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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 132

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 10

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 010 / Novembre 2016

    SAINT-JOHN PERSE

     

    HAINE DE SAINT-JOHN PERSE

    Il est des signes qui ne trompent pas sur le profil d'une époque. Nos temps ne sont pas voués à la grandeur. Nous le savions déjà, mais la médiocre petitesse de nos contemporains ne cesse de nous surprendre. Nous avons à plusieurs reprises attiré l'attention de nos lecteurs sur la droslatrique haine dont est poursuivie depuis une trentaine d'années l'oeuvre de Saint-John Perse. Nous n'aurions toutefois jamais pensé qu'un universitaire n'eût pas mieux à faire qu'à dépenser trois années de son incertaine existence littéraire à médire sur la figure d'un de nos plus grands poëtes. Il est vrai qu'Erasthostène incendia le temple d'Ephèse à seule fin de participer, à sa piètre manière, de la gloire immarcescible de la marmoréenne beauté de la déesse. Gageons que notre folliculaire n'ait hélas songé un quart de seconde à emprunter les sentiers d'une telle démesure métaphysique ! Gravats et crachats ne sont en rien philosophie à coups de marteau ! Peu de chance que cette entreprise de démolition systématique soit le signe annonciateur de la naissance d'un futur Alexandre. Puisque les temps ne sont plus aux travaux d'Hercule contentons-nous de crever de ce cure-dents distrait l'oeil baveux de notre cyclope nain à courte vue.

    ALEXIS LEGER

    DIT SAINT-JOHN PERSE.

    RENAUD MELTZ

    Grandes Biographies / FAYARD / 2008

    Nous sommes à même d'entendre que l'on ne puisse priser la poésie de Saint-John Perse. Que chacun se débrouille avec ses seuls instruments d'appréhension littéraire et en juge à l'aune de ses propres lectures. Nous irons jusqu'à dire que des millions de personnes ont vécu et vivent encore sans avoir lu la moindre ligne de Saint-John Perse et ne s'en portent pas plus mal pour cela. Peut-être même s'en trouveraient-elles moins bien si d'aventure quelques versets de notre poëte croisaient par un hasard quelconque leur attention. L'art suprême de la poésie n'est pas sans danger pour l'impétrant occasionnel qui se saisirait par inadvertance de ses armes.

    Reconnaissons à Renaud Meltz une certaine honnêteté foncière à parler plutôt de ce qu'il connaît que de ce dont apparemment il ignore tout. Le nom ( vendeur ) de Saint-John Perse a beau se détacher en gros rouge sur la couverture, son oeuvre n'est pas le véritable sujet de cette biographie. Renaud Meltz braque les projecteurs sur ce qui lui ressemble le plus, la commune humanité d'Alexis Léger.

    Il y aurait certainement beaucoup à dire sur l'hétéronymie persienne. Voici un poëte qui a vécu deux vies. Celle d'un aède inspiré et celle d'un haut haut-fonctionnaire. Non pas à horaires bureaucratiques fixes, mais par périodes. Un parallèle s'imposerait avec Rimbaud qui abandonna la poésie pour le commerce en Abyssinie, et qui s'en revint si stupidement mourir si tôt que l'on épiloguera sans fin pour décider si son retour à la maison maternelle aurait coïncidé en une nouvelle alliance avec les muses.

    Mais Renaud Meltz n'est pas biographe à explorer de telles pistes. Songez que sur les huit cents pages de son ouvrage il ne consacrera même pas quinze lignes à la rencontre de Saint-John Perse avec Victor Segalen. Les enjeux poétiques d'une telle conjonction ne relèvent pas des arpentages naturels de notre auteur. Ainsi jamais nous n'aurons droit à l'analyse intra versos d'un seul recueil du poëte. Certains recueils mêmes ne sont mentionnés que par leur titre ! Quand on connaît la minceur volumique de cette oeuvre l'on peut tout de même s'interroger sur les motifs de cette cossarde désinvolture !

    Si dans la première partie de son livre Renaud Meltz reste relativement déférent quant à Eloges et Anabase, il ne se retient plus de hargne pour Exil, Vents, Amers et les derniers poèmes. Jugements à l'emporte-pièce, dénigrements systématiques, l'on sent que Renaud Meltz se retient – c'est là son moindre défaut – pour les qualifier de nullités absolues. Il n'hésite pas à les traiter de vieilleries poétiques surannées et obsolètes. Contentons-nous de remarquer qu'en ces haineuses condamnations Renaud Meltz ne se démarque point du goût douteux de nos contemporains qui élisent de préférence Prévert et Ponge avant Mallarmé. Saint François Coppée, priez pour eux ! A l'impossible nul n'est tenu.

    Poëte éliminé ! Reste Alexis Léger. Qu'avec condescendance Renaud Meltz se permet de nommer en toute simplicité Alexis. Avis aux lecteurs : vous allez en bouffer du Alexis. Et Alexis par-ci et Alexis par-là. Attention de la première à la dernière page, rien ne lui sera pardonné. Tous ses actes et tous ses gestes, sans exception seront instruits à charge. Tout ce qu'il a fait et non fait, dit et non dit, écrit et non écrit, sera retenu contre lui.

    Nous sommes les premiers à penser que notre héros ne fut pas aussi blanc dans sa vie que dans la neige de ses recueils ! Alexis Léger porte en lui les afférents défauts de sa classe de haute-bourgeoisie. Comme ses pairs nés d'un humble et improbable coït humain, notre diplomate se crut sorti de la cuisse de Jupiter et en appela à l'obtention jugée naturelle de privilèges de naissance indus.

    Autant dire que nous ne nous sommes jamais fourni d'illusions sur la vie de notre grand commis d'état. Et Alexis Léger se serait-il contenté d'être le Secrétaire Général du ministère des affaires étrangères durant sept années historiquement cruciales que ce titre de gloire ne provoquerait chez nous aucune admiration particulière. Nous savons le nombre de courbettes mentales et de flagorneries morales qu'il faut endurer et prodiguer avant d'accéder à de telles responsabilités. Nous ne le jugerions pas mieux que ces crachats de mépris que nous expectorons sur l'ensemble du personnel politique qui depuis trois lustres hoquette leurs démagogiques messages sur nos ondes nationales.

    Il ne nous dérangerait guère donc que Renaud Meltz s'adonnât à une impitoyable critique du rôle et des manquements politiques d'Alexis Léger. Briand, Berthelot, Laval, Léger et quatre-vingt dix neuf pour cent de tous les autres nous semblent issus du même tonneau d'eau tiède que nos socialistes actuels. De l'eau de vaisselle impropre à laver les pissotières publiques.

    Alexis Léger possédait toutes les qualités requises par son emploi. Enjôleur, perfide, cynique, intelligent, malin, charmeur, il savait se tirer de toutes les situations. Avait-il tort ? Il vous démontrait qu'il avait raison. Avait-il déclaré bleu la veille qu'il vous prouvait dès le lendemain qu'il avait dit jaune ! Ses notes et rapports étaient écrits avec une telle dextérité qu'à simple relecture ils épousaient les aléas de nouvelles circonstances. Alexis Léger était bien un esprit supérieur. Un politicard ? Un sophiste ? Regrettons-le, mais des hommes d'une telle plasticité intellectuelle sont rares. Ce n'est pas un hasard s'il fut très vite remarqué pour son aisance par ses pairs.

    Il est dommageable qu'il ait été doté d'une telle métis. Nous l'aurions préféré davantage ancré en ses nécroses psychologiques. Peut-être aurait-il alors choisi l'impérieuse voie poétique. Mais il fut d'une génération littéraire advenue au monde après les destins de Verlaine, Cros, Rimbaud, Villiers de l'Isle-Adam, et qui refusa de s'aventurer en les mêmes sacrifices existentiels que ces aînés maudits. Gide, Claudel, Perse... de grands artistes certes mais qui firent montre d'une cauteleuse prudence et d'une respectabilité petite-bourgeoise bien peu romantique...

    Alexis Léger fut la dupe de ses propres rêves de puissance sociale. Il dirigea la diplomatie de la France mais sous la houlette d'une ribambelle de ministres qui ne le valaient pas. Ce qui ne signifie pas qu'à leur place il aurait mieux fait qu'eux. Mais de là à lui reprocher – même lorsqu'il les approuva - les théories diplomatiques successives qui conduisirent à l'effondrement de la France, c'est un peu exagéré ! Malgré les fortes insistances de Renaud Meltz nous ne pensons pas qu'il fût coupable à lui tout seul d'avoir corrompu le pays entier. Il existe des rapports de force politico-économiques gigantesques qui délimitent les actions individuelles.

    Et puis, il y a l'art et la manière ! Accuser Alexis Léger de tous les maux, pourquoi pas. C'est de bonne guerre ! Encore faudrait-il savoir ce que Renaud Meltz lui reproche. Car notre procureur ne prend jamais le risque de présenter ni ses attendus ni son réquisitoire. Tous les actes de Léger sont mauvais. Toujours à contre-temps, trop pacifiste quand il fut pacifiste, trop belliciste quand il était urgent d'être belliciste, mais pas une seule fois, il ne se permet une franche remontrance pour nous dire ce qu'il aurait fallu faire. Jouer l'Italie contre l'Allemagne ? Intervenir au plus vite ? Peu nous chaut que l'historien se retranche derrière une neutralité descriptive, il faut avoir le courage de ses aversions. Aurait-il titré son ouvrage Imprécation contre Saint-John Perse que nous louerions Renaud Meltz, ses tours de passe-passe, sa mauvaise foi, son obstination, ses silences... Tout cela relèverait de l'art du pamphlet et nous amuserait. Mais nous n'aimons pas ceux qui s'avancent sous le masque de la fausse objectivité.

    L'on devrait se méfier des effets miroirs. Plus on avance dans le livre, plus le néfaste portrait de Saint-John Perse que Renaud Meltz nous tend ressemble à l'autoportrait d'un écrivain qui serait en train de confondre son propre égo avec celui de son sujet d'étude. Seuls les arcanes de la psychanalyse seraient à même de nous expliciter l'étrange dégoût de soi-même que l'auteur éprouve et qu'il sublime en le transférant sur l'innocente et symbolique personnalité d'un grand poëte du siècle précédent. A moins que nous n'ayons affaire à une espèce de maladive fixation paranoïaque, mais la gravité de ce cas dépasse nos capacités analytiques.

    Réfugié, peu glorieusement, aux Etats-Unis, Alexis Léger s'opposera à de Gaulle. Haine tenace et insoluble. Le général rebelle avait réussi à incarner ce que lui-même, (m)orgueilleux fonctionnaire aux ordres régaliens, n'avait osé. Ecrire Anabase et ne pas savoir être Alexandre ! Trente années après la blessure n'était pas cicatrisée.

    Le rejet de de Gaulle ne fut pas non plus une grossière erreur d'analyse politique. Léger avait intégré le proximal déclin européen, il fut l'un des premiers atlantistes. Un précurseur de Giscard, Mitterrand et Sarkozy en quelque sorte. Venu trop tôt.

    Cette interminable vindicte dont Saint-John Perse poursuivra de Gaulle et Reynaud, qui l'avait limogé en mai 40, n'est justement pas sans rappeler l'impitoyable traque opérée par Renaud Meltz dans les 800 pages de sa biographie persienne. Oeuvre baroque en abyme, même si nous nous demandons les obscures raisons de ce safari biographique !

    Pour notre part – nous espérons nous tromper - nous les décryptons comme une profonde incompréhension de l'intention – au sens métaphysique du terme – littéraire. Nous n'en voulons pour preuve que l'interminable dénonciation de Renaud Meltz quant à la composition – par le poëte en personne – du volume de ses Oeuvres Complètes dans la prestigieuse collection de La Pléïade.

    Evidemment Renaud Meltz ne prend pas la peine de dire un seul mot sur les six cents premières pages. L'on aurait pu, par exemple, s'attendre au minimum à un commentaire judicieux sur cette nouvelle présentation des poésies. Point un seul iota !

