Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

CHRONIQUES DE POURPRE - Page 124

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 31

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 031 / Janvier 2017

    LIMONOV

     

    LIMONOV

    EMMANUEL CARRERE

    P.O.L / 2011

     

    Beaucoup à dire sur ce livre qui en suggère plus qu'il ne faudrait. D'abord pour l'auteur lui-même un peu dépassé par son projet. Un peu comme ces gens qui réalisent que les tarentules mordent une fois qu'ils en ont commencé l'élevage. Au départ s'agit d'une biographie d'un écrivain sulfureux. Qui n'a pas eu la bonne idée de mourir. De surcroît très controversé en notre pays. Ce qui entraînera la pose d'un premier filet de camouflage. Ce sera un roman. Ce qui dédouane l'auteur de toute exactitude. Un peu gênant quand notre sujet d'étude est aussi un homme politique. Toutefois qui dispense d'un long travail préliminaire d'enquête et d' interviewes de gens qui l'ont côtoyé à divers moments de son existence.

    Pour la petite histoire rappelons que Emmanuel Carrère est le fils d'Hélène Carrère d'Encausse. Si nous nous permettons de mentionner cette prestigieuse filiation, ce n'est point pour stigmatiser son intrication dans un sérail intellectuel français strictement délimité, c'est que lui-même s'en prévaut à plusieurs reprises dans son livre. Point pour s'en vanter, pour simplement expliquer l'admiration qu'il porte à son héros. Tout en posant un deuxième filet de protection : Limonov est son antithèse, n'est pas un fils de, vient du peuple, n'est pas issu d'une famille bourgeoise, n'est pas né dans le cocon protecteur de l'élite intellectuelle de la Russie. S'est fait tout seul. L'a un avantage sur nombre de ses détracteurs, tout ce qu'il est, il l'est devenu par lui-même.

    Vous pouvez lui reprocher ses engagements politiques mais attention à ce zeste de mauvaise conscience qui vous taraude, c'est facile de donner des leçons quand on est né du bon côté de la barricade, vous sentez bien que votre légitimité n'est pas au niveau des prétentions de votre héros. Soyons plus précis en France l'élite intellectuelle – entendez par cette expression proche du pouvoir politique en le sens où l'on ne remet jamais en question ses arriérés et présupposés philosophiques - n'a pas de drapeau mais un cache-sexe des plus utiles. L'on est contre les dictatures, l'on est pour la démocratie. Qui pourrait être contre l'oppression et le fait de donner le pouvoir au peuple ? Sur le papier c'est beau et attendrissant, comme ces images pieuses que l'on distribuait aux impétrants des premières communion. Dans la réalité ces idéaux à la petite semaine servent de caution morale à l'établissement d'un système économique libéral des plus injustes. Démocratie que de crimes commis en ton nom !

    Et voici que Limonov le répète à l'envi, se fout de la sainte démocratie comme de sa première chaussette. L'on a reproché à Emmanuel Carrère d'avoir beaucoup pillé les écrits autobiographiques de Limonov pour tracer la courbe de son existence. L'est sûr que lorsque l'on ne mène pas sa contre-enquête, c'est plus facile d'agir ainsi. On a poussé de hauts cris. Horreur, l'a confondu l'auteur avec le Narrateur. Inexpiable crime narratologique qui va à l'encontre de l'enseignement littéraire ! Nous-même ne professons aucun respect envers cette vulgate à prétention scientifique qui découle de pré-supposés marxistes oubliés et non-compris, adoptés par une toute une foule d'universitaires profondément anti-communistes. Excusez-nous de ce dernier gros mot. Nous sommes de ceux qui pensons que derrière le fantôme évanescent du sacro-saint Narrateur c'est l'auteur qui joue le rôle du marionnettiste. Donc nous ne nous joindrons pas à cette meute de roquets pathétiques pour aboyer à l'encontre de notre écrivain. Nous comprenons l'hypocrisie de la démarche d'Emmanuel Carrère. Donne la parole à Limonov, le laisse s'exprimer abondamment, non lui Emmanuel ne déforme pas, c'est bien Limonov qui vomit sur la démocratie, c'est écrit et répété moulte fois dans ses bouquins. Peut maintenant l'affubler notre anti-démocrate revendiqué du qualificatif infamant de fasciste. Ce n'est plus un filet de protection à proprement parler mais une véritable carapace : je n'écris pas un livre à la gloire de Limonov, je vous mets en garde contre la séduisance des itinéraires fascistes. Je lève les voiles, j'arrache le rimmel qui couvre le visage hideux de la bête immonde au ventre si fécond.

    Bien sûr il y a un hic. Ne voilà-t-il pas que ces dernières années Limonov s'oppose à Poutine, au nom de la démocratie et du droit d'expression ! De plus, sont plutôt rares ces concitoyens qui jouent de nos jours à ce petit jeu dangereux. Se méfie Emmanuel Carrère, les faits sont indéniables mais il n'y croit pas trop. Nous lui donnons raison, mais il se garde bien d'expliquer sa méfiance. Pour Limonov, la démocratie est un concept opératoire transitif. Au même titre que tous les autres concepts politiques. Pour faire vite basés sur les analyses du politique effectués par Aristote. La démocratie c'est comme le marteau ( celui qui incidemment était sur le drapeau de l'URSS ), vous pouvez vous en servir par exemple pour aider votre voisin à rafistoler le toit de sa maison, ou contre-exemple pour lui taper négligemment sur la tête afin de vous emparer de son logement. Un simple concept opératoire à manier selon les circonstances, selon la manière dont vos ennemis politiques s'en servent. La démocratie n'est plus le bien absolu intangible, la suprême valeur. Rappelons-nous que Marx a osé employé le concept de dictature prolétarienne pour mener à bien la liquidation des institutions libéro-bourgeoises.

    Limonov est donc un fasciste quod corrumpet conceptum democraticum. Le politique n'est pas un dîner de gala. Limonov en dévoile la froideur opérative. En jette à bas les prétendus présupposés philosophiques platoniciens au profit d'une pragmatique sophisticienne. A la fin de son livre Emmanuel Carrère imagine une éblouissante sortie par le haut pour son anti-héros, et s'il créait une religion ? ! Cette ridicule hypothèse est très logique : l'eidos de l'eidos platonicienne n'est-elle pas l'introduction sous une autre forme de l'autre nom du dieu unique ? Emmanuel Carrère trahit ainsi ses errements de petit-bourgeois en quête d'une transcendance démocratique.

    Le cas Limonov est problématique. Ce n'est pas de sa faute. L'aurait pu être un bon écrivain, point à la ligne. Les circonstances en ont voulu autrement. L'est né en 1943. Autrement dit, l'était en pleine force de l'âge lorsque le communisme s'est effondré. Exit l'URSS. Retour de la sainte Russie. Un âge d'or pour les intellectuels occidentaux. Alléluia, le communisme était mort et enterré. Victoire idéologique sur toute la ligne. La Russie enfin s'ouvrait à la démocratie et au libéralisme. Les lendemains n'étaient plus au rouge, ne furent pas roses non plus. Se passa un phénomène incompréhensible. Au lieu de baiser les pieds de la statue de Sainte Démocratie, une grande partie du peuple russe éprouva une grande nostalgie pour le communisme. Incroyable mais vrai, par un étrange mouvement réversible de balancier, voici un peuple à qui l'on offrait la liberté qui se mettait à rêver du retour de la dictature communiste ! Jusqu'à Staline ! le petit père des pères qui déboulait en force dans l'imaginaire collectif !

    Cela s'explique et Emmanuel Carrère décrit bien les rouages de ce mécanisme. La démocratie c'est bien beau, mais la thérapie de choc libérale qui présida la nouvelle économie politique du pays si elle permit l'enrichissement à outrance d'une minorité d'affairistes précipita dans une misère noire le reste de la population. L'on en vint à regretter le bon vieux temps de l'enseignement accessible à tous et de la médecine gratuite. Ce n'était pas le Pérou, mais au moins on mangeait à sa faim.

    D'autre part se passa une autre dérive. Puisque le communisme se présentait comme le libérateur de l'Europe et le vainqueur du fascisme, de nombreux opposants en conclurent durant le joug communiste que le fascisme ne devait pas être si mauvais que cela puisqu'il s'opposait au communisme. Après 1989, cette vue des choses proliféra dans de nombreuses couches de la société. L'on se ralliait plus facilement à cette dernière qu'à une admiration sans bornes pour le modèle démocratique occidental. La purge libérale économique agissait comme un répulsif idéologique.

    A titre individuel, le Russe moyen inclinait pour la venue d'un pouvoir fort capable de remettre de l'ordre dans le système économique, à titre collectif le citoyen russe de base se sentait mortifié, du jour au lendemain le pays avait perdu son prestige et sa réalité de grande puissance. L'orgueil national en fut blessé, le nationalisme devint une idée opératoire fortement agrégative.

    De retour en Russie, Limonov créa son parti politique : national-bolchévique. L'alliance des contraires. Fascisme et communisme dans sa forme originelle la plus révolutionnaire, dans le même verre. Fascisme parce qu'il fallait un pouvoir fort pour redresser le pays, bolchévique parce qu'il fallait redonner aux masses laborieuses la possibilité d'une vie décente ce qui nécessitait le ré-accaparement des richesses au bénéfice des plus pauvres.

    Politiquement ce fut un échec. Culturellement ce fut une réussite éclatante. Le parti eut jusqu'à dix mille membres. Pas grand-chose. Peu de moscovites. Beaucoup de jeunes provinciaux qui trouvèrent une échappatoire à leur terne quotidien. En exagérant à peine, l'on peut dire que ce fut le regroupement des punks à chiens les plus créatifs de toute la Russie. Le bunker local du parti devint le lieu culturel par excellence de la capitale. Underground artistique à tout va, lors des soirées le corset moral de la société russe fut systématiquement détruit à coups de party d'avant-garde arty et de groupes de rock. Pensez à la Factory d'Andy Warhol pour trouver un équivalent. Un lieu de vie irremplaçable, les militants vivaient sur place et avaient l'impression de participer à l'émergence d'un monde nouveau.

    Gramsci théorisait qu'il fallait d'abord s'emparer de la sphère culturelle pour parvenir au pouvoir. La deuxième partie de la prédiction ne se réalisa pas. En fin de compte, ce fut Poutine qui se retrouva à la tête du pays... Limonov se rendit compte que son mouvement piétinait. Entreprit sa longue marche, avec une poignée de militants, il tenta un soulèvement des républiques Extrême-Orientale. Fiasco total. Se retrouva en prison. En fut libéré au bout de deux ans car sa figure était devenue extrêmement populaire... Depuis il se bat pour le retour à la démocratie...

    Notre résumé est des plus extrêmes, ainsi par exemple nous ne parlons point de sa jeunesse, de ses amours, de ses séjours aux USA, en France, et de ses tentatives de participation aux élections présidentielles de son pays. Le roman d'Emmanuel Carrère s'étend largement sur tous ces sujets et nous conseillons à nos lecteurs si par hasard ils ne connaissaient pas Limonov de commencer, avant de se lancer dans la consultation des nombreux sites internet qui lui sont consacrés ( en de nombreuses langues ), par la lecture de cet ouvrage, lui-même partiel et partial, mais qui forme une excellente entrée en matière synthétique.

