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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 129

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 46

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 046 / FEVRIER 2017

    THEOLOGIE DU FEMINISME

     

    LE VIOL D’EUROPE, OU LE FEMININ BAFOUE.

    FRANCOISE GANGE.

    232 p. Janvier 2007. ALPHEE.

    www.editions-alphee.com

     

    Nous nous demandions dernièrement comment il se faisait que les théories de Robert Graves exposées dans La Déesse Blanche et ses Mythes Grecs n’aient pas été exploitées à leur juste valeur par les mouvements féministes. Il aura donc fallu plus de trente années pour qu’une jonction d’évidence se réalise. Il est vrai que pour le féminisme hyper militant de la décennie soixante-dix Robert Graves présentait deux énormes défauts : premièrement il était un homme, deuxièmement sa pensée était à dix mille lieues du marxisme dominant.

    Quant à la psychanalyse qui en ces époques-là a été la seule à tenter quelques excursions dans le domaine mythologique elle était encore trop imprégnée de l’ombre tutélaire de grand-papa Sigmund et de sa weltanschauung judéo-chrétienne pour oser remettre en cause les fondements monothéiques de la pensée freudienne. Françoise Gange en est d’ailleurs un exemple d’autant plus magnifique qu’elle dénonce avec une assez grande violence cet état de fait.

    Le Viol d’Europe, ou le Féminin bafoué nous est présenté comme l’ultime volet d’une trilogie. Nous n’avons pas lu les deux premiers tomes mais les intitulés sont assez significatifs pour que nous nous permettions d’en dire quelques mots. Avant les Dieux, la Mère Universelle, le titre est à lui seul tout un programme et parle de lui-même. Pas la peine d’être sorcière pour comprendre que sont en cet opuscule repris les principales articulations de la pensée gravienne : à savoir qu’en grattant avec un peu d’attention le contenu des mythes indo-européens ou sémites, il est relativement aisé si on les met en relation avec les connaissances historiques en notre possession, de démontrer que derrière les généalogiques aventures des principaux Dieux de notre culture se cache le récit d’une terrible usurpation : celle des Dieux mâles sur la Déesse femelle originelle. Phénomène mythologique qui historiquement correspond en Grèce plus néolithique qu’antique aux invasions des tribus doriennes et achéennes qui imposèrent leur patriarcales coutumes aux autochtones qui vivaient selon us et préceptes matriarcaux.

    Le Viol d’Europe, ou le Féminin bafoué reprend de larges extraits de cette thèse en s’appuyant sur de nombreux exemples connus de tout un chacun. Ainsi l’existence des Amazones, dévêtue de ses oripeaux les plus utopiques comme de ses sous-entendus graveleux, est présentée comme les derniers îlots de résistance désespérée menée par les prêtresses de l’ancien culte appelé à disparaître.

    Nous serons plus que circonspect quant au contenu du deuxième opus. Le titre déjà nous a fait tiquer : Jésus et les Femmes. Depuis Renan et son admirable phrase sur Jésus qui fut plus aimé des femmes qu’il ne les aima, il est une tradition qui veut que Jésus ait été non pas le premier des communistes mais le premier féministe. Françoise Gange prend soin d’opposer le Jésus de l’Eglise officielle, triste avatar mysoginique du paternel Seigneur, au Jésus gnostique des sectes philosophico-religieuses.

    Ce genre d’argumentation ne bénéficie point de notre indulgence. La gnose est un escalier qui nous ramène au christianisme. Pour les esprits mystiques la gnose joue un rôle identique à celui qu’endosse le panthéisme pour les sensibilités agnostiques. Ce sont des routes qui semblent s’écarter du christianisme pour mieux vous y ramener. Chaque fois que l’Eglise se sent faible, elle lâche du lest manière de donner un peu de mou au grappin qui vous tient beaucoup plus solidement qu’il n’y paraît. Le concept d’Âme du Monde est peut-être une hypostase plotinicienne de l’Unique mais pas une représentation de la Grande Déesse. Voir en le Catharisme une résurgence de la religion originelle ne nous semble pas sérieux. Les Cathares sont une préfiguration de la Réforme qui cherche à renouer avec une certaine rusticité biblique et judaïque. C’est-là une des tentations intérieures et cycliques du catholicisme. Le salut par les Juifs en quelque sorte comme le claironnera tout fort Léon Bloy.

    Et si la civilisation occitane a réservé un sort plus enviable aux femmes que les puissantes baronnies septentrionales, c’est uniquement dû à la persistance de structures sociétales de l’antique fond gallo-romaine qui n’a pas été arasé avec une aussi grande férocité dans le Sud de la France que dans le Nord. Toute la différence qui exista entre l’occupation wisigothe et la brutalité de l’implantation franque.

    Reste maintenant à analyser la thèse centrale du Viol d’Europe ou le Féminin bafoué qui n’est pas l’analyse du mythe d’Europe enlevée par Zeus, qui n’a d’autre intérêt que purement anecdotique pour ce qui nous occupe. Les sociétés matriarcales réduites à merci étaient-elles meilleures que les peuples patriarcaux qui les ont remplacées ?

    Si l’on s’en réfère au seul critère d’efficience survivale, force nous est obligé de répondre non. Si haut que puisse être le degré de culture à laquelle un groupement humain réussit à atteindre, ce dernier est obligatoirement défectueux s’il n’assure pas sa propre sécurité. Nous ne savons pas si comme l’affirmait Lénine le capitalisme vendra à ses fossoyeurs la corde avec laquelle il devrait être pendu, mais l’Occident moderne inonde les pays du tiers-monde de machine-outils avec lesquelles ces derniers fabriquent des produits desquels il devient de jour en jour plus dépendant. Entre les délices de Capoue et l’austère discipline romaine nos contemporains ne balanceraient pas un instant. Entre Sparte et Sybaris, il était certainement plus agréable de vivre en Italie du Sud. Ce furent pourtant les murailles de Sybaris qui s’écroulèrent.

    Gloire à Gaïa ! Cela ne nous empêche point de nous proclamer les fils d’Apollon. L’Europe naquit du viol d’Europe. Et Rome de l’assassinat de Rémus. Que ce soit un meurtre de femme ou d’homme, la différence ne nous paraît point, du point de vue de la victime, significative. Françoise Gange s’indigne des prêtresses de la Grande Déesse qui furent systématiquement violées par les sectateurs des Dieux ouraniens , pour le Roi qui était égorgé chaque année après avoir eu l’insigne privilège d’être le transitoire bourdon de la Reine, elle ne semble parcourue d’aucun frisson de pitié. Plus pragmatique, mais cela le touchait peut-être de plus près dans son imaginaire symbolique, Robert Graves explique aussi que parfois il n’était point besoin d’attendre les barbares ou les achéens pour instaurer un régime patriarcal. Le futur préposé au sacrifice organisait une révolution de palais avant de passer à la casserole. Pour la guerre des classes nous ne savons pas, mais les tribus matriarcales n’étaient pas épargnées par la guerre des sexes !

    Mais venons-en au présent. Quand je vois l’état mental de mes coreligionnaires femmes qui m’entourent je n’aperçois aucun élément qui me déciderait à remettre le pouvoir décisionnel entre leurs mains. Je les trouve aussi lâches, veules et stupides que mes collègues masculins. S’il existe une égalité des sexes elle doit être fondée sur la bêtise humaine.

    Françoise Gange nous assure que tout le mal provient de cette idéologie guerrière occidentale qui s’est répandue sur tous les continents de notre planète et a pollué jusqu’à l’idiosyncrasie féminine… Douce, tendre, rêveuse, amante, inspiratrice, la Femme de Françoise Gange possède toutes les qualités. C’est une véritable Dame troubadourienne parée de toutes les grâces. Nous n’oublions pas l’autre face : l’Hécate des carrefours qui s’en vient hurler à la mort… La Grande Déesse est majestueuse parce qu’elle réunit les aspects les plus lumineux aux plus sombres. Les Dieux sont toujours ambigus. Traîtres et bienveillants.

    La Grande Déesse gangienne c’est aussi la face féminine d’un monothéisme totalitaire qui n’ose pas dire son nom. Le polythéisme qui fragmenta l’unicité de sa puissance nous séduit davantage. Il ménage des espaces de liberté, c’est-à-dire de non-croyance, à l’exact endroit des chaotiques brisures.

    Vite lu, bien documenté, agrémenté d’une très belle couverture, une reproduction de l’Enlèvement d’Europe de Pierre Bonnard, ce livre a toutes les chances d’orner le chevet de maintes lectrices. Ô prédatrices ! Ô castratrices ! Ô Déesses ! Soyez grandes !

    André Murcie.

     

    AVANT LES DIEUX, LA MERE UNIVERSELLE.

    FRANCOISE GANGE.

    442 p. Novembre 2007.

    Editions ALPHEE / JEAN-PAUL BERTRAND.

    Avant La mère Universelle, il y eut une première édition sous le titre Les Dieux menteurs. Mais que l'on ne s'y méprenne pas, Françoise Gange pose bien la primo-originéité de la Grande Déesse sur les Dieux de tous les panthéons mythologiques. Enfin presque tous, car dans cette étude fouillée nous ne quittons guère l'interland mésopotamique et ses retombées helléno-occidentales.

    Sans doute faudrait-il s'interrogers sur l'omni-existence de cultes similaires de la Grande déesse en des contrées aussi lointaines que la Sibérie, la Chine ou le continent sud-américain par exemple. Nous ne sommes pas sûr qu'une telle vision prévaudrait. Nous serions plutôt prêts à parier qu'avant la Grande Déesse néolithique il y eut d'autres adorations cultuelles beaucoup plus centrées sur des représentations symboliques animales. Avant la Femme, l'espèce humaine adora vraisemblablement le Serpent ! Ce n'est certes pas un hasard si celui-ci s'est glissé si rapidement, dans les premières pages de la Genèse.

    Françoise Gange l'imite sans retenue. Son livre prend racine dans le Livre ! Nous entrevoyons les nécessités d'une telle démarche. L'Histoire fût-elle des origines, est toujours écrite par les vainqueurs. De même, pour les zones géographiques non sémitiques de sa démonstration elle se réfère d'abondance aux analyses de Robert Graves contenues dans sa célèbre et quelque peu révolutionnaire Mythologie Grecque. Mais nous n'en sommes pas pour cela moins conscient des limites imparties par cette propédeutique.

    Qu'elle le veuille ou non, en basant sa cultuelle épistémologie anthropologique sur de tels documents, elle s'enferme dans des a-priori cognitifs engoncés dans un prêt-à-penser culturel qui donne au lecteur l'illusion que la pensée qu'elle expose est à même d'apréhender avec une pertinence des plus objectives la réalité du monde qu'elle s'acharne à décrypter. Mais contrairement à un Fraser qui dans Le Rameau d'or fonde ses démonstrations, avec une systémie boulimique souvent lassante, sur de multiples exemples collectés aux quatre coins protéiformes de la planète, elle oeuvre à l'intérieur d'une bulle intellectuelle amassée et ressassée depuis des siècles, une sphère de connaissances des plus convaincantes, mais qui reste accrochée à l'armature de ses propres schèmes cognitifs. Nous pourrions faire une critique Wittgenstenienne d'une telle pratique qui ne remet jamais en question la validité de ses pré-supposés.