    Par contre quel déchaînement contre la partie consacrée à la Correspondance. Figurez-vous que le vilain poëte a triché. Il a récrit les textes, les siens et ceux de ses correspondants, il les a caviardés et tripatouillés. A son unique bénéfice ! Quelle bouleversante nouvelle ! Qui l'eût cru ! Pourtant Platon nous a avertis : voici deux bons millénaires qu'il a rejeté les cratyliques poëtes de sa cité idéale ! Eh oui, cher Renaud Meltz, les poëtes s'octroient tous les droits, comme ces peintres qui colorient les chevaux en bleu, ils ne sont même pas requis à la stricte et insipide observance du réel des biographistes, leurs dires ne concernent pas la Vérité, mais la Beauté. Et vu sous cet angle sophistique, le mystère dichotomique du poëte et du fonctionnaire se résout en une seule identité êtrale.

    Avant de refermer les persiennes de cet cette chroniques, épinglons une dernière fois la mauvaise foi de notre moraliste de service auto-proclamé qui s'offusque des stratégies mises en oeuvre par le poëte et ses amis pour obtenir le Prix Nobel. A croire qu'il n'y a dans l'histoire du Nobel que la récompense de Saint-John Perse qui ait donné lieu à de telles coteries et basses manoeuvres promotionnelles. Cela nous rassure sur l'état de marche de notre monde.

    André Murcie

     

    PYTHAGORE. DIOGENE LAËRCE.

    In Livre VIII : LES PYTHAGORICIENS

    in VIE, DOCTRINE ET SENTENCES

    DES PHILOSOPHES ILLUSTRES.

    Traduction de CLAUDE GENAILLE.

    N° 77. GARNIER FLAMMARION. 1965.

     

    Difficile de se faire une idée du Pythagore historique dans ce capharnaüm de citations et de compilations désordonnées, mais infiniment plus grave, le lecteur qui recherche quelques aperçus sommaires de la pensée de Pythagore risque de s'en retourner bredouille. L'on connaît bien plus les pythagoriciens que Pythagore à tel point que notre brave Diogène Laërce dit tout et son contraire sur l'existence d'une personnalité qui nous paraît de plus en plus confuse au fur et à mesure que l'on progresse dans son récit.

    La métaphysique de Pythagore est exposée en quelques lignes : «  Le principe des choses est la monade. De la monade est sortie la dyade, matière indéterminée soumise à la monade, qui est une cause. De la monade parfaite et de la dyade indéterminée sont sortis des nombres ; des nombres les points ; des points les lignes ; des lignes les surfaces ; des surfaces des volumes ; des volumes qui tombent sous les sens, et proviennent des quatre éléments : l'eau, le feu, la terre et l'air. Ces éléments se transforment de façons diverses et créent ainsi le monde... » Merveilleuse citation qui porte en elle l'entière problématique de la philosophie grecque !

    Il reste seulement, sondez l'ironie de cet adverbe qu'un Platon n'épuisa pas, à s'interroger sur la nature des fameux nombres pythagoriciens sont-ils des intelligibles ou des atomes, ou les deux à la fois, ou certains sont-ils uniquement intelligibles et d'autres exclusivement atomiques ? Au fur et à mesure que nous les avons énoncés le lecteur aura reconnu bien des postulations théoriques afférentes à la déclinaison de l'éventail des différents systèmes philosophiques ultérieurs qui en exploreront les méandres subtils.

    En cette chronique nous n'irons guère plus loin que les deux premiers numéros génératifs. La monade pythagoricienne est-elle principielle ou matérielle ? Le mot monade est après Leibnitz chargé de tant substance que nous avons du mal à entrevoir le processus pythagoricien – du moins tel qu'il est rapporté par Diogène Laërce d'après des écrits d'Alexandre – d'indétermination de la dyade. Nous comprenons parfaitement qu'avec l'entrée de la dyade nous sommes en un processus de matérialisation de l'Intelligible, mais nous savons aussi que la la monade pythagoricienne sera aussi appelée dans le cercle étroit – mais essentiel des disciples de Pythagore – l'Un, mais un Un qui sera soumis tout en les générant aux forces organisationnelles du Pair et de l'Impair.

    La nomination de l'Un pythagoricien équivaut donc de fait à une exaltation panthéiste de la matière. Mais la matière organique primordiale serait autant constituée d'éléments matériels que divins. Nul n'a mieux exprimé cela que Gérard de Nerval dans le quatorzième vers de son Sonnet intitulé, Vers Dorés :

    Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres.

    L'histoire du romantisme français serait d'ailleurs d'après nous à récrire selon cette optique parménidienne. Songeons à Hugo et à sa grandiose poétique de la métempsychose, certes entachée de christianisme, mais si proche des déclarations du mage de Samos racontant ses vies antérieures.

    De même les étranges interdits alimentaires et vestimentaires de Pythagore s'interprètent selon cette affirmation que les dieux sont au-dedans des choses et des êtres vivants. L'on ne peut pas se laisser mourir de faim mais l'on peut s'abstenir de viande et de sang. Il faut voir en ces préceptes autant la reprise de vieilles coutumes religieuses orphiques que le désir de se rassembler et de s'éloigner des hommes.

    La position de Pythagore est très ambivalente par rapport à la Cité. Le Sage est désigné par sa sagesse même pour, sinon présider, du moins surveiller et guider de près les destins de la Cité. Mais l'on a l'impression que Pythagore, à chaque fois que fois qu'il entrait en désaccord avec les dirigeants d'une ville, préférait partir s'installer ailleurs qu'entrer dans une lutte politique frontale. Il est sûr que si l'on refuse de verser le sang l'on est très mal armé pour se lancer dans une guerre civile.

    Mais revenons au Un pythagoricien qui n'est pas Multiple mais qui s'y résout si vite ! L'on a l'impression que les Nombres sont dans leur écoulement infini comme autant de batailles d'arrière-garde et de retardement pour empêcher une parfaite congruence entre l'Intelligible et la substance. Alors que les Idées platoniciennes sont à entrevoir comme une gradation infinie qui permet par multiples étapes d'opérer la montée du monde sensible au monde intelligible, la métaphysique pythagoricienne suivrait exactement le même mouvement mais en sens inverse. On ne monte pas les escaliers on les descend marche par marche et plus on les descend plus on éloigne le point d'arrivée.

    André Murcie

     

    L'ENIGME PYTHAGORE.

    HENRIETTE CHARDAK.

    La vie et l'oeuvre de Pythagore

    et de sa femme THEANO.

    450 pp. Janvier 2007.

    PRESSES DE LA RENAISSANCE.

    On ne peut pas dire que j'ai été attiré par le sous-titre et la couverture, une reproduction d'un fragment de tableau de Dante-Gabriel Rossetti que j'adore pourtant, l'ensemble forme une composition kitchlosophique assez répugnante, mais enfin la bibliothèque municipale n'offrant pas pléthore de bouquins sur Pythagore, j'ai résolu de traverser mon champ de fèves, et d'en faire le premier degré de mon initiation pythagoricienne personnelle.

    Bien m'en a pris, je n'avais pas lu vingt pages que j'étais décidé d'aller jusqu'au bout. Certes Henriette Chardak n'est pas une spécialiste de la pensée de Pythagore, elle n'est pas du genre tout lu / tout compris / je vous explique. Pour la lecture vous pouvez lui faire confiance, elle est même remontée assez loin et s'est permis de feuilleter des auteurs qu'un docte professeur d'université n'aurait pas cité, Edgar Poe par exemple.

    Pour la compréhension, il est clair qu'à l'origine elle n'y a entravé que couic. Heureusement. Car elle a cherché. Elle s'est même livrée à ce genre d'enquête spécifiquement et hérodotiquement grecque d'aller voir par elle-même, et suivant les conseils de Platon de se faire sa petite idée personnelle sur la question. A part qu'avec Pythagore, pour démêler l'imbroglio de la chevelure de la comète, il est difficile de saisir l'écart infime et essentiel entre l'Idée et l'Idole.

    Maintenant si vous vous attendez à de fulgurantes révélations sur la pensée du Maître vous pouvez vous recoucher. Heidegger nous a certifié que la lumière libérée par la bombe atomique s'aperçoit pour la première fois dans le poème de Parménide, pour l'inspirateur de l'Eléate il faudra vous contenter de la lueur tremblotante de la lampe à huile que Saint-John Perse revendique pour le poëte. Les reflets d'une clarté trop vive sont parfois aveuglants, une petite lampe de poche portative tenue avec une ténacité maladroite peut dévoiler bien des ombres de la plus obscure caverne.

    Henriette Chardak cherche à comprendre. Elle se pose quelques questions simples. Comment Pyhtagore est-il devenu Pythagore, ou pour reprendre une vision heideggerienne quel fut son chemin de pensée ? Quels tours et détours a-t-il accomplis pour parvenir à ce point ultime où il n'apprend plus mais il énonce, par lequel il ne récolte plus les informations mais par lequel il les ordonne. Mais surtout ces deux autres, fondamentales, qu'a-t-il dit au juste et qu'a-t-il voulu dire ?

    Pour ce qu'il a dit vous ferez avec ce qui nous reste. Pas de documents directs, ou très peu même si l'on fait semblant de croire que ses Vers dorés sont venus directement de son calame à nous. Pythagore n'écrivait rien sur le tableau noir de l'ignorance. Il parlait les disciples se taisaient, écoutaient et tâchaient de retenir. C'était pour eux la meilleure manière d'ingurgiter la rosée de la science et de la recracher à leur propre sauce après l'avoir transformée à leur propre image. Le Maître n'était pas un gourou. Il n'attendait pas que les disciples ressortent le cours à la virgule près. La dissidence intellectuelle était favorisée.

    Henriette Chardak nous présente un chef de secte sympathique, attentionné, ouvert, peu enclin à pontifier, de toute modestie, qui n'exerce aucune autorité dictatoriale sur ses élèves. Une vision peut-être un peu idéale qui colle trop bien à notre mentalité de modernes apeurés par toute formes d'autorité supérieure et naturelle que nous confondons vite avec les relations de pouvoir. De même la secte qui compta jusqu'à trois cents membres dégage l'aspect d'une joyeuse colonie de vacances sans cesse partagée entre de passionnantes heures de travail intellectuel et une vie communautaire des plus agréables.

    Ce club Méditerranée quatre étoiles de la pensée philosophique ne devait pas être aussi éthéré que la lecture d'Henriette Chardak le laisse supposer. Si l'histoire se termine mal par l'assassinat d'une quarantaine de fidèles et la destruction des bâtiments, cela n'est pas dû au seul ressentiment d'un riche rustre vexé d'avoir été évincé des réjouissances habituelles. Les exactions commises envers les Pythagoriciens s'inscrivent dans une réalité politique beaucoup plus complexe. L'auteur délaisse quelque peu cet aspect de la problématique : les luttes d'influences que se livrent en sous-main Athènes et Sparte sont nommées mais pas explicitées.

    De même quid de la contradiction, apparemment insoluble entre la pédagogie de la secte envers les enfants de la cité, égalitaire par sa gratuité, révolutionnaire par sa mixité, et le parti-pris élitiste et aristocratique du gouvernement de la ville ? Lutte de classes, pouvoir personnel et démocratique, Crotone n'échappa point aux tumultes qui agitaient les centres urbains de la Grande Grèce. Il se peut que Pythagore ait été dépassé par son utopie philosophique et qu'il n'ait à un moment plus rien maîtrisé du tout. Il est étrange de penser que Platon ne fasse aucune référence explicite aux mésaventures de Pythagore dans sa République. Il est vrai que dans le Sud de la botte italique les Pythagoriciens, même s'ils ont parfois investi les sénats ou assemblées locaux, n'ont pas été directement au pouvoir mais à côté du pouvoir. Ce qui ne signifie pas non plus à ses côtés. Les centres pythagoriciens étaient des espèces de laboratoires expérimentaux en avance sur leur temps, il ne paraît pas qu'ils aient tenté d'aligner les cités sur leur modus vivendi. Point trop n'en faut. Toujours est-il qu'un jour l'équilibre politique fut brisé et le vase de Tantale déborda.

