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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 126

  • CHRONIQUE DE POURPRE N° 204 = KR'TNT ! 323 : CHUCK BERRY / JALLIES / POETES DU ROCK

     

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 323

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    06 / 04 / 2017

     

    CHUCK BERRY / JALLIES / POETES DU ROCK

    Cause vacances cette livraison 323

    arrive avec trois jours d'avance.

    La 324 aura deux jours de retard.

     

     

    Chuck chose en son temps

    Chuck Berry fait partie des gens qui meurent mais qui ne disparaîtront jamais. Sa musique est partout depuis soixante-cinq ans. Elle est à l’image d’une vie, à la fois trop longue et trop brève. Il fut un temps où on se plaignait de trop l’entendre, l’époque où les Stones jouaient «Carol» et «Little Queenie», mais depuis deux jours, c’est un peu comme s’il nous manquait. Comme si sa longue histoire n’avait duré que le temps d’une chanson.

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    Si tu veux te payer une petite overdose de Chuck, fais-toi offrir à Noël le coffret Bear paru en 2014, Rock And Roll Music/ Any Old Way You Choose It. Bear qui ne fait pas les choses à moitié propose avec ce coffret tout Chuck gravé sur seize rondelles, c’est-à-dire TOUS les cuts enregistrés entre 1954 et 1979, et du live à la pelle, environ quatre-vingt titres regroupés sur les quatre dernières rondelles. Tout ça s’écoute avec autant de plaisir que les albums originaux sur Chess, mais attention, ce sont les deux livres emboîtés dans le coffret qui vont t’envoyer directement au tapis. À commencer par le Harry Davis Photos book. Un nommé Bill Greensmith est allé fouiner dans le grenier d’Harry Davis, un cousin photographe de Chuck. On a là quatre-vingt dix pages d’images fan-tas-tiques, celles du Chuck d’avant Chess, déjà prodigieusement photogénique. L’une des images les plus connues est celle d’un Chuck engoncé dans un costard blanc mal taillé et grattant une belle pelle noire. Il sourit comme un ange de miséricorde, la bouche surlignée d’une moustache taillée à la cordelette. On ne trouve pas moins de sept poses de cette image, dont une agenouillée. Ce qui frappe le plus sur ces images magiques, c’est la taille des mains de Chuck. C’est là qu’un parallèle avec Jimi Hendrix s’interpose : les deux hommes avaient énormément de choses en commun, hormis la taille des mains : ils avaient tous les deux du sang indien dans les veines, un appétit sexuel démesuré et l’équipement qui leur permettait de l’assouvir, et le génie qui leur permit à deux époques différentes de façonner le rock à leur image. On tombe aussi dans le Harry Davis Photos book sur des images romantiques de Chuck avec des belles poules noires. En 1948, Chuck n’a que 22 ans et il est aux noirs ce qu’Elvis fut aux blancs à la même époque : une perfection à deux pattes. On tombe à la page suivante sur sa photo de mariage avec Themetta, qui doit elle aussi avoir du sang indien dans les veines, tellement l’aspect sauvage de sa beauté fascine. Harry Davis shoota aussi pas mal d’images dans les clubs de Saint-Louis où se produisait son cousin Chuck. On le voit gratter une Les Paul noire au Cosmopolitan Club en 1954. Et devant lui dansent des couples de blacks. On se dit : Oh les veinards ! Le cousin Harry en profita aussi pour shooter Johnnie Johnson assis devant son piano et le batteur Ebby Hardy fouettant le beat avec ses balais. Ce book fatidique se termine avec quelques images en couleurs. Chuck pose avec sa Gibson crème et tortille un peu les pattes : image après image, il crée sa légende. Ses chansons lui serviront de bande son.

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    L’autre livre donne le vertige, car il résume en images toute l’histoire de Chuck Berry. On a beau se dire qu’on connaît tout ça par cœur, depuis Disco-Revue et tous ces canards qu’on a eu dans les pattes, cette imagerie frénétique impressionne de plus belle. Toutes ces images sont graphiquement parfaites. Quelle que fut l’époque, Chuck Berry s’est toujours débrouillé pour rester un pur rock’n’roll animal. Il a toujours su se donner les moyens de sa légende. Certains personnages ont cette faculté de pouvoir rester conformes à l’image qu’on se fait d’eux. Dylan et Lemmy illustrent eux aussi ce principe de longévité vampirique. D’ailleurs, quand on ouvre ce deuxième volume, on tombe dès la page 4 sur Chuck le vampire ! Il ne prend même pas la peine de dissimuler ses deux crocs. Et le phénomène tourbillonnaire se reproduit : année après année, Chuck pose guitare en main avec la même élégance, le même filiformisme congénital, le visage toujours expressif d’un showman vétéran de toutes les guerres, et puis il multiplie les figures de styles, le duck-walk en costume blanc et le grand écart en pantalon rouge. Photos extraordinaires que celles d’un Chuck en béret au Star Club de Hambourg en 1964, puis les images incroyables de la tournée américaine de 1964 avec les Animals, puis on passe en 1967 avec des images de plus en plus acrobatiques shootées à Manchester, et même quand il commence à se laisser pousser les cheveux en 1972, il incarne le rock’n’roll mieux que quiconque sur cette planète. Il a ce côté gyspsy qu’avait Jimi Hendrix en débarquant à Londres. Souvenez-vous : subjugués par son apparition, les journalistes anglais crurent que Jimi sortait des bois de Bornéo.
    Tous les fans de Chuck Berry entassent des tonnes de souvenirs de concert. Celui qui fut sans doute le plus spectaculaire fut le fameux concert-émeute de la Fête de l’Huma en 1973. Chuck arriva sur scène en pantalon rouge avec sa Gibson ES355 rouge et quelques heures de retard. La section rythmique d’Osibisa l’accompagnait. Tout se passa bien pendant un cut, puis un barbu en Stetson et lunettes noires débarqua sur scène pour dégager le batteur black et prendre sa place. La rumeur courut aussitôt : c’est Jerry Lee ! Et au lieu d’accompagner son vieux rival nègre, Jerry Lee lança ses baguettes en l’air et ruina brutalement le set de Chuck qui posa sa guitare pour quitter la scène. C’est là que la fête bascula dans le chaos. On vit un ciel noir de projectiles et un gang de bikers chargea la foule en brandissant des armes blanches. Panique générale ! Sauve qui peut les rats ! Les gens se levèrent par vagues. Même pas le temps de ramasser les sacs ! On marchait sur ceux qui n’étaient plus en état de se lever. Quelle rigolade ! On ne remerciera jamais assez Jerry Lee d’avoir créé un si beau chaos.

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    D’autres rendez-vous encore, comme ce concert fantastique de Chuck aux Banlieues Bleues à Saint-Denis et ce poto qui n’en finissait plus de glousser : «Gad’ le saucisson !». Chuck portait un pantalon rouge très moulant et on voyait bien qu’il était monté comme un âne. Un Marseillais dirait que sa bite descendait jusqu’au genou. Mais ce qui frappait le plus, c’était sa carrure. On comprenait mieux comment il avait réussi à sortir indemne des taules des blancs : Chuck Berry est bâti comme un géant. C’est ce que Steve Jones appelle la «structure osseuse», et il insiste beaucoup là-dessus dans Lonely Boy, son recueil de souvenirs.
    Alors justement, Steve Jones n’arrive pas là par hasard. Chuck et lui ont quelque chose en commun, un goût prononcé pour la délinquance et le sexe. Comment pourrait-on imaginer les Sex Pistols ou Chuck Berry sans sexe et sans une petite pointe de délinquance ? L’ado Chuck et l’ado Steve débutent leurs carrières d’obsédés sexuels très tôt. Ça titille d’autant plus Chuck que son cousin Harry Davis shoote déjà des pin-ups et arrondit ses fins de mois avec des photos porno. Quand Chuck commence à tripoter les petites gonzesses du voisinage, son père l’apprend et lui colle une belle rouste. L’erreur à ne pas faire ! Alors l’ado entre en rébellion et décide de fuguer avec ses copains Lawrence Hutchinson et James Williams. Ils se carapatent tous les trois à bord d’une vieille Oldsmobile. Direction la Californie. Ils font cinquante bornes et s’arrêtent pour casser une croûte dans un patelin nommé Wentzville (là où Chuck installera plus tard son fameux Berry Park). Comme ils sont noirs, le porc blanc du restau leur dit d’aller chercher leur bouffe derrière, à la fenêtre de la cuisine. En 1944, les noirs n’ont pas le droit d’entrer dans les gastos des blancs. C’est là que l’ado Chuck fait la connaissance de Jim Crow, le fantôme ségrégationniste qui plane sur tout le Deep South. Quand ils arrivent à Kansas City, ils n’ont plus un flèche en poche. Alors Chuck sort son calibre 22 et ils braquent des commerçants. Envoie l’oseille, whitey ! En l’espace de cinq jours, ils en braquent trois, dont un coiffeur. Ça tourne au sac d’embrouilles, aussi décident-ils de rentrer à Saint-Louis. Hélas, la vieille Oldsmobile tombe en carafe à mi-chemin, juste à la sortie de Columbia. Ils font signe aux bagnoles qui passent. Un mec s’arrête. Plutôt que de lui demander gentiment son aide, cette crapule de Chuck lui met son calibre 22 sous le nez et lui dit de calter vite fait. Ils repartent en poussant l’Oldsmobile jusqu’à ce qu’un flic suspicieux les voie passer et les poire. Ils se retrouvent tous les trois au Boone County jail et un juge leur en colle pour dix piges dans la barbe. On est dans le Missouri et à cette époque, on mène la vie dure aux nègres qui sortent du droit chemin, aux antisociaux comme Chuck qui chient sur la règle d’or, le fameux ferme-ta-gueule-et-travaille-pour-le-patron-blanc. Chuck va tirer trois piges à Algoa.
    Quand on le vit arriver sur scène à l’Olympia en 2005, on n’en revenait pas ! Cet homme de quatre-vingt ans déboulait sur scène en rigolant, vêtu d’une chemise bleue pailletée d’or. Et pendant plus d’une heure, il allait aligner la plus belle série de golden hits de tous les temps. En fait, ce qui frappait le plus dans son style, c’était l’économie de moyens. Il jouait une sorte de stripped down rock’n’roll, il ramenait tout à l’essentiel qui était la mélodie chant - Roll over Beetho/ ven/ And tell Tchaikov/ ski/ the news - D’ailleurs, il nous fit ce soir-là le coup de la panne, plus de son dans la guitare, alors il prit la basse pour s’accompagner et continua de chanter son cut comme si de rien n’était. Pour éclairer la lanterne du public, il expliqua qu’il jouait avec un émetteur, et que la pile du relais d’antenne était morte. Puis il éclata de rire : «Avant, on avait des câbles, and it never failed !». Et là-dessus, il embraya directement sur «Carol». Tout ceci pour montrer qu’au fond il n’a jamais eu besoin d’orchestre. Son principal instrument est sa voix. Il n’empêche qu’on se régalait quand même de le voir jouer ses plans de swing sur la Gibson rouge. Personne ne jouait de la guitare avec autant d’élégance. Il pliait les genoux et plaquait tranquillement ses accords dissonants sur son manche. The birth of cool ! Et puis ses textes sont tellement bien écrits qu’ils swinguent naturellement. Ça fait trente ans qu’on entend tous les coqs de basse-cour répéter à qui mieux-mieux que Chuck est le plus grand poète américain. Quelle aberration ! Quand on voit ce vieux pépère hilare sur scène, on comprend qu’il a inventé son rock’n’roll sans le faire exprès. Chez Chuck, la moindre phrase est simplement prétexte à rock. Ce concert de l’Olympia en 2005 fut un exemple parmi tant d’autres. Chuck savait doser ses effets et créer de violentes montées en température. On le vit soudain passer aux choses sérieuses avec «Memphis Tennessee», le fameux Long distance information, l’un des cuts les plus mythiques de l’histoire du rock, et là, à cet instant précis, on sut que Chuck régnait sur la terre comme au ciel. Il jouait des accords si épais qu’ils semblaient charrier des grumeaux de distorse. Il envoyait sa purée avec une sorte de bonhomie du delta. Puis il raconta l’histoire du country boy, un nommé Johnny qui savait jouer de la guitare comme on sonne à la porte. Évidemment, ça a l’air con, dit comme ça, mais le truc est là : il suffit simplement de raconter l’histoire d’un mec qui gratte sa guitare pour créer du mythe.
    On le vit pour la dernière fois à Paris en 2008 en tête d’affiche au Zénith, après Linda Gail et Jerry Lee. Pas mal pour une vieux pépère de 82 ans. Comme Bobby Bland, il portait une casquette blanche d’officier de marine et son fils beefait le son sur une deuxième guitare. Du coup, le groupe sortait un son fabuleusement heavy, qui déroutait un peu, mais des hits comme «Around & Around» filaient comme des torpilles jusqu’à nos cervelles. Baaam ! On sentit ce soir-là qu’une page d’histoire se tournait. La critique s’empressa de massacrer le concert, histoire de redorer le blason de son incurie. Comment peut-on reprocher à Chuck Berry de jouer quelques plans foireux ?