    Nous voudrions maintenant nous pencher sur deux aspects de Limonov, en relation avec le fascisme. Avant d'être un programme politique le fascisme est une postulation individuelle. Repose sur un idéalisme de l'individuation. Sans chercher à la retrouver dans des modèles historiaux qui remontent à l'idéal chevaleresque ou à l'éthique spartiate des moines soldats, posons qu'il repose sur la prise en charge de l'individu par sa propre personne. Limonov en est un parfait exemple. Jeune il ne reculera pas devant les affrontements physiques. Rêve de tuer quelqu'un. Une sorte d'épreuve lacédémonienne à surmonter. Dur et sans pitié envers les faibles et les victimes mais encore plus dur envers lui-même. Physiquement et mentalement. Ne s'accorde aucune excuse. Assume ses errements et ses échecs. Pas de jérémiades. Ce qui ne le tue pas le rend plus fort. Point à la ligne. La vie est un rapport de forces. Débrouillez-vous pour renverser ce qui vous gêne. Ne venez pas vous plaindre si vous êtes vaincu. Domestique, crève-la-faim, prisonnier, jamais il ne perdra sa dignité intérieure. Ne se fait aucune illusion sur les choses et les hommes. L'est un résistant. Pouvez abominer son parcours politique, mais l'homme est tel qu'en lui-même sa volonté nietzschéenne le tient debout.

    Petit détour par chez nous, car l'histoire de Limonov n'est intéressante qu'en le sens où elle nous concerne. Avec la création du parti National-Bolchévique en 1992 à Moscou, Limonov perdit définitivement toute crédibilité en France où il séjourna plusieurs années y connaissant ses premières heures de gloire littéraire. Fréquenta le milieu littéraire parisien, écrivit dans l'Humanité et L'Idiot International de Jean-Edern Hallier. C'était se faire mal voir par la gauche socialiste qui venait d'arriver au pouvoir. Ses prises de position pro-serbe suivies d'un engagement physique dans le conflit tchèque passèrent mal, ôtez ce va-t-en guerre que nos yeux d'européens pacifiques ne sauraient voir, l'on commença à le traiter directement de fasciste.

    Au tournant des années 89-92, la gauche française prenait un virage idéologique qui l'emmena à la déconfiture que nous vivons en ces heures mêmes où j'écris cet article. S'agissait pour les socialistes de s'aligner sur des positions démocratico-libérales. A la coupure des deux septennats il y eut un réveil de l'extrême-gauche. Non pas organisationnel mais de militants esseulés qui commencèrent à élever la voix contre ce ralliement atlantico-libéral. Prêchaient dans le désert. Ne trouvèrent que peu d'écho parmi les militants traditionnels de la gauche, la chute de l'URSS venait de précipiter la gauche d'obédience marxo-communiste à remiser dans le placard des illusions définitivement perdues la vision prolétarienne de la prise du pouvoir par les armes. Restait le succédané des douceurs infinies de la transition lente et démocratique... En fait ce n'était que l'accomplissement d'un abandon qui avait commencé à la fin de la guerre... Ironie du sort et conséquence logique de ces démissions idéologiques, les analyses de l'extrême-gauche ne se trouvèrent corroborées que par celles de l'extrême-droite. Il y eut bien quelques discussions qui réunirent les deux courants. Qui n'allèrent pas bien loin.

    L'occasion était trop belle pour la mouvance encore informelle de notre nouvelle gauche. N'allait pas la laisser passer. Le choix était d'une simplicité absolue ou vous soutenez la démocratie marchande ou vous favorisez le retour d'Hitler et de Staline. Ce fut la grande dénonciation de la coalition rouge-brun, l'ennemi idéal, le grand méchant loup fasciste avec le couteau rouge entre les dents. Les innocentes brebis n'avaient qu'une chance de survie, faire bloc autour du système financier libéral, les anciens marchands de canon devenant les garants de la paix internationale nécessaire à la libre circulation des marchandises et des flux financiers.

    Soyons honnête, la manoeuvre réussit à merveille. Le mythe des rouge-bruns est oublié depuis longtemps mais l'idéologie libérale a phagocyté les organisations traditionnelles de gauche comme de droite. A Moscou, Limonov trouvera une formule pour synthétiser cette dérive. Plus de gauche, plus de droite. Un Système, des anti-systèmes. Encore minoritaires. Une analyse pertinente qui permet sinon de comprendre du moins d'expliciter les contradictions idéologiques, politiques, économiques et géo-stratégiques de notre monde. Le livre d'Emmanuel Carrère commence par son incompréhension : comment se fait-il que la courageuse journaliste Anna Polkovskaïa dont les médias nous révèlent avec des trémolos dans la voix son combat en faveur de la démocratie - ce qui lui valut d'être odieusement assassinée – suivez notre regard qui louche vers Poutine – jugeait l'itinéraire de Limonov peut-être pas comme exemplaire mais globalement positif ? Un certificat de bonne conduite décerné à ce vulgaire fascite de Limonov, par notre martyre démocrate numéro un ! Comment était-ce possible ?

    Je vous laisse assembler les antagonistes fragments de ce puzzle. Pour la petite histoire rappelons que le roman d'Emmanuel Carrère fut retiré de la liste du Prix Goncourt. Ce n'est pas qu'il n'était pas bon, c'est que le personnage mis en scène était trop négatif pour qu'il se retrouvât en quelque sorte honoré...

    Nous terminerons par une dernière réflexion. Que peut un homme seul ? Rien, s'il n'accède pas d'une manière ou d'une autre au pouvoir décisionnel. Limonov ne s'en tire pas trop mal. L'est mondialement connu, est reconnu comme le père de la nouvelle génération littéraire russe. C'était une obsession chez lui. Avoir une action sur le monde. Une vie, dense, touffue, mouvementée, dangereuse, mais au bout du compte, un échec. Terrible. L'est remisé sur une voie de garage. Poutine est au pouvoir. Pas lui. Echec. Echec et mat. Perdu sur toute la ligne. File sur ses soixante quatorze ans aujourd'hui. Son avenir est derrière lui. Porte encore beau. Mais est-il encore un héros de notre temps ?

    André Murcie. ( Décembre 2016 )

     

    Corollaire 1 : c'est dans les années 1990 que l'extrême-gauche française connut une de ses premières dérives idéo-sociologiques. Ne s'agissait plus de renverser le Capitalisme mais de lutter pour les plus démunis, en l'occurrence les sans-papiers. Très symboliquement cet alignement sur ce qu'il faut bien nommer des pratiques catholiques de charité trouvèrent un large écho médiatique lors de L'occupation de l'Eglise ( quel hasard ! ) Saint-Bernard en 1996. Ce fut le coup d'envoi d'un sentiment culpabilatif sans précédent. Une catastrophe idéologique. Cette présence d'un sentiment diffus de culpabilité – incontestable surgeon inattendu ( mais logique ) du christianisme - dans les consciences aida à l'acceptation de ce phénomène inquiétant que nous nous contenterons de nommer : retour du religieux. Cette culpabilité se cristallisa autour de cet épisode historique que fut la colonisation. Toutes les composantes de la société furent touchées, celles issues d'une immigration récente comme celles rattachées au vieux fonds christologique. Cette idéologie alimentée en sous-main par une intense campagne des médias montant en épingle la touchante beauté des allocutions papales, la ferveur des JMJ – ces millions de jeunes emplis d'amour et de désir de paix – eut des retombées diverses et malheureuses : Manif pour Tous, percée de l'Islamisme radical, crispations identitaires de tous bords, remise en cause du droit d'avortement... La confusion est telle qu'aujourd'hui toute une partie des féministes défendent bec et ongle le port du voile en tant qu'instrument d'affirmation et de libération de la femme musulmane... Que voulez-vous la religion a aussi ses idiotes utiles. Feraient mieux de s'adonner à une généalogie prospective. La générosité n'est pas une vertu politique mais une de ces pratiques les plus manipulables. Quant à cette notion de culpabilité transmise des parents aux enfants, elle est non seulement au fondement de la notion du péché évéen originel, mais aussi la marque idéologique des raidissements historiaux du christianisme.

    Corollaire 2 : Cette fragmentation de l'espace politique français est due à un manque de projet global à long terme. Celui qui était censé impulser l'énergie de rassemblement – la Communauté Européenne – est en train de se désagréger. Le Parti National-Bolchévique de Limonov s'était en ces débuts doté d'un programme de ce genre. L'avait été fourni par Alexandre Douguine qui au bout de trois ans démissionna du parti. La doctrine de Douguine était celle de l'Eurasisme qui prône l'unification politique de la Russie blanche avec la ceinture des républiques orientales. En d'autres termes du substrat orthodoxe et du substrat musulman. Ouvrez la porte au religieux, il entre par la fenêtre. Douguine est devenu un des soutiens de Poutine. L'on sait comment celui-ci s'appuie sur l'Eglise Orthodoxe. Mais il ne prête qu'une seule oreille au vieux leader historique de l'extrême-droite russe. L'est davantage pragmatique qu'idéologue. Nous reparlerons de cela en une autre occasion. Rappelons que, selon nous, toute organisation religieuse d'essence monothéique agit comme une sangsue qui affaiblit le corps politique qui l'accueille pensant qu'elle sera un ferment d'unification terriblement efficace. L'exemple implosif de l'Empire Romain nous semble assez instructif et digne de méditation.

    Corollaire 3 : Un système, des anti-systèmes. La formule est par trop imprécise. Favorise l'élevage de ses propres chevaux de Troie. Les partisans du système sont les premiers à se décrire comme anti-systémique. Grotesques mascarades qui voient les rouages essentiels de la domination capitaliste – ministres ou et hommes d'affaires - se présenter devant les électeurs en tant que forces révolutionnaires de renversement de ce même système dont ils sont les agents stipendiés. Une farce ubuesque. Une sinistre réalité. Habilement mise en scène par les médias indépendants aux mains du grand capital. Les bonnes âmes s'offusquent de cet incompréhensible tour de passe-passe. Ne comprennent pas que de telles aberrations démagogiques puissent réussir. C'est que le système possède plus d'un tour manipulatoire. Toutes ces pratiques reposent sur une, savamment entretenue, confusion des esprits. Je n'en veux pour triste exemple que cette intellectuelle qui pas plus tard que ce matin se reprochait sur les ondes publiques d'une radio libérale d'Etat d'admettre les postulats philosophiques de la Colonisation puisqu'elle se revendique de la Raison du dix-huitième siècle ! L'obscurantisme religieux se manifeste de bien étrange manière. En restant dans l'ombre. Tempête sous un crâne et grand désordre dans les chaînes de causalité aristotéliciennes. Comme si, bien avant le dix-huitième siècle, sans avoir à remonter plus haut que le néolithique, nos primitives peuplades ne s'étaient adonnées aux guerrières intrusions sur les territoires de leurs voisins ! A croire que beaucoup se servent de leur intelligence comme d'un outil à fragmentation incapacitante. L'exercice de la pensée est devenue chez nombre de nos intellectuels l'élaboration de la bonne raison démissionnaire du non-agir. Fuite éhontée du combat.

    André Murcie.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    CICERON ET SES AMIS.

    GASTON BOISSIER.

    Etude sur la Société Romaine du Temps de César.

    Librairie Hachette. 1932. 414 p.

     

    Nous avions beaucoup aimé sa Conjuration de Catilina, ce Cicéron et ses amis ne nous déçoit pas. Gaston Boissier est si convaincant que nous aurions presque envie de nous réconcilier avec Cicéron. Magie du style ! ah si tous les livres d’Histoire pouvaient être frappés de cette même plume de bronze.