    Henriette Chardak est beaucoup plus à l'aise avec l'intime. La vie de famille de Pythagore nous est dévoilée dans ses moindres détails. L'immonde phallocrate qui sommeille en votre cerveau vous aura sevré du souvenir de la féminine présence de Théano auprès de notre philosophe. La voici devant nous, l'autre moitié du ciel de Pythagore. Qui se conduit en parfait gentleman. Roméo et Juliette, Tristan et Iseut sans les dramatiques circonstances qui leur gâchèrent la vie. Un couple idéal, indestructible aussi à l'aise à coucher une équation sur un papyrus qu'à faire l'amour et des enfants avec passion et célérité. Tout ce que vous n'avez jamais osé vivre avec votre unique partenaire, nos deux tourtereaux l'accomplissent sans faillir. Un véritable rêve de militante MLF. Henriette Chardak dore un peu la pilule car à lire entre les lignes l'on a l'impression que c'est Théano qui engendre à elle toute seule le nombre d'or.

    Chaque année, rien qu'en France, des dizaines de milliers de collégiens s'initient aux subtilités ( toutes relatives ) du fameux théorème de Pythagore. Nous n'avons guère l'impression que l'ensemble de notre jeunesse ressorte transformée de cette confrontation. Quant à l'apprentissage des tables de multiplication au cours primaire il s'apparente davantage à une suite infinie de séances de tortures mentales qu'à une révélation mystique chez nos puînés.

    En quoi Pythagore se trouva-t-il commotionné de sa propre trouvaille ? Qui s'apparente d'ailleurs à une longue recherche. C'est ici qu'Henriette Chardak domine totalement son sujet. Je ne pense point, que pas plus que ma modeste personne le fait de savoir que la somme des deux carrés des deux côtés du triangle soit égal au carré de l'hypoténuse, lui ouvre des horizons illimités. Je subodore même qu'elle a écrit son livre pour comprendre pourquoi toute la vie de Pythagore est restée scotchée à l'énonciation de quelques pertinences arithmétiques, géométriques ou mathématiques du même ordre.

    C'est que nous explique-t-elle, pour Pythagore le nombre est la réalité même du spectacle du monde. Sous la matière Platon entrevit l'Eidos, bien avant lui Pythagore y aperçut le nombre. Comme l'inspecteur de police qui cherchait la femme sous le cadavre de chaque crime, Pythagore déchiffrait le nombre de chaque chose, et la complexe relation chiffrée – aujourd'hui nous parlerions d'algorithme – qui relie plusieurs choses entre elles. Si les nombres Pi et Phi sont inachevables, c'est justement parce qu'ils relient un nombre infini de choses ( ou de nombres ) entre elles. Inachevables donc, non pas parce que l'on peut toujours ajouter un à n'importe quel nombre de nombres de choses, mais parce que l'acte même de dénombrer l'algorithme total du monde est le nombre même qui ajoute un objet supplémentaire à la collection qu'il tente d'établir. L'acte d'achever quelque chose inachève la chose puisque clore une chose consiste à nécessiter un autre acte d'achèvement pour combler l'acte d'inachèvement que l'on opère en l'achevant.

    Pythagore ne cherche pas à prouver que 1+1 = 2, mais que ce 2 n'existe que parce que l'acte opératoire du 1+1 qui égale deux n'est pas lui-même pris en compte dans l'addition, le résultat est bien 2, mais il reste encore l'opération elle-même qui se retranche et s'exonère du 2, et induit le trois, qui lui-même... et ad libitum. Voilà pourquoi à chaque fois il a besoin de nommer ce que représente le nombre nouveau. Vingt cinq siècles plus tard, Cantor qui essaiera de passer outre l'infini des nombres se retrouvera embarqué dans une nouvelle énumération, car le chiffre qui englobe l'univers contient tout, sauf l'acte qui le produit et le détermine. Face à ce nouvel escalier interminable notre moderne mathématicien sombrera dans la folie.

    Pythagore qui débute dans le métier ne connaîtra point le même découragement. Il imagine bien que la tâche sera ardue mais il pense que lui ou quelque suiveur disciple arrivera au bout de l'énumération. Il s'est aussi gardé une porte de secours, en haut de l'escalier il n'exclut pas de rencontrer les Dieux. Et si par hasard ceux-ci n'étaient pas au rendez-vous, il suffirait d'en prendre acte par un zéro pointé, et de redescendre en courant vers la première marche et de proclamer que le Un originel est le Monos indépassable. Le serpent ne se mord pas la queue, il a un sens puisqu'il a toute sa tête à lui.

    Pythagore qui a beaucoup voyagé – et avec Henriette Chardak, nous le suivons partout où la légende symbolique l'a mené – a rencontré le monothéisme religieux. Son coup de force sera de tordre le cou au reptile nauséabond - qui comme le ver de terre qui reprend vie après avoir été coupé en plusieurs morceaux voit ses tronçons se perdre en des directions opposées - et d'infliger à la pauvre bestiole agonisante une cure forcée d'amaigrissement. Au monothéisme religieux il substitue le monothéisme philosophique. C'est beaucoup moins contraignant et beaucoup moins prise de tête. C'est en cela que le pythagorisme se sépare de l'orphisme, ou pour l'énoncer d'une façon plus provocante c'est cette réduction du python apollinien au python philosophique qui constitue le principal apport de Pythagore à l'orphisme.

    Nous ne sommes pas sûr que Pythagore lui-même ait tout à fait compris le sens de ses actes. Un peu comme le bébé Héraklès qui depuis son berceau étrangle les deux ophidiens envoyés par Héra. Hercule s'amuse sans comprendre. Mais c'est normal, il est déjà, même tout petit, le dieu qu'il deviendra. Pythagore ne jouit pas d'un tel privilège. Il s'invente bien l'immortalité évanescente à coups redoublés de réincarnations ou de métempsychoses, mais entre nous soit dit, l'apothéose sous forme de poireau ce n'est tout de même pas très classe !

    Dans les portraits philosophiques, Pythagore jouit d'une place à part. Il pâtit du rôle du précurseur. Il annonce la prestigieuse lignée qui va suivre mais il n'en fait pas partie. Il est le philosophe désincarné. A tel point que l'on se complaît à le mettre, dans la série des fantômes illustres, en parallèle avec Jésus Christ. Henriette Chardak s'est livrée à un prodigieux travail de réinsertion dans la trame historique de la philosophie. Elle montre à merveille comment les autres philosophes qu'il a connus, croisés, rencontrés, inspirés s'inscrivent à sa suite. L'on oublie qu'il fut le contemporain de Parménide et d'Héraclite, et tout ce que les altières figures d'un Philolaos ou d'un Archytas de Tarente lui doivent.

    ( 2009 / in A table Pythagore )

    LE NOMBRE D'OR. DOM NEROMAN.

    248 pp. Collection : LES LIEUX DE LA TRADITION.

    DERVY. 2001.

    Que ne raconte-t-on sur cet admirable nombre d'or ! La figure géométrique du Parthénon serait inscrite dans son mystérieux rapport. Il serait la clef de la beauté. Platon nous ayant appris que celle-ci n'est que l'autre nom de la vérité, il suffit de pousser le raisonnement jusqu'en ses plus extrêmes limites pour décréter que celui qui comprend les arcanes de ce nombre mirifique détient la formule de la structure absolument divine de l'univers.

    Qu'en est-il au juste ? Car en mathématiques c'est la justesse du résultat qui compte. Les professeurs de cette obscure matière ont beau affirmé que ce qui est le plus important c'est la compréhension de la démarche de la démonstration il ne vous en mette pas moins un zéro vengeur si au final vous vous écartez d'un simple chiffre après la virgule. Comme quoi contrairement à ce qu'ils prétendent, ils professent, eux les grands rationalistes, une mystique du résultat, somme toute assez pythagoricienne. Maintenant chers lecteurs ne croyez pas que ce paragraphe soit dû à un vil ressentiment éprouvé à l'encontre de mes anciens maîtres qui ne m'ont dispensé au cours de ma scolarité que des notes extrêmement éloignées de la moyenne ( par défaut ). Nous sommes en ce qui semble un aparté souriant au coeur même de la problématique du nombre d'or.

    Nous y reviendrons. Avant de nous lancer dans le vif du sujet, permettons-nous un détour vers Dom Néroman illustre astrologue du vingtième siècle surtout connu pour ses travaux sur la lune noire. L'on sait que Jean Carteret porta à sa zénithale apogée interprétative l'établissement d'un tel concept qu'il déclina sous sa forme poétique. Les mathématiciens modernes renvoient bouler Dom Néroman à ses chères études et à ses prétentions œcuméniques quant aux vertus supposés du Nombre d'Or. Selon eux, le nombre d'or ne serait qu'un irrationnel pas plus remarquable que d'autres objets mathématiques qui n'auraient pas eu la chance d'accéder à une gloire aussi universelle, mais qu'ils mériteraient tout autant, pas plus, ni moins. Accordons-leur confiance. Mais remarquons que lorsqu'ils se mettent à exposer les applications de ce nombre starisé dans l'imaginaire collectif, leurs explications recoupent exactement les développements de Dom Néroman. Nous en déduirons que si nous pouvons nous interroger sur les conclusions philosophiques que notre auteur tire de ses démonstrations mathématiques, celles-ci restent dans la stricte orthodoxie algébrique.

    Mais peut-être conviendrait-il de rendre à Pythagore ce qui lui est attribué par une antique tradition. Encore faudrait-il que la personnalité historiale de Pythagore soit plus affirmée. On en a douté, l'on a à plusieurs fois prétendu qu'il ne serait qu'un fantoche symbolique mis au point par la secte métaphysique qui se réclamait de lui... Le fait qu'il se soit refusé à écrire des livres, privilégiant une ésotérique transmission orale à quelques rares disciples astreints à de longues années d'abstruses méditations avant de recevoir de la bouche même du maître les doctes révélations finales, ne nous aide pas à délimiter au mieux et son personnage et sa pensée...

    Qu'est-ce que le nombre d'or au juste ? Ce ne serait pas à proprement parler un nombre – bien que nous pouvons l'identifier comme étant d'une valeur approchée de 1, 601803... - mais l'expression d'un rapport, d'une proportion. Son établissement provient de l'irréductible problématique de la pensée grecque à passer du Un au Multiple.

    Très naïvement dirions-nous, il suffit de sauter au deux et puis au trois ! Exactement, à part que les grecs auraient plutôt écrit : aux deux, aux trois, aux quatre, car ils concevaient la pluralité du nombre bien plus pluriellement que nous. Symboliquement nous écrirons que le deux n'existe pas en grec, les deux oui. Par une ironique expression de notre langue nous ne possédons que les uns. Les autres aussi d'ailleurs.

    L'Un grec n'est pas un nombre. Mais une réalité indivisible qui ne saurait ni se diviser ni se multiplier par scissiparité comme les cellules biologiques. Le nombre suppose la pluralité. L'Un grec en tant qu'il s'oppose à la multiplicité ne saurait être confondue avec celle-ci. L'Un grec, isolé en sa tour d'ivoire, est une blanche dame qui en sa chasteté légendaire se refuse à s'accoupler avec elle-même pour donner le jour à une débauche monstrueuse de piétaille élémentale... L' Un grec est à l'image de la vierge Artémis et non de la prolifique Gaïa.

    Pour procéder du Un au Multiple il faut passer par une opération mentale : la dyade. Le(s) deux conçu en tant que départ de l'engendrement de la multiplicité. Un peu comme Socrate qui communiquait avec la sagesse divine par l'entremise de son fameux démon.