    Ainsi Françoise Gange part du principe que les Dieux sont de sinistres imposteurs qui ne reflètent que la part la plus sombre de l'Humanité, son idéologie phallocratique de violence guerrière. Notons qu'elle n'a pas tout à fait tort, et que le premier ennemi de l'Homme reste son propre semblable. L'Homme ne peut pas se voir en peinture dans le miroir de lui-même que la présence de l'autre lui tend. Les byzantines querelles icônoclastiques doivent être entés sur de tels prolégomènes...

    Mais avant que nos instincts meurtriers aient pris le dessus en s'incarnant dans les images des Dieux méchants, il y aurait eu une ère de bonheur, de prospérité, un pays baudelairien de luxe, de calme, et de volupté où notre humanité se serait attardé avec délices, et qui aurait été dominée par le culte de la Grande Déesse.

    Nous ne voudrions pas remettre en doute l'existence de cette sainte matrone. Les vestiges archéologiques et l'analyse scrupuleuse des textes, témoignent en faveur d'une période protohistorique, dominée par cette Vénus souveraine. Mais si nous adorons Saturne ce n'est pas pour cela, malgré les assurances de Virgile et d'Hésiode, que nous croyons à un Âge d'Or historial.

    A suivre Françoise Gange, il y aurait eu une période originelle des plus heureuses : les hommes et les femmes, sous l'égide maternelle, s'adonnèrent en ces temps bénis aux plaisirs de l'érotisme libre... Nous serions les premiers à nous embarquer pour cette Cythère néolithique, mais les rapports de force engendrés par le passage d'une économie de subsistance basée sur la chasse et la cueillette à un mode de vie beaucoup plus sédentarisée pour les nouveaux besoins de l'agriculture n'ont pas dû être vécus une partie de plaisir.

    L'Histoire accouche de ses contradictions dans le sang. Caïn tue Abel, et l'indolent Tytire sous son hêtre opulent ne doit sa fortune qu'aux aléas augustéens des guerres civiles... Nous pourrions citer mille autres exemples aussi cruels. D'ailleurs à y regarder d'un peu plus près, le royal amant de la Reine immolé au printemps ne devait trouver le jeu tout à fait à son goût. Françoise Gange peut bien nous exhumer un chant de regret adressé au malheureux promis, si poétique soit-il nous nous permettons de douter de ces effets, laxatifs ou revigorants, sur le moral du futur condamné à mort.

    Que le sang ait coulé, en abondance et à gros flots, entre les tenants de l'archaïque religion matrimoniale et les zélateurs des nouveaux Dieux, que des scènes atroces, viols, tortures, massacres, se soient déroulées sans retenue, nous y souscrivons sans peine. Ce que l'on connaît bien plus près de nous des errements barthélémiques de nos modernes guerres de religion ne nous incite guère à un optimisme rétrospectif.

    Mais nous refusons d'être dupe d'une vision par trop idyllique des temps de la Grande Déesse. Au nom de celle-ci l'on a dû aussi s'entretuer allègrement. Nos chrétiennes nations européennes se sont entredéchirées durant des siècles au nom d'un même dieu d'amour... nous ne voyons pas par quel miracle les peuples et les tribus néolithiques dépourvues par la sainte grâce de la Vierge suprême de toute animosité n'auraient plus convoité les territoires de leur voisin. L'inquiétante disparition de l'homme de Néandertal aux âges précédents ne laisse aucun doute sur les pratiques guerrières de nos ancêtres. Même polie, méfie-toi de la hache qui te sourit.

    Et puis qui pourrait croire que le monothéisme féminin soit préférable au monothéisme masculin ? A part quelques féministes exacerbées ! Les Reines et femmes politiques qui sont parvenues au pouvoir suprême n'ont peut-être pas fait pire que leurs collègues mâles, mais elles n'ont pas non plus fait beaucoup mieux.

    La deuxième partie du livre consacrée à l'étude des exploits de Gilgamesh est des plus intéressantes. Même si l'on ne partage pas les a-priori dogmatiques de Françoise Gange, le lecteur apprendra beaucoup. Mais que cela ne nous induise pas en erreur. Gilgamesh n'était peut-être qu'une sombre brute assoiffée de carnage, mais Françoise Gange n'est qu'une parfaite adepte du monothéisme.

    A son corps défendant, elle admet du bout des livres qu'il y a bien eu un intermède polythéiste, mais que l'essentiel du fait religieux réside en le changement de sexe de la divinité monothéique. La gentille femelle a été traîtreusement terrassée et remplacée par un très méchant soudard.

    Une fois que le Serpent a glissé le bout de sa queue dans le premier testament, il s'y est si bien trouvé qu'il n'en est plus ressorti et qu'il y a engendré maints serpenteaux qui se sont nichés dans les recoins les plus profonds du cerveau humain. Françoise Gange a connu la même mésaventure : sa volition vaginocratique s'est laissée engrossée par l'Esprit Saint. Nous suivrons donc la suite de ses aventures testamentaires dans Jésus et les femmes. Un titre prometteur.

    Cet Avant les Dieux, la Mère universelle est, ô vertu ô combien féminine, séduisant. Mais nous ne tomberons pas dans le piège diabolique de l'unique pomme à croquer. Hors des murs du jardin, il existe une réalité luxuriante, touffue et infinie. Pas plus que nous ne voulons rester sous la coupe d'un Dieu unique, nous ne désirons végéter à l'ombre des seins d'une seule Déesse.

    La Guerre de Troie aura bien lieu.

    André Murcie.

     

    JESUS ET LES FEMMES.

    FRANCOISE GANGE.

    364 p. ALPHEE EDITIONS. Février 2006.

    Pour les femmes nous ne ferons pas de problème, nos expériences les plus concrètes nous poussent à subodorer leur existence. Pour Jésus, nous avouons ne point professer la foi de charbonnière de Françoise Gange quant à la réalité historique de son circuit terrestre. François Gange n'y va pas par les quatre branches de la croix, elle y croit. Paroles d'évangiles ! D'ailleurs aux quatre canoniques elle se hâte d'ajouter tous ceux que l'Eglise n'avait pas retenus, avait même interdits et fait brûler selon ses charmantes coutumes inquisitoriales, et que l'on a retrouvés au fond d'un cul de jatte en 1945 près de «la localité de Nag Hammadi, dans le désert d'Egypte ».

    Documents d'époques de différentes natures indexales dont elle se hâte soit de dénoncer les immondes traficotages et les honteux caviardages qui prévalurent à leur constitution, soit d'expliciter le sens subtil et révolutionnaire qui décida de leur destruction. Ne soyez pas rebuter par l'hideux bandeau dont on a cru bon d'entourer le volume sur le présentoir des librairies : « Marie-Madeleine, ce que le Da Vinci Code n'a pas révélé », il fallait oser ! L'étude de Françoise Gange mérite mieux que cette stupide réclame.

    L'on a déjà tenté mille hypothèses sur Jésus. Je risquerai la mienne, celle d'un personnage mythique, un peu comme le Nasdine Hodja de la littérature arabe, dont on se serait raconté et repassé les histoires, le soir au fond des isbas judéennes, manière bien connue de manifester pour le citoyen de base, taillable et corvéable à merci, son mécontentement populaire face à la morgue impositionnelle des élites pharisiennes... Mais je m'égare, Françoise Gange nous en brosse un portrait qui nous offre l'exact profil de ses propres théories...

    Le message d'amour qu'aurait délivré le doux Jésus, serait celui d'un retour aux sources de la religion originelle, comprenez à la grande Déesse Mère, qui fut adorée durant tout le néolithique et même un peu avant, par toute l'oikouméné dispersée sur la face de notre planète. Car selon Françoise Gange au monothéisme douillet de la belle Déesse se serait substitué le cruel monothéisme du Dieu mâle, jaloux et solitaire, méchant comme une teigne et cruel comme un tigre altéré de sang...

    Le Christ aurait donc en vérité et en son temps délivré un incompréhensible message en totale opposition avec le consensus biblique qui prévalait voici depuis plus de vingt siècles en Palestine. Sans doute aurait-il mieux fait de se taire car toute une partie de ses disciples ne comprirent jamais le sens profond de ses pieuses paroles. C'est que pour un juif moyen il n'y allait pas avec le dos du chandelier ! Premièrement il ne reconnaissait pas, ô crime impardonnable pour lequel il fut condamné à mort, l'autorité du Temple, deuxièmement aux phallocratiques préceptes yahviques il préférait les soyeuses efféminations de l'antique Déesse Mère, et mettant ses actes en accord avec ses idées, il prêchait la sainteté de l'amour libre et charnel. Attention ne le transformez pas en partouzard furibond, il n'eut qu'une épouse la belle Marie-Madeleine que plus tard l'Eglise baptisa de l'ignoble appellation de prostituée.

    Bref le Jésus de Françoise Gange, fut un mec plutôt cool, très respectueux des dames et des demoiselles qui professait une sorte de gnosticisme spirituel de bon aloi. Par quel miracle parvint-il à attirer autour de lui tout un tas plus ou moins hétéroclite d'apprentis imitateurs, nous n'en saurons jamais rien, mais Françoise Gange ne remet en doute, même pas durant un quart de seconde, la véracité de l'existence d'une telle entité...

    Après sa mort beaucoup de ses disciples s'en revinrent à leurs premières amours templières et décrétèrent que cet être exceptionnel ne pouvait être que le fils de Yaveh en personne. Quelques autres regroupées autour de son ancienne compagne Marie-Madeleine en tentèrent une approche moins pompière. Ils furent les premiers à parler de Résurrection et d'Apparition mais ils entendaient par ces termes la métaphysique idée d'une renaissance de la personne christique en leur propre esprit. Les disciples étaient parvenus à un sentiment d'éveil et de conscience égal à celui qu'avait atteint Jésus au moment de mourir... A Pierre, Jacques, Paul et Luc qui judaïsèrent l'enseignement christique à outrance s'opposèrent le groupe des gnostiques de Marie-Madeleine, d'Etienne, de Philippe et de quelques autres qui furent peu à peu stigmatisés et, dès que Constantin eut embrassé la religion catholique, pourchassé sur tous les rivages de la Méditerrannée. L'Eglise eut aussi ses propres martyrs !

    Ce mouvement gnosttique survécut plusieurs siècles à l'intérieur ou en marge de l'Eglise. Françoise Gange se garde bien de l'articuler avec le mysticisme païen. C'est que pour elle il n'existe pas de paganisme. Le monothéisme masculin a remplacé le monothéisme féminin, en point c'est tout. Le polythéisme n'est que la réplique adjacente et épiphénoménique à un tel bouleversement intellectuel.

    Ce Jésus et les femmes est des plus agréables à lire. L'Eglise en prend plein la tête pour pas une sesterce, Jéhovah et le Sanhédrin itou. Françoise Gangé se livre à une exégèse des plus serrées des textes sacrés qu'ils soient schismatiques, officiels ou condamnés. Certes elle accepte les deniers du culte pour argent content, mais l'on comprend pourquoi. Dans son raisonnement binaire l'évidencéïsation de l'historicité de Jésus donne par contre coup un statut historiciste des mieux venus au pré-historique personnage de la même Déesse Mère.

    C'est un peu ce qui s'appelle prêcher pour sa propre paroisse ! Mais nous ne lui en voudrons pas, d'autant qu'une telle démarche, crypto-chrétienne en quelque sorte, est des plus intéressantes à observer puisqu'elle nous révèle toute une partie de l'articulation clandestine du mouvement féministe actuel que nous pouvons ainsi entrevoir comme une des formes les plus équivoques du puritanisme catholique à l'oeuvre en notre modernité. Le christianisme se sécularise pour mieux survivre à la disparition programmée de la puissance de l'Eglise.