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    La meilleure approche de Chuck Berry se trouve sans doute dans le film de Taylor Hackford, l’excellent Hail Hail Rock’n’Roll financé par Universal en 1986 pour le soixantième anniversaire de notre héros. C’est un film à deux facettes, et si on veut voir les deux, il faut se procurer l’édition spéciale du film parue en 2006 : le disk 1 propose la version originale du film et le disk 2 les interviews des principaux protagonistes, dont la productrice Stephanie Bennett et Taylor Hackford. Pour eux, ce tournage fut un épouvantable cauchemar, ce que ne montre pas du tout le film. Stephanie Bennett explique que Chuck Berry profitait de la moindre occasion pour renégocier son contrat. Si on ne lui apportait pas le blé en cash dans une enveloppe, il restait chez lui. Chaque fois, Stephanie Bennett lui demandait : «Combien ?». Et il fixait la somme. Quand ça tombait sur un samedi ou un dimanche et que les banques étaient fermées, elle devait se débrouiller pour trouver du cash. En plein tournage, Chuck prenait aussi des engagements pour jouer ailleurs. Si Taylor lui disait que ce n’était pas prévu et qu’une journée de tournage coûtait une fortune, Chuck lui répondait qu’il ne pouvait pas cracher sur un cachet de 25 000 $. Stephanie Bennett affirme que Chuck Berry est obsédé par le blé. Elle explique qu’il y avait deux concerts prévus au Fox Theater pour la fin du film et Chuck refusait de jouer le deuxième qui n’était pas prévu dans le contrat si on ne lui versait pas un complément. «Combien ?». Elle trouva le cash et lui balança l’enveloppe en pleine gueule. Elle n’en pouvait plus. Alors combien au total ? Le premier jour, Chuck empocha 25 000 $ en cash, et au final, elle estime qu’il aurait empoché 800 000 $. Chuck Berry a eu bien raison d’étriller ces blancs qui de toute façon allaient encore se faire du blé sur son dos, comme ils l’ont fait au temps de Leonard Chess et de tous les autres qui ont suivi. Dans une séquence du film, on voit Chuck discuter avec Bo Diddley et Little Richard. Bo explique qu’au temps de Chess, on leur donnait un demi-cent par disque vendu. Chuck rappelle qu’un disque se vendait 49 cents et il demande : où sont passés les 48 autres cents ? Mais dans la poche de ces porcs blancs, bien sûr ! On tente de faire passer Chuck pour un sale mec dans ces interviews et dans la presse, mais les sales mecs, c’est ni Chuck, ni Bo, ni Little Richard. On se fourre le doigt dans l’œil jusqu’au coude ! Les sales mecs sont tous ces gros porcs blancs qui ont bâti des fortunes sur le dos des nègres, exactement comme à l’âge d’or de l’esclavage et des plantations. Oh les belles demeures de caractère ! Et tous ces pauvres nègres qui ont bossé toute leur vie là-dedans pour des nèfles ? Non mais vous rigolez ou quoi ? Chuck Berry un sale mec ? Chuck, c’est Zorro ! Il leur fait cracher tout leur blé, à ces fils de putes. Il a plus de courage que les autres qui n’osaient pas, ceux de Chicago élevés dans la terreur du patron blanc. Dans le film, on voit Chuck entrer au Fox Theater et raconter qu’il y était venu étant gosse pour y voir un film. Comment l’accueillit la gentille caissière ? Dégage, sale nègre ! Bien sûr, Chuck mettra un point d’honneur à revenir jouer en tête d’affiche dans cette salle où on l’a humilié quand il était petit, mais il profite surtout de cette séquence pour rappeler au monde entier qu’on a vendu ses ascendants à quelques blocs d’ici, sur les marches du tribunal. Sold ! répète-t-il d’une voix sourde. Et il ajoute, avec un drôle de sourire en coin : depuis, les choses ont bien changé, n’est-ce pas ? Autre anecdote croustillante : quand il enregistre «Maybelene», le hit qui va le rendre célèbre dans tout le pays, il voit trois noms crédités sur la rondelle du single : Chuck Berry, Russ Freto et Alan Freed. Chuck demande : «Qui est Russ Freto ?» Pas de réponse. Il découvre un peu plus tard que Russ Freto est un employé de Leonard Chess, ‘est-à-dire un homme de paille. Chuck a beau être délinquant, il découvre que les frères Chess sont bien plus balèzes que lui en matière de délinquance. Ils méritaient d’aller faire un stage dans la taule d’Algoa.
    Alors bien sûr, si on regarde le film, on a l’autre pendant de cette histoire, avec toute la crème de la crème, Keith Richards, Clapton, Robert Cray, c’est à qui va frimer le plus, avec des solos à la mormoille. On voit aussi Jerry Lee rendre hommage à son vieux rival et ses rares apparitions dans le film remontent bien le moral. On revoit aussi avec un bonheur incommensurable la fameuse scène où Chuck fait rejouer trois fois l’intro de «Carol» au vieux Keef. Il dit à Keef : «Si tu veux le faire, il faut le faire bien !». C’est sa façon de régler ses comptes, car les Stones et les Beatles lui ont tout pompé. Chuck Berry n’est jamais devenu aussi énorme que les Beatles et les Stones. On peut comprendre qu’il puise en éprouver une certaine forme de ressentiment. Tiens, encore un coup de charme fatal : il rappelle qu’au temps de sa jeunesse, on n’entendait que des artistes blancs dans les quartiers blancs de Saint-Louis, des gens comme Sinatra ou Pat Booooooone, mais jamais Elmore James, ni Muddy Waters, ni Howlin’ Wolf. Alors il se dit : Pourquoi ne pas écrire de la sweeeeeet music pour entrer chez les white people ? «Alors j’ai écrit «School Days» et ça a marché !» Il faut voir le sourie de Chuck à ce moment-là.

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    L’autre gros avantage du disque de bonus, c’est qu’on y voit Etta James chanter une version démente d’«Hoochie Coochie Gal», le pendant féminin du fameux «Hoochie Coochie Man». Taylor Hackford rappelle que Chuck ne voulait pas d’Etta dans son film mais Keef réussit à l’imposer. À la fin de la chanson, visiblement ému, Chuck vient serrer Etta dans ses bras. Il dit ne pas la connaître, mais elle lui rappelle qu’au temps de ses débuts chez Chess, elle a fait les backings vocals pour lui sur quatre titres, en compagnie d’Harvey Fuqua des Moonglows et de Minnie Ripperton qui était alors réceptionniste chez Chess. L’autre sommet du bonus disk est l’épisode d’Algoa State County Jail, où Chuck séjourna de 18 à 21 ans. Taylor raconte qu’ils sont entrés dans la taule comme dans un moulin, car Chuck y est un héros. Pas besoin de papelards ! Un petit groupe accompagne Chuck et dans ce petit groupe se trouvent des femmes, dont la fameuse Stephanie Bennett. Ça flippe un peu dans le groupe de visiteurs, car ils doivent traverser la cour à pieds et des centaines de taulards arrivent pour les accompagner. Certains commencent même à mettre la main au panier de Stephanie Bennett pour la mettre à l’aise. My crutch ! Ça fait marrer Chuck ! Hilare, il rappelle que les taulards sont privés de pussy pendant looooongtemps. Puis il donne un concert gratuit pour ses copains taulards. GRATUIT ! Eh oui, tout arrive. Quelle rigolade ! Mais on ne voit hélas pas les images, car Chuck les a confisquées. À la suite de cette séquence pour le moins insolite, Taylor Hackford rappelle que Chuck fit trois séjours au ballon : pendant le premier, il apprit la poésie, pendant le second (suite au Mann Act, une vieille loi raciste qui interdit aux nègres de traverser des frontières d’états en compagnie d’une mineure blanche), il termina ses études, et pendant le troisième (poursuivi par le fisc pour non-déclaration de revenus), il obtint un diplôme de compta, histoire de dire : vous ne me baiserez plus. And he could play guitar like a-ringing a bell. Fabuleux personnage.

    Signé : Cazengler, le chuck des mots, le poids des faux taux

    Chuck Berry. Disparu le 18 mars 2017
    Rock And Roll Music/ Any Old Way You Choose It. Bear Family 2014
    Taylor Hackford. Hail hail Rock’n’Roll. DVD 2006

    REUNION AU SOMMET

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    Le monde se tait. Les papillons arrêtent de voler pour ne pas corrompre du silence de leur vol les vastes pensées que Zeus tonnant tourne infiniment dans son grandiose cerveau. Nul bruit ne se permettrait d'interrompre, les sombres méditations du Maître des Cieux. Il a par hasard jeté un regard sur le monde hagard des hommes. Le désolant spectacle de cette race chétive et débile vient de s'offrir à ses yeux. Heureusement, marmonne-t-il, qu'il existe les rockers pour relever le niveau de cette humanité contingente. Certes l'on trouve sur cette triste planète quelques êtres supérieurs tels le Cat Zengler et le Damie Chad, chaque semaine j'avoue prendre plaisir à la lecture de leurs chroniques, mais quand je les compare à Achille, à Hector, à Ajax, à Ulysse, je me dis que face à ses héros ce ne sont que des poids plume... peut-être devrais-je les soumettre à une terrible épreuve, oui l'idée me semble bonne, tiens je commencerai par ce Damie Chad qui ne se prend pas pour une semi-bouse de vache sacrée...

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    C'est à ce moment précis que les deux battants de la salle du trône s'ouvrent violemment et qu'un sinistre hurlement d'exaspération féminine retentit :
    - AUHUIHUOIAÎ !!! Assez ! J'en ai assez – l'épouse du monarque de l'univers projette violemment sur le sol trois douzaines de poteries grecques dignes de figurer dans les collections du British Museum – Zeus, je t'ordonne de réagir !
    - Ma douce Héra, ma tendre, mon bébé, ma pantoufle, mon nanan, que se passe-t-il ? Que puis-je pour apaiser la fulmination de tes tourments, parle sans crainte ma chérie !
    - Toujours les mêmes, les trois cousines, Athéna, Artémis et Aphrodite qui n'arrêtent pas de se chamailler, et c'est moi la plus belle, mais non c'est moi, non tu mens c'est moi, si tu n'interviens pas, bientôt l'on sera bon pour une nouvelle guerre de Troie, et j'en ai plus qu'assez de leurs criailleries de gamines pourries jusqu'au trognon !
    - Ne t'inquiète pas ma toute bonne, tu m'apportes sur un plateau l'idée à laquelle j'aspirais sans parvenir à la formuler. Calme-toi, prends un peu de repos, retire-toi dans ta chambre mais avant introduis nos trois insupportables péronnelles, que je leur inflige la plus terrible des punitions.

    L'oeil de Zeus étincèle. Les trois donzelles baissent la tête et ne mouftent pas. Zeus décide et décrète :
    - Huit jours que vous importunez Héra par vos stupides enfantillages. Cela suffit. Puisque vous ne savez pas qui est la plus belle, primo : je vous transforme en jeunes femmes, secundo : je vous expédie sur la terre, tertio : je nommerai un juge pour vous départager. Et vous n'avez pas intérêt à venir réclamer par la suite. Exécution immédiate. Ah, non j'oubliai, Hermès c'est bien toi qui as inventé la lyre ?
    - Oui Père !
    - Et toi Apollon, tu sais en jouer ?
    - Oui Père !
    - Vous partirez avec vos soeurs, veillez sur elles comme sur la prunelle de vos yeux, la lubricité humaine est infinie.

    Je dors du sommeil du juste lorsque dans mon songe retentit une voix assourdissante et comminatoire :

    - Réveille-toi Damie, c'est moi Zeus qui vient t'affronter à une cruelle épreuve qui te montrera en quelle estime je te tiens pour te l'avoir imposée.
    - Zeus je suis prêt, commande et j'obéirai.
    - Bien, je savais que tu serais digne de ma confiance. Ce samedi 01 AVRIL 2017, dirige tes pas vers BARBIZON, va jusqu'au BLACKSTONE, là tu trouveras, trois jeunes femmes, attention n'y porte pas la main, ce sont de véritables déesses, elles se présenteront sous le nom de JALLIES, tu les laisseras chanter, tu leur prêteras une grande attention, et à la fin tu éliras... la plus laide !
    - La plus laide Zeus, je demande de l'aide ! Ce jour est à marquer d'une pierre noire, comment oserais-je me montrer si malotru !
    - Tais-toi sombre vermisseau ! C'est là ta mission, ainsi tu assèneras un coup mortel à leur orgueil, et ma digne épouse ne viendra plus hurler à mes oreilles pour que je punisse ces trois calamités bruitistes !

    Je n'en menais pas large lorsque la teuf-teuf me déposa devant le BlackStone. Affirmer à une jeune fille qu'elle n'est qu'un laideron n'est guère élégant. Ce n'est pas dans ma nature, ma maman m'a appris à rester toujours poli avec les dames. En plus s'adresser de cette manière fort discourtoise à des déesses immortelles, comment réagiront-elles ! Imaginez leur colère, moi qui ne suis à leurs yeux qu'un simple mortel aussi insignifiant qu'un moustique sans ailes.

    Je tremblais un peu lorsque j'ai coupé le moteur de la teuf-teuf devant le BlackStone. J'avais pris mes précautions, j'avais emmené le Grand Phil avec moi, me semblait être de toutes mes connaissances l'individu le plus apte à me seconder dans cette périlleuse mission, un gars diplômé en grec ancien, c'est tout de même idéal pour tailler le bout de gras avec des déesses grecques. Nous les avons trouvées, accompagnée de leurs deux chaperons devant un poulet frites, les pauvrettes habituées à l'ambroisie divine ! Mais les voici sur scène !
    Quel ravissant spectacle ! Elles ressemblaient à s'y méprendre aux Jallies habituelles, mais il y a des détails qui ne trompent pas. Plus de rouge, plus de noir, s'étaient revêtues de la couleur de l'Empyrée, ce bleu-azur qui est la teinte des plafonds de l'Olympe. Difficile de savoir qui était au juste Artémis, Aphrodite, Athéna aussi me contenterai-je de les nommer par le prénom des simples mortelles qu'elles incarnaient si radieusement.

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    Par contre pour les boys, n'ai pas eu la moindre hésitation. Apollon se cachait sous l'aspect de Kross. L'a commencé par arriver en retard au début des trois sets. La lenteur est la marque de la grandeur des Dieux, nous a appris Aristote. Habillé tout de noir, une casquette de malfaiteur sur la tête. L'était évident que ce soir ce n'était pas l'Apollon lumineux qui nous regardait, mais l'autre aspect du dieu, le côté obscur de la force, le lycaon, le loup cruel et sans pitié, je puis vous en apporter la preuve, à ma connaissance le seul contrebassiste qui se soit permis de jouer de la contrebasse... en la mordant, et puis ses soli, vous aviez l'impression qu'à chaque fois qu'il touchait une corde il écrasait la tête d'un serpent. A peine a-t-il commencé à jouer que les photographes se sont précipités pour le prendre en photos.

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    Hermès se cachait sous le chapeau et la chemise blanche de Tom, nous a donné un festival de guitare rock, en verve et le sourire aux lèvres le jeune dieu, imaginez Hendrix avec une tronçonneuse, l'a fait ronfler son engin comme un moteur de spitfire en plein combat, l'a survolé les trois sets, vous a piqué de ces soli en rase-mottes à vous donner le tournis, un moulin d'enfer, c'était bien un dieu qui jouait, l'a malmené ses cordes comme les élastiques d'une fronde, et détail qui ne trompe, n'en a même pas cassé une, alors qu'il a les a tirées plus vite que son ombre, plus fort que jamais, à chaque solo l'arrachait des cris d'admiration à la salle...
    S'étaient tous les deux rangés sur le côté droit de la scène afin que les déesses soient en face des spectateurs, n'étaient-elles pas l'enjeu crucial de cette soirée ! Si vous croyez que le train d'enfer mené par leurs chaperons les ait mis ne serait-ce qu'une demi-seconde en danger, vous vous trompez. Elles ont survolé sans effort cette tonitruance impulsée par les mâles, s'en sont amusé comme l'oiseau se laisse emporter par les courants ascendants des cyclones les plus violents.
    Céline, les bras nus, aussi blancs et harmonieux que ceux de Nausicaa qui accueillit Ulysse au royaume d'Alkinoos, l'était le chant et la danse, trilles swing de sa voix, un ascenseur fou qui se perdait dans les ramures vertigineuses de la beauté pour redescendre vers la plasticité condescendante des racines impulsives, un escalator hors de tout contrôle qui vous trimballait des cieux à la terre d'une seconde à l'autre, et puis cette manière d'immobiliser soudain son corps la guitare sur son épaule comme si elle revenait de la fontaine de Castalie une amphore légère délicatement posée sur sa clavicule. Ô Zeus cruel, comment pourrais-je associer la notion de laideur à tant de grâce !
    Leslie, la large échancrure de sa tunique qui dévoilait des épaules de reine, tantôt cachant la droite, tantôt voilant la gauche, comme si nul oeil humain n'aurait pu supporter l'éclat irradiant de ses deux rondeurs ivoirines en un même temps, et sa voix mutine qui enflammait les rocks les plus torrides, des cercles de feu qui vous brûlait l'âme comme les forges volcaniques d'Héphaïstos, cette voix de petite fille égarée et perverse sur Funnel of Love, auriez vous déjà entendu une telle délicatesse empoisonnée ! La souplesse étincelante du serpent alliée à sa morsure la plus dangereuse. Ô Zeus sans coeur, faut-il que tu sois soit pitié pour m'obliger à mêler à cette étincelle de bonheur l'idée de laideur !
    Vanessa, et son clair regard de diamant, suffit que vous vous sentiez le dard pétillant des ses yeux se poser sur vous pour vous sentir meilleur, ses réparties railleuses qui cascadent sur vous comme l'aigle des nuées qui tombe sur vous et vous déchire de ses serres puissante, et sa voix une pluie de grêlons brûlants qui s'abat et vous fracasse la tête, tour à tour Koré printanière du blond soleil et Perséphone des ires infernales, malmène la caisse claire comme si vous étiez l'objet de sa plus cruelle vindicte et puis vous adresse un de ces sourires ensorceleurs qui vous embaume l'esprit. Ô Zeus méchant, en quoi le concept de laideur aurait-il quelque prise sur vision de vie énergisante !