    Dans la physis, le problématique du Un au Multiple ne pose point trop de problème. Il suffit de ranger la multiplicité des éléments chaotiques dans l'impermanence des choses. Un égale être, deux égale temps, clignerait de l'oeil Heidegger. Pour contrer l'impermanence de ces millions de brins d'herbes qui poussent, croissent, grandissent se fanent et meurent, Platon risquera la forme absolue et intransitoire de l'Herbacée absente de tous bouquets. Avec un H majuscule s'il vous plaît.

    Mathématiquement la représentation du passage de l'Un au Multiple aurait pu être géométriquement signifié par le bond épistémologique du point à la ligne. Mais la ligne qui est formée d'une infinité de points n'est-elle pas une simple vue de l'esprit ? Existe-t-elle en tant qu'intelligibilité lorsque je la plaque sur la multiplicité du monde ? La ligne droite qui conduit d'Athènes à Sparte n'est-elle pas qu'une représentation du chemin supposé censé joindre la capitale de l'Attique à celle du Péloponnèse ?

    Une vue de l'esprit équivaut-elle à une opérativité en action sur le monde ? Thalès avait déjà répondu oui. Mais l'esprit fureteur et pratique des grecs ne se laissa pas aller à admettre si simplement une telle solution. Dans son calcul de la hauteur pyramidale les grecs furent plus séduits par le calcul proprement dit en tant que gymnastique manipulatoire intellectuelle du monde que par l'appareillage conceptuel qui détermina in abstracto sa réalisation.

    Mathématiquement donc l'on matérialisera le passage du Un au Multiple par un segment de droite AB qu'il suffisait de découper en deux par l'adjonction d'un point C. Génie de la simplicité grecque qui donne comme image de la multiplication l'art d'opérer une division ! Mais cette logique est compréhensible : une partie du Multiple ne peut se concevoir qu'en tant que fragmentation d'une totalité.

    Se pose alors un problème qui, s'il n'est pas réglé à la manière du glaive d'Alexandre sur le noeud gordien, risque de devenir un imbroglio pharamineux. A quel endroit du segment AB dois-je poser mon point C ? N'importe où ou à un point précis ?

    Raisonnons par l'absurde. Si je le plante n'importe où, n'aurais-je pas la malchance de le mettre par un pur hasard sur le seul point précis où il ne fallait pas ! Car il existe bien, pour un grec, un point précis d'intersection sur lequel il est inutile de couper le segment AB en deux. Ce serait un coup pour rien, une balle – pardon une flèche – à blanc. Ce point précis c'est évidemment le milieu. Ce point précis hante le mathématicien grec, car il n'est pas celui de la division ou celui de la multiplication, mais celui de l'identification.

    En effet si je coupe le segment AB de telle manière que AC = CB, je ne fais que reculer le problème à l'infini. Je n'obtiens pas deux segments, mais deux segments identiques, un segment AC qui n'est que la reproduction du segment CB, et vice-versa. Une double image d'un segment n'est pas plus un segment qu'une photo en couleur d'une jeune fille dénudée n'est le même délice que la même jeune fille nue dans vos bras. Goûtez la différence et sachez l'apprécier. Zénon exprimera l'absurde d'une telle position qui pourrait très vite tourner à votre désavantage si vous devez vous contenter des seins glacés de la tigresse de papier. Vlan, encore le fameux mais non fumeux apologue de la flèche obligée à chaque instant de couvrir la moitié de la distance qu'elle se doit de parcourir pour atteindre son but. Bref l'image segmentée de l'image segmentée de l'Un se perd dans l'infinité de son propre duplicata qui se confond avec lui-même. Gageons qu'à l'instar de Mallarmé vous risquez de penser davantage «  à l'autre de chair humain et parfumant » !

    Je découperai donc mon segment AB en n'importe où sauf en son milieu ! Echapperais--je ainsi à ma belle ou l'aurais-je échappé belle ? De cette sage décision je déduirai deux déductions. Premièrement l'un de mes deux segments sera obligatoirement plus grand que l'autre. Et deuxièmement cette peur : arriverai-je toujours à tracer un segment plus grand que l'autre ? Est-ce que trompé par mes sens je ne pourrais pas tracer encore par un pur et regrettable hasard deux segments irréprochablement égaux ?

    Pour éviter une telle répétition je ne peux que prendre la décision de ne pas renouveler mon erreur : je dois faire en sorte que mon point C soit placé en un endroit tel que sa position entraînera que le rapport de supériorité d'un segment sur l'autre soit d'une évidence intelligible. C'est à penser que mon point A se situe dans l'espace géométrisé de la réalité sub-lunaire et mon point B dans l'éther divin du pur Hélios !

    Empiriquement je propose deux solutions : un point C plus près de A ou un autre plus proche de B. Deux solutions que les écoliers transcriraient sous la forme :

    AC > CB ou AC < CB

    Etrange manière que de procéder du Un au Multiple de deux manières si contradictoirement distinctes. Mais si j'ai deux façons de transiter du Un au Multiple, cela signifie qu'elles sont de fait identiques. Ce qui signifie que ce n'est ni la proximité de A ni la proximité de B qui sont opératoires mais la notion intelligible de proximité elle-même. En clair mes deux annotations s'équivalent :

    AC > CB ( équivaut à ) AC < CB

    J'ai emprunté une route adéquatoire qui passe exactement en plein milieu de la notion du même. Je suis revenu à mon point de départ dans l'ornière de mon segment divisé en deux moitiés égales. Au moins aurai-je touché du doigt l'aporie de la coïncidence des oppositions qui définit que les extrêmes qui s'attirent se repoussent également.

    Si je désire que le problème ne soit pas insoluble, il faut que je le résolve d'une manière qui ne soit pas accidentelle. Le point d'impact C doit s'imposer en toute logique. Pour le moment nous avons tourné autour du pot mêlant en notre démarche logique et épistémologie.

    Ne recherchons plus la position précise de C. Qu'importe que ce soit plus prêt de A ou de B : ce que nous devons trouver c'est un rapport d'équilbre entre trois points A, B, C, et donc le rapport algébrique entre leurs segmentisations respectives, ente AB et AC, entre AC et BC et toutes les autres possibilités, jusqu'à ce que soit algébriquement déterminé un rapport de valeur opératoire qui revienne toujours en tant que signe distinctif que quelque chose d'opératoire a eu lieu. Une espèce de constance, un invariant, applicable à toute situation particulière de telle manière que ce signal apparaisse dès que la séparation symbolique du Un et du Multiple soit effectué.

    Pour les calculs je vous renvoie à vos chères études, pour les moins doués vous trouverez en trois minutes sur plusieurs sites du net les adéquates démonstrations opératoires d'une limpidité outrageante.

    Cet invariant opératoire équivaut à 1, 61603... Sa valeur numéraire nous importe peu, ici. Son existence nous apprend que l'on ne passe pas du Un au Multiple par hasard. Il existe une structure mathématique qui puisse codifier cet acte particulier de portée métaphysique. C'est-à-dire un acte qui se peut accomplir très naturellement, mais que la la tradition philosophique grecque, selon ses propres circonstances historiales a rattaché à ses présupposés pragmato-aporiques.

    Quelle est la particularité algébrique de ce nombre ? Pour nous modernes elle est très simple. Enlevez au carré de ce nombre, ce nombre même. Retranchez 1 à votre résultat et vous obtenez 0. En d'autres termes l'opérativité exponentielle de ce nombre s'ajoute à ce nombre et à l'Un, de telle manière que si l'on ôte l'Un il reste zéro. Le nombre d'or est bien le signe de sa propre multiplication exponentielle mais il n'atteint en rien l'unité primordiale de l'Un. Le Multiple est bien fondé en lui-même, en son exponentialité symbolique, en son étant, en toute séparation de l'être.

    Le Multiple n'est donc pas le même que l'Un. Nul doute qu'avec Pythagore nous sommes au coeur de la philosophie platonicienne ! Notre zéro algébrique est le signe de la nature de l'autrêlité du Multiple. Eussent-ils connu la notation du zéro, les Grecs se seraient-ils pris pareillement la tête ? Ils auraient transmué les vertus de la monade primordiale dans le zéro et le Un eût été le signe du départ de la numération du Multiple. L'unicité négative du zéro les aurait contraints à la vision d'une théologie monothéique négative alors que la problématique du Multiple à partir du Un initial les a conduits à une théogonie polythéiste.

    Dom Néroman salue en le nombre d'or sa faculté foisonnante reproductrice et génératrice. Il entre d'après nous en contradiction avec lui-même, lorsque par la suite après avoir démontré que le nombre d'or est celui de la procréation générationnelle du vivant et des formes de l'Intelligible, il se met à affirmer par une régression tautologique de sa pensée, qu'il tient pour preuve aristotélicienne d'un moteur divin négativement immobile, ces mêmes éléments dont il vient de dénombrer la présence germinative et structurante dans le champ intelligible du réel. Ce genre de pensée qui se dé-pense au fur et à mesure qu'elle se construit est très révélatrice de l'histoire de la pensée occidentale dont le départ préphilosophique typiquement grec sera peu à peu phagocyté par la pensée thélogicio-philosophique du christianisme.

    André Murcie.

    Les mésaventures de la pensée heideggerienne, ces dernières années mises à l'index pour son retour originel vers la pensée grecque nous rappelle que le combat pour le rétablissement d'une pensée païenne et polythéiste n'est pas encore gagné. Nous initions cette opérativité parce qu'elle nous paraît être l'indispensable concomitance préalable au redéploiement de l'Imperium Romanum.

    ( 2009 / in A table Pythagore )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 9

    CHRONIQUES

    DE 

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 009 / Novembre 2016

    CAUSE DU PEUPLE

    LES NOUVEAUX PARTISANS

    HISTOIRE DE LA GAUCHE PROLETARIENNE

    Par des Militants de Base

    ( Editions Al Dante / documents )

     

    L’est des silences significatifs. Celui qui entoure depuis près d’un demi-siècle l’aventure de la Gauche Prolétarienne n’est pas dû au hasard. La radicalité révolutionnaire n’est plus à l’ordre du jour. L’option ne fait plus partie du logiciel démocratico-capitaliste en vigueur qui a contaminé les organisations progressistes jusqu’à la moelle. Un véritable sida mental pour lequel il n’existe pas de trithérapie efficiente. Les canons à neige d'un oubli savamment entretenu ont enseveli la geste révolutionnaire de ce groupe politique qui, s'il enflamma les esprits de toute une jeunesse indocile et des pans entiers de la société française, attisa encore plus les craintes les plus vives chez les possédants.

    Des militants de base. Par la force logique des choses. La GP n'a pas échappé au destin commun : le poisson pourrit par la tête. C'est une des lois de la lutte des classes. Toute organisation de combat révolutionnaire doit se méfier des tendances mortifères d'usures bureaucratiques qui sous couvert d'une meilleure organisation tactique permettent à une fraction de prendre le pouvoir et de pervertir les orientations originelles qui suscitèrent son apparition.

    La GP était bicéphale, une direction en grande partie composée de fils de la bourgeoisie biberonnés dans les grandes écoles et dévoyés par l'idéologie marxo-communiste, et une foule de militants exaltés et excités par l'échec de mai 1968 qui n' attendaient qu'un signe pour recommencer la grande sauterie. Un groupuscule comme tant d'autres qui se démarqua très vite de ses semblables. L'on n'a rien sans rien. Aux forces policières du Capital, la GP opposa la violence des masses. Cocktails molotovs, barres de fer, manifestations sauvages, affrontements avec les gardiens de l'ordre musclé, séquestration des patrons et des cadres, sabotages, occupations des usines, enlèvements, la liste des méfaits de la GP est aussi longue que tonitruante...

    De 1968 à 1974, les faits d'armes s'enchaînèrent sans discontinuer. Après la mort du militant Pierre Overney assassiné devant les usines Renault, la GP oscilla : fallait-il passer à la lutte armée ? Ce fut ce saut qualitatif que la direction refusa de franchir. Ses membres repentis s'en retournèrent dans leur milieu d'origine. Le système les récupéra et leur offrit en compensations émolumentaires les strapontins médiatiques. Devinrent des enfumeurs de service et, en peu d'années, les serviles chiens de garde idéologiques du libéralisme...