    Mais commençons par les hors-d’œuvre. J’ai passé un trimestre de ma vie d’écolier à traduire les Lettres à Atticus en ignorant tout de ce personnage si ce n’était qu’il fut le meilleur ami de Cicéron. Gaston Boissier soulève le voile. Non de Zeus ! parfois il vaudrait mieux ne pas savoir. Drôle de coco ! Que le lecteur ne s’émeuve pas, Atticus ne fut ni un communiste, ni un philanthrope. Mais beaucoup plus raisonnablement un homme d’affaires, immensément riche, banquier émérite qui pratiquait de parfaits taux d’usure prohibitifs, et qui dépannait de préférence les municipalités et autres collectivités territoriales déjà endettées. Que ne ferait-on pour transformer ses créanciers en obligés ? A l’époque, comme aujourd’hui, c’était déjà une manière fort courue de s’enrichir et les activités d’un Atticus étaient reconnues d’utilité publique par tous les honnêtes gens. Psychologiquement le cas d’Atticus peut se comprendre : arrivé tout jeune sur le marché du travail au temps des proscriptions de Sylla, il s’était senti menacé en son intégrité de citoyen par le jeu des factions. La cause en valait-elle la chandelle ?

    Prudent à l’excès, Atticus tirera de ces temps maudits de bonne leçons de conduite morale qu’il suivra sans déroger toute sa vie. Mieux vaut faire de l’argent que de la politique. La fortune fournit puissance et indépendance. Pour ne pas attirer et susciter de jalousie, faisons ami-ami avec tous : Atticus prêtera de l’argent à tout le monde fussent-ils ses pires ennemis idéologiques, et en refusera à toute personne en butte à une hostilité généralisée de mauvais augure, fût-elle de ses meilleurs amis. Sans doute avez-vous rayé le nom de quatre ou cinq Atticus de votre carnet d’adresse. C’est-là où le cas d’Atticus devient mystérieux : cet homme aussi peu fiable, à la moralité si friable, fut toujours fêté et recherché par ses amis. Tout autre aurait été raccompagné jusqu’au seuil, manu militari par les esclaves de service, mais pas Atticus, aussi à l’aise avec les Démocrates qu’avec les Optimates, avec les Césariens qu’avec les Pompéiens, aussi proche des victimes que de leurs assassins. Partisan des Républicains en privé, apolitique en public, il ne mangeait pas à tous les râteliers mais venait chez les uns et les autres faire la conversation et tailler le bout de gras. Les affaires étant les affaires il proposait à tout un chacun, aides et secours, monnayant de jolis pourcentages. Et personne pour le dénoncer, le montrer du doigt, le vilipender de paroles vengeresses. Meilleur ami de Cicéron, après le meurtre de ce dernier il n’hésita pas à se rendre utile et agréable à Antoine et Auguste…

    L’homme est une énigme nous assure Gaston Boissier. Il devait être pourvu d’un charisme extraordinaire, non pour se jouer, mais pour faire admettre ses intolérables contradictions. Un orateur comme Cicéron se plaisait à sa conversation, preuve qu’il devait être pourvu d’un don de répartie bien au-dessus de la moyenne. Mais peut-être fut-il accepté si facilement parce qu’il incarnait magnifiquement l’esprit de veulerie généralisée de l’intelligentsia de son époque. Sans doute Verlaine aurait-il dû écrire « Je suis la République à la fin de la décadence » pour être plus proche de la réalité. La crise de la res publica est avant tout une faillite éthique. L’intérêt de l’Individu prime sur le collectif. De la res publica l’on passe à l’émergence de la res privata. Les ambitions démesurées des uns sont l’exact contrepoint de la démission des autres. Quant à Atticus il est bien la figure prophétique et apartide de ce qu’au début du vingtième siècle l’on stigmatisa sous le nom de capital apatride.

    Caelius. L’envers du décor. Nous l’avons déjà rencontré, il n’était alors qu’une ombre indéfinie, ce mauvais plaisant qui enleva à Catulle sa Lesbie chérie. Le monde est décidément petit. Dans tous les sens du terme. Lesbie n’est autre que Clodia, la sœur de Clodius, l’homme de main de César chargé de provoquer troubles et désordres sans fin dans les rues de Rome. Lesbie qui ne vivait pas que d’eau fraîche préféra à son poëte lyrique le jeune Caelius. D’extraction modeste, mais les dents bien plus longues, et qui a déjà le pied à l’étrier puisqu’il a su devenir un poulain de Cicéron. . . La situation se radicalisant maître et disciple se sépareront. Cicéron rejoint Pompée à Pharsale, Caelius, César en Espagne. Le choix de Caelius était le bon, mais César n’avait que faire des arrivistes. Caelius ne fut pas remercié comme il espérait. Il tenta au nom des principes intangibles de la République de soulever quelques municipes du sud Italien. Mais ses nouveaux habits d’extrême gauche endossés sans conviction n’étaient pas crédibles. Même les esclaves refusèrent de se révolter à ses vibrants appels. Il se fit tuer sans à propos en tentant de rallier à sa nouvelle cause une troupe de cavaliers gaulois obstinément fidèles à César. Les Dieux surent parfaire la vengeance du Poëte. Les épigrammes de Catulle causèrent plus de souci à César que les facéties militaires d’enfant gâté de son rival en amour.

    Cicéron. Notre modernité le juge sans aménité. Nous avons suivi les conseils de Verlaine et définitivement tordu le cou à l’éloquence. Cicéron le verbeux, Cicéron le pompeux, Cicéron le pompier. Mais ses contemporains en usèrent a contrario. Tous sont unanimes, même ses pires ennemis, à reconnaître l’orateur sans faille, le dispensateur métronomique des grandes cadences, l’amplitude exceptionnelle de ses périodes, et le génie oratoire de sa rhétorique. Il nous est difficile de nous en rendre compte. Cicéron réécrivait ses discours avant de les léguer à la postérité. Ils l’admiraient, parce qu’il était capable d’improviser au tout dernier instant et de convaincre au pied levé un auditoire persuadé de détenir le droit et la raison de voter contre ses propres intérêts les plus concrets, mais surtout pour ses réparties fulgurantes, ses jeux de mots désopilants et son humour cinglant et dévastateur. Cicéron n’habitait pas une toge compassée.

    Mais si la bouche résonnait d’or et d’airain, son cerveau était d’argile. Malléable à l’excès, sensible à la moindre variation, incapable de s’arrêter quelques instants à une décision fixe, inquiet à l’infini, sans cesse en mouvement, toujours surenchérissant sur ses premières intuitions, jamais en repos, son esprit ne possédait aucune des qualités requises pour mener ou guider les hommes. Au mieux aurait-il pu jouer en notre société le rôle contrefait de l’autorité morale dévolue aux bouffons des médias, mais il eut la malchance de vivre dans une des périodes les plus profondément amorales de l’histoire romaine. Cicéron ne fut jamais le grand homme politique qu’il rêva d’être. D’abord parce que, au contraire de César ou de Pompée, il aurait été dans l’incapacité absolue de s’imposer à la tête d’une légion. Trop pusillanime, trop chimérique, trop rigide, même les civils ne lui accordèrent jamais une confiance soutenue. Rangé par la force des choses, l’autre nom plus poétique de l’arrivisme social, dans le camp des Républicains, il ne parvint jamais à s’imposer comme leur leader incontesté. Il fut constamment à la remorque de Pompée qu’il n’aimait pas et s’accommoda plutôt bien de César. Ce n’est qu’une fois le grand Jules assassiné, et le petit Brutus suicidé, qu’il prit résolument le parti de regrouper autour de lui les factions éparpillées et décapitées du camp républicain. La tâche était ardue ; très vite Cicéron ne sut plus où donner de la tête, Antoine l’aida à trancher dans le vif du sujet.

    Gaston Boissier opte pour Cicéron mais son admiration penche pour César. Piètre politicien mais plantureux incapable Cicéron n’a rien pour plaire. Cependant il faut reconnaître que son combat à contre-courant du sens de l’Histoire n’était pas facile. Gaston Boissier lui décerne le courage d’une certaine fidélité à soi-même et à une cause, qu’en lui-même il pensait perdue, ce qui le rend plus pathétique que sympathique. Il aurait fallu à Cicéron être César pour renverser le cours des évènements !

    Solitude de César. Avant toute chose, arriviste ambitieux qui n’a d’autre projet que d’abattre la République pour instituer la royauté. Une longue course, une longue conquête minutieuse et méthodique du pouvoir. En cours de route César est trop intelligent pour ne pas entendre les réformes nécessaires à la plus grande cohésion de cet Empire que la République a délimité, un peu malgré elle, sans se rendre compte que la nouvelle donne qu’elle a elle-même favorisée, l’a rendue obsolète. Très vite César comprendra qu’il ne peut compter, ni sur les personnes, ni sur un immense enthousiasme collectif. Cynique il achètera les âmes et paiera les individus. La République est si vermoulue que tout ce qui n’est pas déjà vendu est encore à vendre.

    L’on ne paye jamais assez cher. César assassiné, la relative indifférence populaire qui accueille la nouvelle de sa mort sera son premier tombeau. Soit il avait trop promis, soit il n’avait pas assez donné. Gaston Boissier suggère que si l’Imperator n’a pas pris toutes ses précautions aux ides de Mars c’est parce qu’il était dégoûté de la petitesse des hommes et de l’étroitesse de leur cœur. Ce César en héros romantique qui aurait trop lu son Lorenzaccio n’est pas pour nous déplaire.

    Quelques pages sur le testament d’Auguste pour finir. Gaston Boissier déteste le jeune Octave et ses listes de proscription. Il s’incline devant les talents d’administrateurs d’Auguste qui définit pour plus de trois siècles les structures organisationnelles de l’Imperium ; mais l’œuvre politique du neveu de César lui paraît trop floue et contenir les dérives despotiques de ses successeurs. Selon notre éminent académicien, César était plus franc qui voulut être roi et imposer un régime monarchique. Auguste accoucha d’un monde hybride : le pouvoir personnel sous l’apparence de la liberté, la tyrannie sous la République.

    Nous pensons au contraire que le génie d’Auguste résida, faute de mieux, dans cet entre deux. Le princeps n’est pas le roi ; l’Empire n’est pas le Royaume. L’Occident va se bâtir sur cette faille impérieuse. Le christianisme viendra certes y apporter sa note cacophonique mais si l’Europe s’est construite sur cette spécificité civilisationnelle qui reste sa marque de fabrique, elle le doit en majeure partie à cet espace de plus grande liberté conceptuelle que l’Imperium suscita. Entre la tumultueuse barbarie clanique qui engendrera la féodalité, et l’asservissement totalitaire des grandes masses laborieuses, celui que nous connaissons aujourd’hui, l’Imperium reste l’unique mode de déploiement du politique apte à ménager assez de zones de frictions conflictuelles, pour que l’établis-sement du pouvoir soit décliné davantage comme un mode de protection que de coercition.

    ( 2006 / in Carrément Cicéron )

     

    MANUEL DE CAMPAGNE ELECTORALE.

    QUINTUS CICERON.

    Suivi de L’ART DE GOUVERNER UNE PROVINCE.

    MARCUS CICERON.

    Traduit et présenté par JEAN-YVES BORIAUD.

    Arléa  N° 19 / 92 p. 2001.

     

    Non ce n’est pas une erreur, il s’agit bien de Quintus, le frangin de Marcus. Pour faire le lien avec la chronique précédente nous n’omettrons pas de préciser qu’il fut le mari de Pomponia, sœur d’Atticus ! Il est de quatre années plus jeune que son aîné et a déjà entamé le cursus honorum. Comme quoi lorsque l’on parle d’Homo Novus il faut entendre Familia Nova !

