enrayer sa chute dans le précipice. Le général ne se targue d’aucune illusion, sait qu’il se trahit lui-même en acceptant le joug de l'aléatoire confiance de ses douteux alliés. Mais à part le suicide - qui serait le renoncement définitif à ses rêves - ne lui reste que la politique du mal en pis. Nous ne sommes pas loin des grandeurs et servitudes militaires d’un pessimiste actif à la Vigny. A moins que toute cette illusoire joute d’ombres noires et de lumières grises ne soit que la figure bariolée d’un nihilisme destructif. Le sombre démenti de toute idendité fondationnelle.

    Le livre de Claudio Magris n’est pas gai. Circonscrit étroitement les limites de l’action métapolitique. Ou vous êtes fort, ou vous êtes faible. Dans ce dernier cas, vos chances de réussir sont minimes. Trés proches du zéro absolu. L’Histoire est impitoyable. Nous oblige à une grande prudence. Ce qui ne signifie point qu’il faille laisser passer son tour lorsque l’instant propice se présente. Avec toutefois cet avertissement implacable, se garder de et garder une pureté d'action non compromissive. Marcher pieds nus sur le fil du glaive. La quête du sabre.

    Terrible leçon de chose : la praxis de l'exercice métapolitique se résout trop souvent, lorsqu'elle n'est plus qu'un avatar de tentative de survie individuelle, en une grandiloquente posture romantique. Lot de consolation que l'on s'attribue soi-même comme une décoration que l'on accrocherait à la boutonnière de notre propre vacuité. Ce que Nietzsche fustigeait sous le concept de décadence.

    André Murcie.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LA REACTION PAÏENNE.

    PIERRE DE LABRIOLLE.

    ETUDE SUR LA POLEMIQUE ANTICHRETIENNE

    DU 1° AU VI° SIECLE.

    Juin 2005. Editions du Cerf.

     

    Etrange nous étions-nous dit que le Cerf, ô combien proche des obédiences catholiques, se soit lancé dans la réédition de ce célèbre ouvrage absent des devantures de nos librairies depuis plus d’un demi-siècle. Il est vrai que la crise du livre et du lectorat incite les maisons d’édition à faire feu de tout bois ( de croix ) et à sortir n’importe quel ouvrage susceptible d’accrocher un public quelconque. Rassurons-nous la divine providence n’a pas permis que sous prétexte d’équilibrer les comptes le Cerf ait entendu une fois de plus le coq chanter à sa porte.

    Cette Réaction Païenne de Pierre de Labriolle n’est pas très vive. Ne comptons guère sur elle pour ranimer la flamme sacrée des vestales. Pierre de Labriolle parle de l’intérieur de son camp. Celui de l’Eglise. Ce qui ne l’empêche point de faire preuve d’une certaine objectivité dans ses expositions. A la limite il aurait mieux valu pour sa renommée de chercheur qu’il ait été beaucoup plus partial, qu’il ait transformé les païens en grands méchants satans et les pieuses brebis de l’Eglise en innocentes colombes spirituelles. On lui aurait reproché son parti-pris ce qui eut été un moindre défaut comparé à sa cécité dialectique.

    Pour Pierre de Labriolle, la cause est entendue. Les chrétiens ont gagné. Certes ils ont parfois mal agi et n’ont pas toujours été d’une scrupuleuse honnêteté intellectuelle. Ils ont même fomenté quelques coups bas mais les faits sont là, indiscutables. De toutes les manières les païens ont commis bien pire : qui ne se souvient des odieuses et meurtrières persécutions de Domitien, de Dèce et de Dioclétien ? Le sang de nos martyrs absout tous nos péchés. Point à la ligne.

    Le concept de renaissance païenne n’entre pas dans les catégories mentales de Pierre de Labriolle. Ces animaux antéchristiques sont classés parmi les espèces disparues. Corps et biens. Ames et maux. Entre nous soit dit plutôt dans la colonne des profits que dans celle des pertes. La Réaction Païenne est paru en 1934, l’Europe traverse alors une de ses époques les plus tumultueuses, dans pratiquement tous les pays qui la composent la question païenne remonte à la surface. Pour une fois le miracle de la résurrection n’est pas chrétien ! Il y a là de quoi s’interroger pour un historien. Si la contribution de Pierre de Labriolle à ces grandes conflagrations se résume à ce rappel des racines chrétiennes de l’Europe nous ne pouvons nous empêcher de penser que nous sommes en présence d’une prospection à bien courte vue. Nous avons l’impression que Pierre de Labriolle bétonne nos fondations pour mieux empêcher tout redéploiement impérieux futur. Le vingt-et-unième siècle sera catholique ou ne sera pas, tel serait l’ultime message labriollien adressé aux futures générations.

    Mais Pierre de Labriolle s’il croit à l’incarnation du Christ en la chair meurtrie du monde a une vision des plus séraphiques de la lutte des idées. Celles-ci se débattent dans le bocal clos des boîtes crâniennes. Monsieur l’Intellectuel ne sort pas de ses livres et encore moins de sa maison. L’opposition paganisme / christianisme aurait été une simple joute d’écrivains des deux bords s’amusant à se lancer arguments et contre-arguments à la figure.

    Nous ne boudons pas notre plaisir. Revisiter Celse, Porphyre et Proclus nous agrée mais confiner l’action païenne à l’étude de ses penseurs émérites nous semble très réducteur. Cette façon de procéder dilue la mise en évidence des enjeux qui structurèrent cette lutte. Ce qui se joue ce n’est ni plus ni moins que la survie de l’Empire. Pierre de Labriolle remarque bien que si l’un des griefs des plus importants de Celse à l’égard des chrétiens consiste en leur renonciation partisane à la vie publique, ce reproche essentiel disparaît des diatribes païennes dès les premiers écrits de Plotin. Mais il ne tire aucune conclusion de ce phénomène se contentant de déclarer que ce sont les milieux néo-platoniciens qui à partir de Plotin et jusqu’à la fermeture de l’école d’Athènes par Justinien en 629 assureront la résistance contre l’hégémonie montante du christianisme.

    Ce néo-platonisme est déconcertant. Non pas en sa généalogie philosophique elle-même. De Platon à Plotin la filiation est évidente. Plotin a en quelque sorte occidentalisé la pensée de Platon en la débarrassant de ses teintures orientales. Les emprunts égyptiens par lesquels Platon dénatura le vieux fond sophistique de l’antique Grèce, que nous nommons aujourd’hui présocratique, Plotin les ignore mais les remplace par une interprétation toute stoïcienne du concept de logos, non plus entrevu en tant que dynamis aristotélicienne du devenir démocritéen mais en tant que l’image de l’unicité monothéique initialisatrice. Ce coup de force de Plotin nous permet de comprendre pourquoi le christianisme s’est si rapidement installé en Grèce. N’oublions pas que les Evangiles furent écrites en langue grecque et que beaucoup d’entre elles, tant parmi les apocryphes que les canoniques, portent les traces du savoir grec. N’insistons pas sur la tarte à la crème logosique du cuisinier Jean.

    L’autre interprétation de l’œuvre platonicienne qui prévalut chez les esprits plus profondément païens reste marquée par le vieux fond d’incrédulité protagorienne de la sagesse grécisante originelle. L’on ne s’attarde guère dans le monde des idées éternelles que l’on ne déclare au plus vite intangibles que pour mieux s’en défaire. Mais on ne les oublie pas : on se sert même de leur précieuse êtralité pour développer une pragmatique des plus questionnantes sur le monde grossier et illusoire qui nous entoure. En d’autres termes l’on déploie une stratégie ô combien critique de scepticisme généralisé quant aux idées reçues et aux comportements humains : croyances religieuses, coutumes sociétales, exercice du pouvoir politique, tout est passé au crible dialectique de la raison raisonnante.

    Le paganisme de la première Rome resta tributaire de cette deuxième manière d’appréhender le monde. Les rites suffisaient aux Dieux. Leur stricte observance permettait de les tenir éloignés de sa liberté de conscience. Deux augures ne pouvaient se regarder sans se pouffer de rire. Le soir après boire dans les campements de légion l’on affirmait bien que dans les anciens temps Castor, Pollux et Mars étaient descendus, en chair et en os, dans d’obscures batailles, dont plus personne ne se souvenait du nom, redresser la déroute de bataillons romains en déshérence, mais il n’était pas nécessaire de croire en la verbeuse vérité de ce manège enchanté.

    Alors pourquoi à ce paganisme triomphant de libre-penseurs se substitua-t-il dès le troisième siècle ce mysticisme païen de mauvais aloi ? Il existe une réponse traditionnelle à cette question, que très souvent l’on pose sous une forme moins virulente que la nôtre. L’on accuse l’air du temps, la mode des religions orientalisantes à laquelle le paganisme avait dû de gré ou de force s’adapter. L’explication paraît si courte que l’on ajoute que l’institution impériale en limitant les ambitions politiques des uns et des autres les avait forcés à chercher des dérivatifs de moindre qualité : puisque l’on ne pouvait plus espérer devenir consul l’on se lançait dans d’abstruses recherches religieuses. Au relativisme politique l’on préférait l’absolu intérieur de sa conscience.

    L’inquiétude est mauvaise conseillère. La pression barbare sur les frontières dés les débuts du règne de Marc Aurèle aurait paniqué les esprits. Puisque les Légions n’étaient plus invincibles et n’assuraient plus la paix des Dieux et de l’âme l’on s’est raccroché à la première bouée de survie spirituelle qui passait à portée de main. Un peu comme les passagers du Titanic qui faute de chaloupes se sont regroupés afin de chanter « Plus près de Toi mon Dieu… » !

    Il y a sûrement en ces arguments du vrai, du beau et du juste, pour parler comme Platon. Mais soyons un peu comme les cyniques, appelons un chien un chien, et mordons à l’endroit où ça fait mal. Pour filer la métaphore animalière nous expliquerons qu’en l’absence de grives l’on se contente de merles. Le premier paganisme, des origines à Marc Aurèle, est un paganisme politique. Tout comme toute politique il ne peut s’exercer que s’il est au pouvoir, ou dans une dialectique de conquête du pouvoir. Lorsque Constantin désigne le christianisme comme l’unique religion de l’Etat Romain la ligne de front principale du paganisme s’effondre.

    Il ne s’effondre pas sous les coups du boutoir constantinien. Mais de l’intérieur, sur lui-même. L’institution impériale s’est coupée des grandes masses. Lorsque l’on pense à la ferveur populaire qui entoura Néron et à l’indifférence polie qui prévalut à la mort de Marc Aurèle non seulement l’on pressent la distance intersidérale qui éloigne sur un plan strictement métaphysique le statut du Sage de celui de l’Artiste mais l’on comprend comment le principat s’est coupé de ses racines républicaines et se trouve tout près de s’offrir à un détournement monarchique théocratique.

    Un Aurélien, un Dioclétien auront vu le danger chrétien. Ils essaieront d’y parer. Mais ni le renouveau théologique Sol Invictien du premier, ni l’instauration de la Tétrarchie du second ne parviendront à infléchir la trajectoire catastrophique. La décision de Constantin n’entérine qu’un état de fait : le paganisme politique a perdu la bataille politique. Autant dire qu’il ne reste plus rien de ses éléments essentiels.

    Par la force des choses la deuxième ligne de repli du paganisme se constituera sur ses aspects les moins constitutifs. Le visage religieux du second paganisme néo-platonicien porte en sa nature même la définition de sa défaite. Il n’est plus qu’un combat d’arrière-garde car il est caractérisé et par son propre renoncement à sa propre dimension ontologique et par son acceptation de continuer la lutte sur le terrain choisi et imposé par un ennemi implacable.

    Toutefois il faut reconnaître que les néo-platoniciens ne rendirent jamais les armes, et si le combat cessa ce fut bien faute de combattants. Et même une fois qu’ils furent morts et enterrés l’Eglise n’en fut pas quitte pour autant. D’abord durant des siècles se multiplièrent de nombreuses sectes gnostiques qui de l’intérieur même du christianisme entretinrent toute une confuse mystique néo-platonicienne qui n’osa jamais avouer son nom. Mais cela n’était rien par rapport à ce que par ironie nous nommerons le réveil de l’an mille. Car la renaissance païenne européenne autour de Macile Ficin quelque mille années après la mort de Julien s’opéra sous la forme même de sa disparition, celle du néo-platonisme. Comme ces scorpions que l’on a congelés et qui une fois réveillés repartent de l’avant à l’endroit exact de leur vie arrêtée.

    Julien occupe une place de choix dans cette Réaction Païenne. Par un miracle plus apllonien que christique ses écrits nous furent en effet préservés et Pierre Labriolle ne pouvait décemment passer sous silence de tels documents qui s’inscrivent si conformément dans le sujet de son ouvrage. Mais surtout parce que Pierre de Labriolle a une très nette conscience du danger dont la mort de Julien a délivré l’Eglise.

    Néo-platonicien dans l’âme à son accession au pouvoir Julien en était revenu, grâce à son expérience politique acquise en deux années de règne, à un paganisme d’esprit impérieux beaucoup plus pragmatique. Au retour de son anabase perse Julien était prêt à casser définitivement, par la force et tous les moyens coercitifs nécessaires, les reins du christianisme et de l’Eglise. Un javelot chrétien a eu raison des derniers martyrs si chers au cœur éploré de notre Pierre très-chrétien de Labriolle.

    Nous vivons actuellement les temps d’une nouvelle renaissance païenne. Multiforme et contradictoire. Pour nous, nous nous plaçons dans une continuité historique impérieuse car elle nous paraît la seule qui puisse s’opposer au christo-mothéisme-libéral en cours de déploiement.

    ( 2008 in Les Cabrioles de Labriolle )

     

    LA FIN DU PAGANISME. ( I )

    GASTON BOISSIER

    ETUDE SUR LES DERNIERES LUTTES RELIGIEUSES

    EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

    LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

     

    Membre de l'Académie Française et de l'Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, ponte éminent de l'université au dix-neuvième siècle, Gaston Boissier est un oublié de la célébrité. Pour notre part nous prenons toujours autant de plaisir à parcourir ses livres. Nos chroniques sur Cicéron et ses amis ou sur La conjuration de Catilina publiées dans les trois premiers volumes de nos Chroniques de pourpre témoignent de notre attachement à son érudition tranquille. Nous comprenons que les chercheurs modernes le boudent tant soit peu, il ne s'embarrasse guère de multiples précautions méthodologiques pour affirmer ce qu'il pense et il professe une trop respectueuse soumission aux sources textuelles pour ne pas paraître suspect aux chantres de notre modernité pointilleuse.

    Cette entrée en matière risque de nous attirer quelques sourires de dérision exaspérée parmi les ailes droite et gauche de notre lectorat mais nous ne nous sommes jamais prévalu d'un quelconque respect aux molles normes des sciences d'analyse dites humaines pour nous en inquiéter. D'autant plus qu'à la simple lecture de ce premier tome il appert que la fin du paganisme est pour notre cicerone avant tout un fait historique depuis longtemps résolu qu'il convient d'analyser en tant qu'objet d'étude dépourvu de toute résonance opératoire. L'exact contraire de notre position.

    Ce premier tome commence en toute logique par l'analyse du règne de Constantin. De nombreuses pages sont consacrées au commentaire du fameux ( et aujourd'hui controversé en son existence même ) Edit de Milan. Gaston Boissier ne s'arrête pas au texte lui-même tels que Lactance et Eusèbe l'ont rapporté, mais il essaie d'en comprendre la dialectique sociétale qui a pu engendrer une telle promulgation. Que cet Edit ait été pour Constantin une manière de se démarquer de la politique christophobe de ses prédécesseurs et anciens concurrents éliminés ne fait pas de doute. Tout nouveau pouvoir entend dès les premières années de son entrée en fonction établir une différence avec la situation antérieure à laquelle il est censé apporter quelques nouveaux remèdes.

    La persécution de Domitien n'ayant pas eu l'effet escompté il semblait que les temps fussent mûrs pour l'instauration d'une nouvelle donne religieuse ou pour plus exactement parler d'un nouveau pacte social. L'on a beaucoup glosé sur le choix de Constantin, est-il celui d'un convaincu qui s'est avancé à visage couvert, ou l'option opportuniste d'une réunification de l'Empire tétrarchique selon la première idéologie acceptable qui se présentait ?

    Le premier déçu fut vraisemblablement Constantin. Cet homme qui croyait avoir riveté pour longtemps le sentiment d'appartenance national et qui aurait pu à rebours de Louis XV clamer haut et fort «  Avant moi le déluge ! » dut s'en mordre les doigts. A peine proclamé religion officielle le christianisme ne manqua pas de retourner sa hargne et son ressentiment contre lui-même. Constantin dut se salir les mains et trifouiller dans le cambouis hérétique. Mauvais Donatistes et bons Ariens lui donnèrent bien du fil à retordre.

    L'Eglise y perdit son ascendant divin mais ce fut pour elle une magnifique occasion de se mêler au pouvoir régalien de l'Etat. En acceptant de devenir la serve de l'Empereur, elle apprit et comprit les mécanismes de la servitude, qu'elle ne tarderait pas à appliquer à la société civile et politique.

    L'Histoire est connue et nous ne la répèterons pas. Gaston Boissier préfère poser la question qui fâche. Pourquoi l'Eglise, notons qu'il emploie plutôt le terme de christianisme de préférence à notre vocable qui porte le débat sur un plan beaucoup plus politique que culturel, vainquit-elle si facilement ? Bien entendu il n'apporte aucune réponse définitive mais en analysant le règne de Julien il retourne l'interrogation en demandant pour quelle raison le paganisme se laissa vaincre sans pratiquement résister ?

    Excellente méthode. Ce n'est jamais par la faute de nos ennemis qui sont plus forts que nous mais de la nôtre qui sommes plus faibles qu'eux. Au lieu de s'en remettre au ciel ou aux dieux il convient de s'en prendre d'abord à soi-même.

    Le Julien de Gaston Boissier est des plus intéressants. Il en fait non le champion d'un paganisme philosophique mais un dévot assez peu dissemblable de ses méfrères chrétiens. Julien n'est pas le chantre de l'Imperium mais un des derniers païens qui se désolent du peu de foi de ses alter-égos. Selon Boissier si les temples sont désertés ce n'est pas parce que l'Eglise en a proscrit depuis Constantin la fréquentation mais parce que les fidèles ne croient plus aux anciens dieux depuis belle lurette. Julien ne serait qu'un passéiste qui tenterait de ranimer une flamme éteinte depuis longtemps.

    Julien n'aurait pas su galvaniser les foules païennes qui attendaient de leur Imperator autre chose que des prières et des sacrifices. Ce Julien dévot nous déplaît souverainement. Gaston Boissier passe sous silence les attaques incessantes de l'Eglise contre les superstitions païennes : rouvrir les temples et rameuter les foules aux cérémonies était aussi un moyen de ne pas avoir l'air de céder devant les railleries christanophilesques. Il est une dimension que Gaston Boissier ne prend jamais en compte dans son appréciation de l'oeuvre julienne : c'est pourtant un des facteurs clé de toute entreprise d'importance : Julien n'a même pas bénéficié de trois années pleines pour réaliser son programme. Le parvis des temples n'aurait-il pas retrouvé leur ancienne animation si Julien avait pu bénéficier d'un règne de vingt ans ?

    Gaston Boissier ironise : parmi les partisans déclarés de Julien il y avait davantage de courtisans prêts à passer sous les fourches caudines de ses caprices les plus étranges que de membres de cette élite romaine qui refusa de le rejoindre. L'on ne changera pas la nature humaine, par contre nous avons déjà maintes fois expliqué pourquoi la noblesse païenne se cantonna dans un attentisme prudent. Les réformes de Julien n'étaient pas que religieuses, elles attentaient aussi à l'ordre économique et exigeaient sinon une nouvelle répartition des richesses du moins un contrôle des agiotages financiers. Ce n'est pas en organisant un service de charité païenne que Julien espéraient s'attacher la fidélité des grandes masses plébéiennes, les propriétaires terriens n'étaient pas dupes de ce que l'Empereur leur réservait : un bon édit du maximum avec une véritable police des prix.

    Toutefois Gaston Boissier ne partage pas les mêmes préventions que nos contemporains envers Julien. L'Hélios-Roi son plus fameux traité dont nombre de penseurs s'obstinent à décrier l'aspect fumeux, lui apparaît comme une oeuvre des mieux-venues et dont le dessein général s'accordait à merveille avec son projet de reviviscence paganiste. De même il ne méjuge pas de l'interdiction prononcée par Julien aux chrétiens qui voulaient enseigner les belles-lettres. Il va même jusqu'à louer cette mesure qui en écartant les chrétiens des textes païens leur aurait permis d'approfondir l'exégèse de leurs propres écrits sacrés.

    Ne voyez aucune cruelle ironie en cette assertion, nous sommes au coeur même de la problématique boissérienne : ce que l'on pourrait nommer la coupure épistémologique entre le paganisme et le christianisme, si elle s'est effectuée comme sur du velours, la faute en reviendrait à l'imprégnation des cervelles chrétiennes par la culture greco-latine.

    Ainsi Tertullien, le premier grand vitupérateur du paganisme, qui couvre d'insulte et d'opprobre l'ensemble de la production littéraire romaine et hellénique, n'est qu'un incorrigible nostalgique de la rhétorique cicéronienne. A tel point que l'on ne peut comprendre le sens d'un de ses derniers traités Le Manteau si l'on ne remet pas en perspective son écriture avec le désir d'accomplir une espèce de traité de style à la manière de... dans le but de démontrer à ses concitoyens que le christianisme n'avait pas éteint en lui les flamboyances de la Littérature antique.

    De même Saint Augustin et saint Jérôme ne parviendront jamais à se détacher de leur profonde admiration envers leurs premières amours littéraires. Les contempteurs ne sont pas contents. L'étrange conversion d'Augustin qui passe son temps entouré de quelques disciples à lire et relire l'Hortensius de Cicéron et qui avoue l'insipidité des textes bibliques est des plus récréatives. Quant à Jérôme l'exécrateur par excellence de la paganité, il faut entendre les sophismes qu'il emploie pour expliquer son indéfectible soumission à la beauté des dialogues platoniciens, c'est à ne pas y croire !

    Minucius Félix est beaucoup moins connu qu'Augustin et Jérôme. Il n'en a pas moins rédigé une petite apologétique christophile. Son Octavius, dialogue cicéronien – encore un – qui compte la conversion d'un pauvre païen – de fait il est plutôt aisé - aux lumières de la doctrine chrétienne nous laisse songeurs. Minucius Félix n'a pas l'air d'accorder une large créance aux arguments puisés dans les écrits testamentaires. Cela ressemble à une conversion par l'absurde. Pas une seule fois il ne citera le nom du Christ ou n'entreprendra d'éblouir son futur condisciple par la relation d'un des nombreux miracles opérés par le sieur Jésus.