    Les militants de base dégoûtés, désorientés, se retrouvèrent gros jean comme devant. En quelques années les organisations de masse – comités de lutte des usines, comités Palestine, comités de quartier, Secours Rouge, Groupement Information Prison... se délitèrent et finirent par mourir de leur moche mort. Des cendres dispersées de la GP, mais aussi d'autres fractions anarchisantes partisanes de l'action directe, naquit la mouvance autonome, mais ceci est une autre Histoire.

    Des militants de base. Pas d'anciens combattants qui se remémorent avec nostalgie les frasques et les coups d'éclat d'une jeunesse évaporée. Privilégient les faits – exposés chronologiquement – et les analyses. Ne prennent que très peu la parole et ne la gardent pas longtemps. A tel point qu'il aurait été peut-être plus logique - au lieu d'en fractionner le déploiement - de donner in extenso et comme en introduction l'ensemble des textes contenus dans les Cahiers Prolétariens qui furent les outils de réflexion théorique suscitée par les actions passées et à venir.

    C'est que l'existence de la GP est riche d'enseignement. Son action fut loin d'être ridicule. Peut-être y avait-il dans la tête des militants le rêve un peu naïf du grand soir, de la grande insurrection apocalyptique, de la prise du pouvoir par les armes, armée du Capital contre armée du Peuple. Souvent les schémas de base exigent afin d'arriver à leurs objectifs initiaux quelques modifications. La GP portait en elle de par sa perméabilité aux luttes sociales la possibilité de telles réactivités correctrices. Notamment de par sa sensibilité anarcho-spontanéiste qui fut une constance du mouvement ouvrier français avant sa confiscation par les états-majors lénino-staliniens. C'est cette adaptabilité aux circonstances qui fit d'elle un point incontournable de cristallisation et de ralliement. D'une partie des éléments les plus lucides et les plus décidés des couches populaires. Mais aussi de toute une fraction de l'intelligentzia. Notamment de ses figures les plus symboliques. La GP fut en quelque sorte gramscienne avant l'heure, suscitant par ses actions énergiques, un glissement culturel des élites vers l'idée toute simple que l'on ne réforme pas le capital de l'intérieur mais que l'on se doit d'instituer à chaque instant, en chaque lieu de sa domination, un rapport de forces intellectuel et physique suffisant à son encontre pour lui interdire toute progression et le forcer à entamer repli et régression.

    Quarante ans après, l'histoire de la Gauche Prolétarienne semble relever de la préhistoire. Les idées démocratico-libérale sont devenues les vecteurs axiomatiques indépassables de toute réflexion politique. La droit de refus est perverti en droit de vote, l'exercice de la violence politique en condamnation morale du terrorisme. Tout débat est biaisé. Les forces révolutionnaires de transformation du mode sociétal libéral ont été laminées. Celles qui se revendiquent d'un bouleversement radical de la société sont victimes des contradictions les plus insurpassables et des confusions les plus pitoyables. L'idéologie capitalo-libérale se joue des générosités les plus estimables. Elle a dressé un labyrinthe mental et géopolitique des plus contraignants. Elle ne possède aucune visée à long terme hormis la prolongation infinie d'une totale appropriation des richesses collectives. Pratique à grande échelle le vol, le viol, le pillage. Prend tout et tout de suite. Praxis à court terme, au plus offrant. Se rit et se joue de ses propres contradictions puisqu'elles sont aussi les vôtres puisque, globalité planétaire oblige, vous en êtes traversés, victimes et englobés. A vos corps et esprits défendant. Fait feu de tous bois, de la modernité technologique comme des vieilles lunes religieuses. L'a toujours un dur os à moelle ou un nouvel et tendre cartilage à vous jeter, manière de vous occuper, et de susciter d'intenses controverses avec vos pairs. Ecologie de carton pâte, et surdéveloppement durable, soyez pour, soyez contre, cela n'a aucune importance et ne fait pas sens car il vous manque un point de délimitation stable et intangible.

    Ce livre sur la Gauche Prolétarienne vient à point pour démontrer que sans franchir le fil rouge indicateur de la violence révolutionnaire, vous tournerez sans fin en rond dans le cercle de votre impuissance, tel le lion du cirque arpentant sa cage aux barreaux de fer. Le Système l'a bien compris, compte sur les gardiens armés de fusils pour vous ôter toute envie de forcer la grille qui vous emprisonne. Sait se faire comprendre à demi-mots. Nul besoin de tirer. Sauf dans les grandes occasions et les cas désespérés. Comme vous n'êtes pas idiots vous avez intériorisé la menace. Vous jurez que l'on ne vous y prendra pas. D'ailleurs, c'est une des rares fois où vous tenez vos promesses. Comme par hasard. La peur est bonne ou mauvaise conseillère. Tout dépend de l'endroit où vous stationnez le curseur. Souvent vous faites semblant de ne pas comprendre, de ne pas savoir, de ne pas voir. Nous sommes dans l'ère des amalgames analytiques contre-nature et des inconséquences comportementales.

    La GP ne fut pas sans défauts, déviances moralinatrices, phagocytation marxo-maoïste contre-productive du discours et de la pensée, organisation hiérarchisante, contribuèrent à sa déliquescence interne comme au dépérissement de son inscription externe dans la conscience des masses. Toutefois comparée aux galimatias organisationnels et idéologiques qui s'ensuivirent elle reste exemplaire. Serait temps d'en tirer et de mettre en pratique sa leçon essentielle : la nécessité élémentaire et élémentale d'un emploi discursif et praxistique de transformation du dialogue actuel de collaboration de classes en physiques et symboliques menées de ruptures opératoires dans les fins de réaliser le rapport de force nécessaire au déploiement de nos propres volitions imperiumiques. Ne l'oublions pas l'Histoire n'est pas un dîner de gala. Nos ennemis le savent. Ne le crient pas sur les toits. Mais n'hésitent jamais à mettre le précepte en pratique sans tergiversation ni faux-semblants dès que cela leur paraît nécessaire. Une grande leçon de choses concrètes à retenir.

    Ce livre est à lire et à méditer. Tombe dans le discours ambiant comme un aérolithe dans la fondue aux fromages avariés de la réflexion contemporaine. Ne m'étonnerait pas qu'il soit victime d'une conjuration du silence aussi épaisse qu'un fog tatchérien sur l'hiver londonien. Sa grandeur et ses limites résident en son aspect purement historique. Traite simplement de son sujet d'étude. Ne donne pas de leçon pour aujourd'hui. C'est au lecteur d'en définir et tracer les extrapolations nécessaires. Les auteurs restent en cela fidèles à la philosophie qui présida à la formation de la Gauche Prolétarienne. Il ne suffit pas d'analyser, il ne suffit pas de dire, il ne suffit pas d'expliciter, de pérorer ou de vaticiner. Pour empêcher que les paroles les plus attentatoires ne deviennent lettres mortes, il convient de faire.

    André Murcie / Août 2015.

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LA PHILOSOPHIE

    A L'EPOQUE TRAGIQUE DES GRECS

    FRIEDRICH NIETZSCHE.

    243 pp. FOLIO ESSAIS. N° 150. Septembre 1997.

    Eblouissant. Soixante-dix pages d'un livre qui devait être le pendant de La Naissance de la Tragédie et que Nietzsche abandonna pour voler vers d'autres préoccupations plus personnelles. A notre grand dam. Mais enfin cela ressemblait trop à un livre de professeur, et pas assez à ce que Nietzscle appelait un philosophe.

    L'on y retrouve le jeune Nietzsche, encore tout ébloui de sa lecture de Schopenhauer, et préoccupé du destin des allemands. Car si Nietzsche parle des grecs, c'est avant tout pour proposer des modèles aux allemands. Une philosophie qui ne se donnerait pas comme une intention envers nos propres contemporains, ne présenterait qu'un intérêt des plus circonstanciés.

    Mais il est sûr que Nietzsche s'adonne en ce projet à une lecture pro sua domo de la philosophie préplatonicienne. « Thalès, Anaximandre, Héraclite, Parménide, Anaxagore, Empédocle, Démocrite et Socrate », c'est Nietzsche lui-même qui liste les objets de son étude. Précisons tout de même que pour le futur auteur de Zarathoustra, il ne s'agit pas d'objets mais d'exemples. Le philosophe est pour Nietzsche conçu comme un héros.

    L'on ne peut que déplorer que les trois dernières figures de la liste n'ait pas été traitées. Même si l'on trouve dans les oeuvres complètes quelques fragments épars qui se rapportent à cette entreprise de remémoration philosophique, desquels nous ne parlerons point en cette chronique.

    Nietzsche n'établit pas les cartes d'identité biographiques et critiques de nos présocratiques. L'ouvrage est une introspection du travail de pensée mené par chacun des protagonistes. Nietzsche insiste sur la logique qui préside aux problématiques tour à tour soulevées par nos ouvriers du logos. Chacun hérite du bébé dont le précédent à accouché et s'empresse de le refiler au suivant.

    Nous ne sommes pas en face de cinq philosophes qui auraient donné vie à un système de pensée original et de qualité, mais d'une équipe de praticiens qui, l'un après l'autre se poste au chevêt d'une parturience délicate.

    La tâche la plus novatrice, et quelque part la plus simple, fut assumée par Thalès. Le monde se résout en dernière analyse en un seul élément, l'eau. Evidemment le verre est à moitié trop plein ou à moitié trop vide.

    Mais c'est un premier pas vers l'abstraction qu'Anaximandre va se charger de complexifier. Que ce soit l'eau ou un autre élément, cela n'a aucune importance. Toute chose étant en soi transformable et périssable, Anaximandre rajoute un élément apeironique par nécessité Indéfini sans cesse renouvelé en lui-même, de lui-même, par lui même. Sans quoi le monde mourrait de sa belle mort, ce que l'expérience de sa présence instable mais permanente dément à tout instant.

    Héraclite tire la conclusion de ces bouleversements continuels agrémentés d'un renouvèlement incessant. Ce qui devient est Un, un combat incessant pour se maintenir en vie. Struggle for life, métaphysique. L'Un est Multiple et ne se donne à être que dans une dichotomie victorieuse. L'Un est hybride, partagé de lui-même, en lui-même, par lui-même, pour se recomposer de nouveau et à nouveau. Héraclite empruntera la métaphore de la flamme qui s'éteint et se rallume, au dernier moment.

    Parménide survient. Reprenant la leçon anaximandrienne, il couple le monde en deux parties, la deuxième n'étant que l'absence de la première, le limité élémental n'étant que l'absence de l'Illimité. L'Un s'affirme sur la dégradation de l'Autre. L'Autre qui est encore mais qui ne va plus être, une fois que notre philosophe aura transmué les qualités de l'Être sur l'Un. Par la force des choses l'Autre deviendra le Non-Être.

    Le Non-Être n'est plus, et un second Parménide voit le jour. Un autre penseur, Xénophane lui glisse ( ce que plus tard Platon qualifiera de bonne ) une idée. L'Être est immobile, et le monde que nous voyons bouger est juste une illusion, un mensonge, une fausse pensée. Car si ce qui Est est, le monde est immobile, car le non-être qui n'est pas ne saurait bouger. Parménide nous enferme dans un labyrinthe sans couloirs dans lesquels nous errons et errerons lamentablement jusqu'à la fin de notre existence.

    Zénon viendra verser son grain de sel en nous rappelant qu'il est inutile de suivre la flèche qui indique la sortie, car elle ne mène pas plus loin que le petit bout de son nez de flèche pointue.