    André Murcie.

     

    HERODOTE LE HEROS DOCTE

     

    LE JARDIN D’HERODOTE.

    SIMONNE JACQUEMARD.

    411 p. Editions FEDEROP. Juillet 1994.

     

    De Simonne Jacquemard je ne connais rien si ce n’est, grâce à la bibliographie de fin de volume, qu’elle a obtenu le Prix Renaudot en 1962 pour Le Veilleur de Nuit et puis cette photo sur la quatrième de couverture d’un livre dont j’ai oublié le titre, qui la montre devant sa propriété, un joli petit château, comme beaucoup n’oseraient rêver… Mais enfin il y avait Hérodote dans le titre alors j’ai pris d’office.

    Je n’ai pas regretté. C’est un beau roman. Même si vous n’aimez pas l’Antiquité. Quoique le mot roman convienne mal à la réflexion. Une évocation plutôt. Un texte de quatre cent pages qui reprendrait un peu, à un tout autre niveau, la description de la visite de Carthage en construction par Enée, dans l’Enéide comme il se doit. Pour l’intrigue et sa résolution finale, désolé mais il vous faudra faire sans. Pour la bonne raison qu’il n’y en a point.

    Je triche, il en existe une, répertoriée dans tous les livres d’Histoire, mais elle s’est déroulée près de mille longues années plus tard et n’influe en rien sur notre ouvrage. Le Jardin d’Hérodote est écrit à l’encre d’une autre temporalité, plus universelle que le cours des siècles, celle de l’éternel retour de toute naissance, de toute renaissance.

    La paresse est un vilain défaut. Lorsque vous y ajoutez une certaine indolence volontiers hautaine et une opulence matérielle sans carence, ne vous étonnez point si vous faites des jaloux. Nietzsche aurait mis cela sur le compte du ressentiment, sans aller jusque-là affirmons que les Sybarites se trouvèrent fort pris au dépourvu lorsque la bise crotonoise leur tomba dessus.

    De Sybaris ravagée par le feu, il ne resta rien. Les hommes furent tués et les femmes réduites en esclavage. C’était ainsi que les Grecs, ce peuple de la mesure en toutes choses, s’entendaient à résoudre leurs différends politiques. La Grande Grèce n’oublia jamais l’exemplarité des leçons de la mère patrie !

    Les rares sybaritains échappés au massacre se taillèrent de belles propriétés sur les terres abandonnées de force et à jamais par leurs malheureux ex-concitoyens. Abondance de bien ne nuisant pas, il leur vint à l’idée d’entretenir une plaintive correspondance avec la Ligue de Délos. Mal leur en pris, cherchant toujours une bonne occasion d’aller mal faire aux quatre coins du monde, l’Athènes de Périklès décida de leur porter secours.

    C’est ici que survient Hérodote que Simonne Jacquemard embarque avec poules, veaux, cochons et quelques milliers de colons plus ou moins volontaires, dans le but avoué de fonder la nouvelle cité de Thourioï sur le site même de Sybaris. En ces années-là l’impérialisme athénien avançait ses pions masqué : Thourioï était une cité pan-hellénique. La Grèce entière avait le droit de fournir son contingent. A leur habitude les spartiates ne se donnèrent même pas la peine de refuser. Athènes pave le chemin de la Sicile d’une nouvelle place forte. Le turbulent gamin qui chahute sans fin dans la demeure de Périklès porte un nom destiné à devenir célèbre : Alkibiadès !

    Nous voici sur les rivages de la future Thourioï : nos nouveaux venus ont un sacré pain sur la planche. Avant que ne survienne l’hiver les remparts doivent être élevés, les quartiers établis, les maisons prêtes à recevoir leurs occupants… Mais la Cité grecque est avant tout une entité politique, partage des terres, constitution, mode de gouvernance, les principes de base doivent être écrits noir sur blanc, connus de tous, approuvés par chacun.

    La tache est immense, il faudra même donner un coup de main aux esclaves. Simonne Jacquemard nous entraîne dans un tourbillon de problèmes et de personnages. A peine nous avons-nous identifié le héros qu’il s’efface pour laisser place à un autre. Le roman est une mosaïque dont l’unité naît de la juxtaposition de mille fragments disparates. Les murs se montent, les troupeaux rejoignent leurs pâturages, les artisans dressent leur échoppe, l’araire débroussaille les premiers champs, les caractères s’affirment, les intérêts se frottent et se piquent, la vie prend son essor…

    Sans doute ne convient-il pas de le dire sans prudence en nos temps de susceptibilité démocratique, mais le legs de la Grèce qui nous importe aujourd’hui reste celui de ses penseurs. Simonne Jacquemard souscrit à notre thèse puisque voici Protagoras d’Abdère, Hippodamos de Milet, Diodôros de Sicile, Sophoclès, dont les destins croisent de près ou de loin les aîtres de Thourioï…

    La plus haute figure du roman n’est pas celle d’Hérodote qui de fait incarne la voie médiane de la vie. Mais Celle qui ne fait que passer. Car Hérodote ne voyage plus. Il met au propre ses Enquêtes au travers du monde. Désormais il reste stationnaire, à sa place dans Thourioï. Peut-être en a-t-il assez vu des hommes et du monde. De ceux-ci il ne se fait aucune illusion et n’hésite pas à éliminer physiquement ceux qui gênent le développement harmonieux de la nouvelle cité. Faut-il un maximum de pragmatisme pour préserver un minimum d’utopie ? Les riches Sybaritains qui avaient survécu au raid des armées de Crotone et qui pensaient imposer à la nouvelle Cité un régime oligarchique grâce à l’assistance intéressée des Syracusains le paieront de leur vie.

    Quant au monde Hérodote en cultive la quintessence dans son jardin qu’il plante de fleurs et d’arbustes venus de toutes les pays qu’il a avec tant de curiosité visités en sa jeunesse. Sa visée ne dépasse pas son entourage dont il tente d’assurer la survie et le bonheur en employant son pouvoir au risque d’aller à l’encontre de la normalité et des consciences de ses subordonnés. Le jardin d’Hérodote sent aussi bon que celui de Candide. Pas aussi mauvais car Hérodote ne renie pas la politique.

    Humain, bien trop humain, susurrera l’altière silhouette d’Empédoklès. Qui ne fait que passer. Trois grands tours et puis s’en va. Thourioï est trop petite pour lui. Le chapitre qui est consacré au philosophe d’Agrigente est le plus beau, le mieux réussi et le plus important du livre. Nous sommes ici, face à l’autre Grèce. Pas celle qui serait apollinienne. Pas celle qui serait Dionysienne. Mais les deux en même temps. La divinité corrode l’humanité d’Empédoklès. Pages merveilleuses dans lesquelles Simonne Jacquemard nous montre Empédoklès, encore avec ses sandales, seul face à la lave rouge du volcan. Il a déjà été ce manteau d’écarlate et d’ordalie. Les cycles se succèdent. D’Orphée à bien plus tard Apollonius de Tyane c’est la même Grécité qui parle, celle du Retour incessant des Dieux.

    Paix aux hommes de bonne volonté. Simonne Jacquemard ne cache rien de la férocité de la société grecque. Les riches qui s’empiffrent, les pauvres qui crèvent de faim, les esclaves que l’on tue au travail. Regard sans concession qui accentue l’aspect lumineux des situations pour mieux faire ressortir la noirceur menaçante des ombres du tableau. Mais elle termine sur une notes d’espoir très hugolienne. La petite prostituée à qui la Constitution de Thourioï ne défend pas de fréquenter l’école non mixte des garçons. Il ne faut pas désespérer le lecteur moderne ! Que cet hypocrite se rassure, cette sensibilité, cette sensiblerie anachronique, de Simonne Jacquemard n’altère point sa compréhension, son intuition de la Grèce antique.

    Le cœur de la Grèce ne réside ni dans les malheurs de Cosette, ni dans l’humanisme frelaté de notre propre condition d’homme. Nous sommes les fils d’Empédoklès, et nos songes sont plus grands que les Dieux.

    André Murcie.

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 45

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 045 / FEVRIER 2017

    LES LORGNONS DE LORDON

    IMPERIUM

    STRUCTURES ET AFFECTS

    DES CORPS POLITIQUES

    FREDERIC LORDON

    ( La Fabrique Editions / Août 2015 )

    L'imperium n'est pas ici spécifiquement romanum. Ce qui ne nous empêche point d'exulter à part nous de voir comment quinze ans après la parution de nos premières Chroniques de Pourpre, ces concepts que nous avions été les seuls à réutiliser s'immiscent dans le débat des idées, chez ceux-là mêmes qui avaient été horrifiés de nos opérativités reviviscentes. Frédéric Lordon entend la notion d'imperium en son sens strictement spinozien, celle de la valeur ajoutée par le simple regroupement de la multitude. Celle-ci se traduisant pas la constitution verticalienne d'un pouvoir politique. A ce premier niveau d'analyse notre auteur se situe en-deçà du bien et du mal, refusant en quelque sorte de prêter quelque valeur – positive ou négative – à cette autorité naturellement transcendantale. N'emploie même pas le terme politique afin de rester dans un raisonnement des moins incitateurs.

    L'est toutefois un problème non résolu : il n'existe pas une multitude, mais des multitudes. Cette fragmentation est peut-être due à l'immensité de l'étendue géographique du déploiement humain. Le résultat n'en est pas moins tangible, la création de nations et d'états nationaux. Processus historial très long, du clan préhistorique aux états de types fédéraux, il fallut beaucoup de temps pour en arriver à la situation présente. Mais le discours de Frédéric Lordon reste des plus théoriques et s'épargne le rappel superfétatoire des batailles et des alliances qui émaillèrent le processus.

    Préfère disserter de ce mouvement qui fait que tous les individus d'une multitude éprouvent le besoin de se sentir appartenant à un groupe s'auto-identifiant - à l'issue d'un processus complexe mais incoercible - en tant que tel. Cette force rassembleuse qui dévie les individus d'une solitaire et infinie individuation vers une agglomération collective, tout comme Spinoza, il la nomme affect. Notons que cette affectivité qui rapproche les hommes entre eux n'est pas très différente du clinamen épicurien qui incline les atomes vers leurs congénères. Quand on ne saisit pas la raison logique d'un phénomène, il est aisé de voiler son ignorance par un simple mot globalisateur qui marque l'effective constatation de ce phénomène dont l'existence défie notre logique explicative. Ainsi par exemple les esprits grossiers répondent à la question du pourquoi des choses en utilisant le gros bouchon du vocable « dieu » qui leur interdit de se perdre en des chemins de pensée qui d'avance les effraient.