    Minucius Félix ne prêche pas à un converti mais à une personne instruite qui n'est pas née de la dernière pluie. Pas question de l'enivrer avec le mauvais vin teinté de trop d'eau des noces de Cana. L'intelligentsia païenne ne saurait être appâté par des produits frelatés. Il lui faut le pur miel de l'Hymette et surtout pas une contre-façon. C'est donc en recensant les auteurs grecs et latins dont certaines déclarations seraient en parfaite adéquation avec la dogmatique chrétienne que notre heureux Minucius tente de s'emparer de l'âme du préposé Caelius. Il ne réussira que trop bien. Caelius n'a pas l'impression d'être astreint à de profonds changements puisque tout son endoctrinement fait appel à ses lointains souvenirs scolaires. Le christianisme avance en catimini, sur les pantoufles feutrées de la culture gréco-latine ! Qui s'en méfierait !

    Au-delà des anecdotes personnelles il faut comprendre l'interpénétration du christianisme par la culture païenne comme une évidence historique. Dès que le christianisme eut quitté les cuisines et les dortoirs des esclaves pour entrer dans les appartements des couches sociales plus huppées il dut changer de nature. Les contes à dormir debout des Evangiles furent rejetées comme nourriture intellectuelles indigestes. Entre un apologue christique et un paradoxe philosophique la distance est immense. Les esprits habitués à la philosophie eurent du mal à admettre les historiettes bibliques.

    Le travail des premiers pères de l'Eglise consista à combler le fossé. Il fallut plus d'un siècle de commentaires ardus pour bâtir autour des textes sacrés chrétiens toute une série d'échafaudage intellectuels destinés à en ravaler les mornes façades. C'est avec des matériaux philosophiques directement empruntés à l'ancienne littérature que créa les trompe-l'oeil nécessaires à simuler une profondeur spirituelle originellement absente.

    Jusqu'à l'ultime fin de l'imperium occidental l'enseignement antique survécut. L'on étudiait la grammaire et la rhétorique sur les écrits des anciens écrivains païens. Il était impossible de faire autrement : l'attrait de la culture antique était trop précieux et trop fort pour que l'Eglise s'en débarrassât trop vite. Plus tard l'Eglise parvint à rejeter le legs antique. Mais l'imprégnation avait été trop puissante. Le cheval de Troie de la philosophie grecque introduit au coeur de la théologie chrétienne attendit près d'un millénaire que l'on vienne le réveiller, encore qu'il ne dormit jamais que d'un oeil et qu'il remplit merveilleusement son office.

    L'Eglise n'avait qu'à s'en prendre à elle-même si elle n'avait pas prêté une oreille assez attentive aux leçons d'Homère ! L'on peut même dire qu'elle fut punie par là où elle pêcha ! A la fin de ce premier tome nous n'en sommes pas là ! Gaston Boissier se contente de nous révéler «  Comment les éléments sacrés et profanes se sont fondus ensemble dans le christianisme ».

    Le lecteur ne manquera pas de lire, pour rire un peu ou se dégourdir les zygomatiques, l'Appendice consacré aux Persécutions. Le livre fut écrit au moment ou les lois laïques séparaient l'Eglise de l'état, est-ce un hasard si nous entreprenons de le commenter au moment même où ces mêmes lois sont dans la mire convergente des idéologies communautaristes ?

    Les persécutions des premiers chrétiens font de nos jours figure de tarte à la crème. L'on a beau les grossir démesurément ou en exagérer à outrance l'importance, elles n'attisent que la pitié et la commisération quand on les compare aux innombrables tortures tant physiques que morales engendrées par l'Eglise inquisitoriale. Et si on pousse l'outrecuidance à les mettre en relation avec la déportation et l'élimination systématique des opposants du troisième reich allemand opérées dans le silence général des nations très chrétiennes et occidentales, leur dénonciation ne suscitent plus qu'un silence gêné chez beaucoup d'historiens modernes. Gaston Boissier qui vient avant les tumultes explosifs du vingtième siècle incriminé, se défend d'en proscrire l'existence. Ces regrettables persécutions ont bien dû exister puisque l'on en parle, même si nous ne possédons pas de preuves tangibles, nous assure-t-il. Que dieu l'entende !

    Pour nous, nous trouvons tant soit peu contradictoire que ces mêmes chrétiens qui ne jurent que par les palmes du martyre de leur Dieu, de leurs saints et de leurs adeptes, soient les premiers à dénoncer la cruauté des persécutions. Qu'aurait été le Christ si les légionnaires romains ne s'étaient pas donnés le mal de le clouer sur sa sacrée croix ? Les persécutions ont-elles davantage engendré le christianisme que le témoignage des premiers prédicateurs ?

    Ce premier tome est des plus instructifs. Dans sa courte introduction Gaston Boissier ne se cache pas d'avoir réduit ses recherches à la lecture minutieuse des seuls documents littéraires. Cette fin du paganisme n'est pas un livre d'histoire mais un ouvrage littéraire. Ce parti-pris nous charme. L'Imperium est notre héritage certes, il est notre commandement historial et notre devenir politique certes, mais il s'est historialement façonné et transmis selon son inscription littéraire en l'Histoire du monde. Nous ne devons pas l'oublier. Ce n'est pas un hasard si notre combat pro imperio ad imperium est avant tout un combat littéraire.

     

    ( 2008 / La faim du paganisme )

     

    LA FIN DU PAGANISME. ( II )

    GASTON BOISSIER.

    ETUDE SUR LES DERNIERS LUTTES RELIGIEUSES

    EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

    LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

     

    Gaston Boissier ou la force tranquille du style. Inimaginable, imparable, indécelable, il vous ferait avaler des couleuvres longues comme des boas constrictors ou des anacondas géants. Ne souriez point lecteurs fidèles, Gaston Boissier rédigerait votre arrêt de mort pour avoir un peu trop surfer sur Littera-Incitatus, que vous lui enverriez une lettre de remerciement pour la fluidité de son éloquence et l'impression de beauté qui aurait imprégné votre âme lors de cette saine lecture. Il fut élu Secrétaire Perpétuel de l'Académie Française après la mort de René Doumic – rappelons que ce dernier se rattache à la constellation Louÿs / Hérédia - et malgré le peu de respect que nous professons à l'égard de cette vénérable assemblée, il nous faut reconnaître que pour une fois il avait été choisi quelqu'un qui sût écrire.

    Le sous-titre ne rend pas justice de la deuxième partie conclusive de ce volume qui aurait dû s'intituler : en quoi le christianisme a-t-il contribué à la chute de l'Empire Romain ? En rien, ou bien en quantité si négligeable qu'il serait davantage séant de n'en point parler. La réponse de Gaston Boissier est assez nette et péremptoire pour être rapportée au plus vite. Notre auteur prend le taureau du paganisme par les cornes et vous l'achève sur l'autel des regrets perdus à tout jamais.

    Gaston Boissier le manifeste à plusieurs reprises, le combat ne finit pas faute de combattants, mais au vu de la documentation examinée, il semblerait qu'une des deux équipes, celle dont nous sommes les fervents supporters, ait déclaré forfaits avant l'ouverture des hostilités. Publié pour la première fois en 1891, l'étude de Gaston Boissier bénéficie avant tout de la prodigieuse connaissance littéraire de son géniteur. Voici un monsieur qui a tout lu, et chose infiniment plus rare, qui a pris le temps de réfléchir sur ce qu'il fallait accorder de signifiance historiale à chaque texte qu'il soumet à maintes hypothèses. Un écrit vaut moins par ce qu'il raconte, ou par ce que l'auteur a voulu lui confier et lui faire dire, que ce par quoi sa parturience signifie dans et par les circonstances qui l'ont vu naître. En d'autres termes, souvent l'objectivité d'un phénomène est à rechercher hors de l'objet en question.

    Donc une vision littéraire, de-ci, de-là, un rapport archéologique est cité mais l'on pressent plutôt une coquetterie adjacente d'un pur lettré qui notifie en bas de page, comme par un pur dédain, un fait avéré ou une découverte récente qui vient appuyer ses déductions, mais dont il prend bien garde de tirer un avantage définitif. Gaston Boissier est un mallarméen qui s'ignore, l'Imperium est né et est mort dans les livres, et tout le reste est littérature.

    Nous ne doutons point de l'ostracisme méthodologique dont doit être victime notre académicien chez nos historiens modernes. Entre parenthèses, ils ne devraient pas tant se prévaloir de leur scientificité doctrinale ; eux qui encensent à tout bout de champ les mérites incontournables de notre si belle démocratie, alors qu'ils sont rétribués par des institutions éducatives aux mains de gouvernements démocratiques, ne sont guère différents d'un Gaston Boissier qui éludait les responsabilités du christianisme alors qu'il était immergé dans une élistique idéologie réactionnaire fondamentalement chrétienne qui en Europe ne perdit sa prédominance qu'à la suite des désastres de 14-18.

    De plus, Gaston Boissier, il ne l'avoue jamais mais cela transparaît à chacune de ses pages, est habité par l'intime conviction, qu'entre lui et un aristocrate romain du quatrième siècle, la différence n'est pas aussi grande que l'on pourrait l'accroire. Ne sont-ils pas tous deux, par-delà les siècles et leur statut social, réunis par le partage d'un même bagage intellectuel : le trésor des littératures latines et la prééminence intellectuelle accordées à celles-ci sur toute autre vision ou analyse possible et imaginable du réel !

    Le paganisme subsistera longtemps après la victoire définitive dans les campagnes, mais il ne faut pas se faire d'illusion, la dernière bataille s'est jouée à Rome, les combats d'arrière-garde menés par les humbles ne remettront jamais en question l'hégémonique puissance de l'Eglise. Les seuls qui auraient pu inverser les plateaux de la balance sont les riches familles de l'aristocratie sénatoriale de l'Urbs Aeterna.

    Encore qu'il s'agit d'une vue de l'esprit. La société romaine fut avant tout une société d'obéissance. Le plus misérable des esclaves comme le plus haut des dignitaires observaient une même loi, chacun se devait d'obéir à son maître hiérarchique, fût-il le moindre petit maître fauché comme les blés après une pluie de sauterelles ou à plus forte raison l'Empereur lui-même. Certes l'on pouvait tenter sa chance à la roulette russe de l'époque, tous les coups étaient permis pourvu que l'on gagne, Claudien le dernier des grands poëtes latins païens disparaîtra mystérieusement pour avoir aidé la tentative d'Eugène et de Flavien qui tentèrent de s'opposer à Théodose en organisant la sécession de l'Italie...

    Mais dans l'ensemble l'intelligentsia païenne voulut jouer sur les deux tableaux. Refuser en même temps et le christianisme et la révolte. Etrange époque où l'on faisait semblant de ne pas voir : d'une main l'on administrait l'Empire et de l'autre on maintenait coûte que coûte un culte dont la précarité s'accentuait chaque jour. Le vent avait tourné : les chrétiens avaient été rejoints par la grande masse flottante des indécis et des arrivistes qui s'arriment toujours du côté du pouvoir ou de leurs intérêts.

    L'on peut moralement se ranger sous la bannière de Symmaque qui mène l'ultime escarmouche symbolique : l'Autel de la Victoire institué par Auguste et que Théodose ordonne de reléguer hors de l'enceinte sénatoriale, mais il était déjà trop tard. De capitulation en capitulation la noblesse s'est coupée du peuple, un peu comme la gauche européenne actuelle qui de reniement en reniement voit avec surprise les couches populaires privilégier par leur vote les forces de droite qui promettent d'aggraver leur situation.

    Pour être impartial il faut reconnaître que le peuple romain n'existe plus : on l'a transformé depuis longtemps en foule de consommateurs crétinisée. Toute ressemblance avec nos contemporains gavés de jeux télévisés et de RSA en peau de chagrin ne serait pas forcément stupide.

    Les chrétiens ne font que pousser leurs pions, les païens reculent sans cesse, privés de chefs et d'un programme politique. Encore une fois la comparaison avec l'échec des récentes luttes ouvrières en France trahies par les directions syndicales et démunies de toute perspective finale, est des plus éloquentes. La terrible leçon de l'épopée de Julien abandonnée en rase campagne par la noblesse païenne n'a porté aucun fruit. L'on prend les mêmes et l'on ne recommence même pas, des fois que l'on réussirait et qu'il faudrait se démunir de quelques latifundia inexploitées faute de main-d'oeuvre et d'insécurité.

    A ce petit jeu de dupes, à trop vouloir garder l'on ne gagne rien : les Barbares se livrent à une répartition sauvage qui résoudra en quelques confiscations le problème du partage des richesses en le déclinant sous la forme, ô combien irritante mais si habituelle, de l'accaparement individuel.

    L'Eglise n'y est évidemment pour rien. Selon Gaston Boissier, les causes de la disparition de l'Empire remontent à loin, bien avant l'introduction du christianisme. Pas aux temps bénis d'Adam et Eve comme l'on pourrait l'escompter, mais déjà sous Auguste. Le ver était dans le fruit.

    Il est sûr que l'homme est une poire véreuse. Qu'il se porte naturellement vers les solutions les moins contraignantes et les plus agréables. Qu'il soit païen ou chrétien. Et nous sommes certains que l'on compterait, en tout temps, en tous lieux et à toute heure, à quelques infinitésimales virgules près, le même pourcentage d'imbéciles heureux chez les uns comme chez les autres.

    Mais nous partons du principe que le christianisme possède un délétère degré de pénétration et de destruction bien plus élevé que le paganisme. Si le christianisme s'est répandu, en quelque sorte si facilement dans l'Imperium, c'est que sa doctrine coïncidait, avec beaucoup plus de congruence théorique que les évanescences doctorales du paganisme, à cette société romaine d'ordre et de soumission que nous avons stigmatisée dans les premiers paragraphes de cette chronique.

    Le christianisme a agi comme un caméléon bactériel. Son influence mimétique a masqué sa téléologie démagogique. Notre vampirisme démocratique qui vous promet tout le bonheur qu'il ne vous apporte pas à l'unique condition que vous entreteniez sempiternellement, à l'intérieur comme à l'extérieur de vous, le désir de sa parousie épiphanique sans cesse reculée provient tout droit de la chape de plomb christologique qui s'est abattue durant des siècles sur l'Europe.

    Le terrain devenant glissant, Gaston Boissier siffle la fin de la partie et remet la balle au centre. Un partout. Match nul, le christianisme n'a pas été plus destructeur que le paganisme. Mais il est obligé de se couvrir sur ses arrières. La Renaissance, qui a rouvert les portes de la fosse dans laquelle on avait jeté la bête païenne pour mille ans, a dans sa critique de la papale religion retrouvé les reproches que le christianisme des premiers temps adressait au paganisme. Circulez, il n'y a rien à voir, tout est perdu, fors l'honneur chrétien.

     

    ( 2010 / La faim du paganisme )

     

    ARISTOTE, EPICURE, PLATON… 

    LES TEXTES FONDAMENTAUX DE LA PENSEE ANTIQUE.

    SOPHIE-JEAN ARRIEN. REMI BRAGUE. FRANCOIS GAUVIN. CATHERINE GOLLIAU. LUCIEN JERPHAGNON. SOPHIE PUJAS. JACQUELINE DE ROMILLY. OLIVIER SOUAN. PAUL VEYNE.

    LE POINT. HORS-SERIE N° 3. Juillet – Août 2005.

     

    Cela devient une tradition : voici trois ans que l’hebdomadaire pro-libéral de centre-droit se découvre l’âme antique dès que le zénith étéen s’installe au zodiaque des saisons ! Ne nous en plaignons pas. Surtout que ce numéro spécial est plutôt bien fait. Choix de textes intelligent, lexique supplétif, bibliographie, notes, commentaires, introduction, iconographie, rien n’a été laissé au hasard. Bien sûr, la couverture n’affiche que les grosses pointures qui pour la plupart ne se fendent que d’un court topo très rapide alors que par exemple une Sophie-Jean Arrien se paye le part la plus importante et la plus soignée du boulot, mais ainsi fonctionne l’impitoyable loi, dura, sed lex, des hiérarchies du savoir universitaire… les seconds couteaux doivent se contenter des miettes de la célébrité et de la miche du gros labeur. Quand l’on pense que tous nos pontes nationaux se sont permis de dénoncer la honteuse pratique de l’esclavage antique dont ils perpétuent avec une si troublante unanimité les modalités d’exploitation !

    Nous n’interviendrons pas sur l’exposition et le commentaire des pensées explicitées. Disons que l’ensemble peut être lu avec intérêt par tout néophyte qui chercherait pour des raisons diverses à acquérir quelques notions essentielles sur les penseurs de l’Antiquité. Les grandes figures et les différentes écoles sont exposées dans l’ordre chronologique avec clarté et netteté. Par contre nous dénoncerons avec force l’esprit qui a présidé à l’établissement de cette hyperbole philosophique qui court de manière trop unilatérale des premiers présocratiques à Saint–Augustin.

    Nous vivons des temps de grande résurrection : celle de Saint–Augustin que l’on s’est complu à aller chercher dans les poubelles du christianisme. Quand l’on pense qu’un Jerphagnon, l’un des biographes de Julien, s’est empressé de collaborer durant plus de dix ans à cette ineptie intellectuelle ! La doxa libérale avance sur des sandales feutrées. Il y aurait donc une progression logique de la philosophie antique qui poindrait des premiers grecs pour culminer et s’épanouir d’une façon ultra-naturelle dans la théologie chrétienne ! Alléluia ! Hosanna sur les encensoirs et les sistres ! Le paganisme se résoudrait à la vitesse du sucre plongé dans un verre d’eau en le monothéisme catholique ! Logique de la pensée, logique de l’Histoire. Merci Plotin d’avoir su infléchir les Idées platoniciennes vers les hypostases trinitaires de la Sainte-Eglise !

    Comme si l’unité grecque ne résolvait pas son unicité en l’altérité de la multiplicité de l’univers. A l’inverse de la pensée hébraïque les grecs ne pensent pas Le Dieu mais la physis. Les physiciens grecs, quand ils parviennent à codifier l’unicité de la diversité qui s’offre à eux, c’est toujours sous forme d’un élément qui loin de dissoudre la concrétude obstinée du monde, s’ajoute à la somme des données irrémédiables de toutes les présences de l’étant. L’Etre ne nie pas l’Etant, il s’y additionne. La pensée philosophique agrandit le monde, elle le démultiplie. Le monothéisme judéo-chrétien l’amincit, l’épure, le rapetisse. Cela transparaît d’une manière caricaturale lorsque l’on compare les exigences de l’éthique romaine avec les interdictions de la morale chrétienne.

    Certes il est bien un chemin qui mène de Platon au christianisme en passant par Plotin, mais la pente qui descend est aussi la côte qui monte. Parménide avait raison il existe bien deux chemins, mais les fragments du Poème manquent de par leur délabrement de préciser que dans les deux cas il s’agit du même chemin et du chemin même, c’est l’homme protagorien qui par sa démarche, ascendante ou descendante, en signifie le sens. Entre Julien qui escalade les cimes impériumiques et Saint-Augustin qui dégringole vers les marécages du royaume, nos élites intellectuelles ont choisi le moindre effort de reconquête de soi. Dans sa Cité, ils espèrent que Dieu pourvoira à leur petitesse.

    Ce numéro du Point s’inscrit dans cette vaste conjuration si inconsciente qu’elle en devient, sinon naturelle, du moins instinctive, qui consiste à couper l’homme moderne de ses origines antiques, de le laisser sans armes et sans prétention face à ses prédateurs christo-libéraux. N’oublions jamais que celui qui est spolié de son héritage l’est toujours doublement : par ce qu’il a perdu, et par ce dont ses ennemis se sont accrus.

    Toutes ces dernières années les élites libérales ont essayé de détourner les regards de leurs concitoyens de l’idée imperiumale. Critiques acerbes, mensonges éhontés, amalgames douteux, conjurations du silence et des médisances, rien ne nous aura été épargné. Mais notre résistance et nos combats commencent à porter leurs fruits. L’idée de l’Imperium n’a pas été éradiquée. Nous en avons maintenu et perpétué le souvenir et la présence active, à tel point que nos ennemis se doivent de changer de tactique. Puisqu’ils ne peuvent rejeter dans les limbes de l’ignorance oublieuse le legs prodigieux de nos futures renaissances ils s’essaient à le piller, à s’en accaparer, à le pervertir selon leurs finalités afin de nous priver de nos armes essentielles. Mais jamais ils ne coudront de fil blanc nos lambeaux de pourpre.

    ( 2006 / L'encan des philosophes )

     

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 040 / Janvier 2017

    UN FLEURET NON MOUCHETE

     

    ENQUÊTE SUR UN SABRE

    CLAUDIO MAGRIS

    ( L’IMAGINAIRE / Septembre 2015 )

     

    Même pas un roman. Un court récit qui n’atteint pas les cent pages, mais d’une densité extraordinaire. Cela commence comme tout livre qui veut intéresser son lecteur. Le Narrateur se penche sur son abîme intérieur. Nous croyons être partis pour une introspection toute proustienne. Ne sommes-nous pas en présence d’un vieux prêtre à la retraite ? Pour la vidange des consciences, il faudra repasser. Notre pasteur ne ressasse point ses regrets éternels. Prend le soin de ne pas offusquer ses ouailles en se prévoyant de l’inéluctabilité naturelle de l’existence de Dieu qui n’a pas à être davantage prouvée que cette pomme sur ma table de travail. Pas de quoi fouetter un athée ! D’autant plus que derrière l’écran des certitudes canoniques le lecteur pressent une sorte de scepticisme pondéré des plus sereins. Notre saint homme ne croit que modérément à la bonté des hommes, et celle Du Divin Père ne saurait lui être reprochée puisqu’elle est consubstantiellement inhérente à sa constitution dogmatique…

    Son regard porte sur un gouffre tempétueux bien plus amer. Celui de l’Histoire, avec une Hache majuscule et initiale, serait-on tenté de dire… Ne se prévaut pas de sa courte expérience. L’a bien été diligenté par l’Eglise Mère pour inciter le général Krasnov à insuffler à ses troupes d’occupation de la région de Frioul davantage de modération vis-à-vis des populations civiles… Ne s’étend guère sur le succès de son entremise, à peine le laisse-t-il entendre entre les lignes… Le sort des braves paysans italiens victimes de cruelles et injustes exactions n’est pas le sujet du livre. Le but de Claude Magris n’est pas de jouer sur la corde sensible de la miséricorde des grands principes de l’humanitarisme frelaté des consciences modernes.