    Nous ne pouvons plus nous mouvoir dans ce monde, nous pouvons juste le penser. En d'autres mots l'Être et la pensée de l'Être sont identiques. Ce solipsisme parménidien qui nous emprisonne est aussi la fissure de notre liberté future. Si la pensée pense, elle déplace au moins le concept de l'Etre pour dire qu'il est, cela suffit à recréer le mouvement et à faire voler en éclat la cloche de verre parménidienne.

    Il n'y a donc pas l'Être mais des milliers d'êtres qu'Anaxagore se hâtera de dénombrer. Une infinité qui se meuvent en un espace illimité. Tous parents et tous différents. Reste que ces millions de petits êtres, nous n'osons pas dire des êtrons, doivent bien se rencontrer un jour ou l'autre, se regrouper, s'empiler, s'arrimer, se séparer, se remettre ensemble, s'entasser... bref se mouvoir comme un gigantesque mécano auto-assemblant.

    Evidemment la fragmentation initiale de l'Être parménidien n'est qu'un mythe, un moment constitutif de la pensée grecque et humaine. Nos petits êtrons sont là de toute éternité sagement rangés dans la grande boîte de leur propre présence. Ce qui ne fait pas avancer le schmilblic d'un centimètre. Nous avions un grand Être parménidien, nous voici en une vaste pouponnerie de millions d'êtrons inamovibles. Nous nageons en pleine science-fiction en pleins milieux de millions d'univers parallèles qui ne communiquent pas entre eux et s'ignorent royalement.

    Anaxagore débloque la situation, avec esprit. A cette masse amorphe de petits êtrons qui s'emme..., pardon qui s'ennuient, de ne pouvoir rien faire il adjoint une force, aléatoire et intelligente, sans but précis, le Nous, qui tournoyant sur lui-même donnera l'impulsion nécessaire. Pas besoin de vous faire un dessin pour les petites briques qui vont construire planètes, étoiles et notre terre bien-aimée. Ne vous la jouez pas pour autant franc-maçon, le Nous n'est pas le grand architecte de l'univers. Le chaos anaxagorien n'a pas de but. Le monde s'est créé de lui-même, sans l'aide d'un dieu ou de dieux quelconques. Le Nous est arbitraire, notre monde aurait pu être autre, mais il est devenu ce qu'il est par lui-même, de lui-même, en lui-même.

    Nous ne sommes pas loin de Démocrite, mais Nietzsche s'arrête là, sur l'évocation historiale d'Anaxagore, à Athènes dans le cercle fermé des dirigeants. Euripide et Périclès furent de ses disciples... Notons que si Wagner trouva son Périclès sous la forme de Louis II de Bavière, Nietzsche restera solitaire et ignoré des grands de ce monde...

    La philosophie à l'époque tragique des Grecs est amputée de ses derniers chapitres, mais l'on devine comment les atomes de Démocrite procèdent d'Anaxagore. Idem pour le couple maudit, rejet et attirance, qui meut le système d'Empédocle. Quant à Socrate nous aimerions bien savoir comment Nietzsche aurait pu l'inscrire dans une telle lignée, tout en en faisant le seuil obligé du passage à la philosophie platonicienne...

    Cette étude, ne serait-ce que pour montrer pourquoi nous sommes nietzschéens...

    André Murcie ( 2008 )

     

     

     

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 8

     

    CHRONIQUES

    DE

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 008 / Novembre 2016

     

    CAUSE DU PEUPLE

    MAOS.
    MORGAN SPORTES.
    403 p. Juin 2006. GRASSET.


    Un livre dérangeant. D’ailleurs on en a peu parlé depuis sa sortie. Faut dire que la quatrième de couverture n’est guère encourageante. L’on nous a déjà tellement fait le coup de l’ex-militant, l’ex-terroriste, qui se range des voitures et qui est malgré lui repris par son passé que le bouquin a bien failli rester sur le présentoir. Heureusement que le titre est une référence explicite au groupe politique d’extrême gauche le plus radical qui soit né en France après le printemps de mai 68.
    Faut croire que trente années après l’auto-dissolution du groupuscule le couvercle d’acier trempé qui s’était refermé sur l’épopée commence à rouiller et à laisser échapper quelques vapeurs méphitiques ! Pas besoin de savoir lire entre les lignes pour comprendre que certains ont quelques comptes à régler avec leur passé… et leurs camarades… Il semblerait que le Tigre de Papier publié voici deux ans par Dominique Rollin ait poussé un miaulement qui ne soit pas du goût de tout le monde. L’on risque d’entendre rugir dans la ménagerie dans les mois qui viennent !
    Ne soyez pas arrêtés par la première scène un peu poussive et tellement attendue qu’elle en devient insipide ! En parfait timonier Morgan Sportès redresse la barre et très vite nous emmène en des eaux beaucoup plus houleuses. Boueuses. Bourbeuses. Canonnière sur le fleuve jaune-repenti et croisière sur le fleuve rouge-sang !
    L’on a beaucoup loué la sagesse des maoïstes français qui avaient su descendre du train avant que l’Histoire ne devienne sérieuse. La mort du militant Pierre Overney froidement abattu à l’intérieur de l’enceinte des usines Renault a jeté un froid sur l’exaltation révolutionnaire des cadres dirigeants de l’ex-Gauche Prolétarienne. Grâce à cette prise de conscience in-extremis la France aurait évité les dérives italiennes… L’on peut dire que c’est Billancourt qui a désespéré le gauchisme !
    Mais que sont devenus nos amours mortes ! Lorsque l’on pense à un Serge July qui publiait Vers la Guerre Civile en 1969 pour finir par livrer à Rothschild les clefs du quotidien Libération, il y a de quoi se poser quelques questions. L’on connaît les réponses toutes prêtes de la psychologie bourgeoise : c’est ainsi que les hommes trahissent, il faut bien vivre, devant les nécessités, l’argent corrompt, l’on ne refera pas la nature humaine, et j’en passe, et j’en oublie.
    Mais Morgan Sportès n’est pas auteur à se contenter de ces truismes saugrenus. Il n’y va pas de sa petite explication, il nous livre une analyse. Serrée, embêtante, angoissante même, quand on y réfléchit. Car elle pose le problème des limites de la liberté et de l’authenticité. Humaine serait-on tenté d’ajouter, mais ça sonnerait faux. Comme du Sartre.
    La thèse de Morgan Sportès est facile à résumer. Les maoïstes ont été manipulés, du début à la fin. Reste à savoir par qui ? Facile, soutiendra le lecteur ! Par le Pouvoir, les Renseignements Généraux, les Services Secrets, par la Droite, pour le dire en un mot comme en deux. Si vous pensez que la police ne savait ni les noms, ni les adresses, du petit millier de lanceurs de coktails molotov, ou d’aficinados de la barre de fer, vous vous trompez. Tous fichés, tous repérés, tous cernés, tous approchés… Du militant de base à la direction de l’Orga, le filet était tendu prêt à se refermer. C’est ce que conseillait le Petit Livre Rouge  : le révolutionnaire doit être dans les nasses comme un poisson dans l’eau. Quel jeu de mot à la masse !
    Entre les indics qui avaient infiltré jusqu’au comité central, et les militants arrêtés et relâchés sans explication dans les heures qui suivaient, fallait être bien naïf pour se croire invincible et intouchable ! Attention, la réalité est toujours plus complexe qu’il n’y paraît. Il est sûr que le gaullisme n’a jamais craché sur une petite provocation. Une voiture qui flambe, un commissariat qui saute, une échauffourée dans un lycée, en temps d’élection, c’est pain béni pour le pouvoir en place. La majorité silencieuse n’aime guère se sentir bousculer. Travail en semaine, tiercé le dimanche. Que les autorités veillent à ne pas déranger les petites habitudes, et l’on votera pour elles.
    Vous êtes sur la mauvaise piste. Certes question coups tordus De Gaulle, Foccart, Marcellin, et les autres s’y connaissaient. L’on susurre que les premières barricades de 68 furent érigées par le Service d’Action Gaulliste… C’est ce que ne cessait de répéter le Parti Communiste Français dès les premiers jours de l’insurrection, et durant toutes les années de poudre qui s’en suivirent. La Droite, la Gauche. Qui dira le contraire ! Pour faire bonne mesure ajoutez-y l’Extrême Droite et l’Extrême Gauche. Mais seulement n’oubliez pas la cinquième force. Le Capital. La Trilatérale, comme l’on dira plus tard dans les eighties. Cette portion a-idéologique des techno-structures des grandes firmes multinationales qui dès ces années-là préparaient la mutation du national-capitalisme en mondial-libéralisme. Postés dans les rouages de l’Etat, recrutant des hommes de main dans toutes les officines possibles et inimaginables, capables de se teindre en bleu-atlantique ou en rose-socialo, pervertissant toutes les valeurs, manipulant n’importe quel groupe social ou politique, les détenteurs anonymes du Capital sont partout chez eux.
    Nous-mêmes avons développé de telles analyses. Elles ne sont ni neuves, ni novatrices. Mais la plupart de nos concitoyens ont tellement du mal à se défaire des vieux et antiques réflexes pavloviens qu’aujourd’hui encore les deux principaux candidats à l’élection présidentielle, totalement acquis à une vision financiéro-globaliste du monde, endossent volontiers les guenilles démagogiques des appellations contrôlées du siècle passé !
    Les maos se sont conduits comme des imbéciles. L’avant-garde du prolétariat s’est faite menée par le bout du nez. L’on pourrait en rire. Incompétences et précipitation sont les deux faiblesses de la jeunesse. Pourquoi ne pas voir aussi le bon côté des choses : la génération 68 s’est laissée manœuvrée de main de maître, mais au moins elle aura vécu ! Quant à la casse psychologique qui a brisé nombre d’individus, autant la passer dans la colonne des pertes et profits. Le président Mao avait prévenu : la Révolution n’est pas un dîner de gala, si vous voulez manger une omelette faut bien sacrifier quelques œufs !
    En tant qu’expérience politique révolutionnaire le maoïsme français fut un échec lamentable. Mais qui dit maoïsme parle avant tout de Révolution Culturelle. Ouf ! l’on respire ! Nos maos franchouillards ont été plus que corrects : sinon quelques slogans vengeurs badigeonnés sur de respectables façades institutionnelles ou le long des routes des vacances, le carnage chinois n’a pas eu lieu. L’art bourgeois a survécu : l’on a continué a monter des opéras du dix-neuvième siècle et à se presser aux expositions des impressionnistes. La Bibliothèque Nationale a conservé ses kilomètres de rayonnages, bref tout a continué comme avant. Du moins en apparence.
    Il y a deux manières de saborder une culture. La première est simple mais trop brutale : à coups de marteaux, de bulldozers, d’autodafés. Terriblement efficace, elle a le tort d’attirer l’attention et de soulever une unanime réprobation. La deuxième que nous surnommerons termitophilesque, est beaucoup plus discrète, mais ô combien plus destructrice !
    Le cœur de la culture occidentale, ce par quoi l’Occident s’est libéré de l’emprise du totalitarisme religieux et de la main-mise de l’Eglise, s’appelle la Littérature. Dans les années soixante-dix, des centaines d’intellectuels menèrent une attaque sans précédent contre les fondements métaphysiques de la Littérature. Au nom de l’Egalité, s’installa la grande robotisation, la grande rabotisation de l’expression littéraire : la langue et le style furent assimilés au fascisme, l’Auteur accusé d’être un tyran en puissance fut mis à mort. Le Livre y perdit son statut d’œuvre vive, il devint un produit comme tous les autres prié de s’adapter aux desiderata du lecteur, du public, du consommateur.
    C’est l’aspect le plus jouissif du roman de Morgan Spontès qui a réussi à pasticher les topiques littéraires des années soixante-dix du Livre. En ces temps-là un bouquin n’avait pour seul objet narratif que de raconter qu’il était en train de s’écrire, alors même que cette soi-disant mise en abîme vertigineuse se réduisait à une cynique adaptation manipulatoire de l’écriture de l’Ecrivant aux nécessités commerciales dictées par les besoins du marketing.
    Là encore nous applaudissons. Il y a longtemps que dans nos écrits et nos publications nous défendons ces mêmes idées. L’on a tué la Littérature car elle était la seule à pouvoir s’opposer à l’arasement systématique de la culture occidentale nécessaire à l’asservissement généralisé des esprits exigé et opéré par le déploiement du système économique libéral.
    Autre détail qui nous rapproche de Morgan Sportès, les marionnettistes, qui dans l’ombre de son récit tirent et tissent les fils de la toile libérale, ont intégré une croix des plus christiques dans leur logo distinctif. Viserions-nous si juste que cela lorsque nous dénonçons la renaissance monothéique d’une idéologie laïco-christophilesque des plus dangereuses !
    N’empêche que le roman de Morgan Sportès ne nous agrée point autant qu’il y paraît. Tout d’abord, nous ne partageons pas ses puritaines condamnations morales à l’encontre des procédés de manipulation politique. Certes les maoïstes ont été manipulés, mais cela fait partie de jeu. Souvent le manipulateur se manipule aussi lui-même en manipulant les autres. Question de tactique mais aussi de force. Sur l’échiquier du monde, chacun joue ses propres pièces et aussi celles des autres. Toute stratégie initiale est contrecarrée par des interventions adjacentes. Le tout est de maintenir le cap, et de progresser, en crabe fou, en sa propre direction prédéterminée.
    Mais surtout cette évidence : que si critique et si rigoureux qu’il soit le roman de Morgan Sportès est partie intégrante de ce qu’il dénonce. L’ouvrage ne peut que vous décourager et vous démotiver de toute velléité d’engagement radical qui vous traverserait l’esprit. Maos ne condamne pas la Révolution, il démontre l’inanité de sa réalisation. Morgan Sportès ne vous laisse aucun espoir, ne vous ménage aucune alternative. Se révolter contre le libéralisme est un acte sympathique, mais vain et inutile.
    A quoi bon se donner tant de mal pour au final dresser un constat d’échec si accablant ! La situation est bloquée et sans issue. Personne ne vous enjoint de passer à l’ennemi avec armes et bagages ! Votre âme choisie sera votre dernière citadelle ! Débrouillez-vous avec ! Entre la soumission et la résignation passive, Maos ne vous laisse même pas une porte de sortie. De secours.
    Le pire c’est qu’on ne peut que donner raison à son auteur. A condition que l’on n’aille pas rechercher plus avant que ces deux derniers siècles la raison de se révolter. Car ceux qui, comme nous, procèdent d’une origine plus lointaine, impérieuse et impériumique, participent d’une autre exigence. Nous ne sommes pas en bout de cycle. L’Histoire n’est pas terminée. Le libéralisme économique n’est qu’une forme transitoire de son développement. Nous sommes portés et actés par une autre logique. Le jour où nos légions seront assez fortes nous renverserons la mise. Nous savons exactement ce qu’il nous reste à faire. Pro Imperio, Ad Imperium.


