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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 129

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 18

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 018 / Novembre 2016

    INFLEXIBLE BARBEY D'AUREVILLY

     

    BARBEY D'AUREVILLY, LE SAGITTAIRE.

    MICHEL LECUREUR.

    540 p. Avril 2008. FAYARD.

    Pourquoi Barbey d'Aurevilly est-il un de mes écrivains favoris alors que je suis à cinq cent mille années-lumière de ses positions idéologiques ? Pour une raison bien simple, Barbey est avant tout un combattant, un combattant intransigeant en faveur de la Littérature. Les contemporains lui ont de toujours préféré Flaubert. Flaubert est un grand-père vertueux et bougon, son caractère de cochon plaît au fondamentalisme bourgeois. France, république des râleurs impénitents qui ne s'engageront jamais en un combat qui les dépasserait et risquerait de les emporter sur les rivages inhospitaliers des responsabilités assumées !

    Cinq cents pages pour décrire la vie de Barbey, c'est trop peu surtout si l'on retranche quatre-vingt pages d'index bibliographique. Michel Lécureur a fait ses choix qui risquent de surprendre les lecteurs qui ne connaissent chez Barbey d'Aurevilly que le romancier. Etrangement Michel Lécureur s'intéresse assez peu aux oeuvres vives de la production de Barbey. Romans et nouvelles sont à peine décrits et rapidement survolés et jamais analysés en profondeur. Le moins que l'on puisse dire c'est que le profane qui penserait s'initier par la lecture de cette biographie au roman aurevilléen, ne verra pas sa surprise déflorée ! Pour certains titres il en sera encore à se demander qu'elle pourrait être la nature de l'intrigue ou le sens d'un dénouement expédié en quatre mots.

    De même, très fidèle en cela à Barbey qui pesta contre les ouvrages biographiques, Michel Lécureur réduit à sa portion congrue l'aspect anecdotique de l'existence du Connétable. Il emploie la technique du billard à trois bandes, se contentant le plus souvent de faire allusion à toutes les biographies déjà écrites sur Barbey. Tant pis pour vous si vous ne les avez pas lues ! La méthode est d'autant plus désagréable qu'il cite des personnages, plus ou moins proches de Barbey, bien avant leur première apparition dans la vie de son héros, le lecteur se trouvant de ce fait toujours en attente d'évènements qui ne seront d'ailleurs que très succinctement évoqués par la suite.

    Ajoutez à cela, que les titres des chapitres ne sont que très partiellement ajustés à leur contenu et vous vous trouvez ainsi face à mille bonnes raisons pour ne pas ouvrir ce livre. Erreur funeste qui vous priverait d'un immense plaisir de lecture ! D'abord parce que l'on n'échappe pas aussi facilement que cela à l'épée du style de Barbey d'Aurevilly, ensuite parce que Michel Lécureur a pris le parti de traiter avant tout d'une partie longtemps négligée de l'oeuvre de Barbey mais à laquelle il consacra le plus d'efforts et de temps.

    Il n'y a pas si longtemps que cela que l'on s'est mis à rééditer les articles de Barbey. Les inconditionnels de Barbey n'en étaient pas si marris puisque jusque dans les brocantes les plus reculées de province l'on parvenait sans trop de mal à mettre la main sur un ou deux tomes de la trentaine de volumes qui forment la monumentale suite de Les oeuvres et les Hommes. Mais cet iceberg littéraire avait disparu de la conscience de nos contemporains. Il s'agit pourtant d'une somme bien plus importante – nous parlons sur le seul plan littéraire – des Causeries de Sainte-Beuve ou de l'interminable Cours de Littérature lamartinien.

    C'est que notre premier moutardier auto-désigné du pape n'y va pas avec le dos de la cuillère à soupe. Il sert à la louche, mais un potage safrané si épicé et si délicieux que l'on retend sans arrêt son auge à nourriture céleste. Ou diabolique, Barbey d'Aurevilly n'avait pas l'habitude d'exiger un certificat de provenance authentifiée de ses boutiques d'approvisionnement.

    L'on oublie que la presse fut le vecteur essentiel de diffusion et de développement de la littérature du dix-neuvième siècle. Sans presse pas de Dumas, mais pas de Nerval non plus, et nous désignons là un de nos plus purs poëtes. Hugo, Balzac, Gautier et presque tous les autres durent leur gloire à l'explosion du journalisme de masse. L'on a expliqué le phénomène par les progrès de la technique, mais sans cette soif de reconquête politique des élites aristocratiques de reprendre la main idéologique du débat politique après la révolution et l'Empire, il n'y aurait jamais eu une telle demande. Républicains, libéraux et monarchistes vont se livrer à une intense campagne de communication. Ce n'est parce que les hasards de la guerre ou des soulèvements intérieurs ont emmené telle faction au pouvoir que cette dernière s'y maintiendra ad vitam aeternam. A tout moment le vent peut tourner.

    C'est l'époque des factions, d'autant plus rivales que sur le fond elles sont en accord parfait. Barbey qui affiche à ses débuts des idées républicaines - classique opposition au père – qui est enrôlé de facto dans les revues orléanistes, et qui finira en fervent légitimiste est un exemple parfait de ce fondu-enchaîné idéologique. Mais l'homme et c'est en cela que réside la sa grandeur et sa gloire n'est pas apte à transiger avec lui-même. Prêt à toutes les compromissions d'escalier avec ceux qui le payent – non pas qu'il faille bien vivre mais qu'il est important de mal survivre - ce qui ne va pas sans bordée d'injures à faire rougir un escadron de hussard, Barbey ne descend jamais de ses grands chevaux dès qu'il juge que ses propres principes sont en danger.

    Barbey s'affirme comme un homme d'ordre. Il est pour le roi, mais son âme n'est pas celle d'un courtisan. Ses diatribes contre les différents clans monarchistes sont terribles. Devant les sinuosités fluctuantes de leurs atermoiements incessants il se ralliera à l'Empire, pour très vite dénoncer les mêmes dérives des élites intellectuelles impériales et du personnel ministériel de Napoléon III.

    Dieu, le roi, et toutes les vérités sont bonnes à dire, ainsi pourrait-on résumer le crédo politique de Barbey. Barbey ne donne jamais dans le démagogisme. Il dit ce qu'il pense et ne s'encombre point de détours flatteurs. Par exemple il ne se fait pas faute de rappeler aux juifs qu'ils ont condamné le Christ – avec une telle menaçante rancoeur qu'aujourd'hui il finirait pour le moins en prison –, à ses ennemis il vante les délices de la guerre civile, l'inquisition ne lui fait pas peur, bref il est un de ces forcenés jusqu'au-boutistes qui gênent jusqu'à leur propre camp.

    Rien ne l'effraie, il ose tout et ne se renie jamais. Mais cela ne serait rien, s'il n'y avait la beauté du style. Une ampleur, une force, une violence, jamais égalées dans la prose française. Même pas par Léon Bloy qui laisse toujours traîner un soupçon de tendresse, de pitié, d'indignation par trop humaine dans ses pages les plus véhémentes. Avec Barbey l'on entend sonner l'airain dévastateur des périodes romaines, ses phrases sont des charges de cavalerie, et à tout instant vous avez de ces retours de lames fulgurants qui vous transpercent en moins de deux. Notre dandy devait porter en permanence des bottes de Nevers en bandoulière.

    Redisons-le Barbey est un combattant de la littérature. Il peut-être souvent de mauvaise foi, mais il n'est jamais injuste. Sa rapière est assez acérée pour ne pas prendre son ennemi par derrière. Il n'a peur de rien, il s'attaque à Victor Hugo comme à Zola. Il scandalise la République des Lettres par ses outrances, mais un siècle après l'on s'aperçoit que ses arguments ne sont pas dénudés de justesse. Il a du flair, lui qui se fait un honneur de lire in extenso les livres qu'il critique ne perd jamais le nord littéraire dans cet incalculable amoncellement de pages méticuleusement parcourues semaine après semaine. S'il s'oppose au réalisme et au naturalisme avec une telle virulence c'est parce que d'instinct il a reconnu que le courant essentiel de la littérature française reste cette veine surnaturaliste et métaphysique quasi-clandestine qu'un Luc-Olivier d'Algange nomme de nos jours la France Aurélienne.

    Michel Lécureur s'attache à pourfendre quelques mythologies à la peau dure : dans les manuels de littérature l'on se complaît à nous dépeindre les dernières années de Barbey sous les couleurs les plus sombres : pauvre, oublié, solitaire... Le sous-entendu est d'évidence : tant pis pour lui, le chouan forcené n'avait qu'à abdiquer de ses prétentions. Un exemple heureux, en quelque sorte, pour la jeunesse littéraire future.

    Il n'en fut rien, Barbey disparaît au faite de sa puissance et de sa gloire. Il est un modèle pour toute une jeunesse qui de Léon Bloy à François Coppée – la zone d'imprégnation est des plus vastes ! - se regroupe autour de lui et se revendique de son attitude littéraire. Tous les disciples ne vaudront pas le Maître mais l'aura de Barbey est indubitable. Ses centaines d'articles éparpillés depuis plus de quarante années en différents journaux sont enfin collectés en volumes, ses romans et ses nouvelles sont systématiquement réédités.

    En son temps l'on a beaucoup reproché à Barbey son immoralisme. Pour être catholique Barbey ne fut jamais un puritain. Un prêtre marié, La vieille maîtresse, rien que par leur titre ses romans embaument le soufre et le fagot. Barbey qui fut un des rares défenseurs de Baudelaire, faillit connaître le même sort que le poëte, plainte fut déposée et il n'esquiva le procès que de justesse. Le scandale ne lui a jamais fait peur, par plusieurs fois des articles ravageurs en administrèrent la preuve, mais il ne lui semblait pas bon que la Littérature passât en correctionnelle. Barbey fut un être de passion et point de faits divers.

    Que reste-t-il aujourd'hui de Barbey d'Aurevilly ? L'on n'est pas arrivé à l'effacer des tablettes du dix-neuvième siècle ; l'on ne se débarrasse pas aussi facilement qu'il y paraîtrait du vieux bretteur puisque l'on étudie encore de temps en temps une nouvelle des Diaboliques et Le chevalier des Touches dans les lycées, mais c'est à peu près le seul hommage qui lui soit encore rendu. Les professeurs dénoncent sa chouaillannerie invétérée mais vantent la description de ses paysages et la précision de ses portraits. Pauvre Barbey étiqueté parmi les seconds couteaux du réalisme !

    Alors qu'il est un de nos plus grands prosateurs. Une plume d'une totale liberté et d'une audace folle. Il n'en fut pas pour autant un mauvais poëte, imaginez un Musset survitaminé passé au tamis d'Edgar Poe - nous relisons avec plaisirs ces Poussières parues chez Lemerre – même s'il fut d'une férocité sans égale avec la cohorte parnassienne. Si le livre de Michel Lécureur est un véritable chef-d'oeuvre c'est à Barbey seul qu'il le doit. Les nombreuses citations de Barbey emportent la lecture. Michel Lécureur a su choisir d'assez longs passages des chroniques journalistiques qui arrachent notre adhésion.

    Quelle hargne ! L'on n'oserait plus écrire comme cela aujourd'hui ! L'on se retient, l'on se contente d'une chiquenaude, l'on risque une contrepèterie, l'on s'abstient. Barbey monte à l'assaut de ses contemporains, le couteau entre les dents, et la hache d'abordage à pleines mains. Il tape, il défonce, il tue, il étripe, il assassine, le tout dans une clameur joyeuse qui vous ravit l'esprit et le corps.

    Barbey d'Aurevilly est une de nos plus belles figures littéraires. Un styliste prodigieux. Un prosateur incomparable. Un écrivain irremplaçable. Nous n'avons pas peur d'affirmer que son phrasé sonne plus juste que celui de Proust et que la véhémence de Céline ne le dépasse jamais. Ce livre de Michel Lécureur nous aide à entrevoir l'importance d'un tel géant.