    Le héros du roman n’est pas un inconnu. Il est ce que l’on appelle un personnage historique. Une figure mythique pour les amoureux de la geste cosaque. Mais nous sommes loin du Don Paisible de Cholokhov, peut-être aurait-il mieux valu qu’il fût cet officier mort au combat duquel Cholokhov retrouva dans les fontes de son cheval les premiers chapitres de son roman qu’il allait continuer. Mais non, l’ataman Krasnov connut un destin plus tragique que ce cavalier inconnu qui servit peut-être sous ses ordres…

    Ce n’est pas tant la carrière et la disparition longtemps restée non élucidée de Krasnov qui intéressent Claudio Magris. Le personnage de Krasnov est pour notre auteur juste un départ, une piste d’envol pour une réflexion de l’action métapolitique individuelle. Que peut un homme seul face aux forces tumultueuses d’un conflit généralisé ?

    Commence par évacuer la question subsidiaire des traces et des preuves qui témoignent de notre passage dans le vaste monde. Est-ce bien le cadavre de Krasnov dont après la fin de la guerre des officiers allemands en mission recueillent quelques ossements et la garde de son sabre ? A-t-il été réellement abattu par un résistant italien au cours d’un déplacement ? Les avis sont partagés : la solution finale sera apportée par les historiens : Krasnov aura été pendu par les autorités soviétiques en janvier 1947.

    Claudio Magris ne remet pas en doute ce fait désormais historique. Krasnov était violemment anti-communiste. Lui qui se couvrit de gloire en menant des charges de cavalerie de haut vol lors de la première guerre mondiale resta fidèle à son empereur. Fit partie de ces cosaques blancs qui rejoignirent les rangs de Dénikine. Krasnov ne fut pas Makhno. Toute sa culture familiale et politique était en contradiction profonde avec les idéologies néfastes de la chienlit marxiste et anarchiste… Partit en exil, devint romancier…

    Lorsque les Allemands entrèrent en Russie, Krasnov décida de les soutenir. Fut de ces cosaques qui levèrent des régiments et qui crurent qu’en ralliant les nazis, la guerre terminée, leur récompense serait la création d’un état cosaque… Fallut déchanter. Les guerres se perdent aussi… Fut aspiré par le repli des armées germaines qui le cantonnèrent en tant que troupe d’appui dans le nord de l’Italie… La débâcle allemande ne tarda plus. Les anglais proposèrent aux officiers cosaques de signer leur reddition contre la promesse de les installer dans un territoire cosaque dans les Balkans. Les Britanniques ne perdirent pas de temps : suivant les accords secrets de Yalta, ils livrèrent dans les heures qui suivirent nos blanchâtres russkoffs par trop crédules aux agents de Staline… Leur sort était scellé.

    Mais le drame n’est pas là. Il est aussi inutile de s’infatuer de moraline de bonne conscientisation. En défendant La Russie Impériale, en combattant les Rouges et en ralliant les Nazis, Krasnov ne commet aucun choix idéologique. Tout au plus se livre-t-il au jeu du moindre mal optatif et symbolique. Les Cosaques n’avaient pu résister à la puissance des Romanov, pour sauvegarder le maximum de leur indépendance ils s'étaient institués les troupes d’élite de leur vainqueur. Par un glissement progressif vers le déplaisir, ils se rangeront du côté des nazis pour mettre hors d’état de nuire la puissance communiste qui les a chassés de leur territoire. Jeu de dupe du faible qui pense qu’en passsant alliance avec l’un de ses ennemis, il limitera les dégâts et peut-être même entrera dans un cycle de proximales victoires. Claudio Magris ne partage pas l’optimisme des combinaisons néfastes. La souris n’a rien à gagner à entrer dans la guilde des gros matous. L’y perdra sa peau en espérant sauver son âme. A moins que ce ne soit le contraire. Dans les deux cas la situation n’est pas grave, mais désespérée.

    Krasnov n’est pas un imbécile heureux qui prodiguerait confiance en la solidité de la branche pourrie par laquelle il essaie d’enrayer sa chute dans le précipice. Le général ne se targue d’aucune illusion, sait qu’il se trahit lui-même en acceptant le joug de l'aléatoire confiance de ses douteux alliés. Mais à part le suicide - qui serait le renoncement définitif à ses rêves - ne lui reste que la politique du mal en pis. Nous ne sommes pas loin des grandeurs et servitudes militaires d’un pessimiste actif à la Vigny. A moins que toute cette illusoire joute d’ombres noires et de lumières grises ne soit que la figure bariolée d’un nihilisme destructif. Le sombre démenti de toute idendité fondationnelle.

    Le livre de Claudio Magris n’est pas gai. Circonscrit étroitement les limites de l’action métapolitique. Ou vous êtes fort, ou vous êtes faible. Dans ce dernier cas, vos chances de réussir sont minimes. Trés proches du zéro absolu. L’Histoire est impitoyable. Nous oblige à une grande prudence. Ce qui ne signifie point qu’il faille laisser passer son tour lorsque l’instant propice se présente. Avec toutefois cet avertissement implacable, se garder de et garder une pureté d'action non compromissive. Marcher pieds nus sur le fil du glaive. La quête du sabre.

    Terrible leçon de chose : la praxis de l'exercice métapolitique se résout trop souvent, lorsqu'elle n'est plus qu'un avatar de tentative de survie individuelle, en une grandiloquente posture romantique. Lot de consolation que l'on s'attribue soi-même comme une décoration que l'on accrocherait à la boutonnière de notre propre vacuité. Ce que Nietzsche fustigeait sous le concept de décadence.

    André Murcie.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LA REACTION PAÏENNE.

    PIERRE DE LABRIOLLE.

    ETUDE SUR LA POLEMIQUE ANTICHRETIENNE

    DU 1° AU VI° SIECLE.

    Juin 2005. Editions du Cerf.

     

    Etrange nous étions-nous dit que le Cerf, ô combien proche des obédiences catholiques, se soit lancé dans la réédition de ce célèbre ouvrage absent des devantures de nos librairies depuis plus d’un demi-siècle. Il est vrai que la crise du livre et du lectorat incite les maisons d’édition à faire feu de tout bois ( de croix ) et à sortir n’importe quel ouvrage susceptible d’accrocher un public quelconque. Rassurons-nous la divine providence n’a pas permis que sous prétexte d’équilibrer les comptes le Cerf ait entendu une fois de plus le coq chanter à sa porte.

    Cette Réaction Païenne de Pierre de Labriolle n’est pas très vive. Ne comptons guère sur elle pour ranimer la flamme sacrée des vestales. Pierre de Labriolle parle de l’intérieur de son camp. Celui de l’Eglise. Ce qui ne l’empêche point de faire preuve d’une certaine objectivité dans ses expositions. A la limite il aurait mieux valu pour sa renommée de chercheur qu’il ait été beaucoup plus partial, qu’il ait transformé les païens en grands méchants satans et les pieuses brebis de l’Eglise en innocentes colombes spirituelles. On lui aurait reproché son parti-pris ce qui eut été un moindre défaut comparé à sa cécité dialectique.

    Pour Pierre de Labriolle, la cause est entendue. Les chrétiens ont gagné. Certes ils ont parfois mal agi et n’ont pas toujours été d’une scrupuleuse honnêteté intellectuelle. Ils ont même fomenté quelques coups bas mais les faits sont là, indiscutables. De toutes les manières les païens ont commis bien pire : qui ne se souvient des odieuses et meurtrières persécutions de Domitien, de Dèce et de Dioclétien ? Le sang de nos martyrs absout tous nos péchés. Point à la ligne.

    Le concept de renaissance païenne n’entre pas dans les catégories mentales de Pierre de Labriolle. Ces animaux antéchristiques sont classés parmi les espèces disparues. Corps et biens. Ames et maux. Entre nous soit dit plutôt dans la colonne des profits que dans celle des pertes. La Réaction Païenne est paru en 1934, l’Europe traverse alors une de ses époques les plus tumultueuses, dans pratiquement tous les pays qui la composent la question païenne remonte à la surface. Pour une fois le miracle de la résurrection n’est pas chrétien ! Il y a là de quoi s’interroger pour un historien. Si la contribution de Pierre de Labriolle à ces grandes conflagrations se résume à ce rappel des racines chrétiennes de l’Europe nous ne pouvons nous empêcher de penser que nous sommes en présence d’une prospection à bien courte vue. Nous avons l’impression que Pierre de Labriolle bétonne nos fondations pour mieux empêcher tout redéploiement impérieux futur. Le vingt-et-unième siècle sera catholique ou ne sera pas, tel serait l’ultime message labriollien adressé aux futures générations.

    Mais Pierre de Labriolle s’il croit à l’incarnation du Christ en la chair meurtrie du monde a une vision des plus séraphiques de la lutte des idées. Celles-ci se débattent dans le bocal clos des boîtes crâniennes. Monsieur l’Intellectuel ne sort pas de ses livres et encore moins de sa maison. L’opposition paganisme / christianisme aurait été une simple joute d’écrivains des deux bords s’amusant à se lancer arguments et contre-arguments à la figure.

    Nous ne boudons pas notre plaisir. Revisiter Celse, Porphyre et Proclus nous agrée mais confiner l’action païenne à l’étude de ses penseurs émérites nous semble très réducteur. Cette façon de procéder dilue la mise en évidence des enjeux qui structurèrent cette lutte. Ce qui se joue ce n’est ni plus ni moins que la survie de l’Empire. Pierre de Labriolle remarque bien que si l’un des griefs des plus importants de Celse à l’égard des chrétiens consiste en leur renonciation partisane à la vie publique, ce reproche essentiel disparaît des diatribes païennes dès les premiers écrits de Plotin. Mais il ne tire aucune conclusion de ce phénomène se contentant de déclarer que ce sont les milieux néo-platoniciens qui à partir de Plotin et jusqu’à la fermeture de l’école d’Athènes par Justinien en 629 assureront la résistance contre l’hégémonie montante du christianisme.

    Ce néo-platonisme est déconcertant. Non pas en sa généalogie philosophique elle-même. De Platon à Plotin la filiation est évidente. Plotin a en quelque sorte occidentalisé la pensée de Platon en la débarrassant de ses teintures orientales. Les emprunts égyptiens par lesquels Platon dénatura le vieux fond sophistique de l’antique Grèce, que nous nommons aujourd’hui présocratique, Plotin les ignore mais les remplace par une interprétation toute stoïcienne du concept de logos, non plus entrevu en tant que dynamis aristotélicienne du devenir démocritéen mais en tant que l’image de l’unicité monothéique initialisatrice. Ce coup de force de Plotin nous permet de comprendre pourquoi le christianisme s’est si rapidement installé en Grèce. N’oublions pas que les Evangiles furent écrites en langue grecque et que beaucoup d’entre elles, tant parmi les apocryphes que les canoniques, portent les traces du savoir grec. N’insistons pas sur la tarte à la crème logosique du cuisinier Jean.

    L’autre interprétation de l’œuvre platonicienne qui prévalut chez les esprits plus profondément païens reste marquée par le vieux fond d’incrédulité protagorienne de la sagesse grécisante originelle. L’on ne s’attarde guère dans le monde des idées éternelles que l’on ne déclare au plus vite intangibles que pour mieux s’en défaire. Mais on ne les oublie pas : on se sert même de leur précieuse êtralité pour développer une pragmatique des plus questionnantes sur le monde grossier et illusoire qui nous entoure. En d’autres termes l’on déploie une stratégie ô combien critique de scepticisme généralisé quant aux idées reçues et aux comportements humains : croyances religieuses, coutumes sociétales, exercice du pouvoir politique, tout est passé au crible dialectique de la raison raisonnante.

    Le paganisme de la première Rome resta tributaire de cette deuxième manière d’appréhender le monde. Les rites suffisaient aux Dieux. Leur stricte observance permettait de les tenir éloignés de sa liberté de conscience. Deux augures ne pouvaient se regarder sans se pouffer de rire. Le soir après boire dans les campements de légion l’on affirmait bien que dans les anciens temps Castor, Pollux et Mars étaient descendus, en chair et en os, dans d’obscures batailles, dont plus personne ne se souvenait du nom, redresser la déroute de bataillons romains en déshérence, mais il n’était pas nécessaire de croire en la verbeuse vérité de ce manège enchanté.

    Alors pourquoi à ce paganisme triomphant de libre-penseurs se substitua-t-il dès le troisième siècle ce mysticisme païen de mauvais aloi ? Il existe une réponse traditionnelle à cette question, que très souvent l’on pose sous une forme moins virulente que la nôtre. L’on accuse l’air du temps, la mode des religions orientalisantes à laquelle le paganisme avait dû de gré ou de force s’adapter. L’explication paraît si courte que l’on ajoute que l’institution impériale en limitant les ambitions politiques des uns et des autres les avait forcés à chercher des dérivatifs de moindre qualité : puisque l’on ne pouvait plus espérer devenir consul l’on se lançait dans d’abstruses recherches religieuses. Au relativisme politique l’on préférait l’absolu intérieur de sa conscience.

    L’inquiétude est mauvaise conseillère. La pression barbare sur les frontières dés les débuts du règne de Marc Aurèle aurait paniqué les esprits. Puisque les Légions n’étaient plus invincibles et n’assuraient plus la paix des Dieux et de l’âme l’on s’est raccroché à la première bouée de survie spirituelle qui passait à portée de main. Un peu comme les passagers du Titanic qui faute de chaloupes se sont regroupés afin de chanter « Plus près de Toi mon Dieu… » !

    Il y a sûrement en ces arguments du vrai, du beau et du juste, pour parler comme Platon. Mais soyons un peu comme les cyniques, appelons un chien un chien, et mordons à l’endroit où ça fait mal. Pour filer la métaphore animalière nous expliquerons qu’en l’absence de grives l’on se contente de merles. Le premier paganisme, des origines à Marc Aurèle, est un paganisme politique. Tout comme toute politique il ne peut s’exercer que s’il est au pouvoir, ou dans une dialectique de conquête du pouvoir. Lorsque Constantin désigne le christianisme comme l’unique religion de l’Etat Romain la ligne de front principale du paganisme s’effondre.

    Il ne s’effondre pas sous les coups du boutoir constantinien. Mais de l’intérieur, sur lui-même. L’institution impériale s’est coupée des grandes masses. Lorsque l’on pense à la ferveur populaire qui entoura Néron et à l’indifférence polie qui prévalut à la mort de Marc Aurèle non seulement l’on pressent la distance intersidérale qui éloigne sur un plan strictement métaphysique le statut du Sage de celui de l’Artiste mais l’on comprend comment le principat s’est coupé de ses racines républicaines et se trouve tout près de s’offrir à un détournement monarchique théocratique.

    Un Aurélien, un Dioclétien auront vu le danger chrétien. Ils essaieront d’y parer. Mais ni le renouveau théologique Sol Invictien du premier, ni l’instauration de la Tétrarchie du second ne parviendront à infléchir la trajectoire catastrophique. La décision de Constantin n’entérine qu’un état de fait : le paganisme politique a perdu la bataille politique. Autant dire qu’il ne reste plus rien de ses éléments essentiels.

    Par la force des choses la deuxième ligne de repli du paganisme se constituera sur ses aspects les moins constitutifs. Le visage religieux du second paganisme néo-platonicien porte en sa nature même la définition de sa défaite. Il n’est plus qu’un combat d’arrière-garde car il est caractérisé et par son propre renoncement à sa propre dimension ontologique et par son acceptation de continuer la lutte sur le terrain choisi et imposé par un ennemi implacable.

    Toutefois il faut reconnaître que les néo-platoniciens ne rendirent jamais les armes, et si le combat cessa ce fut bien faute de combattants. Et même une fois qu’ils furent morts et enterrés l’Eglise n’en fut pas quitte pour autant. D’abord durant des siècles se multiplièrent de nombreuses sectes gnostiques qui de l’intérieur même du christianisme entretinrent toute une confuse mystique néo-platonicienne qui n’osa jamais avouer son nom. Mais cela n’était rien par rapport à ce que par ironie nous nommerons le réveil de l’an mille. Car la renaissance païenne européenne autour de Macile Ficin quelque mille années après la mort de Julien s’opéra sous la forme même de sa disparition, celle du néo-platonisme. Comme ces scorpions que l’on a congelés et qui une fois réveillés repartent de l’avant à l’endroit exact de leur vie arrêtée.

    Julien occupe une place de choix dans cette Réaction Païenne. Par un miracle plus apllonien que christique ses écrits nous furent en effet préservés et Pierre Labriolle ne pouvait décemment passer sous silence de tels documents qui s’inscrivent si conformément dans le sujet de son ouvrage. Mais surtout parce que Pierre de Labriolle a une très nette conscience du danger dont la mort de Julien a délivré l’Eglise.

    Néo-platonicien dans l’âme à son accession au pouvoir Julien en était revenu, grâce à son expérience politique acquise en deux années de règne, à un paganisme d’esprit impérieux beaucoup plus pragmatique. Au retour de son anabase perse Julien était prêt à casser définitivement, par la force et tous les moyens coercitifs nécessaires, les reins du christianisme et de l’Eglise. Un javelot chrétien a eu raison des derniers martyrs si chers au cœur éploré de notre Pierre très-chrétien de Labriolle.

    Nous vivons actuellement les temps d’une nouvelle renaissance païenne. Multiforme et contradictoire. Pour nous, nous nous plaçons dans une continuité historique impérieuse car elle nous paraît la seule qui puisse s’opposer au christo-mothéisme-libéral en cours de déploiement.

    ( 2008 in Les Cabrioles de Labriole )

     

    LA FIN DU PAGANISME.

    GASTON BOISSIER

    ETUDE SUR LES DERNIERES LUTTES RELIGIEUSES

    EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

    LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

     

    TOME I. 394 p.

     

    Membre de l'Académie Française et de l'Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, ponte éminent de l'université au dix-neuvième siècle, Gaston Boissier est un oublié de la célébrité. Pour notre part nous prenons toujours autant de plaisir à parcourir ses livres. Nos chroniques sur Cicéron et ses amis ou sur La conjuration de Catilina publiées dans les trois premiers volumes de nos Chroniques de pourpre témoignent de notre attachement à son érudition tranquille. Nous comprenons que les chercheurs modernes le boudent tant soit peu, il ne s'embarrasse guère de multiples précautions méthodologiques pour affirmer ce qu'il pense et il professe une trop respectueuse soumission aux sources textuelles pour ne pas paraître suspect aux chantres de notre modernité pointilleuse.

    Cette entrée en matière risque de nous attirer quelques sourires de dérision exaspérée parmi les ailes droite et gauche de notre lectorat mais nous ne nous sommes jamais prévalu d'un quelconque respect aux molles normes des sciences d'analyse dites humaines pour nous en inquiéter. D'autant plus qu'à la simple lecture de ce premier tome il appert que la fin du paganisme est pour notre cicerone avant tout un fait historique depuis longtemps résolu qu'il convient d'analyser en tant qu'objet d'étude dépourvu de toute résonance opératoire. L'exact contraire de notre position.

    Ce premier tome commence en toute logique par l'analyse du règne de Constantin. De nombreuses pages sont consacrées au commentaire du fameux ( et aujourd'hui controversé en son existence même ) Edit de Milan. Gaston Boissier ne s'arrête pas au texte lui-même tels que Lactance et Eusèbe l'ont rapporté, mais il essaie d'en comprendre la dialectique sociétale qui a pu engendrer une telle promulgation. Que cet Edit ait été pour Constantin une manière de se démarquer de la politique christophobe de ses prédécesseurs et anciens concurrents éliminés ne fait pas de doute. Tout nouveau pouvoir entend dès les premières années de son entrée en fonction établir une différence avec la situation antérieure à laquelle il est censé apporter quelques nouveaux remèdes.

    La persécution de Domitien n'ayant pas eu l'effet escompté il semblait que les temps fussent mûrs pour l'instauration d'une nouvelle donne religieuse ou pour plus exactement parler d'un nouveau pacte social. L'on a beaucoup glosé sur le choix de Constantin, est-il celui d'un convaincu qui s'est avancé à visage couvert, ou l'option opportuniste d'une réunification de l'Empire tétrarchique selon la première idéologie acceptable qui se présentait ?

    Le premier déçu fut vraisemblablement Constantin. Cet homme qui croyait avoir riveté pour longtemps le sentiment d'appartenance national et qui aurait pu à rebours de Louis XV clamer haut et fort «  Avant moi le déluge ! » dut s'en mordre les doigts. A peine proclamé religion officielle le christianisme ne manqua pas de retourner sa hargne et son ressentiment contre lui-même. Constantin dut se salir les mains et trifouiller dans le cambouis hérétique. Mauvais Donatistes et bons Ariens lui donnèrent bien du fil à retordre.

    L'Eglise y perdit son ascendant divin mais ce fut pour elle une magnifique occasion de se mêler au pouvoir régalien de l'Etat. En acceptant de devenir la serve de l'Empereur, elle apprit et comprit les mécanismes de la servitude, qu'elle ne tarderait pas à appliquer à la société civile et politique.

    L'Histoire est connue et nous ne la répèterons pas. Gaston Boissier préfère poser la question qui fâche. Pourquoi l'Eglise, notons qu'il emploie plutôt le terme de christianisme de préférence à notre vocable qui porte le débat sur un plan beaucoup plus politique que culturel, vainquit-elle si facilement ? Bien entendu il n'apporte aucune réponse définitive mais en analysant le règne de Julien il retourne l'interrogation en demandant pour quelle raison le paganisme se laissa vaincre sans pratiquement résister ?

    Excellente méthode. Ce n'est jamais par la faute de nos ennemis qui sont plus forts que nous mais de la nôtre qui sommes plus faibles qu'eux. Au lieu de s'en remettre au ciel ou aux dieux il convient de s'en prendre d'abord à soi-même.

    Le Julien de Gaston Boissier est des plus intéressants. Il en fait non le champion d'un paganisme philosophique mais un dévot assez peu dissemblable de ses méfrères chrétiens. Julien n'est pas le chantre de l'Imperium mais un des derniers païens qui se désolent du peu de foi de ses alter-égos. Selon Boissier si les temples sont désertés ce n'est pas parce que l'Eglise en a proscrit depuis Constantin la fréquentation mais parce que les fidèles ne croient plus aux anciens dieux depuis belle lurette. Julien ne serait qu'un passéiste qui tenterait de ranimer une flamme éteinte depuis longtemps.

    Julien n'aurait pas su galvaniser les foules païennes qui attendaient de leur Imperator autre chose que des prières et des sacrifices. Ce Julien dévot nous déplaît souverainement. Gaston Boissier passe sous silence les attaques incessantes de l'Eglise contre les superstitions païennes : rouvrir les temples et rameuter les foules aux cérémonies était aussi un moyen de ne pas avoir l'air de céder devant les railleries christanophilesques. Il est une dimension que Gaston Boissier ne prend jamais en compte dans son appréciation de l'oeuvre julienne : c'est pourtant un des facteurs clé de toute entreprise d'importance : Julien n'a même pas bénéficié de trois années pleines pour réaliser son programme. Le parvis des temples n'aurait-il pas retrouvé leur ancienne animation si Julien avait pu bénéficier d'un règne de vingt ans ?

