Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

CHRONIQUES DE POURPRE - Page 128

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 49

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 049 / FEVRIER 2017

    LA QUILLE ET LE BAUBON

     

    LES MIMES D’HERONDAS.

    PIERRE QUILLARD.

    Traduction littérale accompagnée de notes.

    148 p. 1900. MERCURE DE France.

     

    L’on ne parle plus guère de Pierre Quillard. C’est un peu de sa faute : voici un individu qui s’est au tournant des deux siècles précédents complu en des sodalités poétiques et politiques que notre modernité réprouve. Vous retrouverez de rares poèmes de Pierre Quillard dans les anthologies du Symbolisme et quelques courtes notules dans les archives du mouvement ouvrier.

    Etrangement les rares personnes qui aujourd’hui entretiennent encore son souvenir font partie de la mouvance arménienne. Pierre Quillard qui fut en 1897 professeur à Constantinople fut un des premiers qui s’éleva contre la répression systématique des arméniens qui devait quelques années plus tard déboucher sur les tristement célèbres évènements sanglants dont la très disputée qualification génocidaire empoisonne actuellement encore les rapports de la Turquie avec nombre de pays occidentaux…

    Symboliste, anarchiste, Pierre Quillard nous est des plus sympathiques qui théorisa l’exercice de la littérature comme une des formes de l’action directe de libération des corps et des âmes de l’emprise sociétale et capitalistique. Il fut notamment un des collaborateurs la Revue Blanche que l’on redécouvre, grâce à une exposition parisienne ( ô si tardive ! ), ces jours-ci.

    Né en 1864, décédé en 1912, Pierre Quillard fait partie de cette armée de l’ombre de la littérature de combat dont la gôche française en son ensemble convertie aux délices du libéralisme s’acharne depuis une trentaine d’années à effacer la mémoire. Il existe aussi de silencieux et rampants auto-génocides culturels qui en disent beaucoup plus long que bien des palinodies médiatiques…

    Tel n’était pas Pierre Quillard qui avait compris l’importance révolutionnaire de la transmission littéraire. Reprenant la grande tradition d’un Leconte de Lisle et d’un Louis Ménard il consacra toute une partie de son existence à traduire les textes rares de l’antique grécité : ses traductions de L’antre des nymphes de Porphyre et du Livre des Mystères de Jamblique font encore autorité.

    Après un tel préambule l’on comprend mieux les raisons qui le poussèrent à donner sa propre version des Mimes d’Hérondas qu’un papyrus découvert en 1889 venait miraculeusement d’exhumer d’un néant presque total. L’on distinguait à peine sa silhouette grâce à un bref fragment d’une lettre de Pline…

    Hérondas vécut au troisième siècle avant JC. Ne nous sont parvenus que sept poèmes en entier et quelques miettes peu étendues de huit autres de ses productions. Peu de choses, mais aux âmes bien nées la qualité ne se mesure point à la quantité. Nous ne pouvons nous empêcher de rapprocher ses Mimes d’Hérondas des Mimes des courtisanes de Lucien. Le lecteur curieux se rapportera à nos chroniques, en ce même site de Littera-Incitatus, des mois de septembre 2006 et août 2007 sur Pierre Louÿs, autre grand grécisant symboliste, s’il en fut !

    Certes dans les précis de littérature grecque l’on s’extasie sur le charme d’Hérondas et sa résurrection du petit peuple grec, qu’importe que ce soit celui d’Alexandrie ou de l’île de Cos, qui semble se livrer en direct devant nous à de délicieux dialogues qui contiennent sans nul doute beaucoup plus de vérité humaine que ceux de Platon. Le cordonnier en sa boutique, le maître d’école qui reçoit une mère de famille furibarde, les femmes allant sacrifier aux dieux ou se livrant à d’intimes conversations privées, tout cela relève bien d’un vérisme facétieux qui nous dévoile en quelques lignes souriantes peut-être beaucoup plus de la Grèce antique que l’ensemble des ouvrages d’érudition pointilleuse entassés depuis trois siècles par les glosateurs les plus intègres.

    Mais attention ces quelques vers d’Hérondas atteignent à une dimension bien plus subtile, ils touchent à l’essence même du paganisme. Non pas qu’il serait essentiel à la compréhension des rituels religieux de l’antique Hellade, mais parce qu’ils réagissent en véritables marqueurs civilisationnels. Il suffit de lire pour comprendre la faramineuse distance êtrale qui sépare nos tristes époques encore engoncées dans la gangue moralisatrice de notre fonds culturel judéo-chrétien de l’effulgence miroitante de ces temps bénis des Dieux qui n’avaient pas encore été flétris par le sentiment de honte et de repentance christique. Vivre est-il un péché, ou un plaisir ? Toute la différence entre l’hellénisme et le christianisme se résout en cette seule question.

    Les premières lignes de Pierre Quillard qui s’extasie que ces textes aient pu être écrit en les lieux-mêmes ou pas beaucoup plus tard anachorètes et moines s’isoleront et se regrouperont pour hurler leur haine de l’homme témoignent de notre sentiment. La lecture d’Hérondas est une merveilleuse machine de guerre contre la chrétienté. D’autant plus efficace qu’elle n’a pas été construite à cet usage.

    C’est que Hérondas n’y va pas par quatre chemin pour poser le cul sur la commode du salon et la queue sur le piano. Trash and gore, l’Hérondas qui fait le printemps de l’éros. De toujours l’amour a été cruel et ressenti comme une torture. Les personnages d’Hérondas s’aiment bien les uns les autres, mais l’on s’y livre sans retenue aux joies du fouet et du fer rouge. L’on remplace les hommes défaillants par de bien plus virils braquemards, l’on s’adonne aux complaisances du fétichisme et du viol sans réserve. Et les femmes ne sont pas les dernières à mener les jeux érotiques.