    Pour notre part nous conseillerions à nos lecteurs de lire avant tout le plus ignoré des romans de Barbey, qui nous paraît le plus beau et le plus abouti, son premier et son dernier, puisqu'il en reprit et en remania le manuscrit abandonné dans les dernières années de sa vie : Ce qui ne meurt pas. Le titre est à lui tout seul un programme d'action littéraire. ( AM. )

    FRAGMENCES D'EMPRE

     

    GORGIAS OU SUR LA RHETORIQUE.

    PLATON.

    Traduction LEON ROBIN.

    Présentation : FRANCOIS CHÂTELET.

    Collection IDEES. N° 426. GALLIMARD 1980.

     

    Gorgias l'incontournable. A tel point que Platon a dû lui consacrer un de ses livres. François Châtelet nous dit qu'il s'agit d'une oeuvre-clef qui marque l'apparition du plus grand Platon qui après le Gorgias se consacra non plus à combattre ses ennemis de jeunesse mais à exposer ses propres vues philosophiques en de bien plus vastes fresques...

    Première déception pour le lecteur Gorgias n'apparaît que dans le premier petit tiers du dialogue. Par la suite il se contente d'opiner de la tête ou par mini-phrases de quelques mots. C'est d'autant plus énervant que lorsqu'il l'interroge Socrate lui a fait promettre de ne répondre que très brièvement à ses questions. Maître Gorgias victime de sa vanité choit plus vite dans le panneau que le célèbre camembert de la fable ésopienne. Très souvent, voulant impressionner son auditoire, il se contentera de répondre à la manière laconienne, du seul monosyllabe «  oui ». Compère Socrate n'en perd pas une miette. En deux temps trois mouvements il emballe Gorgias sans que celui-ci ne voie venir le coup. Il pensait être dans un match à la loyale mais la clepsydre était truquée dès le début.

    C'est que compère Socrate est un infâme goupil. Alors que le débat porte sur la nature de la rhétorique il ne laissera jamais Gorgias exercer son art devant l'auditoire. Par contre pour ce qui est de son antirhétorique, la fameuse dialectique il ne s'en privera guère. Si au début il se contente d'un jeu de questions / réponses relativement équilibré, plus le dialogue s'avance, plus ses interventions s'allongent et se déploient sans aucune gêne. A la fin la moindre de ses tirades, mais peut-on employer sans faux-sens ce vocable, déborde sur plusieurs pages et vous prend l'apparence de topos longuement médités avec introduction, développements et péroraison des plus emphatiques.

    La ficelle qui bâillonne Gorgias est si grosse que Platon est obligé de lui envoyer deux disciples en renfort. Tout d'abord le jeune Pôlos qui va se faire étriller d'importance. D'autant plus stupidement qu'il consent lui aussi à se lier la langue pour répondre à son contradicteur. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, voici notre élève enthousiaste et si peu réfléchi expédié au tapis par K.O. technique avant la fin du troisième round.

    Survient alors Calliclès qui s'empare de la parole et la garde chronomètre en main pendant presque dix minutes, pardon dix pages. Par la suite l'écrivain Platon commet un impair psychologique : l'on a du mal à accepter que le bulldozer callicléen qui vient d'araser les positions théoriques de Socrate rentre sagement au garage et se contente de ronger placidement son frein tandis que notre dialecticien recouvre ses rares paroles conciliantes de tombereaux de prolixe maïeutique.

    Les assertions callicléennes assénées à coups de marteau n'ont pas laissé Nietzsche indifférent. François Châtelet rappelle l'admiration du philosophe d'Engadine pour le personnage de Calliclès. Pour une fois Platon y joue franc-jeu puisqu'il dévoile les dessous de la méthode socratique. Un vieux tour de sophiste qui consiste à aborder une seule notion en discourant sur au moins deux de ses aspects qui ne relèvent pas d'un même niveau d'analyse. La nature physique d'une chose n'a rien à voir avec sa codification sociétale. Mais comme selon Socrate le beau, le bon et le juste s'équivalent, il lui suffit de faire remarquer que ceci ou cela, ou tel ou tel phénomène, que l'on a au préalable caractérisé de beau ou de bon, au cours d'une conversation à bâtons rompus, s'avère de notoriété commune comme quelque chose de particulièrement injuste, pour que le raisonnement de l'adversaire s'écroule. Cette trinité socratique qui permet bien des glissements sémantiques est des plus miraculeuses !

    Ce qui est étrange aussi c'est d'observer les rouages de la machinerie philosophique mise au point par le petit-neveu de Critias. Pour asseoir l'évidence d'une vérité pragmatique – du genre n'est-il pas vrai que si vous avez mal au foie vous irez de préférence voir plutôt votre médecin que votre plombier – Socrate en appelle toujours en dernier recours aux us et coutumes habituelles du peuple athénien, alors que Platon n'a de cesse de proférer d'acrimonieux jugements ultra-négatifs à l'encontre des différents dirigeants démocratiques de son Athènes contemporaine.

    Ce dialogue sur la rhétorique se termine en réquisitoire antidémocratique. Certes Platon a le droit d'exprimer ses choix aristocratiques mais pourquoi alors s'appuie-t-il sur les options oikouméniques du plus grand nombre pour médire de la rhétorique qu'il juge imparfaite et propre, de par son relativisme théorique, à favoriser l'instauration de la démocratie ! A l'emprise démocratique Platon substitue le démagogisme aristocratique. Si la première n'est pas un souverain bien, le second ne vaut guère mieux.

    Gorgias définit la rhétorique comme l'art de la persuasion. Socrate s'insurge contre cette scandaleuse pratique qui a toutes les chances de flatter les égoïsmes les plus étroits. Mais il ne retourne pas le couteau de la petitesse humaine sur ses convictions. Celles-ci sont de l'ordre cosmique. Elles s'inscrivent dans le droit fil de la Vérité éternelle. Qu'elles soient fondées sur une tromperie ne l'émeut guère. Platon est trop intelligent pour ne pas mesurer les failles de son raisonnement.

    S'opposer aux sophistes en général, et à leur chef charismatique Gorgias en particulier n'est pas à proprement parler une tâche philosophique mais politique. A la rhétorique Platon substitue l'idéologie, il remplace la persuasion sophistique par l'assènement monolithique d'une chape idéologique totalitaire.

    Certains esprits primesautiers de nos contemporains n'hésiteraient à simplifier l'équation : très simple, une gauche gorgienne à gauche et une droite platonicienne à droite. Mais à la réflexion ils s'apercevront que leurs équivalences ordonnatrices ne sont pas aussi évidentes. Ils se rappelleront que notre modernité classe les méchants sophistes du côté du mal platonicien. Tous leurs calculs seront à recommencer. Sur des bases d'autant plus tanguantes que s'ils ont éliminé depuis longtemps de leur mémoire vive le penseur Platon, à la stature un peu trop encombrante pour notre modeste modernité, ils n'ont surtout pas jeté avec le piédestal du philosophe le bébé que la moraline de ses descendants monothéïques leur a fait dans le dos.

    D'autre part Gorgias est aussi un personnage embêtant. On l'a définitivement relégué parmi les boursoufflures de son style. Rococo ampoulé qui n'amuse plus personne, depuis au plus tard Gongora ! Ne cherchez pas très loin, le premier qui a eu l'idée de le réduire à ce rôle de petit rhétoriqueur. A le présenter ainsi Platon édulcorait le personnage de bien étrange façon. Si vous voulez noyer le chien Gorgias, accusez-le d'être un écrivain redondant. Rien de plus terrible que de sous-entendre que votre causeur magnifique est un scribouillard ennuyeux. En moins de deux siècles vous lui cassez sa réputation pour l'éternité.

    Et surtout plus besoin de s'inquiéter pour vos propres idées. Les blanches brebis pourront paître tout à leur aise dans les alpages évanescents sans qu'une bête féroce ne vienne leur livrer une chasse impitoyable. Car derrière la phraséologie de Gorgias se trouve une métaphysique des plus encombrantes, dont les pieds du cadavre n'auraient pas arrêté de dépasser du placard aux bonnes idées si par mégarde Platon les avaient laissées coexister.

    L'auteur de la République s'est dépêché d'envoyer Gorgias le grand persuadeur ad patres en le dépeignant sous les traits d'un amuseur public en fin de course, de peur que l'on ne s'intéresse à d'autres aspects de cette oeuvre essentielle.

    ( 2008 / in Gorgias on my Mind )

     

    DU NON-ÊTRE, OU DE LA NATURE.

    GORGIAS.

    In LES ECOLES PRESOCRATIQUES. ( pp 701 – 707 )

    Edition établie par JEAN-PAUL DUMONT.

    In LES ECOLES PRESOCRATIQUES. FOLIO ESSAIS N° 152.

    Pas plus de cinq pages, c'est tout ce qui nous reste d'un des livres les plus importants produit par la pensée humaine. Un véritable baril de poudre, l'on ne comprend que trop bien à la lecture de ce hâtif résumé qu'en dresse Sextus Empiricus dans son Contre les mathématiciens, pourquoi il fut à toutes les époques discrètement chassé des bibliothèques.

    Un livre extrême, certes mais surtout de tous les livres le plus grand corrupteur, ou plutôt le grand corrodeur car il reste dans le premier terme des relents d'une moraline de bas-étage bien éloignés des préoccupations gorgiennes. Même Nietzsche n'a pas saisi la portée de cet ouvrage qui ne se situe pas par delà le bien ou le mal, mais en-deçà du bien et du mal. Il est sûr que Nietzsche a quelques excuses puisque sa tentative de pensée radicale se tient en bout de piste quelques vingt-siècles après le commencement alors que Gorgias se trouve à l'origine et qu'il est facile en cette situation d'être l'original qui a devancé tous les suiveurs.

    Mais c'est encore mal poser le problème. Les grecs le formulèrent d'une façon simple : combien existe-t-il d'objets intelligibles qui structurent le monde et donnent au cerveau humain la capacité de l'appréhender, notre pauvre cervelle agissant alors comme un sixième sens nous permettant de mettre en évidence l'existence de ces dits objets. Isocrate nous rappelle que pour les uns il y en avait une infinité. Dans ce cas-là leur multiplicité avait tendance à effacer l'unité du monde. Empédocle en élisait quatre plus deux. Nous sommes en cette occurrence très près du Coup de Dès Mallarméen. Ion en désignait trois, le fameux triangle des Bermudes avec en prime en son milieu la fameuse Atlantide évanouie de Critias ( mais nous en reparlerons plus tard ), Alcméon deux seulement, Mélissos et Parménide, un.

    Et pour Gorgias, le fameux empêcheur de tourner en rond, aucun. A ne pas confondre avec le foutoir kaotique de ceux qui premiers arrivants se perdirent dans la multiplicité du donné empirique et observable. La pensée grecque est à saisir, non comme une collection dument étiquetée de maîtres soigneusement rangés sur l'étagère du savoir, mais comme un effort collectif de penseurs chacun héritant des observations et réflexions des précédents. Le phénomène est si imparable qu'à l'autre bout de la chaîne Nietzsche et Heidegger se disputeront le titre du dernier arrivé qui résume, récapitule et clôt la série, refermant derrière lui, après lui, la porte.

    Gorgias ouvre l'un-ground, il scie les poutres maîtresses qui soutenaient le plancher sur lequel tous ces prédécesseurs avaient posé leurs appareillages conceptuels. Ouvrez les vannes, tout le monde descend !

    Avec son Un en or massif Parménide qui habitait au rez-de chaussée fut le premier à sonder le scandale de l'entresol gorgien sans fond. Gorgias ne s'embarrasse ni de petite bière ni de grosse coupure, il ne dit pas que l'Être parménidien n'existe plus, mais que si l'Être parménidien existait il ne saurait exister puisque le fait d'exister le retrancherait de l'Être. Admirez le savoir-faire, Gorgias ne nie pas l'existence de l'Être il nie sa possibilité d'exister en tant qu'Être. Et s'il est autre chose, il n'est point, en toute logique.