    La nature des hommes serait donc de lier entre eux des liens dont l'adjonction formerait un nombre plus grand que l'addition numérale de ses unités. Staline théorisa le principe sous une forme beaucoup plus humouristique : deux trotskistes : un parti, trois trotskistes : une tendance, quatre trotskistes : une scission. Je vous laisse deviner la traduction historique de telles implications. Reste que le problème est plus grave qu'il n'y paraît. Que les liens tissés entre les hommes produisent au-delà de quelques frictions inévitables, entraide, solidarité et sécurité, personne n'y trouverait à redire s'il n'y avait cet effet surmultiplicateur de la multitude : la production d'un pouvoir dont on pressent que les vertus d'efficacité se mettront au service d'une coercition des plus désagréables. En terme géométrique nous dirons que l'efficience de la verticalité est plus forte que celle de l'horizontalité. En mettant des pieds patauds dans le plat, il appert, mathématiquement parlant, que les valeurs de droite sont plus fortes que les valeurs de gauche. Que le fachisme l'emportera toujours sur la démocratie. Question d'autant plus grave que la situation économico-politique a tendance à subodorer la justesse d'une telle assertion.

    Si je dis : 1+1 = 3, il est sûr que trois est supérieur à deux. Le problème que tente de résoudre Frédéric Lordon est très simple à poser : que faire pour gonfler ( sans stupide erreur de calcul ou tour de passe-passe facétieux ) les deux premiers termes de l'équation afin qu'ils puissent égaler en puissance le troisième terme de cette opération tristement inégalitaire ? La démonstration s'avère plus difficile. C'est pourtant à celle-ci que son livre s'emploie. Je ne pense pas qu'il aimerait que j'affirme qu'il s'agit d'une classique nietzchéenne inversion de valeurs. Ni plus, ni moins.

    Maintenant n'allez pas voir les homminuscules de base comme des pions interchangeables. Si le plus grand ami de l'homme, c'est l'homme, le contraire est tout aussi juste, à savoir que son plus grand ennemi, est aussi l'homme. L'histoire humaine est un ballet continuel entre associations et dissociations, entre alliances et agressions. La verticalité ne fait que renforcer ces atermoiements constitutifs de toutes les indivisions d'une société donnée. Du contrat social théorique au constat des dégâts de la praxis des passions. Humaines. Trop humaines, Marx haussera le débat et parlera de lutte de classes. Chassez le politique, il revient au galop. Mais peut-être ferons-nous l'économie de la lutte finale.

    Le monde n'est-il pas en train de s'unifier autour et par le principe de merchandisation généralisée ? Fausse bonne réponse. La consommation généralisée pour tous est un leurre. De loin cela ressemble au slogan de papa Karl : à chacun selon ses besoins. Mais examinée de près, la production capitalistique divise plus qu'elle ne regroupe, et surtout ne résout en aucun point la contradiction du tout productif supérieur à la somme de ses parties productivistes. Dans le jargon libéral actuel nous parlerions de financiérisation bénéfique des pratiques productivistes, une forme de super-plus-value d'un nouveau genre, en quelque sorte. Ces pratiques du capitalisme libéral pérennisent la pluralité suprématiste des multiples multitudes féodalisées par les si bien nommées multinationales qui agissent tant aux niveaux nationaux-étatiques qu'économiques. Dans le but ultime d'accéder à une globalisation financière planétaire dont le slogan pourrait être à chacun selon son investissement financier appropriatif. Sombre politique. Assomption d'une verticalité des plus clivantes.

    N'empêche qu'il existe une solution – vieille comme l'Humanité serait-on tenté de dire - et pour ne pas aller si loin, nous arrêterons sur La Boétie qui exprima avec une clarté des plus irradiantes que tout pouvoir repose sur celui qui l'accepte. Les maîtres n'existent que par la faiblesse de leurs esclaves. Ce qu'avec enthousiasme Frédéric Lordon transforme en le fait que ceux qui détiennent l'Imperium sont ceux qui le subissent. Ce qui est à discuter : si à la proposition du chat qui est sur la table, je peux opposer celle de la table qui est sous le chat, dès que j'envisage le phénomène sous une forme plus dynamique, celle du chat qui s'est posé sur la table, pour le corolaire suivant lequel la table s'est posée sous le chat, je me sens un peu léger aux entournures. Je sais intuitivement qu'il s'agit là d'une vue de l'esprit beaucoup qu'un accomplissement praxixtique.

    D'ailleurs une fois qu'il a annoncé l'horizontalité de son imperium, Frédéric Lordon ne sait plus quoi faire de son joujou. Comme le loup qui rentre dans le bois dont il était sorti, il s'intéresse à ses abattis. Encore que l'on pourrait lui reprocher de s'occuper un peu trop exclusivement de la notion spinozienne de corps, et de suivre des raisonnements à n'en plus finir pour établir un parallèle entre la limitation de notre corps physique et les multiples fragmentations - de la Nation triomphante au Club de timbres de la maison de retraite de Trifouilly-les-Oies - de l'imperium horizontalisé. Vous n'en sortez guère plus bête, mais pas beaucoup plus intelligent non plus. Un peu comme quand votre gamin vous énonce les règles d'un jeu au déroulement duquel vous préparez une bonne excuse pour éviter toute participation. Vous avez peut-être beaucoup mieux à faire qu'à relire Spinoza, en digest lordonien.

    L'est un peu bloqué le Lordon, faut qu'il propose une solution pour s'en sortir, la voici : les choses ( et derrière ce vocable de pleine indétermination, sentez que c'est de l'Imperium dont il feint de ne point parler ) étant ce qu'elles sont, il n'est point obligé qu'elles se perpétuent indéfiniment de la même manière. Ne prend pas de risque dans sa prophétie, surtout qu'il la repousse à un très lointain futur. Rien ne contredit en effet que l'horizontalité de l'Imperium ne se gonfle outrageusement et ne parvienne u jour à remettre à plat la baudruche de l'imperium verticalisé. Inutile de pavoiser, ce n'est pas pour maintenant.

    Serait-ce pour demain soir qu'il ne faut point se bercer d'illusion. Nous ne sommes pas dans le monde clos de l'Ethique qui une fois parachevée installe une hilarante harmonie au coeur des hommes. La réalité est plus rugueuse, François Lordon vole le concept de révolution permanente à Trotsky, en l'adoucissant, en le rendant présentable, ce sera l'adaptation permanente. L'imperium n'est pas la panacée miraculeuse. A peine l'a-t-on aplati que des verticalisations de grumeaux se reforment. De modestes collines, rien à voir avec les Himalaya d'avant, mais enfin le caillou dans la chaussure est aussi embêtant que le rocher de Sisyphe.

    Peut pas nous laisser dans un tel désarroi, nous propose tout de même une recette de bonne femme pour empêcher les oeufs cassés de monter en neige, à peine avez-vous tourné le dos. Suffit de parler à son voisin, de s'unir, de s'entraider, de retarder le plus possible l'émergence de grosses structures de commandement. Lordon n'est pas pour le parti unique, l'association locale oui, mais attention à l'unification des cellules de base, danger à l'horizon. A relu Spinoza pour proposer des mots d'ordre qui ne sont pas très différents de ceux prônés par les Appellistes !

    En politique, comme en bien d'autres choses, il n'y a pas de hasard intellectuel, juste des logiques d'approches ou de révulsions significatives. Coup de blues à la lecture du livre, la révolution n'est pas pour demain. En attendant accrochez-vous aux petites branches. Pour Spinoza c'était l'Harmonie finale. Une musique des sphères qui émanerait de la structure même du Système enfin accompli. Le violon parfaitement assemblé ne nous offre-t-il pas une superbe musique ? Manque de chance pour Lordon, son amélioration du Système sans cesse remise à demain par le fait même de ses pratiques amélioratives, ressemble étrangement à un sacré couac. Faut donc minimiser la fausse note pour ne garder que le sacré. Ne s'égare pas dans l'idée du grand architecte de l'Univers trop monothéiste, l'est pour la une diffuse spiritualité. Ne va pas plus loin. L'a peur de se faire taper sur les doigts par ses amis. Ne franchit pas le pas, les Appelliste parlent d'un retour aux Dieux ( Voir Chroniques de Pourpre N° 5 ). L'est amusant de voir comment Lordon et les Appellistes détiennent les deux bouts du symbole. Arrivent, face à face, au même endroit en ayant emprunté des sentes différentes. Sont convaincus de détenir une des pièces essentielles du puzzle. Imperium et Dieux, c'est un peu les corpuscules et l'onde avant qu'Einstein n'ose renouer le noeud gorgien du savoir, les fameux deux chemins antithétiques de Parménide. Affirmer que l'un ne va pas sans l'autre, c'est remettre en question l'intoxication philosophique généralisée des intelligences modernes. Progressent par étape. A petit pas. N'ont pas envie d'être dépassés par leur découverte – vieille de plusieurs siècles. Sont chacun comme la poule qui a pondu un oeuf en or, et qui se retrouve effrayée des conséquences de la mutation engendrée par sa ponte prodigieuse. L'on en a passé à la casserole de l'ignorance pour beaucoup moins que cela.

    André Murcie. ( Octobre 2015 )

    GRAND CIRQUE PINDARE

     

    ŒUVRES COMPLETES.

    PINDARE.

    Préface et traduction : JEAN-PAUL SAVIGNAC.

    LA DIFFERENCE. MINOS. Juillet 2004.

     

    Il s’agit de la traduction de Jean-Paul Savignac parue en 1990 que La Différence a eu l’heureuse idée de ressortir en sa collection Minos. L’éloquente épaisseur des 665 pages de ce beau volume renforce étrangement l’élégance du format. Voici un bel objet qui encombre très souvent les profondeurs de nos poches depuis plusieurs mois.

    Nous sommes partagé quant au choix de la couverture : un très beau détail de Lutte Grecque de Fassianos. Nous en comprenons la motivation secrète, de marquer la permanence du combat idéel de la Grèce immortelle au travers des siècles jusqu’à aujourd’hui. Mais était-il nécessaire de figurer la bannière nationale frappée de l’andréïque croix bleue christophoréenne pour illustrer un des chantres du paganisme antique ? Nous nous permettons d’en douter.

    Pour la traduction elle-même nous ne nous livrerons en cette chronique à aucun commentaire différentiel. Nous nous contenterons de renvoyer le lecteur au texte grec qu’il retrouvera in extenso sur la page de gauche. Nous remarquerons simplement que la totale absence de notes rend indispensable le recours aux quatre volumes des Belles-Lettres pour qui voudrait s’assurer d’un point de philologie ou parfaire une interrogation mythologique. Toutefois nous émettons plus que des réserves sur la quatrième Pythique traduite en un langage tissé de trop de mots à consonances trop moyenâgeuses. La traduction de l’Odyssée par Victor Bérard n’a jamais emporté notre conviction.

    Nous commencerons par la fin, ces deux cents pages de poèmes pulvérisés, relevés chez les grammairiens de l’antiquité, parfois chez des commentateurs plus ou moins bien intentionnés, ces bribes incertaines, retrouvées dans les miettes miraculeuses de rouleaux détruits, recopiées sur des fragments de papyri échappés aux remous des invasions ou arrachés à la vindicte des autodafés christianophilesques, venues à nous du fin fond de notre Histoire tel un legs supérieur opératif de l’oikouméné des hellènes transmis à notre survivance comme un ultime témoignage de leur grandeur originelle. Quel grand poëte que Pindare, à peine reste-t-il quelques vocables dépareillés d’une strophe, sans lien, sans suite logique, que malgré tout l’on y reconnaît l’univers poétique du grand Thébain.

    Enfants, l’on nous expliquait que les gagnants des olympiades préféraient à leur premier prix et à leur couronne de laurier conquise de haute lutte sur leurs concurrents, l’honneur d’entendre leur nom prononcé par le chœur des récitants dans un poème de Pindare. Il nous a fallu déchanter en grandissant. L’émotion sportive et la célébration poétique s’inscrivaient aussi en ces temps-là en de féroces manœuvres politicardes de bas étage. La poésie de Pindare est avant tout une poésie engagée et politique.