    Quand je pense qu’il est de bon ton depuis au moins un siècle de faire la moue devant la poésie alexandrinique sous prétexte de sa fadeur, de sa préciosité, de son esthétique par top artificielle et guindée, j’en reviens à épouser la notion toute mallarméenne des contemporains qui de tous temps ferment les yeux pour ne pas lire entre les lignes.

    Grattez quelque peu la bienséance des technicités littéraires et les Mimes d’Hérondas ne vous apparaîtront plus comme la pittoresque représentation de scènes populaires. Prêtez quelque peu l’oreille vous y entendrez les rhombes exaltés des prêtresses de Dionysos, le rut orgiaque des ménades échevelées que le poëte essaie de contenir dans les étroites limites de tableaux de genre. Le chœur profond de la Grèce y bat et palpite encore.

    André Murcie.

     

    PASTORALES

     

    LES BUCOLIQUES GRECS.

    THEOCRITE. MOSCHOS. BION.

    Traduction nouvelle avec notice et notes

    d’ EMILE CHAMBRY.

    248 p. 1931. CLASSIQUES GARNIER.

     

    Comme par hasard, pour faire le lien avec la chronique précédente sur les traductions des Mimes d’Hérondas par Pierre Quillard il nous faut signaler que ce dernier s’est fendu en en collaboration de Marcel Collière d’une Etude phonétique et morphologique sur la langue de Théocrite dans « Les Syracusaines » brrr ! ce n’est peut-être pas le chemin de lecture que nous indiquerions de prime abord au lecteur qui exprimerait le désir de rencontrer nos charmantes siciliennes.

    Mais Théocrite et ses condisciples n’ont point besoin de telles lettres de recommandation. L’abord de ces œuvres est aisé et n’offre que très peu de difficulté. L’on peut dire que l’alexandrinisme commence avec la poésie de Théocrite, non pas parce qu’il en serait le fondateur, mais parce qu’il en est la pierre d’angle.

    Si l’on voulait définir l’alexandrinisme autrement que par la connaissance applicative de ses strictes modalités d’écriture il faudrait rappeler les conditions de sa naissance. L’alexandrinisme est de fait la première école littéraire qui ait jamais existé en tant que telle. Nous pressentons la levée des boucliers. Nous ne nions pas l’existence des Physiciens, des Sophistes, de l’Académie, et d’autres groupes constitutifs de l’époque classique.

    Mais l’alexandrinisme naît en des circonstances historiques surdéterminées. L’apparition de ce mouvement poétique est totalement subordonnée à la mise en œuvre de la Bibliothèque d’Alexandrie. Pour la première fois va se produire dans l’Antiquité non pas un accroissement de la diffusion et de la libre circulation des œuvres mais un point originel de focalisation littéraire. C’est avec la mise en œuvre de la bibliothèque d’Alexandrie que se fixe enfin cette immémoriale pratique d’écriture qui plus tard prendra le nom de Littérature.

    Puisque nous ne saurions résister à un mauvais jeu de mots ( ce qui est la base même de la littérature ) nous dirons que la Bibliothèque d’Alexandrie est ce moment où les lettres se transforment en bêle-lettres. L’on prend le temps de scruter les mots tels qu’ils sont reproduits sur leurs supports, l’oralité du chant laisse place au champ de la lecture. L’oreille n’écoute plus l’esprit c’est celui-ci qui commande l’œil. D’où une réduction de l’amplitude hyperbolique du son en faveur d’une focalisation plus serrée du sens. Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve ici les termes mêmes de Valéry ; la querelle de la poésie pure qui déchira les salons de l’entre-deux guerres n’est sans aucun doute que la resucée d’un des multiples avatars de l’alexandrinisme.

    L’on y perd. Entre L’Odyssée et Les Syracusaines existe le même ordre de grandeur qui illimite l’océan et emprisonne les étroites berges d’un paisible ruisseau agreste. Aujourd’hui Théocrite n’est plus qu’un nom sans importance. Les lecteurs cultivés qui ont eu la démarche de vouloir feuilleter un de ses poèmes dans une anthologie doivent se faire rare. Par contre Homère triomphe. Même si on ne le lit plus vraiment chaque année il se trouve un romancier plus ou moins à court d’imagination pour nous pondre une resucée de son œuvre…

    Mais attention aux illusions de perspective notre littérature française doit beaucoup plus à Théocrite qu’à Homère. Peut-être est-ce de la faute de notre aimable syracusain si nous n’avons jamais pu accoucher d’une véritable poème épique national. Sans parler des échecs répétés des siècles précédents les petites épopées de Victor Hugo n’engendreront que la syncope de La légende des siècles. Un chef-d’œuvre certes, mais un canevas d’instants surajoutés, une mosaïque de tesselles inaboutie.

    Le surtitre qui englobe nos trois poëtes alexandriniens reste à méditer. Bucoliques grecs nous sommes à l’opposé de l’anabase fondatrice de l’hellénisme. Virgile lui-même porte dans ses premiers poèmes la marque infamante de cette réduction. Et toute notre Pléiade s’abreuvera à cette préciosité minusculatoire. Vertige de l’imitation, carence de la reproduction toujours en deçà du modèle mythifié qu’elle se propose, l’épopée n’est plus à la mode, c’est le sonnet qui devient à la page.