    Inutile d'aller chercher plus loin la haine, soigneusement déguisée en joyeux sarcasmes, dont Platon poursuivit Gorgias. Gorgias interdit l'adéquation entre Dieu et l'Être, car si Dieu est au-dehors de l'Être il n'est point. L'on comprend pourquoi selon Heidegger la philosophie est l'histoire de l'oubli de l'Être. Trouver l'Être c'est remonter jusqu'à la mort de l'oeuf. Non pas une mort bakouninesque -grand guignolesque avec croix de bois et légionnaires hilares – mais même pas in utero, avant même que la conception soit possible. Pardonnez-nous Marie ! Plus tard les mystiques et les théologiens inventeront le pis-aller de la théologie négative, mais avec Gorgias cela ne marche pas. Car Gorgias obstrue en un deuxième mouvement l'un-ground, il ne dit pas que l'Être n'est pas, ce qui pourrait après et avec maintes circonvolutions laisser une chance au non-être, Gorgias pose que la chose n'est pas. Rien n'est. Le rien ne naît pas.

    Plus tard l'on a tenté de tourner le problème. Comme l'on tourne autour du pot ou du noeud gorgien, l'on a posé la question autrement, de manière oblique. L'on a laissé tomber l'Être, l'on s'est contenté de ce rien qui ne voulait même pas être. L'on s'est mis à se demander pourquoi il y avait ce rien qui n'était même pas l'être, et que l'on a rebaptisé étant, pour être plus près de l'Être. L'air de rien. Donc pourquoi ce rien et pas autre chose. L'autre n'était, n'étant, qu'une résurgence du non-être platonicien, mais tout le monde a préféré faire semblant de ne pas savoir.

    Mais là aussi Gorgias avait préventivement fait sauter les anciennes attaches pour que personne ne s'avisât de retailler de nouvelles poutrelles dans les antiques encoches. Dans tous les cas, même si cette chose existait l'on ne pourrait jamais l'appréhender car la pensée d'une chose n'est pas la chose. Aucun travail de pensée ne nous fera appréhender un être quelconque.

    Quant à ceux qui voudraient hisser la dernière citadelle de l'Être dans le langage – et ils sont nombreux en notre modernité poétique ceux qui s'essaient à définir la poésie comme une patiente glossalie – Gorgias les prévient – et le geste est d'autant plus admirable que ses contemporains voyaient en lui, avant et après tout un beau parleur, avec la nuance péjorative de l'expression appuyée – le langage ne leur sera que d'un inutile secours. Le marteau ne nous renseignera jamais sur l'être de la pointe. Puisque la pointe n'a pas d'être, mais surtout parce que la philosophie à coups de marteau n'enfonce aucune pointe.

    Difficile d'en dire plus. Non pas parce que le discours ne reflètera jamais le moindre soupçon de vérité, Gorgias fut un immense péroreur durant toute sa vie, et il vécut, si l'on en croit la doxographie jusqu'à cent neuf ans ! Mais parce que Sextus Empiricus n'a pas jugé bon, mais c'est là une vue très personnelle de notre esprit que vous pouvez qualifier de malade, de nous faire parvenir un rapide résumé de ce que lui même n'évoque pas - mais Gorgias lui-même ne l'a peut-être pas fait, ou alors a abordé le sujet en un autre écrit dont nous n'avons plus de traces -l'autre terme de la coordination. Nous avons vraisemblablement – j'adore ce mot qui proclame l'incertitude de son propre fondement étymologique – un résumé assez fidèle de tout ce qui dans le traité se rapportait au non-être, mais qu'en est-il de ce déploiement du rien sous forme de phusis ?

    Certes il s'agit d'un titre générique, inhérent aux écrits des premiers physiciens, mais il ne nous étonnerait pas que Gorgias ne se soit exprimé aussi sur la nature conçue non pas en tant qu'être ou non-être, mais en tant que nature. Ce serait alors un pas que nous nommerions prémonitoiremen taristotélicien. Il y a sans doute toute une enquête à mener dans la Métaphysique d'Aristote.

    Mais en attendant relisons encore une fois Gorgias, ce sera plus vite fait. Ce Traité du Non-Être est une oeuvre essentielle et absolue. Y-a-t-il seulement dans la littérature mondiale cinq livres de cet acabit ?

    ( 2008 / in Gorgias on my Mind )

     

    GORGIAS. PLATON.

    Présentation et traduction par

    MONIQUE CANTO-SPERBER.

    Edition de 1987 mise à jour en 1993. 380 pp.

    GARNIER FLAMMARION.

    A ne pas confondre avec notre précédente chronique qui prenait en compte la traduction et la présentation d'Emile Chambry. Pour cent pages de plus nous avions cinq dialogues supplémentaires. L'on comprendra que l'on a grossi le caractère et étoffé la préface et les notes. La lecture en est plus aisée mais la traduction de Monique Canto-Sperber ne nous semble pas vraiment apporter un plus. Un peu moins cicéronienne que celle de Chambry, elle balance ses phrases d'une manière un peu plus sèche. Nous nous refuserons de toute force à situer les deux versions sur les barreaux d' une échelle de valeurs réductrice, d'autant plus que nous établissons notre jugement non par rapport à la fidélité à l'original grec, mais selon l'accord de cohérence interne de chacun des deux textes.

    Ces deux traductions se complètent et nous ne tenons pas à nous perdre en de stériles comparaisons. Contrairement à beaucoup qui clament que toute traduction est une trahison, nous pensons que le lecteur tant soit peu subtil est capable d'autoproduire une espèce de compréhension archétypale de toute oeuvre traduite qu'il lit. Cela demande peut-être accoutumance, mais si le livre déclenche quelques résonances analogiques avec les expériences existentielles du lecteur, une compréhension analogique se met automatiquement en place.

    Bien sûr, cela ne vaut pas un lien direct avec l'original, mais il est de par le monde des milliers d'amateurs de tous pays qui n'entravent que couic à la langue grecque et qui parviennent à une meilleure compréhension à la pensée de Platon que des millions de grecs autochtones et contemporains plus préoccupés des résultats de leur équipe de foot favorite que d'herméneutique platonicienne. Et cela est valable pour toutes les littératures traduites en n'importe quelle langue !

    Monique Canto-Sperber s'intéresse davantage à Platon qu'à Gorgias. Elle n'a pas tort. Dans le Gorgias Platon expose sa pensée et pas celle de Gorgias. Nous sommes dans une démarche opposée à celle de notre introductrice qui recherchons quelques onces de la personnalité de Gorgias et de l'expression de sa pensée dans des oeuvres qu'il n'a pas écrites et qui sont en quelque sorte dirigées contre lui, avec toute la mauvaise fois et la volonté de simplification induites par un tel a priori.

    Remarquons, que tout comme il l'avait effectué dans son Protagoras, Platon ménage son ennemi. Gorgias n'est en première ligne que dans le premier tiers du dialogue. Par la suite la parole lui est ravie par deux de ses disciples qui se portent volontaires pour croiser le fer avec Socrate, alors que personne ne leur a rien demandé. Polos et Calliclès opèrent un véritable détournement de logos.

    Dans sa préface Monique Canto-Sperber remarque qu'étrangement ni Platon, ni Aristote ne font en leurs livres le moindre renvoi au fameux Traité du Non-Être de Gorgias. Sous prétexte que dans sa Métaphysique, Aristote aurait pu faire un effort, elle se hâte de conclure que ce Traité n'est en rien une oeuvre philosophique dans laquelle Gorgias aurait exposé sa pensée. Ce serait juste un exercice de style qui aurait permis au plus glorieux citoyen de Léontium de faire montre de sa prodigieuse agilité verbale. Bref il aurait bâclé cela sur un coin de table en un déluge de virtuosité sémantique sans égale. En d'autres termes Gorgias ne pensait pas un traître mot de son traité. Dans le genre encore plus paradoxal que la flèche de Zénon qui vole sans avancer d'un centimètre, on ne peut aller plus loin.

    Il est une autre façon d'expliquer le silence conjoint des deux grands maîtres de la philosophie antique. C'est qu'une fois que l'on a rappelé le contenu du célèbre discours, si l'on veut rester dans une stricte logique philosophique, il ne reste plus qu'à se taire et à tirer un trait sur ses prétentions, justement philosophiques. Gorgias est un sacré empêcheur de tourner en rond dans la sphère de l'Un parménidien. Tant que vous vous amusez à la multiplier par un, deux, trois, quatre, et la diviser en autant de petits morceaux que vous désirez, vous pouvez faire joujou avec indéfiniment. Maintenant s'il advient que par malheur vous multipliez l'Un par le Zéro gorgien, vous êtes au plus mal avec votre cosmologie réduite à rien du tout.

    Gorgias vous casse la baraque en moins de Un ! Pas étonnant qu'un étrange silence philosophique entoure depuis des siècles le Traité du Non-Être. Gorgias le rhéteur est autrement plus critiquable que Gorgias le métaphysicien ! Durant plus d'un millénaire Gorgias a été rejeté dans le cabinet des curiosités littéraires : haro sur le baudet à la langue surchargée ! Otez-nous cet alambic pré-symboliste ! Mort au rococo décadent !

    Hélas ! La surmultiplication productiviste de l'édition moderne et le travail de compilation acharné menés par deux ou trois chercheurs curieux de sophistique ont remis sur le devant de la scène ce texte longtemps exilé en une confidentialité marginale. Aujourd'hui un esprit curieux ne manquera pas de le dégoter dans une édition de poche.

    Puisque l'on ne peut nier son existence, l'on tente d'amoindrir son importance en le faisant passer pour une sorte de canular littéraire mis au point par un prestidigitateur doué. Un peu comme Les déliquescences d'Adoré Flopette. Dire qu' à la fin du vingtième siècle l'on en était encore là ! Que ceux qui participent de cette croisade n'oublient point que le ridicule est une arme à double-tranchant.

    Il est des arguments imparables qui se retournent contre leur proférateur plus vite que leur ombre. Combien-t-il que ce serait l'exacte réalité, que Gorgias ait torché son opuscule en deux temps, trois mouvements, façon de plaisanter et de se moquer ouvertement du sérieux des philosophes de profession, qu'est-ce que cela changerait au fond. Le clown qui glisse sur la peau de banane - qu'il avait soigneusement déposée à l'endroit idoine afin de voir son acolyte mordre la sciure de la piste – et qui n'en effectue pas moins un sextuple saut périlleux arrière se révèle être un merveilleux acrobate. Peut-être auriez-vous préféré une mise en scène plus haletante avec roulement de tambour et tintement de cymbales endiablées, pour souligner l'exploit ?

    Méditation désespérée ou éternuement facétieux de l'esprit, sa parturience n'induit en rien ( c'est le cas de le dire ) la portée souveraine de ce texte. Monique Canto-Sperber peut en douter. Platon lui ne s'y trompe pas. Pas question de chatouiller l'éléphant sous la trompe. Le magasin de porcelaine du dialogue pourrait en être dynamité en quelques secondes. L'on ne s'attaque pas à Gorgias, l'on se contente de jouer avec des seconds couteaux. Qui ne se laissent pas faire.

    Le dernier, Calliclès, est particulièrement retors. Il refuse de mettre le petit doigt dans l'engrenage socratique. Des belles idées de Socrate, le beau, le bien, le bon, la justice, il n'en a rien faire. Ce ne sont que des marionnettes, des faux-semblants, des artefacts. Socrate a beau couper les cheveux en quatre et adopter des positions paradoxales à faire frémir un sophiste, Calliclès ne mord point à l'hameçon.

    Vaincu Socrate propose de ne pas continuer et de laisser la discussion en plan. Traîtreusement Gorgias qui depuis de longues minutes n'a pas dit un seul mot, l'invite avec courtoisie à continuer. Le perfide ajoute - l'on imagine le sourire en coin - qu'il est curieux de voir comment le roi de la maïeutique va se sortir de ce guêpier.

    Socrate s'en tire par le haut. Il nous établit en avant-première un remake du pari pascalien. Nous devons être sages, justes et bons, parce qu'une fois morts nous serons jugés en la complète nudité de nos actes ! Pas besoin de coller son oreille sur la page pour distinguer les hennissements intérieurs de Gorgias ! A y réfléchir la sortie de secours débouche par le bas, dans les Enfers !