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    Et les trois ensemble, ô dieux, quelle harmonie suprême, un entremêlement de tout ce qu'il y a de plus beau sur cette terre. Comment pourrais-je m'acquitter de cette mission. Mais les dieux aiment à faire durer la souffrance humaine. Ne voilà-t-il pas que la porte s'ouvre au milieu du troisième set et que José, Didier et Ludo, le redoutable trio des Eight Ball se précipite devant la scène. Se sont dépêchés de finir leur concert à Réau pour voir les Jallies à Barbizon, et sur l'invitation de Tom – l'Hermès sardonique – après s'être emparés tour à tour de la contrebasse de Kross avec l'agilité d'un chat – normal les Jallies sont en train de miauler un souverainiste Stray Cats - ils nous offriront un mini set de quatre morceaux qui se terminera par une reprise hommagiale de Johnny B. Goode, mais vous avez raté leurs vacances au pays des vampires, un truc frissonnant d'horreur désopilante.

    Une bien belle soirée avec deux groupes pour le prix d'un, remarquez que comme l'entrée est gratuite... En tout cas, pour moi ce n'est pas fini, le plus dur reste à faire. Zeus m'a fourré - sans chocolat – dans une épineuse affaire. Comment pourrais-je m'en tirer sans offenser ni le maître des Dieux ni les trois plus belles déesses de l'Olympe. Je consulte en douce le Grand Phil qui m'assure qu'à ma place il s'inspirerait non pas de la philosophie de l'Hellade – car quel humain pourrait se vanter d'être plus sage qu'un dieu – mais de la grande sophistique, cette invention typiquement grecque – donc humaine - qui égale par ses perfides argumentations la duplicité des dieux.

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    Toutes les trois devant moi, les yeux baissés attendant que mes lèvres proférassent l'assassine sentence. Elles n'en menaient pas large, ce qui était normal vu l'adorable taille de guêpe de leur divine silhouette. Enfin Céline prit son courage de ses deux menottes si fines :
    - Damie, ô Damie ! Dis-moi, suis-je la plus laide ?
    - Oui Céline, la plus led de toutes, ta grâce est l'ampoule illuminescente qui éclaire le monde et éclipse les soleils de toutes les galaxies !
    - Merci Damie, je ne sais comment te remercier, ah ! si ! Je te ferai une bise au premier de l'an !
    - Quelle merveilleuse manière de commencer l'année, ô déesse !

    C'était au tour de Leslie. Elle n'osait pas, son pied gauche tout mignon tambourina par trois fois le sol, et d'une voix étreinte par l'anxiété, elle demanda :
    - Damie, ô Damie ! Dis-moi, suis-je la plus laide ?
    - Oui Leslie, la plus la laid back de toutes, ta décontraction est cette douce musique qui meut les sphères et permet de maintenir l'équilibre de l'univers !
    - Merci Damie, je ne sais comment te remercier, ah ! si ! Je te ferai une bise pour ton anniversaire !
    - Ce sera l'a-pic vertigineux de mon existence, ô déesse !

    Il ne restait plus que Vanessa. A sa place vous auriez tremblé de peur. Ses deux copines s'en étaient bien tiré, que lui réserverait le sort fatidique ? C'est d'une voix légèrement altérée mais aussi suave que le miel de l'Hymette qu'elle posa la question rituelle :
    Damie, ô Damie ! Dis-moi, suis-je la plus laide ?
    - Oui Vanessa, la plus led Zeppelin de toutes, tu es l'acier brillant dont on forge les armes des Héros et le glaive de justice de Zeus qui commande l'ordonnancement des étoiles !
    - Merci Damie, je ne sais comment te remercier, ah ! si ! Je te ferai une bise pour la Noël !
    - Ce sera le plus inestimable présent que je ne recevrais jamais, ô déesse !

    Et, hop, toute contentes, sans plus me jeter un regard, elles s'envolèrent vers le ciel.

    N'étais pas trop fier de moi lorsque je me suis couché. Comment Zeus allait-il réagir ? Je n'avais pas fermé les yeux qu'il apparut.
    - Damie, ne fais pas semblant de ne pas me voir !
    - Oui Zeus ! J'écoute ta sentence !
    Il y eut un lourd silence, j'eus l'impression qu'il dura au moins deux siècles. Enfin Zeus s'éclaircit la voix :
    - Hum - hum ! Pas très courageux mon petit Damie, même pas l'audace de te payer la tête d'une fille, un conseil, ne te marie jamais, pauvre Damie, sinon tu essuieras la vaisselle matin, midi et soir ! Tu n'arriveras jamais à la cheville d'Achille.
    - Oui Zeus, je l'admets, je suis timide, c'est ma faiblesse, sur le baromètre achilléen je ne ne monte pas plus haut que le talon !
    - Dès que tu as ouvert la bouche j'ai saisi la perfidie de tes paroles à double sens, tu as une langue de reptile venimeux !
    - Je te promets que je ne recommencerai pas, ô Zeus !
    - Ne crains rien, j'ai reconnu en ton verbe ambigu l'ingéniosité trompeuse et les mille détours souverains du subtil Ulysse cher à mon coeur, aussi ne t'en veux-je point !
    - Merci Zeus, mais puis-je te poser une question ?
    - Fais-vite, je suis pressé, l'univers a besoin de moi.
    - Tu viens de me dire que ma parole possède la grâce ondoyante des discours d'Ulysse, mais que penses-tu de ma plume, serait-elle l'égale de celle d'Homère ?
    -Ta plume Damie ? tu peux te la mettre au cul !

    Et le dieu des Dieux s'évanouit en moins d'une seconde. Lorsque je m'éveillai, résonnait encore dans mes oreilles son rire tonitruant.


    Damie Chad

    LES POETES DU ROCK
    JEAN-MICHEL VARENNE


    ( Seghers / 1975 )

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    Attendait sur l'étagère depuis quelque temps, l'ai souvent pris en mains, mais la petitesse du caractère me rebutait. Plus de trois cents pages minuscules... Quatre décennies que je n'y avais jeté un coup d'oeil, n'étais pas pressé, une de plus ou une de moins... Mais enfin l'autre soir n'écoutant que mon devoir je m'y suis collé. N'en ai pas décollé jusqu'à la fin. M'attendais pas à si fort, avais tout oublié – merci cher alzheimer – vous cite quatre lignes de l'introduction :


    «  … Être hanté des nuits entières par le cuir blanc de Gene Vincent, sa jambe droite scellée dans le fer, sa tête balancée le long des épaules glissant jusqu'au ras du sol, levant les yeux fous vers la clarté glauque d'un spot perdu dans la nuit... »


    Du coup suis allé voir sur le net qui était ce Jean-Michel Varenne. N'ai pas trouvé grand-chose. A écrit une trentaine de bouquins – certains d'après moi alimentaires – mais des centres d'intérêt convergents, spiritualité, ésotérisme, alchimie, bref des voies d'accès directes à la poésie, bien plus signifiantes que les dissections sémiotiques universitaires, question rock son intro est le meilleur des passeports.


    BOB DYLAN

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    L'a placé Bob Dylan à part, en tête de volume, L'Histoire lui a donné raison, le prix Nobel de Littérature est tombé dans son escarcelle sans qu'il ait intrigué pour le percevoir. Perso, j'aurais placé tout devant Jim Morrison. Me semble davantage correspondre à un voleur de foudre que Dylan. Tout sépare les deux hommes, Dylan c'est encore la vieille écriture européenne qui ne s'écarte guère de l'antique imagerie biblique, avec lui l'on n'est jamais très loin de l'Apocalypse christologique de saint Jean. Trimballe dans ses textes torrentueux toute l'arrière-fond du puritanisme américain, un oeil sur le péché et l'autre sur le feu de Sodome et Gomorrhe, le désir dans la tête et la peur au ventre. Morrison est un fils du paganisme, au travers de ses poèmes l'on sent la pulsation de l'animisme primordial, le culte du Serpent originel, son sang noir charrie les cultes orphiques de convocation des esprits et les rituels ophites du vaudou. Présente Dylan comme l'héritier du Harrar, appellation qui correspondrait me semble-t-il davantage à Morrison duquel les écrits entrent beaucoup plus en résonance avec la sauvagerie native et retrouvée des Illuminations de Rimbaud.
    Ceci mis à part, il est temps de louer la méthode de Jean-Michel Varenne. Se livre à chaque fois à une explication de texte qui déborde dans les marges de la biographie sans jamais remettre en question la centralité de l'œuvre. Le texte est là, sans cesse, d'abord dans sa traduction française, immédiatement suivi de l'original – parfait pour améliorer votre anglais – mais enchâssé dans le décryptage entrepris par Jean-Michel Varenne qui resitue et restitue le contexte existentiel qui a généré son écriture. Lecture des plus éclairantes, des plus pertinentes, au milieu des années soixante-dix, ces textes n'étaient généralement accessibles qu'en songbooks pirates, les lire n'était guère facile, l'on se trouvait souvent confronté à une débauche d'images hétéroclites dont la logique qui avait présidé à leur entremêlement s'avérait inatteignable. Nous les jugions gratuites, filles d'un surréalisme éculé, et les plus sévères n'hésitaient pas à parler de facilité d'écriture relâchée, une espèce de sous-littérature largement surévaluée.

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    Donc Dylan dont Jean-Michel Varenne suit le parcours d'album en album. Le prophète de la Nouvelle Gauche américaine, contestation radicale du Système et donneur de leçons de morale. Ecoutez la parole du Grand Folkleux ! Lui faudra du temps pour percevoir l'aspect désagréable de cette bonne conscience. De tout repos et dispensatrice de beaux cadeaux. La célébrité, l'argent, le star system chérit ses bénéficiaires. Devient l'aboyeur appointé du Système, celui qui vous avertit à la porte d'entrée. Pousse des grognements terribles mais peu efficaces, l'est solidement arrimé au cou par une chaîne d'or. De surcroît beaucoup le flattent et lui glissent un sucre entre les dents. L'est enserré dans un anneau étrangleur de contradictions, s'en délivrera à coups d'électricités et de drogues. La liberté chèrement acquise le coupe du monde, s'enfonce en lui-même dans le carnaval qui tourne dans sa tête. L'a des visions. L'aurait pu finir comme un Saint, mais cette ascèse est trop difficile, endossera le rôle du repenti, désormais il portera sans fin la croix de la culpabilisation. Parfois il la dépose dans un coin et nous fait le coup du red neck born again, une vie simple et honnête, la femme aimée et les enfants qui jouent dans le jardin, mais il reprend vite son fardeau, car celui qui faute connaît d'abord les joies de la damnation... Nous avons un avantage sur le bouquin, nous connaissons une grande partie de la suite de l'histoire, se finit en queue de poisson, point christique, simplement cynique. Revenu de tout et de lui-même, Dylan cultive son jardin, n'aime guère que l'on vienne enquêter sur ses plate-bandes. Nous laisse en paix. Se contente de faire régulièrement la tournée des guichets.

    JIMI HENDRIX

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    Entre Dylan et Morrison, Varenne intercale Jimi. Bien joué. Les deux autres ont beau s'agiter, restent avant tout des intellos. Hendrix est l'homme de la pratique. Issu d'un croisement de sang rouge et noir – les deux couleurs fondamentales de l'alchimie – le résultat en a été un bleu sombre, vient des bas-fonds, de ceux qui triment ou chôment dans l'anonymat. Pas question de la leur mettre. Les promesses savent qu'elles s'équivalent au zéro. Veulent du concret. Le rock n'est pas une musique. Certains écrivent de la poésie. D'autres la vivent. Le rock sera une expérience. Un voyage de l'autre côté. Apprendre à percevoir ce qui n'est pas directement accessible. En concomitance avec son époque. Les buvard bleus, les trips qui vous mènent hors de la triste réalité quotidienne. Une démarche cousine de celle des Doors. Au début, c'est magnifique. Aussi beau que le déchaînement des rubans multicolores de la fin d'Odyssée de l'Espace. Mais les chatoyances colorées se révèlent être un feu qui n'éclaire plus. Qui brûle. Dans Electric Ladyland Hendrix recherche le secours de l'eau, l'électricité déguisée en Dame du Lac, pour éteindre les irrémédiables brûlures des drogues qui vous embrument et du sexe qui s'attiédit. Maintenant qu'il a subi toutes les épreuves auto-rituelles qu'il s'est imposées les distances se sont abolies, il n'a jamais été aussi loin et aussi près du passage. Qui peut dire ce qu'il a trouvé. Jean-Michel Varenne nous apprend que les mots d'Hendrix sont aussi importants que ses notes. Une découverte. Ecoutez ce que le vent crie et pleure.

    BEATLES

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    Trop gentillets à mon goût. Varenne s'intéresse avant tout au Sergent Poivre. Ce n'est pas chez moi qu'il recevra le grade de général cinq étoiles. Quant à leur poésie... les Déroulède du psychédélisme. Les trompettes de la renommée qu'ils ont embouchée, je les soupçonne de n'être que de vulgaires tubas asthmatiques. Ou alors d'un hélicon qui se prend pour un hélicoptère. Une fanfare hétéroclite. Beaucoup de bruit pour rien. Jean-Michel Varenne – qui les aime beaucoup – cueillent les fab four à la fin de Revolver. Le disque annonciateur des grands bazars hétéroclites de la modernité musicale. L'on rassemble tout ce qui existe, la musique classique, les gammes orientales, le poivre du rock, le travail stockhauseneriste du studio, l'on touille, et l'on sert chaud. Une fuite en avant. Les Beatles ne gèrent plus leur célébrité. Sont portés par la vague, mais ils ne contrôlent plus rien. Ce n'est pas leur canot de sauvetage pneumatique qui prend l'eau, c'est leur tête. Drogues douces et drogues dures. Au milieu du sandwich une tranche de mortadelle spirituelle. Pas excellent. Finiront par recracher les morceaux. L'équipage se révolte contre lui-même. Pourraient faire sauter la soute à munitions pour finir en beauté. Mais non, pas si fous. Trop sages. Sauve-qui-peut général mais pas de panique. Tout le monde descend au prochain port.

    ROLLING STONES

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    Une autre dimension. Les dandies du mal. Les dignes héritiers d'Oscar Wilde, de Lord Byron, de Thomas de Quincey. Et des nègres. Que voulez-vous rien n'est plus explosif que la poudre noire. Car oui, non contents de se vautrer dans le stupre et la drogue, ils sont les adeptes de la musique noire, le blues. La musique honteuse. Font tout pour se faire mal voir : sales et habillés comme des clodos. La police les guette et le gouvernement les enverrait avec plaisir en prison. Ce n'est pas qu'ils aiment, c'est qu'ils vous haïssent. Se sentent supérieurs, et très vite ils vous méprisent. Et de là, ils se foutent de vous, vous utilisent, vous exploitent, vous rendent soupe de chèvre, vous manipulent sans regret. A chacun sa ration. Super-vitaminée dans les deux cas. Et pour les fans et pour les ennemis. Se foutent de votre gueule et pactisent avec vous. Crachent sur la gentry et rejoignent la Jet-set ! Un parcours diabolique ! Un œil sur Lucifer et l'autre sur le portefeuille. Après Altamont, à l'heure cruciale, ils choisiront le côté du cœur. Jean-Michel Varenne ne les porte pas aux nues. Mais quoiqu'ils fassent ils restent le soleil noir du rock'n'roll.