    Deux mille cinq cent ans après il n’est pas facile de pénétrer les arcanes les plus secrètes de cet aspect de l’agonalité grecque. Surtout qu’hormis le nom du vainqueur, Pindare n’en rajoute guère. Quelques allusions familiales si dans un passé récent par bonheur un père ou un frère s’étaient déjà illustrés en une précédente épreuve, et puis c’est tout. Si par chance nous avons affaire au rejeton d’une illustre famille, Pindare délaisse très vite la branche des vivants pour nous conter les mythiques exploits des ancêtres héroïques.

    La poésie de Pindare est avant tout une poésie des Dieux et peut-être même une poésie du Dieu dont on est en train de parler. Cette nuance est à méditer par tous nos doctes savants qui nous enseignent que le polythéisme antique s’en est allé doucement mais sûrement mourir dans les bras en croix du monothéisme judaïque. Il n’est pas de cieux plus envahis de Dieux que le vers pindarique. Mais chacun des Dieux mérite considération. Zeus, Héraclès, Apollon, ainsi se déploie la triade des préférences pindaréenne. Pindare chante un Dieu parmi les Dieux, son élection n’en met que plus en évidence l’inextricable écheveau des cosmogonies éjaculatrices.

    La gloire des athlètes couronnés n’est qu’un prétexte à l’écriture des Dieux. La poésie de Pindare fonde la littérature. L’unité rythmique d’un poème de Pindare, ce n’est ni le vers, ni la strophe même entrevue sous sa forme trinitaire, c’est une boursouflure de beauté.

    Richesse sans fin de la langue grecque et accroissement incessant de celle-ci sous la forge vulcanique de ses poëtes. Héphaïstos préside et prélude à de tels coups de marteaux. Non pas le symbole fou de la destruction pure mais le façonnage tellurique et idéel du fer de l’épée battu à chaud.

    La Grèce vit des heures sombres. Entre Marathon, Salamine et Platée, la Grèce des cités module la transe delphique des plus hautes résistances. Entre la Thèbes natale du Poëte qui pactise avec la Perse et l’orgueilleuse ténacité de Lacédémone et d’Athènes qui luttent jusqu’à la victoire finale, l’on ne comprend que trop bien le titre générique d’Odes Victoriales donné par la tradition pindarique à ces chants tour à tour Olympiques, Pythiques, Néméennes, Isthmiques…

    Poèmes d’une victoire annoncée. La poésie de Pindare sera de fait prophétique. Ce sont les Dieux, qui par elle, parlent et vaticinent. L’historial n’est pas admis dans le poème qui cède à la parole de l’immémorial. Quoi qu’en ait voulu les surréalistes du siècle dernier avec leur démocratisation affichée du stupéfiant image, comparaison et métaphore sont d’ascendance poétique aristocratique.

    Entre Mnâmosyme et l’affichage réductionniste des théories modernes de l’écriture la distance est incommensurable. La gabegie du sens fomentée et entretenue par les spécialistes de la linguistique quantifiée a retranché la majorité des lecteurs et de nos concitoyens de tout accès direct à la poésie. Nous revenons à Pindare, à la présence clandestine de Pindare. Car c’est à cela que la poésie française en fut réduite. A emprunter les sentes impérieuses de ses allées les plus prestigieuses de nuit, sans faire de bruit…

    Comme les dernières colonnes encore debout de temples abattus. Ainsi se dresse l’Ode Pindarique. Nous sommes le retour. A cette Grèce altière. A cette grandeur inaltérable. A ces ruines qui nous dépassent et nous enterrent.

     

    Eveille-leur le roucoulant chemin des mots

    Olympique 9.

     

    Ainsi parle le poëte. Ceint de la seule impériosité de sa parole.

    André Murcie.

     

    CAHIERS SAINT-JOHN PERSE N° 5.

     

    De ce Cahier paru en mars 1982, chez Gallimard et collationné par l’Association des Amis de la Fondation Saint-John Perse, nous ne nous occuperons que des pages 29 à 78 qui touchent à Pindare. Pour le reste nous serions plutôt offusqués des pistes de lecture platement réductrices et stupidement descriptivistes de la poésie persienne proposées aux lecteurs. Répertorier les figures de style employées par un poëte ne saurait relever du mystère poétique…

     

    SAINT-LEGER LEGER, TRADUCTEUR DE PINDARE.

    FRANCOISE E. HENRY.

     

    Le titre promet plus qu’il ne donne. Entre 1903, au plus tôt, et 1913, au plus tard, le jeune Saint-John Perse encore Saint-Leger Leger aurait traduit et annoté les Odes Pythiques I, III, XII, du moins ainsi parvenons-nous à interpréter la confusion prétextale de notre présentatrice. Hélas nous n’aurons droit qu’à la transcription, démunie de toutes ses notes, de la Troisième Pythique, agrémentée il est vrai du fac-similé du manuscrit ( sans les notes ! ) du poëte. En lot de consolation l’on nous jettera, avec un dédain d’autant plus méprisant qu’inconscient, les deux premières strophes de la Douzième Pythique remises en lignes à la façon d’Eloges selon « la disposition typographique choisie par l’auteur et telle qu’on la trouve dans les Œuvres complètes » parues en 1972 ! Etonnez-vous après cela que certains militent pour la reconduction de la peine de mort !

    Ô Muse ! ne nous laissons pas emporter par les tourbillons funestes d’une trop juste colère devant tant d’imbécile gâchis ! Rêvons à ceci : un des poëtes majeurs de notre Littérature, a eu besoin à plus de vingt siècles de distance de se retremper dans l’océan fondateur et spermatique de la lyrique grecque afin d’élaborer ses propres stances diluviennes. Que Saint-John Perse ait éprouvé le même désir qu’un Ronsard ou d’un du Bellay à gratter de près la peau de l’antique toison d’or et parfaire ainsi l’amplitude de la prosodie françoise nous en dit plus long sur l’inscription de notre modernité poétique dans sa tradition originelle que les milliers de jivaresques commentaires dus aux plumes redondantes de nos universitaires.

    Saint-John Perse s’en défend dans sa correspondance, il ne cherche pas à proposer une nouvelle traduction de Pindare. Sa connaissance trop imparfaite du grec ne l’autorise point à une telle prétention. D’autre part ce serait faire fausse route que de croire qu’un désir maniaque d’élucidation d’un sens caché ou plus précis ait aiguillonné sa curiosité. Il est à remarquer que le travail du jeune Perse a porté sur deux poèmes de moyenne étendue et l’un très court de quatre strophes seulement.

    Reste que si en prosodie classique le mot strophe appelle un nombre virtuel de vers, Perse y inventorie les possibles étirements d’une autre unité syntaxique, celle de la phrase. Car si le vers saute à la ligne, la phrase va à sa fin. Mallarmé a justifié le vers en reléguant à ses extrémités le hasard nié par la frappe héraldique de sa propre nécessité. Moins mystique Perse se contentera d’un auto-développement du dire qui pourvoirait à sa propre satiété. Midi, ses fauves et ses famines.

    Ce faisant Perse recouvre le mythe du vers pindarique. Ne fut-il pas une simple inscription, une stèle ségalienne, ordonné par le rythme d’une scansion prédéfinie ? De quoi anéantir les partisans du boustrophédon virgilien ! Ce qui est sûr c’est que la poésie fut avant tout la langue du dire des Dieux.

    N’empêche que cette troisième Pythique tient davantage d’une Epître d’Horace à Mécène que d’une Ode Victoriale. Pindare s’entretient de la santé d’Hiérôn, tyran de Surakousaï. Toutefois il ne caresse pas la bête dans le sens du poil. Le dernier mot reste au poëte qui immortalise par son chant les exploits des héros et des grands. Il n’ose pas ajouter des Dieux. Mais il le pense très fort.

    Nous sommes ici au cœur de la littérature. Certes en traduisant Pindare Saint-John Perse apprend les ficelles du métier, de combien de mots peut-on séparer le verbe de son sujet et l’éloigner de son complément premier sans renoncer au sens de ce que l’on veut signifier ? Les nœuds les plus subtils se doivent comme les autres d’être un jour ou l’autre dénouer. Encore ne faut-il pas qu’ils aient enserré le vent vide d’évanescentes allégations.

    Les Dieux sont au centre de tout. La poésie est juste l’anneau chatoyant qui entoure le doigt levé de leur inaltérable présence. La poésie de Pindare est grande de cette immanente proximité. Chacun de ses mots nous rapprochent de ce tutélaire accompagnement. La poésie fonde les Dieux.

    Les partisans de la poésie à hauteur d’homme n’en démordent pas. Comme des roquets faméliques ils se pendent depuis plus de trente ans aux basques de Saint-John Perse. Ils ont compris que cette poésie, solitaire et immarcescible, était un reproche vivant adressé à leur idéologique incompétence démocratique. La conjuration du silence ne leur suffit pas, il faut qu’ils y ajoutent celle de la médisance.

    C’est que la poésie de Saint-John Perse est une des rares portes d’accès qui ne soit pas encore totalement occultée et qui conduise au cœur originel de la culture européenne. De Perse à Chénier le chemin est encore plus court qu’ils ne le subodorent. C’est un arc impérieux qui enjambe tout le romantisme pour plonger dans les eaux germinatrices de la grécité la plus païenne. Ils l’ignorent mais le pressentent.

    Alors que l’enseignement des littératures grecques et latines vit ses dernières heures il ne faudrait pas que subsistent de-ci de là des possibilités de passage vers ces continents interdits. L’on n’a quand même pas réussi à effacer pratiquement de la mémoire collective le nom de Pindare pour le voir ressurgir, comme la tête incapacitante de la Méduse abhorrée, sur un plateau perséen.

    André Murcie.

     

    AUX VAINQUEURS NEMEENS.

    PINDARE.

    In ŒUVRES COMPLETES

    Editions de La Différence. 2004.

     

    Nous revenons ici aux Odes Néméennes de Pindare sises en les Oeuvres Complètes du poëte que nous avons il y a peu présentées mais qu’il nous sied de relire, parallèlement pour parler comme Verlaine, à l’étude de Sylvie Guérin sur les Concours Néméens. Après le choc de la réalité, d’une beauté plus brute mais moins idéale que la représentation mythique que nous pourrions en faire, nous cherchons à nous confronter à sa dimension imaginaire. Non pas le nôtre, factice et reconstruit de bric et de broc d’après les données et les mesures de nos chercheurs, mais celui qui hantait les cervelles contemporaines de leur déploiement historial.

    La chimère ségalienne du rêve n’est pas très éloignée du lion ( nous ne sommes jamais loin de Némée ! ) dévorant de la réalité. Et si en fin de compte aucun des deux animaux totémiques et symboliques de la Chine n’emporte la sapèque du temps présent il est à craindre qu’il en soit de même avec l’obole grecque confiée aux bons soins de Karon dans la bouche du mort. Pindare, par son chant bigarré de la généalogie des kronides et des grandes familles de son temps, nous apprend que l’immortalité néméenne se situe en dehors de Némée.