    Gaston Boissier ironise : parmi les partisans déclarés de Julien il y avait davantage de courtisans prêts à passer sous les fourches caudines de ses caprices les plus étranges que de membres de cette élite romaine qui refusa de le rejoindre. L'on ne changera pas la nature humaine, par contre nous avons déjà maintes fois expliqué pourquoi la noblesse païenne se cantonna dans un attentisme prudent. Les réformes de Julien n'étaient pas que religieuses, elles attentaient aussi à l'ordre économique et exigeaient sinon une nouvelle répartition des richesses du moins un contrôle des agiotages financiers. Ce n'est pas en organisant un service de charité païenne que Julien espéraient s'attacher la fidélité des grandes masses plébéiennes, les propriétaires terriens n'étaient pas dupes de ce que l'Empereur leur réservait : un bon édit du maximum avec une véritable police des prix.

    Toutefois Gaston Boissier ne partage pas les mêmes préventions que nos contemporains envers Julien. L'Hélios-Roi son plus fameux traité dont nombre de penseurs s'obstinent à décrier l'aspect fumeux, lui apparaît comme une oeuvre des mieux-venues et dont le dessein général s'accordait à merveille avec son projet de reviviscence paganiste. De même il ne méjuge pas de l'interdiction prononcée par Julien aux chrétiens qui voulaient enseigner les belles-lettres. Il va même jusqu'à louer cette mesure qui en écartant les chrétiens des textes païens leur aurait permis d'approfondir l'exégèse de leurs propres écrits sacrés.

    Ne voyez aucune cruelle ironie en cette assertion, nous sommes au coeur même de la problématique boissérienne : ce que l'on pourrait nommer la coupure épistémologique entre le paganisme et le christianisme, si elle s'est effectuée comme sur du velours, la faute en reviendrait à l'imprégnation des cervelles chrétiennes par la culture greco-latine.

    Ainsi Tertullien, le premier grand vitupérateur du paganisme, qui couvre d'insulte et d'opprobre l'ensemble de la production littéraire romaine et hellénique, n'est qu'un incorrigible nostalgique de la rhétorique cicéronienne. A tel point que l'on ne peut comprendre le sens d'un de ses derniers traités Le Manteau si l'on ne remet pas en perspective son écriture avec le désir d'accomplir une espèce de traité de style à la manière de... dans le but de démontrer à ses concitoyens que le christianisme n'avait pas éteint en lui les flamboyances de la Littérature antique.

    De même Saint Augustin et saint Jérôme ne parviendront jamais à se détacher de leur profonde admiration envers leurs premières amours littéraires. Les contempteurs ne sont pas contents. L'étrange conversion d'Augustin qui passe son temps entouré de quelques disciples à lire et relire l'Hortensius de Cicéron et qui avoue l'insipidité des textes bibliques est des plus récréatives. Quant à Jérôme l'exécrateur par excellence de la paganité, il faut entendre les sophismes qu'il emploie pour expliquer son indéfectible soumission à la beauté des dialogues platoniciens, c'est à ne pas y croire !

    Minucius Félix est beaucoup moins connu qu'Augustin et Jérôme. Il n'en a pas moins rédigé une petite apologétique christophile. Son Octavius, dialogue cicéronien – encore un – qui compte la conversion d'un pauvre païen – de fait il est plutôt aisé - aux lumières de la doctrine chrétienne nous laisse songeurs. Minucius Félix n'a pas l'air d'accorder une large créance aux arguments puisés dans les écrits testamentaires. Cela ressemble à une conversion par l'absurde. Pas une seule fois il ne citera le nom du Christ ou n'entreprendra d'éblouir son futur condisciple par la relation d'un des nombreux miracles opérés par le sieur Jésus.

    Minucius Félix ne prêche pas à un converti mais à une personne instruite qui n'est pas née de la dernière pluie. Pas question de l'enivrer avec le mauvais vin teinté de trop d'eau des noces de Cana. L'intelligentsia païenne ne saurait être appâté par des produits frelatés. Il lui faut le pur miel de l'Hymette et surtout pas une contre-façon. C'est donc en recensant les auteurs grecs et latins dont certaines déclarations seraient en parfaite adéquation avec la dogmatique chrétienne que notre heureux Minucius tente de s'emparer de l'âme du préposé Caelius. Il ne réussira que trop bien. Caelius n'a pas l'impression d'être astreint à de profonds changements puisque tout son endoctrinement fait appel à ses lointains souvenirs scolaires. Le christianisme avance en catimini, sur les pantoufles feutrées de la culture gréco-latine ! Qui s'en méfierait !

    Au-delà des anecdotes personnelles il faut comprendre l'interpénétration du christianisme par la culture païenne comme une évidence historique. Dès que le christianisme eut quitté les cuisines et les dortoirs des esclaves pour entrer dans les appartements des couches sociales plus huppées il dut changer de nature. Les contes à dormir debout des Evangiles furent rejetées comme nourriture intellectuelles indigestes. Entre un apologue christique et un paradoxe philosophique la distance est immense. Les esprits habitués à la philosophie eurent du mal à admettre les historiettes bibliques.

    Le travail des premiers pères de l'Eglise consista à combler le fossé. Il fallut plus d'un siècle de commentaires ardus pour bâtir autour des textes sacrés chrétiens toute une série d'échafaudage intellectuels destinés à en ravaler les mornes façades. C'est avec des matériaux philosophiques directement empruntés à l'ancienne littérature que créa les trompe-l'oeil nécessaires à simuler une profondeur spirituelle originellement absente.

    Jusqu'à l'ultime fin de l'imperium occidental l'enseignement antique survécut. L'on étudiait la grammaire et la rhétorique sur les écrits des anciens écrivains païens. Il était impossible de faire autrement : l'attrait de la culture antique était trop précieux et trop fort pour que l'Eglise s'en débarrassât trop vite. Plus tard l'Eglise parvint à rejeter le legs antique. Mais l'imprégnation avait été trop puissante. Le cheval de Troie de la philosophie grecque introduit au coeur de la théologie chrétienne attendit près d'un millénaire que l'on vienne le réveiller, encore qu'il ne dormit jamais que d'un oeil et qu'il remplit merveilleusement son office.

    L'Eglise n'avait qu'à s'en prendre à elle-même si elle n'avait pas prêté une oreille assez attentive aux leçons d'Homère ! L'on peut même dire qu'elle fut punie par là où elle pêcha ! A la fin de ce premier tome nous n'en sommes pas là ! Gaston Boissier se contente de nous révéler «  Comment les éléments sacrés et profanes se sont fondus ensemble dans le christianisme ».

    Le lecteur ne manquera pas de lire, pour rire un peu ou se dégourdir les zygomatiques, l'Appendice consacré aux Persécutions. Le livre fut écrit au moment ou les lois laïques séparaient l'Eglise de l'état, est-ce un hasard si nous entreprenons de le commenter au moment même où ces mêmes lois sont dans la mire convergente des idéologies communautaristes ?

    Les persécutions des premiers chrétiens font de nos jours figure de tarte à la crème. L'on a beau les grossir démesurément ou en exagérer à outrance l'importance, elles n'attisent que la pitié et la commisération quand on les compare aux innombrables tortures tant physiques que morales engendrées par l'Eglise inquisitoriale. Et si on pousse l'outrecuidance à les mettre en relation avec la déportation et l'élimination systématique des opposants du troisième reich allemand opérées dans le silence général des nations très chrétiennes et occidentales, leur dénonciation ne suscitent plus qu'un silence gêné chez beaucoup d'historiens modernes. Gaston Boissier qui vient avant les tumultes explosifs du vingtième siècle incriminé, se défend d'en proscrire l'existence. Ces regrettables persécutions ont bien dû exister puisque l'on en parle, même si nous ne possédons pas de preuves tangibles, nous assure-t-il. Que dieu l'entende !

    Pour nous, nous trouvons tant soit peu contradictoire que ces mêmes chrétiens qui ne jurent que par les palmes du martyre de leur Dieu, de leurs saints et de leurs adeptes, soient les premiers à dénoncer la cruauté des persécutions. Qu'aurait été le Christ si les légionnaires romains ne s'étaient pas donnés le mal de le clouer sur sa sacrée croix ? Les persécutions ont-elles davantage engendré le christianisme que le témoignage des premiers prédicateurs ?

    Ce premier tome est des plus instructifs. Dans sa courte introduction Gaston Boissier ne se cache pas d'avoir réduit ses recherches à la lecture minutieuse des seuls documents littéraires. Cette fin du paganisme n'est pas un livre d'histoire mais un ouvrage littéraire. Ce parti-pris nous charme. L'Imperium est notre héritage certes, il est notre commandement historial et notre devenir politique certes, mais il s'est historialement façonné et transmis selon son inscription littéraire en l'Histoire du monde. Nous ne devons pas l'oublier. Ce n'est pas un hasard si notre combat pro imperio ad imperium est avant tout un combat littéraire.

     

    ( 2008 / La faim du paganisme )

     

    LA FIN DU PAGANISME. ( II )

    GASTON BOISSIER.

    ETUDE SUR LES DERNIERS LUTTES RELIGIEUSES

    EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

    LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

     

    Gaston Boissier ou la force tranquille du style. Inimaginable, imparable, indécelable, il vous ferait avaler des couleuvres longues comme des boas constrictors ou des anacondas géants. Ne souriez point lecteurs fidèles, Gaston Boissier rédigerait votre arrêt de mort pour avoir un peu trop surfer sur Littera-Incitatus, que vous lui enverriez une lettre de remerciement pour la fluidité de son éloquence et l'impression de beauté qui aurait imprégné votre âme lors de cette saine lecture. Il fut élu Secrétaire Perpétuel de l'Académie Française après la mort de René Doumic – rappelons que ce dernier se rattache à la constellation Louÿs / Hérédia - et malgré le peu de respect que nous professons à l'égard de cette vénérable assemblée, il nous faut reconnaître que pour une fois il avait été choisi quelqu'un qui sût écrire.

    Le sous-titre ne rend pas justice de la deuxième partie conclusive de ce volume qui aurait dû s'intituler : en quoi le christianisme a-t-il contribué à la chute de l'Empire Romain ? En rien, ou bien en quantité si négligeable qu'il serait davantage séant de n'en point parler. La réponse de Gaston Boissier est assez nette et péremptoire pour être rapportée au plus vite. Notre auteur prend le taureau du paganisme par les cornes et vous l'achève sur l'autel des regrets perdus à tout jamais.

    Gaston Boissier le manifeste à plusieurs reprises, le combat ne finit pas faute de combattants, mais au vu de la documentation examinée, il semblerait qu'une des deux équipes, celle dont nous sommes les fervents supporters, ait déclaré forfaits avant l'ouverture des hostilités. Publié pour la première fois en 1891, l'étude de Gaston Boissier bénéficie avant tout de la prodigieuse connaissance littéraire de son géniteur. Voici un monsieur qui a tout lu, et chose infiniment plus rare, qui a pris le temps de réfléchir sur ce qu'il fallait accorder de signifiance historiale à chaque texte qu'il soumet à maintes hypothèses. Un écrit vaut moins par ce qu'il raconte, ou par ce que l'auteur a voulu lui confier et lui faire dire, que ce par quoi sa parturience signifie dans et par les circonstances qui l'ont vu naître. En d'autres termes, souvent l'objectivité d'un phénomène est à rechercher hors de l'objet en question.

    Donc une vision littéraire, de-ci, de-là, un rapport archéologique est cité mais l'on pressent plutôt une coquetterie adjacente d'un pur lettré qui notifie en bas de page, comme par un pur dédain, un fait avéré ou une découverte récente qui vient appuyer ses déductions, mais dont il prend bien garde de tirer un avantage définitif. Gaston Boissier est un mallarméen qui s'ignore, l'Imperium est né et est mort dans les livres, et tout le reste est littérature.

    Nous ne doutons point de l'ostracisme méthodologique dont doit être victime notre académicien chez nos historiens modernes. Entre parenthèses, ils ne devraient pas tant se prévaloir de leur scientificité doctrinale ; eux qui encensent à tout bout de champ les mérites incontournables de notre si belle démocratie, alors qu'ils sont rétribués par des institutions éducatives aux mains de gouvernements démocratiques, ne sont guère différents d'un Gaston Boissier qui éludait les responsabilités du christianisme alors qu'il était immergé dans une élistique idéologie réactionnaire fondamentalement chrétienne qui en Europe ne perdit sa prédominance qu'à la suite des désastres de 14-18.

    De plus, Gaston Boissier, il ne l'avoue jamais mais cela transparaît à chacune de ses pages, est habité par l'intime conviction, qu'entre lui et un aristocrate romain du quatrième siècle, la différence n'est pas aussi grande que l'on pourrait l'accroire. Ne sont-ils pas tous deux, par-delà les siècles et leur statut social, réunis par le partage d'un même bagage intellectuel : le trésor des littératures latines et la prééminence intellectuelle accordées à celles-ci sur toute autre vision ou analyse possible et imaginable du réel !

    Le paganisme subsistera longtemps après la victoire définitive dans les campagnes, mais il ne faut pas se faire d'illusion, la dernière bataille s'est jouée à Rome, les combats d'arrière-garde menés par les humbles ne remettront jamais en question l'hégémonique puissance de l'Eglise. Les seuls qui auraient pu inverser les plateaux de la balance sont les riches familles de l'aristocratie sénatoriale de l'Urbs Aeterna.

    Encore qu'il s'agit d'une vue de l'esprit. La société romaine fut avant tout une société d'obéissance. Le plus misérable des esclaves comme le plus haut des dignitaires observaient une même loi, chacun se devait d'obéir à son maître hiérarchique, fût-il le moindre petit maître fauché comme les blés après une pluie de sauterelles ou à plus forte raison l'Empereur lui-même. Certes l'on pouvait tenter sa chance à la roulette russe de l'époque, tous les coups étaient permis pourvu que l'on gagne, Claudien le dernier des grands poëtes latins païens disparaîtra mystérieusement pour avoir aidé la tentative d'Eugène et de Flavien qui tentèrent de s'opposer à Théodose en organisant la sécession de l'Italie...

    Mais dans l'ensemble l'intelligentsia païenne voulut jouer sur les deux tableaux. Refuser en même temps et le christianisme et la révolte. Etrange époque où l'on faisait semblant de ne pas voir : d'une main l'on administrait l'Empire et de l'autre on maintenait coûte que coûte un culte dont la précarité s'accentuait chaque jour. Le vent avait tourné : les chrétiens avaient été rejoints par la grande masse flottante des indécis et des arrivistes qui s'arriment toujours du côté du pouvoir ou de leurs intérêts.

    L'on peut moralement se ranger sous la bannière de Symmaque qui mène l'ultime escarmouche symbolique : l'Autel de la Victoire institué par Auguste et que Théodose ordonne de reléguer hors de l'enceinte sénatoriale, mais il était déjà trop tard. De capitulation en capitulation la noblesse s'est coupée du peuple, un peu comme la gauche européenne actuelle qui de reniement en reniement voit avec surprise les couches populaires privilégier par leur vote les forces de droite qui promettent d'aggraver leur situation.

    Pour être impartial il faut reconnaître que le peuple romain n'existe plus : on l'a transformé depuis longtemps en foule de consommateurs crétinisée. Toute ressemblance avec nos contemporains gavés de jeux télévisés et de RSA en peau de chagrin ne serait pas forcément stupide.

    Les chrétiens ne font que pousser leurs pions, les païens reculent sans cesse, privés de chefs et d'un programme politique. Encore une fois la comparaison avec l'échec des récentes luttes ouvrières en France trahies par les directions syndicales et démunies de toute perspective finale, est des plus éloquentes. La terrible leçon de l'épopée de Julien abandonnée en rase campagne par la noblesse païenne n'a porté aucun fruit. L'on prend les mêmes et l'on ne recommence même pas, des fois que l'on réussirait et qu'il faudrait se démunir de quelques latifundia inexploitées faute de main-d'oeuvre et d'insécurité.

    A ce petit jeu de dupes, à trop vouloir garder l'on ne gagne rien : les Barbares se livrent à une répartition sauvage qui résoudra en quelques confiscations le problème du partage des richesses en le déclinant sous la forme, ô combien irritante mais si habituelle, de l'accaparement individuel.

    L'Eglise n'y est évidemment pour rien. Selon Gaston Boissier, les causes de la disparition de l'Empire remontent à loin, bien avant l'introduction du christianisme. Pas aux temps bénis d'Adam et Eve comme l'on pourrait l'escompter, mais déjà sous Auguste. Le ver était dans le fruit.

    Il est sûr que l'homme est une poire véreuse. Qu'il se porte naturellement vers les solutions les moins contraignantes et les plus agréables. Qu'il soit païen ou chrétien. Et nous sommes certains que l'on compterait, en tout temps, en tous lieux et à toute heure, à quelques infinitésimales virgules près, le même pourcentage d'imbéciles heureux chez les uns comme chez les autres.

    Mais nous partons du principe que le christianisme possède un délétère degré de pénétration et de destruction bien plus élevé que le paganisme. Si le christianisme s'est répandu, en quelque sorte si facilement dans l'Imperium, c'est que sa doctrine coïncidait, avec beaucoup plus de congruence théorique que les évanescences doctorales du paganisme, à cette société romaine d'ordre et de soumission que nous avons stigmatisée dans les premiers paragraphes de cette chronique.

    Le christianisme a agi comme un caméléon bactériel. Son influence mimétique a masqué sa téléologie démagogique. Notre vampirisme démocratique qui vous promet tout le bonheur qu'il ne vous apporte pas à l'unique condition que vous entreteniez sempiternellement, à l'intérieur comme à l'extérieur de vous, le désir de sa parousie épiphanique sans cesse reculée provient tout droit de la chape de plomb christologique qui s'est abattue durant des siècles sur l'Europe.

    Le terrain devenant glissant, Gaston Boissier siffle la fin de la partie et remet la balle au centre. Un partout. Match nul, le christianisme n'a pas été plus destructeur que le paganisme. Mais il est obligé de se couvrir sur ses arrières. La Renaissance, qui a rouvert les portes de la fosse dans laquelle on avait jeté la bête païenne pour mille ans, a dans sa critique de la papale religion retrouvé les reproches que le christianisme des premiers temps adressait au paganisme. Circulez, il n'y a rien à voir, tout est perdu, fors l'honneur chrétien.

     

    ( 2010 / La faim du paganisme )

     

    ARISTOTE, EPICURE, PLATON… 

    LES TEXTES FONDAMENTAUX DE LA PENSEE ANTIQUE.

    SOPHIE-JEAN ARRIEN. REMI BRAGUE. FRANCOIS GAUVIN. CATHERINE GOLLIAU. LUCIEN JERPHAGNON. SOPHIE PUJAS. JACQUELINE DE ROMILLY. OLIVIER SOUAN. PAUL VEYNE.

    LE POINT. HORS-SERIE N° 3. Juillet – Août 2005.

     

    Cela devient une tradition : voici trois ans que l’hebdomadaire pro-libéral de centre-droit se découvre l’âme antique dès que le zénith étéen s’installe au zodiaque des saisons ! Ne nous en plaignons pas. Surtout que ce numéro spécial est plutôt bien fait. Choix de textes intelligent, lexique supplétif, bibliographie, notes, commentaires, introduction, iconographie, rien n’a été laissé au hasard. Bien sûr, la couverture n’affiche que les grosses pointures qui pour la plupart ne se fendent que d’un court topo très rapide alors que par exemple une Sophie-Jean Arrien se paye le part la plus importante et la plus soignée du boulot, mais ainsi fonctionne l’impitoyable loi, dura, sed lex, des hiérarchies du savoir universitaire… les seconds couteaux doivent se contenter des miettes de la célébrité et de la miche du gros labeur. Quand l’on pense que tous nos pontes nationaux se sont permis de dénoncer la honteuse pratique de l’esclavage antique dont ils perpétuent avec une si troublante unanimité les modalités d’exploitation !

    Nous n’interviendrons pas sur l’exposition et le commentaire des pensées explicitées. Disons que l’ensemble peut être lu avec intérêt par tout néophyte qui chercherait pour des raisons diverses à acquérir quelques notions essentielles sur les penseurs de l’Antiquité. Les grandes figures et les différentes écoles sont exposées dans l’ordre chronologique avec clarté et netteté. Par contre nous dénoncerons avec force l’esprit qui a présidé à l’établissement de cette hyperbole philosophique qui court de manière trop unilatérale des premiers présocratiques à Saint–Augustin.

    Nous vivons des temps de grande résurrection : celle de Saint–Augustin que l’on s’est complu à aller chercher dans les poubelles du christianisme. Quand l’on pense qu’un Jerphagnon, l’un des biographes de Julien, s’est empressé de collaborer durant plus de dix ans à cette ineptie intellectuelle ! La doxa libérale avance sur des sandales feutrées. Il y aurait donc une progression logique de la philosophie antique qui poindrait des premiers grecs pour culminer et s’épanouir d’une façon ultra-naturelle dans la théologie chrétienne ! Alléluia ! Hosanna sur les encensoirs et les sistres ! Le paganisme se résoudrait à la vitesse du sucre plongé dans un verre d’eau en le monothéisme catholique ! Logique de la pensée, logique de l’Histoire. Merci Plotin d’avoir su infléchir les Idées platoniciennes vers les hypostases trinitaires de la Sainte-Eglise !

    Comme si l’unité grecque ne résolvait pas son unicité en l’altérité de la multiplicité de l’univers. A l’inverse de la pensée hébraïque les grecs ne pensent pas Le Dieu mais la physis. Les physiciens grecs, quand ils parviennent à codifier l’unicité de la diversité qui s’offre à eux, c’est toujours sous forme d’un élément qui loin de dissoudre la concrétude obstinée du monde, s’ajoute à la somme des données irrémédiables de toutes les présences de l’étant. L’Etre ne nie pas l’Etant, il s’y additionne. La pensée philosophique agrandit le monde, elle le démultiplie. Le monothéisme judéo-chrétien l’amincit, l’épure, le rapetisse. Cela transparaît d’une manière caricaturale lorsque l’on compare les exigences de l’éthique romaine avec les interdictions de la morale chrétienne.

    Certes il est bien un chemin qui mène de Platon au christianisme en passant par Plotin, mais la pente qui descend est aussi la côte qui monte. Parménide avait raison il existe bien deux chemins, mais les fragments du Poème manquent de par leur délabrement de préciser que dans les deux cas il s’agit du même chemin et du chemin même, c’est l’homme protagorien qui par sa démarche, ascendante ou descendante, en signifie le sens. Entre Julien qui escalade les cimes impériumiques et Saint-Augustin qui dégringole vers les marécages du royaume, nos élites intellectuelles ont choisi le moindre effort de reconquête de soi. Dans sa Cité, ils espèrent que Dieu pourvoira à leur petitesse.