    Cicéron brigue la première place : consul ! Quintus ne ménagera ni sa peine ni sa plume pour favoriser l’élection de Marcus. Afin de l’aider à mieux préparer la campagne électorale il rédige et adresse à son frère une quarantaine de pages de conseils qui préfigurent le guide idéal du parfait candidat… Le vade-mecum ne devait pas être si mauvais puisque Cicéron emporta la chaise curule distançant largement son principal concurrent : Antoine.

    Les principes déontologiques de la démocratie en prennent un sacré coup. Souriez vous êtes filmé ! les Romains n’avaient pas encore inventé la caméra qu’ils faisaient déjà leur cinéma. Ils auraient pu titré Manuel d’Hypocrisie Généralisée ! Appelle tout un chacun par son nom et offre-lui ta main largement ouverte, acquiesce à toutes les demandes et promets monts et merveilles. Une fois élu, il sera toujours temps de rectifier le tir. Ménage les riches et les notables. Un peu de feinte considération emporte l’adhésion des humbles. Un esclave bien traité qui se répand en éloges sur la bonté de son maître est une merveilleuse publicité.

    Que le public se rassure l’on a aussi des idées à jeter en pâture. Rappelons que Catilina fut le boucher des proscriptions de Sylla et qu’Antoine ne sort pas de la cuisse de Jupiter. Cicéron peut se prévaloir d’une constance sans faille : il a toujours milité pour les Optimates, n’a jamais transigé avec les Populares. Entre l’égoïsme des classes possédantes et la démagogie des nouveaux riches il ne nous semble pas que le peuple Romain ait eu une latitude de choix supérieure à la nôtre. Votez pour moi est encore la meilleure façon de ne pas voter pour les autres.

    La République était à bout de souffle. Toute ressemblance avec une situation actuelle ne saurait être fortuite. Les élections sont des impasses démocratiques qui permettent à un système donné de se perpétuer. Cet opuscule est un livre-miroir. A vingt siècles de distance les hommes n’ont pas changé. Ils sont prêts à n’importe quelle simagrée, n’importe quelle bassesse, pour conquérir la moindre des miettes de ce seul pouvoir politique de soumission de presque tous à la volition d’une poignée de leurs semblables.

    Les mots de Quintus Cicéron sont coupants comme des rasoirs. Ils tranchent toutes les illusions. Ils sont chargés de cette pragmacité romaine qui fut le principal atout de l’Urbs. Une élection n’est que la continuité de la guerre des classes sous une autre forme. Plus policée, mais aussi impitoyable. Sous le vernis des conventions électives l’on poursuit la même inavouable entreprise de captation prétorienne du pouvoir et de ses prébendes que dans n’importe quel autre type de gouvernance. La servitude volontaire des masses et des individus reste le but ultime de ces manœuvres de dupes.

    Rien ne sert d’arriver au pouvoir, il faut encore arriver à le garder. Dans la série preslésienne du retour à l’expéditeur l’on a pris l’habitude de faire suivre ce Manuel de campagne électorale de Quintus Cicéron d’une missive expédiée quelques années plus tard par le grand Cicéron à son puîné. Quintus n’a pas l’interface facile. Proconsul d’Asie, son caractère coléreux a froissé plus d’un de ses collaborateurs et administrés. Lui qui s’imaginait débarrassé de son fardeau à la fin de ses deux ans réglementaires se voit prorogé en ses déboires d’une troisième fastidieuse année par le Sénat souverain…La pilule est amère à avaler pour Quintus, Cicéron lui conseille de prendre son mal en patience. Il déploie l’orphéon de ses périodes les plus ensorcelantes pour vanter les mérites sacrés du devoir d’état, mais le lecteur prêtera plus volontiers l’oreille à la petite musique des reproches adressés en sous-main aux maladresse répétées de Quintus en son poste de gouverneur. C’est un art subtil que de manier les hommes et qui exige de vous la quintessence de votre habileté !

    ( 2006 / in Carrément Cicéron )

     

    L’AMITIE.

    CICERON.

    Traduit du latin par Christiane Touya.

    96 p. Arléa. 1990.

     

    Dans nos mémoires l’homme politique a supplanté le philosophe. C’est injuste. Cicéron n’a peut-être pas emmené une seule idée neuve mais ses traités ont modelé le discours philosophique occidental. Il est à l’origine de notre tradition écrite et ne serait-ce que pour cela son œuvre appelle à une relecture régulière. Nous ne savons jamais mieux où nous allons que lorsque l’on n’ignore rien de notre provenance.

    Christiane Touya nous le rappelle : le De Amicitia a influencé Sénèque, Pline, Tacite, et enchanté la Renaissance et les orateurs chrétiens… « pendant près de vingt siècles, ( il ) fut d’ailleurs traduit dans toutes les langues et tous les pays d’Europe ». Nous n’en doutons pas. Reste que l’homme moderne n’a plus la même conception de l’amitié que les contemporains de notre pois chiche préféré.

    L’amitié romaine nous semble froide. Elle participe plus du devoir que de la passion. Cette dernière phrase nos aide à comprendre la critique philosophique que Nietzsche intente au romantisme en tant que forme supérieurement aboutie de la décadence. Nous ne savons plus vivre sans les affres du pathos agonistique. Nous déclinons l’amitié selon les règles de l’ardeur amoureuse. L’amitié n’est pas une sagesse mais un dérèglement rimbaldien de tous les sens.

    Dans son Manuel de campagne électorale ( voir notre précédente chronique) Quintus conseille à son frère de prendre soin de continuer à entretenir ses amitiés en vue de sa candidature au consulat, ce genre de stratégie calculée hérisse notre sensibilité. Pour un peu nous lâcherions les gros mots de conduite cynique intéressée. Les Romains seraient surpris de nos accusations diffamatoires.

    C’est que l’amitié romaine se doit d’être vertueuse. Union parfaite de deux cœurs et de deux esprits elle n’en reste pas moins au service de la Communauté. L’amitié à la romaine s’inscrit dans l’ordre du politique. Notre individualisme exacerbé répugne à de telles vues. Ne l’oublions pas Cicéron est un membre à part entière de cette élite politique qui dirige la République depuis plusieurs siècles. Ce n’est pas par hasard si le dialogue cicéronien qui est censé se dérouler entre Gaius Fannius et Quintus Mucius Scévola rapporte les propos de leur beau-père Gaius Lélius évoquant son amitié pour Scipion l’Africain, le second celui qui fit raser Carthage en 147.

    Nous sommes dans le premier cercle du pouvoir. Le citoyen de base n’est pas convié aux agapes romaines. Le traité de Cicéron est un facteur d’auto-héroïsation de la classe dirigeante qui se modélise sur l’exemplarité de ses propres grands hommes. Le dialogue proprement dit est précédé d’un envoi de Cicéron à Atticus ( encore lui ! ) qui certes resitue les évènements en leur historicité mais qui est surtout destiné à proposer à l’ami de toujours disciple de la philosophie du Jardin une vision de l’Amitié qui remette en cause les conceptions épicuriennes.

    Faut-il y voir une critique implicite du comportement du banquier Atticus ? En se référant très explicitement à la physique d’Empédocle qui nous décrit le monde comme une succession de cycles dévolus tour à tour à des forces de destruction ou de reconstruction, Cicéron entend-il affirmer que la neutralité bienveillante de son ami est un leurre dont il devrait rejeter la bien trop commode fiction au profit d’un véritable engagement en faveur d’une des deux forces politiques en présence ?

    L’Homo Romanus doit-il chevaucher l'ouragan ? L’Amitié serait alors ce havre de paix inespéré dans lequel venir chercher réparation et repos. L’alcyon ne construit-il pas son nid dans la tempête ? L’Amitié ne serait-elle donc pas alors une métaphore de Rome ? Une Rome virile et impérieuse veillant à son propre déploiement. L’Amitié serait alors comme le moteur immobile et aristotélicien du monde qui permet à l’Aigle de prendre et de poursuivre son envol.

    Cette interprétation permet de substituer à l’amour chrétien l’amicitia païenne. Le moteur d’Aristote ne peut plus être assimilé à l’unicité monothéique christologique. Castor et Pollux ne sont pas pour rien des dieux tutélaires de l’ancienne Rome et de ses légions. Lélius accompagnait Scipion au siège de Carthage. Tout un symbole. Notre époque le jugera un peu trop sanglant et point trop politiquement correct. Mais nous sommes les premiers acteurs de notre décadence.

    ( 2006 / in Carrément Cicéron )

     

    LES TUSCULANES.

    CICERON.

    Texte établi par GEORGES FOLHEN.

    Traduit et préfacé par JULES HUMBERT.

    Collection Les Portiques. 284 p.

    CLUB FRANÇAIS DU LIVRE. 1969.

     

    Ses contemporains lui préféraient l’Hortensius, nous ne pouvons guère en juger le texte de ce dernier ne nous étant pas parvenu. Toujours est-il que les Tusculanes fut ce livre de langue latine dans lequel l’Occident apprit à s’approprier la philosophie grecque. Comme s’il avait pressenti les facéties de l’Histoire Cicéron prend garde par deux fois à souligner la plus grande richesse de la lingua latina qui selon lui serait à même de proposer une plus exacte variété sémantique de vocables que l’idiome grec originel. Notre apprenti philosophe ne manquait ni de toupet ni de mauvaise foi.

    Le titre n’est en rien énigmatique. Les Tusculanes furent rédigées dans sa villa de Tusculum. Une fois César au pouvoir, Cicéron a du temps libre. La situation n’est pas s’en rappeler celle de Chateaubriand à qui Bonaparte n’eut aucun poste à offrir. A la différence près qu’en tant qu’ancien premier consul Cicéron ne pouvait déchoir à s’entremettre dans une occupation subalterne. La mort de sa fille aimée ( bonjour Victor Hugo, si l’on continue nous ferons de Cicéron un préromantique qui s’ignorait ) avait déjà été pour notre brillant avocat l’occasion de revenir à la nudité existentielle de son humaine condition, l’exercice obligé de l’otium, si vanté par les élites romaines mais dont on retardait le plus longtemps possible les paisibles et ennuyeuses délices, lui permit de se lancer dans la rédaction de plusieurs traités philosophiques.

    Cicéron révèle que les Tusculanes sont la transcription de cinq conférences philosophiques qu’il dispensa chez lui à un auditoire choisi en fin d’après-midi. Il n’est pas nécessaire de le croire. Certes Cicéron était capable d’improviser, mais une lecture attentive du livre confortera tout lecteur quelque peu incisif à voir dans cet ouvrage une entreprise réfléchie et concertée qui demanda une planification des plus précises des thèmes abordés.

    Les Tusculanae Disputationnes se présentent comme des cours, des conférences proposées par un maître autorisé à un public lettré. Les disciples n’ont pratiquement pas droit à la parole. L’intervention d’un seul et unique participant est souvent sollicitée par Cicéron et sert davantage à faire rebondir l’argumentation, à faire respirer le texte, qu’à engager une véritable discussion. Nous ne sommes pas dans un dialogue serré entre deux thèses qui s’affrontent, mais dans une attaque en règle menée sans interruption contre un ennemi jamais expressément visé en tant que tel mais qui doit encaisser tous les coups sans avoir la possibilité de répondre. Cette composition est d’autant plus remarquable qu’à maintes reprises Cicéron se réclame de Socrate et de l’Académie. Le logos eût voulu que pour s’aligner sur de telles thèses il eût emprunté la forme maïeutique du dialogue platonicien.