    Aux trois-quart non fouillée, désertée en son époque pour une aire argienne, Némée est un site fantôme qui n’apparaît pratiquement que dans le titre du recueil et au détour hasardeux de quelques vers. Le vérisme des faits nous importe peu. Khromios le syracusain a bien pu remporter la course prestigieuse des chevaux, Pindare n’en a cure. A moitié du poème, le poëte bifurque : «  Pour moi à Héraklès je demeure attaché de grand cœur et, parmi les cimes grandioses de ses vaillances, je promeus l’archaïque récit : » . Ainsi fonctionne notre esprit.

    Tout chemin de pensée devient un entrelacement métaphorique de multiples chemins de pensées. Si le chemin du poème de Parménide se dédouble, ce n’est pas parce qu’il existe deux voies différentes, dont une qui n’existerait pas puisqu’elle ne serait que non-être et que le non-être ne peut pas être, quoique Gorgias nous assure le contraire, mais tout bonnement parce que l’on ne peut nommer une chose qu’en la désignant par une chose qui ne peut pas être elle, car alors nous nous contenterions de la désigner et non de la nommer.

    Mais ne pas nommer une chose revient à ne pas la maîtriser et à la laisser filer droit devant elle. L’écoulement du devenir héraclitéen provient de ce manque de mots pour appréhender les choses qui fuient au-devant de nous si nous n’avons rien pour les appréhender. L’on se baigne deux fois dans la même phrase même si le sens nous échappe. Heidegger qui a tant médité la finitude de la pensée dans la poésie, ne prenez pas le mot finitude en sa triste acceptation bornique, il est une différence entre Icare qui s’écrase sur la terre et le fleuve qui se jette dans la mer, a amplement médité sur le poème de Parménide. Pourquoi Platon chasse-t-il le poëte de sa cité idéale ? Parce qu’il n’aime guère les cénacles échevelés des romantiques assoiffés d’un absolu anarchisant dangereux pour la tranquillité de la République ? Ne serait-ce pas plutôt parce qu’il a dû, pour faire circuler les prolégomènes de toute sa pensée, se défaire de la beauté insurpassable de toute chose administrée par l’impériosité du Poëte.

    Pindare ne peut pas chanter la gloire de Khrémios, pour la simple et seule raison que son chant n’ajoutera rien à la gloire acquise par Khrémios. S’il nous semble le contraire, c’est que nous partageons avec beaucoup d’autres de nos contemporains et des contemporains de Khrémios et de Khrémios lui-même une vision oblique et de la gloire et de la poésie, car biaisée par la gloire intrinsèque du poème pindarique elle-même. L’eau qui baigne le bâton n’enlève rien à sa rigidité même si elle trompe nos sens.

    La nécessité de l’eidos platonicienne réside en cette nécessité d’une transparence totale de l’écoulement des choses. Si dans le Sophiste, Socrate assure que le cordonnier institue l’idée de chaussure avant même de fabriquer sa spartiate c’est que face à la multiplicité miroitante des reflets du soleil sur le monde il a besoin de l’unicité caverneuse du noir absolu de l’impermanence du mouvement.

    Chaque chose engendre-t-elle son contraire obligatoirement puisque tout ce qui n’est pas précisément cela est nécessairement de par sa nature même autre ? A ce niveau-là l’idée christo-surréaliste de l’union des contraires se dévoile en la terrible subalternité de ses attendus théoriques.

    Christique car il existe une immense différence entre un péan à Apollon et un hymne biblique au Seigneur. Le second se donne comme le reflet louangeur de l’unicité. Le Dieu ne fait qu’un avec sa parole, qui est dite révélée. Le premier n’est qu’un chant auto-défini en tant que parcelle du divin qu’il n’est pas.

    L’horrible révélation, la seule, ce n’est pas qu’il y ait quelque chose et non pas rien, mais que la poésie ne puisse se définir qu’en ce qu’elle n’est pas alors qu’elle est justement le chant de toutes choses. Le mot entrevu comme une désignation est une trahison. Les gens qui pleurent que la poésie est intraduisible ne réfléchissent pas assez. Le mot est la trahison de la chose. Tout comme l’idée platonicienne est l’auto-déloyauté du mot à la chose.

    La poésie pindarique comme l’Achille à grands pas valéryens ne rejoint jamais la tortue de sa nomination. Mais cela suffit, c’est avec deux rudimentaires bâtons élevés sur le sable incertain d’une arène qu’Erastosthène a mesuré l’ombre du soleil et le rayon de la terre.

    Si les Odes néméennes sont si peu néméennes c’est qu’elles ne sont que le songe faunesque et mallarméen de leur ombre qu’elles devinrent. Il suffit de fermer les yeux et de dérouler l’étrange parade des hommes et des Dieux. Il est heureux l’imbécile qui ne s’aperçoit pas que cela n’est que boniment supérieur du monde. Et des choses qui sont. Et de celles qui ne sont pas. Et de nous mêmes. Qui ne sommes en ces paroles merveilleuses que viennent butiner les abeilles de l’Hymette, jamais plus proches des Dieux.

    André Murcie.

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 44

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 044 / FEVRIER 2017

    MAIN DE MAÎTRE

     

    LES PEINTURES HEROÏQUES

    DE FRANCIS VILMAIN

     

    C’est encadré de toiles mythologiques de Francis Vilmain que le 14 mai 2005 Jean-Pierre Vernant donna sa conférence sur le mythe de Pandore, en la bonne ville de Provins, berceau de ses origines familiales.

    La prestation de l’éminent helléniste fit quelque bruit en la Brie profonde. L’inopinée conjonction du penseur et de l’artiste surprit son monde. Ce Retour à l’Antique magnifié par le verbe de l’érudit et le pinceau du peintre ouvrait bien des champs de réflexion philosophique et de suspicion artistique.

    Nous profitons de la nouvelle exposition de Francis Vilmain sise à l’Hôtel de Savigny, 1 Place du Châtel, à Provins du 25 novembre au dix décembre 2006, pour nous pencher sur l’œuvre et la démarche si caractéristique de ce peintre.

    UN PEINTRE PROVINOIS

    Aux temps de la Renaissance italienne les artistes descendaient le Christ de sa croix tous les quatre matins. C’était dans l’air du temps. Le parcours obligé, pour ne pas dire le chemin de croix, du peintre qui voulait recevoir commande et vivre de sa peinture.

    Aujourd’hui, spécialistes et connaisseurs, agnostiques en leur grande majorité, athées pour beaucoup, et fortement déchristianisés pour le restant, s’extasient devant ces peintures à sujet religieux. Qu’importe le thème abordé expliquent-ils, admirez plutôt la composition des tableaux et les rapports chromatiques induits par l’agencement des surfaces colorées.

    Depuis près de trente années Francis Vilmain nous offre des vues de Provins. Il faut reconnaître que la cité de Thibault IV ne manque pas de coins pittoresques. Certains thuriféraires ont même été jusqu’à dénommer la cité moyenâgeuse traversée de ses petites rivières, de Venise de la Brie !

    Provinois, Francis Vilmain peint donc Provins. Fatale erreur. Les beaux esprits se détournent. Ne s’est-il donc rien passé en peinture depuis le début du dernier siècle ? La modernité picturale a rejeté les reproducteurs de paysages dans les poubelles de l’histoire artistique ! Les barbouilleurs du dimanche d’un côté, les créateurs de l’autre.

    Ainsi donc la légère passerelle qui enjambe le Durteint parmi les herbes folles et les lentisques d’eau nous mènerait dans un cul-de sac artistique ! Et nous qui bêtement pensions que la patte et la pâte importaient bien plus que la représentation du sujet délimité par le cadre !

    L’on nous répondra qu’un pont n’est toujours qu’un pont. Et que même si l’artiste se donne un mal de chien à le figurer sur sa toile il n’y a pas trente-six mille manières pour un ponceau quelconque à se coucher sur le bras plus ou moins étroit d’une rivière donnée. A en croire nos contradicteurs les piles d’un pimpant pont peint se baignent toujours dans le même fleuve !

    Et nous qui nous imaginions qu’un pont était fait pour être passé et qu’il pourrait nous mener ailleurs, dans une vision du monde qui n’appartiendrait qu’à l’œil limpide du peintre ! L’âme de Francis Vilmain serait-elle donc un paysage choisi, mais convenu ?

    GLAISE ELEMENTAIRE

    La peinture de Francis Vilmain provient de beaucoup plus profond que du rayonnement superficiel de la joliesse du monde. Les deux pieds dans la terre. Jusqu’aux genoux. Et tout le corps. Enfoui dans l’humide argile, et qui creuse du pic et de la pioche, comme un mort, du plus profond de la tombe, qui tenterait de s’extraire de la tourbe, si peu nourricière, et ressortir au grand jour.

    J’ai visité plusieurs centaines d’expositions. Une des plus fortes qu’il me fût donné de voir fut celle que Francis Vilmain consacra aux anciennes glaisières de Provins. Galeries en abîme. Sale mine et noirceur de la vie. Les ocres sont âcres. La terre est de bois et les bois sont à terre. Le mineur est prisonnier des étais, comme le pauvre entre le sapin du cercueil. Existe-t-il une autre métaphore plus puissante du peintre au travail entre les quatre lattes du cadre ? Portrait de l’artiste en tant que glaiseux. Cette marne noire de misère qui vous englue et vous suce le sang de votre énergie.

    Le regard de Francis Vilmain est avant tout intérieur. Issu d’un cauchemar sans fin. Le peintre est condamné aux travaux forcés. Il fui faut casser la croûte. Terrestre et ripolinée. Comme un démiurge qui s’agiterait dans les forges éteintes de Vulcain. Car nous sommes aux enfers et nul Orphée ne nous guidera vers la lumière.

    Ceux qui n’ont retenu des glaisières de Francis Vilmain qu’un ethnographique reportage sur une activité d’extraction de la houille grise doivent avoir le regard terreux des certitudes mal acquises. Un jour la mort viendra et leur ouvrira les yeux. Mais il sera trop tard.

    TERRE DES HOMMES

    La peinture de Francis Vilmain n’est pas toujours aussi noire. Sans doute a-t-il réussi à retraverser l’Achéron et est-il venu réchauffer ses os au feu des hommes. Si l’homme est l’artisan de son propre malheur, depuis Prométhée il l’est aussi de son propre bonheur.

    Nombreux sont les Provinois qui possèdent leur tableau de Francis Vilmain. Je ne peux me faire torturer par mon dentiste sans que mes yeux ne s’abîment en la toile du dentiste en son cabinet penché sur son patient. Des esprits primesautiers assurent que la grâce étonnante de ses tableaux nous révèle la naïveté de Francis Vilmain. Comme si celui qui tend un miroir à ses contemporains pour qu’ils s’y reflètent tel qu’en eux-mêmes le travail les courbe pouvait être un naïf !

    Le peuple des hommes est à la peine. Tant pis et tant mieux. Sur son établi, Gépéto s’amuse avec Pinocchio, la distillerie est assaillie par les pompiers, le gardian caracole sur son cheval au milieu des champs de lavande, et tout le monde se croit au pays des santons. L’enfant joue à la poupée sans apercevoir le nez du 747 qui vient butiner de trop près la tour jumelle de Manhattan. Feu sur tout ce qui bouge !