    Ce numéro du Point s’inscrit dans cette vaste conjuration si inconsciente qu’elle en devient, sinon naturelle, du moins instinctive, qui consiste à couper l’homme moderne de ses origines antiques, de le laisser sans armes et sans prétention face à ses prédateurs christo-libéraux. N’oublions jamais que celui qui est spolié de son héritage l’est toujours doublement : par ce qu’il a perdu, et par ce dont ses ennemis se sont accrus.

    Toutes ces dernières années les élites libérales ont essayé de détourner les regards de leurs concitoyens de l’idée imperiumale. Critiques acerbes, mensonges éhontés, amalgames douteux, conjurations du silence et des médisances, rien ne nous aura été épargné. Mais notre résistance et nos combats commencent à porter leurs fruits. L’idée de l’Imperium n’a pas été éradiquée. Nous en avons maintenu et perpétué le souvenir et la présence active, à tel point que nos ennemis se doivent de changer de tactique. Puisqu’ils ne peuvent rejeter dans les limbes de l’ignorance oublieuse le legs prodigieux de nos futures renaissances ils s’essaient à le piller, à s’en accaparer, à le pervertir selon leurs finalités afin de nous priver de nos armes essentielles. Mais jamais ils ne coudront de fil blanc nos lambeaux de pourpre.

    ( 2006 / L'encan des philosophes )

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 040 / Janvier 2017

    UN FLEURET NON MOUCHETE

     

    ENQUÊTE SUR UN SABRE

    CLAUDIO MAGRIS

    ( L’IMAGINAIRE / Septembre 2015 )

     

    Même pas un roman. Un court récit qui n’atteint pas les cent pages, mais d’une densité extraordinaire. Cela commence comme tout livre qui veut intéresser son lecteur. Le Narrateur se penche sur son abîme intérieur. Nous croyons être partis pour une introspection toute proustienne. Ne sommes-nous pas en présence d’un vieux prêtre à la retraite ? Pour la vidange des consciences, il faudra repasser. Notre pasteur ne ressasse point ses regrets éternels. Prend le soin de ne pas offusquer ses ouailles en se prévoyant de l’inéluctabilité naturelle de l’existence de Dieu qui n’a pas à être davantage prouvée que cette pomme sur ma table de travail. Pas de quoi fouetter un athée ! D’autant plus que derrière l’écran des certitudes canoniques le lecteur pressent une sorte de scepticisme pondéré des plus sereins. Notre saint homme ne croit que modérément à la bonté des hommes, et celle Du Divin Père ne saurait lui être reprochée puisqu’elle est consubstantiellement inhérente à sa constitution dogmatique…

    Son regard porte sur un gouffre tempétueux bien plus amer. Celui de l’Histoire, avec une Hache majuscule et initiale, serait-on tenté de dire… Ne se prévaut pas de sa courte expérience. L’a bien été diligenté par l’Eglise Mère pour inciter le général Krasnov à insuffler à ses troupes d’occupation de la région de Frioul davantage de modération vis-à-vis des populations civiles… Ne s’étend guère sur le succès de son entremise, à peine le laisse-t-il entendre entre les lignes… Le sort des braves paysans italiens victimes de cruelles et injustes exactions n’est pas le sujet du livre. Le but de Claude Magris n’est pas de jouer sur la corde sensible de la miséricorde des grands principes de l’humanitarisme frelaté des consciences modernes.

    Le héros du roman n’est pas un inconnu. Il est ce que l’on appelle un personnage historique. Une figure mythique pour les amoureux de la geste cosaque. Mais nous sommes loin du Don Paisible de Cholokhov, peut-être aurait-il mieux valu qu’il fût cet officier mort au combat duquel Cholokhov retrouva dans les fontes de son cheval les premiers chapitres de son roman qu’il allait continuer. Mais non, l’ataman Krasnov connut un destin plus tragique que ce cavalier inconnu qui servit peut-être sous ses ordres…

    Ce n’est pas tant la carrière et la disparition longtemps restée non élucidée de Krasnov qui intéressent Claudio Magris. Le personnage de Krasnov est pour notre auteur juste un départ, une piste d’envol pour une réflexion de l’action métapolitique individuelle. Que peut un homme seul face aux forces tumultueuses d’un conflit généralisé ?

    Commence par évacuer la question subsidiaire des traces et des preuves qui témoignent de notre passage dans le vaste monde. Est-ce bien le cadavre de Krasnov dont après la fin de la guerre des officiers allemands en mission recueillent quelques ossements et la garde de son sabre ? A-t-il été réellement abattu par un résistant italien au cours d’un déplacement ? Les avis sont partagés : la solution finale sera apportée par les historiens : Krasnov aura été pendu par les autorités soviétiques en janvier 1947.

    Claudio Magris ne remet pas en doute ce fait désormais historique. Krasnov était violemment anti-communiste. Lui qui se couvrit de gloire en menant des charges de cavalerie de haut vol lors de la première guerre mondiale resta fidèle à son empereur. Fit partie de ces cosaques blancs qui rejoignirent les rangs de Dénikine. Krasnov ne fut pas Makhno. Toute sa culture familiale et politique était en contradiction profonde avec les idéologies néfastes de la chienlit marxiste et anarchiste… Partit en exil, devint romancier…

    Lorsque les Allemands entrèrent en Russie, Krasnov décida de les soutenir. Fut de ces cosaques qui levèrent des régiments et qui crurent qu’en ralliant les nazis, la guerre terminée, leur récompense serait la création d’un état cosaque… Fallut déchanter. Les guerres se perdent aussi… Fut aspiré par le repli des armées germaines qui le cantonnèrent en tant que troupe d’appui dans le nord de l’Italie… La débâcle allemande ne tarda plus. Les anglais proposèrent aux officiers cosaques de signer leur reddition contre la promesse de les installer dans un territoire cosaque dans les Balkans. Les Britanniques ne perdirent pas de temps : suivant les accords secrets de Yalta, ils livrèrent dans les heures qui suivirent nos blanchâtres russkoffs par trop crédules aux agents de Staline… Leur sort était scellé.

    Mais le drame n’est pas là. Il est aussi inutile de s’infatuer de moraline de bonne conscientisation. En défendant La Russie Impériale, en combattant les Rouges et en ralliant les Nazis, Krasnov ne commet aucun choix idéologique. Tout au plus se livre-t-il au jeu du moindre mal optatif et symbolique. Les Cosaques n’avaient pu résister à la puissance des Romanov, pour sauvegarder le maximum de leur indépendance ils s'étaient institués les troupes d’élite de leur vainqueur. Par un glissement progressif vers le déplaisir, ils se rangeront du côté des nazis pour mettre hors d’état de nuire la puissance communiste qui les a chassés de leur territoire. Jeu de dupe du faible qui pense qu’en passsant alliance avec l’un de ses ennemis, il limitera les dégâts et peut-être même entrera dans un cycle de proximales victoires. Claudio Magris ne partage pas l’optimisme des combinaisons néfastes. La souris n’a rien à gagner à entrer dans la guilde des gros matous. L’y perdra sa peau en espérant sauver son âme. A moins que ce ne soit le contraire. Dans les deux cas la situation n’est pas grave, mais désespérée.

    Krasnov n’est pas un imbécile heureux qui prodiguerait confiance en la solidité de la branche pourrie par laquelle il essaie d’enrayer sa chute dans le précipice. Le général ne se targue d’aucune illusion, sait qu’il se trahit lui-même en acceptant le joug de l'aléatoire confiance de ses douteux alliés. Mais à part le suicide - qui serait le renoncement définitif à ses rêves - ne lui reste que la politique du mal en pis. Nous ne sommes pas loin des grandeurs et servitudes militaires d’un pessimiste actif à la Vigny. A moins que toute cette illusoire joute d’ombres noires et de lumières grises ne soit que la figure bariolée d’un nihilisme destructif. Le sombre démenti de toute idendité fondationnelle.

    Le livre de Claudio Magris n’est pas gai. Circonscrit étroitement les limites de l’action métapolitique. Ou vous êtes fort, ou vous êtes faible. Dans ce dernier cas, vos chances de réussir sont minimes. Trés proches du zéro absolu. L’Histoire est impitoyable. Nous oblige à une grande prudence. Ce qui ne signifie point qu’il faille laisser passer son tour lorsque l’instant propice se présente. Avec toutefois cet avertissement implacable, se garder de et garder une pureté d'action non compromissive. Marcher pieds nus sur le fil du glaive. La quête du sabre.

    Terrible leçon de chose : la praxis de l'exercice métapolitique se résout trop souvent, lorsqu'elle n'est plus qu'un avatar de tentative de survie individuelle, en une grandiloquente posture romantique. Lot de consolation que l'on s'attribue soi-même comme une décoration que l'on accrocherait à la boutonnière de notre propre vacuité. Ce que Nietzsche fustigeait sous le concept de décadence.

    André Murcie.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LA REACTION PAÏENNE.

    PIERRE DE LABRIOLLE.

    ETUDE SUR LA POLEMIQUE ANTICHRETIENNE

    DU 1° AU VI° SIECLE.

    Juin 2005. Editions du Cerf.

     

    Etrange nous étions-nous dit que le Cerf, ô combien proche des obédiences catholiques, se soit lancé dans la réédition de ce célèbre ouvrage absent des devantures de nos librairies depuis plus d’un demi-siècle. Il est vrai que la crise du livre et du lectorat incite les maisons d’édition à faire feu de tout bois ( de croix ) et à sortir n’importe quel ouvrage susceptible d’accrocher un public quelconque. Rassurons-nous la divine providence n’a pas permis que sous prétexte d’équilibrer les comptes le Cerf ait entendu une fois de plus le coq chanter à sa porte.

    Cette Réaction Païenne de Pierre de Labriolle n’est pas très vive. Ne comptons guère sur elle pour ranimer la flamme sacrée des vestales. Pierre de Labriolle parle de l’intérieur de son camp. Celui de l’Eglise. Ce qui ne l’empêche point de faire preuve d’une certaine objectivité dans ses expositions. A la limite il aurait mieux valu pour sa renommée de chercheur qu’il ait été beaucoup plus partial, qu’il ait transformé les païens en grands méchants satans et les pieuses brebis de l’Eglise en innocentes colombes spirituelles. On lui aurait reproché son parti-pris ce qui eut été un moindre défaut comparé à sa cécité dialectique.

    Pour Pierre de Labriolle, la cause est entendue. Les chrétiens ont gagné. Certes ils ont parfois mal agi et n’ont pas toujours été d’une scrupuleuse honnêteté intellectuelle. Ils ont même fomenté quelques coups bas mais les faits sont là, indiscutables. De toutes les manières les païens ont commis bien pire : qui ne se souvient des odieuses et meurtrières persécutions de Domitien, de Dèce et de Dioclétien ? Le sang de nos martyrs absout tous nos péchés. Point à la ligne.

    Le concept de renaissance païenne n’entre pas dans les catégories mentales de Pierre de Labriolle. Ces animaux antéchristiques sont classés parmi les espèces disparues. Corps et biens. Ames et maux. Entre nous soit dit plutôt dans la colonne des profits que dans celle des pertes. La Réaction Païenne est paru en 1934, l’Europe traverse alors une de ses époques les plus tumultueuses, dans pratiquement tous les pays qui la composent la question païenne remonte à la surface. Pour une fois le miracle de la résurrection n’est pas chrétien ! Il y a là de quoi s’interroger pour un historien. Si la contribution de Pierre de Labriolle à ces grandes conflagrations se résume à ce rappel des racines chrétiennes de l’Europe nous ne pouvons nous empêcher de penser que nous sommes en présence d’une prospection à bien courte vue. Nous avons l’impression que Pierre de Labriolle bétonne nos fondations pour mieux empêcher tout redéploiement impérieux futur. Le vingt-et-unième siècle sera catholique ou ne sera pas, tel serait l’ultime message labriollien adressé aux futures générations.

    Mais Pierre de Labriolle s’il croit à l’incarnation du Christ en la chair meurtrie du monde a une vision des plus séraphiques de la lutte des idées. Celles-ci se débattent dans le bocal clos des boîtes crâniennes. Monsieur l’Intellectuel ne sort pas de ses livres et encore moins de sa maison. L’opposition paganisme / christianisme aurait été une simple joute d’écrivains des deux bords s’amusant à se lancer arguments et contre-arguments à la figure.

    Nous ne boudons pas notre plaisir. Revisiter Celse, Porphyre et Proclus nous agrée mais confiner l’action païenne à l’étude de ses penseurs émérites nous semble très réducteur. Cette façon de procéder dilue la mise en évidence des enjeux qui structurèrent cette lutte. Ce qui se joue ce n’est ni plus ni moins que la survie de l’Empire. Pierre de Labriolle remarque bien que si l’un des griefs des plus importants de Celse à l’égard des chrétiens consiste en leur renonciation partisane à la vie publique, ce reproche essentiel disparaît des diatribes païennes dès les premiers écrits de Plotin. Mais il ne tire aucune conclusion de ce phénomène se contentant de déclarer que ce sont les milieux néo-platoniciens qui à partir de Plotin et jusqu’à la fermeture de l’école d’Athènes par Justinien en 629 assureront la résistance contre l’hégémonie montante du christianisme.

    Ce néo-platonisme est déconcertant. Non pas en sa généalogie philosophique elle-même. De Platon à Plotin la filiation est évidente. Plotin a en quelque sorte occidentalisé la pensée de Platon en la débarrassant de ses teintures orientales. Les emprunts égyptiens par lesquels Platon dénatura le vieux fond sophistique de l’antique Grèce, que nous nommons aujourd’hui présocratique, Plotin les ignore mais les remplace par une interprétation toute stoïcienne du concept de logos, non plus entrevu en tant que dynamis aristotélicienne du devenir démocritéen mais en tant que l’image de l’unicité monothéique initialisatrice. Ce coup de force de Plotin nous permet de comprendre pourquoi le christianisme s’est si rapidement installé en Grèce. N’oublions pas que les Evangiles furent écrites en langue grecque et que beaucoup d’entre elles, tant parmi les apocryphes que les canoniques, portent les traces du savoir grec. N’insistons pas sur la tarte à la crème logosique du cuisinier Jean.

    L’autre interprétation de l’œuvre platonicienne qui prévalut chez les esprits plus profondément païens reste marquée par le vieux fond d’incrédulité protagorienne de la sagesse grécisante originelle. L’on ne s’attarde guère dans le monde des idées éternelles que l’on ne déclare au plus vite intangibles que pour mieux s’en défaire. Mais on ne les oublie pas : on se sert même de leur précieuse êtralité pour développer une pragmatique des plus questionnantes sur le monde grossier et illusoire qui nous entoure. En d’autres termes l’on déploie une stratégie ô combien critique de scepticisme généralisé quant aux idées reçues et aux comportements humains : croyances religieuses, coutumes sociétales, exercice du pouvoir politique, tout est passé au crible dialectique de la raison raisonnante.

    Le paganisme de la première Rome resta tributaire de cette deuxième manière d’appréhender le monde. Les rites suffisaient aux Dieux. Leur stricte observance permettait de les tenir éloignés de sa liberté de conscience. Deux augures ne pouvaient se regarder sans se pouffer de rire. Le soir après boire dans les campements de légion l’on affirmait bien que dans les anciens temps Castor, Pollux et Mars étaient descendus, en chair et en os, dans d’obscures batailles, dont plus personne ne se souvenait du nom, redresser la déroute de bataillons romains en déshérence, mais il n’était pas nécessaire de croire en la verbeuse vérité de ce manège enchanté.

    Alors pourquoi à ce paganisme triomphant de libre-penseurs se substitua-t-il dès le troisième siècle ce mysticisme païen de mauvais aloi ? Il existe une réponse traditionnelle à cette question, que très souvent l’on pose sous une forme moins virulente que la nôtre. L’on accuse l’air du temps, la mode des religions orientalisantes à laquelle le paganisme avait dû de gré ou de force s’adapter. L’explication paraît si courte que l’on ajoute que l’institution impériale en limitant les ambitions politiques des uns et des autres les avait forcés à chercher des dérivatifs de moindre qualité : puisque l’on ne pouvait plus espérer devenir consul l’on se lançait dans d’abstruses recherches religieuses. Au relativisme politique l’on préférait l’absolu intérieur de sa conscience.

    L’inquiétude est mauvaise conseillère. La pression barbare sur les frontières dés les débuts du règne de Marc Aurèle aurait paniqué les esprits. Puisque les Légions n’étaient plus invincibles et n’assuraient plus la paix des Dieux et de l’âme l’on s’est raccroché à la première bouée de survie spirituelle qui passait à portée de main. Un peu comme les passagers du Titanic qui faute de chaloupes se sont regroupés afin de chanter « Plus près de Toi mon Dieu… » !

    Il y a sûrement en ces arguments du vrai, du beau et du juste, pour parler comme Platon. Mais soyons un peu comme les cyniques, appelons un chien un chien, et mordons à l’endroit où ça fait mal. Pour filer la métaphore animalière nous expliquerons qu’en l’absence de grives l’on se contente de merles. Le premier paganisme, des origines à Marc Aurèle, est un paganisme politique. Tout comme toute politique il ne peut s’exercer que s’il est au pouvoir, ou dans une dialectique de conquête du pouvoir. Lorsque Constantin désigne le christianisme comme l’unique religion de l’Etat Romain la ligne de front principale du paganisme s’effondre.

    Il ne s’effondre pas sous les coups du boutoir constantinien. Mais de l’intérieur, sur lui-même. L’institution impériale s’est coupée des grandes masses. Lorsque l’on pense à la ferveur populaire qui entoura Néron et à l’indifférence polie qui prévalut à la mort de Marc Aurèle non seulement l’on pressent la distance intersidérale qui éloigne sur un plan strictement métaphysique le statut du Sage de celui de l’Artiste mais l’on comprend comment le principat s’est coupé de ses racines républicaines et se trouve tout près de s’offrir à un détournement monarchique théocratique.

    Un Aurélien, un Dioclétien auront vu le danger chrétien. Ils essaieront d’y parer. Mais ni le renouveau théologique Sol Invictien du premier, ni l’instauration de la Tétrarchie du second ne parviendront à infléchir la trajectoire catastrophique. La décision de Constantin n’entérine qu’un état de fait : le paganisme politique a perdu la bataille politique. Autant dire qu’il ne reste plus rien de ses éléments essentiels.

    Par la force des choses la deuxième ligne de repli du paganisme se constituera sur ses aspects les moins constitutifs. Le visage religieux du second paganisme néo-platonicien porte en sa nature même la définition de sa défaite. Il n’est plus qu’un combat d’arrière-garde car il est caractérisé et par son propre renoncement à sa propre dimension ontologique et par son acceptation de continuer la lutte sur le terrain choisi et imposé par un ennemi implacable.

    Toutefois il faut reconnaître que les néo-platoniciens ne rendirent jamais les armes, et si le combat cessa ce fut bien faute de combattants. Et même une fois qu’ils furent morts et enterrés l’Eglise n’en fut pas quitte pour autant. D’abord durant des siècles se multiplièrent de nombreuses sectes gnostiques qui de l’intérieur même du christianisme entretinrent toute une confuse mystique néo-platonicienne qui n’osa jamais avouer son nom. Mais cela n’était rien par rapport à ce que par ironie nous nommerons le réveil de l’an mille. Car la renaissance païenne européenne autour de Macile Ficin quelque mille années après la mort de Julien s’opéra sous la forme même de sa disparition, celle du néo-platonisme. Comme ces scorpions que l’on a congelés et qui une fois réveillés repartent de l’avant à l’endroit exact de leur vie arrêtée.

    Julien occupe une place de choix dans cette Réaction Païenne. Par un miracle plus apllonien que christique ses écrits nous furent en effet préservés et Pierre Labriolle ne pouvait décemment passer sous silence de tels documents qui s’inscrivent si conformément dans le sujet de son ouvrage. Mais surtout parce que Pierre de Labriolle a une très nette conscience du danger dont la mort de Julien a délivré l’Eglise.

    Néo-platonicien dans l’âme à son accession au pouvoir Julien en était revenu, grâce à son expérience politique acquise en deux années de règne, à un paganisme d’esprit impérieux beaucoup plus pragmatique. Au retour de son anabase perse Julien était prêt à casser définitivement, par la force et tous les moyens coercitifs nécessaires, les reins du christianisme et de l’Eglise. Un javelot chrétien a eu raison des derniers martyrs si chers au cœur éploré de notre Pierre très-chrétien de Labriolle.

    Nous vivons actuellement les temps d’une nouvelle renaissance païenne. Multiforme et contradictoire. Pour nous, nous nous plaçons dans une continuité historique impérieuse car elle nous paraît la seule qui puisse s’opposer au christo-mothéisme-libéral en cours de déploiement.

    ( 2008 in Les Cabrioles de Labriolle )

     

    LA FIN DU PAGANISME.

    GASTON BOISSIER

    ETUDE SUR LES DERNIERES LUTTES RELIGIEUSES

    EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

    LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

    TOME I. 394 p.

     

    Membre de l'Académie Française et de l'Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, ponte éminent de l'université au dix-neuvième siècle, Gaston Boissier est un oublié de la célébrité. Pour notre part nous prenons toujours autant de plaisir à parcourir ses livres. Nos chroniques sur Cicéron et ses amis ou sur La conjuration de Catilina publiées dans les trois premiers volumes de nos Chroniques de pourpre témoignent de notre attachement à son érudition tranquille. Nous comprenons que les chercheurs modernes le boudent tant soit peu, il ne s'embarrasse guère de multiples précautions méthodologiques pour affirmer ce qu'il pense et il professe une trop respectueuse soumission aux sources textuelles pour ne pas paraître suspect aux chantres de notre modernité pointilleuse.

    Cette entrée en matière risque de nous attirer quelques sourires de dérision exaspérée parmi les ailes droite et gauche de notre lectorat mais nous ne nous sommes jamais prévalu d'un quelconque respect aux molles normes des sciences d'analyse dites humaines pour nous en inquiéter. D'autant plus qu'à la simple lecture de ce premier tome il appert que la fin du paganisme est pour notre cicerone avant tout un fait historique depuis longtemps résolu qu'il convient d'analyser en tant qu'objet d'étude dépourvu de toute résonance opératoire. L'exact contraire de notre position.