    JIM MORRISON

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    Nous le présente comme un solitaire. Un ovni égaré échoué sur la planète du rock'n'roll. Qui repartira dégoûté de cette race humaine dégénérée vers d'autres cieux. Qui ne se révélèrent guère plus cléments. Le vaisseau s'écrasera lamentablement. Mais peut-être était-ce la seule manière non pas d'ouvrir la porte sur une autre dimension, mais de la refermer définitivement sur celle-ci. N'a pas eu le public qu'il méritait. Ou plus exactement le plus en âge de flairer la bête et le moins apte à le sentir. Des petites filles, des adolescentes pas du tout attardées, plutôt en avance, dégagées de l'enfance sans avoir encore atteint leur maturité intellectuelle. Morrison a fait avec. Saurien qui prêche dans le désert. Qui tue le père afin de les libérer du carcan de la déglingue civilisatrice. N'appelle pas au retour du bon sauvage rousseauiste, mais met en scène une dramaturgie de la cruauté innocente à la Antonin Artaud. Jim Morrison traverse le rock en passant considérable. Vient d'ailleurs mais ne sait pas exactement où il va. Expérience hendrixienne. Par excellence. Observation de la chute d'un corps équivalente à celle de la chute d'un astre. Parabole. Sinuosités étincelantes du serpent. Ondulations maléfiques des reptiles. Peut tout faire. Mais n'accomplira rien. Pas un exemple. Une trajectoire. Souvent je pense que son existence provient des atomes subtils d'un rêve de Nietzsche qui se serait condensé et coagulé dans la matière de notre monde. Certains nommeront cela un cauchemar ambulant. Gardez-vous d'y tirer dessus. Les balles ricochent sur sa carapace. Vous pourriez vous blesser. La bête morte tue encore. Normal, c'est un poëte.

    LOU REED

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    Lou Reed sort de la dernière exit - est-ce excitant ! - from Brooklin, ne s'est pas sorti tout seul du chapeau du magicien, du chaudron maléfiques des pommes pourries du paradis, un bonimenteur l'en a tiré – vous tire aussi votre portrait et votre argent – s'appelle Andy Warhol le pape du pop art, une variation new yorkaise du Colonel Parker, mais le décor du cirque rentre dans le couvre-chef et touille Loulou, le gentil petit lapin en gibelotte fricassée aux fines herbes. Fausse recette. A la poudre qui n'est pas de perlimpinpin. C'est elle l'héroïne de la comédie inhumaine qui va suivre. Défilé des spectres, cherchent leur dose, maxidose dans les veines, et myxomatose généralisée des comportements. N'y a pas que les yeux qui sont rouges de sang sur les trottoirs de New York. Entrez dan le souterrain de velours et admirez les portraits de cire fondante et vivante. La collection des dépravés. Le sexe comme ultime alimentation. Il suffit de réaliser ses propres fantasmes pour ne pas être plus heureux. Ou plus malheureux. Ce qui peut-être considéré comme un mieux quand on y pense. Lou Reed, l'autre côté des décors du rock'n'roll. Circulez, il y a tout à voir. Prodigieusement ennuyant. Répétitif et traînant en longueur. Le vice monotone.

    TROIS GROUPES ANGLAIS

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    Une introduction qui manifestement a lu le chapitre du Rock Anglais d'Alain Dister ( voir KR'TNT ! 321 du 23 / 03 / 2017 ) – la littérature rock use aussi de l'esthétique du recyclage chère à sa musique – la poésie tipically british. Par ordre d'entrée en scène : Les WHO. Assez bien vu, la ligne de partage des eaux, la furia et la finesse. Live at Leeds, le bruit et la fureur et Tommy, l'intellect rock en action qui demande davantage d'harmonie. D'un côté la révolte adolescence sous forme de tornade, et de l'autre une réflexion sur la société anglaise. Des voyous philosophes d'un genre nouveau. Tombent dans toutes les chausse-trappes de la pensée pompière mais avec un volontarisme et une fougue qui emporte l'adhésion. En deux les Kinks mais un degré en dessous. Du rock sauvage en leurs débuts mais très vite nostalgie et tendresse désabusée sur l'avenir sans futur qui s'annonce sur les petites gens, prolétaires du pays vous allez en prendre plein la gueule. Procol Harum, s'éloignent de la réalité, construisent un monde intérieur merveilleux de chevaliers et licornes hors du temps.

    ACID-TEST

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    Si les anglais semblent s'enfermer dans les fastes d'un passé mythique, l'Amérique ouvre les portes d'un futur prometteur. Hélas, elles seront vite refermées. Un moment capital de l'histoire du rock. Pour faire une équivalence nous dirons que ce qui se passe durant quelques mois à San Francisco et puis à Londres, n'est pas s'en rappeler l'expérience de collectivisation des terres en Aragon durant la guerre d'Espagne. L'apparition des Diggers qui reprend les théories de Kropotkine sur l'économie du tas basée non plus sur l'offre et la demande mais sur le besoin individuel et l'apport au collectif nous montre que notre comparaison n'est pas sans fondement. Varenne ne remonte pas si loin. S'arrête au mouvement beat, cette espèce de coupure épistémologique poétique et littéraire, ce moment où la poésie sort des livres et des bibliothèques pour prendre la route. Une tradition américaine dont Walt Whitman et Jack London sont les promoteurs. En France, Albert Glatigny et Arthur Rimbaud en sont les précurseurs.
    Les beatniks étaient des marginaux, des intellectuels coupés des masses. Des délinquants intellectuels d'un genre nouveau que la société regarde d'un mauvais oeil mais trop peu nombreux pour l'inquiéter sérieusement. Une deuxième génération instantanée, on l'appellera la génération hip, apparaît sur les campus universitaires. Ces nouvelles troupes n'ont pas été séduites par un quelconque éblouissement poétique au cours de leurs études. C'est l'Etat qui met le feu aux poudres en permettant en toute légalité l'expérimentation de l'acide lysergique. Remue-ménage dans les méninges. D'autres perspectives s'offrent à vous. Il existe d'autres urgences que le travail et la reproduction familiale des générations. Faut se tirer de ces carcans. Le mot d'ordre est simple, lâchez prise, drop out généralisé.

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    La Chine était en train de vivre sa révolution culturelle. La Californie aussi, mais très différente. Le rock en est l'étendard. Mais on ne vit pas que d'amour et d'eau fraîche. Toute société repose sur un couple économique de base. Production et distribution des richesses. Pour la répartition le mode de partage sera des plus simples : partage et entraide. Concerts gratuits et comme l'on ne partage que ce que l'on a, ce sera le partage – très christique – des corps et l'amour libre. Les modalités industrielles seront artistiques : dessins, musiques, affiches, light-shows, concerts, sagesses orientales et écologiques, créativité tous azimuts... L'on ne sait comment cela se serait terminé, le mythe des Communautés en était à ses prolégomènes expérimentaux... Lorsque les medias tuèrent la poule aux oeufs d'or avant qu'elle n'arrive en âge de pondre. De magnifiques articles décrivirent cet ordre nouveau en train de s'installer en Californie. Promettez la bouffe gratuite et la baise ouverte à une classe de troisième et vous allez voir comment vos élèves vont prendre des notes et faire leurs devoirs all the night long... des milliers d'adolescents se ruèrent sur la Californie. Déchantèrent vite, mais c'était trop tard.
    Cette armée d'idéalistes emmena dans ses bagages des requins aux dents particulièrement longues armés d'une arme irrésistible : la loi du profit. Musicalement les effets de cette logique pécuniaire se firent vite sentir : fini les love-parade-musicales-gratuites, le festival pop de Monterey sera payant. Les groupes signeront des contrats et seront soumis à des impératifs commerciaux. Les hips cèdent la place aux hippies, un mouvement contrôlé par l'industrie du disque et de l'entertainment. Les deux groupes phares du son calfornien subiront de plein fouet ce remaniement structurel. Le Gratefull Dead résistera du mieux qu'il put, l'avait pour lui le soutien originel de cette communauté d'une centaine de personnes dont il était le noyau constructeur et l'émanation idéologique. Mais les jams interminables sous acide ne correspondaient guère au format des trente-trois tours, fallut s'adapter et arrondir les angles, en 1976 le Dead à bout de force arrêta les frais... Le Jefferson Airplane suivit un autre chemin, celui de la compromission acceptée. La musique plana de moins en moins haut. Les délires aux pays des merveilles d'Alice sous acide laissèrent la place à une idéologie gauchiste va-t-en guère, il ne s'agissait plus d'expérimenter une utopie sociale mais de suivre le goût des générations montantes déçues par les promesses hippies non-tenues qui recherchaient un affrontement beaucoup plus direct avec le système.
    En ésotériste convaincu, Jean-Michel n'aime guère les soubresauts révolutionnaires. La révolution est avant tout intérieure. Partisan des évolutions lentes. Ce n'est pas un hasard s'il passe sous silence dans le reste de son livre MC 5, Stooges, Steppenwolf, Black Panthers et oppositions à la guerre du Vietnam.

    RETOUR AUX POETES

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    Deux âmes torturées. Neil Young et Van Morrison. Cheminements bien analysés mais la bifurcation envisagée n'offre guère de grands espaces à dévorer. Les dépressions de nos deux troubadours électriques ne seraient-elles pas des impasses ? Tout le monde n'est pas Gérard de Nerval. Nos chevaliers de l'apocalypse intérieure ont tout de même une propension régulière à chausser les pantoufles du retrait sécuritaire lorsque les eaux de l'Achéron s'avère par trop tumultueuses...

    RETOUR AU ROCK'N'ROLL


    Entre deux extrêmes, le futur et le passé. The Band, l'ancien groupe de Ronnie Hawkins et le nouveau de Dylan. La dureté du rock et le regard socio-critique du folk. Un monde dur désespéré. Portraits d'individus qui vont jusqu'au bout d'eux-mêmes. Pas bien loin quand on y réfléchit. Cette partie a choisi de mettre l'optimisme novateur en tête de gondole. Les Byrds, la représentation mythiques des grands espaces, intérieurs, géographiques, interstellaires, le tout violemment éclairé à l'électricité. Lumière crue qui accentue surtout les défauts.
    Mieux vaut en rire qu'en pleurer. Zappa ne respecte ni rien ni personne. Regard scrutateur et acerbe. Le rock'n'roll n'échappe pas à la découpe. Le constat est amer. Beaucoup de fric et peu d'imagination. Jeunesse manipulée sans vergogne. Le rock n'est qu'un produit parmi tant d'autres de la société de consommation. Peut-être un peu plus pernicieux car il s'habille encore dans les habits de la rébellion. Attention, c'est cette même toile qui sert à la confection standardisée des linceuls.

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    Quand la mort est si proche, il est urgent de s'en éloigner à toute vitesse et de sauter à pieds joints dans les terres d'origine. Chuck Berry, sa musique oui, mais surtout son amour des grosses voitures et des petites filles. Little queenies, les lieux originels de l'émergence du désir du rock'n'roll. Indépassables. Insurpassables. Eternelle jeunesse.

    DERNIERES POIGNEES DE CENDRES

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    Les idoles oubliées sur le bord du chemin, les rescapés de l'aventure, Syd Barret, John Cale, Nico, qui n'ont même plus envie de raccrocher les wagons. Vivent en autarcie dans les chapelles écroulées, et les cryptes oubliées du tsunami rock'n'roll.
    Et puis les nouveaux venus qui ne sont que les derniers arrivés. David Bowie le plus doué, Bryan Ferry davantage factice. Essaient de recoller les morceaux du joujou rock'n'roll brisé. Font ce qu'ils peuvent. Des faiseurs. Qui recyclent la marchandise périmée. Proviennent d'Europe, la seconde patrie du rock'n'roll, rongée par un insurmontable complexe d'infériorité. La bête n'est pas née chez eux. Ne se résignent pas à l'inscrire sur la liste des espèces disparues. Essaient de créer des clones.

    THE END


    Le livre se termine comme les Fleurs du Mal. Mais en plus désespéré. Le vieux monde n'a plus rien à offrir, n'espère plus à trouver du Nouveau. Marchandise définitivement avariée. Jean-Michel Varenne n'y croit plus. Le livre se termine avant la renaissance punk et sur la plus haute tour de la désillusion Soeur Anne ne voit rien venir à l'horizon. Alors comme cadeau, Varenne nous refile une courte anthologie de textes traduits en extenso. Mais étrangement, nous semblent sonner faux, nous les préférions lorsqu'il ne nous les dispensait fragmentés, sous forme de citations lacunaires, enchâssés dans ses présentations. Et ce sera notre dernier compliment, ils affectent alors un aspect mille fois plus rock'n'roll.


    Damie Chad.

     

  • CHRONIQUE DE POURPRE N° 203 = KR'TNT ! 322 : BUZZCOCKS / WISE GUYZ / TRISTAN & THOMAS / JIM MORRISON ( + DOORS ) / ELVIS PRESLEY / GROUPES KR'TNT !

     

     

     

    Lire la suite

  • CHRONIQUE DE POURPRE N° 202 = KR'TNT ! 321 : CHUCK BERRY / SUFFERS / BILL CRANE / ABK6 / MICK RAVASSAT & TRISTAN / ROCK ANGLAIS / ROLLING STONES

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 321

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    23 / 03 / 2017

    CHUCK BERRY / SUFFERS

    BILL CRANE + ABK6

    MICK RAVASSAT & TRISTAN

    ROCK ANGLAIS / ROLLING STONES

    SEMAINE NOIRE POUR LES ROCKERS, JAMES COTTON QUI AVALE SON HARMONICA DE TRAVERS ET CHUCK BERRY, NOTRE CHUCK CHERRI, ABATTU EN PLEIN VOL DE CANARD PAR LA GRIPPE AVIAIRE. EN HOMMAGE A CE PIONNIER ESSENTIEL NOUS REDONNONS LA KRO QUE NOUS LUI AVIONS CONSACREE DANS NOTRE LIVRAISON 117 DU 08 / 11 / 2012.

    KEEP ON ROCKIN' TILL THE DEATH !

    HAIL ! HAIL ! ROCK'N'ROLL !

    CHUCK BERRY / LE PIONNIER DU ROCK

    JOHN COLLIS  

    ( Camion Blanc / 2008 )

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    Nous retrouvons avec plaisir John Collis dont nous avons déjà chroniqué en notre livraison N° 36 le livre Rock'n'roll Revolutionaries consacré à la fatale tournée anglaise d'Eddie Cochran et Gene Vincent. S'attaque cette fois-ci à un autre pionnier, pas n'importe lequel puisque dans une courte préface il nous avertit qu'il en est un fan britannique transi de la première heure.

    TOULOUSE 1977

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    Z'étaient pas fiers les copains. Z'avaient la gorge nouée. Mais ce n'était pas leur connaissance approximative de l'anglais qui les inquiétait. Se débrouilleraient bien au moment voulu. Non c'était l'avion qui amorçait la descente vers le tarmac de l'aéroport de Blagnac. Haute-Garonne, pour les français qui ne connaissent pas leur géographie. Quand on est jeune, on a parfois des coups de folie. Etait-ce vraiment une bonne idée d'organiser ce concert à Toulouse ? Et puis il y avait le monsieur à accueillir à la sortie passagers. Pas tout à fait n'importe qui. Une légende vivante. Chuck Berry, le roi du rock en personne !
    La réception fut glaciale. Poignée de mains hâtives. Juste un «  hello » jeté du bout des lèvres. N'en avait rien à foutre des discours, le grand Chuck. Pas le genre de gars à vouloir se rincer tout de suite le gosier au bistrot du coin en vous envoyant de grandes claques amicales dans le dos. Le chemin jusqu'à la voiture leur a paru interminable à nos trois organisateurs. Pas un mot. Rien. Silence de mort. Question mort Chuck s'est d'ailleurs assis à sa place, bouche cousue, tu parles à mon cul, cause toujours mais tu ferais mieux de la fermer.
    Ils ont bien tenté de détendre l'atmosphère en décrivant - façon de parler, pour entamer la conversation - le paysage. Mais apparemment le grand Chuck, les commentaires géographiques sur l'habitat pré-urbain de la région toulousaine, ça ne l'emballait pas trop. Un silence sépulcral s'est peu à peu installé dans l'habitacle... Dans la tête des trois organisateurs, ça carburait sec, vite une idée pour sortir de cette impasse ! La vérité historique nous oblige à avouer qu'ils avaient beau se creuser la cervelle, rien ne venait.
    Ne restait plus que quelques kilomètres pour atteindre la ville, quand la situation s'est débloquée. Subitement Chuck qui avait gardé obstinément les yeux fixés devant lui s'est retourné vers la banquette arrière. L'a posé sa main droite ouverte sur son épaule gauche. Ce n'était pas pour révéler le secret de la position des doigts sur l'intro de Johnny B. Goode. Non simplement pour prononcer un mot. Rien qu'un seul mot, satisfaction ! ( version 1965 d'Eddy Mitchell ).
    Je vous voir venir, prêts à parier l'héritage de votre grand-mère qu'il s'est écrié : rock'n'roll ! Pas du tout. A juste employé un synonyme. En prononçant le s final, des fois qu'il y aurait embrouille. «  Dollars ! ». C'est court, c'est bref, mais très compréhensible. Le trésorier s'est dépêché de lui refiler le sac, avec le pognon. C'était stipulé sur le contrat que le fric devait lui être versé à son arrivée. Les copains qui attendaient l'intimité de l'hôtel pour scrupuleusement honorer leur engagement en sont restés un peu estomaqués. Quant à Chuck il a enfin laissé filtrer un sourire sur ses lèvres ironiques. Nique les petits blancs jusqu'au trognon !