    Certains commentateurs dissidents en sont venus à déclarer que Platon était secrètement en accord avec la brutalité de Calliclès. Nous ne le pensons pas. Simplement la pensée invisible de Gorgias agit comme un trou noir. Elle happe tout ce qui s'aventure en ses alentours. Socrate et Platon sont les premières victimes de leur témérité. L'on ne se mesure pas avec le néant. Le non-être de Gorgias n'est pas nihiliste, il est une machine de guerre qui casse la dogmatique de toute pensée à prétention monothéïque. Pas de pitié pour les moralines confites en dévotion. Mais pourquoi Nietzsche aimait-il particulièrement ce dialogue

    ( 2008 / in A Gorgias Déployé )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 17

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 017 / Novembre 2016

    VIGNY / DORVAL

     

    VIGNY SOUS LE MASQUE DE FER.

    NICOLE CASANOVA.

    Collection : Biographie. CALMAN-LEVY. 334 p. 1990.

    L’on a triché sur l’épaisseur du papier et la hauteur du caractère, de loin ça ressemble à une de ces grosses sommes définitives sur lesquelles un aficionado transi sacrifie trente années d’une existence de rat de bibliothèque vouée aux recherches les plus minutieuses. Ça se lit en une soirée et vous en ressortez aussi idiot que vous y êtes entré.

    Nicole Casanova a juste oublié que Vigny fut non seulement un écrivain mais aussi un des premiers penseurs de notre modernité. Pour l’œuvre littéraire notre biographe s’est contentée d’entrecouper l’anecdotique résiduel d’une existence glanée chez les témoins, les amis, les confrères, la presse, et les notes personnelles du poëte, de rapides résumés, à peine longs de deux ou trois pages, de chacun des livres publiés par Vigny ou ses exécuteurs testamentaires.

    Quant à la pensée de Vigny, il nous sera répété à quatre ou cinq reprises, que notre poëte fut avant tout un adepte de la démocratie modérée à la Tocqueville. Il est tout de même étrange que nous n’ayons jamais aperçu poindre le nom d’Alfred de Vigny dans le flot des discours laudateurs qui accompagnèrent tous ces derniers mois la redécouverte tonitruante du chantre de la libéralité américaine à laquelle se sont livrés sans aucune retenue journaux et media cultureux officiels…

    Vigny n’aura jamais de chance. Du moins a-t-il eu très tôt conscience du destin qui lui était réservé. S’il s’identifia très vite à la hautaine figure de l’Empereur Julien, sans doute fut-ce par cette pénétrante intuition que son action, tout comme celle de Julien, ne serait jamais présentée aux hommes que recouverte du voile conjurationnel de la diffamation la plus éhontée. Julien traversa l’Histoire sous l’infamant sobriquet de l’Apostat, Vigny serait le cœur sec du romantisme français. Lui qui ne fut que tourment et passion, feu et fièvres, foudres et poudres, traînera la réputation étriquée d’un esprit réactionnaire de mauvais aloi.

    Nous aimons à penser qu’il en est des sommets de l’esprit comme des pics altiers des plus hautes chaînes de notre géographie physique. C’est bien parce que quelques précurseurs ont planté des camps de base sur les aires des aigles et tracé les premières voies ascendantes que d’autres plus tard pourront venir, et retrouvant les anciennes pistes d’envol, mettre leurs pas dans ces tentatives désespérées, établies en pure perte, du moins leur sembla-t-il, par ces fous altitudants de la première heure. Il existe comme une intersubjectivité de la practicité humaine qu’elle soit conscientisée ou purement physique. Là où l’homme est passé une fois, un autre surviendra, dans les secondes ou les siècles qui suivront. Sans le savoir, le solitaire d’Engadine a souvent suivi les sentes pitonnées par Alfred de Vigny. Il pensait être le premier à s’aventurer si haut, qu’il ignorait que le veilleur de la minuscule tour du Maine-Giraud avait déjà emprunté ces chemins.

    Vigny n’a pas hérité de l’appareillage conceptuel forgé par le premier romantisme allemand. Malgré toute l’admiration que l’on peut éprouver pour André Chénier, Goethe, Hölderlin et Hegel fournirent à Nietzsche une banque de données bien plus riche que ne reçut jamais Vigny. Notre poëte devra faire son chemin tout seul au milieu du fatras des muses romantiques. Survenant après le romantisme Nietzsche peut s’offrir le luxe souverain de le rejeter du pied et de le stigmatiser sous l’étiquette amoindrissante de maladie ou de décadentisme. Le travail de Vigny sera analogue à celui fourni par Edgar Allan Poe dont le les recherches métaphysiques donneront naissance presque par inadvertance au roman policier. Dans un souci d’ordre et de précision Vigny définira les aîtres du roman historiques et du poème. N’hésitons pas à rappeler que le Poème fut le genre littéraire par excellence du dix-neuvième siècle. Plus que le roman réalisto-naturaliste dont on nous vante sans cesse les modalités d’écriture comme le véhicule idéal de notre modernité, le Poème fut l’arcane majeur de la création littéraire française, et par l’incandescence à laquelle le portèrent de Vigny à Mallarmé et Valéry nos poëtes, l’assise fondamentale de la littérature européenne moderne.

    La figure de Julien hante et encadre toute l’œuvre de Vigny. A vingt ans il rêva les ébauches d’une tragédie romantique sombrement intitulée Julien, et au soir de sa vie il tentait de finir un roman consacré à la vie de l’Empereur. L’épidémie de choléra qui ravagea l’Europe dans les années trente nous coûta les brouillons du drame que Vigny préféra brûler que laisser à la postérité inachevés… De nombreuses pages de Daphné nous sont parvenues. Elles ne furent publiées pour la première fois qu’en 1912. Il est des brûlots dont on hésite à se départir.

    Vigny est atteint du même mal que Julien : il se peut se définir d’un seul mot, de passe et de garde pour les légions qui veillent sur le limes, fidelitas ! Fidélité aux anciens Dieux qui exprimèrent l’Empire pour Julien, fidélité en une couronne royale et catholique en laquelle Vigny ne croit plus depuis le retour catastrophique des Bourbons. L’on a glosé fort méchamment sur le ralliement de Vigny à l’Empire. Mais outre que la royauté était bel et bien morte de sa laide mort, en rejoignant l’Empire Vigny met en accord ses vœux phantasmatiques les plus chers d’une résurgence impossible de l’Antique Imperium Romanum, avec la geste moderne et napoléonienne qui y faisait, certes d’une manière quelque part trop symbolique, toutefois explicite, référence. En optant pour le républicanisme, Hugo et Lamartine et le plus gros des troupes romantiques, incarnent une des virtualités révolutionnaires du romantisme. Mais Vigny ne trahit, quoi qu’on en dise, en rien le romantisme exalté de sa jeunesse. Au contraire peut-être est-il celui qui referme le plus magnifiquement le cycle d’énervation mal contenue de toute cette jeunesse ardente des lycées, privée par Waterloo de ses futures heures de gloire. Phénomène sociologique en lequel de nombreux historiens voient une des causes de ce sentiment d’insatisfaction qui se traduira par l’explosion du mouvement romantique.

    En 1862, Le Mont des Oliviers tord définitivement le cou au christianisme. C’est au nom des principes chrétiens eux-mêmes que Vigny lance l’anathème définitif sur le Dieu d’amour. Dieu qui n’est pas intervenu pour sauver le Christ est donc coupable et méchant. Rien ne sert de l’accabler d’injures et d’insultes. Il suffit de se détourner, avec un froid dédain. L’homme renoue enfin avec le sens de sa vie. Un cycle s’achève, qui avait débuté par la mort de Julien. L’Histoire reprend son cours après une sordide parenthèse de plus de quinze siècles.

    L’on prétend que Vigny ne voulut laisser publier des extraits de Daphné pour ne pas porter un coup mortel à l’Eglise qu’il sentait comme une coquille vide, prête à s’effondrer sur elle-même. L’on ne tire pas sur un ennemi frappé à terre. Les coutumes gentilhommières ont bon dos. Nous nous trouvons plutôt face à face avec ce vieux principe de caste et familial de fidélité. Vigny a quelque peu joué à je te tiens tu me tiens par la barbichette avec le christianisme.

    Vigny qui sut définir son époque comme celle de la modernité, vécut sans perspective historique. L’effondrement de Nietzsche est aussi dû à cette impression d’horizon bouché et indépassable. Ce n’est qu’une cinquantaine d’années après la mort de Vigny que l’Histoire commencera à s’accélérer. Certes le Royaume n’est plus de ce monde. Vigny a même participé de près, en tant que jeune garde royal recommandé par sa mère, à son agonie. Mais le cycle de l’Imperium n’a pas vraiment débuté encore. Vigny n’en a même pas achevé la conceptualisation politique. Isolé, seul et solitaire, il survit comme le loup qui va périr en combattant, dans ce no man’s land de hasard et de pacotille. Il meurt dans le désespoir absolu. Mais il a la prescience que son œuvre aidera aux germinations futures.

    André Murcie. ( 25 / 04 / 04 )

     

    HISTOIRE D’UN MALEFICE. MICHEL MOURLET.

    Suivi de LA DERNIERE ANNEE DE MARIE DORVAL

    ALEXANDRE DUMAS.

    196 p. 18, 29 Euros. Novembre 2001. E-DITE

    Editions e-dite : 6, place de la Madeleine. 75 006. PARIS.

    Marie Dorval ! Plus qu’un nom : un mythe. Pour quelques uns, de plus en plus rares, parmi lesquels je me revendique, nourris au lait cru du romantisme, elle reste comme la figure intangible de la féminité.

    Le siècle ne pense que très rarement comme nous. Les adeptes des bicentenaires l’ont oubliée. Avaient-ils, à leur décharge, connaissance de son existence ? Le hasard n’existe pas : l’on a aussi été très peu prolixe quant à la commémoration d’Alfred de Vigny. Il eût été illogique que nos contemporains se soient souciés d’un de leurs plus grands poëtes.

    La verve, la truculence et la bonhomie d’Alexandre Dumas ne dérangent guère. Les flonflons panthéonesques pour les gloires nationales, l’oubli vengeur pour les empêcheurs de penser en rond ! Mais n’en voulons point trop à Alexandre le Gros d’être encensé aujourd’hui par les mêmes qu’avant-hier il abhorrait. Il fut un ami fidèle de Marie Dorval. Sur son lit de mort ce fut vers lui qu’elle se tourna, en ultime recours, pour avoir droit à ses six pieds de terre funèbre et parisienne. Sa dernière année de Marie Dorval est d’une tristesse à mourir. Elle n’est pas s’en rappeler la funeste et misérable comédie qui se joua au dernier chevet d’un Villiers de L’Isle Adam et de quelques autres. . .

    L’on posséda, elle fut brûlée par un admirateur coincé du cul de l'auteur de La mort du Loup une lettre de Vigny à Marie Dorval, tachée de sperme. Qui aurait cru notre loup solitaire capable de tels épanchements ? La passion que la Dorval inspira à l’ange blond du romantisme fut totale. Devant l’inconstance de la belle, et Jules Sandeau, et Georges Sand, et Alexandre Dumas, fidèle à lui-même Vigny préféra s’éloigner sans bruit ni atermoiement. Il était de ceux qui rongent leur plaie dans le silence, sans mot dire.

    Mais peut-être pas sans maudire, assure Michel Mourlet. Les historiens de la littérature n’ont pas manqué de faire la relation entre la « trahison » de Marie Dorval et la terrible imprécation de La colère de Samson contre « La femme, enfant malade et douze fois impur ! »

    Certes cette terrible injonction du Poëte à la « vipère dorée » n’est point faite pour lui attirer les sympathies de nos modernes féministes. Mais ce n’est pas là le propos de Michel Mourlet qui s’interroge sur la puissance opérative de ce poëme qui aurait agi comme un envoûtement vaudou sur la carrière de Marie Dorval. Histoire d’un Maléfice. Tel est le titre.