    Ce premier tome commence en toute logique par l'analyse du règne de Constantin. De nombreuses pages sont consacrées au commentaire du fameux ( et aujourd'hui controversé en son existence même ) Edit de Milan. Gaston Boissier ne s'arrête pas au texte lui-même tels que Lactance et Eusèbe l'ont rapporté, mais il essaie d'en comprendre la dialectique sociétale qui a pu engendrer une telle promulgation. Que cet Edit ait été pour Constantin une manière de se démarquer de la politique christophobe de ses prédécesseurs et anciens concurrents éliminés ne fait pas de doute. Tout nouveau pouvoir entend dès les premières années de son entrée en fonction établir une différence avec la situation antérieure à laquelle il est censé apporter quelques nouveaux remèdes.

    La persécution de Domitien n'ayant pas eu l'effet escompté il semblait que les temps fussent mûrs pour l'instauration d'une nouvelle donne religieuse ou pour plus exactement parler d'un nouveau pacte social. L'on a beaucoup glosé sur le choix de Constantin, est-il celui d'un convaincu qui s'est avancé à visage couvert, ou l'option opportuniste d'une réunification de l'Empire tétrarchique selon la première idéologie acceptable qui se présentait ?

    Le premier déçu fut vraisemblablement Constantin. Cet homme qui croyait avoir riveté pour longtemps le sentiment d'appartenance national et qui aurait pu à rebours de Louis XV clamer haut et fort «  Avant moi le déluge ! » dut s'en mordre les doigts. A peine proclamé religion officielle le christianisme ne manqua pas de retourner sa hargne et son ressentiment contre lui-même. Constantin dut se salir les mains et trifouiller dans le cambouis hérétique. Mauvais Donatistes et bons Ariens lui donnèrent bien du fil à retordre.

    L'Eglise y perdit son ascendant divin mais ce fut pour elle une magnifique occasion de se mêler au pouvoir régalien de l'Etat. En acceptant de devenir la serve de l'Empereur, elle apprit et comprit les mécanismes de la servitude, qu'elle ne tarderait pas à appliquer à la société civile et politique.

    L'Histoire est connue et nous ne la répèterons pas. Gaston Boissier préfère poser la question qui fâche. Pourquoi l'Eglise, notons qu'il emploie plutôt le terme de christianisme de préférence à notre vocable qui porte le débat sur un plan beaucoup plus politique que culturel, vainquit-elle si facilement ? Bien entendu il n'apporte aucune réponse définitive mais en analysant le règne de Julien il retourne l'interrogation en demandant pour quelle raison le paganisme se laissa vaincre sans pratiquement résister ?

    Excellente méthode. Ce n'est jamais par la faute de nos ennemis qui sont plus forts que nous mais de la nôtre qui sommes plus faibles qu'eux. Au lieu de s'en remettre au ciel ou aux dieux il convient de s'en prendre d'abord à soi-même.

    Le Julien de Gaston Boissier est des plus intéressants. Il en fait non le champion d'un paganisme philosophique mais un dévot assez peu dissemblable de ses méfrères chrétiens. Julien n'est pas le chantre de l'Imperium mais un des derniers païens qui se désolent du peu de foi de ses alter-égos. Selon Boissier si les temples sont désertés ce n'est pas parce que l'Eglise en a proscrit depuis Constantin la fréquentation mais parce que les fidèles ne croient plus aux anciens dieux depuis belle lurette. Julien ne serait qu'un passéiste qui tenterait de ranimer une flamme éteinte depuis longtemps.

    Julien n'aurait pas su galvaniser les foules païennes qui attendaient de leur Imperator autre chose que des prières et des sacrifices. Ce Julien dévot nous déplaît souverainement. Gaston Boissier passe sous silence les attaques incessantes de l'Eglise contre les superstitions païennes : rouvrir les temples et rameuter les foules aux cérémonies était aussi un moyen de ne pas avoir l'air de céder devant les railleries christanophilesques. Il est une dimension que Gaston Boissier ne prend jamais en compte dans son appréciation de l'oeuvre julienne : c'est pourtant un des facteurs clé de toute entreprise d'importance : Julien n'a même pas bénéficié de trois années pleines pour réaliser son programme. Le parvis des temples n'aurait-il pas retrouvé leur ancienne animation si Julien avait pu bénéficier d'un règne de vingt ans ?

    Gaston Boissier ironise : parmi les partisans déclarés de Julien il y avait davantage de courtisans prêts à passer sous les fourches caudines de ses caprices les plus étranges que de membres de cette élite romaine qui refusa de le rejoindre. L'on ne changera pas la nature humaine, par contre nous avons déjà maintes fois expliqué pourquoi la noblesse païenne se cantonna dans un attentisme prudent. Les réformes de Julien n'étaient pas que religieuses, elles attentaient aussi à l'ordre économique et exigeaient sinon une nouvelle répartition des richesses du moins un contrôle des agiotages financiers. Ce n'est pas en organisant un service de charité païenne que Julien espéraient s'attacher la fidélité des grandes masses plébéiennes, les propriétaires terriens n'étaient pas dupes de ce que l'Empereur leur réservait : un bon édit du maximum avec une véritable police des prix.

    Toutefois Gaston Boissier ne partage pas les mêmes préventions que nos contemporains envers Julien. L'Hélios-Roi son plus fameux traité dont nombre de penseurs s'obstinent à décrier l'aspect fumeux, lui apparaît comme une oeuvre des mieux-venues et dont le dessein général s'accordait à merveille avec son projet de reviviscence paganiste. De même il ne méjuge pas de l'interdiction prononcée par Julien aux chrétiens qui voulaient enseigner les belles-lettres. Il va même jusqu'à louer cette mesure qui en écartant les chrétiens des textes païens leur aurait permis d'approfondir l'exégèse de leurs propres écrits sacrés.

    Ne voyez aucune cruelle ironie en cette assertion, nous sommes au coeur même de la problématique boissérienne : ce que l'on pourrait nommer la coupure épistémologique entre le paganisme et le christianisme, si elle s'est effectuée comme sur du velours, la faute en reviendrait à l'imprégnation des cervelles chrétiennes par la culture greco-latine.

    Ainsi Tertullien, le premier grand vitupérateur du paganisme, qui couvre d'insulte et d'opprobre l'ensemble de la production littéraire romaine et hellénique, n'est qu'un incorrigible nostalgique de la rhétorique cicéronienne. A tel point que l'on ne peut comprendre le sens d'un de ses derniers traités Le Manteau si l'on ne remet pas en perspective son écriture avec le désir d'accomplir une espèce de traité de style à la manière de... dans le but de démontrer à ses concitoyens que le christianisme n'avait pas éteint en lui les flamboyances de la Littérature antique.

    De même Saint Augustin et saint Jérôme ne parviendront jamais à se détacher de leur profonde admiration envers leurs premières amours littéraires. Les contempteurs ne sont pas contents. L'étrange conversion d'Augustin qui passe son temps entouré de quelques disciples à lire et relire l'Hortensius de Cicéron et qui avoue l'insipidité des textes bibliques est des plus récréatives. Quant à Jérôme l'exécrateur par excellence de la paganité, il faut entendre les sophismes qu'il emploie pour expliquer son indéfectible soumission à la beauté des dialogues platoniciens, c'est à ne pas y croire !

    Minucius Félix est beaucoup moins connu qu'Augustin et Jérôme. Il n'en a pas moins rédigé une petite apologétique christophile. Son Octavius, dialogue cicéronien – encore un – qui compte la conversion d'un pauvre païen – de fait il est plutôt aisé - aux lumières de la doctrine chrétienne nous laisse songeurs. Minucius Félix n'a pas l'air d'accorder une large créance aux arguments puisés dans les écrits testamentaires. Cela ressemble à une conversion par l'absurde. Pas une seule fois il ne citera le nom du Christ ou n'entreprendra d'éblouir son futur condisciple par la relation d'un des nombreux miracles opérés par le sieur Jésus.

    Minucius Félix ne prêche pas à un converti mais à une personne instruite qui n'est pas née de la dernière pluie. Pas question de l'enivrer avec le mauvais vin teinté de trop d'eau des noces de Cana. L'intelligentsia païenne ne saurait être appâté par des produits frelatés. Il lui faut le pur miel de l'Hymette et surtout pas une contre-façon. C'est donc en recensant les auteurs grecs et latins dont certaines déclarations seraient en parfaite adéquation avec la dogmatique chrétienne que notre heureux Minucius tente de s'emparer de l'âme du préposé Caelius. Il ne réussira que trop bien. Caelius n'a pas l'impression d'être astreint à de profonds changements puisque tout son endoctrinement fait appel à ses lointains souvenirs scolaires. Le christianisme avance en catimini, sur les pantoufles feutrées de la culture gréco-latine ! Qui s'en méfierait !

    Au-delà des anecdotes personnelles il faut comprendre l'interpénétration du christianisme par la culture païenne comme une évidence historique. Dès que le christianisme eut quitté les cuisines et les dortoirs des esclaves pour entrer dans les appartements des couches sociales plus huppées il dut changer de nature. Les contes à dormir debout des Evangiles furent rejetées comme nourriture intellectuelles indigestes. Entre un apologue christique et un paradoxe philosophique la distance est immense. Les esprits habitués à la philosophie eurent du mal à admettre les historiettes bibliques.

    Le travail des premiers pères de l'Eglise consista à combler le fossé. Il fallut plus d'un siècle de commentaires ardus pour bâtir autour des textes sacrés chrétiens toute une série d'échafaudage intellectuels destinés à en ravaler les mornes façades. C'est avec des matériaux philosophiques directement empruntés à l'ancienne littérature que créa les trompe-l'oeil nécessaires à simuler une profondeur spirituelle originellement absente.

    Jusqu'à l'ultime fin de l'imperium occidental l'enseignement antique survécut. L'on étudiait la grammaire et la rhétorique sur les écrits des anciens écrivains païens. Il était impossible de faire autrement : l'attrait de la culture antique était trop précieux et trop fort pour que l'Eglise s'en débarrassât trop vite. Plus tard l'Eglise parvint à rejeter le legs antique. Mais l'imprégnation avait été trop puissante. Le cheval de Troie de la philosophie grecque introduit au coeur de la théologie chrétienne attendit près d'un millénaire que l'on vienne le réveiller, encore qu'il ne dormit jamais que d'un oeil et qu'il remplit merveilleusement son office.

    L'Eglise n'avait qu'à s'en prendre à elle-même si elle n'avait pas prêté une oreille assez attentive aux leçons d'Homère ! L'on peut même dire qu'elle fut punie par là où elle pêcha ! A la fin de ce premier tome nous n'en sommes pas là ! Gaston Boissier se contente de nous révéler «  Comment les éléments sacrés et profanes se sont fondus ensemble dans le christianisme ».

    Le lecteur ne manquera pas de lire, pour rire un peu ou se dégourdir les zygomatiques, l'Appendice consacré aux Persécutions. Le livre fut écrit au moment ou les lois laïques séparaient l'Eglise de l'état, est-ce un hasard si nous entreprenons de le commenter au moment même où ces mêmes lois sont dans la mire convergente des idéologies communautaristes ?

    Les persécutions des premiers chrétiens font de nos jours figure de tarte à la crème. L'on a beau les grossir démesurément ou en exagérer à outrance l'importance, elles n'attisent que la pitié et la commisération quand on les compare aux innombrables tortures tant physiques que morales engendrées par l'Eglise inquisitoriale. Et si on pousse l'outrecuidance à les mettre en relation avec la déportation et l'élimination systématique des opposants du troisième reich allemand opérées dans le silence général des nations très chrétiennes et occidentales, leur dénonciation ne suscitent plus qu'un silence gêné chez beaucoup d'historiens modernes. Gaston Boissier qui vient avant les tumultes explosifs du vingtième siècle incriminé, se défend d'en proscrire l'existence. Ces regrettables persécutions ont bien dû exister puisque l'on en parle, même si nous ne possédons pas de preuves tangibles, nous assure-t-il. Que dieu l'entende !

    Pour nous, nous trouvons tant soit peu contradictoire que ces mêmes chrétiens qui ne jurent que par les palmes du martyre de leur Dieu, de leurs saints et de leurs adeptes, soient les premiers à dénoncer la cruauté des persécutions. Qu'aurait été le Christ si les légionnaires romains ne s'étaient pas donnés le mal de le clouer sur sa sacrée croix ? Les persécutions ont-elles davantage engendré le christianisme que le témoignage des premiers prédicateurs ?

    Ce premier tome est des plus instructifs. Dans sa courte introduction Gaston Boissier ne se cache pas d'avoir réduit ses recherches à la lecture minutieuse des seuls documents littéraires. Cette fin du paganisme n'est pas un livre d'histoire mais un ouvrage littéraire. Ce parti-pris nous charme. L'Imperium est notre héritage certes, il est notre commandement historial et notre devenir politique certes, mais il s'est historialement façonné et transmis selon son inscription littéraire en l'Histoire du monde. Nous ne devons pas l'oublier. Ce n'est pas un hasard si notre combat pro imperio ad imperium est avant tout un combat littéraire.

     

    ( 2008 / La faim du paganisme )

     

    LA FIN DU PAGANISME. ( II )

    GASTON BOISSIER.

    ETUDE SUR LES DERNIERS LUTTES RELIGIEUSES

    EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

    LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

     

    Gaston Boissier ou la force tranquille du style. Inimaginable, imparable, indécelable, il vous ferait avaler des couleuvres longues comme des boas constrictors ou des anacondas géants. Ne souriez point lecteurs fidèles, Gaston Boissier rédigerait votre arrêt de mort pour avoir un peu trop surfer sur Littera-Incitatus, que vous lui enverriez une lettre de remerciement pour la fluidité de son éloquence et l'impression de beauté qui aurait imprégné votre âme lors de cette saine lecture. Il fut élu Secrétaire Perpétuel de l'Académie Française après la mort de René Doumic – rappelons que ce dernier se rattache à la constellation Louÿs / Hérédia - et malgré le peu de respect que nous professons à l'égard de cette vénérable assemblée, il nous faut reconnaître que pour une fois il avait été choisi quelqu'un qui sût écrire.

    Le sous-titre ne rend pas justice de la deuxième partie conclusive de ce volume qui aurait dû s'intituler : en quoi le christianisme a-t-il contribué à la chute de l'Empire Romain ? En rien, ou bien en quantité si négligeable qu'il serait davantage séant de n'en point parler. La réponse de Gaston Boissier est assez nette et péremptoire pour être rapportée au plus vite. Notre auteur prend le taureau du paganisme par les cornes et vous l'achève sur l'autel des regrets perdus à tout jamais.

    Gaston Boissier le manifeste à plusieurs reprises, le combat ne finit pas faute de combattants, mais au vu de la documentation examinée, il semblerait qu'une des deux équipes, celle dont nous sommes les fervents supporters, ait déclaré forfaits avant l'ouverture des hostilités. Publié pour la première fois en 1891, l'étude de Gaston Boissier bénéficie avant tout de la prodigieuse connaissance littéraire de son géniteur. Voici un monsieur qui a tout lu, et chose infiniment plus rare, qui a pris le temps de réfléchir sur ce qu'il fallait accorder de signifiance historiale à chaque texte qu'il soumet à maintes hypothèses. Un écrit vaut moins par ce qu'il raconte, ou par ce que l'auteur a voulu lui confier et lui faire dire, que ce par quoi sa parturience signifie dans et par les circonstances qui l'ont vu naître. En d'autres termes, souvent l'objectivité d'un phénomène est à rechercher hors de l'objet en question.

    Donc une vision littéraire, de-ci, de-là, un rapport archéologique est cité mais l'on pressent plutôt une coquetterie adjacente d'un pur lettré qui notifie en bas de page, comme par un pur dédain, un fait avéré ou une découverte récente qui vient appuyer ses déductions, mais dont il prend bien garde de tirer un avantage définitif. Gaston Boissier est un mallarméen qui s'ignore, l'Imperium est né et est mort dans les livres, et tout le reste est littérature.

    Nous ne doutons point de l'ostracisme méthodologique dont doit être victime notre académicien chez nos historiens modernes. Entre parenthèses, ils ne devraient pas tant se prévaloir de leur scientificité doctrinale ; eux qui encensent à tout bout de champ les mérites incontournables de notre si belle démocratie, alors qu'ils sont rétribués par des institutions éducatives aux mains de gouvernements démocratiques, ne sont guère différents d'un Gaston Boissier qui éludait les responsabilités du christianisme alors qu'il était immergé dans une élistique idéologie réactionnaire fondamentalement chrétienne qui en Europe ne perdit sa prédominance qu'à la suite des désastres de 14-18.

    De plus, Gaston Boissier, il ne l'avoue jamais mais cela transparaît à chacune de ses pages, est habité par l'intime conviction, qu'entre lui et un aristocrate romain du quatrième siècle, la différence n'est pas aussi grande que l'on pourrait l'accroire. Ne sont-ils pas tous deux, par-delà les siècles et leur statut social, réunis par le partage d'un même bagage intellectuel : le trésor des littératures latines et la prééminence intellectuelle accordées à celles-ci sur toute autre vision ou analyse possible et imaginable du réel !

    Le paganisme subsistera longtemps après la victoire définitive dans les campagnes, mais il ne faut pas se faire d'illusion, la dernière bataille s'est jouée à Rome, les combats d'arrière-garde menés par les humbles ne remettront jamais en question l'hégémonique puissance de l'Eglise. Les seuls qui auraient pu inverser les plateaux de la balance sont les riches familles de l'aristocratie sénatoriale de l'Urbs Aeterna.

    Encore qu'il s'agit d'une vue de l'esprit. La société romaine fut avant tout une société d'obéissance. Le plus misérable des esclaves comme le plus haut des dignitaires observaient une même loi, chacun se devait d'obéir à son maître hiérarchique, fût-il le moindre petit maître fauché comme les blés après une pluie de sauterelles ou à plus forte raison l'Empereur lui-même. Certes l'on pouvait tenter sa chance à la roulette russe de l'époque, tous les coups étaient permis pourvu que l'on gagne, Claudien le dernier des grands poëtes latins païens disparaîtra mystérieusement pour avoir aidé la tentative d'Eugène et de Flavien qui tentèrent de s'opposer à Théodose en organisant la sécession de l'Italie...

    Mais dans l'ensemble l'intelligentsia païenne voulut jouer sur les deux tableaux. Refuser en même temps et le christianisme et la révolte. Etrange époque où l'on faisait semblant de ne pas voir : d'une main l'on administrait l'Empire et de l'autre on maintenait coûte que coûte un culte dont la précarité s'accentuait chaque jour. Le vent avait tourné : les chrétiens avaient été rejoints par la grande masse flottante des indécis et des arrivistes qui s'arriment toujours du côté du pouvoir ou de leurs intérêts.

    L'on peut moralement se ranger sous la bannière de Symmaque qui mène l'ultime escarmouche symbolique : l'Autel de la Victoire institué par Auguste et que Théodose ordonne de reléguer hors de l'enceinte sénatoriale, mais il était déjà trop tard. De capitulation en capitulation la noblesse s'est coupée du peuple, un peu comme la gauche européenne actuelle qui de reniement en reniement voit avec surprise les couches populaires privilégier par leur vote les forces de droite qui promettent d'aggraver leur situation.

    Pour être impartial il faut reconnaître que le peuple romain n'existe plus : on l'a transformé depuis longtemps en foule de consommateurs crétinisée. Toute ressemblance avec nos contemporains gavés de jeux télévisés et de RSA en peau de chagrin ne serait pas forcément stupide.

    Les chrétiens ne font que pousser leurs pions, les païens reculent sans cesse, privés de chefs et d'un programme politique. Encore une fois la comparaison avec l'échec des récentes luttes ouvrières en France trahies par les directions syndicales et démunies de toute perspective finale, est des plus éloquentes. La terrible leçon de l'épopée de Julien abandonnée en rase campagne par la noblesse païenne n'a porté aucun fruit. L'on prend les mêmes et l'on ne recommence même pas, des fois que l'on réussirait et qu'il faudrait se démunir de quelques latifundia inexploitées faute de main-d'oeuvre et d'insécurité.

    A ce petit jeu de dupes, à trop vouloir garder l'on ne gagne rien : les Barbares se livrent à une répartition sauvage qui résoudra en quelques confiscations le problème du partage des richesses en le déclinant sous la forme, ô combien irritante mais si habituelle, de l'accaparement individuel.

    L'Eglise n'y est évidemment pour rien. Selon Gaston Boissier, les causes de la disparition de l'Empire remontent à loin, bien avant l'introduction du christianisme. Pas aux temps bénis d'Adam et Eve comme l'on pourrait l'escompter, mais déjà sous Auguste. Le ver était dans le fruit.

    Il est sûr que l'homme est une poire véreuse. Qu'il se porte naturellement vers les solutions les moins contraignantes et les plus agréables. Qu'il soit païen ou chrétien. Et nous sommes certains que l'on compterait, en tout temps, en tous lieux et à toute heure, à quelques infinitésimales virgules près, le même pourcentage d'imbéciles heureux chez les uns comme chez les autres.

    Mais nous partons du principe que le christianisme possède un délétère degré de pénétration et de destruction bien plus élevé que le paganisme. Si le christianisme s'est répandu, en quelque sorte si facilement dans l'Imperium, c'est que sa doctrine coïncidait, avec beaucoup plus de congruence théorique que les évanescences doctorales du paganisme, à cette société romaine d'ordre et de soumission que nous avons stigmatisée dans les premiers paragraphes de cette chronique.

    Le christianisme a agi comme un caméléon bactériel. Son influence mimétique a masqué sa téléologie démagogique. Notre vampirisme démocratique qui vous promet tout le bonheur qu'il ne vous apporte pas à l'unique condition que vous entreteniez sempiternellement, à l'intérieur comme à l'extérieur de vous, le désir de sa parousie épiphanique sans cesse reculée provient tout droit de la chape de plomb christologique qui s'est abattue durant des siècles sur l'Europe.

    Le terrain devenant glissant, Gaston Boissier siffle la fin de la partie et remet la balle au centre. Un partout. Match nul, le christianisme n'a pas été plus destructeur que le paganisme. Mais il est obligé de se couvrir sur ses arrières. La Renaissance, qui a rouvert les portes de la fosse dans laquelle on avait jeté la bête païenne pour mille ans, a dans sa critique de la papale religion retrouvé les reproches que le christianisme des premiers temps adressait au paganisme. Circulez, il n'y a rien à voir, tout est perdu, fors l'honneur chrétien.

    ( 2010 / La faim du paganisme )

     

    ARISTOTE, EPICURE, PLATON… 

    LES TEXTES FONDAMENTAUX DE LA PENSEE ANTIQUE.

    SOPHIE-JEAN ARRIEN. REMI BRAGUE. FRANCOIS GAUVIN. CATHERINE GOLLIAU. LUCIEN JERPHAGNON. SOPHIE PUJAS. JACQUELINE DE ROMILLY. OLIVIER SOUAN. PAUL VEYNE.