    L’ennemi est facilement identifiable. Il s’agit d’Epicure que Cicéron se complaît avec une malignité évidente à mettre en face de ses propres contradictions, supposées ou réelles. La charge anti-épicurienne est d’autant plus visible que Cicéron affiche à tout bout de champ une volonté d’œcuménisme philosophique, une impartialité éclectique du meilleur aloi. Mais chez les Cyniques, les Stoïciens, les Péripatéticiens et les Cyrénaïques il ne relève que les arguments qui peuvent amener à la dissolution de la pensée d’Epicure.

    Nous aimerions nous interroger sur le pourquoi de cette frénésie anti-épicurienne de notre auteur. Car même si les goûts et les couleurs ne se discutent pas, leur préhension signifie toujours quelque chose. Cicéron n’est pas contre Epicure parce qu’il serait pour Socrate et qu’il tenterait de combattre le succès des thèses épicuriennes pour assurer la victoire de son école philosophique préférée, ainsi que nous le susurre Jules Humbert dans son introduction. Il existe sans nul doute une raison politique : les membres du parti césarien qui entourent César sont de toute vraisemblance, portés par l’action militaire et politique, plus enclins à embrasser la philosophie toute pragmatique d’Epicure qui naturellement doit leur sembler mieux répondre à leur exigence d’immédiate efficacité que les abstruses subtilités de la métaphysique platonicienne.

    Mais la raison profonde de cet antagonisme provient d’une autre appréhension. La pensée d’Epicure peut-être comprise comme la fin de la philosophie, la fin de toute métaphysique. A quoi bon philosopher si l’on a retenu les principes de l’école du jardin ! Il ne reste plus qu’à vivre. Si l’on clôt l’histoire de la philosophie c’est en fait l’Histoire elle-même que l’on ferme. L’acceptation du jardin, tout comme l’acceptation actuelle du marché, rend inutile l’avancée de l’Histoire. Désormais ce sera l’éternel retour du même en tant que répétition infinie d’une même séquence infinie et indéfinie.

    En ce cas-là, il n’y aura plus jamais besoin de courses aux honneurs. L’Orateur ne sera plus appelé aux plus éminentes fonctions. Il ne sera plus qu’un conseiller, qu’un technicien, mandé à plaider des problèmes organisationnels sans aucun intérêt.

    Maintenant si l’on examine les thèses défendues dans les cinq Tusculanes, la mort ne saurait être un mal, le Sage ne saurait se laisser vaincre, ni par la douleur, ni par le chagrin, ni par les passions, la vertu suffit à rendre le Sage heureux , nous ne pouvons laisser échapper un sourire en parcourant le projet de la philosophie antique.

    Le personnage du Sage est une chimère peu démocratique et idéaliste. L’homme recherche la bonne conduite, mais ce Sage qu’il s’efforce de réaliser n’est qu’une coquille vide, un pantin désarticulé que plus rien n’atteint. En étant une morale de l’inaction l’épicurisme est à même de parfaire, le plus vite possible, la pantomime du Bonhomme le Sage.

    La philosophie antique est l’aporie de sa propre réalisation. Elle idéalise le Sage mais se complaît dans l’Hubris. Cicéron lui-même dépasse la Ratio raisonnante en l’immisçant dans l’actance de l’Oratio. L’Orateur politique se doit de prendre le pas sur le Penseur dégagé de toutes les péripéties existentielles.

    Etrange philosophie qui prône une attitude théorique pour imposer une actitude pratique. Ce phénomène transposé sur le seul plan qui nous agrée, l’on peut dire, qu’en cet état de fait, la philosophie antique cède le pas devant la notion pure de Littérature.

                                               ( 2006 / in Je ne sais plus Cicéron )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 000

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 000 / TABLE DES MATIERES

     

    toutes les dix livraisons un RECAPITULATIF

    des dix précédentes pArutions

     

    N° 021 : Grave de chez Graves :

    King Jesus : Robert Graves

    La déesse blanche : Robert Graves

    : Fragmences d'Empire :

    Socrate : Jean Brun

    Le démon de Socrate : Apulée

    Madame Socrate : Gérard Messadié

     

    N° 022 : Constellation Stéphane Mallarmé :

    La hantise du ptyx : Yves Bonnefoy

    Exposition : L'éventail dans le monde de Mallarmé

    Catalogue de l'exposition

    : Fragmences d'Empire :

    Hippias : Jean-Paul Dumont

    Petit et Grand Hippias : Platon

     

    N° 023 : Soulet ruines d'Apamée :

    Histoire et archéologie d'Apamia : Jean-Jacques Soulet

    Les Arcades : Jean-Jacques Soulet

    Les eaux d'Apamia : Jean-Jacques Soulet

    : Fragmences d'Empire :

    Cyropédie : Xénophon

     

    N° 024 : Leconte de Lisle & friends :

    Les Erynnies : Leconte de Lisle

    Rêverie d'un païen mystique : Louis Ménard

    Salamine : Sébastien Charles Leconte

    : Fragmences d'Empire :

    Platon : François Câtelet

    Platon et l'Académie : Jean Brun

    Cratyle : Platon

    Sophiste : Platon

     

    N° 025 : Vicomte de Guerne :

    Les siècles morts ( T. I, II, III ) : Vicomte de Guerne

    : Fragmences d'Empire :

    Métaphysique : Aristote.

     

    N° 026 : Un agent littéraire très Sécial :

    Lodève 2005

    : Fragmences d'Empire :

    Aristote au Mt Saint Michel : Sylvain Goughenheim

    Aristote et le désir des savoirs : Magazine Littéraire

     

    N° 027 : Un agent littéraire très Sécial :

    Lodève 2009 :

    : Fragmences d'Empire :

    Les cyniques grecs : Léonce Paquet

    Fragments inédits de Diogène : Adeline Baldacchino

     

    N° 028 : Antoine Bourdelle :

    Bourdelle et l'érotisme grec : Michel Dufet

    Têtes hurlantes : Monument Bourdelle

    Bourdelle : Marie Sellier

    : Fragmences d'Empire :

    Les sceptiques grecs : Jean-Paul Dumont

    Le doute : Magazine littéraire

    Pyrrhon : Long & Sedley

    La renaissance du Pyrrhonisme : Long & Sedley

     

    N° 029 : Eclats de Grèce :

    Les Orientales : Victor Hugo

    L'archipel en feu : Jules Verne

    Citrons acides : Lawrence Durrel

    : Fragmences d'Empire :

    Lettres et Maxime : Epicure

    Epicure et la philosophie du bonheur : Montenot / Rubens

    Les épicuriens : Magazine littéraire

    Marcus l'épicurien : Walter Pater

     

    N° 030 : Gore Vidal l'irrévérencieux :

    Création : Gore Vidal

    En direct du Golgotha : Gore Vidal

    La ménagerie des hommes illustres : Gore Vidal

    : Fragmences d'Empire :

    Les stoïciens : Jean Brun

    Marc-Aurèle : Charles Parain

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 30

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 030 / Decembre 2016

    GORE VIDAL L'IRREVERENCIEUX

     

    CREATION.

    GORE VIDAL.

    Traduction de Brice Matthieussent.

    526 p. GRASSET. 1983.

     

    Quatrième livre que nous lisons de Gore Vidal et quatrième surprise. Après En Direct du Golgotha ( mais pourquoi ce livre n’est-il pas encore revendiqué par les anarchistes contemporains comme le bréviaire moderne de l’antichristianisme ? ) l’on pensait qu’avec Création l’on allait assister à un cours de philosophie à coups de marteau sur les bibliques bibelots de la Genèse. Fausse route, nous ne traverserons pas la Méditerranée pour descendre vers le sud, notre trajet suivra une seule direction, celle du soleil levant.

    Nous sommes en Grèce en 445 en très bonne compagnie entre Hérodote, Démocrite et Cyrus Spitama. Enfin ceci est une lecture murcienne des faits rapportés car la spitamienne n’incline pas à un si bel enthousiasme. Il faut tout de suite avouer que quoique à moitié grec par le sang de sa mère Cyrus Spitama ne porte guère les Grecs dans son cœur.

    Le grand-père de Cyrus Spitama est un homme célèbre, puisque notre héros n’est rien moins que le petit-fils, en chair et en os, du grand Zoroastre. Qui eut la bonne idée de se faire assassiner juste devant ses yeux et ses oreilles, ce qui permit au petit-fiston d’entendre les paroles adressées par le Seigneur Sage à son officiant. Mais allez croire le témoignage d’un enfant de sept ans qui vient d’ingurgiter une bonne lampée d’haoma boisson sacrée alcoolisée !

    Spitama lui-même en éprouve bien quelques doutes, toute sa vie il sera un zoroastrien modéré. Difficile de faire moins lorsque les nombreux disciples de grand-papa espèrent de vous une révélation définitive. Mais une telle filiation ne présente pas que des inconvénients : l’enfant et sa mère seront accueillis à la cour royale de Darius et il faut reconnaître que tous deux sauront y faire leur chemin. Dans le panier de crabes du harem Lais verra ses talents d’empoisonneuse reconnus à leur juste valeur par la reine-mère Atossa. Quant à notre jeune Cyrus Spitama il deviendra l’ami d’un prince promis à un grand avenir : un certain Xercès.

    Ne les taxez point d’arrivisme, ils ont le cœur pur. Celui de Lais ne saurait résister à la détresse d’un compatriote en difficulté. Elle sera l’égérie publique du clan des Grecs. Car de nombreux grecs vivent à la cour du monarque perse. Ostracisés athéniens, bannis des autres cités, exilés volontaires, tous se retrouvent autour de Darius et tentent d’infléchir sa politique extérieure vers l’ouest. Qu’attend donc le Grand Roi pour voler au secours de l’Ionie ? Une bonne expédition militaire dans l’Attique remettrait les idées démocratiques de quelques uns à l’endroit !

    Cyrus n’en croit pas encore une fois ses oreilles : les grecs conspirent sans regret contre leur patrie et leurs concitoyens. Vanités blessées, ambitions personnelles, attrait des belles dariques d’or pur, ils ne se laissent pas acheter, ils proposent de vendre leur pays et leurs cités… Spitama est si dégoûté de la race Hellène qu’il fonde une contre-proposition géopolitique : les routes de l’avenir persique, celles du commerce et des futures invasions, sont à l’Est.

    Le voici nommé ambassadeur du Grand Roi Darius officiellement pour ouvrir une première voie commerciale, mais il doit surtout ramener des informations militaires de première importance… L’on n’échappe que très rarement à son destin. Le petit-fils de Zoroastre a beau s’acquitter de sa mission avec zèle, au-delà de l’étrangeté exotique des mœurs et des coutumes, il se heurte de plein fouet à la question des retombées métapolitiques des ultimes fondements de la métaphysique.

    S’il était d’âme grecque il s’interrogerait pour savoir pourquoi il existe l’étant et non pas rien. Mais en zoroastrien patenté il se demande ce qu’il y avait avant le Seigneur Sage. Il n’est pas facile de répondre à de telles problématiques. Sans doute vaut-il mieux dans ces cas-là s’adresser à Dieu qu’à ses Saints. Cyrus Spitama a de la chance : le Bouddha en personne lui accordera une entrevue des plus intéressantes.

    Qui ne le convainc pas. Si le monde est juste une illusion, il semble que les sectateurs de l’Eveillé s’accrochent à leur rêve d’une façon suspecte. Quand le Maître leur demande de se dissoudre dans le Néant les disciples jettent les bases d’une organisation religieuse des plus lucratives. Rien au début, la vie au milieu, rien à la fin : l’enseignement de Siddhârta se résume à peu de chose et surtout à une inquiétante inutilité du Seigneur Sage.

