CHRONIQUES
DE POURPRE
UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES
Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires
/ N° 045 / FEVRIER 2017
LES LORGNONS DE LORDON
IMPERIUM
STRUCTURES ET AFFECTS
DES CORPS POLITIQUES
FREDERIC LORDON
( La Fabrique Editions / Août 2015 )
L'imperium n'est pas ici spécifiquement romanum. Ce qui ne nous empêche point d'exulter à part nous de voir comment quinze ans après la parution de nos premières Chroniques de Pourpre, ces concepts que nous avions été les seuls à réutiliser s'immiscent dans le débat des idées, chez ceux-là mêmes qui avaient été horrifiés de nos opérativités reviviscentes. Frédéric Lordon entend la notion d'imperium en son sens strictement spinozien, celle de la valeur ajoutée par le simple regroupement de la multitude. Celle-ci se traduisant pas la constitution verticalienne d'un pouvoir politique. A ce premier niveau d'analyse notre auteur se situe en-deçà du bien et du mal, refusant en quelque sorte de prêter quelque valeur – positive ou négative – à cette autorité naturellement transcendantale. N'emploie même pas le terme politique afin de rester dans un raisonnement des moins incitateurs.
L'est toutefois un problème non résolu : il n'existe pas une multitude, mais des multitudes. Cette fragmentation est peut-être due à l'immensité de l'étendue géographique du déploiement humain. Le résultat n'en est pas moins tangible, la création de nations et d'états nationaux. Processus historial très long, du clan préhistorique aux états de types fédéraux, il fallut beaucoup de temps pour en arriver à la situation présente. Mais le discours de Frédéric Lordon reste des plus théoriques et s'épargne le rappel superfétatoire des batailles et des alliances qui émaillèrent le processus.
Préfère disserter de ce mouvement qui fait que tous les individus d'une multitude éprouvent le besoin de se sentir appartenant à un groupe s'auto-identifiant - à l'issue d'un processus complexe mais incoercible - en tant que tel. Cette force rassembleuse qui dévie les individus d'une solitaire et infinie individuation vers une agglomération collective, tout comme Spinoza, il la nomme affect. Notons que cette affectivité qui rapproche les hommes entre eux n'est pas très différente du clinamen épicurien qui incline les atomes vers leurs congénères. Quand on ne saisit pas la raison logique d'un phénomène, il est aisé de voiler son ignorance par un simple mot globalisateur qui marque l'effective constatation de ce phénomène dont l'existence défie notre logique explicative. Ainsi par exemple les esprits grossiers répondent à la question du pourquoi des choses en utilisant le gros bouchon du vocable « dieu » qui leur interdit de se perdre en des chemins de pensée qui d'avance les effraient.
La nature des hommes serait donc de lier entre eux des liens dont l'adjonction formerait un nombre plus grand que l'addition numérale de ses unités. Staline théorisa le principe sous une forme beaucoup plus humouristique : deux trotskistes : un parti, trois trotskistes : une tendance, quatre trotskistes : une scission. Je vous laisse deviner la traduction historique de telles implications. Reste que le problème est plus grave qu'il n'y paraît. Que les liens tissés entre les hommes produisent au-delà de quelques frictions inévitables, entraide, solidarité et sécurité, personne n'y trouverait à redire s'il n'y avait cet effet surmultiplicateur de la multitude : la production d'un pouvoir dont on pressent que les vertus d'efficacité se mettront au service d'une coercition des plus désagréables. En terme géométrique nous dirons que l'efficience de la verticalité est plus forte que celle de l'horizontalité. En mettant des pieds patauds dans le plat, il appert, mathématiquement parlant, que les valeurs de droite sont plus fortes que les valeurs de gauche. Que le fachisme l'emportera toujours sur la démocratie. Question d'autant plus grave que la situation économico-politique a tendance à subodorer la justesse d'une telle assertion.