    LE POINT. HORS-SERIE N° 3. Juillet – Août 2005.

     

    Cela devient une tradition : voici trois ans que l’hebdomadaire pro-libéral de centre-droit se découvre l’âme antique dès que le zénith étéen s’installe au zodiaque des saisons ! Ne nous en plaignons pas. Surtout que ce numéro spécial est plutôt bien fait. Choix de textes intelligent, lexique supplétif, bibliographie, notes, commentaires, introduction, iconographie, rien n’a été laissé au hasard. Bien sûr, la couverture n’affiche que les grosses pointures qui pour la plupart ne se fendent que d’un court topo très rapide alors que par exemple une Sophie-Jean Arrien se paye le part la plus importante et la plus soignée du boulot, mais ainsi fonctionne l’impitoyable loi, dura, sed lex, des hiérarchies du savoir universitaire… les seconds couteaux doivent se contenter des miettes de la célébrité et de la miche du gros labeur. Quand l’on pense que tous nos pontes nationaux se sont permis de dénoncer la honteuse pratique de l’esclavage antique dont ils perpétuent avec une si troublante unanimité les modalités d’exploitation !

    Nous n’interviendrons pas sur l’exposition et le commentaire des pensées explicitées. Disons que l’ensemble peut être lu avec intérêt par tout néophyte qui chercherait pour des raisons diverses à acquérir quelques notions essentielles sur les penseurs de l’Antiquité. Les grandes figures et les différentes écoles sont exposées dans l’ordre chronologique avec clarté et netteté. Par contre nous dénoncerons avec force l’esprit qui a présidé à l’établissement de cette hyperbole philosophique qui court de manière trop unilatérale des premiers présocratiques à Saint–Augustin.

    Nous vivons des temps de grande résurrection : celle de Saint–Augustin que l’on s’est complu à aller chercher dans les poubelles du christianisme. Quand l’on pense qu’un Jerphagnon, l’un des biographes de Julien, s’est empressé de collaborer durant plus de dix ans à cette ineptie intellectuelle ! La doxa libérale avance sur des sandales feutrées. Il y aurait donc une progression logique de la philosophie antique qui poindrait des premiers grecs pour culminer et s’épanouir d’une façon ultra-naturelle dans la théologie chrétienne ! Alléluia ! Hosanna sur les encensoirs et les sistres ! Le paganisme se résoudrait à la vitesse du sucre plongé dans un verre d’eau en le monothéisme catholique ! Logique de la pensée, logique de l’Histoire. Merci Plotin d’avoir su infléchir les Idées platoniciennes vers les hypostases trinitaires de la Sainte-Eglise !

    Comme si l’unité grecque ne résolvait pas son unicité en l’altérité de la multiplicité de l’univers. A l’inverse de la pensée hébraïque les grecs ne pensent pas Le Dieu mais la physis. Les physiciens grecs, quand ils parviennent à codifier l’unicité de la diversité qui s’offre à eux, c’est toujours sous forme d’un élément qui loin de dissoudre la concrétude obstinée du monde, s’ajoute à la somme des données irrémédiables de toutes les présences de l’étant. L’Etre ne nie pas l’Etant, il s’y additionne. La pensée philosophique agrandit le monde, elle le démultiplie. Le monothéisme judéo-chrétien l’amincit, l’épure, le rapetisse. Cela transparaît d’une manière caricaturale lorsque l’on compare les exigences de l’éthique romaine avec les interdictions de la morale chrétienne.

    Certes il est bien un chemin qui mène de Platon au christianisme en passant par Plotin, mais la pente qui descend est aussi la côte qui monte. Parménide avait raison il existe bien deux chemins, mais les fragments du Poème manquent de par leur délabrement de préciser que dans les deux cas il s’agit du même chemin et du chemin même, c’est l’homme protagorien qui par sa démarche, ascendante ou descendante, en signifie le sens. Entre Julien qui escalade les cimes impériumiques et Saint-Augustin qui dégringole vers les marécages du royaume, nos élites intellectuelles ont choisi le moindre effort de reconquête de soi. Dans sa Cité, ils espèrent que Dieu pourvoira à leur petitesse.

    Ce numéro du Point s’inscrit dans cette vaste conjuration si inconsciente qu’elle en devient, sinon naturelle, du moins instinctive, qui consiste à couper l’homme moderne de ses origines antiques, de le laisser sans armes et sans prétention face à ses prédateurs christo-libéraux. N’oublions jamais que celui qui est spolié de son héritage l’est toujours doublement : par ce qu’il a perdu, et par ce dont ses ennemis se sont accrus.

    Toutes ces dernières années les élites libérales ont essayé de détourner les regards de leurs concitoyens de l’idée imperiumale. Critiques acerbes, mensonges éhontés, amalgames douteux, conjurations du silence et des médisances, rien ne nous aura été épargné. Mais notre résistance et nos combats commencent à porter leurs fruits. L’idée de l’Imperium n’a pas été éradiquée. Nous en avons maintenu et perpétué le souvenir et la présence active, à tel point que nos ennemis se doivent de changer de tactique. Puisqu’ils ne peuvent rejeter dans les limbes de l’ignorance oublieuse le legs prodigieux de nos futures renaissances ils s’essaient à le piller, à s’en accaparer, à le pervertir selon leurs finalités afin de nous priver de nos armes essentielles. Mais jamais ils ne coudront de fil blanc nos lambeaux de pourpre.

    ( 2006 / L'encan des philosophes )

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 39

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 039 / Janvier 2017

    VICTOR SEGALEN

     

    UNE LONGUE MARCHE,

    VICTOR SEGALEN

    JEAN ESPONDE

    ( Editions Confluences / Janvier 2007 )

     

    Pas une biographie. Un récit. Curieusement titré. Segalen n’aurait guère goûté cette allusion à la geste maoïste. L’est d’un autre siècle, sa vie emprunte peu à octobre 17. D’abord parce qu’à cette date sa vie s’achève. Meurt en 19, mais l’essentiel est déjà consommé. Fut un homme d’une autre trempe, l’esprit communautariste lui était étranger. La citadelle du moi fut son refuge. Rien à voir avec le mythe de la tour d’ivoire. Segalen fut ouvert au monde, mais il n’accueille pas la diversité. S’y confronte. L’est au plus près de l’adage nietzschéen, tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort. Vision agonale. Les petites ironies de la vie chères à Thomas Hardy lui furent cruelles. Le gladiateur ne survécut pas longtemps à son entrée dans l’arène. Meurt à quarante et un ans. Sa vie est à l’étoffe de sa poésie : un précipité condensatoire.

    Un écrivain pour écrivains. Parce que le temps lui a manqué pour se pousser dans le monde littéraire. Parce qu’il visait à quelque chose de plus ardent. Cet homme retranché en lui-même ouvre notre modernité. L’est le premier écrivain planétaire. L’est surtout un homme à tout faire. Fut tour à tour et en même temps, militaire, marin, médecin, chirurgien, dentiste, obstétricien, aquarelliste, mélodiste, voyageur, explorateur, ethnologue, sinologue, archéologue, découvreur, amateur d’art, éditeur, essayiste, romancier, poète. Une espèce d’Alexandre littéraire, qui meurt d’épuisement tout en ayant conscience d’avoir accompli la mission qu‘il s‘était fixée, celle d’avoir ébranlé notre rapport au monde. A la différence près qu’Alexandre naquit fils de Philippe et lui de personne. Issu d’un milieu catholique étroit, s’en extrait par ses études de médecine. L’itinéraire est connu, les Marquises, la Chine. Parcourt cette dernière. On lui doit la découverte de la tombe du premier empereur de la dynastie des Qin. N’aura ni le droit, ni le temps d’entreprendre les fouilles. C’est là d’où en 1974 surgira l’armée des six milles statues de la garde personnelle de Tsin-che-Houang-di… de l’anecdote. L’essentiel est ailleurs. Ce n’est pas la réalité qui lui échappe, c’est lui qui s’enfuit du Réel. Se réfugie dans le rêve. Le sien. Celui d’une certaine grandeur de l’Homme. Se traite durement. Lui et ceux qui l’entourent. Une certaine forme d’auto-dressage nietzschéen. L’humain n’est qu’un état végétatif de l’animal. Lui qui traverse une des périodes les plus tumultueuses de l’histoire de la Chine ne s’y intéresse pas. L’agitation des animalcules humains le fatigue.

    Se fabrique son rempart de protection. Quatre-vingt-une pierres dressées qui délimitent la circonférence de son action au monde. Ce seront les Stèles. Un des recueils essentiels de la poésie française. Un territoire circonscrit. Un condensé du possible de l’expérience humaine. Vécue ou rêvée. Le cimetière des jours évanouis à venir. L’ensemble de la poésie de Segalen est à découvrir, Peintures qui en est l’autre extrémité, celle du bavardage. Le même grand écart entre la brièveté des Odes ou la prodigieuse marche en avant des grandes laisses de Thibet. Tout est à lire chez Segalen. Une œuvre largement en friches. Mais la netteté de ses notes et de ses manuscrits sont un reproche adamantin à bien des ouvrages bâclés de ce qui constitue le fonds de lecture de nos délétères contemporains…

    Jean Esponde a tenté de pénétrer dans la mentale cité interdite que Segalen s’est efforcé de dresser entre lui et le monde. Nous donne le récit de ses quatre derniers jours. Raconte mais ne pénètre pas par effraction. S’appuie sur les textes qu’il cite abondamment mais avec une retenue toute parcimonique. Fidèle en cela à la sèche écriture de Ségalen qui est autant l’expression d’une pudeur constitutive de son rapport au monde qu’une volonté d’offrir au lecteur une objectivité descriptive et analytique des plus précises. Refus de tout pathos. Tout se passe dans la tête de Ségalen. Les souvenirs se pressent en désordre. Les lieux, les circonstances, les amis, les amours. L’on eût toutefois aimé de plus amples précisions sur la personnalité d’Yvonne Segalen sempiternellement évoquée trop rapidement par tous ceux qui se sont penchés sur la vie de Segalen. Jean Esponde nous en trace une esquisse qui s’éloigne du portrait convenu de l’épouse et qui laisse augurer une amante énigmatique.

    En de très rares fois, Jean Esponde qui a refait l’itinéraire chinois de son héros confronte les descriptions de Segalen à ce qu’il a lui-même vu. Une vision de cauchemar. L’on se croirait chez nous. Le paysage ressemble trop à nos immondes interzones urbaines périphériques qui ceinturent nos grandes villes. Les prophéties de Segalen se sont réalisées. En un siècle le monde s’est enlaidi. Le village planétaire n’est pas une réussite ! Comment voulez-vous que dans cet environnement de laideurs, il reste encore assez de place pour la grandeur de l’Homme ! Ce constat accablant nous aide à comprendre pourquoi Segalen est un auteur dont le grand public se détourne. Segalen n’est pas un porteur de bonnes nouvelles. Sa clairvoyance est effrayante. Ôtez ce sein flétri et constellé de chancres que nous ne saurions voir. Fermer les yeux nous empêche d’entrevoir à sa mesure infinitésimale notre petitesse.

    André Murcie. (Août 2016 )

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    AGORA.

    AMENABAR.

    Sortie en France 18 Janvier 2010.

     

    Quatre personnes pour la séance de lundi soir, celle de dimanche n'avait guère dépassé la dizaine, pourquoi un film qui fait plus de deux millions d'entrées en Espagne n'attire-t-il pas les foules en France ? Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà, mais l'adage n'explique pas tout. Si l'on ne mange plus de curés en France tous les soirs à table, nous sommes tout de même connus pour être un pays d'esprits voltairiens, comment donc résoudre ce mystère ?

    Il est sûr qu'au pays des corridas, la pilule ne passe pas aussi facilement que les chiffres semblent le démontrer. Chacun de nos lecteurs qui possède quelques rudiments de la langue de Cervantes s'en apercevra de lui-même en allant surfer sur les blogues et les sites d'Ibérie consacrés au cinéma. L'on ne remet guère en cause la réalité historique des mésaventures d'Hypathie – l'on regrette et l'on dénonce sa fin tragique – mais surtout l'on minimise l'incident. La pauvrette est tombée, victime de circonstances dramatiques, elle n'a pas eu de chance, il a fallu qu'un groupe de stupides chrétiens fanatiques passât par là... Il est certain qu'ailleurs tous les chrétiens de la terre l'auraient encensée et protégée. Evidemment aujourd'hui cela ne se passerait jamais ainsi, c'était il y a très longtemps, dans les temps où les âmes n'avaient pas encore perçu toute l'illuminative et charitable lumière de la révélation christique...

    L'on sent que l'Opus Dei pousse à la roue. Profil bas et regrets patelins, l'on préserve l'essentiel. Soyons juste, déjà avec Dan Brown et son thriller métaphysique, l'Eglise avait eu quelque mal à retirer les marrons du feu. Mais ce n'était qu'un livre d'imagination, un pur roman d'obédience ésotérique. Une rocambolesque hypothèse spéculative qui racontait tout de même une histoire incroyable et inventée de toutes ( enfin presque ) pièces. Mais avec Agora, au poids des images s'ajoute la caution historique. Et il faut avouer que cela fait désordre et gêne un peu aux entournures.

    En France, l'on a vu venir la menace. D'abord ce fut un silence gêné de l'intellingentzia journalistique qui couvre – comprendre ce verbe comme un synonyme de l'expression mettre sous l'étouffoir – le très sérieux festival de Cannes. Pas de véritable descente en flamme, mais la projection en avant-première de l'oeuvre d'Amenabar n'a pas eu droit aux gros titres, juste quelques commentaires insipides expédiés en quelques lignes, et la promesse que l'on en parlerait plus tard lors de sa sortie.

    Nos critiques nationaux pouvaient dormir le coeur léger, il se murmurait qu'un tel film sur un sujet si délicat ne serait pas programmé dans nos salles hexagonales. La conjuration du silence poli de nos élites culturelles ne se doutait pas que l'attrait du profit allait bouleverser la donne. Dans l'ancien pays de Franco, Agora a cassé la baraque, nos distributeurs ont décidé de profiter eux aussi de l'aubaine.

    Mais la France est un merveilleux pays dans lequel il n'est pas dit que les intérêts des vilains capitalistes passeraient avant la préservation de l'idéologie consensuelle dominante. Ce mouvement d'humeur témoigne des restes révolutionnaires de notre République, celle-là même qui après 1789 nationalisa les biens de l'Eglise et se battit contre l'obscurantisme clérical...

    Puisque nous avons été personnellement témoin auditoriant sur France-Inter nous ne résistons pas au plaisir de raconter l'anecdote : de bon matin, à heure de grande écoute, la semaine de sa sortie, vint la présentation du film. Elle tint en quelques mots, le titre et le nom du réalisateur et la speakerine – fidèles à nos principes de charité chrétienne nous omettrons son identité – se lança dans le résumé du film suivant : la terrible histoire d'une petite indienne abandonnée par son papa dans un orphelinat tenue par des prêtres libidineux et pédophiles, non, rassurez-vous, it was a private joke, par de gentilles bonnes soeurs catholiques... Sortez vos mouchoirs et pleurez d'émotion sur ces vierges épouses du Christ immaculées... Difficile de faire mieux dans la désinformation philosophique. Nous allons finir par croire que notre pays est agoraphobe !

    C'est fou, comme dans notre nation avancée, l'idéologie démocratique se refuse à porter les vrais débats sur la place publique. Mais j'entends que les gros bestious de service s'impatientent et nous interrompent pour que nous leur disions ce qu'ils doivent penser de la pellicula amenarabienne. Si bêtes, qu'ils ne s'aperçoivent pas que nous sommes en plein dans le sujet du film. Seulement un tout petit peu plus tard.

    Quinze siècles, et depuis ce temps-là les flots sanglants du christianisme ont charrié tant de cadavres qu'ils ont un peu perdu de leur superbe. Mais l'accueil qui fut préparé à Agora est du même genre que le traquenard par lequel Hypathie fut emmené vers son ignoble destin. Bien sûr la forme a changé mais le fond reste le même. Les couteaux de nos frères chrétiens sont simplement plus émoussés et leurs pierres à lapider ne sont plus que de légers gravillons, mais que l'on ne s'y méprenne pas, ce n'est pas parce que l'Eglise fait le dos rond et tend plutôt patte blanche que canine sanguinolente qu'il faille baisser la garde. La bête n'est pas encore morte et son ventre est toujours fécond. C'est vrai, qu'il vous fait ( très ) con d'ailleurs.

    Certains commentateurs ont voulu se la jouer finauds, là où le film parle de christianisme ils ont entendu islamisme. Leur lecture n'est pas fausse, Amenabar vise bien par-delà la religion chrétienne, les trois monothéismes, mais ceux qui se cachent derrière le voile des talibanes pour ne pas voir la chape de plomb christologique sur l'intelligence humaine bâillonnent leur propre liberté de parole.

    L'on ne pactise pas avec l'ennemi. L'énonciation de ce principe, d'une formulation et d'une compréhension évidentes, est pour nous le grand mérite de ce film. Beaucoup plus que la dénonciation des méfaits de l'intégrisme religieux nous parions que c'est cet aspect du film qui a déplu à nos décideurs contemporains. Hypathie ne transige pas, elle ne compose pas, elle ne déroge pas plus d'elle-même qu'elle ne s'arrange avec l'adversaire.

    Aujourd'hui qu'il faut toujours tendre une compréhensive oreille gauche après une consensuelle oreille gauche, il n'est pas bon de proclamer que tout n'est pas égal à tout, que la croyance religieuse et la pensée philosophique sont totalement et de fond en combles antithétiques. Si beaucoup de païens se convertissent dans l'espoir d'adoucir - voire de s'en rendre maître - les rouages de la machine à broyer, ils se trompent. Une poignée de grains de sable n'enraye pas une turbine très longtemps. Il existe des systèmes de détection qui les rejettent sans pitié ou les assimilent sans douleurs. L'Histoire a donné raison à Hypathie, la longue nuit du christianisme a eu en fin de compte raison de la lumière apollinienne de l'Antiquité gréco-romaine.

    Maintenant il reste à louer la diabolique habileté d'Amenabar qui a usé et abusé de toutes les ficelles de l'idéologie contemporaine en les retournant à son avantage. Féminisme oblige, son personnage principal est une femme, il sera d'autant plus difficile de la rendre antipathique au public qu'elle appartient justement au genre femelle, ce sont les païens qui déclenchent la violence qui va les emporter. Mais très vite le spectateur moyen est obligé de reconnaître que la brutalité de l'idéologie christique corrode, avilit et brise les âmes beaucoup plus profondément que des glaives de fer qui ne traversent que la chair.

    Dans le même ordre subtil de retour à l'envoyeur, alors que notre époque se gargarise à n'en plus finir avec la shoa, notre cinéaste rappelle que les premiers pogroms remontent à très longtemps, il nous montre avec quelle hargne nos doux ancêtres christophilesques pratiquèrent l'art subtil de la chasse à la différence. Qui oserait après ces images parler des valeurs chrétiennes de l'Europe ?

    La misère sociale et la démagogie de certains qui en jouent ont été les tremplins du christianisme. La multiplication christique des pains opérée par sa distribution n'est qu'une reprise de l' annone païenne vieille de plusieurs siècles. Amenabar aborde le sujet bien trop rapidement. La relation maître-esclave qui s'y substitue aurait aussi demandé de plus amples prolongements. Mais tel qu'il est Agora est une magnifique machine de guerre contre les simplifications monothéiques de notre modernité.

     

    A voir, pour le plaisir des yeux et de l'esprit.

    ( 2010 / in Sympathie for Hypathie )

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 38

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 038 / Janvier 2017

    PAUL VALERY

     

    PAUL VALERY, UNE VIE D’ECRIVAIN ?

    BENOIT PEETERS

    ( Seuil / 1989 )

     

    Biographie. Pas très longue, qui ne satisfait pas complètement son propre projet. Celle de rendre compte du déploiement de l’œuvre valéryenne en tant qu‘elle-même. Point tout à fait de la faute de Benoît Peeters : s’il a beaucoup commenté sa fameuse méthode de travail Valéry reste muet quant à sa mise en pratique circonstancielle. Ne dit mot sur le contenu même de ses productions comme si elles n’étaient que la résultante d’un fonds d’idées connues et admises de tous et dans lequel il se contenterait de puiser à volonté. L’évidence de l’œuvre valéryenne s’impose avec une telle éblouissance que sa netteté scriptuaire rejette toute étude de motivations autres que celle de l’évidence de l’achevé de sa réalisation même. Terrible tautologie des tronçons pythiques qui se réunissent pour redevenir le reptile fascinant quasi idéel qu’il n’a jamais cessé d’être. Rien ne sert de couper les serpents en quatre.

    Le livre de Peeters ne remet nullement en cause le schéma quatre tranches ou cinq tranches étanches qui forment le saucisson de la vie de Valéry : une jeunesse symboliste, un long passage plein d’un vide aussi abyssal qu‘apothéosital, un retour inopiné du refoulé poétique, une indigente carrière d’homme de lettres et du monde - incluant la ronde complaisante des ronds de jambes devant les douairières des salons littéraires - une gloire officielle qui ne masque pas le sentiment d’insatisfaction chronique qui mine la fin d’une existence littéraire qui n’a pas atteint sa cible telle la flèche du cruel Zénon qui s’éloigne de son but au fur et à mesure qu’elle avance.

    La vie de Valéry ressemble à celle d’un dépressif qui s’ignore. Un velléitaire du cerveau. De grandioses projets qu’il ne mènera jamais à bout, les reléguant dans l’armoire aux fœtus badigeonnés au formol des regrets, une monstrueuse collection de merveilles avortées.

    L’aurait pu être le plus grand des poètes de la deuxième génération symboliste, le Maître qui lui manqua et précipita son éparpillement littéraire, un deuxième Mallarmé dont la haute figure morale aurait modifié toute la donne du futur surréaliste de la poésie française. L’abandonna en chemin. Par peur des ferveurs qui ne remplissent point la huche à pain du quotidien. S’enticha d’un projet démesuré et wagnérien dans le rêve de sa totalité non plus artistique mais mécanique. Trouver la clef universelle, le génial passepartout du bricoleur du dimanche, qui permît la réalisation de tous les chef d’œuvre - tous domaines : architecture, musique, poésie, médecine, pensées politiques et diverses, etc, etc… tout en vous dispensant de vous mettre au travail, puisque vous possédez déjà la notice de montage.