    Abrégeons : de l’Inde à la Chine il n’y a qu’un pas. Les tribulations de Cyrus Spitama au Cathay ne seront pas dépourvues de périls jaunes. Mais comme notre héros est décidément vernis par la chance nous le retrouvons taquinant paisiblement le goujon en compagnie de Confucius.

    Une âme d’élite. Qui a lu tous les livres et qui connaît tous les rituels. Hélas l’esprit est triste. Confucius se désespère. Il jouit d’un prestige inégalé mais jamais personne ne lui a donné ce qu’il désire le plus : le pouvoir. Ce n’est ni l’appât du gain, ni la gloire, que Confucius attend de celui-ci. La situation politique est désespérée et nécessite une sagesse supérieure qu’il se targue d’être le seul à pouvoir dispenser. Mais les princes de ce monde chinois en ont décidé autrement. Entre nous soit dit les Grecs agirent de même envers Platon qui fut bien obligé de gouverner sa seule République idéale. D’abord de quel droit ce Confucius d’extraction bien sociale si médiocre occuperait-il une fonction réservée à la plus haute noblesse ? Qu’il applique à sa modeste personne les si bons principes de total respect des institutions ancestrales qui sont le fondement de sa si haute sagesse conservatrice. Et puis une certaine pragmatique réactionnaire n’enseigne-t-elle pas que la mise en branle de la dialectique de l’absolu du mieux serait plus dangereuse que l’observance de la stabilité d’un bien relatif ?

    Cyrus Spimata pousse l’analyse un peu plus loin. Le Ciel confucéen est d’une viduité absolue. Confucius est un simple moraliste qui ne croit pas aux fondements transcendantaux de sa morale. Une société qui ne repose pas sur la divinité est-elle viable ? Les dieux sont politiques. La religion est un leurre partagée par le plus grand nombre. Confucius est un athée désespéré. De tous les hommes qu’aura rencontrés Cyrus Spimata en ses interminables pérégrinations c’est bien Maître K’ung qui lui laissera la plus forte impression d’honnêteté métaphysique. L’inconvenance d’une telle préférence chez le petit-fils du fondateur d’une des croyances les plus exigeantes de l’humanité est si évidente qu’il gardera ses réflexions personnelles pour lui-même.

    Retour à l’expéditeur. Spimata revient en Perse. Au passage il peut constater la dégradation du la situation en Inde livrée à la féroce domination d’un Monarque Universel qui n’est autre que son beau-père. Nous sommes en plein conte voltairien Cyrus y jouant le conte d’un Candide parfaitement lucide…  

    Joie mitigée de retrouver l’ancien ami Xercès au pouvoir. L’extension à l’est n’est plus qu’une chimère oubliée. Xercès a perdu la deuxième guerre médique. Il ne sort plus de son harem et a de fait abandonné les rennes du pouvoir à son épouse qui le fera assassiner pour que son deuxième fils préféré accède au trône…

    Ironie du sort, Cyrus Spimata finira ses jours en Grèce. Artaxercès l’a nommé ambassadeur de la paix auprès de Périclès. Les deux grandes puissances mondiales se sont partagés leur zone d’influence respective. La Grande Grèce se tournera vers la Sicile et l’Occident, la Perse repliée sur elle-même, échaudée par ses mésaventures grecques se regardera surtout le nombril. L’apogée de l’Empire est dépassée… Dernière consolation pour notre vieil héros, il est devenu aveugle ce qui lui ôte le désagrément de voir les grecs abhorrés.

    Création offre d’ailleurs une vision peu académique de la Grèce. Dans la série déboulonnage des idoles les grecs en prennent une sacrée rasade. Menteurs, voleurs, apatrides, versatiles, traîtres, infantiles, jaloux, cupides, il n’y a pas assez d’adjectifs dépréciatifs dans notre langue pour épingler les innombrables défauts des fondateurs de notre culture. Socrate n’est qu’un pesant imbécile, pour bâtir l’Acropole Phidias a recopié sans élégance les plans de monuments perses, les spartiates sont les pires de tous et les Athéniens ne valent pas mieux. Seule la pensée d’Anaxagore mérite quelque attention.

    Vérité en deçà de l’Hellespont, erreur au-delà. Pas de quoi en prendre ombrage. D’autant plus qu’à l’Est la situation n’est guère plus enviable. La force de quelques uns et le dommage collatéral de la veulerie de presque tous les autres prédominent sur la sagesse. Gore Vidal ne professe pas un humanisme optimiste. Les hommes et les empires s’écroulent dans le néant des formes indéterminées comme les atomes de Démocrite qui tombent dans le vide en formant de fugaces agrégations infinies.

    Création est un livre bulldozer qui arase toutes nos certitudes intellectuelles et toutes nos exigences spirituelles. Notre rationalité occidentale repose sur autant de mensonges historiques et de mythes métaphysiques que les prétendues sagesses orientales. Pour ceux qui essaieraient de se raccrocher à leur patrimoine religieux la leçon n’en est pas moins amère : tous les Dieux polythéistes indo-européens se conduisent comme des enfants gâtés qu’il convient de traiter comme des animaux dangereux qu’on éliminera sans état d’âme. Quant au Seigneur Sage et ses avatars monothéistes ils brillent surtout par leur absence. Le concept de création est une idée nuisible.

    Gore Vidal est bien le fils du vingtième siècle. L’antique nihilisme stoïcien, rebaptisé européen depuis Nietzsche, pointe son absurde nez camus. Pour nous, nous ne nous sentons pas acculés dans ce cul-de-basse-fosse de la misère philosophique de la condition humaine. Alexandre a tranché le nœud gordien de l’impuissance hominienne. L’Homme se doit de courir vers l’Imperium de sa grandeur.

    André Murcie.

     

    EN DIRECT DU GOLGOTHA.

    GORE VIDAL.

    Traduit de l’anglais par JEAN-BERNARD BLANDENIER .

    282 p. 2003. RIVAGE POCHE N° 444.

     

    Sur le christianisme nous en avons lu des vertes et des pas mûres, mais là avec cet En Direct du Golgotha, paru pour la première fois en France en 1994, c’est le bouquet ! Nous en sommes d’autant plus surpris que nous ne connaissions de Gore Vidal que sa série de romans consacrée à la politique des USA, au travers de l’histoire de sa présidence. Nous avions d’ailleurs dans le numéro 2 de la revue Louve chroniqué son Empire. Avec un titre pareil, nous aurions dû nous méfier, ce Gore Vidal nous semble explorer des rhizomes parallèles aux nôtres.

    Etrange que ce livre n’ait pas provoqué un scandale en son époque ! Je n’en connais pas de plus politiquement incorrect sur la question. Et de cette dernière il en fait joliment le tour puisque tous les aspects du déploiement historial, idéologique, et métaphysique du christianisme subissent un tir groupé de missiles ravageurs. Les origines juives, les sacro-saintes personnes du Christ et Saint-Paul sont sous le feu ravageur des canons de marine. Je préfère ne pas parler des apôtres, de l’Eglise de Jérusalem, de Marie-Madeleine, la Sainte Vierge qui y touche beaucoup, et de tout le reste du caravansérail.

    Pas fou, Gore Vidal a ouvert le parapluie de la bouffonnerie, piètre protection si l’on songe à tout le mal qu’il profère sur les juifs et les chrétiens. Car les seconds ne rattrapent pas les premiers et leurs motivations à tous sont strictement financières. Ah ces tournées de Paul, déguisé en prêcheur biblique amerloque, qui ratisse large et sec ! Show parfaitement rôdé, tours de passe-passe, paillettes et bites à gogo. Y a que les juifs qui sont pas contents de cette mouture new age ouverte à tous les gentils. Mais comme l’argent entre à flot, les premiers disciples se taisent prudemment tout en n'en pensant pas moins. L’humilité christique n’étant pas la moindre de ses qualités, Paul, trop sûr de lui, à la suite d’une fumeuse échauffourée avec quelques zélotes intransigeants, s’en vient à Rome pour plaider sa cause et convertir Néron. Aussi sûr que 1 = 3, il y perdra sa tête, tout en ayant la suprême consolation d’emmener en enfer avec lui Pierre qu’il ne peut voir en peinture.

    Scénario classique et sans grande originalité murmureront les lecteurs ! Que non l’histoire est beaucoup plus embrouillée. Voici que débarquent venus du vingt et unième siècle, les représentants de deux grandes multinationales de télévision qui se battent pour envoyer en exclusivité une équipe de caméramans avec commentateur pour couvrir la mort de Jésus sur sa croix au Golgotha. La situation est explosive, car d’une part un pirate détruit tous les textes évangéliques dans les mémoires siliconées du futur et d’autre part il est à peu près sûr que le christianisme repose sur une imposture puisqu’au moment de son arrestation le Christ aurait fait croire aux légionnaires que le Christ était en vérité le traître Judas, qui fut aussitôt cloué sur la croix du roi des juifs !

    Je vous laisse tirer l’affaire au clair ! Rire assuré à tous les étages. Le pire de toutes ces grotesques turlupinades c’est que le propos reste des plus sérieux, du début du livre à sa dernière page. En Direct du Golgotha est une critique eschatologique de la passion religieuse. La sainte trinité y est si subtilement ordonnée : sexe, fric et pouvoir, que l’on peut y déchiffrer aussi bien les méfaits de notre modernité que les bourbeux soubassements du christianisme.

    Il aurait pu les oublier, et les passer sous silence. Mais lorsqu’il écrivit son livre Gore Vidal venait sans doute de suivre un régime vitaminé au cuissot de lion… de Juda, car notre auteur ne joue pas dans la dentelle du politiquement correct. Israël, le Mossad, le sionisme, la shoa , en prennent pour leur grade, Vidal ne respecte rien. Pas de cadeau, à chacun ses quatre vérités.

    Anti-manipulatoire et jubilatoire, En Direct du Golgotha, n’épargne personne. Fallait un sacré courage, ou une inconscience rare, pour oser un tel pavé dans la mare du monothéisme. D’autant plus que l’on sent bien que l’auteur n’est guère un adepte des cultes polythéistes qui ne lui sont pas plus sympathiques que les génuflexions devant la croix et les chandeliers.

    Voici donc un livre comme nous les aimons. Pas de bonne nouvelle, mais de gai savoir.

    André Murcie.( Septembre 2004 ).

     

    LA MENAGERIE DES HOMMES ILLUSTRES.

    GORE VIDAL.

    Traduction de FLORENCE LEVY-PAOLINI.

    274 pp. 1999. PAYOT

     

    Le titre français est-il là pour rappeler que Gore Vidal fut un ami de Tennessee William ? Ou une invite gurdjénne déguisée ? Nous ne connaissons guère la traductrice pour en pouvoir décider. Pour notre part nous nous contenterons de proclamer haut et fort que certaines pages de Gore Vidal sont de véritables imprécations antichrétiennes qu'un Julien n'aurait pas reniées.

    Mais ici dans the Smithsonian Institutions, pour reprendre l'appellation d'origine il est question de toute autre chose. Deux, exactement pour combler l'angoisse des maniaco-dépressifs qui se seraient risqués à nous lire. Mais il vaudrait mieux qu'ils s'en abstiennent, car cet acte apparemment anodin pourrait avoir des effets dévastateurs sur leur conduite névrotique.