Si je dis : 1+1 = 3, il est sûr que trois est supérieur à deux. Le problème que tente de résoudre Frédéric Lordon est très simple à poser : que faire pour gonfler ( sans stupide erreur de calcul ou tour de passe-passe facétieux ) les deux premiers termes de l'équation afin qu'ils puissent égaler en puissance le troisième terme de cette opération tristement inégalitaire ? La démonstration s'avère plus difficile. C'est pourtant à celle-ci que son livre s'emploie. Je ne pense pas qu'il aimerait que j'affirme qu'il s'agit d'une classique nietzchéenne inversion de valeurs. Ni plus, ni moins.
Maintenant n'allez pas voir les homminuscules de base comme des pions interchangeables. Si le plus grand ami de l'homme, c'est l'homme, le contraire est tout aussi juste, à savoir que son plus grand ennemi, est aussi l'homme. L'histoire humaine est un ballet continuel entre associations et dissociations, entre alliances et agressions. La verticalité ne fait que renforcer ces atermoiements constitutifs de toutes les indivisions d'une société donnée. Du contrat social théorique au constat des dégâts de la praxis des passions. Humaines. Trop humaines, Marx haussera le débat et parlera de lutte de classes. Chassez le politique, il revient au galop. Mais peut-être ferons-nous l'économie de la lutte finale.
Le monde n'est-il pas en train de s'unifier autour et par le principe de merchandisation généralisée ? Fausse bonne réponse. La consommation généralisée pour tous est un leurre. De loin cela ressemble au slogan de papa Karl : à chacun selon ses besoins. Mais examinée de près, la production capitalistique divise plus qu'elle ne regroupe, et surtout ne résout en aucun point la contradiction du tout productif supérieur à la somme de ses parties productivistes. Dans le jargon libéral actuel nous parlerions de financiérisation bénéfique des pratiques productivistes, une forme de super-plus-value d'un nouveau genre, en quelque sorte. Ces pratiques du capitalisme libéral pérennisent la pluralité suprématiste des multiples multitudes féodalisées par les si bien nommées multinationales qui agissent tant aux niveaux nationaux-étatiques qu'économiques. Dans le but ultime d'accéder à une globalisation financière planétaire dont le slogan pourrait être à chacun selon son investissement financier appropriatif. Sombre politique. Assomption d'une verticalité des plus clivantes.
N'empêche qu'il existe une solution – vieille comme l'Humanité serait-on tenté de dire - et pour ne pas aller si loin, nous arrêterons sur La Boétie qui exprima avec une clarté des plus irradiantes que tout pouvoir repose sur celui qui l'accepte. Les maîtres n'existent que par la faiblesse de leurs esclaves. Ce qu'avec enthousiasme Frédéric Lordon transforme en le fait que ceux qui détiennent l'Imperium sont ceux qui le subissent. Ce qui est à discuter : si à la proposition du chat qui est sur la table, je peux opposer celle de la table qui est sous le chat, dès que j'envisage le phénomène sous une forme plus dynamique, celle du chat qui s'est posé sur la table, pour le corolaire suivant lequel la table s'est posée sous le chat, je me sens un peu léger aux entournures. Je sais intuitivement qu'il s'agit là d'une vue de l'esprit beaucoup qu'un accomplissement praxixtique.
D'ailleurs une fois qu'il a annoncé l'horizontalité de son imperium, Frédéric Lordon ne sait plus quoi faire de son joujou. Comme le loup qui rentre dans le bois dont il était sorti, il s'intéresse à ses abattis. Encore que l'on pourrait lui reprocher de s'occuper un peu trop exclusivement de la notion spinozienne de corps, et de suivre des raisonnements à n'en plus finir pour établir un parallèle entre la limitation de notre corps physique et les multiples fragmentations - de la Nation triomphante au Club de timbres de la maison de retraite de Trifouilly-les-Oies - de l'imperium horizontalisé. Vous n'en sortez guère plus bête, mais pas beaucoup plus intelligent non plus. Un peu comme quand votre gamin vous énonce les règles d'un jeu au déroulement duquel vous préparez une bonne excuse pour éviter toute participation. Vous avez peut-être beaucoup mieux à faire qu'à relire Spinoza, en digest lordonien.