    Un projet fou. Qui recoupe un peu celui du Tractatus Logicus de Wittgenstein, mais l’esprit analytique du philosophe lui permit de se contenter d’un mini ouvrage d’une centaine de pages. L’arrêta vite les frais de sa pâtisserie philosophique le Viennois. Après se contenta toute sa vie de s’interroger quant à la certitude épistémologique de son coup de maître qui n’était peut-être qu’un coup d’épée dans l’eau. Le doute est une rouille paralysante qui émousse le fil de tous les sabres d’abordage. L’incertitude déstabilisante dont Valéry et Wittgenstein furent saisis sont d’un parallélisme troublant. Peeters nous montre l’incapacité de Valéry à se dépatouiller de la somme pharamineuse de ses Cahiers, une fuite en avant qui fut et son refuge et sa perte. Valéry est le dernier des Aristote, s’accrocha au rêve d’une possibilité universelle de la connaissance, alors que la modernité se dirigeait vers une fragmentation sans cesse accrue du savoir.

    Peeters condamne Valéry à n’être que le dernier des grands écrivains. Un homme du passé. Un fossile vivant qui s’accroche au rêve d’une antiquité diluvienne et qui malgré ses efforts ne mord en rien sur son époque. L’est vrai que l’œuvre de Valéry au même titre que celle de Marcel Proust clôt l’héritage du dix-neuvième siècle. Proust dans l’ordre du roman et Valéry dans cette propension à cet esprit typiquement français de ce mode de conversation et de persiflage supérieurs qui sont les traits les plus pointus et acerbes de l’héritage culturel national. Autant Proust par la grandiose édification de son ouvrage est le fils de l’efficacité romaine, autant Valéry reste tributaire de la discutaillerie grecque. Notons au passage, chez nos deux terminators l’abandon de toute référence à la christianologie qui serait, selon divers leaders politiques réactionnaires actuels au service du capitalisme, l’élément constitutif de notre identité. Sic transit gloria mundi…

    Peeters loue les qualités intrinsèques de la prose valéryenne. Le moindre de ses écrits trouve sa force complexificatrice en sa fausse limpidité. Donne du sens au moindre lieu commun. Du discours pour la distribution des prix à des chefs d’œuvre comme L’Idée Fixe, Valéry est un virtuose, use d’un instrument aussi docile et flexible que la pensée dissociatrice d’un Montaigne et aussi impressionnante que les grandes orgues de Bossuet. Une combinatoire de l’expression d’un scepticisme ravageur et de l’assurance fascinatoire de celui qui parle en connaissance de cause.

    Peeters suit son siècle pour l’appréciation de la poésie de Valéry. La range parmi les vieilleries poétiques qui n’intéressent plus personne. Des bibelots post-mallarméens véritablement abolis des étagères des musées des choses passées et fanées. Remisés à jamais dans les réserves poussiéreuses des catalogues anthologiques que plus personne ne lit. Crime majeur, entachée de symbolisme. La qualifie de retour inopérant au classiscisme. Une œuvre de virtuose, froide et stérile, à juste compte oubliée de tous.

    La vulgate surréaliste et son contre-point humaniste a causé beaucoup de mal à la réception de la poésie dans le public français. Les poètes qui se font cuire un œuf à la barre fixe pour nourrir les pauvres ne sont que pitoyables pitres. Peut-être personne ne lit-il plus La Jeune Parque mais qui est capable de terminer la lecture du Revolver à Cheveux Blancs de Breton sans avoir envie de se tirer la balle de la facilité pléonasmique dans la cervelle. Certes la poésie de Valéry est difficile. Faut traverser maint fourrés d'impénétrables épineux avant de parvenir au château de la belle s‘éveillante. S’inscrit dans une tradition historiale de la poésie française dont la méconnaissance s’avère incapacitante, à moins d’être doué d’une extrême sensibilité instinctive. Un recueil comme Charmes mérite attention et relecture. L’est d’une modernité accablante, mais Valéry prend garde de fermer les portes de cette cité à venir. Et il semble que rares sont ceux qui parviennent à retrouver le secret de son ouverture. Peut-être en donnerons-nous plus tard une lecture illuminesente.

    Peeters ne fait pas l’impasse sur les aspects négatifs de Valéry, sa lâcheté sentimentale, son positionnement politique réactionnaire et peu démocratique, et surtout son manque de persévérance en tout domaine, et circonstancielle son adaptabilité existentielle qui confine à la lâcheté intellectuelle - ce qui est un comble pour un homme qui a passé sa vie, toutefois avec une certaine mollesse intermittente, à traquer la souris opératoire de la pensée dans les circonvolutions de son cerveau. L’homme Valéry ne sort pas spécialement grandi de cette étude. Une multitudes de petits défauts décevants. Mais qui n’enlèvent rien à la beauté de l’œuvre. Notre époque, entachée d’un étroite moraline puritaine, juge les mondes antérieurs à sa catastrophique advenue, à l’aune de la platonicienne catégorie du Juste. Pas de chance. Valéry ne s’en vante jamais mais son œuvre est à lire selon le critère générationnel aristotélicien. Ce qui permet une vision de son oeuvre beaucoup plus germinative.

    André Murcie. ( Août 2016 )

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    JULIANUS REDIVIVUS.

    CHRISTOPHER GERARD.

    40 p. Cahier d’Etudes Polythéistes N° 3.

    Editions ANTAÏOS. 2002.

     

    Julien ressuscité. L’Empereur Julien au XXème siècle : permanence d’un mythe littéraire. Si nous croyions être les seuls à nous préoccuper de Julien, l’inépuisable et exacte science de Christopher Gérard est là pour nous détromper. Quarante pages d’érudition pure, un nectar digne des Dieux ! Etrange personnage que ce Julien qui ne régna même pas deux années entières et qui fascine encore tant de contemporains. C’est à ne pas y croire, mais que d’études, de biographies, de romans, de réflexions consacrées à cette étoile filante de la nomenclature impériale. Gaston Boissier, Anatole France, Maurice Barrès, Henry de Montherlant, Louis-Ferdinand Céline, André Fraigneau, Gore Vidal, Luc Estang, Jacques Benoist-Méchin, Ernst Jünger, Cioran, Jean Raspail, Bernard Ucla, Claude Fouquet, Pierre Grimal, Gabriel Matzneff , excusez du peu. Encore faudrait-il ajouter par exemple, et sans désirer être exhaustif, le Julien de Druon, le scénario entrepris par Luc-Olivier d’Algange et F. J. Ossang pour un projet de film abandonné, la pièce de théâtre éponyme du très origénien Michel Poissenot, la reviviscence de la conjuration des Hellènes dans Le Songe d’Empédocle d’un certain Christopher Gérard et ne pas oublier de porter au crédit de la tutélaire figure de l’Imperator combattant la hargne sourde et flamboyante qui anime depuis presque dix ans les Chroniques de Pourpre d’André Murcie. Mais les dernières pages de la brochure restent les plus fascinantes. Christopher Gérard y déverse assez d’idées, de vues, de réflexions, de pistes d’études et de préhension, pour nourrir les thématiques contradictoires de quatre ou cinq colloques. . .

    D’une discrétion absolue dans le discours aseptisé de l’historiographie officielle le personnage de Julien attire à lui les esprits libres et les rebelles de toutes tendances, un peu comme l’or des indes occidentales suscita la houle tumultueuse de l’aventure flibustière. Christopher Gérard ne manque pas de s’interroger sur la conjonction naturelle de la haute figure du César avec l’altière pensée nietzschéenne. Un peu comme si le solitaire d’Engadine n’avait fait que théoriser la trajectoire étincelante de l’homme d’action. Nous retrouverions-là le même mouvement intellectuel qui déplaça la philosophie ontologico-historique de Hegel selon les présences irradiantes de Bonaparte et de Napoléon.

    La Révolution Française et l’Empire apparaissent à beaucoup, notamment à Gilbert Durand élogieusement cité par Christopher Gérard, comme la coupure évènementielle qui précipita l’Europe sur les sentes d’une marchandisation incessante. Nous l’entrevoyons au contraire, comme la rupture antichrétienne essentielle - certes déjà actée par le relativisme de Montaigne, l’essor du cartésianisme et la pensée des Lumières – mais qui nous permet aujourd’hui de nous opposer à l’entreprise totalitaire de la laïcisation de la théologie chrétienne dans et par l’économisme libéral.

    Une importante frange de néo-païens comme Christopher Gérard et de néo-spiritualistes comme Luc-Olivier d’Algange entendent préserver une part de Mystère. Ce qu’ils admettent par la notion toute hölderlinienne de Retour est ce mouvement de rétractation du Multiple vers l’Un(ité) du Divin. La relation de l’Un et du Multiple est à l’instar de celle qui fragilise la position théosophique du panthéisme de Spinoza. Nous avons-là un de ces concepts escaliers que l’on peut tout aussi bien emprunter pour monter vers l’ordonnatrice cosmocité théophilique que pour descendre vers l’élémentale naturalité athéïque. Il s’agit d’un de ces concepts instables qui ne se peut fixer que selon une de ses propres représentations. Ainsi à la multiplicité du monde l’on n’aura pas la volonté d’opposer le monde de la multiplicité, mais l’idée sous-jacente de l’Être qui induira forcément l’abandon du Multiple pour l’idée de l’Autre. Soit l’Autre revêt les attributs de l’Un et nous rentrons dans le domaine d’une certaine cultualité chamanique ou mystériosophique du monde, soit l’Autre s’accapare l’étendue du Multiple et nous accédons à l’idée zarathoustrienne, chrétienne et gnostique de la chute. En bout des deux chaînes l’anneau se ferme et se forme. A chacun son christ, à chacun son Prométhée. Même si ce dernier, bien plus amer et moins souffreteux, nous semble à tout prendre préférable au premier qui symbolise l’acceptation passive de l’humaine condition, pour notre part nous nous réclamons d’une métaphysique bien plus politique.

    Chacun remarquera que dans les deux cas précités nous ne sommes pas très loin de l’unité cosmologique du logos parménidien. Ce n’est pas à proprement parler le mouvement que condamne Parménide : il admet le chemin qui ramène le troupeau du multiple au cœur de l’Etre, mais à l’instar de Polyphème pour empêcher le fuite et la perte d’Ulysse dans les tribulations du divers il pousse l’énorme rocher du mensonge devant l’entrée de la caverne, ô combien platonicienne ! Nous sommes du troisième sentier, d’Héraclite et d’Empédocle, qui institue la fragmentation incessante du monde en un cycle guerroyant, qui ne va pas de l’un à l’autre, mais de l’un à l’un, car le secret de l’affaire est connu : l’Un n’est pas unique, sinon il ne serait pas l’Un mais le Tout. Cycle guerroyant de l’Eros et de l’Arès qui empêche aussi bien l’extrême anihilisation néantifiante que l’absolue conglomération agglutinante. Ce que nous appellerions l’Être, si nous devions nous servir de ce vocable que nous estimons aujourd’hui trop phagocyté par une vision christo-philisophique très occidentalisante, ce ne serait pas cette énergeïsation infinie et indéfinie en permanent devenir, mais le questionnement même quant à la nature de l’energeia. L’Être peut être une modalité de la question, mais jamais en aucun cas, la modélisation de la réponse. Car si l’on peut formuler une seule question, il n’y a jamais une seule réponse, mais des réponses. Ether apeironique. Eris.

    La multiplicité du monde se doit de correspondre à la fragmentation unitale de l’Imperium. Julien qui vécut en des temps de profonde incertitude, ceux du déclin et de la corruption de l’Empire, trimballait un sacré passif métaphysique sur ses épaules. Lui qui dut durant des années composer avec son éducation chrétienne, n’en ressortit pas indemne. Son paganisme fleure trop le mysticisme. Et c’est d’ailleurs pour cela que nous le trouvons si grand car dans le peu de temps et de liberté qui lui furent impartis il comprit, par on ne saura jamais quelle profonde acuité exemplaire, qu’il fallait d’abord refonder l’Empire.

     

    Nous savons donc la tache qu’il nous incombe d’accomplir.

    ( 2006 /in Julien César )

     

    MISOPOGON.

    JULIEN.

    94 p. Classiques en poche.

    LES BELLES LETTRES. Janvier 2003.

    Texte établi et traduit par Ch. Lacombrade.

    Introduction et notes par Aude de Saint-Loup.

     

    Pour tous ceux que le prestige des couvertures or et pourpre de la collection Budé intimidait quelque peu, les Belles Lettres se décidèrent au début du millénaire à lancer leurs Classiques en Poche qui offrent au lecteur le plaisir du texte original et d’une traduction des plus précises mais exemptée de l’appareillage philologique à vocation universitaire trop spécialisée. L’idée était d’autant plus attrayante que ceux qui n’ont jamais reculé devant la cherté des Budé doivent être rarissimes ! Notons que depuis l’incendie de ses dépôts, les Belles Lettres se sont adaptées à la bourse moyenne du public car la plupart de titres réédités depuis la catastrophe sont désormais proposés à des prix nettement moins exorbitants.

    Félicitons-nous de cette entreprise éditoriale qui nous donne l’occasion de relire Julien. Etrange de voir combien les discoureurs autobiographophilesques qui encombrent le paysage de la didactique lycéenne ne se réfèrent jamais à Julien pour asseoir la catégorie de leur genre littéraire préféré ! Il est certain que quand le contenu d’une œuvre déborde de trop par l’ampleur des thèmes abordés la simple problématique de sa structuration nos beaux rhétoriqueurs s’empressent d’opérer au plus vite un repli stratégique des plus silencieux.

    Les invectives de Julien à l’encontre des habitants d’Antioche sont trop violentes pour que l’on puisse négliger de les entendre. Et pourtant que ne ferait-on pas pour leur infliger une sourdine ! Ainsi dans son introduction, dans l’ensemble assez bien faites, Aude de Saint Loup en vient elle à reprocher à Julien le peu d’efficacité de ses mesures économiques. Ses édits du maximum sur le prix du blé étaient mal venus, ils auraient provoqué la raréfaction du produit et contribué par la stricte logique du fonctionnement du marché noir à son augmentation. Rien de plus vrai, rien de plus juste. A part que c’est justement ce mécanisme qu’explique et dénonce Julien. Mais Julien qui n’a pas lu Adam Smith, donne un nom très précis à la main anonyme du marché qui ajuste à la hausse les jeux de l’offre et de la demande. Les gros propriétaires sont expressément visés par Julien. Le mécanisme de leur spéculation n’est pas analysé, il est dénoncé. Au sens marxiste du terme serait-on tenté d’ajouter.

    Que les chrétiens aient tout fait pour conduire la rénovation païenne de Julien à l’échec est indubitable et nous paraît quelque part de bonne guerre. Les églises bourdonnaient de prières collectives pour demander au Seigneur de préparer la défaite de l’empereur… Je ne sais si dans sa magnanimité sa seigneurie répondit, mais les latifundiaires comprirent très vite la portée révolutionnaire des critiques impériales. La voie de Julien était étroite. Une grande partie des élites intellectuelles étaient déjà christianisées et l’Eglise qui demandait à chacun de ne pas remettre en question sa place, si médiocre, si dure, si injuste fût-elle, démontrait de fait qu’un large terrain d’ententes communes unissaient les intérêts des hellènes les plus fortunés avec les saintes volontés de Dieu à instaurer un royaume messianique…

    L’autorité de Julien reposaient sur les minces troupes pétulantes de l’armée. Et puis sur rien, si ce n’est dans les campagnes un sentiment diffus de religiosité païenne dans les couches les plus pauvres de la population encore attachées aux cultes traditionnels ancestraux. L’Eglise mettra plusieurs siècles à vaincre cette sourde hostilité des populations campagnardes qui vécurent la conversion forcée au christianisme comme la dépossession culturelle de leur seule richesse qui les fondait dans une communauté triomphatrice. Ce sont les républicaines légions paysannes qui bâtirent Rome, ce furent dans les campagnes que l’Empire agonisa longuement.

    Les masses citadines, celles qui politiquement auraient pu infléchir le cours des évènements, étaient déjà passées de l’autre côté. Trop versatiles, car trop dépendantes de la main qui distribuait l’anone ou l’aumône, elles ne pouvaient être un solide point d’appui pour Julien. Elles l’auraient adulé et suivi sans problème s’il était revenu victorieux de son expédition, elles l’oublièrent dès qu’il eut expiré sur la route des onagres.

    Une tournure d’esprit due à son éducation prédisposait Julien à un sens plus aigu que bien de ses prédécesseurs à une certaine vigilance sociale. Les conditions et les circonstances historiques qui l’amenèrent au pouvoir, s’il voulait réussir sa révolution païenne, imposaient en même temps un retour à des préceptes de redistribution des richesses selon des principes productivistes plus équitables.

    Toutes les études que nous avons lues jusqu’à ce jour sur le Misopogon insistent sur la première partie de l’œuvre. La colère, la naïveté, l’indignation, les maladresses de Julien face à une population que sa simplicité et son accoutrement de philosophe indisposaient sont passés au crible de la raison raisonnante. Pour la fin du traité l’on évacue en toute hâte… De toutes les manières l’Histoire ne lui a-t-elle pas donné tort ?

    La référence à Caton n’est pas la preuve des immenses lectures et de la vaste culture de l’empereur mais le signe d’une intense réflexion historiale sur les origines républicaines de l’Imperium. L’on a l’impression que l’on se trouve à la croisée de deux chemins, l’un catonien qui monterait vers l’Empire, et l’autre Julanien qui ferait retour à la Res publica.

    Julien n’exprime pas ses rancoeurs envers l’accueil que les citoyens d’Antioche lui ont ménagé. A-t-on seulement remarqué qu’il ne les accuse pas d’être chrétiens mais d’avoir déserté, non pas les anciens Dieux, mais leurs devoirs cultuels envers les fondements propitiatoires de leur cité. Il agit en antique censeur qui fustige les mœurs de ses concitoyens. Il cherche à restaurer l’ancien sens civique.

    Il n’agit pas en païen attristé qui se perdrait en inutiles lamentions contre l’irréversible montée du christianisme mais en homme d’état qui s’insurge contre la dégradation de la vie civile. Ce n’est pas la décadence qui conduit au christianisme, c’est le christianisme qui est l’expression achevée de la décadence. Les faits devaient lui donner raison. Quelques mois plus tard son assassinat marque la fin de l’Imperium et le commencement d’une longue nuit dont nous ne sommes pas encore sortis.

    ( 2006 /in Julien César )

     

    L'EMPEREUR JULIEN REDECOUVERT.

    CHRISTOPHER GERARD.

    In NOUVELLE REVUE DE L'HISTOIRE. N° 36.

    Juin 2008.

     

    Juste trois pages, bellement illustrées, consacrées à la réédition du Julien l'Apostat de Lucien Jerphagnon chez Taillandier que nous avions nous-mêmes chroniqué en juin 2006 dans notre vingt-cinquième livraison de Littera-Incitatus. Oui mais trois pages de Christopher Gérard, inlassable combattant de la renaissance païenne et traducteur du Contre les Galiléens - le titre est assez évocateur pour que nous nous abstenions d'en résumer le contenu - l'ouvrage de l'Empereur Julien que l'Eglise a durant des siècles tenté d'interdire. Oui mais trois pages essentielles, emplies d'intelligence mesurée, autrement plus pertinentes que les grégoiriennes brocarderies automnales d'un Glen W. Bowersock !

    Le premier tiers de l'article est dédié à Lucien Jerphagnon, historien et philosophe, d'obédience protestante, thuriféraire d'Augustin, plotinien convaincu et spécialiste reconnu de Julien, curieux mélange de liberté de conscience et d'esprit. Que chacun puise en cette salade si richement composée les friandises qui lui conviennent. Pour notre part, comme des enfants mal élevés nous en laissons les morceaux que refuse notre régime, sur le côté de l'assiette. Toutefois, que ceux qui voudraient suivre notre exemple se donnent d'abord la peine de goûter aux différents ingrédients par eux-mêmes. Nous avons au moins en commun avec Lucien Jerphagnon, de nous en remettre qu'à notre propre et seul palais. Tant pis si le nôtre est plus proche du Patatin que le sien.

    Résumer les vingt mois de règne en trois colonnes brisées d'illustrations, n'est guère facile. Christopher Gérard réussit le prodige de nous tracer en si peu d'espace une esquisse assez saisissante du dernier des empereurs romains. Ceux qui lui succédèrent étant à ranger dans la profession des fossoyeurs. Le temps manqua à Julien. Ses décisions sont connues, mais il est difficile d'en reconnaître les intentions profondes, car ses réformes étaient loin d'avoir atteint leur plus haut point de déploiement lorsqu'il disparut.

    De même nous est inconnue la réalité du rapport de force idéologique existant entre le pouvoir effectif de l'Eglise sur les consciences et le degré de résistance des milieux païens. Peut-on encore parler à l'époque précise du règne de Julien d'un maintien efficient de « l'hellénisme traditionnel » ? Nous ne le pensons pas. Il subsiste bien des îlots de culture hellénique : le christianisme n'a pas encore tout éradiqué, mais nous restons convaincus que l'assise sociale de ces milieux est déjà vieillissante et réactionnaire. Nous entendons par ce dernier mot qu'ils sont coupés de l'esprit nouveau des jeunes générations déjà adonnées à d'autres représentations mentales.

    Il suffit de regarder la déperdition héréditaire des jeunes générations européennes actuelles, en leur grande majorité détachées du substrat littéraire occidental, pour comprendre ce que nous voulons dire. Ce mouvement est et sera d'autant plus précipité, qu'au niveau des états, tout est sciemment et méthodiquement organisé pour que l'enseignement de la littérature soit dévoyé en d'obscures manipulations linguistiques dégagées de tout rapport direct avec nos textes fondateurs.

    Penser que des professeurs chrétiens puissent transmettre un hellénisme traditionnel sans déroger aux exigences de leurs croyances idéologiques est un leurre. L'histoire de la philosophie moderne constitue en elle seule une dénégation expérimentale réalisée en grandeur nature. De Descartes à Jankélévich la transmission de la philosophie originelle grecque a été pervertie par la théologie chrétienne.

    Julien a courageusement pris le taureau par les cornes. Que son action ait été mal ressentie par des milieux  « a priori favorables à sa politique » nous n'en doutons pas. C'est que ces pseudo-partisans étaient déjà pervertis en leur schèmes conceptuels par la doxa christique. Sans s'en apercevoir, ils avaient remplacé par la liberté orthodoxale de conscience catholique, l'originelle exigence de la pensée grecque.

    Le paganisme militant de Julien ne saurait être un problème. La pensée grecque a toujours su remettre les Dieux à leur place. A rebours du christianisme, ce ne sont pas les Dieux qui fondent la philosophie, mais la philosophie qui fondent les Dieux. Ceux-ci ne sont tolérés que comme gardiens hypothétiques, censés s'opposer à toute main-mise monothéique sur la philosophie. Notons que l'ennemi peut aussi bien venir de l'intérieur que de l'extérieur.

    Gérard Christopher a raison. L'on n'en finit pas de redécouvrir la prescience politique de Julien.

    ( 2008 / in Julien Apostar )