    Toujours la même attention sous-multipliée à la puissance 14 qui devient la norme. Entre la fixation du texte opérée par les savants exégètes de la Bibliothèque d’Alexandrie et les exactes théorisations mallarméennes il existe une continuité germinative. Cette régression ad libitum est un désastre, ce n’est pas un hasard si Mallarmé emploie cette image si antiquisante du coup de dès pour la fixer.

    Pour filer la métaphore nous dirons que le coup de Vénus inscrit déjà les tours et détours de la carte de tendre. Tout cet entre-deux si français qui court en notre classicisme du seizième au dix-neuvième siècle, cette galanterie dans les mœurs épigrammatiques des très riches heures de notre noblesse ( mais la dernière pointe tue ) s’exhale de Théocrite.

    Rendons ici un discret hommage à André Chenier qui rouvrit les vannes de la poésie lyrique. Il prépara par des voies antiques l’explosion de la poésie moderne. Il a abondamment puisé dans le trésor de l’alexandrinisme, n’hésitant pas à pasticher pour mieux s’inspirer. Emile Chambry a raison dans sa savante introduction de ne pas suivre à la lettre les indications et les leçons des philologues. Il est de fortes chances pour que telle pièce soit d’une main étrangère, pour que tel morceau attribué à Moschos soit plutôt de Théocrite à moins que ce ne soit exactement le contraire.

    Broutilles que ces raisonnements alambiqués de clercs obscurs. L’important n’est point là. Il existe une petitesse pointilleuse de la littérature. En cela l’alexandrinisme est une calamité industrieuse qui a perverti bien de beaux esprits. Mais il est aussi ce moment de plénitude et triomphal où la lettre devient reine et splendeur.

    C’est pour cela, pour cette royauté exhaussé de l’esprit humain pour la première fois institutionnellement proclamée que nous nous devons de lire et relire nos bucoliques grecs. Notre civilisation occidentale s’est inscrite-là en cette étrange coutume de tendre un miroir de papier à la représentation de ses rêves. La victoire de l’hellénisme n’est ni plus ni moins que le triomphe de la poésie sur notre barbarie intérieure.

    André Murcie.

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 48

     

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 048 / FEVRIER 2017

    LUMIERE DE LUC-OLIVIER D'ALGANGE ( I )

    COUP DE PROJECTEUR

    Il est des saisons où les Dieux sont facétieux. Deux livres de Luc-Olivier d’Algange coup sur coup sur les étals des librairies en ces mois printaniers de l’année 2006. Rassurons nos contemporains, ce ne sont que deux modestes volumes parus chez de petits éditeurs. Hélas, le revers toute médaille magnifie malgré tout en son avers une inscription triomphale !

    D’abord il n’existe plus en France de petits éditeurs. Il y a longtemps qu’ils ont été rachetés par les quelques gros groupes concentrationnaires des producteurs de livres qui monopolisent le marché libéral de la crétinisation rampante. Mais sur la mer de l’indifférence généralisée un oeil exercé ne manquera pas l’apparition parfois fugace mais si significative de dizaines de voiles blanches surmontée de l’étamine noire de l’intelligence hauturière. A bien y réfléchir, il n’est pas étonnant que Luc-Olivier d’Algange se retrouve dans les équipages de ces corsaires littéraires. Pour sûr la plupart de ces structures légères d’édition littéraire périront corps et biens en d’obscurs combats ignorés de tous, mais au moins auront-elles sombré pavillon haut, et sauvé l’honneur de la Littérature. Saluons donc Les Deux Océans et ces Alexipharmaque Editions qui se lancent dans la guerre de course et sourire et dents de cachalot aux lèvres vous dégainent dès leur première salve un Luc-Olivier d’Algange.

    L’on trouve sur le net national et international plus de trois cent textes de Luc-Olivier d’Algange, les amateurs de revues sont à même de collationner près de cinq cents articles de notre auteur sans se livrer à d’exhaustives recherches. Face à ce déferlement d’intérêt le silence sans faille des gros éditeurs est un aveu de malfaisance. Dans L’ombre de Venise Luc-Olivier d’Algange évoque à demi-mot et comme par négligence ces listes de proscriptions littéraires qui circulent chez les libraires. L’on dit même que cela n’a rien à voir avec l’ordre alphabétique si son nom arrive si souvent en tête.

    Luc-Olivier d’Algange fait partie de cette génération de jeunes gens qui émargèrent à la vie littéraire en plein milieu des années soixante-dix. Epoque des plus coruscantes si on la compare à celles qui suivirent, mais il planait déjà un certain goût pseudo-contestataire de l’écriture débraillée qui allait mener tout droit, dès le début de la huitième décennie, au conformisme philosophique le plus affligeant. La mode était alors au structuralisme, à la psychanalyse, au marxisme… Face à ces grands dogmatismes, certains se trouvèrent d’instinct en porte-à-faux. Ce n’était pas qu’ils étaient farouchement opposés à ces courants majeurs de leur immédiateté temporelle, c’est que d’origine, par l’intime logique de leurs parcours personnels, ils se trouvaient objectivement décalés des intérêts générationnels de leurs condisciples.

    Peut-être faudrait-il ici développer la théorie des interstices qui supplée sur un plan intellectuel à la théorie mathématique des catastrophes quant à la description des aberrations évolutives d’un système donné. Pourquoi se crée-t-il des nodosités dynamiques de complexification quand la simple logique de reproduction d’une systémique maîtrisée se devrait d’engendrer une réduplication du même ? La sagacité de nos lecteur n’aura pas été prise en défaut : nous sommes en effet beaucoup plus proche de Nietzsche que de la thermodynamique. Nietzsche à qui L’Ombre de Venise consacre de longs développements.