L'est un peu bloqué le Lordon, faut qu'il propose une solution pour s'en sortir, la voici : les choses ( et derrière ce vocable de pleine indétermination, sentez que c'est de l'Imperium dont il feint de ne point parler ) étant ce qu'elles sont, il n'est point obligé qu'elles se perpétuent indéfiniment de la même manière. Ne prend pas de risque dans sa prophétie, surtout qu'il la repousse à un très lointain futur. Rien ne contredit en effet que l'horizontalité de l'Imperium ne se gonfle outrageusement et ne parvienne u jour à remettre à plat la baudruche de l'imperium verticalisé. Inutile de pavoiser, ce n'est pas pour maintenant.
Serait-ce pour demain soir qu'il ne faut point se bercer d'illusion. Nous ne sommes pas dans le monde clos de l'Ethique qui une fois parachevée installe une hilarante harmonie au coeur des hommes. La réalité est plus rugueuse, François Lordon vole le concept de révolution permanente à Trotsky, en l'adoucissant, en le rendant présentable, ce sera l'adaptation permanente. L'imperium n'est pas la panacée miraculeuse. A peine l'a-t-on aplati que des verticalisations de grumeaux se reforment. De modestes collines, rien à voir avec les Himalaya d'avant, mais enfin le caillou dans la chaussure est aussi embêtant que le rocher de Sisyphe.
Peut pas nous laisser dans un tel désarroi, nous propose tout de même une recette de bonne femme pour empêcher les oeufs cassés de monter en neige, à peine avez-vous tourné le dos. Suffit de parler à son voisin, de s'unir, de s'entraider, de retarder le plus possible l'émergence de grosses structures de commandement. Lordon n'est pas pour le parti unique, l'association locale oui, mais attention à l'unification des cellules de base, danger à l'horizon. A relu Spinoza pour proposer des mots d'ordre qui ne sont pas très différents de ceux prônés par les Appellistes !
En politique, comme en bien d'autres choses, il n'y a pas de hasard intellectuel, juste des logiques d'approches ou de révulsions significatives. Coup de blues à la lecture du livre, la révolution n'est pas pour demain. En attendant accrochez-vous aux petites branches. Pour Spinoza c'était l'Harmonie finale. Une musique des sphères qui émanerait de la structure même du Système enfin accompli. Le violon parfaitement assemblé ne nous offre-t-il pas une superbe musique ? Manque de chance pour Lordon, son amélioration du Système sans cesse remise à demain par le fait même de ses pratiques amélioratives, ressemble étrangement à un sacré couac. Faut donc minimiser la fausse note pour ne garder que le sacré. Ne s'égare pas dans l'idée du grand architecte de l'Univers trop monothéiste, l'est pour la une diffuse spiritualité. Ne va pas plus loin. L'a peur de se faire taper sur les doigts par ses amis. Ne franchit pas le pas, les Appelliste parlent d'un retour aux Dieux ( Voir Chroniques de Pourpre N° 5 ). L'est amusant de voir comment Lordon et les Appellistes détiennent les deux bouts du symbole. Arrivent, face à face, au même endroit en ayant emprunté des sentes différentes. Sont convaincus de détenir une des pièces essentielles du puzzle. Imperium et Dieux, c'est un peu les corpuscules et l'onde avant qu'Einstein n'ose renouer le noeud gorgien du savoir, les fameux deux chemins antithétiques de Parménide. Affirmer que l'un ne va pas sans l'autre, c'est remettre en question l'intoxication philosophique généralisée des intelligences modernes. Progressent par étape. A petit pas. N'ont pas envie d'être dépassés par leur découverte – vieille de plusieurs siècles. Sont chacun comme la poule qui a pondu un oeuf en or, et qui se retrouve effrayée des conséquences de la mutation engendrée par sa ponte prodigieuse. L'on en a passé à la casserole de l'ignorance pour beaucoup moins que cela.