    ( André Murcie / 2008 )

     

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

    LES PRESOCRATIQUES. GERARD LEGRAND.

    224 p. Collection Pour Connaître. BORDAS. 1987.

    Voici un très bon livre, un très beau livre aussi, et surtout un livre fort juste. Un livre que l'on pourrait traiter d'essence platonicienne, si son sujet n'était de dresser l'état de la philosophie proto-platonicienne, chez les Grecs, dans les décennies qui précédèrent et permirent – peut-être contre leur gré et à leur détriment – la maturation et l'éclosion de la pensée de Platon.

    Rien à jeter dans cet énorme travail d'articulation de l'originelle générativité philosophique. Ne serait-ce que la chronologie sommaire rejetée en fin de volume, peaufinée avec une rare prescience, et qui est à elle toute seule – en moins de quatre pages - un rare document de compréhension et de déchiffrement bien plus perspicace que maint gros pavés universitaires sur la question que l'on se sent obligé d'ingurgiter pour finir par en extraire une demi-ligne qui fasse quelque peu sens.

    Nous ne sommes pas toujours d'accord avec Gérard Legrand, mais avant toute discussion nous nous inclinons devant la clarté de l'exposé – non pas parce que ce qui se conçoit clairement se devrait de s'énoncer clairement, mais pour ce que cette simplicité apparente trahit du long travail d'opérativité intellectuelle pure nécessaire, pour atteindre à une telle limpidité.

    Le livre n'en reste pas moins étrangement daté en sa préface. Une trop courte phrase que certains jeunes lecteurs peu au fait des luttes idéologiques qui déchiraient l'intelligentsia française, quelques mois avant la chute du mur de Berlin risquent de trouver un tantinet sibylline oppose, avec une préférence marquée pour les premières jugées anodines, les études présocratiques marxistes et néo-païennes...

    Certes le raz-de-marée libéral qui suivit l'effondrement communiste rejeta pour ces vingt dernières années le marxisme dans les poubelles de l'Histoire – d'où il aurait tendance à ressortir en ces temps de déroute bancaire mondialisée – et la nouvelle droite a depuis ses années d'intransigeante jeunesse adopté une position plus amène envers le christianisme...

    Mais Gérard Legrand n'en pose pas moins une question, qu'il élude d'un revers de main impatient, avant même de l'avoir formulé en ses attendus les plus implicites. L'on se demande souvent pourquoi la philosophie est-elle née en Grèce et pas ailleurs. L'on se hâte d'ajouter pour pallier une telle impertinence politiquement incorrecte que les Grecs ont hérité d'antérieurs savoirs perses, sumériens et égyptiens. Mais l'on se doit tout de même d'avouer que de cette auberge espagnole ce sont bien les Grecs qui ont pensé plus vite que leurs voisins.

    La question se résoudrait plus facilement, d'après nous, si l'on rappelait que si la philosophie a ouvert ses premières fleurs dans le jardin radieux de la Grèce antique, elle est aussi née d'une culture profondément polythéiste, et que Perse, Egypte et Sumer restent marqués par une empreinte fondamentalement monothéiste.

    L'exercice de la pensée philosophique, au même titre que la poésie homérique, n'est qu'une variante de la langue des Dieux. Ceux-ci conçus en tant que fragmentation du divin, en tant que fragmentation de l'Intelligible pour parler comme les philosophes.

    Gérard Legrand évacue le personnage historique de Pythagore. Ce n'est pas grave, même si pour notre part, nous avons établi de faire confiance en la doxa traditionnelle. Ce n'est pas tant que nous penserions pas qu'elle serait porteuse de vérité ( ! ) mais à certains moments le révisionnisme systématique le mieux étayé engendre un relativisme de mauvais aloi qui empêche toute progression conceptuelle significative. Nous reviendrons en une autre chronique sur Pythagore et notamment avec ses accointances orphiques.

    THALES

    Donc Thalès, le premier qui recourt à une conceptualisation réductionniste du vocabulaire pour exprimer la multiple splendeur de la phusis. Nombreux seront ceux qui à sa suite viendront boire à son eau si transparente. Chacun l'augmentera à sa guise d'une dose plus ou moins importante de pastis ou de sirop survitaminé , mais la base du breuvage jusqu'à aujourd'hui restera inchangée.

    Nous risquons d'interpréter le fameux théorème de Thalès d'une manière peu orthodoxe. Outre des préférences intimes liées à des expériences individuelles sur lesquelles il est impossible à personne de se prononcer, nous ne pensons pas que Thalès avait une raison particulière de choisir l'élément eau et non pas un autre. Thalès n'a pas opté pour l'eau, il a pris un élément. Cynique, il n'aurait pas adopté un chien mais emporté l'animal. Plus tard les physiciens ne parleront plus de poids, de traction, de pesée, de levage, de poussage, mais de force. Un mot économise bien des descriptions circonstanciées.

    Thalès se souciait si peu de son liquide qu'il a inventé avec vingt cinq siècles d'avance sur les laboratoires de physique moderne l'eau sèche. Ce dont tout le monde se moque puisque nous savons tous que l'eau du bain d'Archimède était mouillée. Mais prendre conscience que l'on peut saisir d'un seul mot, intellectualiser d'un seul vocable la totalité de l'étant, nous sommes là en pleine magie conceptuelle opérative. Et les règles de ce sport n'ont pas varié d'un seul iota depuis Thalès.

    Ce qui est prodigieux dans la révolution thalésienne, ce sont les conséquences imaginatives. Si le monde est eau, le problème n'est pas que l'on ne se baignera jamais deux fois de suite dans le même fleuve, c'est que la totalité du monde est désormais comme une fiole à moitié emplie. Mais à quel robinet ? A la moitié de la fiole vide. Le tout tire son origine de sa partie. Le kaos originel est une fontaine sempiternelle auto-alimentée.

    Plus tard Parménide ne résistera pas à remplir la bouteille jusqu'en haut, et de la boucher irrémédiablement pour empêcher le précieux liquide de fuir. Mais en attendant Thalès a inventé le kaos liquide tellement plus facile à manipuler que l'entassement pierreux habituel ! Dans la série, après moi le kaos et de toutes les façons je m'en lave les mains, Thalès lançaient un dangereux pari à ses successeurs.

    ANAXIMANDRE

    Difficile de faire plus simple et plus efficace. Anaximandre va donc aller en la direction contraire. Eau, air, terre, feu, il prend tous les éléments et en créent même un cinquième. Pas ex nihilo, mais emprunté aux dieux tout de même. Il s'agit de cette cinquième dimension, réservée à la gent olympienne. La légende disait que l'être humain ne pouvait respirer un dixième de seconde l'éther divin sans mourir. Un air si subtil issu des plus fine flammes du feu qui vous brûlait les poumons en un rien de temps.

    Pour que les esprits distraits ne confondent pas l'éther divin avec le simple air frais du plancher des vaches sublunaires, Anaximandre le dénomma dorénavant l'apeiron. Le terme est assez peu inusité pour exciter les intelligences. Qu'est-ce que cet apeiron que l'on traduit généralement et en fin de compte par l'illimité ?

    Terrible intuition d'Anaximandre, à la collection finie et étiquetée des quatre éléments, qui formaient jusqu'à lors la totalité du monde, en un éclair de génie il ajouta l'Illimité. Non pas un objet solide comme un caillou, mais un principe constitutif de la totalité dont l'inhérence sémantique consiste à rappeler que la totalité contient un principe d'expansion qui la dépasse. Ce n'est pas à tort que Gérard Legrand évoque le mathématicien Georg Cantor. Pour ceux qui ont du mal à résoudre une équation à trois chiffres nous les renvoyons à la lecture de L'Aleph de Borges. L'Aleph étant ce point mathématique que vous vous amuserez à tracer sur votre cahier de brouillon, en faisant toutefois très attention, car les nombres de la suite aleph sont plus grands que l'univers...

    Si Cantor est mort fou, Anaximandre a apparemment fini sa vie fort paisiblement, conscient du bon tour qu'il avait joué à Thalès. L'apeiron illimité – vous excuserez le pléonasme – de par sa constitution même transforme le monde kaotique de Thalès en espace ordonné oeuvré par une force supérieure. Tout comme les dieux, chez qui Anaximandre s'en était allé le quérir, l'apeiron régule le kaos en cosmos. Si l'homme ne vit pas dans un monde trop brut, c'est à l'apeiron anaximandrien qu'il le doit !

    ANAXIMENE

    Il fut le disciple d'Anaximandre. Il semblerait qu'il devint plus célèbre que son maître. Mais nous le tenons pour ce que dans un lycée on appelle les préparateurs affectés à seconder les professeurs de physique dans leurs expériences. Mais ne soyons pas trop sévère, s'il fut moins théoricien qu'Anaximandre et plus attentif à des analyses d'observation céleste, il semble qu'il soit aussi pour beaucoup dans la recomposition de l'air anaximandrique en éther plus subtil...