    Les esprits positivistes en souriront. Les psychologues voudront bien concéder que l’envoi du poëme ait pu causer une blessure telle à la pauvre Marie qu’un remord inconscient l’aurait précipitée à développer et une névrose et une conduite de l’échec. . .

    Le livre de Michel Mourlet s’ouvre sur une citation de Gérard de Nerval. Manière séduisante et de toute discrétion de rappeler que la poésie n’est pas un des fleurons de l’art du bien écrire mais une pratique quasi chamanique qui engage les forces essentielles qui sous-tendent notre présence au monde. Ainsi, l’ont indiqué les plus grands poëtes du dix-neuvième siècle. Louons Michel Mourlet de nous ramener à l’écoute alchimique de ces voix qui refusent, malgré le dédain et l’ostracisme dont nos contemporains les abreuvent, de s’éteindre et de bruire, telles les lyres ordonnatrices d’Orphée et d’Amphion.

    André Murcie ( 2004 )

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    PROTAGORAS. PLATON.

    Traduction et notes par EMILE CHAMBRY.

    In N° 184. GARNIER FLAMMARION.

    Un des premiers dialogues de Platon. Un des moins philosophiques. Un peu comme si l'auteur passait en revue ses futurs ennemis : Protagoras bien sûr mais aussi Critias, Hippias, Prodicos, la fine fleur de la sophistique – l'oeuvre ne porte pas le sous-titre Les sophistes par hasard – prise en flagrant délit existentiel. Hippias en chaire, Prodicos au lit, Critias en compagnie d'Acibiade, Protagoras arpentant les couloirs avec les fils de Périclès à ses basques, en préfiguration péripapéticienne.

    Entre nous soit dit le livre est un tour de force stylistique : Socrate rapporte toute la scène et les discussions qui la précédèrent et la suivirent à un ami en une espèce de monologue, un véritable one man show antique. Dans sa préface Emile Chambry regrette le grand auteur comique que nous avons perdu lorsque Platon a abandonné le théâtre pour la philosophie. Et sa remarque nous semble d'une extrême pertinence.

    Excusez-moi, mais j'ai l'impression que nous avons malheureusement oublié de présenter le plus grand des sophistes du livre : Socrate, en personne ! D'ailleurs si Socrate consent à se déplacer pour rencontrer Protagoras ce n'est que pour démontrer à Hippocrate – jeune et riche aristocrate athénien de son entourage – qu'il n'a aucun intérêt à prendre des leçons avec Protagoras, puisque lui Socrate va lui prouver qu'il a la langue encore plus habile que ce prince de la sophistique.

    Il faut avouer que Socrate sortira le grand jeu de la mauvaise foi. Alors que la longue réponse de Protagoras contente l'auditoire entier, et que même nous deux mille cinq cents après ne pouvons être que frappés par sa retenue et sa tranquille noblesse, Socrate qui avoue être resté sous le charme ne peut s'empêcher d'objectionner son honneur.

    Comprenant qu'il ne peut entrer en rivalité avec les longues périodes rhétoriques de Protagoras il le prie de bien vouloir se prêter à un questions-réponses crépitant, cette formule courte dans laquelle il excelle. Notre Socrate se montre si brutal qu'à la fin, excédé Protagoras exprime son désir de se retirer de cette avalanche d'interrogations auxquelles Socrate ne lui-laisse jamais la possibilité d'exprimer une tierce position différente du sempiternel ou-oui ou-non qu'impose sa maïeutique.

    Le public s'interpose et la controverse reprend. Protagoras essaie d'amener Socrate sur des commentaires poétiques qui nécessitent de plus amples développements. Socrate s'en tire en trichant, n'hésitant pas à changer un vers du poème de Simonide débattu. Sur une derrière pirouette notre danseur de claquettes éristiques retourne à son questionnaire d'enquêteur sofrès. Protagoras ne répond que du bout des lèvres, conscient de s'être fait piégé, mais accordant crédit à Socrate uniquement relativement aux conditions mêmes de la passation de l'épreuve.

    Socrate triomphe. Grisé par son succès il ne s'est pas aperçu que par ses tour de passe-passe dialectiques, lui et son adversaire en sont tous deux venus sur une position finale en totale opposition avec leurs affirmations initiales. Victoire à la Pyrrhus pour Socrate qui gagne la partie pour se retrouver en accord avec les convictions protagoriennes qu'il s'était donné pour but de réfuter.

    Le plus surpris des deux n'est pas celui que l'on croit. Tel est pris qui croyait prendre. Protagoras échaudé décline une nouvelle joute, et Socrate se hâte de mettre les bouts. Le thème de l'affrontement – la vertu peut-elle s'enseigner ? - n'a été pour Socrate qu'un motif gratuit de briller en société, nous ne l'évoquerons donc pas en cette chronique.

    Au fil des siècles, l'ensemble des commentateurs est resté des plus évasifs quant à l'intérêt philosophique de ce dialogue et le lecteur peut s'interroger sur les intentions de Platon. Sans doute s'est-il laissé emporté par sa verve et Socrate a vraisemblablement fait les frais de la virtuosité parodique de son disciple.

    Le Protagoras ne s'étend guère sur Protagoras. Le sophiste n'y développe pas sa pensée. Pour en avoir un exposé il faudra attendre la composition du Théétête. Protagoras est un personnage trop important pour subir une attaque frontale en règle. Plus tard à l'autre bout de sa vie, Platon manifestera une même déférence envers Protagoras, alors que le Théétête se risque à une impitoyable déconstruction de sa vision du monde.

    C'est dire l'importance de la pensée de Protagoras en son époque. Nous l'avons réduit vu le peu de ses oeuvres qui nous soient parvenues au rôle de second couteau philosophique. Un original, en avance sur son temps, une espèce de clandestin de la pensée grecque. Un précurseur du sceptico-pragmatisme anglo-saxon. Les précautions de Platon qui se permet le sacrilège suprême de dépeindre Socrate en bouffon du roi Protagoras, démontrent qu'il n'en a pas toujours été ainsi.

     

    PROTAGORAS.

    In LES ECOLES SOCRATQUES.

    Edition établie par JEAN-PAUL DUMONT.

    Folio-Essais. N° 152.

    Il ne nous reste pas grand-chose de Protagoras, mais il faut avouer que sa petite phrase sur l'homme mesure de toutes choses, de celles qui sont et de celles qui ne sont pas, qu'on la retourne de tous côtés en titillant la traduction ou en s'inspirant des diverses sources qui nous l'ont rapportée, est assez embêtante par elle-même. Mais si en plus on a le malheur de la croiser avec celle qui proclame son ignorance quant à l'existence ou l'inexistence des Dieux, l'on se trouve en présence d'une véritable bombe atomique. L'adjectif est d'autant plus étymologiquement juste que Protagoras fut en sa jeunesse le disciple de Démocrite.

    Les plus démagogues des athéniens ne s'y trompèrent point qui l'accusèrent d'impiété. C'est en mettant les voiles et une distance respectable entre son immodeste personne et ses dénonciateurs que Protagoras trouva le chemin du sombre Hadès. Chaque époque sécrète sa pensée unique, mais cette expression étant formé de deux termes trop nobles pour ce qu'elle entend signifier, sans doute serait-il plus judicieux de lui substituer celle plus infamante – mais ô combien plus proche de la réalité – de doxa des imbéciles.

    Autodafés, chasses aux sorcières et conjurations du silence sont, de tous les temps, les conséquences effectives, de ce rétrécissement de l'intelligence humaine. Cette dernière est en effet un drôle d'oiseau dangereux. Il convient de lui couper les ailes afin de l'empêcher de voleter un peu partout. Ces moeurs ne nous sont pas étrangères. Jugez de ce qu'il dut en être deux millénaires et demi antérieurs...

    La sophistique éclata comme un coup de tonnerre dans le ciel olympien de Zeus. Elle fut comme le deuxième étage de la fusée qui s'allume pour s'arracher à l'attraction êtrale. L'on avait sacrément éclairci le lourd marbre pierreux de la statue des Dieux avec cette idée si légère de l'Être. Qu'il soit un, deux, trois, quatre ou une infinité, son statut en avait pris un coup.

    L'originelle pensée phusique avait rendu les Dieux transparents. L'on n'avait plus besoin d'eux, ce n'est pas pour cela que l'on avait décrété leur mort. Le culte des ancêtres était une composante essentielle de l'identité grecque. Plus tard Heidegger tonnera contre l'oubli occidental de l'être, mais les grecs omirent d'oublier leurs Dieux.

    On les mit bien au chaud dans les temples, l'on n'interdit jamais aux âmes simples de les adorer. Pour les esprits forts - comme le vase en cristal de l'arrière-arrière grand-mère que l'on conserve au fond d'un placard, par un reste de respect originel un peu névrotique et auto-masochiste quant à sa propre provenance familiale - la conservation de ces reliques sacrées s'avéra plus embarrassante. L'unanimité individuelle fut de les ranger sur une étagère intérieure, après les avoir toutefois transformés en leur idéelle notion conceptuelle.

    L'armoire philosophique grecque ne se séparera jamais de ces figurines sacrées. Même quand on ne croit plus en leurs vertus, on les porte par-devers soi, comme la photo de votre chien décédé qui ne quitte pas la vitre du buffet de la cuisine. Quand plus tard Heidegger rouvrira l'antique garde-à-manger, il ne manquera pas de leur mettre la main dessus et de prophétiser, tout émerveillé, que nous vivons le moment du retour des Dieux.

    Les Dieux sont constitutifs à la pensée grecque. C'est le triomphe du christianisme qui mettra en même temps un terme à la pensée grecque et à la présence des Dieux. Très naturellement le renouement de l'occident avec la pensée grecque se traduira par une résurgence des Dieux. Evoquons Voltaire traduisant l'Imprécation conte les Galiléens de Julien ou Nietzsche analysant les ressorts apollo-dyonisiens de La naissance de la tragédie .

    Cette première attaque frontale de Protagoras nous est donc doublement chère. L'on peut se récrier en affirmant qu'en cherchant à donner une explication du monde qui ne soit pas cosmogonique les physiciens grecs furent les premiers athées. N'ont-ils pas remplacé les Dieux par l'Intelligible ? N'était-ce pas là la marque évidente d'un basculement abstractif vers une explication rationnelle de l'univers ?

    Certes, certes. Mais les Pythagoriciens cherchaient davantage à prouver au travers de la chair concrète du monde l'existence d'une ossature secrète d'universaux royaux qui seraient un peu comme les Dieux cachés de l'argile malléable du devenir. Ce furent peut-être des athées mais qui ne firent pas profession d'athéisme.

    L'athéisme n'est pas une philosophie, mais une attitude. Empédocle eut cette attitude. Il s'agissait pour lui de surpasser les Dieux par le haut. L'homme lui-même se devant de devenir un Dieu par lui-même. Il n'est pas de meilleure manière d'abolir les Dieux en tant que principes supérieurs qu'en escaladant leur altitude.

    Mais Protagoras reprit le problème à la base. Pas question de se hausser en des sommets vertigineux. Protagoras rampe sur la glèbe. Il fait corps avec la planète. Mais il a le dos large puisqu'il englobe toute chose, toutes les choses qui existent, autrement dit tout l'existant. Et même au-dehors. Tout ce que l'esprit humain peut saisir, Protagoras s'en empare. Mais il reste encore tout ce qui ne possède pas la même nature que l'existant. Evidemment ce sont là choses qui n'existent pas, qui n'existent que parce que l'on signale leur disparition ou leur inexistence.

    Mais la nature de ce qui n'existe pas ne peut pas être ces choses-mêmes qui n'existent pas. Les seules choses qui peuvent être fondées en tant que non-existant sont les Dieux. Car si ce qui n'existe pas ne saurait être par sa seule absence, seuls les Dieux peuvent ne pas être existant, puisqu'ils sont par définition différents de l'existant.