André Murcie. ( Octobre 2015 )
GRAND CIRQUE PINDARE
ŒUVRES COMPLETES.
PINDARE.
Préface et traduction : JEAN-PAUL SAVIGNAC.
LA DIFFERENCE. MINOS. Juillet 2004.
Il s’agit de la traduction de Jean-Paul Savignac parue en 1990 que La Différence a eu l’heureuse idée de ressortir en sa collection Minos. L’éloquente épaisseur des 665 pages de ce beau volume renforce étrangement l’élégance du format. Voici un bel objet qui encombre très souvent les profondeurs de nos poches depuis plusieurs mois.
Nous sommes partagé quant au choix de la couverture : un très beau détail de Lutte Grecque de Fassianos. Nous en comprenons la motivation secrète, de marquer la permanence du combat idéel de la Grèce immortelle au travers des siècles jusqu’à aujourd’hui. Mais était-il nécessaire de figurer la bannière nationale frappée de l’andréïque croix bleue christophoréenne pour illustrer un des chantres du paganisme antique ? Nous nous permettons d’en douter.
Pour la traduction elle-même nous ne nous livrerons en cette chronique à aucun commentaire différentiel. Nous nous contenterons de renvoyer le lecteur au texte grec qu’il retrouvera in extenso sur la page de gauche. Nous remarquerons simplement que la totale absence de notes rend indispensable le recours aux quatre volumes des Belles-Lettres pour qui voudrait s’assurer d’un point de philologie ou parfaire une interrogation mythologique. Toutefois nous émettons plus que des réserves sur la quatrième Pythique traduite en un langage tissé de trop de mots à consonances trop moyenâgeuses. La traduction de l’Odyssée par Victor Bérard n’a jamais emporté notre conviction.
Nous commencerons par la fin, ces deux cents pages de poèmes pulvérisés, relevés chez les grammairiens de l’antiquité, parfois chez des commentateurs plus ou moins bien intentionnés, ces bribes incertaines, retrouvées dans les miettes miraculeuses de rouleaux détruits, recopiées sur des fragments de papyri échappés aux remous des invasions ou arrachés à la vindicte des autodafés christianophilesques, venues à nous du fin fond de notre Histoire tel un legs supérieur opératif de l’oikouméné des hellènes transmis à notre survivance comme un ultime témoignage de leur grandeur originelle. Quel grand poëte que Pindare, à peine reste-t-il quelques vocables dépareillés d’une strophe, sans lien, sans suite logique, que malgré tout l’on y reconnaît l’univers poétique du grand Thébain.
Enfants, l’on nous expliquait que les gagnants des olympiades préféraient à leur premier prix et à leur couronne de laurier conquise de haute lutte sur leurs concurrents, l’honneur d’entendre leur nom prononcé par le chœur des récitants dans un poème de Pindare. Il nous a fallu déchanter en grandissant. L’émotion sportive et la célébration poétique s’inscrivaient aussi en ces temps-là en de féroces manœuvres politicardes de bas étage. La poésie de Pindare est avant tout une poésie engagée et politique.
Deux mille cinq cent ans après il n’est pas facile de pénétrer les arcanes les plus secrètes de cet aspect de l’agonalité grecque. Surtout qu’hormis le nom du vainqueur, Pindare n’en rajoute guère. Quelques allusions familiales si dans un passé récent par bonheur un père ou un frère s’étaient déjà illustrés en une précédente épreuve, et puis c’est tout. Si par chance nous avons affaire au rejeton d’une illustre famille, Pindare délaisse très vite la branche des vivants pour nous conter les mythiques exploits des ancêtres héroïques.