    Commençons par l'aspect le plus simple, du moins le plus courant puisque 99 % de nos semblables avoueront sans trop de peine s'être déjà posé, au moins une fois la question : mes jouets s'amusent-ils à la maison pendant que je suis à l'école ? Pour la Smithonian Institution la réponse est des plus simples : oui, pendant que les visiteurs sont à la maison, les figurines du musée de cire s'en donnent à coeur joie.

    Ce qui est assez déroutant pour un jeune garçon de treize ans qui vient en dehors des heures d'ouverture signer son brevet d'admission au célèbre institut. Mais comme très vite il s'avère que nous sommes en présence d'un surdoué en mathématiques, notre apprenti sorcier va vite vérifier le théorème de l'attirance des corps. Toujours irrésistible quand il s'agit d'un joli mannequin de chair.

    Marrant mais sans plus. L'habituelle métaphore du sempiternel complexe du puritain américain qui veut toujours baiser plus haut que ses couilles. Mais l'affaire se corse. Nous sommes en 1939, et dans les laboratoires secrets du Smithonian Institute l'on se dépêche de mettre au point la future bombe atomique avant les Allemands. L'on y croise quelques cerveaux fameux comme Einstein et Oppenheimer.

    Notre jeune mathématicien participe à cette course contre la montre. Surtout contre la mort. Il est même tout à fait contre. La guerre est une horreur. L'apocalypse européenne lui fait peur. Il se décide donc d'intervenir en personne dans la marche de l'humanité occidentale vers sa propre fin.

    Facile, il suffit de retourner dans le passé et, tout en lui rappelant quelques frasques sexuelles peu édifiantes pour l'électeur moyen, de persuader le président actuel des USA particulièrement va-t-en guerre de ne pas se présenter aux élections. Aussitôt dit, aussitôt fait. Chers lecteurs si vous pouvez me lire, c'est grâce à notre jeune ami américain, qui a privé vos grands-parents de l'expérience assez désagréable du feu apocalyptique.

    Or pendant que nous européens nous nous contenterons d'une petite guéguerre des plus classiques, à l'autre bout du monde les méchants japonnais se jettent sur Pearl Harbour. Tant pis pour eux, à l'impossible nul n'est tenu. Puisqu'ils entrent dans le jeu sans y être invités et vous prennent au dépourvu, ils recevront leur double bombinette sur le coin de leur jaunâtre museau, et s'ils ne sont pas contents, on leur en prépare une troisième.

     

    D'autant plus que notre jeune ami a un autre challenge à relever : intervenir en pleine bataille d'Okinawa pour sauver son clone que l'Institut a créé pour prendre sa place dans le collège ou le professeur de math a reconnu son génie... mal lui en prend, il sauve son double mais se fait exploser la colonne vertébrale par un japonais facétieux qui lui pose une mine anti-char sur le dos.

    Notre ami en compote a une sale mine. Heureusement que son cerveau est le seul organe qui par miracle a survécu au carnage. Les savants de l'Institut vont recomposer un corps, autour du volumineux champignon cérébral. Tout est bien qui finit bien. Notre jeune ami artificiellement reconstitué peut continuer ses recherches mathématiques à l'intérieur du Smithsonian après s'être marié avec son mannequin préféré.

    Pas de quoi fouetter un chat à neuf queues ? Les américanophobes professionnels vont encore démonter que tout ce délire n'a qu'un seul but, exonérer les amerloques de leurs responsabilités hiroschimachiennes ! Sans doute, mais il ne faut jamais se fier aux enrobages de l'amande.

    Le roman est une chose, un des moins bons de l'auteur, les réflexions philo-mathématiques sur la conception de la structure de l'univers sont, sinon des plus révolutionnaires, du moins totalement à contre-courant des schémas idéologiques véhiculés par l'establishment scientifique dominant.

    L'univers n'est pas univoque. Ni début, ni fin. Pas monothéïque pour traduire en langage clair. C'est-à-dire qu'il n'est pas non plus le continuum de sa propre continuité. Nous ne sommes qu'une fragmence de l'univers. Mais en recoller tous les morceaux ne le recolleront pas en son entier. En le sens où il ne possède aucune intégrité. De même que vous ne pouvez mettre un cube à plat, puisque les six faces soigneusement découpées cachent encore six autres faces qui viennent s'ajouter. Tout plan dans l'espace possède son contre-plan dans le même espace. Qui de fait n'est déjà plus le même. Car toute ressemblance passe obligatoirement par une différence initiale.

    Reste le difficile découpage de nos instants temporels. Il n'existe pas de temps uniforme que l'on peut découper en une infinité d'instants tous identiques. Le temps n'est pas divisible en quantas de morceaux de sucres tous égaux. Du genre je prends cinq sucres pour mon café et dix-sept pour descendre acheter mon journal. Alors qu'il s'insurge contre la relativité généralisée d'Einstein, Gore Vidal adopte à sa sauce caramélisée sa théorie restreinte. Il n'ose pas aller jusqu'au bout de l'incertitude et délimite le temps par son inscription en l'espace tridimensionnel. Il ouvre ainsi la possibilité de mille bifurcations possibles et imaginables en chaque fin segmentielle qu'il laisse pour ainsi dire ouverte avant de la fermer. Mais tout cela il l'assemble par une suprématie logicienne qu'il serait facile de faire coïncider avec la volonté du sujet unique.

    A moins que le trajet choisi ne dépende avant tout des opportunités qui s'offrent à nous. Dans le magasin où vous rentrez je peux déjà prophétiser que si vous achetez quelque chose ce ne sera pas un produit que l'échoppe ne vous propose pas. Affirmer que vous y rentrez pour acheter du dentifrice est un véritable pari pascalien. Il existe une chance sur deux pour que Dieu et Dentifrice existent. Un dieu à cinquante pour cent, ne vaut guère plus qu'un dentifrice de même pourcentage.

    Question : combien de millions de dentifrices vous faut-il pour que vous soyez sûr d'en trouver au moins un dans l'espace-temps où vous allez le chercher ? Même question avec le mot dieu.

    Réponse : il en faut un seul. Mais un seul autant de fois qu'il existe d'espace-temps. Aléatoires ou fractionnés. Bref il suffit de poser l'existence d'un seul dentifrice pour démontrer que l'univers ne peut se contenter d'un seul-dieu.

    Attention : le contraire ne saurait-être juste. Car si je ne pose qu'un dieu, je le trouverai à coup sûr dans un seul des espaces-temps. Aléatoires ou fractionnés. Mais mon dieu universel n'aura de par son unicité universelle investi qu'un seul espace-temps. Comme quoi l'idée du Dieu n'est pas la réalité du dieu.

    Quand on vous avait prévenu que Gore Vidal était anti-chrétien !

    André Murcie.

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LES STOÏCIENS.

    JEAN BRUN.

    180 pp. PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE. 1968.

     

    Extrêmement bien fait, dans l'esprit des Sophistes de Jean-Paul Dumont, ce n'est pas pour rien que ces deux écrits se retrouvent dans la même collection. Peu de notes, un maximum de textes, mais l'accent est avant tout mis sur l'articulation systémique de la pensée.

    Certes les stoïciens professaient une véritable vision du monde qu'ils déclinaient sous diverses modalités très compartimentées : logique, physique, et éthique. Jean Brun n'a eu qu'à se laisser guider par le déroulement même du déploiement de la pensée stoïcienne pour présenter les grands points de la doctrine.

    Nous ne nous attarderons pas sur les deux dernières parties du livre dévolues à Epictète et à Marc Aurèle. D'abord parce que nous avons déjà évoqué à maintes reprises la haute figure de l'Empereur philosophe dans nos Chroniques de Pourpre et ensuite parce que nous tenons à consacrer une semaine de Littera-Incitatus tant aux Entretiens de l'esclave qu'aux Pensées de l'imperator.

    Du sujet à l'objet, qu'y-a-t-il si ce n'est une mystérieuse inclination du premier au second ? Il est étrange de voir comment de Zénon à Chrysippe l'on escamote le problème du pourquoi d'une telle propension. L'on ne se pose ni la question de la volonté, ni du hasard, ni de la rencontre. La chose a lieu, parce qu'elle est définie comme chose qui a lieu, et non comme le résultat d'une conjonction singulière.

    Le stoïcisme ne s'intéresse guère à la présence phénoménale de ce qui a lieu. Le phénomène n'est pas représenté comme un accident de la matière ou même comme comme une manifestation conceptuelle. Ce qui a lieu n'existe que par son inscription grammaticale en une proposition quelconque du logos souverain. Le scribe qui a rédigé le début de l'Evangile de Jean devait s'être frotté de stoïcisme en sa jeunesse.

    Evidemment le logos stoïcien tourne en rond sur lui-même. Il n'est pas de nature transcendantale. Rien à voir avec une incarnation christique et de grande délivrance du Verbe johannique. Point d'échappée vers le haut, mais un retour infini sur lui-même. Un retour qu'il ne faut pourtant pas comprendre comme le sempiternel retour du même qui reviendrait en vrac, dans le désordre, comme ces multiples constructions que l'enfant édifie jour après jour avec son unique boîte de cubes habituelle.

    C'est que ce qui revient, ce ne sont pas les collections aléatoires des objets du monde mais l'objet même du monde qui contient toutes les morphoses possibles et imaginables : le temps. Le temps revient, et en tant que temps, il ne peut revenir que comme identique à lui-même. Le temps détient le temps de tous les possibles. C'est pour cela, qu'immanquablement tout reviendra.

    Mais les stoïciens ne s'attardent pas aussi longtemps qu'il le faudrait sur cette question. Peut-être parce qu'ils méjugeaient qu'il leur faudrait toute l'éternité du temps pour faire le tour de cette problématique qu'ils ont pris bien soin de n'entrevoir que sous sa forme dilatoire. Un peu comme ces moulins à prières thibétains qui exigent des millions de combinaisons avant qu'un cycle ne soit terminé. Il faut toujours remettre à demain ce qui aujourd'hui provoquerait de trop nombreux bouleversements.

    Donc le temps qui serait un peu comme l'espace vide qu'occuperait le feu subtil du divin. Ce feu qui brûle et détruit mais qui renaît de ses cendres comme l'inaltérable phénix de la fable. Le monde lui-même se consume, il court à sa mort comme à une certitude absolue. Cela se nomme le destin chez les êtres humains. Pauvres chétifs homoncules qui participent, à leur corps et esprit défendant, au suicide programmé de leur individuation en même temps que de l'univers.

    Le stoïcisme n'est pas de tout repos puisqu'il est incapable de vous offrir la paix éternelle. Vous êtes comme une poignée d'atomes, sans cesse remis en circulation, dans la totale incapacité d'échapper au tourbillon originel. Si nous prenons l'image de la sphère pour figurer cette expansion rétentatoire du feu divin il faut reconnaître qu'il n'est rien de plus globalement terre à terre que cette flamme renaissante.

    Les stoïciens n'hésitent pas à mettre leur langue au feu et à baptiser leur foyer inéteignable du doux vocable de « dieu ». En le sens où nous sommes en présence d'un feu plus intelligent que follet. Nos philosophes ne manquent pas de mots mais dieu, feu, destin, providence, intelligence, désignent une seule et même chose.

    Ce qui fonde l'originalité de la doctrine stoïcienne réside justement – cet adverbe fut-il une autre fois aussi peu justement employé – en ce trop plein de substantifs pour désigner non pas une chose, ni une réalité, mais l'exacte position de l'homme individuel face à l'univers. Les stoïciens n'hésitent pas à charger la barque. Avec un tel incendie il est peu de chance pour que le bois pourrisse, et tout gorgé d'eau qu'il soit, vous entraîne par le fond.