    En décrétant qu'il ne sait pas si les Dieux existent ou n'existent pas, Protagoras met les rieurs de son côté. Qu'ils existent ou qu'ils n'existent pas pour le commun des mortels, les Dieux sont de par leur nature des non-existants. Les contemporains qui prétendaient qu'en disant qu'il ne savait pas si les Dieux existaient, Protagoras voulait laisser entendre qu'il savait qu'ils n'existaient pas, avaient totalement raison. Protagoras avançait le visage masqué. La suite des évènements montrera qu'il n'avait pas tort de se méfier.

    Ceux qui avaient l'habitude de se passionner pour les discussions éristiques comprenaient à merveille la volition protagoréenne. Protagoras était bien un militant de la pensée athéique.

    Nous rappelons que l'athéisme moderne est une fausse négativité. Le monothéisme qui nie le polythéisme est lui-même une négation. L'athéisme moderne nie le dieu unique et retourne du même coup sur la conceptualisation polythéiste. L'athéisme est retour à la position originelle.

    Mais l'athéisme protagoréen dépend d'une autre démarche. Il ne peut nier les Dieux, car il serait alors déployé en tant que leur négativité absolue. Ce que va affirmer Protagoras c'est le fait que les Dieux ne relèvent pas de l'Être mais du Non-Être. Nier le Non-Être équivaut à affirmer l'Être.

    C'est en se retrouvant sur l'Être que la sophistique donnera à la recherche philosophique et intellectuelle son brevet officiel d'athéisme. A postériori, serait-on tenté de rajouter.

    Les contemporains de Protagoras furent très sensibles à son enseignement qui affirmait que l'on peut toujours produire deux discours contraires sur toute chose. Cela scandalisa quelque peu les âmes rationnelles : comment peut-on soutenir une chose et son contraire ? Le double discours est aussi un faux semblant. L'on ne peut pas tenir deux discours contraires sur chaque chose, de fait l'on peut bâtir des milliers de discours, tous différents, sur un seul objet.

    Les grecs ont trop bataillé sur les notions de l'Un et du Multiple pour se contenter de deux, et seulement deux, discours. Le double discours que l'on peut tenir sur l'Être est une manière symbolique de nier l'Être en tant qu'Un pour lui opposer la multitude élémentale et intelligible du divin fragmenté en la dispersion des Dieux.

    La négation de l'existence des Dieux par la sophistique doit être réinterprétée. Ce qui est en jeu en cette opération, ce n'est pas l'existence des Dieux dont le monde entier est convaincu de leur inexistence, mais la manière de perpétuer leur présence en niant leur inexistence. C'est qu'il ne saurait y avoir d'athéisme sans la présence des Dieux.

    Protagoras n'est pas un nihiliste. Nier les Dieux consiste justement à échapper au nihilisme engendré par l'absence des Dieux. La mort des Dieux est un cauchemar sans fin. L'homme est assuré de rester un hominidé jusqu'à l'extinction totale de sa race. Le crime sans cesse renouvelé de l'assassinat des Dieux est une véritable jouissance.

    Le penseur qui ne tue pas les Dieux à chaque instant de sa pensée n'est pas un penseur. Protagoras est bien ce que nous nommons un penseur athéïque. La sophistique nous apprend que ce qui est important dans la pensée, ce n'est pas ce que veut dire ce que l'on pense, mais ce que signifie l'acte de penser une telle pensée.

    André Murcie. ( 2008 / in Mesure de Protagoras )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 16

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 016 / Novembre 2016

    DU CÔTE DES CI-DEVANT

     

    LES ROYALISTES ET NAPOLEON.

    JEAN-PAUL BERTAUD.

    459 pp. Mars 2009. FLAMMARION.

    Ne reculez pas, ni devant la contre-révolution blanche ni devant le pavé ( pas celui des barricades mais stupidement lecturiel ). Dès les cinq premiers mots, Chaque arbre dissimule un homme... vous voilà projeté en pleine action. Vous n'êtes pas dans un lourd précis d'histoire universitaire avec petit a et petit b, mais dans un véritable roman, un feuilleton télé, une saga de bruit et fureur qui court sur dix-sept longues années tumultueuses, de 1799 à 1816, avec en plus cette jubilation intérieure que vous apporte l'intime conviction de savoir que vous êtes en train de lire une histoire vraie, avec des personnages historiques, et pour les plus anonymes au moins historisés, qui ont vraiment existé.

    Inutile de lever le doigt et jouer au premier de la classe en faisant remarquer que les critères de la vérité historique sont toujours idéologiques car vous ne ferez qu'enfoncer une porte ouverte. Mais nous n'entendons point considérer cet ouvrage selon cet aspect. La certitude que le livre retrace les menées politiques des mouvances royalistes sous le Consulat et l'Empire est en quelque sorte garantie inquisitrice d'objectivité, par le fait même que nous n'éprouvons aucune sympathie particulière pour les protagonistes de ces évènements, en ce qui concerne notre point d'étude : l'engagement d'un individu. En une quelconque cause. De l'interaction entre l'individu et le collectif pour dire vite. Comment inscrit-on, ou comment s'inscrit le destin individuel d'une personne X dans la globalité historiale de son époque ?

    Il en est des causes perdues comme des chants désespérés pour Alfred de Musset. Elles sont les plus belles, les plus dignes d'intérêt. C'est lorsque tout est perdu qu'il n'y a définitivement plus rien à faire que la partie devient intéressante à jouer. Miser sur le cheval à un contre 1000 vous classe d'un seul coup parmi les irréductibles qui préfèrent mourir libres que vivre à genoux. Cela vous a du panache ( blanc en l'occurrence ), il n'est de meilleure fidélité que celle que l'on se jure à soi-même. Non pas à sa classe d'origine, mais à son propre petit égo dressé sur ses ergots. Dans la série j'ai basé ma cause entière sur rien, les premiers agitateurs royalistes d'après la défaite se la posent un peu là. C'est un peu comme dans la chanson, moi et le roi, tout seuls contre la terre entière.

    Comme par hasard ce sont en leur immense majorités de petits nobles et des porteurs d'infinis quartiers de basse roture qui vont se sacrifier pour la cause commune. L'on serait presque tenté de dire la fosse commune car la police et la guillotine ne les épargneront pas. Les nantis aux âmes prudentes préfèreront rester au chaud dans leur château, voire dans la maussade inconfortabilité de leur exil.

    Pour beaucoup de ces derniers, l'invincibilité de l'Empire napoléonien agira comme un aimant. A contre-coeur l'on finira par se rallier à l'usurpateur qui ne demande pas mieux. Napoléon n'est pas chiche : il offre des places, il ouvre l'armée, il procure des émoluments et des gratifications appréciées à leur juste valeur. C'est pour l'amour du malheureux Louis que l'on thésaurise ses louis d'or. Les royalistes dans leur ensemble ne sont pas des têtes brûlées. Le roi compte un peu moins sur eux qu'eux ne savent compter.

    Petit détour sur Louis XVIII qui paraît moins balourd que les portraits peu flatteurs que l'historiographie se plaît à tracer de lui. La preuve qu'il détenait une certaine intelligence politique c'est bien qu'il a fini par récupérer son trône. Ce qui n'était pas donné d'avance.

    Les royalistes vont finir par trouver la bonne méthode : celle qui vous met à l'abri des mauvais coups tout en attendant la bonne occasion qui immanquablement ne manquera pas de se présenter. Nos contre-révolutionnaires vont déserter le bocage vendéen pour la chaleur de leurs salons. Il suffit d'un peu de patience : l'Empire tombera comme un fruit mûr aux premiers vents d'automne.

    De Gaulle a-t-il médité sur la manière dont les Royalistes récupérèrent le pouvoir en 1814 pour s'emparer de l'Etat au sortir de l'Occupation et de la Libération ? Les deux situations présentent d'étranges similitudes : présence d'armées étrangères sur le territoire national, maquis en armes qui à l'heure dite créent des des poches de délivrance, apparition subite mais préparée de longue date d'une élite de naphtalinards prêts à occuper les postes de direction à tous les échelons locaux...

    Le triomphe tourne un peu la tête aux nouveaux maîtres qui commencent à apparaître aux yeux du peuple pour ce qu'ils sont, d'anciens riches et d'antiques privilégiés. De vastes portions du peuple abusé rallient l'Empire... Waterloo sonnera le glas de ces colères. La terreur blanche va désormais régner en maître. En 1830, à son corps défendant, elle accouchera des premiers drapeaux rouges...

    Sous l'écume des évènements et l'agitation passionnelle à courte vue des individus se mettent en place des cadres bien plus coercitifs qu'il n'y pourrait paraître. Sur le damier des classes sociales, l'on peut certainement jouer son propre jeu, pour sa propre gloire. L'on peut vouloir caracoler en tête pour imprimer plus ou moins illusoirement sa marque, ou suivre avec prudence le gros des troupes pour parvenir à se ranger dans le bon camp qui est en train de gagner la partie. Mais il ne faut pas se fier sur les infinies possibilités de sa petite personne. L'on est autant, sinon plus, joué que l'on ne joue.

    Que ce soit sous le génie organisateur de l'Empereur ou sous les fébriles agissements des banquiers des temps royalistes, avec ordre et méthode sous Napoléon, avec de labyrinthiques passe-droits et atermoiements sous Louis XVIII, se mettent en place et une organisation étatique plus rationnelle et une concentration de plus en plus effective des capitaux à disposition. Ce qui est terrible avec la modernité, c'est que depuis deux siècles elle n'arrête pas de se moderniser.

    André Murcie.

     

    REQUIEM POUR LA CONTRE-REVOLUTION

    ET AUTRES ESSAIS IMPERIEUX

    RODOLPHE BADINAND

    Collection LES REFLEXIVES.

    164 p. Troisième trimestre 2008.

    EDITIONS ALEXIPHARMAQUE

    / BP 60 359 / 64 141 BILLERE CEDEX

    www.alexipharmaque.net / alexipharmaque@alexipharmaque.net

    A contre-courant de la vulgate démocratico-libérale, ce Requiem pour la Contre-Révolution et autres essais impérieux a tout pour déplaire au plus grand nombre. Nous ne parlons pas ici du pléthorique troupeau de la bien-pensance mais de ceux qui combattent dans les marges en ordre dispersé, n'y voyant pas souvent plus loin que le bout de leur nez, perdus dans d'épais brouillards idéologiques, dans la totale incapacité de saisir le sens originel et ultime de leur combat. L'instinct de survie et l'urgence de la lutte empêchent par trop souvent de consacrer à la réflexion théorique le temps nécessaire qu'elle exigerait.

    Son curriculum litterae parle pour lui. Cartouche, Rivarol, Eléments, L'Esprit Européen, europemaxima.com, l'énumération suffit à dépeindre Rodolphe Badinand pour ce qu'il est, un de ces guerriers européens, toujours aux aguets, des premiers à se porter de taille et d'estoc sur l'aile droite de la brèche. Du genre à ne pas s'asseoir sur son oriflamme. Par ces temps-ci il est tant de gens qui s'avancent masqués, de patenôtres, de bonnes intentions, ou de billets verts, que cela fait plaisir.

    Il est sûr que n'importe quel imbécile se chargera de ses ennemis, les esprits plus malins préfèreront s'occuper de leurs amis, mais plus rares ceux qui retournent la hache de leur réflexion contre eux-mêmes. Rodolphe Badinand s'il ne fait pas de cadeaux à son entourage, n'est guère plus tendre envers lui-même. Plus qu'une pensée ces onze textes, sont un chemin de pensée. Avec ses retours, ses hésitations, ses piétinements et ses avancées salutaires et fulgurantes. Onze contributions comme autant de carnets de campagne aux quatre coins d'une plus grande Europe étagées sur une quinzaine d'années. Qui dit mieux ?

    Requiem pour la Contre-Révolution est plus que corrosif. L'auteur n'épargne pas son camp. Il tire à vue sur tout ce qui bouge et même sur ce qui ne bouge pas. La Contre-Révolution ne date pas d'hier. Elle naquit en ces années troubles qui virent basculer la royauté. Dès les premiers jours elle regroupa, les fidèles, les partisans et les nostalgiques. Le grand ordre royal était tombé. La guerre était perdue mais longtemps l'on crut que ce n'était qu'une bataille mal engagée. L'on essaya d'allumer les contre-feux, à tous les niveaux. C'était une cause perdue.