    Mais revenons à nos jeunes gens, issus de ces dernières générations à qui fut dispensé sur les bancs du collège et du lycée, malgré pour certains une scolarité chaotique, un enseignement littéraire de qualité. Entendez par là, que l’accès aux grands auteurs était direct et sans artifice narratologique. La méthode était d’une simplicité extrême : l’on se contentait de lire les textes et d’en éclairer le sens par des commentaires qui se référaient expressément aux intentions de leur créateur.

    Il y eut donc quelques attardés mentaux qui ne se relevèrent jamais de la lecture de Baudelaire ou d’Alfred de Vigny. Alors qu’il était de bon ton de s’enthousiasmer pour Camus, Sartre ou Boris Vian, d’hagards retardataires firent leur régal de Villiers de l’Isle-Adam ou de Barbey d’Aurevilly. A une époque où il était nécessaire de collectionner la petite collection Maspero, un Luc-Olivier d’Algange relisait Henri de Régnier ou Eschyle.

    N’importe quel diplômé es sciences humaines vous le confirmera : l’adolescence mène à l’âge adulte à condition d’en sortir, et d’accepter le collier de la commune mesure. Le problème avec Luc-Olivier d’Algange fut qu’il ne renonça jamais à ses penchants prononcés pour les marges littéraires. De la kabbale juive aux préraphaélites, des gnostiques du quatrième siècle aux érudits de la Renaissance, des soufis aux romantiques allemands, en quelques années Luc-Olivier d’Algange lut tout ce que deux siècles de rationalités cartésiennes avaient rejeté aux gémonies des superstitions nauséabondes…

    Certes il ne fut pas le seul. Mais dès ses premiers articles il eut le mauvais goût de se faire remarquer par l’éblouissance de son style. Il eut aussi la maladresse d’écrire quelques textes autobiographiques qui lui valurent maints témoignages d’admiration d’aînés prestigieux. Un murmure d’approbation unanime sourdait même des milieux les plus éloignés des préoccupations d’algangiennes. Des titres comme Les Médiances du Prince Horoscopal ou Agathe au Démon témoignaient bien d’une mauvaise volonté évidente, mais l’on pensait qu’il tirait d’autant plus sur la corde qu’il désirait négocier son ralliement à l’establishment intellectuel au prix le plus fort.

    Mais aux fausses pièces de la reconnaissance publique D’Algange préféra la patiente recherche de l’or philosophal. Du fin fond de sa province, Luc-Olivier d’Algange se livra à une herméneutique généralisée des savoirs les plus secrets des traditions occidentales et orientales. Primordiales, pour le dire en un seul vocable, avec notre « s » qui fleure bon son hérétisme d’algangien. Son indifférence, somme toute assez compréhensible pour la foire aux vanités de notre modernité, fut ressentie comme un camouflet et un mépris ostentatoire. L’ingénuité est un crime qui se paie au centuple.

    Voici donc vingt ans que d’Algange rembourse sa dette à la société littéraire. La conjurations du silence et des médisants n’a jamais faibli. Qui dira un jour les jalousies rentrées des comités de lecture et le ressentiment des porte-plumes de plomb de l’underground ? Quoi qu’il en soit, le rideau des obscurcissements s’effiloche. Il n’est qu’à regarder l’intérêt du public pour L’étincelle d’or et L’Ombre de Venise pour recouvrer le sourire. L’œuvre d’Algangienne commence à rayonner. Et nous ne sommes encore qu’à la première heure du frémissement du voile.

    André Murcie

     

    L’OMBRE DE VENISE.

    LUC-OLIVIER D’ALGANGE.

    Collection / Les Reflexives;

    119 p. Deuxième Trimestre 2006. ALEXIPHARMAQUE.

    ALEXIPHARMAQUE. BP 60 141. BILLERE CEDEX.

    alexipharmaque@alexipharmaque

     

    Ce texte est à lire comme un bréviaire théologique. Je sais bien qu’avec ce genre de phrase l’on réveille tous les renards de la suspicion qui ne dorment jamais que d’un œil. Je me hâte d’ajouter que la théologie de d’Algange est mille fois plus anarchisante avec son dieu et ses maîtres que l’a-théologie d’un Michel Onfray. C’est que l’athéisme d’un Michel Onfray n’est qu’une barrière dérisoire dressée à l’encontre du monothéisme. Michel Onfray a simplement oublié que le zéro n’est pas l’opposé du Un. Le zéro n’est que la traduction mathématique du concept de l’autre. Les Grecs y prêtèrent si peu d’attention qu’ils omirent d’inventer cette absence de chiffre. L’opposé du Un s’appelle le Multiple.

    Pendant que le lecteur consulte ses fiches sur les présocratiques, afin de faire avancer le débat nous rappellerons que le grand débat de l’Antiquité fut celui qui opposa le monothéisme au paganisme. Nous ne disons pas polythéisme car le terme paganisme inclut toute une dimension politique et révolutionnaire à laquelle Michel Onfray ne fait jamais appel alors qu’il se réclame au nom de son athéisme et à longueur de tribunes radiophoniques, d’une mouvance post-révolutionnaire, dont les prolégomènes reposent de fait sur les vieux et vicieux principes du respect d’autrui tels que le christianisme les a catéchisés depuis des siècles.

    Bien plus malin, honni soit qui verrait une quelconque allusion diabolique en cet adjectif, Luc-Olivier d’Algange a bâti sa cause, non pas sur rien, mais sur le rien du rien. Autrement dit sa théologie est une a-a-théologie. Le chaat daalgaangien retombe toujours sur ses paattes. Vous êtes vous jamais demandé le pourquoi du redoublement de la lettre A dans le nom de notre auteur ?