    SAINT LOUIS BLUES

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    Saint Louis. Missouri. Sur la rive du Mississippi, mais ce n'est déjà plus le Sud et son racisme outrancier. C'est là que naît Charles Berry en 1926. Famille noire dans un quartier noir. Les temps sont durs, mais ce ne sera pas la misère noire. Les Berry sont un couple uni et la situation familiale ira s'améliorant d'année en année. Travaillent sans arrêt mais appartiennent à la petite bourgeoisie noire.
    Saint Louis sera marquée par le blues. Située à moins de 500 kilomètres de Chicago, la ville sera une étape importante pour les émigrants du delta qui remontent depuis Memphis vers le nord. Ce n'est pas un hasard si après avoir composé Memphis Blues, WC Handy – né en 1873 , ses parents furent esclaves en leur jeunesse - publie en 1917 St Louis Blues qui sera repris par Bessie Smith et Louis Armstrong. Ce morceau aux confluences du jazz et du blues inspira aussi le poète Langston Hughes ( voir notre livraison N° 21 du 07 / 10 2010 ). Les accointances entre W. C. Handy et Chuck Berry sont nombreuses : à plusieurs générations de distances tous deux se considèreront plutôt comme des professionnels que comme des artistes en proie à leurs états d'âmes. W. C. Handy, sachant écrire la musique codifia les chants – notamment les work songs - qu'il entendait autour de lui. Il délimita en quelque sorte les douze mesures fondatrices de tout blues qui se respecte et fixa les diminutions de ton des célèbres blue-notes.
    L'apport principal de Chuck Berry à la musique populaire américaine réside en la création des principaux standards du rock'n'roll. Les puristes se plaisent à remonter jusqu'à Robert Johnson, John Collis attire notre attention sur les mains des deux guitaristes : tous deux possèdent le même genre de doigts, longs et souples comme des serpents. Chuck s'inspirera surtout de T-Bone Walker né en 1910 et initiateur de la guitare blues électrique. Ceux qui ont cru que Jimi Hendrix avait été le premier à jouer de la gratte derrière sa tête sont bien naïfs, T-Bone Walker s'amusait à ce genre de facétie dès le début des années quarante... Chuck reproduira ce jeu de scène. Par contre il n'atteindra jamais à la dextérité de Charlie Christian. L'on ne sait s'il le vit quand il se produisit à St Louis avec l'orchestre de Benny Goodman, mais il est sûr que toute une partie du savoir-faire de Chuck fut acquise en écoutant les enregistrements de la guitare jazz électrique.

    PIANO BLUES

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    C'est un instrument beaucoup plus difficile à transporter qu'une guitare. Chuck en comprendra toute l'importance en admirant dans l'orchestre de Louis Jordan le dialogue incessant entretenu par la guitare de Carl Hogan et le clavier de Bill Dogget. Qui dit piano, dit rag-time et boogie-woogie. Le rock est né du rythme endiablé de ce dernier. Le succès aidant Louis Jordan s'éloigna peu à peu du rythme sauvage et initial que déroulait son Tympany Five. Pouvant s'offrir davantage de musiciens sa formation ressembla de plus en plus à un big band jazz. La codification instrumentale de chacun se faisait aux dépens de la virulence d'une petite formation. Retour vers la simplicité, Louis Jordan se fit peu peu rattraper par un certain Bill Haley et ses Comets. Toute la différence entre une incisive frégate de combat et un balourd porte-avions d'appui tactique.
    Lorsqu'il rencontra en 1952 le pianiste Johnnie Johnson, Chuck Berry avait la formule. Fallut procéder à de nombreuses mises au point. Restait le problème de la voix. Car un groupe de rock sans chanteur c'est comme un civet sans lapin. Suffit de transformer la problématique en particularité. Ce n'est pas qu'il avait une mauvaise voix Chuck, non mais en ces temps de prohibition raciale, elle ne sonnait pas noir. Pas assez grasseyante. Trop hachée. Ne bouffait pas les mots. Au contraire détachait les syllabes. Du note par note serait-on tenté de dire. Et puisqu'il faut appeler le chat blanc que l'on a dans la gorge un chat, autant assumer tout de suite l'anomalie : résonnait comme celle d'un blanc.
    Pour un chanteur de blues ou même de rhythm and blues, ça la foutait un peu mal à l'époque.
    Mais il y avait une contre-partie morale : au moins Chuck ne ressemblait à personne d'autre dans la communauté. Et un deuxième avantage sonore et trébuchant : le public blanc plus fortuné et donc plus apte à consommer davantage aimait bien cela. Les patrons de clubs et de bars ne tardèrent pas à le remarquer. Chuck et Johnnie ne manquaient pas d'engagements. En plus nos deux lascars jouaient plutôt mieux que les autres.

    CHICAGO CHESS

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    La montée vers le sommet ne fut pas une partie de plaisir. Aucune fulgurance. Chuck a déjà vingt-huit ans lorsque les portes de studio Chess s'ouvrent devant lui. Pouvez faire confiance à John Collis : son livre sur la maison de disques The Story of Chess Recors fait autorité. L'était monté à Chicago, l'avait traîné le soir dans les endroits où ça bougeait. L'avait déjà vu Howlin Wolf et Elmore James quand il tomba enfin sur Muddy Waters. L'est des moments plus symboliques que d'autres, c'est Muddy Waters qui donne à Chuck Berry l'adresse des studios Chess. Passage de témoin historique du blues au rock.

    L'EQUIPEE SAUVAGE

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    C'est un des épisodes les moins connus de la vie de Chuck. Il adorait les bagnoles. Dès qu'il a eu l'âge de conduire a toujours investi à fonds perdus dans les voitures. Du vieux trascle pourrave, à la cadillac d'occase payable en diverses mensualités... Jusqu'au jour ou à dix-sept ans il est parti avec deux copains on the road, courir la gueuse et l'aventure. Une virée d'adolescents, comme cela se faisait beaucoup à l'époque, chez les jeunes blancs qui voyageaient avec la voiture prêtée par Papa, les poches gonflées d'argent de poche... à part que Chuck et ses potes ils étaient plutôt noirs et désargentés.
    Quand l'argent vint à manquer – très vite – résolurent le problème en faisant la caisse des stations services ou boutiques diverses. Excitant au possible. Rigolaient comme des fous. Z'étaient les rois. Jusqu'à ce la teuf-teuf mobile n'en pouvant plus de cette vie de patachon cassa son moteur en pleine nuit au milieu de la campagne. Se demandaient comment ils allaient rentrer quand un automobiliste compatissant s'arrêta pour les dépanner. Mal lui en pris, en trente secondes ils lui confisquent sa voiture et s'éloignent à toute vitesse...
    Le mieux est l'ennemi du bien. Revinrent quelques minutes plus tard sur le lieu de leur crapulerie. Avec une idée lumineuse, celle de ramener leur tacot à St Louis en le poussant par derrière avec leur prise de guerre. C'est en cet étrange attelage que les aperçut la patrouille de police qui les recherchait...
    Le juge n'apprécia pas le gag. N'avait sans doute jamais lu les Pieds Nikelés. Par contre il connaissait le tarif de la peine maximale. Dix ans de prison. Chuck fit profil bas. Accepta de former un orchestre avec les copains et d'apporter contribution musicale à la messe du dimanche. D'abord celle des prisonniers noirs. Puis des blancs... ce n'était pas tout à fait le bagne, eut même une petite aventure avec la femme du directeur-adjoint... Fut enfin relâché grâce à sa conduite modèle pour le jour de ses vingt-et-un ans...
    La plaisanterie avait duré plus de trois ans, aurait-elle été si longue pour un fils de bonne famille blanc ? Poser la question équivaut à y répondre. En attendant Chuck court mille petits boulots durant la journée et accumule les cachets le soir, derrière sa guitare... Ne dit rien, mais n'en pense pas moins.

    JOHNNIE JOHNSON

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    C'est Johnnie Johnson qui téléphona à Chuck Berry pour qu'il se joigne à son orchestre en dépannage, le soir de la Saint-Sylvestre 1952. C'était introduire le loup dans la bergerie. Très vite Chuck se comporte en maître, donne son nom au trio, et conduit les répétitions selon ses directives. Johnnie n'est pas un has been, produit un fabuleux boogie. A de l'instinct, comprend toujours au quart de note les intentions du patron. Suggère des idées, n'est pas un suiveur, mais plutôt un complice. Un alter-ego. Un dynamiseur. C'est le boss qui bientôt se chargera de la comptabilité.
    Lorsque Brian Jones disparut au fond de sa piscine, Keith Richards et Mick Jagger, épluchant les papiers laissés par le blondinet s'aperçurent qu'il touchait systématiquement sur tous les contrats passés au nom des Rolling Stones une part de plus que ses camarades. La chose ne dut pas leur paraître scandaleuse car tout de suite ils appliquèrent le même système vis-à-vis de leurs collègues de travail. Sans leur en souffler mot, évidemment.
    C'est peut-être pour cette part d'ombre que Keith Richards éprouva d'emblée et d'instinct depuis la première écoute d'un de ses disques une grande admiration pour le jeu de guitare de Berry. Les grandes âmes se reconnaissent toujours. Plus tard, lorsque Chuck laissa tomber Johnnie comme une vielle chaussette après en avoir tiré tout le jus possible, et que le pauvre Johnson clochardisait gaiement, soir après soir, de soupe populaire en refuge de nuit, il se forma autour du malheureux pianiste tout un groupe amical d'admirateurs– dont fit partie John Collis – qui le poussèrent à revendiquer haut et fort sinon les royalties que Chuck ne lui versa jamais, au moins la reconnaissance que sa participation à l'élaboration des morceaux les plus connus de Chuck signés du seul nom de Berry. A partir des années 90, Johnnie Johnson put enfin entamer une véritable carrière sous son propre nom. De nombreux guitaristes eurent l'honneur d'enregistrer avec lui comme Eric Clapton, Buddy Guy, Al Kooper et bien d'autres tous aussi prestigieux. Un certain Keih Richards aussi, le chevalier blanc de la justice du big business...

    MAYBELLENE

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    Passerai pas trois heures à vous décortiquer Maybellene. Offrez-vous le disque. Si vous n'êtes pas frappé par la grâce. Absolument personne ne peut quelque chose pour vous. Retranchez-vous de la communauté humaine, allez vivre parmi les cloportes, mais je vous en supplie arrêtez de me faire prendre mon temps. Soyons simple : Maybellene, c'est du blues supersonique. C'est enregistré chez Chess, autrement dit à la Mecque du blues, avec Willie Dixon aux manettes. Question spécialistes blues, vous ne pouvez pas trouver mieux que Chess. A peine débarqués aux States, les Stones imploreront qu'on les emmène visiter les studio Chess. Bon prenez une chess et écoutez bien ce qui va suivre.
    Se sont salement plantés chez Chess. Leur a fait un sacré coup de vice Chuck. Maybellene, c'est tout sauf du blues. C'est même exactement son contraire. Du country. Que Chuck a tricoté à partir de deux vieux titres country. Faut pas prendre les frères Chess pour des imbéciles. Se sont aperçus en trente-six secondes du cadeau que leur façonnait le Chuck. Fini de se crever à enregistrer des disques de blackos que n'achetaient que les blackloss Avec Chuck le jeu changeait de règle : désormais ce serait les petits blancos qui achèteraient les disques de nègres. L'ont pas su tout de suite mais Maybellene passait tout juste à la radio qu'un jeune chanteur blanc l'incluait dans son tour de chant. Un inconnu certes, mais qui s'appelait Elvis Presley. C'est ainsi qu'un certain Sam Phillips, qui - dans son petit local Sun de Memphis - n'était qu'un talent scout pour Chess, se vit confirmé dans sa stratégie de jeu de go musical qu'il essayait d'affiner, retourner les pions noirs pour en faire des pions blancs...
    Vous pouvez arrêter de faire la marche du canard devant votre électrophone en gratouillant une guitare imaginaire devant les yeux horrifiés de votre belle-mère. Encore une fois, vous n'avez rien compris. Pensiez qu'il suffisait d'écouter la Gibson de Chuck pour avoir la révélation. Petits frenchies qui n'entendaient goutte à l'anglais, vous passez à côté du véritable prodige. Chuck chante, oui mais chut ! Chuck écrit ses propres paroles. Et là c'est un peu mystérieux, pas de simplets lyrics à la mord-moi le noeud du genre Baby I love you, yes Ido, non mais des vers beaucoup plus subtils, en sept ou huit monosyllabes assemblés à la hâte il vous agence une réalité du monde qui sous sa plume devient indiscutable. Des formules d'une simplicité absolue mais de ces bijoux à la Keats comme vous n'avez jamais osé rêver en fignoler.

    OTHERS

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    Des pépites comme Maybellene, Berry en pondra une chiée plus une. Roll Over Beethoven – à cause de sa soeur qui monopolisait le piano à la maison pour jouer du classique alors que le petit frère aurait bien aimé taper l'incruste blues sur le clavier. Johnny B goode, adressée à Johnson qui buvait un peu trop, avec en même temps cette évidence que ce Johnnie qui n'est pas très sage ressemble beaucoup à un certain Chuck Berry...
    Etrangement Chuck n'est pas attiré que par le rock'n'roll. L'on se demande même s'il ne préfère pas l'autre versant de son oeuvre. Je ne parle ni du blues, ni du surfin'. Mais des espagnolades. Calypso et boléro à gogo. Pas du tout le côté flamenco sauvage et gitan qui vous prend aux tripes, non la variétoche latino à la Bing Crosby. Ne s'est pas contenté d'en couver un ou deux pour la couleur locale, l'en a glissé dans toutes les séances d'enregistrement. Pour une réussite comme Havana Moon – parfaite pour la bande son de Gatzby le Magnifique – que d'exotiques mièvreries !
    C'est le moment d'aborder un sujet pénible. Pas celui que contient ce paragraphe. Un nègre bourré de fric qui roule à toute vitesse dans des cadillacs neuves avec à ses côtés une jeune et jolie jeune femme blanche, vous avouerez qu'il y a de quoi faire faire râler le fascit pig de base qui ne gagne que le minimum vital. Chuck remarque qu'il a tendance à être arrêté plus souvent qu'à son tour, et que les flics ne sont guère réglos... Ne dit rien mais continue de n'en penser pas moins...