    Le couperet de l'Histoire ne s'est pas abattu sur la contre-révolution aussi vite que le couteau de la guillotine sur la nuque de Louis XVI. Les contre-révolutionnaires n'ont cédé le terrain qu'à contre-coeur. Qu'à contre sacré-coeur serait-on tenté de dire puisque l'autel resta fidèle à la royauté. Mais à la fin du dix-neuvième siècle les carottes étaient cuites à la sauce républicaine.

    Changement des mentalités et des comportements. La souris révolutionnaire avait accouché de la montagne d'une nouvelle donne idéologique. Au début du siècle dernier, pour les élites comme pour les masses, le royalisme était devenu une idée dépassée. L'on n'arrête pas un fleuve qui coule selon la pente de ses intérêts financiers. Beaucoup de contre-révolutionnaires se transformèrent en fieffés conservateurs. Les gros bataillons de l'ancienne mouvance favorable aux idées de l'ancien régime formèrent les régiments de ce qu'il faut bien se résoudre à appeler le nouvel ordre bourgeois. Tout était perdu : l'honneur et les privilèges, mais ni la propriété privée, ni le sens de l'argent.

    L'Eglise et le Trône ayant failli, leurs défenseurs se regroupèrent dans une ultime citadelle qu'ils édifièrent avec les ruines et les pierres de leurs deux anciennes place-fortes. Au christianisme ils substituèrent l'idée de la Tradition, quant à la personne sacrée du rejeton royal manifestement absent ils la remplacèrent par la fumeuse notion du principe d'Autorité censé contrebalancer le fallacieux concept de majorité démocratique.

    L'on peut en rire, mais de batailles de retardement en barouds d'honneur cette droite contre-révolutionnaire, parvint à sauver les meubles et tant bien que mal à traverser les siècles. Fragmentée, divisée en petites chapelles plus ou moins intégristes, discrète mais active, agissant comme une centrale idéologique sur tous les fronts, le National comme celui de la Révolution Nationale, avec les intellectuels de l'Action Française comme avec les ligues francinantes, bref infiltrée dans tous les milieux de cette droite extrême et malgré tout chrétienne, si typiquement française.

    Des gens que vous pouvez trouver peu sympathiques mais dont Rodolphe Badinand a du mal à faire son deuil, même s'il leur prépare un enterrement de première classe. Après les avoir assassinés. Car là où d'autres parleraient de fidélité émouvante à un vieil ordre politique suranné, Rodolphe Badinand stigmatise les raidissements rétrogrades, les retraits successifs, les compromissions honteuses, les redditions démagogiques, j'en passe des pires et des meilleures. Les Contre-Révolutionnaires n'ont pu échapper à l'air du temps. Derrière les rodomontades publiques il pointe les contradictions cachées et dévoile les acquiescement tacites. Contre la Gueuse certes, mais tout contre la République.

    Ce n'est pas un hasard si cette longue fulmination contre la Contre-Révolution se présente comme un écrit de l'an de grâce 1990 destiné à l'Ecole des Cadres du G.R.E.C.E. En fait Rodolphe Badinand reproche aux tenants de la Contre-Révolution, non pas tant leurs erreurs tactiques que leurs analyses à courte-vue. La Modernité n'a pas commencé au matin du 14 juillet 1789. Elle vient de beaucoup plus loin. En grande partie de la méconnaissance de l'Histoire de la plus grande Europe.

    Ce n'est pas une stricte question d'étendue géographique. L'Europe possède d'autres limites. Mythiques et historiales. Rodolphe Badinand pose les origines de l'Europe comme celle des peuples boréens. Venus du nord comme leur nom l'indique, porteurs d'une civilisation tripartite qui ensemença les structures mentales et sociétales des peuples autochtones. L'auteur n'élude pas les concomitances avec la théorie des Aryens venus de l'Est.

    Par contre aucune allusion aux hyperboréens de la mythologie grecque ! Pas si difficile à comprendre que cela lorsque l'on pénètre plus avant dans le livre. Car les essais impérieux qui suivent, s'ils font bien appel en quelques rapides lignes à l'unification de l'Europe sous les instances de l'Imperium Romanum, font un véritable saut historique des plus troublants. Des peuplades Boréennes l'on saute à pieds joints par-dessus plus de quinze siècles pour une rapide évocation de l'Empire Carolingien, important, non par ce qu'il fut lui-même, mais en tant que préfiguration du Saint Empire Romain Germanique.

    Plus près de toi Seigneur, chantèrent les passagers du Titanic avant de couler. L'Europe Boréenne de Rodolphe Badinand court d'après nous les mêmes dangers. L'idée de l'Empire qu'il défend est des plus abstraites. Son Requiem pour la Contre-Révolution n'est qu'une messe de plus pour la regroupement des anciens Royaume chrétiens de l'Europe autour de son pôle nordiste. Son Empire n'est qu'une fédération d'états infra-chrétiens plus ou moins indépendants qui s'enfermeraient dans une ligne de rupture et de défense tous azimuts. Nord contre Sud. Très symboliquement, l'Empire de Napoléon, et la campagne d'Egypte, si méditerranéenne, sont jetés en un tour de main dans les poubelles de l'Histoire Métapolitique.

    Le lecteur l'aura compris. Nous ne partageons pas les mêmes visions européennes que Rodolphe Badinand. Mais cela ne saurait en rien entacher l'intérêt que nous portons à ce livre. Outre le fait anecdotique que nous ne provenons pas de la même tradition, Rodolphe Badinand se montre le partisan d'une Europe que nous surnommons de la dernière heure. Tout l'héritage antique est gommé au profit d'un christianisme peut-être laïcisé mais dont il oublie – ce n'est décidément pas l'oubli de l'être mais l'oubli de l'Imperium originel – l'ardente nocivité

    La nouvelle Europe dont rêve Rodolphe Badinand est entée sur l'histoiricité d'une certaine idée de la reconstitution de l'antique Imperium Romanum telle qu'elle fut prise en compte par ce que l'on pourrait appeler, afin de forger un mythogramme symbolique, les Royaumes du Nord. Europe tour à tour germanique, austro-hongroise et allemande, en quelque sorte sur-danubienne et non méditerranéenne, orientée sur son aire de dégagement vers le continent eurasiatique.

    La France n'est alors entrevue qu'en tant que débordement de zone franche occidentale. Les émigrés qui s'en furent rallier les armées d'Autriche et de Prusse pressentirent le phénomène bien plus finement qu'ils n'auraient jamais pu le théoriser consciemment. A décharge de Rodolphe Badinand nous nous devons de reconnaître que le comportement impéritique des élites françaises, espagnoles, italiennes et poussons jusqu'à la Grèce, ne laisse augurer en aucune manière l'espoir d'un proximal ressaisissement impérieux.

    Le malheur réside en ce que de notre part la mentalité libérale pro-américaine et pro-anglo-saxonne nous semble beaucoup plus ancrée dans la zone nord de l'Europe que dans les anciens espaces occidentaux sud-européens. Avec surtout cet handicap insurmontable chez nos voisins nordistes : un rejet quasi-viscéral des aspects révolutionnaires véhiculés, qu'on le veuille ou non par l'idéologie césarienne de l'antique imperium.

    C'est d'ailleurs parce que cette vision révolutionnaire de l'Empire a été occultée que le christianisme a pu se développer et puis être carrément adopté comme religion officielle par les bureaucraties impériales. Née du refus de la révolution, l'idéologie contre-révolutionnaire, de laquelle Rodolphe Badinand se veut l'héritier, s'inscrit dans la suite logique de ses semences originelles.

    Requiem pour la Contre-Révolution et autres essais impérieux ne manque pas de cohérence. Le titre a dû claquer en son camp comme un coup de fusil. Rodolphe Badinand y remue un peu fort le cocotier mais l'on ne réveille pas les cadavres, endormis dans le confort petit-bourgeois des appétits primaires satisfaits, avec de l'eau bénite. C'est d'ailleurs pour cela que toute une frange de la gauche réformiste devrait aussi s'atteler à la lecture de cet essai, façon de se déciller les yeux.

    André Murcie

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    ZENON D'ELEE.

    In LES ECOLES PRESOCRATIQUES.

    Edition étable par JEAN-PAUL DUMONT

    N° 152. FOLIO ESSAIS. 1995.

    Deux ( deux ! ) pages chez Diogène Laerce, dix-huit chez Jean-Paul Dumont qui a raclé les fonds de tiroirs, c'est à ne pas y croire, comment avec si peu de traces écrites l'oeuvre de Zénon a-t-elle pu rester durant des siècles au coeur du débat philosophique ! Surtout quand la moitié des témoignages qui nous restent sont consacrées à sa mort. Moins intrigante que la disparition d'Empédocle mais si digne et si courageuse qu'elle provoque l'admiration de ses pires détracteurs.

    Sa mort lui ressemble, extrême et toute à l'esbroufe ! C'est comme sa pensée, l'on ne peut pas dire que ce soit une pensée originale et originelle, mais quel bâton merdeux ! Elle est un peu comme le signet que l'on glisse entre deux pages d'un ouvrage, pour se rappeler que cet endroit-ci très précis de l'exposé ou de l'argumentation est passible d'une objection capitale. Les grands bâtisseurs de système n'ont pas insisté, ils se sont dépêchés d'abandonner le bébé chez leurs chers, néanmoins rivaux et ennemis, collègues qui l'ont refourgué en douce aux logiciens qui l'ont expédié jusque chez les mathématiciens qui se sont empressés de le refiler aux physiciens, qui parvenant à n'en rien tirer l'ont proposé aux linguistes qui l'ont redéposé, un peu honteux et en catimini, devant la porte des philosophes professionnels. Certes, à chaque étape, chacun y est allé de sa petite explication, l'on a parlé de tours de passe-passe, de stériles jeux verbaux, de pseudo-raisonnements controuvés... puis l'on a affecté d'afficher le sourire convenu de l'imbécile heureux satisfait de lui-même qui ne veut pas passer pour l'idiot de service... Bref on a fini par renvoyer le paquet à l'expéditeur.

    C'est cela Zénon, l'empêcheur de penser droit. Le genre de mec qui vous détruit négligemment à coups de barre à mine, la petite maison en carton dont vous venez de terminer le fragile collage, et qui s'en va l'air de rien, un sourire un tantinet sardonique aux lèvres, offrir un peu plus loin ses services à de pauvres philosophes heureux, qui ne lui avaient jamais rien demandé.

    Zénon c'est l'Attila de la philosophie, là où passe la cavalerie légère de ses sophismes, la pensée ne repousse pas. Il aurait pu se contenter d'être l'inventeur de la dialectique. Tous ses alter égaux ont toujours reconnu sa supériorité. Chez un peuple aussi discutailleur que nos Grecs antiques ce n'est pas un mince mérite que de se voir attribuer sans l'ombre d'une seule contestation la couronne olympique de la vocale pancrace. Mille combats, mille victoires. Le champion de l'éristique. Cravache d'or de la joute oratoire. Une légende. Vivante.

    Mais à cet esprit perdu, vint l'idée d'une pensée courbe. Pas question pour lui de défendre ses propres opinions. Etait-il seulement capable d'en avoir une ? Zénon décida d'attaquer celles des autres. Non pas en les réfutant – ce qui aurait été trop simple – mais en poussant jusqu'à leurs plus extrêmes conséquences le déroulement logique de leur pensée.

    Il fut le disciple, le mignon et l'ami de Parménide. Trois bonnes raisons qui peuvent nous permettre de comprendre pourquoi il arrêta définitivement son esprit sur les positions métaphysiques de son maître tant charnel que spirituel. Nous ne partageons pas cet avis. D'après nous, s'il adopta cette pensée philosophique c'est parce qu'elle lui permettait d'avoir raison seul contre tous. Un peu comme Cyrano de Bergerac ferraillant en un guet-apens, tout seul contre plus de cent ennemis. Grisant ! Mais Zénon ne s'arrêterait pas à une si maigre troupe.