    C’est que toute théologie qui ne soit pas basée sur la négation de sa négation n’est qu’un catalogue de bonnes intentions qui tourne vite à l’intégrisme le plus stupide. La pensée théologique de D’Algange ne se donne pas pour la croyance qu’elle n’est pas, voire l’incroyance qu’elle n’est pas non plus. Le dieu de d’Algange n’est pas étroitement chrétien, il virevolte avec les mystiques musulmans, pète le feu avec Zeus, s’amuse aux scrabble avec Adonaïs, écoute les cd de Nirvana avec les bonzes gangiens, joue au lancer de trident avec Poseïdon, se remplit du vide de Lao-Tseu… Par contre il refuse de s’acoquiner avec l’être suprême voltairien.

    Pour un homme qui se réclame de Platon, d’Algange n’est pas pour la désincarnation conceptuelle. Pour lui, il est autant d’incarnations divines qu’il existe de cultures métaphysiques humaines. A l’égalité toute théorique des droits de l’homme D’Algange substitue la présence du devoir-être des civilisations.

    Les maîtres de d’Algange ne sont pas les princes de ce monde. Il les élit chez ses pairs, les poëtes, les musiciens, les peintres, les artistes, les écrivains, les philosophes, les penseurs, les sages, etc.. L’oeuvre dalgangienne s’inscrit dans une tradition spirituelle qui embrasse l’essentiel des cultures du monde entier. Lorsque seront éditées les œuvres de Luc-Olivier d’Algange je plains les pauvres étudiants qui seront chargés des recensions des noms propres dans l’inépuisable corpus encore en parturience mais qui doit déjà atteindre les vingt mille pages…

    Ne nous égarons pas dans les abîmes de l’érudition   : L’ombre de Venise est aussi un traité de pragmatique théologique. Comment les idées transparaissent-elles dans le vécu d’un auteur ? Par exemple Michel Onfray ouvre le parapluie de l’athéisme pour mieux abriter sa revendication hédoniste qui le dispense de tout engagement révolutionnaire. Pour avoir écrit Le traité du Rebelle on n’en tient pas moins à sa sérénité existentielle.

    A Olivier Germain Thomas qui s’enthousiasmait, lors d’un entretien radiophonique, sur l’intransigeance de sa pensée métaphysique D’Algange répondit en développant, non sans une certaine ironie, l’idée de radicalité tranquille. Les premières pages de l’essai s’ouvrent sur le concept de dandysme littéraire. A la chemise blanche notre auteur substituera quelques heures de lecture à la terrasse ensoleillée d’un café. Entre l’apparence et l’approfondissement il n’est point d’hésitation.

    Certes il fut un temps, voici plus de trente ans, où vers les dix-sept heures, dans deux ou trois librairies du quartier étudiant de Toulouse, des habitués prenaient plaisir à attendre ce jeune homme inconnu, un tant soit peu esthétisant, qui s’en venait soulever quelques paradoxes étincelants sur les grands auteurs passés ou les mœurs de ses contemporains. C’est ainsi que se créent les légendes ; et puis pour tout dire Luc-Olivier d’Algange a toujours été fasciné par le verbe inspiré de Villiers de l’Isle-Adam. Le lecteur studieux aura déjà remarqué les nombreuses occurrences du connétable du Rêve et des Lettres dans L’Ombre de Venise.

    Le dandysme algangien est avant tout intérieur. Mais si ce motif s’insinue dès la première page du prologue c’est que L’Ombre de Venise suit assez bien l’itinéraire de la pensée d’algangienne de ses débuts à ces dernières années. Les habitués de l’œuvre reconnaîtront les différentes étapes de cette montée hélicoïdale de la pensée qui gagne à chaque nouvelle étape ampleur, épaisseur et hauteur de vue.

    Nous n’aborderons pas ici tous les thèmes répertoriés et entrelacés par l’essai. Nous ne toucherons pas à la critique du monde moderne. Celle-ci est devenue un lieu commun que l’on se doit d’exposer en long, en large et en travers, dans les dîners en ville. Elle fut pourtant très mal reçue au milieu des années quatre-vingt. L’intelligentsia venait de jeter aux orties les habits rouges du président Mao et s’apprêtait à se reconvertir dans le consensus mou de la social-démocratie. Les arguments de d’Algange firent d’autant plus mouche qu’ils ne devaient rien aux sempiternelles volitions idéologiques du gauchisme. Ils plongeaient leurs racines dans le terreau de la lyrique française empruntant aussi bien aux proses de Baudelaire qu’aux écrits théoriques de Mallarmé, aux sarcasmes de Villiers qu’aux exécrations d’un Léon Bloy. L’on aurait pardonné une douteuse nostalgie romantico-symbolisto-décadente mais ce fifrelin qui s’en venait dénier à nos élites le droit de fonder la morale sur les sacro-saints principes de l’utilitarisme bourgeois dépassait les bornes de la mansuétude libérale. Passons sur la levée de boucliers occasionnée par ce trublion qui exigeait la poésie comme préalable à tout déploiement éthique !

    Imperturbable D’Algange laissa les pourceaux sans Epicure couiner avec les cochons des sous-préfectures de l’intelligence. Il avait mieux à faire. Après une conférence qui fit date sur la pensée heideggerienne la théologie d’algangienne se retrouva au pied du mur, devant l’Himalayen massif nietzschéen. Moment de vérité en quelque sorte.