    FEU ELEMENTAL

    Le monde de Francis Vilmain n’est ni rose de Provins ni noir broyé. Mais rongé d’orange. L’oronge pourpre, celle des dieux, est la couleur dominante. Partout présente, jamais absente. Images d’épines ardentes, mais pas d’Epinal. Je me souviens de cette exposition sur le Feu. Le feu décliné sous toutes ces modalités, jusqu’à cette chasse au mammouth, sortie tout droit de la guerre du feu d’un Rosny Aîné. Et la bête géante, cataclysmique, toute poilue, hurlante et barrissante, pressée d’hommes-fourmis, comme le contre-chant de l’araignée soleil de Victor Hugo, ou comme la bûche au foyer des illusions perdues, qui s’éteint.

    Un orange de toute beauté. Mortel. Qui renaît de ses cendres incessamment de chaque toile comme le phénix immortel. Un orange porteur d’orage et de toutes les menaces de la vie. Que rien n’attiédit ou n’arrange. Faut-il avoir l’âme subtile pour porter si haut l’étendard aux couleurs d’Hespérides ! Signe de terre brûlée et de feu sacré l’œuvre de Francis Vilmain s’arroge la puissance élémentale des quintessences les plus redoutables.

    SUR LE PONT

    Pour des raisons qui nous échappent, Francis Vilmain n’a pas voulu transformer une salle de sa dernière exposition en cabinet des Antiques. Mais ce n’est peut-être pas plus mal car il est vrai aussi que cette œuvre se déploie selon une logique organique consusbtantielle qui en assure la profonde unité.

    Que d’eau ! Que d’eau ! Que d’eau ! Après la terre et le feu Francis Vilmain s’abreuve à l’eau de source. La Voulzie, le Durteint, la Fausse Rivière, je parie qu’ils y sont tous, le peintre nous les coule en l’irisation pointilleuse de son pinceau. Plus Loing Moret nous offre les mauves transparences de ses champs azuréens parsemés d’étincelles d’or.

    Le plus beau reste à venir. Trois neiges, trois petits formats d’eau blanche empoudrée. Le jardin sous la neige, Rue St Thibaud, Le grimpon du Porc-épic, difficile de faire mieux question couleur locale. Mais la neige flambe littéralement ! Sous le glacis rampent le feu rose des radieuses aurores et les flammes orange des violences intérieures.

    Il en est des ponts comme des hommes. Certains sont d’Avignon et d’autres d’Arcole. Merci à Francis Vilmain de nous emmener sous le feu roulant des batteries. Il s’agit maintenant d’atteindre l’autre rive.

    ET EGO IN ARCADIA

    Francis Vilmain n’en rate pas une pour attenter à son statut d’artiste contemporain. Déjà que sa superbe indifférence aux mouvements conceptuels de l’avant-garde déroutait ceux qui suivent modes et mots d’ordre, voici qu’il s’est mis en tête de se lancer dans la peinture mythologique. Ce retour aux époques lointaines d’avant l’impressionnisme impressionne.

    Simple incompréhension. Francis Vilmain n’est pas revenu sur ses pas. C’est que les toiles de Francis Vilmain, malgré les objets épars de leur représentations iconiques n’atteignirent jamais au pittoresque de leur apparence. Au contraire elles n’ont cessé de frôler la structure élémentale du monde. Cette materia prima qui servit de terre glaise idéelle à l’engendrement ouranien des Dieux.

    Métamorphose. Du petit format au grand. Du raisin à toute la grappe. Le style change. Nous sommes quelque part entre les représentations a fresco et un cubisme sans arête. Pour le motif, point de tergiversation. Du glaiseux au zodiaque d’Héraclès la voie est tracée. Montante. Anamorphose intérieure, apothéose thématique.

    Si la peinture est un combat. Le peintre est un Héros. Il faut devant l’écran de la figuration linéaire un sacré cran, et un culot monstre pour afficher de telles prétentions. Mais les monstres sont à l’extérieur et ce n’est pas un hasard si l’Héraclès victorieux est au centre de notre regard. Nous regardons le tableau qui nous fait front et nous défie. Hercule contre l’image de notre curiosité n’est que la figure exaltée du peintre. Que de pouvoirs nous accorde l’Artiste, puisque dans le dédalle de nos errements interprétatifs nous sommes le Minotaure. Destinés à succomber.

    Hercule et le sanglier d’Erymanthe. La toile est blasonnée. Rouge pompéien en sa partie supérieure. Vert profond des hauts monts boisés pour le bas. Hercule et sa massue au centre, à ses pieds le sanglier que l’on recherche parmi les frondaisons des formes luxuriantes. La défaite du porcidé est déjà certifiée par sa disparition picturale. L’adversaire est réduit à sa proportion idéelle. Difficile de trouver un tableau moins platonicien que celui-là. Ici la chose représentée éclipse le symbole qui serait censé la signifier.

    Dans cette série mythologique Hercule se taille la part du lion. De Némée. Le tableau est magnifique. Baigné dans un or auroral. Un feu sublime alchimique. Un jaune serein, un jaune félin. Xanthopis apollinienne, perfection atteinte. Monochrome multicolore. Regardez en haut dans le coin gauche le motif ornemental s’identifie à la blondeur d’Aphrodite. L’animalité léonine se vaporise dans l’ondoyante chevelure de la déesse femme. Tout le tableau n’est qu’une longue flamme jaune nuptiale, un brasier de cuivre ardent, une buée de soleil, un jaune topazéen qui scelle en un même lingot de force brute l’agonie de la bête et le triomphe du demi-dieu.

    Le même thème est repris dans Le mariage du roi Pirithoos. Suscité par les Dieux Francis Vilmain n’hésite pas à rivaliser avec la frise de pierre et le ciseau parthénique de Phidias. Toute la toile est un enchevêtrement de corps mouvants. Centaures et Lapithes s’entretuent. Le tableau est porté par l’acidité des tons charnels. L’on n’y entend le hennissement hystérique et les hippiques bestialités chevalines des fils indignes de Kiron. Œuvre herculéenne et nietzschéenne qui nous rappelle que l’Homme digne de ce nom doit surmonter les démons intérieurs et extérieurs qui peuplent notre imaginaire.

    L’homme deviendra lion. Puis il deviendra enfant. Pour réaliser cette prédiction zarathoustrienne les Dieux ont pourvu à cette à cette succession de métamorphoses. Pour faire un enfant, il suffit d’une femme. Voici Pandora. Celle-là même dont Jean-Pierre Vernant enquit son auditoire attentif. Ici la toile de Francis Vilmain boucle la boucle. Entre Pinocchio, un des grands mythes littéraires de notre modernité, et Pandora, la distance n’est pas si grande. De la forge d’Héphaïstos à l’ingéniosité de l’homo-faber c’est la technique, l’antique tekné grecque, qui plante ses serres de vautour dans le foie du devenir humain.

    Pandora. Ne vous fiez pas au grand format. Approchez-vous, sans quoi vous risqueriez de vous perdre dans la grandeur du sujet alors que la petitesse philosophique des sujets est le thème même du tableau. Tout un peuple de lutins surgit de la végétation picturale. Sortent-ils du ventre fécond de Pandore, sont-ce les représentations des divers dons échappés de la maudite boîte, une surmultiplication de l’homoncule goethéen ? Serions-donc nous cela, une maladroite humanité d’animalcules fragiles, qu’il ne faudrait pas trop prendre au tragique, mais que le peintre herculéen s’acharne à arracher de la gangue des banalités du vivre  ?

    Les deux grandes approches picturales de Francis Vilmain se rejoignent en cette œuvre. La geste héroïque et les gestes quotidiens de l’implantation humaine en ses paysages familiers, en ses occupations triviales. Les Travaux et les Jours hésodiens d’un côté, et les Cosmogonies immémoriales d’autre part. Une œuvre comme un pont que l’on traverse, une arche que l’on escalade, pour rejoindre l’aurore héroïque des Dieux.

    SILHOUETTE DE FRANCIS VILMAIN

    Il m’arrive souvent de croiser la haute silhouette de Francis Vilmain dans les rues de Provins. Il marche la tête penchée, perdu en des préoccupations que l’on devine agonales. Tel Laocoon et ses enfants sur les rivages désolés de Troie les serpents de la Nécessité l’étreignent. Il ne fait pas bon vivre de sa peinture en notre époque utilitariste.

    Mais le peintre présente un profil d’aigle. Il est déjà trop avancé sur son chemin de peinture pour n’avoir pas terrassé les reptiles du doute. Il est ailleurs, plus loin, plus haut. Chaque toile comme un fragment chatoyant d’un arc-en-ciel intérieur. Comme encore une marche herculéenne, pour celui qui a fait le choix d’endosser et les risques métaphysiques de la peinture, et l’alezane tunique empoisonnée de Nessus.

    André Murcie.



    ESCHYLE

     

    LES PERSES.

    ESCHYLE.

    In Théâtre Complet. GF. N° 8. 1970.

     

    J'étais encore gaminos. Toute la famille s'était déplacée au grand complet chez des amis. Mes parents l'avaient lu sur L'Humanité. Ce devait être un grand moment. Comme nous n'avions pas encore la télévision l'on était parti chez Julien, non pas l'Empereur, mais le militant de la CGT, et voilà pourquoi nous étions huit entassés dans la modeste cuisine entre la soucoupe de lait de la chatte et le transistor juché en hauteur sur le frigidaire pour avoir l'effet stéréo. Entre parenthèses, pas entendu la différence. Pourtant nous étions tous tout ouïe. Je me souviens encore du messager se jetant aux pieds du Roi ( en fait c'était la Reine ), et c'est à peu près tout. Sinon le texte ne m'avait pas paru particulièrement difficile. Du moins gardé-je encore la sensation d'avoir tout compris.

    Ce fut sans doute mon premier contact avec la littérature grecque. Ce devait être en 1960. Question culture Malraux et De Gaulle ne se moquaient pas vraiment du peuple. Remarquons, deux mille cinq cent ans avant, Périclès et Eschyle pas vraiment non plus. Par contre lorsque l'on se rappelle de la bronca, il y a deux ans de cela, lors de la sortie de 300, le film, l'on peut mesurer le recul idéologique des masses silencieuses et des médias qui sont censés cornaquer l'opinion.

    Pour sûr, Xercès n'avait pas le beau rôle. Certes il sortait vainqueur de la confrontation, mais celui qui a du mal à écraser une mouche avec un marteau-pilon, même s'il parvient finalement à la trucider, ne décroche pas le premier prix de la sympathie auprès du grand-public. A vaincre sans péril, l'on triomphe sans gloire. Ce fut pourtant derrière lui que dès la première semaine de sa sortie l'intelligentsia médiatique se rangea.

    Les défenseurs des droits de l'Homme se hâtèrent de prendre en chasse le méchant homme blanc. L'on rétablit au plus vite la situation, ce n'était plus Léonidas, essayant de retarder par une résistance héroïque et désespérée le flot des envahisseurs qui menaçaient de s'écouler sur son pays mais un méchant colonisateur surarmé qui s'en allait asservir les peuples de bronzés installés autour de la Méditerranée.

    En un amalgame filigranesque l'on tentait d'exorciser sa propre guerre d'Algérie en entretenant l'équivalence avec l'invasion de l'Irak par l'Occident pressé de pousser la construction de ses futurs aqueducs pétrolifères. Chacun entonna sa chansonnette favorite, les Associations Noires crièrent au racisme et celles de gauche arguèrent de l'insupportable discours d'obédience colonisatrice pour dénoncer et stigmatiser la honteuse philosophie censée se dégager du scénario. L'on n'osa pas prononcer le mot d'antisémitisme ( l'affaire ne s'y prêtait guère ) mais qu'est-ce que l'on dégoisa sur le qualificatif de barbares que la pellicule proposait pour désigner les peuples étrangers !