    Face à une telle avalanche il ne reste rien à faire, si ce n'est essayer de ne point trop se laisser emporter et engloutir. Vous vous devez d'adopter la stoïque attitude de rigueur. Attention, l'on n'est pas ici pour rigoler. Les romains adoreront se draper dans la toge de l'impassibilté requise. Les grecs auront un peu plus de mal, toujours à resquiller, à risquer l'acrobatie d'une proposition douteuse...

    Le stoïcisme est ainsi. Il passe de la plus grande intransigeance vis-à-vis de soi-même à une délétère compréhension de la nature de la nature. Qu'elle soit humaine ou divine. Puisqu'elles se retrouvent toutes les deux en tant qu'expression du feu inextinguible de l'âme individuelle comme de l'âme du monde.

    Mais à ce jeu-là, il ne saurait y avoir de bien et de mal. Ce n'est pas parce que ce qui est en haut sera comme ce qui est en bas, mais parce que l'éternel mouvement du feu le plus subtil a pour résultat d'inverser les valeurs. Zénon n'a pas été en vain l'élève de Cratès. Malgré son désir d'agencer une pensée totalement cohérente, il n'a pas su ranger le marteau de la déconstruction philosophique aux magasins des accessoires périmés.

    Nietzsche fut un stoïcien. Non pas par pur assentiment doctrinal. Par simple besoin de surmonter sa santé défaillante. S'il s'est mesuré à la pensée de l'Eternel Retour ce fut par besoin de nier la fragilité de toutes ses victoires remportées sur lui-même. Sur la douleur physique qu'il entrevoyait comme la réapparition christique des pensées honnies qu'il combattait de toutes ses forces.

    Pour nous la pensée stoïcienne reste celle qui prône le retour de l'Imperium. C'est en cela qu'elle nous est essentielle.

    ( 2009 / in Sous le Portique )



    MARC-AURELE.

    CHARLES PARAIN.

    Portraits de l’Histoire n° 12.

    LE CLUB FRANÇAIS DU LIVRE. 224 p. 1957.

    Du même auteur dans la même collection un très beau Jules César qu’il nous faudra bien prendre le temps d’adjoindre à nos Chroniques de Pourpre un de ces jours, mais revenons-en à Marc-Aurèle. Et à Antonin puisqu’il est impossible de parler de Marcus sans évoquer la figure d’Antoninus.

    Le rège d’Antonin s’écoule sans Histoire. Un long fleuve tranquille et paisible, le calme avant la tempête claironne Charles Parain. Pourquoi la postérité a-t-elle été aussi tendre envers Antonin ? Certes l’individu en lui-même n’offre aucune de ces tares qui assurent ceux qui en sont affligés d’une renommée sans égale au cours des siècles. Aimable, l’esprit frappé d’un solide bon sens, économe et vertueux Antonin ne prête guère le flanc à la critique. L’Histoire est toujours partisane et écrite sinon par les vainqueurs du moins par les maîtres. Le parti sénatorial a confisqué l’hagiographie politique. Difficile de trouver des textes classiques dont les rédacteurs n’aient pas été partie prenante de la classe la plus réactionnaire et la plus conservatrice du monde romain. Tout comme les jésuites ont redessiné, pour l’édification du peuple et la plus grande gloire de l’Eglise les portraits des rois de France, la noblesse sénatoriale n’a pas manqué de colorier en rouge sang les toges des empereurs les plus haïs. Néron, Caligula, Domitien, n’ont vraisemblablement pas été des enfants de chœur mais les crimes dont on les accuse demanderaient à être redéfinis. Ces nombreuses mises à mort ne sont dues ni à une fureur homicide ni à une folie métaphysique de démesure. Elles furent simplement la manière la plus expéditive de rogner les ailes de la classe des grands latifundiaires sénatoriaux qui empêchaient toute refonte sociale en faveur des plus modestes et des esclaves. L’exemple et le destin des Gracques étaient assez significatifs. Aucun empereur ne détiendrait assez de puissance politique pour entreprendre une réforme constitutionnelle de redistribution des richesses via le Sénat. Limiter les droits et les possessions des grands propriétaires se révèlera toujours dangereux. Néron, Caligula et Domitien finiront assassinés. Le successeur de Commode, Pertinax connaîtra en quelques semaines le même sort. Sa modeste origine et sa relance de la loi d’Hadrien sur le droit donné à tout un chacun de s’approprier les parcelles des grands domaines laissées depuis plus de dix années à l’abandon et revenues de ce fait à l’état sauvage lui coûteront la vie. Charles Parain va même jusqu’à sous-entendre que si Commode s’est très vite adonné à une vie déréglée c’est aussi parce que, au-delà d’une prédisposition individuelle indéniable, l’intraitable opposition sénatoriale ne lui a pas permis de déployer une politique de refondation indispensable. Belle dissertation en vue sur la comédie augustéenne du pouvoir et le pouvoir symbolique de la comédie caliguléenne !

    Nous n’avons pas encore parlé de Marcus Aurelius. Charles Parain ne porte guère l’Empereur philosophe dans son cœur. A l’image de son père adoptif Antonin il n’a pas su mettre un frein à la main-mise idéologique et économique du Sénat sur l’Etat et la société civile. De Marc-Aurèle qui passa son existence à fortifier son âme Charles Parain stigmatise avant tout la faiblesse de caractère. Tout juste lui reconnaît-il de savoir désigner les meilleurs serviteurs de l’Etat. Souvent il nommera à des postes cruciaux des gens de peu, des hommes nouveaux tel ce général Pertinax, mais doués des qualités les plus hautes.

    Marc-Aurèle ne se dérobera pas à ses devoirs. Sur dix-neuf années de règne il en passa plus de dix-sept dans les camps, aux frontières, à contenir, difficilement, les invasions barbares. C’est que le système craque. A l’intérieur les terribles inégalités économiques dues à l’exploitation des esclaves ont fait exploser les sentiments d’unité sociale et nationale. A l’extérieur les barbares, qui ont depuis plus d’un siècle beaucoup appris aux frontières à se frotter aux légions et aux marchands, ont acquis en quelque sorte des leçons gratuites de romanité. Leurs nouveaux modes de pensée les façonnent et les attirent vers l’Empire. Les années Mar-Aurèle se déroulent comme la chronique d’une catastrophe annoncée.

    Certes il faudra encore plus de quatre siècles pour que l’Imperium s’effondre, mais le fruit est tellement pourri de l’intérieur qu’il n’existera aucune force de régénération possible. A l’occasion des persécutions de Lyon, qui verront périr dans les arènes quarante-huit malheureux chrétiens, Charles Parain règle son compte au christianisme. L’Eglise a deux fers au feu. Une ligne dure à la manière de Saint Hyppolite qui refuse toute compromission avec le pouvoir politique et une autre, plus molle, ondoyante, pragmatique, à la façon du pape Calixte. L’on retrouve en l’affrontement de ces deux protagonistes le schéma opératif de la Structure Absolue de Raymond Abellio. L’opposition des contraires n’est qu’une forme illusoire et transitoire du rassemblement des semblables. En moins de vingt décennies l’Eglise sera associée par Constantin au pouvoir impérial. Les riches en resteront toujours plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres.

    De même l’Empire dépecé, le moyen-âge n’apportera aucune notable amélioration au fossé qui sépare les plus pauvres des plus riches. De nos jours la situation n’a guère évolué. Si l’on excepte un mieux-être matériel, dû aux modes de production et de reproduction industriels et non à une plus grande prise de conscience et de repentance de la misère des classes défavorisées par les plus heureuses, l’écart entre les riches et les pauvres s’est même creusé. L’esclavage fut la forme d’exploitation de l’homme par l’homme que connut l’Antiquité. Notre modernité n’a pas à se prévaloir de l’existence du salariat comme d’un progrès moral exceptionnel. Cette dernière phrase est totalement réversible : l’existence de l’esclavage n’a à aucun moment à nos yeux valorisé la société romaine comparativement à la nôtre.

    L’Imperium n’a jamais été une société idéale. Il est simplement notre fondement. Vingt siècles avant nous Rome avait réussi à rassembler en une communauté de destin une superficie de terres et de peuples si vastes que nous avons tant de mal aujourd’hui à en souder, ne serait-ce que la moitié d’entre eux, autour de la simple nécessité du concept de volonté de survie. Si l’Imperium est mort c’est bien parce que le faisceau entremêlé des égoïsmes des classes les plus riches et de la veulerie généralisée des esprits a remporté la victoire sur l’élan révolutionnaire qui avait présidé au déploiement de l’Empire.

    Nous qualifions cette montée en puissance de l’Imperium de révolutionnaire car elle se fit au détriment de la principale classe des possédants. Nous ne sommes pas dupes des contre-attaques incessantes que celle-ci mena impitoyablement contre ses apprentis fossoyeurs. Jamais définitivement sortie par la porte elle ne manqua pas de rentrer par les fenêtres, en nombre et en force. Mais le projet révolutionnaire de l’Imperium ne pouvait pas mourir. Même si socialement il n’aboutit vraiment jamais son aspect métapolitique subsista.

    Nos assertions déroutent et engendrent la méfiance. Les utopistes de gauche nous reprochent de nous revendiquer du concept d’Imperium romanum qu’ils assimilent à sa triste réalité sociale. Les pragmatiques de droite sentent bien que nous n’accepterons pas de laisser agir sans contrainte, au nom de supposées valeurs héroïques supérieures, les lois féodales du marché libéral. Remarquons que nombre d’hommes de gauche les ont rejoints ces vingt dernières années tout en se réclamant de l’éthique intransigeante de l’humanisme démocratique. Quant aux utopistes de droite, ils sont en nos territoires européens d’antique romanité, même s’ils se réclament d’un strict rationalisme ou d’un sentiment élevé quasi païen du Sacré, trop imprégnés à leur corps défendant de schèmes transcendantaux chrétiens pour qu’ils puissent se reconnaître en notre action.

    Ainsi nous ne suivrons pas Charles Parain dans sa condamnation sans équivoque de l’ère des Antonins. Si insatisfaisante soit-elle aux regards de ceux qui rêvent d’une autre réalité sociale elle reste une présence métapolitique intangible. Elle est l’unique source d’opérativité révolutionnaire qui ne soit pas chargée du syndrome amoindrissant de l’échec des luttes définitivement perdues. Nous ne devons pas oublier que le cycle révolutionnaire initiée par la révolution française s’est achevé et refermé sur une défaite totale. Celle-ci était prévisible car elle fut trop vite dévoyée par l’idée nauséeuse de la représentativité démocratique de quelques uns à agir au mieux de leurs propres intérêts au nom de l’intérêt communautaire.

    Cet horizon démocratique est actuellement indépassable pour la masse hagarde et titubante de nos concitoyens qui sont dans l’incapacité mentale de penser selon d’autres schémas conceptuels. Ils sont et théoriquement et pragmatiquement incapables d’agir tant au niveau politique que social car prisonniers d’une vue téléologique libérale d’après laquelle l’Histoire Humaine est faite pour aboutir au grand marché de la merchandisation généralisée.

    Mais l’Histoire Humaine est un mythe monothéiste. Il existe seulement un combat pro imperio. Qui dépasse de très loin les manquements d’un Antonin ou d’un Marc-Aurèle que nous définirions comme des bornes exemplaires. Qui témoignent du chemin qui nous reste à parcourir.

    ( 08 / 09 / 03 / in Restons Stoïques ! )