La poésie de Pindare est avant tout une poésie des Dieux et peut-être même une poésie du Dieu dont on est en train de parler. Cette nuance est à méditer par tous nos doctes savants qui nous enseignent que le polythéisme antique s’en est allé doucement mais sûrement mourir dans les bras en croix du monothéisme judaïque. Il n’est pas de cieux plus envahis de Dieux que le vers pindarique. Mais chacun des Dieux mérite considération. Zeus, Héraclès, Apollon, ainsi se déploie la triade des préférences pindaréenne. Pindare chante un Dieu parmi les Dieux, son élection n’en met que plus en évidence l’inextricable écheveau des cosmogonies éjaculatrices.
La gloire des athlètes couronnés n’est qu’un prétexte à l’écriture des Dieux. La poésie de Pindare fonde la littérature. L’unité rythmique d’un poème de Pindare, ce n’est ni le vers, ni la strophe même entrevue sous sa forme trinitaire, c’est une boursouflure de beauté.
Richesse sans fin de la langue grecque et accroissement incessant de celle-ci sous la forge vulcanique de ses poëtes. Héphaïstos préside et prélude à de tels coups de marteaux. Non pas le symbole fou de la destruction pure mais le façonnage tellurique et idéel du fer de l’épée battu à chaud.
La Grèce vit des heures sombres. Entre Marathon, Salamine et Platée, la Grèce des cités module la transe delphique des plus hautes résistances. Entre la Thèbes natale du Poëte qui pactise avec la Perse et l’orgueilleuse ténacité de Lacédémone et d’Athènes qui luttent jusqu’à la victoire finale, l’on ne comprend que trop bien le titre générique d’Odes Victoriales donné par la tradition pindarique à ces chants tour à tour Olympiques, Pythiques, Néméennes, Isthmiques…
Poèmes d’une victoire annoncée. La poésie de Pindare sera de fait prophétique. Ce sont les Dieux, qui par elle, parlent et vaticinent. L’historial n’est pas admis dans le poème qui cède à la parole de l’immémorial. Quoi qu’en ait voulu les surréalistes du siècle dernier avec leur démocratisation affichée du stupéfiant image, comparaison et métaphore sont d’ascendance poétique aristocratique.
Entre Mnâmosyme et l’affichage réductionniste des théories modernes de l’écriture la distance est incommensurable. La gabegie du sens fomentée et entretenue par les spécialistes de la linguistique quantifiée a retranché la majorité des lecteurs et de nos concitoyens de tout accès direct à la poésie. Nous revenons à Pindare, à la présence clandestine de Pindare. Car c’est à cela que la poésie française en fut réduite. A emprunter les sentes impérieuses de ses allées les plus prestigieuses de nuit, sans faire de bruit…
Comme les dernières colonnes encore debout de temples abattus. Ainsi se dresse l’Ode Pindarique. Nous sommes le retour. A cette Grèce altière. A cette grandeur inaltérable. A ces ruines qui nous dépassent et nous enterrent.
Eveille-leur le roucoulant chemin des mots
Olympique 9.
Ainsi parle le poëte. Ceint de la seule impériosité de sa parole.
André Murcie.
CAHIERS SAINT-JOHN PERSE N° 5.
De ce Cahier paru en mars 1982, chez Gallimard et collationné par l’Association des Amis de la Fondation Saint-John Perse, nous ne nous occuperons que des pages 29 à 78 qui touchent à Pindare. Pour le reste nous serions plutôt offusqués des pistes de lecture platement réductrices et stupidement descriptivistes de la poésie persienne proposées aux lecteurs. Répertorier les figures de style employées par un poëte ne saurait relever du mystère poétique…
SAINT-LEGER LEGER, TRADUCTEUR DE PINDARE.
FRANCOISE E. HENRY.