    XENOPHANE DE COLOPHON

    L'on prête beaucoup à Xénophane. Notamment l'invention du monothéisme. Rien que ça, pas plus, ni moins. C'est oublier un peu vite qu'en Grèce antique, se retrancher derrière la grandeur démesurée des dieux, et puis dans un second temps, poser au-dessus des Dieux, un dieu inatteignable, inconnaissable qui se moque de nous autant que nous nous soucions de nos premières chaussettes, est beaucoup plus la preuve d'un scepticisme généralisé qu'un amour exacerbé de la divinité. Renvoyer dieu à ses pénates, est une façon comme une autre de vivre son athéisme sereinement sans rentrer en conflit avec des autorités civiques quelconques. Combien de nos contemporains se proclament-ils agnostiques, chaque samedi soir, lors de dîners en ville, pour ne pas choquer la maîtresse de maison qui les a fraternellement invités à de si agréables agapes !

    Mais enfin Xénophane de Colophon l'aurait déclaré «  L'Un est la divinité ». Mais Xénophane n'attribue à son Un-Dieu aucune des qualités de l'être. Le Dieu de Xénophane, qui n'est pas unique, n'est pas. Un Dieu qui n'est pas est-il utile à quelque chose ? Il serait juste comme le point initial, rejeté pour cause de chômage technique en début de la phrase du monde. Xénophane, d'après nous, invente davantage le logos que le monothéisme. L'on sait toutefois la manière dont le christianisme s'emparera de ce concept ! Preuve que la pensée grecque a toujours couru le risque de se fourvoyer en ses propres abîmes.

    HERACLITE

    On le surnomme l'Obscur et la tentative d'explication legrandienne démontre à l'excès que nous sommes devant un auteur difficile. Pour le choix de l'élément feu, nous nous en rapporterons à ses voisins, l'eau, l'air et l'éther étant déjà squatté, symboliquement entre l'image poétique de la terre et de la flamme, le choix s'imposait de lui-même. Mais il semble qu'Héraclite ne se soit pas contenté de se brancher vingt quatre heures sur vingt quatre sur l'élément intelligible pour rester en liaison avec l'étant proprement dit. Héraclite a usé de son Intelligible comme de l'éventail de Mallarmé, un coup oui, un coup non. L'Intelligible n'épuise pas plus l'étant que l'étant ne nuit à l'intelligible. Frères jumeaux ad vitam aeternam. Castor et Pollux, indissociables.

    Gérard Legrand propose sa traduction personnelle du logos héraclitéen. Notre petit savoir personnel ne mord que très légèrement sur le Savoir objectal du monde. Moins empêtré que lui dans des problématiques étymologiques de traducteur patenté, nous lui substituerons le terme, rilkéen de l'ouvert. Notre intelligence est ouverte à l'appétence du monde – quel caricaturiste nous tracera un cerveau aux mâchoires ouvertes – et en croquerait bien un morceau. Que nous ayons les yeux plus gros que le ventre n'est pas un problème, le monde lui-même est aussi ouvert que notre appétit. Nous ne dirons pas qu'il boit nos paroles, mais enfin il les collecte à sa manière, avec autant de plaisir ou de difficulté que nous-mêmes tentons de le dévorer. Wittgenstein dirait que le monde est autant ma proposition que je suis une proposition du monde.

    Proposition ambulante. La pensée d'Héraclite tangue salement, d'un bord sur l'autre bord. Est-ce un hasard symbolique si l'un des fragments conservés use de l'image du coup de dès ? Mais le tout s'y divise, dynamiquement, dialectiquement en deux. Car les contraires s'attirent et se rejettent. Microcosme et macrocosme s'ingèrent à longueur de journée pour mieux se vomir l'instant d'après. Héraclite ne dit pas grand chose si ce n'est l'affirmation que la vision intelligible du monde ne résoudra jamais la phénoménale présence du monde et vice-versa. Ce n'est pas qu'on ne se baignera jamais deux fois dans le même fleuve, c'est que nous ne rentrerons jamais une seule fois dans ce même fleuve. Toujours en retard d'une serviette que nous nous retournons pour l'aller quérir, avant de penser que dans l'eau nous n'en aurions aucune utilité. Et comme la flèche de l'éléate nous reviendrons toujours en arrière pour nous saisir de notre bien. Et tous les pas que nous ferons vers la rive nous ramèneront en arrière.

    Platon ne laissera jamais passer une occasion de se moquer d'Héraclite. La pensée d'Héraclite est trop pessimiste pour le chantre des Idées. Selon le maître d'Ephèse la pensée de l'Intelligible ne nous permettra jamais d'acter le monde. Action très restreinte sans exception à l'altitude.

    PARMENIDE

    Ça se sent très vite, Gérard Legrand est beaucoup plus à l'aise avec Parménide qu'avec Héraclite, de la pensée duquel il reste en dehors. Son choix est fait : Parménide, la voie royale de la philosophie. Un Parménide qu'il aborde sous l'égide protectrice du même.

    Qu'est-ce que le même ? La même chose que l'Un, la même chose que l'être, mais recouvert par la pensée. A penser que le non-être n'est que l'absence de pensée. La pensée se dépose sur la vitre polie de l'être et s'y amasse dessus comme le givre sur le carreau. Mais le même parménidien confine à l'identique. L'être est la pensée de l'être, mais le non-être n'est que la pensée du non-être. Si l'Un est, le non-être ne peut pas être, car l'être ne peut pas être être et non-être en même temps. Nous ne sommes pas loin de Gorgias, ce même Gorgias que Pierre Legrand va se charger de liquider, tout en prenant soin auparavant de régler son compte à cet empêcheur de tourner en rond dans le sphairos de l'être, qu'est Zénon.

    Zénon qui se fait descendre en flèche, dès le début du minuscule chapitre que notre auteur lui concède lui reprochant de ne pas tirer plus vite que les ombres du cimetière de cet hardi marin Valéry égaré en son poème par de fallacieuses sirènes.

    Reconnaissons que Parménide aurait dû mieux faire attention à cet ami si empressé. Le redoutable archer sur cible vivante que fut Zénon lui décocha une quarantaine de traits parthéens du plus mauvais effet qui se fichèrent dans le dos de sa théorie sans plus jamais s'en détacher... Le mieux est un concept ennemi de l'idée platonicienne du bien.

    Il est des avocats dont on admire plus la plaidoirie que l'on ne juge du fond de l'affaire. Parménide pose le Un et ne retient rien. Zénon vous prouve par a+b l'impossibilité du deux. Si vous avez misé sur le trois et sa suite nombreuse, sachez qu'ils sont déclarés forfaits avant même que ne leur vienne l'idée de prendre part à la course.

    En un sens Parménide ne pouvait pas mieux rêver. Le défilé des Thermopyles du Sphairos ne pouvait être mieux gardé que par cet hoplite en service commandé. Le problème c'est qu'en empêchant à quiconque de s'approcher du si précieux Un, Zénon a ligué contre lui toute la horde barbare des autres qui s'en sont détournés et ont fini par décréter que le Un initial était égal non pas au néant, mais à zéro néant.

    Aujourd'hui encore les mathématiciens se cassent les dents sur les paradoxes de Zénon. Pierre Legrand s'ingénie à tourner la passe en essayant de trouver entre les nombres finis et les nombres infinis la fenêtre de tir des nombres transfinis, sa résolution parménidienne se termine en pétard mouillé ( retour à Thalès! ).

    MELISSOS

    Contre Melissos, Pierre Legrand fait donner les canons de marine. L'amiral qui défit la flotte d'Athènes ne l'emportera pas aux Champs-Elysée. Envoyer des trirèmes athéniennes, la patrie de Socrate, par le fond ! Quelle prétention ! Mélissos est déclaré coupable de crime de lèse-majesté platonicienne, avant même qu'il ait eu le temps d'expliquer comment ses équipages ont remporté la règle de Trois ( un+infini+absolu ) contre Un.

    Soyons plus clair Mélissos soutenait que le Un était absolu puisqu'il était infini, alors que Parménide affirme que le Un est infini puisqu'il est absolu. Pour être tout à fait simple Mélissos posait le monde en tant que non-être alors que Parménide équivalait le non-être en tant que retour au même.

    En réintroduisant le monde au plus près de l'être, Mélissos empêchait le petit monde des philosophes de philosopher en paix dans la rotondité idéelle de l'Unique Sphairos. Ce que Pierre Legrand ne lui pardonne pas.

    GORGIAS

    Feu héraclitéen à volonté sur Gorgias ! D'abord Gorgias n'est plus un présocratique, mais un sophiste. Une sombre coupure éclectique, indépendante de la volonté philosophique, qui est venue s'intercaler ente les rails huilés de la logistique navette qui nous transportait sans coup férir de Thalès à Platon.

    Gorgias n'est qu'un phraseur, un bonimenteur habile, qui arrive à ses fins dernières par des raisonnements, à vous couper le souffle, mais spécieux. Dans ses fumeuses démonstration de son Traité du Non-être Gorgias se moque de nous, assénant dans le déroulement de ses raisonnements, sans aucune discussion préalable, des présupposés non-établis. Gorgias enfile des sophismes les uns à la suite des autres, comme des perles sur le fil du collier.

    Peut-être, mais ne suit-il pas l'exemple de Parménide lui-même qui vous sort de dessous de la table de l'être, un non-être, à qui il dénie toute existence, dans le moment même qu'il vous l'exhibe sous les narines ! Question d'illusionisme, nos deux maîtres-penseurs se valent. Mais il est sûr que lorsque l'on veut accuser Gorgias d'avoir la rage, il est peut-être plus opératoire de tenter de l'enfermer dans la niche de l'Un parménidien, que de le jeter avec l'eau du bain héraclitéen.

    EMPEDOCLE

    Gérard Legrand nous présente Empédocle comme un original de valeur, un touche-à-tout de génie, un gai-luron sympathique, bref tout ce que vous voulez sauf comme un philosophe. Nous l'avons compris, entre Parménide et Platon, il y eut un grand vide...

    Le lecteur moderne ne sera pas fâché d'un couplet sur l'influence du maître d'Agrigente sur Freud et même Lacan... Circulons il n'y a rien à voir.

    ANAXAGORE

    Un des esprits les plus aventureux de la Grèce. Inspirateur des sophistes, de Socrate, de Platon, d'Aristote et de quelques autres, il se trouve à la croisée des chemins qui désertent l'être parménidien, et toute volition plus ou moins consciente de la doxa religieuse, il n'en reste pas moins l'inventeur du Nous. Puissance intellectuelle de la domination terrestre de l'Homme ou esprit nébuleux d'une flottaison mystique inaliénable ? Tout un chacun peut se réclamer d'Anaxagore.

    Pour nous nous entendons le nous comme une force qui tenterait d'allier les deux principes contradictoires d'Empédocle. Mais nous partirions alors bien trop loin de l'orbe naturel des aîtres philosophiques de Gérard Legrand qui se hâte de conclure.

     

    DEMOCRITE

    Gérard Legrand est pressé de terminer. Il salue en Démocrite le scientifique mais lui dénie tout charisme philosophique. Comment pourrait-il admirer cet iconoclaste qui philosopha à coups de marteaux sur le sphairos parménidien et le découpa en mille petits fragments, en cent mille milliards petits Uns tous identiques au grand Un originel. Il y a là de quoi en perdre son grec !

    Ces Présocratiques de Gérard Legrand ne sont pas une oeuvre de vulgarisation que l'étudiant et l'honnête homme consulteront pour rafraîchir leur défaillante mémoire. C'est une véritable et redoutable machine de guerre philosophique idéaliste qui entend barrer la route du renouveau des études sophistiques... Il ne nous étonne guère que cette étude d'un des soutiens les plus chers d'André Breton s'achève sur un tel rejet viscéral de l'acmé de la pensée grecque. Nul besoin de chercher une interprétation psychanalytique pour comprendre l'incapacité poétique du surréalisme à assumer une si profonde amplitude théorique destructrice du réel et de tous ses arrière-mondes...

    ( André Murcie / in Prêts pour les présocratiques in Littera-Incitatus N° 127 )