    Zénon contre la multitude du multiple. Enfin un adversaire à sa taille et pas facile de s'en débarrasser. Vous ne pouvez pas faire un pas sans vous y cogner partout. Et pas question de faire comme si vous le voyez pas. Assez mal poli pour venir sans arrêt se fourrer dans vos jambes. A peine le quittez-vous des yeux qu'il change de place. Remuant au possible. Et démagogique avec cela, toujours prêt à susciter des témoins à charge contre vous. Vous ne pourriez pas rêver d'ennemi plus implacable.

    La charge est ardue. Il s'agit de prouver à tout un chacun qu'il se trompe. D'éléphant. Que contrairement à ce qu'il perçoit, la grosse bébête grise du monde virtuel dans lequel il croit s'agiter n'a pas bougé d'un millimètre et que de toutes les façons si elle se mettait à se promener elle n'irait pas bien loin, incapable qu'elle serait de quitter un endroit quelconque pour une autre savane, ou de n'avancer que d'un demi-centimètre.

    Ambitieux projet ! Peut-être sa folie douce tente-t-elle déjà nos lecteurs les plus futés. Ah pouvoir prouver à votre percepteur qu'il ne vous a jamais envoyé sa réclamation d'impayé et qu'elle est encore sur son bureau ! Se transformer en Dupin et lui refaire le coup lacanien du séminaire de la lettre volée ! Quel rôle magnifique, vous préparez votre discours, vous en avez déjà écrit trente pages et vous n'êtes même pas encore encore dans le vif du sujet !

    Attention ne pas confondre une psychanalyse avec la botte de Nevers. Zénon ne démontre pas, il tire ( à l'arc ) et il tue. Comment la lettre pourrait-elle se mouvoir dans un lieu où elle n'est pas, comme dans le lieu où elle est ? C'est tout, ça suffit. Inutile de rejouter un facteur. Il aura autant de mal que la lettre à se déplacer dans le lieu où il n'est pas que dans le lieu où il est.

    Il est comme ça, Zénon ! En moins de deux lignes il vous prouve que le mouvement est impossible. Que la jolie fille qui marche en votre compagnie sur le bord de la plage est juste une illusion, aussi peu présente que le soutien-gorge de son maillot de bain qui ne recouvre pas sa généreuse poitrine nue. Ah ! Cruel Murcie !

    Comme je ne suis pas aussi méchant que vous le prétendez je ne vais pas vous ressortir toutes les figurines de la boîte à Pandore du ju-man-ji zénonien. Pour la simple raison que vous aurez beau gratter le fond du coffret, vous n'y trouverez pas trace du fameux espoir hésodien. Zénon ne vous fait pas de cadeau de dernière minute. Personne ne sortira intact du paradoxe zénonien. Les pointes de bambous acérées dissimulées dans la fosse à la tortue vous auront empoisonné le sang de votre psyché et la lymphe de votre âme jusqu'à la dernière minute de votre vie intellectuelle. Les Evangiles le taisent prudemment, mais c'est après la lecture de Zénon que le Christ a dû déclarer que les plus heureux étaient les simples d'esprit.

    Certains ont dénoncé une fraude. Zénon aurait été la première victime de l'état embryonnaire de la science de son temps. Il vécut dans des âges obscurs qu concevaient le mouvement uniquement en trois D. Il aurait ignoré une de ses composantes essentielles, le temps. Il est sûr que lorsque l'on visualise par de jolis petits croquis les anecdotes éléatiques l'on a tendance à raisonner sur des distances mathématiquement représentées par des segments de droite. Mais l'on oublie qu'à la fragmentation géométrique des vecteurs de distance correspond une égale fragmentation temporelle.

    La fragmentation zénonienne ressemble un peu à l'atome démocritéen, avec une face A qui exprimerait la réalité géographique et matérielle de la tessèle sphaïrique et une face B qui représenterait sa dimension temporelle quasi intelligible. Si chaque lieu zénonien est un tout indivisible, une unité intransperçable protégée de tout mouvement par des cloisons étanches qui empêchent tout passage, chaque lieu zénonien est aussi muni de sa propre temporalité indépendante de toute connexion qui empêche l'établissement d'une grille horaire unifiée qui permettrait de noter aussi bien l'avancée des aiguilles d'une montre que le parcours en avant de la flèche du temps. Si pour Zénon le temps n'est pas relatif, c'est parce qu'il ne se refuse de penser à la réalité temporelle du temps. Celle-ci ne pourrait-être qu'une nominaliste division clepsydrale totalement conventionnelle.

    La tentation est grande de renvoyer notre éléate parmi le groupe des sophistes. Il en affiche un peu l'art et la manière. Sans doute en est-il un précurseur, mais il n'a jamais revendiqué un tel titre de gloire. Il s'est toujours déclaré comme un parménidien et fier de l'Être. Quelques siècles plus tard Sénèque n'hésite pas à affirmer qu'il existe une différence radicale entre Parménide et Zénon : le premier déclare que l'Un est l'Être et son disciple que l'Un n'existe pas et qu'il est donc stricto sensu du Non-Être.

    Oui mais Zénon ne remet jamais en cause l'Être, même si ses attaques contre l'apparence êtrale du Non-Être sont si violentes que dans l'esprit de ses auditeurs ( nous n'osons dire ses lecteurs ) elles détruisent tout autant la royauté de l'Être devenu un fantôme si évanescent que l'on oublie de s'en préoccuper. L'oubli heideggerien de l'être débute-t-il avec Zénon d'Elée ?

    Il est quand même tentant de revenir à une analyse sophistique de Zénon. S'il est une métaphysique qui doit tout au langage, au logos - nous préférons ce terme grec si indéterminé par ses multiples acceptions que le mot français actuellement trop connecté par les outrances structuralo-linguistiques – c'est bien celle de Zénon. L'on peut remarquer que toute philosophie n'est qu'un amoncellement de mots, mais un Héraclite, un Parménide, un Platon, un Empédocle, un Aristote en usent pour transcrire une vision, ou un système du monde.

    Zénon n'expose pas. Il ne nous propose rien. Il réfute. Son livre fut une suprême imprécation contre les adorateurs du vil multiple. C'est un avocat qui défend sa cause. Un rhéteur qui essaie de mettre le public dans sa poche. D'une aisance remarquable, mais ses paradoxes sont de véritables pièges à rats fabriqués et appâtés avec des mots. Le seul reproche que l'on pourrait leur opposer ce n'est pas envers la logique de leur argumentation qu'il faudrait la diriger. Elle est sans faille.

    Les argumentaires qui ont tenté de prendre en défaut les insolubles traquenards zénoniens depuis des siècles, pour si intelligemment pensés qu'ils fussent, n'ont jamais été d'une oraculaire pertinence définitive. Aucune réfutation n'a su déployer une formulation assénée en une brièveté aussi radicale. Certains ont pensé en venir à bout, aux points. Mais si l'on désire remporter une victoire contre Zénon, il faudrait l'acquérir par un de ces KO foudoyants dont il détient le lapidaire secret.

    Les casse-têtes de Zénon dénient d'autant plus aisément toute forme d'existence êtrale aux multiples facettes de la réalité terrestre que ses machines de guerre ne sont pas dirigés contre le monde sensible dans lequel nous pataugeons, de plus en plus maladroitement, depuis des siècles, mais contre nos représentations logosiques de cette même réalité. Zénon vise à la tête. Il emplit notre cervelle de chevaux de Troie. Il ne s'attaque pas aux remparts du monde qui nous entoure, mais fomente d'audacieux raids de commandos au coeur le plus secret de notre citadelle intérieure. Une armée sans chef ou sans état-major est sur le chemin de la défaite avant même d'avoir commencé à combattre.

    Zénon impose ses armes, son terrain, et son heure. Il ne consent à aucune concession. Il ne porte qu'une seule couleur. Accepter le combat à ses conditions, c'est se mettre en position de faiblesse dès les premiers engagements. Avec Zénon le péril est dans la demeure avant même que nous ayons le temps de définir une stratégie qui serait nôtre. Zénon est un tacticien formidable.

    Il y a longtemps que nous avons compris que l'on ne combat pas contre Zénon, mais qu'il faut se servir de lui comme d'un irremplaçable allié. Combien de fois avons-nous eu besoin, en des corps à corps métaphysiques des plus périlleux, de son corps achilléen d'archers boutant ! Combien de traits définitifs n'avons-nous tirés sur d'oiseuses ou inquiétantes démonstrations de forces hostiles !

    Reste que nous n'aimons guère chercher en vain le défaut de la cuirasse. A nier le multiple Zénon en est devenu le prisonnier. Il s'est comporté avec la multiplicité sensible du monde comme ces athées qui a force de proclamer l'êtrale vanité du dieu monothéique persuade leur public de la seule existence de celui-ci. Toute négatologie se retourne contre ses partisans.

    Vouloir à tout prix démontrer systématiquement l'inexistence de la réalité sensible, c'est peut-être accorder à cette dernière une trop grande importance. Cela devient ce que Valéry appelle une idée fixe. En ses aspects métaphoriques les plus rétrogrades, une noduleuse spirale calcificatrice de sémantisation appauvrissante généralisée enkyste notre intellect.

    C'est un escargot vivant qui se doit d'habiter sa coquille. L'Homme est un cervellopode. La mise à mort du multiple zénonien sera arraché à ses suicidaires tendances auto-destructrices, quand l'effacement de la matière ne dépendra plus d'une négativité exacerbée mais sera vécu sur le mode d'une volonté proche de ce que l'on pourrait définir comme un immatérialisme berkeleyen.

    Un immatérialisme berkeleyen qui ne se penserait pas comme un spiritualisme pro-chrétien totalement irrécevable dans la philosophie zénonienne, mais comme une farouche volonté d'ipséité. Zénon est ici entrevu comme l'introduction du sujet pensant dans la philosophie antique. Un sujet métaphysique par excellence, qui ne serait pas sans ressemblance avec le sujet cartésien qui déconnecté en sa chambre solitaire du monde non pas sensible mais plutôt expérimentalo-pragmatique, rejette dans la corbeille à papier du doute intégral l'incertitude incapacitante de toutes ses représentations tant existentielles qu'intelligibles.

    La dénégation surmultipliée de Zénon s'apparente à une espèce de descente phénoménologique, non pas en soi, mais en l'acte pur de pensée. Par cette absence de toute psychologie personnelle l'on comprend très bien que la fameuse invective de Valéry à Zénon dans son Cimetière Marin est induite par une logique pensique qui ne doit rien à l'aléatoire enthousiasme poétique. Remarquons en la fin du poème une image toute zénonienne, cet appel au soulèvement de la vague de la vie qui doit se fracasser sur les rochers du rivage. Rien de moins zénonien, direz-vous surpris – que cette invocation primitive au surgissement envahissant du multiple ! Mais la notation fragmentaire du réel est quand même là, en filigrane de l'exaltation panthérique de la magnificence des forces vives du monde, dans l'écume de « la vague en poudre ».

    Etrange cheminement que ces vingt-cinq siècles de pensée qui séparent ces deux oeuvres. Valéry joue un tour de cochon à Zénon, le réconciliant avec la charnellité de la fragmentation du réel. Avec en prime cette idée que la mosaïque du multiple est nécessaire à l'émergence marine du mouvement. Retournement complet de la pensée de Zénon, qui ne peut pourtant pas être compris comme une trahison de l'esprit de la pensée de Zénon.

    Valéry soulève le voile du grand silence de Zénon. Lui l'athée parquéen qui cite dans ce même poème, à plusieurs fois les dieux, agit comme un révélateur. La pensée zénonienne se passe des Dieux sans faillir. Est-ce la formulation quelque peu mathématique des paradoxes qui a rejeté dans une sereine clandestinité l'armada des célestes créatures ? Où alors, est-ce que Zénon n'avait pas de lieu sublunaire assez stable pour abriter les rejetons de l'Olympe ?

    ( 2008 / in Zénon, cruel Zénon ! )