Le titre promet plus qu’il ne donne. Entre 1903, au plus tôt, et 1913, au plus tard, le jeune Saint-John Perse encore Saint-Leger Leger aurait traduit et annoté les Odes Pythiques I, III, XII, du moins ainsi parvenons-nous à interpréter la confusion prétextale de notre présentatrice. Hélas nous n’aurons droit qu’à la transcription, démunie de toutes ses notes, de la Troisième Pythique, agrémentée il est vrai du fac-similé du manuscrit ( sans les notes ! ) du poëte. En lot de consolation l’on nous jettera, avec un dédain d’autant plus méprisant qu’inconscient, les deux premières strophes de la Douzième Pythique remises en lignes à la façon d’Eloges selon « la disposition typographique choisie par l’auteur et telle qu’on la trouve dans les Œuvres complètes » parues en 1972 ! Etonnez-vous après cela que certains militent pour la reconduction de la peine de mort !
Ô Muse ! ne nous laissons pas emporter par les tourbillons funestes d’une trop juste colère devant tant d’imbécile gâchis ! Rêvons à ceci : un des poëtes majeurs de notre Littérature, a eu besoin à plus de vingt siècles de distance de se retremper dans l’océan fondateur et spermatique de la lyrique grecque afin d’élaborer ses propres stances diluviennes. Que Saint-John Perse ait éprouvé le même désir qu’un Ronsard ou d’un du Bellay à gratter de près la peau de l’antique toison d’or et parfaire ainsi l’amplitude de la prosodie françoise nous en dit plus long sur l’inscription de notre modernité poétique dans sa tradition originelle que les milliers de jivaresques commentaires dus aux plumes redondantes de nos universitaires.
Saint-John Perse s’en défend dans sa correspondance, il ne cherche pas à proposer une nouvelle traduction de Pindare. Sa connaissance trop imparfaite du grec ne l’autorise point à une telle prétention. D’autre part ce serait faire fausse route que de croire qu’un désir maniaque d’élucidation d’un sens caché ou plus précis ait aiguillonné sa curiosité. Il est à remarquer que le travail du jeune Perse a porté sur deux poèmes de moyenne étendue et l’un très court de quatre strophes seulement.
Reste que si en prosodie classique le mot strophe appelle un nombre virtuel de vers, Perse y inventorie les possibles étirements d’une autre unité syntaxique, celle de la phrase. Car si le vers saute à la ligne, la phrase va à sa fin. Mallarmé a justifié le vers en reléguant à ses extrémités le hasard nié par la frappe héraldique de sa propre nécessité. Moins mystique Perse se contentera d’un auto-développement du dire qui pourvoirait à sa propre satiété. Midi, ses fauves et ses famines.
Ce faisant Perse recouvre le mythe du vers pindarique. Ne fut-il pas une simple inscription, une stèle ségalienne, ordonné par le rythme d’une scansion prédéfinie ? De quoi anéantir les partisans du boustrophédon virgilien ! Ce qui est sûr c’est que la poésie fut avant tout la langue du dire des Dieux.
N’empêche que cette troisième Pythique tient davantage d’une Epître d’Horace à Mécène que d’une Ode Victoriale. Pindare s’entretient de la santé d’Hiérôn, tyran de Surakousaï. Toutefois il ne caresse pas la bête dans le sens du poil. Le dernier mot reste au poëte qui immortalise par son chant les exploits des héros et des grands. Il n’ose pas ajouter des Dieux. Mais il le pense très fort.
Nous sommes ici au cœur de la littérature. Certes en traduisant Pindare Saint-John Perse apprend les ficelles du métier, de combien de mots peut-on séparer le verbe de son sujet et l’éloigner de son complément premier sans renoncer au sens de ce que l’on veut signifier ? Les nœuds les plus subtils se doivent comme les autres d’être un jour ou l’autre dénouer. Encore ne faut-il pas qu’ils aient enserré le vent vide d’évanescentes allégations.