    RETOUR A LA CASE PRISON

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    Avec tout l'argent qu'il gagne s'est acheté un terrain pas très loin de ST Louis dans l'idée d'y construire un park de loisirs interracial. Pas un Disney rempli de manèges, plutôt un truc avec lac pour la pêche et le pique-nique, piscine et boutiques, du personnel à votre service, ambiance familiale...
    En 1959, les flics ont une bonne prise. Une indienne qui se révèlera beaucoup plus jeune qu'il n'y paraît, quatorze ans et qui travaille au Berry's Park. Il est sûr que notre afro-américain n'est pas blanc comme la neige sur ce coup-là. Est indubitablement sorti avec elle. Chuck avait ce terrible défaut uniquement partagé par la race noire comme chacun sait de préférer les filles jeunes et jolies. Les juges demeureront intraitables, il est sûr que vu sur leur angle l'artiste est coupable, il est indubitablement noir de peau. Quant à la petite Janice, elle ne pèse pas lourd dans la balance. Faut dire que le cas de la petite indienne mexicaine ne les émeut pas trop. Après deux longues années de procédure en tout début des sixties, Chuck entra en prison le 19 février 1962...

    LE RETOUR A LA LUMIERE

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    En ressortit le 18 octobre 1963. Lennon s'est rendu célèbre en affirmant que le rock'n'roll est mort le jour où Elvis partit à l'armée. En tout cas ce séjour loin de la maison a peut-être permis de sauver le soldat Presley. C'était une loi du showbiz. Au bout de deux ans de succès, un chanteur quel qu'il fût voyait sa cote diminuer. Lentement pour les meilleurs, mais sûrement pour tous. Fauché en pleine gloire, Elvis devint dans le coeur des fans le martyre du rock'n'roll. Resté a Memphis, il aurait fini par lasser les foules oublieuses, dans la froide Germanie il devint un mythe.
    Mais Berry n'était pas Presley. Dès 1958 sa carrière commença à décliner. Ne parvenait plus à accoucher d'hymnes aussi sublimes que ses premiers morceaux. La prison le sauva. Au lieu de courir les contrats et les minettes, Chuck eut tout le temps d'écrire de nouveaux morceaux de qualité bien supérieures à ceux que depuis plusieurs mois il bâclait quelque peu dans le tourbillon d'une popularité toute nouvelle pour lui. Nadine, You Never Can Tell, Promised Land lui permirent de relancer sa carrière.

    LA DIVINE SURPRISE

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    Mais la reconnaissance vint d'ailleurs. D'Angleterre. Incroyable mais vrai, dans ce pays lointain toute une frange de la jeunesse s'était mise à la guitare en essayant, plutôt mal que bien, de recopier les accords de Mister Chuck Berry. Dès 1964, ils débarquaient aux USA pour réapprendre le rock'n'roll aux américains. Rolling Stones, Animals, Yardbirds, Pretty Things... le rock anglais investissait le devant de la scène.
    De tous les premiers rockers Chuck Berry fut celui qui profita le plus du tsunami britannique, car très vite les pionniers furent balayés par cette vague sans mémoire. L'aurait pu y trouver un baume pour son coeur. Mais non au fond de lui-même Chuck ne parvint jamais à surmonter le ressentiment de ses précédents déboires juridiques. Profita de l'aubaine oui, vint tourner en Europe, donna quelques prestations magnifiques que plusieurs télévisions nationales surent archiver et que l'on peut retrouver sur le net. Le coeur n'y était plus. D'abord ce fut par intermittences, puis peu à peu il prit l'habitude de n'envisager ses concerts que comme des sources de revenus.
    Prit l'habitude des gigs sans rappels, chronométrés à la minute près, si possible avec des groupes locaux, la plupart du temps dispensé de répétitions. Ce qu'il y a de terrible c'est qu'aujourd'hui encore il continue le même topo. Dans son optique il n'a pas tort, les gens ne viennent pas pour l'entendre jouer, mais pour voir le roi du rock, la légende vivante, le mythe immortel. Après un concert de Chuck, si chiatique qu'il ait été, les seuls mécontents sont ceux qui l'ont raté. En plus parfois, il est dans un de ses bons jours philanthropiques et il vous régale d'une prestation incomparable.

    TOULOUSE 1977

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    Stadium de Toulouse. La scène est installé dans le virage, le public nombreux a posé son cul sur les gradins. L'on n'a pas voulu abîmer la pelouse. Aussi a-t-on installé des barrières pour que personne ne vienne piétiner l'herbe sacrée. Enfin pas tout à fait. Car l'on a laissé rentrer les rockers, les vrais revêtus de leurs perfectos, les organisateurs ont pensé à la couleur locale. Peut-être aussi se sont-ils dits qu'il vaut mieux offrir aux excités ce qu'ils veulent avant qu'ils ne décident de le prendre tout seuls.
    Ce n'est pas sympa ce que je veux dire mais c'est la stricte vérité. En vedette américaine, il y a des anglais – et pas n'importe qui Flying Saucers avec Sandy Ford, l'autre groupe avec Crazy Cavan du renouveau rockabilly en Angleterre ). On ne les a pas entendus. Ils auraient pu chanter la messe en latin tout nus sur un stradivarius on ne s'en serait pas aperçu. Tellement l'énervement était grand.
    Enfin Chuck les rejoint sur scène. Pour nous c'est du petit lait. Pour les Flying Saucers le supplice commence. Vicelard le Chuck, j'annonce Johnny B. Goode et je lance l'intro de Maybelline. L'en rigole. Puis il leur fait le coup du rythme donné en frappant le plancher du pied. Les Flying Saucers embrayent comme à la manoeuvre tous ensemble, pas de chance Chuck se lance dans un morceau dont l'assise rythmique est d'une toute autre facture. Chuck jubile. Doit pas croire aux soucoupes volantes le Chuck puisqu'il fait tout pour qu'elles s'écrasent au sol. Les englishes vous tirent une de ces gueules, si leurs yeux pouvaient tirer serait mort depuis longtemps, le Chuck.
    Entre parenthèses s'en tirent mieux que bien, les Flyers Attention aux retournements en épingles à cheveux, ça mord sur les bas-côtés mais ils rattrapent toujours le goudron l'on ne sait pas trop comment. Chuck a beau mener la course en tête et emprunter des raccourcis impromptus, lui collent sans cesse au cul et ne le laissent pas s'échapper. Ça caracole dur. Ce magnifique salaud de Chuck nous la met bien profond. Et l'on aime ça, cette désinvolture de malappris qui vous repasse des riffs en carton-pâte en étant sûr que ce sont les soutiers qui l'accompagnent qui vont vous les tremper en acier suédois de première catégorie.
    La preuve que ce doit être bien, j'ai trouvé sur le net un témoignage d' Anquetil – non pas le cycliste, l'autre Thierry, un de nos plus fins guitaristes de blues français – qui avoue que venu un peu par hasard au concert, avait eu ce jour-là, grâce à la guitare magique de Chuck, la révélation du blues et de son futur métier de musicien...
    Aussi quand Chuck quitte la scène, ni une, ni deux, les rockers lui font une haie d'honneur triomphale. Parfois je regarde ma main droite et je me dis que bien sûr elle n'a pas touché le Christ, mais qu'elle a connu beaucoup mieux que ça, puisqu'elle a serré la paluche à Chuck Berry. On applaudit aussi les Flying Saucers qui invitent tout le monde à les suivre dans les vestiaires pour partager la suite des festivités. Chuck disparaît en trois secondes, cela ne nous empêche pas de nous jeter sur le buffet, les Flyings maudissent Chuck, mais comme ils ne parlent pas français et que toute la bande de rockers qui se trouvent là ne possèdent que de maigre rudiments de la langue de Shakespeare, Sandy Ford sauve la situation en s'emparant d'une gratte et tout le monde se met à chanter en choeur ( et parfois en yaourt ) les grands standards du rock américain. L'on finira par Be Bop A Lula de Gene Vincent. L'extase.

    TEL QU'EN LUI-MÊME LE BRONZE LE CHANGE

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    Les Flying Saucers ne furent pas les seuls à subir de telles déconvenues. Dans Life son autobiographie Keith Richards raconte comment il s'est fait virer de sçène parce qu'il jouait trop fort, et le calvaire que fut pour lui le tournage de Hail ! Hail ! Rock'n'Roll, film à la gloire de Chuck, dans lequel ce dernier fut d'un désagréable à toute épreuve !
    Le plus terrible c'est qu'aujourd'hui tout le monde en rit et que personne ne peut lui en vouloir. On l'a intronisé en grande pompe au Rock'n'Roll Hall of Fame de Cleveland, le 29 juin 2011 la ville de Saint Louis a inauguré une statue en bronze et grandeur nature de son enfant le plus célèbre. Le plus terrible aussi, puisqu'il défrayé la chronique grâce aux caméras qu'il avait installées dans les toilettes pour dames... des histoires comme cela il en court à toison, pardon à foison, et des bien plus croustillantes jusqu'à des vidéos « légèrement » indécentes sur internet...
    Les flics ont réussi à le renvoyer deux mois en prison pour quelques signatures oubliées sur un papier officiel, une broutille qui normalement se serait arrangée sur un simple coup de téléphone, mais pour Chuck ce fut la peine maximale. Je vous accorde que l'homme n'est guère sympathique. Pingre, tricheur, mauvais joueur, retors, je-m'en-foutiste, profiteur. Le genre de gars qui non seulement ne vous renvoie jamais l'ascenseur mais qui le garde alors qu'il n'en a plus besoin, et même qu'il préfère y mettre le feu rien que pour vous embêter. Une sale mentalité. Escrock'n'roll !
    Oui, mais dès que vous entendez l'intro de Johnny B. Goode, vous n'en avez plus rien à faire. L'individu est mauvais. Mais le rocker est insurpassable. Ça tombe bien car sur KR'TNT l'on n'aime que le rock'n'roll.

    Damie Chad.

    Suffers USA

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    Les Suffers ne viennent pas de Californie, mais du Texas, et pour être plus précis, de Houston. Ils ne jouent pas le Surfing USA mais la Soul USA et quelle Soul, baby blue ! La Soul qui monte droit au cerveau et qui flatte l’intellect, la Soul qui surprend par la pureté de ses harmoniques et qui ne force pas la main, une Soul qui est à la Soul ce que Rolls Royce est à Renault, une Soul qui fait la différence sans trop la ramener. Les Suffers proposent une Soul tellement élégante qu’on aurait tendance à la croire anglaise, mais non, cette grosse équipe puise dans la culture artistique du peuple noir et crée les conditions du miracle. Sans surenchère. C’est là où ils sont très forts.

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    Les voilà sur scène. Comme tous les groupes de Soul, ils sont nombreux, batterie, percus, claviers, guitare, basse, deux cuivres, ça en fait déjà huit, plus une chanteuse, la grosse Kam Franklin qui comme la petite chanteuse black des Seratones ne fait rien pour arranger les choses, puisque pesant au bas mot 150 kg, elle arrive sur scène en jupe courte et en santiags avec un haut en dentelle noire transparente. Elle est énorme, au propre comme au figuré. Elle fait en effet partie de ces artistes fabuleux qui savent se lancer à la conquête d’un public.

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    Cut après cut, elle se met en effet tous les petits culs blancs dans la poche. Kam Franklin est une superstar en devenir. On espère secrètement qu’elle trônera un jour en tête des charts, car même si elle n’a pas la carrure d’une Aretha ni la niaque d’une Sharon Jones, elle n’en propose pas moins d’un truc qui lui est propre, une sorte de feeling sous-jacent qui l’expédie vers le firmament lorsque ça s’avère nécessaire.

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    Kam Franklin est une Soul Sister d’une très rare intensité. Comme Bettye Swann, elle ne passe jamais en force. Elle passe en beauté. Son style paraît unique. Le côté sophistiqué de sa Soul évoque aussi celle du grand William Bell. En fait, ce qui frappe le plus quand on voit jouer les Suffers, c’est leur authenticité. Ils jouent avec une innocence qu’on croyait disparue. Ils sont sur scène pour shaker le shook et tout le monde danse, à commencer par John Durbin et Michael Razo, les deux cuivres. Ce qui rend leur Soul encore plus capiteuse, c’est qu’ils tapent aussi dans le latino et là ça prend des proportions d’une fête au village, mais pas un village du Cantal, non, il faut imaginer une fête au pays cajun.

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    Les Suffers n’ont enregistré qu’un seul album, mais ils disposent déjà de deux hits planétaires : «Make Some Room» qu’ils jouent en rappel et l’infernal «Giver» que Kam explose sur scène. Elle prend «Make Some Room» au softah du groove et on assiste à une sorte de petit miracle mélodique, dans la rosée d’un matin des magiciens, elle pauwelle son envol et cristallise l’essence du hit de Soul tel qu’on l’entend - Can’t you see - Alors, oui, on lui répond oui, on ne voit qu’elle et l’infernal bassman chicano, le petit Adam Castaneda qui yaquite la Soul sous la forme tangible de basslines monstrueusement élégantes, tellement élégantes qu’on pense à James Jamerson. Oh, Adam ne pulse pas le beat avec la bravado du seigneur des anales, il joue plutôt en retrait, mais il joue à l’instinct et c’est là, très précisément, que s’opère le rapprochement avec l’âme damnée du Tamla Sound. Rien de plus merveilleux que de voir jouer un bassman instinctif. Il place ses triplettes au pitch de bout des doigts et roule sa Soul dans l’argent d’une pluie d’étoiles molles. Il joue sur une basse Gibson rouge à cornes et sort le plus rond des sons. La Soul semble s’offrir aux caresses de ses petits doigts boudinés et il lui arrive parfois de titiller certaines notes d’un petit geste spasmatique. Il mystifie la Soul et sous ses doigts, le son plonge ses racines dans les profondeurs de la terre pour ressurgir et flatter la narine du lapin blanc à la façon d’une petite fumée. On parle ici de l’herbe du diable, bien évidemment.

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    Avec «Giver», on passe au nec plus ultra de l’ultraïsme ontologique, car quand Kam chuinte hey baby I’ll be your giver, on tombe amoureux d’elle, même si elle pèse une tonne. Elle devient soudain une tonne adorable, une tonne érogène chargée d’hydrogène, on dirait qu’elle crée des stratosphères pour loger sa Soul tellement l’ampleur submerge l’entendement. L’ami John Durbin passe un solo de trompette magique et la tonne revient pour arracher la Soul du sol et l’envoyer crever l’œil du firmament, c’est exactement ce qui se passe, la Soul entre en lévitation et lévinasse jusqu’à plus soif, car Kam gueule des tonnes de cum, elle n’en peut plus de te gaver de Giver, elle finit par mettre sa Soul en pièces et franchement, on ne voit pas souvent des gens s’investir autant dans une mission. Kam Franklin relève de l’admirabilité sensorielle des choses. Elle est la tonne de rêve, la machine molle du Matching mou, la patate à la tonne pataphysique, la grande Satrape archéménide du collège amovible, elle pèse vraiment une tonne de très riches heures de la Soul moderne, elle surgit dans l’actualité comme une comète tombée du ciel, et le plus incroyable de toute cette histoire, c’est qu’elle n’écrase personne. L’insoutenable légèreté de la tonne relève du mystère. Elle échappe totalement aux lois de la physique. Elle shéhérazade la Soul, la mystifie, oh il faut l’entendre implorer ce mec dans «Stay», elle colle au culte et fait sa Nina si bonne, elle convaincrait n’importe quelle bordille de rester dans son lit. Le temps d’un cut Kam crie et crée les conditions de l’ampleur intercontinentale, elle ah-ooohhhte et en entonne des tonnes, elle incarne si bien l’esprit de la tonne qu’on s’en étonne. Quand on entend un classique comme «Dutch», on réalise subitement que ce gang texan relève de l’exemplarité cabalistique, car ils échappent totalement à la réalité. Encore une fois, Kam ne force pas la main, elle passe en finesse et John Durbin nous turbine l’un de ces petits solos de trompette dont il a le secret. On entend encore le premier homme, c’est-à-dire Adam Castaneda, faire des ravages sur «Better» - Be my shelter - un slow groove de séduction suprême. Allez, tiens, encore un fabuleux shoot de groove avec «Midtown», joué aux petites montées en température. On se fait baiser à tous les coups, c’est tellement bien nappé aux trompettes qu’on se pince pour revenir à la réalité et vivre le rêve à l’endroit. Cette musique vaut toute la Soul du monde et franchement, les amateurs éclairés devraient tous se jeter sur cet album qui n’est même pas sorti sur un label. Les Suffers se sont cotisés pour sortir leur album et on les remercie d’avoir pensé à nous. L’un des temps forts de cet album est un cut nommé non pas désir comme le tramway mais «Good Day» comme le sunshine du même nom. S’il monte au cerveau, c’est sans doute parce qu’il dégage un puissant parfum de reggae et même si on n’aime pas le reggae, on se prosternera car Kam chante ça avec un souci constant de retenue, avec ce feeling qui n’appartient qu’à elle. La bassline des profondeurs de la terre que joue Adam Castaneda sur «Good Day» relève du sortilège amérindien. C’est là, à ce moment très précis, qu’on réalise qu’Adam Castaneda est l’âme des Suffers.