    L’on ne s’attaque pas frontalement à Nietzsche, l’on se retrouve si facilement à terre qu’il vaut mieux ne pas s’y risquer. D’Algange y apprit à mieux appréhender les attendus de ses propres parti-pris. Une lecture attentive lui permit de connaître toutes les ravines, tous les à-pics, toutes les parois, tous les promontoires, tous les abysses, tous les névés et tous les glaciers du géant. Je doute qu’il y ait à l’heure actuelle, en France un chercheur qui ait une connaissance plus accomplie de l’auteur de Par-delà le bien et le mal.

    Pour Nietzsche la pensée dalgangienne s’est faite englobante. Il ne s’agissait pas de réduire Nietzsche mais de s’augmenter de sa puissance. Comme un lierre qui s’accrocherait à un chêne, non pour le parasiter, mais pour le tirer vers le haut. Car les lectures de Nietzsche effectuées par les décennies précédentes ont eu davantage tendance à rapetisser l’œuvre et à raboter l’homme qu’à comprendre le sens de cette forge tumultueuse.

    Nos modernes déconstructeurs, entrés dans l’atelier par la minuscule porte de la mort de l’homme ( c’est à la proie ramenée que l’on juge le chasseur ) pensent s’être emparés dans le noir de leur ignorance du marteau de Thor abandonné par le maître alors qu’ils ont mis la main sur une bien piètre lime à ongles. D’Algange préfère s’en prendre au concept de la mort de dieu. Nietzsche n’a jamais dit qu’il n’y avait pas de dieu. Il s’est contenté d’annoncer son décès. Pire que le cheval à huit pattes d’Odin : là où il passe la théologie ne repousse pas.

    Nietzsche ne dit pas que le Christ n’a jamais existé. Il se contente de constater que le christianisme est mort. Peut-être le jour même où les romains l’ont cloué sur sa croix, mais ceci est une vision spécifiquement murcienne de la chose. D’Algange a flairé ( vertu typique du solitaire d’Engadine ) le piège. L’on ne peut pas être contre Nietzsche. La théologie devra désormais faire avec. D’Algange sauve la théologie en la réduisant à ne plus être que volonté de théologie. Elle n’est plus donnée. Elle n’est plus un don de dieu. Elle est une volonté de dieu. Une volonté humaine de dieu. Adieu la révélation.

    Le Christ d’Algangien est venu dire qu’il n’y avait plus de péché. Pour une fois qu’un dieu prononce des paroles intelligentes nous n’allons pas faire la fine bouche, mais enfin un dieu qui vient dire qu’il n’est pas un dieu, ça nous explique pour le moins pourquoi Jésus n’en a pas voulu à Pierre de son triple reniement. L’Eglise s’est bien bâtie sur le reniement de dieu. C’est ce qu’en Amérique du Sud ils doivent appeler la théologie négative de la libération !

    Nous aimons beaucoup d’Algange, nous le tenons pour un des plus grands écrivains de notre époque, nous vous encourageons à lire ses livres, vous aurez l’impression de devenir intelligents. Mais cela ne nous empêche pas de penser que sa démonstration théologique est une victoire à la Pyrrhus. S’il faut tuer dieu pour que vive la théologie, le prix en vaut-il la chandelle ? Souvent l’assassin vit dans l’illusion de son crime. Ne viendra-t-il pas un jour où quelques déistes exacerbés feront pencher les deux plateaux de la balance en sens inverse : Luc-Olivier d’Algange ne sera-t-il pas accusé d’avoir tué dieu pour sauver la théologie ?

    Métaphysiquement parlant nous nous en soucions autant que des premières chaussettes de Ponce Pilate. Que les hommes de peu de foi se débrouillent entre eux. Pour nous nous n’en possédons pas une once de milligramme. Par contre littérairement parlant, cette hypothèse d’école, pour parler comme les jésuites, nous enchante. La littérature, en général et la littérature d’algangienne en particulier, est une hérésie perpétuelle de l’esprit. Humain ou divin. Cochez la case de votre choix.

    André Murcie.

    Terminé ? Non encore une question, au fond à gauche ! Vous voulez que l’on vous explique le titre ? Pour Venise, vous n’avez qu’à acheter le bouquin. C’est commenté à l’intérieur. 15 Euros + 2, 50 pour frais de port. L’Ombre, c’est déjà plus sérieux comme interrogation. Parler à soi-même c’est un peu comme si l’on parlait à son chien ou à son ombre. Nous sommes ici en présence de l’unique dialogue platonicien au monde qui mette en scène un seul interlocuteur. Métonymiquement parlant c’est un dialogue oximorique. Pour l’Ombre, cette métaphore idéenne du même, nous allons vous donner une piste qui n’est pas indiquée dans le livre. Procurez-vous le dernier roman, inachevé d’Henri Bosco, Une Ombre

     

    AINSI XENOPHON – PHON – PHON

     

    L'HIPPARQUE

    ou LE COMMANDANT DE CAVALERIE.

    XENOPHON.

    Traduction de PIERRE CHAMBRY.

    In CLASSIQUES GARNIER. 530 pp.1932.

     

    De la théorie à la pratique il se creuse parfois un immense fossé. Mais ici nous sommes confrontés à l'inverse. De la pratique à la théorie il n'existe qu'un pas que Xénophon franchit avec une telle allégresse que l'on se refuserait à porter foi à ses propos, s'ils n'étaient justement pas de Xénophon.

    C'est bien le chef de l'arrière-garde des Dix-Mille qui vient nous conseiller. Nous sommes loin du néophyte inexpérimenté ou du hâbleur d'arrière-salle de bistrots mal-famés. L'homme a fait ses preuves indiscutables. Personne dans l'Antiquité n'a osé mettre ses connaissances et son savoir-faire équestres en doute. Dans son introduction Pierre Chambry en rajoute une couche et rappelle que l'auteur de la Cyropédie a aussi servi sous Agésilas qui n'était pas né de la dernière pluie en la matière.