Les Dieux sont au centre de tout. La poésie est juste l’anneau chatoyant qui entoure le doigt levé de leur inaltérable présence. La poésie de Pindare est grande de cette immanente proximité. Chacun de ses mots nous rapprochent de ce tutélaire accompagnement. La poésie fonde les Dieux.
Les partisans de la poésie à hauteur d’homme n’en démordent pas. Comme des roquets faméliques ils se pendent depuis plus de trente ans aux basques de Saint-John Perse. Ils ont compris que cette poésie, solitaire et immarcescible, était un reproche vivant adressé à leur idéologique incompétence démocratique. La conjuration du silence ne leur suffit pas, il faut qu’ils y ajoutent celle de la médisance.
C’est que la poésie de Saint-John Perse est une des rares portes d’accès qui ne soit pas encore totalement occultée et qui conduise au cœur originel de la culture européenne. De Perse à Chénier le chemin est encore plus court qu’ils ne le subodorent. C’est un arc impérieux qui enjambe tout le romantisme pour plonger dans les eaux germinatrices de la grécité la plus païenne. Ils l’ignorent mais le pressentent.
Alors que l’enseignement des littératures grecques et latines vit ses dernières heures il ne faudrait pas que subsistent de-ci de là des possibilités de passage vers ces continents interdits. L’on n’a quand même pas réussi à effacer pratiquement de la mémoire collective le nom de Pindare pour le voir ressurgir, comme la tête incapacitante de la Méduse abhorrée, sur un plateau perséen.
André Murcie.
AUX VAINQUEURS NEMEENS.
PINDARE.
In ŒUVRES COMPLETES
Editions de La Différence. 2004.
Nous revenons ici aux Odes Néméennes de Pindare sises en les Oeuvres Complètes du poëte que nous avons il y a peu présentées mais qu’il nous sied de relire, parallèlement pour parler comme Verlaine, à l’étude de Sylvie Guérin sur les Concours Néméens. Après le choc de la réalité, d’une beauté plus brute mais moins idéale que la représentation mythique que nous pourrions en faire, nous cherchons à nous confronter à sa dimension imaginaire. Non pas le nôtre, factice et reconstruit de bric et de broc d’après les données et les mesures de nos chercheurs, mais celui qui hantait les cervelles contemporaines de leur déploiement historial.
La chimère ségalienne du rêve n’est pas très éloignée du lion ( nous ne sommes jamais loin de Némée ! ) dévorant de la réalité. Et si en fin de compte aucun des deux animaux totémiques et symboliques de la Chine n’emporte la sapèque du temps présent il est à craindre qu’il en soit de même avec l’obole grecque confiée aux bons soins de Karon dans la bouche du mort. Pindare, par son chant bigarré de la généalogie des kronides et des grandes familles de son temps, nous apprend que l’immortalité néméenne se situe en dehors de Némée.
Aux trois-quart non fouillée, désertée en son époque pour une aire argienne, Némée est un site fantôme qui n’apparaît pratiquement que dans le titre du recueil et au détour hasardeux de quelques vers. Le vérisme des faits nous importe peu. Khromios le syracusain a bien pu remporter la course prestigieuse des chevaux, Pindare n’en a cure. A moitié du poème, le poëte bifurque : « Pour moi à Héraklès je demeure attaché de grand cœur et, parmi les cimes grandioses de ses vaillances, je promeus l’archaïque récit : » . Ainsi fonctionne notre esprit.
Tout chemin de pensée devient un entrelacement métaphorique de multiples chemins de pensées. Si le chemin du poème de Parménide se dédouble, ce n’est pas parce qu’il existe deux voies différentes, dont une qui n’existerait pas puisqu’elle ne serait que non-être et que le non-être ne peut pas être, quoique Gorgias nous assure le contraire, mais tout bonnement parce que l’on ne peut nommer une chose qu’en la désignant par une chose qui ne peut pas être elle, car alors nous nous contenterions de la désigner et non de la nommer.