    Signé : Cazengler, sucker


    Suffers. Le 106. Rouen (76). 16 mars 2017

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    Suffers. The Suffers. The Suffers 2016

     

    18 / 03 / 2017MONTREUIL
    L'ARMONY


    BILL CRANE + ABK6

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    Je ne suis pas débile chantonne la teuf-teuf, elle crâne un tantinet. Mire-moi cet emplacement, en plein Montreuil, de quoi mouiller quatre porte-avions les yeux fermés. Je la remercie, lui tapote gentiment l'aile gauche et me dirige vers l'Armony.
    Je ne vois que lui. Sur son piédestal, rutilant de mille feux, l'instrument le plus dangereux du combo rock. Le saxophone baryton ! Le cuivre de tous les dangers. Je ne parle pas du décollement de la plèvre du poumon contactée à force d'impulser votre souffle dans la tuyauterie, ce sont les risques du métier, mais ceux occasionnés par son transport. Vous n'avez qu'à essayer, vous m'en direz des nouvelles. Vous le tenez innocemment par le coude supérieur, dans le but innocent de le coucher sur la banquette arrière de votre voiture stationnée à trente mètres, vous voici entouré par les fins limiers de l'anti-gang, flingues aux poings, tout tremblants d'excitation, persuadés que vous alliez vous en prendre au bazooka sur l'habituel véhicule de transport de fonds du mercredi soir. Vous prenez donc l'habitude de le glisser dans son bel étui que vous baladez à bout de bras, tous les matins pour la répète hebdomadaire. Vous pensez passer incognito, peine perdue, vos voisins vous ont dénoncé pour transport régulier de cadavre de petites filles dans mini-cercueil ignominieusement aménagé à seule fin d'assouvir vos inqualifiables turpitudes à l'abri de tout soupçon.
    D'ailleurs Pat, le saxophoniste fait semblant de ne pas en être le propriétaire, s'est assis derrière la batterie et accompagne ABK6 qui chauffe sa voix. Petit groupe de rockers qui discutent, Csaka, soixante-douze printemps au compteur et une fougue de jeune homme, conte les années d'or des french sixties, évoque longuement son ami Moustique qui passa en première partie des Beatles et des Yardbirds. La conversation dévie sur les pionniers - et appréciez le flair des rockers, l'est à peine vingt heures et la nouvelle n'est pas encore sortie - nous nous attardons, chacun y allant de son anecdote croustillante, longuement sur Chuck Berry... Bye-bye Johnny B. Goode, ce soir c'est Johnny very bad.

    ABK6

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    Rien à voir avec le code secret d'identification d'un sous-marin nucléaire, c'est Daniel Abecassis, et sa guitare. L'a un son fabuleux, une atmosphère à lui-tout seul, on l'écouterait jusqu'au petit matin sans se lasser. Une épaisseur, une dimension. Et la voix. Très rock'n'roll. Vous auriez dû entendre les compliments dont les filles l'ont couvert à la fin du set. Nous, on n'existait plus. En plus, il nous a fusillés, on ne connaissait pas, ce ne pouvait être que des reprises, de qui ? De quoi ? L'on n'aime pas jouer les ignorants alors on a posé la question l'air de rien, euh au fait c'est de qui le dernier morceau ? Toutes des compos, de mon prochain disque, je les ai essayées pour voir si elles passaient bien. Une petite dizaine de titres, et puis l'a rangé son matos, et s'est éclipsé, météorite qui ne laisse que le souvenir de son passage. J'ai un groupe aussi nous a-t-il avoué, The Daniels, mais là c'est plus rock. Faudra examiner de plus près.


    BILL CRANE

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    Eric Calassou est au centre de la scène et du projet Bill Crane. Une espèce d'hétéronyme collectif. Quand on rajoutera qu'Eric Calassou écrit aussi de la poésie, qu'il peint et fait de la photographie, l'on s'aperçoit que le personnage n'est pas dépourvu de ressources. L'attitude rock'n'roll est aussi une esthétique qui flirte avec la notion d'art total wagnérienne. Pour ce soir Bill Crane dévoile le rocker dans sa nudité d'expression, le rocker réduit à sa guitare et à son micro. En rock, tout est révélé dès le riff du premier morceau. C'est comme dans le poème de Parménide, vous n'avez que deux chemins, Black Cat Town, ou le matou ventripotent ronronne sur le canapé du salon, ou le greffier affamé court la gueuse sur les toits vertigineux du désir en feu. Calassou ne déçoit pas, vous passe les riffs en contrebande sur les sentiers de haute montagne, là où les douaniers refusent de s'engager, pentes glissantes et névés accumulés. Un rock qui vous brûle à la peau, acéré comme une lame de rasoir, la voix qui halète, froide, impersonnelle, tranchante, la grande déglingue sur les pitons rocheux. Un rock à la limite du punk, moins rapide, mais plus soutenu. Enfile les titres comme des cheminées de pierres branlantes, Loverman, Nipa, Travelin' man, et à ses côtés le band s'abandonne. Gwen à la basse tout de noir vêtu, pratiquement immobile, mais ses doigts pitonnent les parois glacées, l'enfonce un long clou chaque fois qu'un de ses doigts agrippe une corde dans le basalte sonore. Pat est au baryton, chie de l'or, de courtes ponctuations, semble à chaque expiration vous estampiller le visage d'un lingot du métal le plus précieux celui que Cipango mûrit dans ses mines, dixit José-Maria de Hérédia, ou alors de longues coulées métalliques qui s'étalent prodigieusement, vous enserrent à la manière des boas constrictors qui vous étreignent en une fatale embrassade. Se surnomme Bobo, vraisemblablement parce qu'il fait mal. Cheveux bouclés, yeux clairs et forte silhouette. Chez lui un coup de baguette équivaut à une rafale de kalachnikov. Un pousseur, vous talonne et vous envoie de ces coups de pieds dans l'arrière-train qui vous propulsent droit devant. Un batteur qui ne monte pas les oeufs en dentelle de neige translucide, vous les pond tout durs, des projectiles idéaux, des grenades que les troupes d'assaut utilisent pour mettre un peu d'ordre dans les bastions ennemis. Une frappe puissante, à la fin du deuxième set nous offrira un de ces petits solos comme on les aime bien, du genre Jupiter qui joue aux castagnettes avec le tonnerre. Pas du tout la sombre brute qui tape sans s'arrêter sans s'apercevoir que le pauvre gars qu'il martèle est mort depuis dix minutes, non, un subtil, qui allie la finesse incisive du percussionniste à la puissance du pusher. Rapière et sabre d'abordage.

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    Tous en choeur sur Alabama Song, le pauvre Kurt Weill, passé au laminoir. Vous leur montrez le chemin, mais ne s'attardent pas, le prochain whisky bar et the next little girl, ne sont pas des stations prolongées ou gourmandes. Vous nettoient les verres et les sexes en trois coups de langue et hop on passe à la suivante. Calassou ne donne pas dans la délectation morissonnienne, ne s'alanguit pas sur l'onctuosité doorsienne, le rock'n'roll est une affaire trop sérieuse pour s'attarder on the road. Nous avait déjà dynamité le Maybe Baby de façon peu respectueuse, Bill Crane n'est pas un fan transi de l'hagiographie respectueuse. Le combo pulse et propulse. Lonely, She's my Baby, The Train, Move it, les titres se suivent et se ressemblent, un groupe de loups qui chassent en meutes, mais attention, chacun possède sa morsure particulière, quand ils se ruent sur vous et se disputent vos tripes vous avez l'occasion de différencier les types de dentition qui vous fouillent le ventre.
    Une interruption, perso j'eusse préféré que les deux sets – le dernier relativement court – n'en formassent qu'un. Dès qu'ils reprennent, recollent les deux bouts du bâton de dynamite en trente secondes. Magie du rock'nroll, une mixture brûlante qui ne refroidit jamais si vous la laissez reposer. Evidemment faut être un grand chef pour que la cuisson se prolonge tous feux éteints. Et Bill Crane possède le secret. C'est reparti comme en soixante, ce soir l'on touche à l'essentiel, le rockband au fond d'un rade de banlieue qui assure plus que grave. Qui vous troue la peau à chaque morceau, qui vous déglingue le cerveau à chaque riff, qui vous envoie dans les cordes, puis vous pend, puis vous étrille, puis vous ligote, puis vous ficelle sur le bord de la route et vous passe dessus à toute vitesse. Bref quand c'est terminé vous n'êtes pas déçus. Vous avez participé à un épisode de plus de la grande histoire du rock'n'roll. En victimes consentantes. C'est ça le rock. Et l'on aime. Merci à Bill Crane de nous l'avoir rappelé.


    Damie Chad.


    BARBIZON / 15 – 03 – 2015
    SCENE OUVERTE DU BLACKSTONE


    MICK RAVASSAT & TRISTAN

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    Peu de monde ce soir au Blackstone mais l'on s'en fout car la musique est bonne. Petite discussion avec Thomas des Jallies – non les demoiselles ne sont pas là, les a laissées, cruelle épreuve, à la maison faire la vaisselle – mais l'on a Tristan de Lizard Queen juché sur son tabouret, tient – non pas un fromage en son bec – mais une acoustique sur secteur en ses mains. N'est pas triste Tristan, éclate de rire à tous moments et vous envoie sans arrêt de ces rudiments de riffs qui vous poinçonnent les oreilles de fort agréable manière. En face de lui, Mick Ravassat – l'on m'avait prévenu, le meilleur guitariste de la Seine & Marne – le meilleur je ne sais pas, mais sûrement un des plus fins renards du manche, se faufile partout et vous débusque la note bleue au fin-fond des terriers les plus profonds. Avec une assurance et une aisance renversante. Sans esbroufe, les doigts qui courent sans se presser, qui se posent à l'endroit adéquat sans ostentation ni cinéma et le blues qui coule comme un robinet d'eau soufrée. N'est pas un manchot du tube non plus. Un style à la Clapton, ces notes infinies sans clap de fin qui s'allongent démesurément comme la pâte de verre à qui le souffleur donne vie et forme. Bien sûr que l'on tuera le sheriff, que l'on caressera la femme noire et magique, que l'on construira the wall, que l'on déroulera le tapis rouge sous les pieds du sultan du swing, bref tout ce qui permet à l'oiseau bleu de s'envoler vers le ciel zénithal, et de l'autre côté Maître Tristan ne se contente pas de regarder passer les oies sauvages, vous les fusille à bout portant, les mitraille d'impressionnantes volées de mains rageuses sur sa guitare, ne seront pas seuls Julien s'installe à la batterie et épaissit la sauce, Olivier prend la basse et puis la guitare – faut oser et s'en tire avec les honneurs - aux côtés de Mick Ravassat, Jean-Pierre s'en vient pousser deux ou trois soli de sax et la soirée s'écoule trop vite. Amandine et sa copine se chargent des vocaux pour deux morceaux, les autres assurés en alternance par Mick et Tristan. Deux petites heures magiques, qui vous requinquent pour la semaine.
    Et une petite douceur finale avant de partir, une redécouverte sur grand écran et gros son, ce qui change la donne, le clip de Doom and Gloom, totalement déjanté. Petite merveille filmique. Pas de lézard, les Stones assurent comme au temps de leur vingt ans.


    Damie Chad.

    LE ROCK ANGLAIS
    ALAIN DISTER


    ( Albin Michel / Rock & Folk / 1973 )

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    Alain Dister ! Belle plume et œil incisif. Un témoin décisif. En 1966 traînait ses guêtres en Californie. L'a assisté de près à la grande mutation du rock'n'roll. L'on suivait ses aventures dans Rock & Folk, n'a jamais lâché prisé, se mouvait dans les marges, du phénomène hippie à l'explosion punk, l'a toujours suivi les pistes les plus broussailleuses. Le stylo à la main, la photo-box dans l'autre. Le lecteur se rapportera à notre présentation de son livre Punk, Rockers ! In Kr'tnt ! 38 du 04 / 02 / 2010, un de ses derniers livres. L'en a publié une quarantaine, Le Rock Anglais est un de ses premiers parus en octobre 1973, dans cette même collection d'où nous avons exhumé la semaine dernière les Pionniers du Rock'n'Roll de Michel Rose.

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    Le reconnaît lui-même, l'histoire du british rock en moins de deux cents pages, une gageure impossible. Cela nécessiterait au minimum une encyclopédie ! Les temps lui ont donné raison, en plus de quarante ans les rayons de bibliothèque ont vu s'entasser nombre d'ouvrages consacrés à la période des débuts du rock britanniques, mais ce modeste fascicule de Dister n'est pas à regarder d'un air distrait. D'abord l'est un des rares – et en notre langue à ma connaissance the first – à porter témoignage de l'intérieur du cyclone. Ne s'agit pas d'une tardive remémoration plus ou moins mythifiée et mythifiante. Genre témoignage irremplaçable de ceux qui ont vu de près la bête du Gévaudan et ont même subi quelques uns de ses assauts. Rares sont ceux qui gardent la tête froide en ces occasions. L'adrénaline à gros flots brouille la vision d'ensemble. Vous ne pouvez récuser ces dires issus d'une confrontation indéniable mais au-dedans de vous êtes déçu, rien de décisif quand vous y réfléchissez à tête reposée...

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    Ce qui n'était pas le cas lorsque je me suis dépêché d'acheter le bouquin à sa sortie. Le rock anglais, on n'y nageait dedans, une patrie d'adoption, on ne vivait que par lui, que pour lui. C'était encore pire pour l'amerloque, mais ceci est une autre histoire. L'ai lu au premier degré. Un ravissement continuel. Vous tourniez la page, et vous vous rengorgiez, bien sûr que je connais ! L'impression de feuilleter l'album photos de famille, vous identifiez sans peine tous les personnages et vous aviez leur musique dans la tête. Vous vous payiez même la moue désapprobatrice du connaisseur scrupuleux, la photo d'Action c'est sympa, mais l'aurait pu leur consacrer une dizaine de lignes, l'a quand même marqué son temps ce groupe. Bref vous en ressortiez gonflé à bloc. La preuve était faite : vous veniez de recevoir votre confirmation d'initié supérieur de la secte. Le regard condescendant que vous jetiez sur la triste foule fantomatique de vos contemporains, triste humanité dont le coeur n'avait pas été transpercé par le glaive du rock'n'roll, n'en devenait que plus méprisant, ce livre équivalait à une caution morale.