    Bref un maître d'équitation qui nous parle. Dix mille fois mieux encore, un conseiller militaire qui pond un rapport sur l'état de la cavalerie de son pays et des progrès à accomplir pour la mettre à un niveau d'opérativité internationale.

    Eh bien moi qui n'ai que très rarement, très prudemment posé mon cul sur le dos d'un cheval ait été très longtemps déçu par l'opuscule ! J'ai longtemps gardé de cette lecture la pénible impression d'une enfilade de lieux communs et de vérités de la Palice toutes faites indignes d'un grand écuyer.

    Je le savais déjà avant de le lire : il vaut mieux avoir un bon cheval bien nourri et obéissant qu'une carne efflanquée au regard vicieux, que si l'on voulait surprendre l'ennemi il fallait avant tout se bien cacher, et une foultitudes d'autres conseils du même tonneau. Si ma modestie légendaire ne m'en avait empêché j'aurais à l'intention du Sénat athénien rédigé une petite bafouille de candidature à un poste de phylarque, séance tenante.

    Emile Chambry lui-même se tire de la situation en s'interrogeant sur le nombre d'officiers de cavalerie de Napoléon qui auraient eu la curiosité d'ouvrir ce traité d'hippologie militaire dans l'espoir d'y apprendre quelque chose. Et la certitude de son raisonnement ne laisse pas entrevoir grand-monde puisqu'elle s'interrompt juste au-dessus de l'initiale unité !

    Ce qui nous laisse rêveur quant à l'irréductibilité de la lecture des textes antiques. Comme quoi tout se perd en ce bas-monde. Même l'art de l'équitation xénophienne. Reste qu'à me replonger dans ce traité une bonne dizaine de fois, pour essayer de saisir l'irritant mystère de ses si déconcertantes évidences qu'elles en deviennent mystérieuses, il m'est finalement apparu l'explication d'une telle insipide ductilité de la pensée.

    Ce traité n'est pas destiné aux honnêtes gens que nous sommes. Il est écrit pour des professionnels qui connaissent leur métier sur le bout des doigts. C'est juste une liste, un agenda des faits et gestes à opérer en telle ou telle opération. Dans la série cela va sans dire mais c'est tout de même mieux de l'énoncer une fois de plus pour que nous soyons tous d'accord, L'Hipparque n'est qu'un cahier des charges exigibles et incontournables.

    André Murcie.

     

    DE L'EQUITATION.

    XENOPHON.

    Traduction EMILE CHAMBRY.

     

    Ce n'est pas vraiment la suite du précédent même si Xénophon l'a écrit dans la foulée. Tous ceux qui traînent de temps en temps leurs guêtres dans les clubs hippiques se sentent tout de suite chez eux. En vingt-cinq siècles les chevaux et l'équitation ont changé, mais l'approche de l'animal est restée la même.

    Nombreuses sont les capacités de l'homme : il peut veiller à l'amélioration de la race chevaline et au perfectionnement technique des ustensiles nécessaires à la pratique de l'équitation, mais à lire Xénophon l'on s'aperçoit qu'il n'a jamais réussi en plus de deux millénaires à s'améliorer et à se perfectionner lui-même. Aussi insensé que cela puisse paraître nous sommes toujours aussi bêtes vis-à-vis de notre plus noble conquête.

    Notre naturel n'a pas besoin de revenir au galop, il nous est indécrottinable. Si Xénophon se montre en un de ses écrits l'élève de Socrate c'est bien en ce traité d'équitation, dans lequel il nous réduit à notre plus simple nudité hominienne en nous mesurant à l'étalon de notre permanence.

    Hormis le lancer de javelot sur cible humaine que nous ne pratiquons plus que rarement – mais les joueurs de horse-ball ont tout intérêt à écouter les conseils de base prodigués à l'occasion – le texte semble avoir été écrit la semaine dernière. Du cavalier émérite à l'enfant qui cavalcade autour des plots de pony-games, chacun trouvera son bien dans ce mince recueil de conseils éternels.

    Avec peut-être cette différence essentielle, les anciens grecs usaient beaucoup moins que nous d'objets transactionnels envers leurs montures. La main nue suppléait à de nos nombreuses petites béquilles relationnelles. Si souvent nous sommes sans torts envers nos chevaux, les grecs préféraient être centaure. Eux et le cheval. Rien de plus. Rien de trop. Usage delphique.

    André Murcie.

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 47

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 047 / FEVRIER 2017

    NOS SAINTETES



    L'AUTRE SUAIRE

    Enquête sur le secret de Manoppello

    PAUL BADDE

    ( Editions de l'Emmanuel / Editions du Jubilé / 2010 )

    Attention nous sommes ici au coeur d'une citadelle ennemie. La communauté de L'Emmanuel est issue du mouvement charismatique. Des forcenés qui essaient de vivre selon le Christ. Des gens de secrète influence et de peu de pouvoir opératif. Cellules préparatoires de l'Eglise qui s'activent dans l'ombre de la catholicité intégriste. Une de ces nombreuses structures pontificales qui n'ont actuellement que très peu d'emprise sur nos existences mais qui pourraient se révéler d'une extrême nocivité idéologique et coercitive si certaines fractions de l'extrême-droite catholique parvenaient à participer à la direction du pays...