    Aujourd'hui le soufflé est retombé et Léonidas repose en paix au milieu de ses trois cents braves. Plus personne ne s'en vient cracher sur sa tombe, preuve que toute cette agitation factice fut entretenue artificiellement dans le but inavoué d'aligner nos réseaux d'information locale sur des campagnes nationales de grande ampleur décidée en haut-lieu.

    Eschyle ne s'est pas posé tant de problèmes. Désirant chanter la victoire grecque de Salamine, il nous transporte chez les vaincus. Se réjouir est facile. L'on ne mesure la défaite de l'ennemi qu'en comprenant ce à quoi on a échappé. Les Perses ne compte pas le triomphe des cités grecques mais l'échec de l'autokrator barbare. Avec cette terrible mise en garde. Que les vaincus sont délaissés par les leurs. Ainsi Darius s'en vient des Enfers rajouter une couche au désastre. Non seulement la flotte perse gît au fond de l'eau mais il prédit l'écrasement de l'infanterie à Platée. Sur terre comme sur mer, le Royaume ne se relèvera pas d'une telle catastrophe.

    Comme son titre le prophétise la pièce fait la part belle aux Perses. Les Grecs n'ont droit qu'à la célèbre et extrêmement belle invocation au combat. Et là encore, Eschyles n'énumère pas les fruits de la victoire, il rappelle tout ce qui est à perdre, le tombeau des pères et les femmes et les enfants. En d'autres termes l'oikouméné en son entier, les vivants et les morts.

    Au-delà de la culture – et les Dieux savent comment la culture grecque est facteur de division et par cela même d'identification - ce qu'il importe de sauver c'est l'humanitas grecque. Eschyle est sans ambages : ce sont les hommes qui sont porteurs de leur culture et non la culture qui fonde l'homme. La conséquence de cette vision est évidente : toute culture est une volonté. Et l'Homme est l'animal platonicien volontaire par excellence. Le barbare est bien celui qui a choisi de rester à l'état de barbarie.

    André Murcie.

     

    JACQUELINE DE ROMILLY

    RACONTE L’ORESTIE D’ESCHYLE.

    Collection La Mémoire des Œuvres. 117 p.

    BAYARD. Septembre 2006.

     

    Longtemps que nous n’avions chroniqué un livre de Jacqueline Romilly. Cela doit remonter à son Alcibiade paru en 1995. Certes Jacqueline de Romilly est une grande dame et nous feuilletons souvent sa traduction de Thucydide, mais sa vision de la Grèce est à cent mille stades de la nôtre. Nous ne sommes point de fervents partisans de la démocratie athénienne et nous louons chez les Grecs tout ce qu’il ne faut pas aimer : une certaine attirance pour l’hybris, un goût marqué pour le conflit, le plaisir sophistique d’imposer notre point de vue alors que nous avons tort, Sparte davantage qu’Athènes, et les conquêtes d’Alexandre par dessus tout. Bref notre désir de Grèce est très impolitiquement correct pour nos concitoyens.

    Hormis ces longs murs qui nous séparent nous applaudissons son combat pour le maintien de l’enseignement du Grec dans nos lycées nationaux. Elle est une des très rares voix qui ait su s’élever avec ferveur et âpreté pour s’opposer à la disparition programmée de la langue des dieux et d’Homère dans nos établissements du second degré. Nous regrettons que l’ensemble des intellectuels anonymes ou reconnus de ce pays n’ait su se regrouper autour d’elle, mais lorsque la barbarie menace, l’Histoire Grecque nous a appris que ceux qui gardent les Thermopyles, s’ils ne se comptent pas sur les doigts de la main, ont bien du mal à former une seule phalange.

    Comme par hasard nous ne quittons pas l’intermède médique puisque Jacqueline de Romilly nous parle d’Eschyle qui combattit à Marathon et à Salamine. Rassurons-nous notre poëte n’a rien d’un va-t-en guerre. Il a défendu sa patrie en danger, et nul ne songerait à lui reprocher ce simple droit d’un individu, ou d’un peuple, à lutter pour sa survie et sa propre indépendance. N’empêche que de retour à Athènes, Eschyle s’est interrogé sur le sens et la nécessité de cette violence. La supériorité de la civilisation grecque sur la barbarie environnante ne résidait-elle pas justement en ces lois qui étaient censées protéger le citoyen ?

    Le texte en moins, mais une rigueur de commentaire en plus, la collection de La Mémoire des Œuvres  qui « s’attache à transmettre aux lecteurs du 21 ° siècle la mémoire des grandes œuvres du patrimoine littéraire par la voix de grands auteurs contemporains » dégage un peu l’ancien parfum scolaire et nostalgique des vieux fascicules Larousse. Jacqueline Romilly résume et analyse l’ensemble des trois pièces qui formaient le triptyque dramatique de la tétralogie d’Eschyle consacrée à Oreste. La quatrième de mode satirique ne nous est point parvenue.

    Oreste est ce cousin psychanalytique d’Oedipe qui n’eut pas le bonheur de coucher avec sa mère. Il se contenta de la tuer. Pour venger le meurtre de son père. Sombre histoire de famille. Comme il n’eut pas non plus l’idée de pratiquer l’inceste avec sa sœur Electre, l’on comprend pourquoi Freud lui a préféré l’homme au sphinx. L’on ne respire pas les moiteurs troubles des fonds de culottes de la gent féminine dans l’Orestie échyléenne.

    Le drame est beaucoup plus simple. Des Dieux et du sang. Ananké et fatum se partagent les principaux rôles. Nous sommes encore dans la mentalité guerrière des tribus doriennes. Agamemnon n’est pas Abraham et Zeus n’est pas Yahvé. Pas question qu’il retienne le bras du sacrificateur. Iphigénie perdra son sang aussi naturellement que ses règles. Jacqueline de Romilly s’extasie sur le remords qu’éprouverait le cruel papa au vers 178. Que le frère de Ménélas n’ait pas été très fier de son acte, nous le comprenons mais de là à infléchir le texte selon une lecture crypto-chrétienne de l’expression « souffrir pour comprendre », il y a un Scamandre que nous n’oserons franchir. Lorsque sa mère découvre son sein, moins hypocrite que Tartuffe, Oreste décide qu’il ne veut pas le voir. Clytemnestre n’a-t-elle pas froidement découpé dans le chaud de l’action, les attributs de la paternité de son père ? L’éros grec n’a rien à fomenter avec l’amour chrétien !

    Oreste tue sa mère qui a tué son mari qui a sacrifié sa fille. N’allons pas chercher plus loin comment Racine a mis au point sa chaîne andromaquienne. Les Dieux sont responsables de cette abominable tuerie puisqu’ils ont exigé et agréé le meurtre d’Iphigénie. Apollon sera d’ailleurs l’avocat-conseil d’Oreste, avant, pendant et après son matricide.

    Quant aux Erynies qui pourchassent Oreste elles vengent l’acte rituel de souillure inhérent au crime mais ne se préoccupent guère des motivations de l’individu. Le sang des Atrides c’est une espèce de vendetta corse qui se perpétue sur plusieurs générations sans que cela ait l’air de déranger grand monde. L’on peut très légitimement se demander pourquoi les Erynies ne se sont pas réveillées plus tôt et pourquoi elles s’en prennent spécialement à Oreste et pas à sa mère ?

    C’est que les Erynies jugent sur la forme et non sur le fond. En tuant sa mère Oreste a supprimé son propre sang alors que l’épouse qui a trucidé son mari a éliminé un total étranger à sa propre lymphe. Sacrée famille ! Les pièces rapportées ne comptent pas, ou pour si peu ! Les Erynies sont de satanées féministes qui n’entendent point remettre en cause le matriarcat.

    La réponse d’Athéna qui s’est instituée juge du procès ne manque pas de sel : c’est à croire qu’elle a lu La mythologie grecque de Robert Graves en long, en large et en profondeur et qu’elle prend parti pour la thèse défendue par notre éminent chercheur britannique. Etant née des seules œuvres de son père, la fifille chérie de son papa comprend parfaitement qu’Oreste ait tué sa mère pour venger son père. Ce n’est pas uns question de semence du mâle qui ne se mélangerait pas avec les humeurs de la femelle comme tente de l’expliquer Jacqueline de Romilly, mais bien le choix délibéré de la victoire ouranienne des Olympiens sur les forces chtoniennes de la terre ; la Grande Déesse cède le pas devant Zeus. Athéna institue une hiérarchie éthérique entre les divers éléments. Du plus lourd au plus subtil. La mythologie engendre la science grecque.

    Tout était mal qui finit bien. Admonestées par Athéna nos charmantes furies vont s’amender : elles porteront désormais le noble nom d’Euménides. Les Bienfaisantes apaiseront les discordes toujours prêtes à s’élever dans la bonne ville d’Athènes. Les voici promues égéries de la Démocratie. Paroles et persuasion couleront de leurs mamelles comme le miel de l’Hymette, elles calmeront les passions déchaînées et éviteront la pire des violences qui puisse naître : la guerre civile.

    Car le plus grand des malheurs pour les grecs ne réside pas en la déplorable habitude atridienne de s’entretuer au sein de sa propre parenté. Ce sont bien là occupations répréhensibles, mais le Grec n’est pas une bête domestique ou familière. Le Grec est un animal politique. La Cité prime sur la Famille.

    De la famille au clan, du clan totémique à la horde barbare, la filiation est évidente. Seule l’organisation structurelle et politique peut empêcher cette régression menaçante vers l’état naturel et bestial. De nature dirait Rousseau, mais en Grèce les Faunes et les Aegipans ne sont jamais très loin. Apollon Lyncée non plus d’ailleurs.

    Freud n’a pas élu Œdipe au dépend d’Oreste de manière aléatoire. La psychanalyse ne sort jamais du nœud étrangleur et matriacarlement ombilical de la famille. Il n’existe pas de transfert psychanalytique du politique. Ou plutôt le transfert psychanalytique du politique est ce qu’habituellement d’une manière très simple l’on nomme : l’emploi de la violence politique.

    Nous en revenons à Eschyle et à sa réflexion sur la violence politique. C’est que si les Dieux fondent la Cité, ils fondent aussi la violence. Indépassable antinomie. L’on perçoit peut-être un peu mieux le concept de fatalité eschyléenne ! Jacqueline Romilly possède la solution miracle. Elle porterait le nom de Démocratie. Nous ne la suivrons pas sur ce chemin. Non pas parce que la Démocratie serait meilleure ou pire que la Royauté ou l’Oligarchie. Mais parce que toutes ces formes sont à appréhender en leurs états transitoires et dialectiques. Elles naissent et se propagent l’une de l’autre. Incapables qu’elles seraient de se perpétuer puisque emportées dans et par le devenir empédocléen des choses…

    Et puis surtout parce que nos contemporains jugent de la démocratie à la seule aune de leur expérience historique qui produit justement l’idéologie démocratique. Nous les soupçonnons de se tromper béatement d’admiration quant à la validité de leurs rêves ! Ils sont un peu comme Athéna au procès d’Oreste, juge et partie de leur présence au monde. C’est-à-dire en état le plus flagrant possible d’injustice !

    André Murcie.