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    L'ai donc relu. Première constatation, le premier chapitre Tommy Steele, Cliff et les Shadows, manque un peu de consistance. Beaucoup de noms – certains empruntés à Jacques Barsamian – et peu de matière. L'os mais pas la chair. Etrangement à l'époque la geste des pionniers était moins connue que de nos jours. Semblait reléguée en des temps préhistoriques. Le tsunami déclenché par l'apparition des Beatles avait englouti dans l'oubli ces temps de vieilleries obsolètes. Cette disparition peut aussi s'expliquer sociologiquement : les premiers fans de rock'n'roll issus des milieux prolétariens ne furent pas des plus efficaces lorsqu'il aurait fallut fixer par écrit les chocs émotionnels qu'ils avaient vécus. Eurent un réflexe contractif de repli sur soi. Formèrent une société fermée, la citadelle assiégée, qui se transmirent de bouche à oreille la grande légende émerveillante, prenant bien soin à ce que rien de ce savoir secret se transmette au-dehors. De toutes les manières, cela n'intéressait personne. L'est vrai aussi que les rares rockers qui avaient survécu et étaient encore visibles au second tiers des sixties avaient été salement châtrés par le showbizz qui s'était empressé d'arrondir leur aspect anguleux. Les aigles sauvages roucoulaient désormais d'insipides chansonnettes d'amour tiédasse...
    Deuxième constatation, le livre fleure bon son époque. Son aspect principal n'est pas musical. Même s'il ne parle que de musique. Alain Dister entrevoit le rock'n'roll en tant que phénomène social. Ce n'est pas un artiste qui se réveille un beau matin en trouvant sur sa guitare un riff particulièrement entraînant et dans sa tête l'idée toute fraîche d'un style tout neuf. La réalité est plus complexe. La superstructure évolue au rythme des changements de l'infrastructure. C'est ainsi que Marx aurait présenté la chose. N'oublions pas qu'au début des seventies ce genre d'analyse a pénétré bien des mentalités et s'impose plus ou moins consciemment comme la vulgate idéologique de base qui préside à toute réflexion synoptique. Les transformations des modes de production influent sur les métamorphoses comportementales des individus et des groupes. Nos goûts et nos couleurs ne nous appartiennent pas en totalité. Nous sommes davantage actés qu'acteurs de nos propres existences. Notre liberté est déterminée par les circonstances dont elle essaie de se libérer. La prison de nos enracinements dans l'ici et maintenant existentiel est l'espace nécessaire à l'exercice de nos volitions.
    L'émergence du rock anglais, nous l'avons vécu dans le désordre. Vous allumiez la radio et deux ou trois nouveautés vous tombaient sur le museau illico. Vous aimiez, vous détestiez. D'instinct. Par ignorance incompréhensive. Par reconnaissance rassurante. Vous naviguiez à vue. Vous vous laissiez griser par cette surabondance. Des groupes comme s'il en pleuvait. Vous n'aviez plus qu'à faire votre choix. Un véritable rayon de supermarché. Abondance de biens ne nuit pas, et vous remplissiez le caddie de vos oreilles sans trop réfléchir. Dans les situations d'urgence, Dieu ne reconnaît-il pas les siens ? Et vous viviez sur le nuage rose de votre égo jouissivement divin.
    Tout le monde agissait ainsi. Sauf Alain Dister apparemment. Ne s'ébattait comme un poulain fou dans un pré d'herbe tendre. Mettait de l'ordre dans le chaos. Etiquettes sur les flacons et précision d'entomologiste qui avec une diabolique perspicacité vous décrit les moeurs de reproduction du moindre scarabée qui passe à sa portée. Le pire c'est qu'à le lire vous ne cassez pas la verroterie d'un coup de main désinvolte, vous vous inclinez devant la subtilité du travail. N'enferme pas dans des petites cases, vous explique comment comment se sont constituées les petites icônes du jeu de l'oie du rock'n'roll. Et surtout comment et pourquoi elles se suivent dans tel ordre et non autrement.

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    Ne s'agit pas d'un fondu-enchaîné, l'on n'évolue pas insensiblement vers le mieux ou le pire. Le phénomène procède par accoups. Les cases prisons sont des impasses, des cul-de-sac de dormition profonde. Un jour ou l'autre vous vous réveillerez et vous en sortirez. Entre temps, d'autres ont continué le chemin qui se révèle être un labyrinthe aux galeries finement entrecroisées. Résurgences et sauts qualitatifs. Le même se répète et engendre son contraire. Les rockers boudent dans leur coin. Les étudiants s'adonnent aux sages joies du trad-jazz. Cours camarade le vieux monde est devant toi et tu le rattrapera sans problème. Trois ans plus tard, les nouveaux inscrits à l'alma mater ont des impatiences dans les jambes. Ma petite-bourgeoisie tient à profiter au plus vite de la société de consommation qui se met en place. Il ne s'agit plus de vivre vite pour mourir jeune, mais d'être jeune pour consommer à outrance. Les Who seront les parangons musicaux de cette fièvre de modernité qui n'en n'est pas moins émancipatrice. Du coup se sont les rockers prolétariens qui se réveillent. Se sentent doublés sur leur gauche par ces classes de petits-besogneux à prétention intellectuelle. Rien de pire que vos ennemis de classe qui s'en viennent brouter vos plates-bandes. La tension monte et Brigthon connaîtra ces bagarres entre mods et rockers qui l'ont rendu plus célèbre que ses fameux rochers de sucre d'orge.
    Les Beatles à l'origine des rockers, mais Brian Epstein saura les dissuader de briser le mythe prolétarien de l'auto-enfermement de la révolte inutile et peu productive. Faut savoir mettre de l'eau dans son vin. Auront l'intelligence d'user de la bonne dose. La première génération des rockers est un exemple parlant. Des concessions, oui. Mais une reddition complète, non. Le succès leur permettra de s'essayer à de nouveaux mélanges. Les avancées technologiques, l'ouverture à d'autres cultures musicales, leur permettront de briser les barreaux de la cage du rock'n'roll pour s'en aller flirter dans les banlieues de la musique contemporaine. Seront très vite dépassés par des groupes pourvu d'une solide culture classique.

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    Leurs frères ennemis, les Rolling Stones, musicalement sont issus de cette frange d'amateurs de trad-jazz qui s'en sont allés explorer le blues rudimentaire. De superbes manipulateurs, cultivent l'arrogance natale du petit-bourgeois en la faisant prendre pour l'expression des révoltes larvées des plus humbles rebelles, vous transforment les lanternes en vessies et se servent de ces dernières pour vous pisser dessus. Pas de problème, vous aimez ça. Même que vous ouvrez la bouche pour ne rien laisser perdre de cette onction régénératrice.

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    Le blues séminalise le rock. Requinque le bâtard à coups de grandes claques sur la gueule et de forts coups de pieds au cul. Genre de médicamentation qui ne peut faire de mal. Ce retour aux fondamentaux est nécessaire. C'est que plus haut que vos fesses, dans votre tête, ça barjote salement. Un peu trop de fumée embrouille vos synapses. Les soirées à planer dans les light-shows planant du Pink Floyd ne faut pas en abuser. Les flamants c'est comme les éléphants quand ils se teintent de rose, c'est l'alerte rouge. Foutez-les doigts dans la prise, rien de tel qu'une bonne décharge d'électricité pour vous refiler du jus. Hendrix et Cream sont là pour vous le rappeler. Hendrix, pas de problème, c'est le torrent impétueux, le déluge de notes qui recouvre tout. Avec Cream se repose l'éternel problème que les débuts d'Elvis avaient solutionné à leur manière. L'équation est simple. Prenez trois musicos, que font les autres quand l'un est au fourneau ? Pas question de laisser le copain tout seul, faut remplir les vides qu'obligatoirement il laisse. Course à la cuillère. Z'avez intérêt question dextérité à être né avec une golden spoonfull dans le bec pour l'ouvrir toute grande car maintenant les poteaux n'ont plus envie de vous laisser jacter à leur aise.
    Epoque des rock'n'roll stars. Ceux qui vous en donnent plus et ceux qui en offrent le moins. La ligne de partage s'avère être une course à la démesure. Les égos enflent et c'est le combat des red roosters qui montent sur leurs ergots. A ce petit jeu, Led Zeppelin se révèlera gagnant. Le rock se boursouffle, s'appesantit. Vous prend des allures symphoniques. Pompières dénigrent certains. Et face à la fastueuse pompe instrumentale apparaît la nécessité d'un rock plus dur, plus métallique. L'orgue de Deep Purple fait passer le reptile de fer, mais l'on pressent que la ravissante bébête ne va pas se contenter de se lover tranquillement au chaud dans votre estomac.

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    Le livre se termine sur les débuts de David Bowie. Tiendra-t-il ses promesses? Roxy Music est présenté comme le crépuscule des décadents. Expression ambigüe. Début ou fin ? Dister ne donne pas la réponse. Se souvient en extrême minute qu'il habite du mauvais côté de la Manche. N'y a pas que la perfide Albion en ce bas-monde. L'Europe se réveille, en Allemagne certes mais chez nous commencent à sévir Gong, Crium Delirium, Magma, Alpes... peut-être que la montagne n'accouchera pas d'une souris !
    Je vous laisse à vos rêves. Ou à vos démentis. Si ce bouquin vous tombe sous la main, lisez-le, l'est très bien fait.
    Damie Chad.

    LES ROLLING STONES
    PHILIPPE BAS-RABERIN


    ( Albin Michel / Rock & Folk / 1976 )

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    Encore une exhumation des fouilles du garage à la recherche du rock'n 'roll perdu. Me souviens très précisément de ma réflexion lorsque je m'en étais emparé sur l'étagère de la librairie : «  Un livre sur les Stones, n'en ont pas besoin !  » Et hop malgré cette pensée désabusée m'étais empressé de le mettre dans ma besace. Un petit faible pour le format de la collection quasi identique ( à cinq millimètres près ) à celle des Poètes d'Aujourd'hui de Seghers, ce qui tout de suite en votre esprit créait une espèce d'équivalence entre rock'n'roll et poésie. Bas-Raberin, spécialiste du blues et journaliste chez Rock & Folk, à l'époque une carte de visite qui garantissait le sérieux du topo.

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    Bon en 1976, les Stones n'étaient plus les Rolling Stones. Exile On Main Street ressemblait un peu trop à ce qu'il était : une longue jam entre copains, sympathique mais en rien décisif. Cantine qui visait davantage la quantité que la qualité. Oui, mais enfin les Stones ! Pour le suivant, le potage était moins bon, la soupe à la tête de chèvre, comme on était poli et pour ne pas vexer les maîtres de la maison rock'n'roll, l'on a félicité les cuistots, mais l'on n'a pas tendu l'assiette pour que l'on nous remplisse une deuxième fois l'auge. Le suivant nous avait ravis. Enfin la pochette. Un délire pompier de Guy Pellaert, le summum du kitch rock'n'roll ! Et puis le titre, putain ce titre, c'était toute notre vie. It's Only Rock'n'roll ! Une véritable profession de foi, une affirmation souveraine, une déclaration d'utilité publique, une revendication tripale et tribale, et l'on aimait cela. A l'intérieur ce n'était pas Versailles, ni les slums de Londres. Une habitation à loyer modéré. Livré avec eau, chauffage, électricité, taxe ordures ménagères, franchement que pourriez-vous exiger de mieux ? De toutes les manières avec une façade de maison aussi belle que le fronton du temple de Delphes, qui aurait pu avoir l'idée saugrenue de squatter la kitchenette !
    Bas-Raberin avait du flair, la première édition de 1972 évitait les deux derniers albums et la mise à jour de celle-ci de 1976 échappait par miracle au désastre écrocklogique de la catastrophe ( planétaire ) de Black and Blue qui sortit une semaine après le travail des rotatives... Inutile de vous faire du souci rétrospectif pour Bas-Raberin, le gars avait de la ressource, l'aurait facilement contourné l'obstacle, l'aurait régurgité la couleuvre du genre, cet étron bleu foncé confirme la thèse que j'ai développée tout le long de ce livre, vous voyez bien que le cynisme des Rolling s'avère au final la composante essentielle de l'esthétique stonienne ! Je l'avais dit, bouffis, honni soit qui mal y pense.

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    Car les Stones à l'époque tout le monde connaissait par coeur. La date de l'anniversaire de votre maman, heu... heu... ? Celle de l'enregistrement de Paint It Black, facile ! Entre les 3 et 6 Mars 1966 ! Même mon petit frère de six ans le sait ! Alors Bas-Raberin ne nous raconte pas l'histoire, la résume rapidement en fin du book, la fait suivre d'un commentaire non exhaustif des albums, vous rajoute en annexe le régal des spécialistes, l'incontournable discographie, terminé je coupon(sans réponse)s. La partie la plus grosse et la plus importante, l'a placée en première ligne, sur les cent premières pages pour ne pas pas prendre l'expression précédente au pied de la lettre. Se présente comme une étude littéraire du phénomène Stones au-travers de leur œuvre. Du style, Vision de l'Italie Stendhalienne dans La Chartreuse de Parme et Promenades dans Rome. Le rock était en train d'acquérir ses lettres de noblesse.

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    Vous résume sa thèse. Les premiers à ne pas être fans des Stones sont les Stones eux-mêmes. Sont les derniers à mythifier sur leurs productions discographiques. Pire ne voient pas en quoi leurs concerts – leurs fabuleuses prestations – pourraient être créditées d'une quelconque valeur ajoutée. Un véritable foutoir, ça crie, ça hurle, ça s'égosille, eux ils essaient de maintenir la barque sur les flots. Généralement ils y réussissent assez bien – gros raté à Altamont – mais ils aiment bien cette ambiance de folie. Ne vont pas cracher dans la soupe. En dernier ressort c'est eux qui ramassent l'oseille. Pour les disques, au début ils ont tout pompé en moins bien. Les fans feraient mieux d'écouter les originaux. Leur apport personnel : au bout de trois ans, l'on ne pouvait plus se contenter de sortir un tribute blues à chaque album. Obligés de se mettre à composer. Gardent la tête froide. Mais les larrons profitent de l'occasion. Puisque le public en redemande, l'on va leur fournir de la marchandise jusqu'à plus soif. Tant pis pour eux. Léger rictus méprisant. Comble de chance, z'ont pu z'imposer un max de leur quatre-vingt-douze volontés à leurs partenaires. Quand on leur a refusé la cuvette des WC sur la pochette du Banquet des Mendiants, ont tiré la chasse et ont crée Rolling Stones Records, leur propre chasse-gardée. C'est ainsi que marche le monde. Ou vous êtes en haut, ou vous êtes en bas. Si vous vous contentez d'un strapontin, le service sera inexistant. Ne venez pas vous plaindre. Les jérémiades des pauvres c'est comme les larmes des filles, désolé ma princesse si je te traite comme une pouffiasse, mais tu n'es pas la seule qui se presse devant la porte d'entrée. Circulez tant que vous voulez, ne vous inquiétez pas les couloirs sont payants.
    Philippe Bas-Raberin module un peu. Ont quand même apporté leurs petites pierres au rock'n'roll. N'ont pas repris platement les perles noires. Les ont serties d'une parure d'or et d'arrogance, ensuite ils ont créé leurs propres diamants artificiels, bruts de décoffrage mais rayonnants d'énergie. Des futés ont essayé de ne jamais péter plus haut que le cul du blues. Ni de pisser plus bas que le sexe du rock. Chaque fois qu'ils ont essayé, ils ont foiré. Se le tiennent pour dit. Ces derniers temps, relâchent même la pression, relax, cool, sont en train de devenir une institution. Hot rods en roue libre. Plus rien ne peut les atteindre. N'ont plus rien à prouver, la vie est belle.
    Se foutent un peu de notre gueule. Oui, mais on aime ça. Après tout, c'est juste du rock'n'roll.
    Ne cherchez pas à comprendre, ça vous rendrait malheureux.


    Damie Chad.