Mais ne pas nommer une chose revient à ne pas la maîtriser et à la laisser filer droit devant elle. L’écoulement du devenir héraclitéen provient de ce manque de mots pour appréhender les choses qui fuient au-devant de nous si nous n’avons rien pour les appréhender. L’on se baigne deux fois dans la même phrase même si le sens nous échappe. Heidegger qui a tant médité la finitude de la pensée dans la poésie, ne prenez pas le mot finitude en sa triste acceptation bornique, il est une différence entre Icare qui s’écrase sur la terre et le fleuve qui se jette dans la mer, a amplement médité sur le poème de Parménide. Pourquoi Platon chasse-t-il le poëte de sa cité idéale ? Parce qu’il n’aime guère les cénacles échevelés des romantiques assoiffés d’un absolu anarchisant dangereux pour la tranquillité de la République ? Ne serait-ce pas plutôt parce qu’il a dû, pour faire circuler les prolégomènes de toute sa pensée, se défaire de la beauté insurpassable de toute chose administrée par l’impériosité du Poëte.
Pindare ne peut pas chanter la gloire de Khrémios, pour la simple et seule raison que son chant n’ajoutera rien à la gloire acquise par Khrémios. S’il nous semble le contraire, c’est que nous partageons avec beaucoup d’autres de nos contemporains et des contemporains de Khrémios et de Khrémios lui-même une vision oblique et de la gloire et de la poésie, car biaisée par la gloire intrinsèque du poème pindarique elle-même. L’eau qui baigne le bâton n’enlève rien à sa rigidité même si elle trompe nos sens.
La nécessité de l’eidos platonicienne réside en cette nécessité d’une transparence totale de l’écoulement des choses. Si dans le Sophiste, Socrate assure que le cordonnier institue l’idée de chaussure avant même de fabriquer sa spartiate c’est que face à la multiplicité miroitante des reflets du soleil sur le monde il a besoin de l’unicité caverneuse du noir absolu de l’impermanence du mouvement.
Chaque chose engendre-t-elle son contraire obligatoirement puisque tout ce qui n’est pas précisément cela est nécessairement de par sa nature même autre ? A ce niveau-là l’idée christo-surréaliste de l’union des contraires se dévoile en la terrible subalternité de ses attendus théoriques.
Christique car il existe une immense différence entre un péan à Apollon et un hymne biblique au Seigneur. Le second se donne comme le reflet louangeur de l’unicité. Le Dieu ne fait qu’un avec sa parole, qui est dite révélée. Le premier n’est qu’un chant auto-défini en tant que parcelle du divin qu’il n’est pas.
L’horrible révélation, la seule, ce n’est pas qu’il y ait quelque chose et non pas rien, mais que la poésie ne puisse se définir qu’en ce qu’elle n’est pas alors qu’elle est justement le chant de toutes choses. Le mot entrevu comme une désignation est une trahison. Les gens qui pleurent que la poésie est intraduisible ne réfléchissent pas assez. Le mot est la trahison de la chose. Tout comme l’idée platonicienne est l’auto-déloyauté du mot à la chose.
La poésie pindarique comme l’Achille à grands pas valéryens ne rejoint jamais la tortue de sa nomination. Mais cela suffit, c’est avec deux rudimentaires bâtons élevés sur le sable incertain d’une arène qu’Erastosthène a mesuré l’ombre du soleil et le rayon de la terre.
Si les Odes néméennes sont si peu néméennes c’est qu’elles ne sont que le songe faunesque et mallarméen de leur ombre qu’elles devinrent. Il suffit de fermer les yeux et de dérouler l’étrange parade des hommes et des Dieux. Il est heureux l’imbécile qui ne s’aperçoit pas que cela n’est que boniment supérieur du monde. Et des choses qui sont. Et de celles qui ne sont pas. Et de nous mêmes. Qui ne sommes en ces paroles merveilleuses que viennent butiner les abeilles de l’Hymette, jamais plus proches des Dieux.
André Murcie.