    Paul Badde est un journaliste allemand. Correspondant de Die Welt à Jérusalem, à Rome et au Vatican. Fut ce que l'on pourrait nommer un allié objectif de Benoît XVI. Le contraire d'un idiot utile que l'on manipule à loisir. Certains se demanderont peut-être pourquoi nous nous intéressons à l'ouvrage d'un tel individu. Ce n'est pas chez lui que l'on trouvera ce que l'on appelle une précieuse analyse critique. N'est pas non plus le genre de personne que sa naïveté pourrait conduire à révéler par mégarde des informations destinées à rester secrètes. L'homme a choisi son camp et n'entend pas le desservir. Un de ces soldats laïcs de l'Eglise, d'autant plus dangereux qu'ils agissent à visage plus ou moins découvert à des postes importants dans des médias de masse.

    L'Autre Suaire. Il y en avait déjà un et voici que Paul Badde nous en rajoute un, je n'ose dire second, mais deuxième car l'on assiste à un véritable miracle dans ce livre : celui de la multiplication des petits suaires. Nous ne nous attarderons pas sur celui de Turin dont frère Badde ne remet même pas une demi-seconde l'authenticité en doute. Non lui, celui qu'il traque c'est l'autre. Remarquez ce n'est pas difficile de le trouver, son emplacement est répertorié avec la plus exacte précision depuis plus de cinq cents ans. Je vous refile l'adresse, est stocké aux yeux de tous dans la petite église de Manoppello, une bourgade infime perdue dans les Abruzzes, à quelques kilomètres de la côte Adriatique un peu en contre-bas de Rome.

    Pas grand chose, un format A4 de tissu ultra-fin, du byssus, tissé avec des filaments produits par des coquillages. En filigrane, vous apercevez le dessin brun-ocre d'une figure censée appartenir à Jésus. Facile à dire, difficile à prouver.

    C'est là tout le sujet du livre. Qui devient passionnant. Badde n'est pas bête, la preuve, le Christ l'a emportée dans sa tombe, cherche donc à établir un faisceau de présomptions qui emportera l'intime conviction des lecteurs.

    Son roman fonctionne à la façon d'un thriller à la Dan Brown. Souvenez-vous de Da Vinci Code, ou de chapitre en chapitre, après avoir passé, au travers de mille dangers, en revue toute une kyrielle de théories ésotériques, le héros du roman en vient à établir que sa petite amie est la lointaine descendante de Jésus Christ et Marie-Madeleine. Mais a contrario de tous ces livres qui s'évertuent à démontrer les mensonges de l'Eglise, Paul Badde lui s'acharne au contraire à affirmer que les découvertes les plus surprenantes ne font que confirmer la mythographie évangélique.

    Prend soin aussi de ne pas nous entraîner dans les situations rocambolesques : pas de course poursuite, pas d'assassinats, pas de violence et est-ce nécessaire de le préciser : pas de sexe. Se déplace pépère pénard dans son automobile avec sa charmante épouse sans autre problématique que de trouver un bon restaurant ouvert... Passe son temps à discuter avec des spécialistes, contemple et commente les myriades de tableaux peints à la Renaissance, fait des recherches sur internet, farfouille un peu dans les bibliothèques, bref le genre d'enquête que vous pourriez entreprendre depuis votre propre bureau...

    Se heurte à un problème : lui qui vous décrit l'impressionnante collection des draps funéraires répartis aux quatre coins de la chrétienté l'a un suaire de trop : le voile de Sainte Véronique. D'ailleurs même la personne de Véronique le gêne. L'envoie donc ad patres en lui plantant un couteau étymologique dans le coeur. Véronique n'a jamais existé, n'est que la symbolisation de l'expression Vera Iconica, la véritable icône, celle qui révèle bien la trace de la face divine... Tant pis pour le chemin de croix si une de ses étapes est juste un symbole... Sûr le Vatican possède le fameux voile. Grâce à ses relations Badde sera admis à l'examiner. Pouah ! un vulgaire chiffon orné de quelques traces rougeâtres, un leurre qui remplace la véritable relique de Manoppello.

    La véritable icône fut transportée en douce pour la mettre à l'abri de l'on ne sait trop quel danger historial. Se débrouille bien jusque-là, notamment en établissant la rupture épistémologique picturale qui autour de 1630 s'opère dans la peinture italienne ( et puis européenne ), désormais le Christ ferme les yeux sur tous les tableaux, alors que quand les peintres avaient le modèle original du suaire de Manoppello stationné à Rome, ils lui laissaient les mirettes écarquillées.

    C'est ici qu'intervient le diable. Sacrément rusé l'animal. Paul Badde ne s'aperçoit même pas de ce que le grand cornu se joue de lui. Pourtant Lucifer emploie la même vieille ruse qui lui a si bien réussi au Paradis : la Femme.

    En ayant froidement éliminé la chaste Véronique Mister Badde pensait avoir écarté ce genre de tentation funeste. Hélas ! chassez Eve par la porte, elle rentre par la fenêtre. Entrevoyez la problématique : le Christ mort est roulé comme un vulgaire jambon dans ce qui plus tard sera appelé le suaire de Turin, qui à proprement parler est un linceul. Le suaire est ce voile que selon la coutume juive l'on déposait sur la face du mort déjà emballé dans son linceul. Ce sont les irradiations cosmiques que dégageait le cadavre de l'Agneau sacrifié qui s'imprimèrent miraculeusement sur les deux tissus. Se serait-on servi d'un torchon de cuisine pour cette noble tâche de recouvrir la Sainte Face, c'eût été parfait.

    Manque de chance l'on usa d'un tissu de luxe : un foulard de byssus, un truc qui à l'époque vous coûtait la peau du cul. Et qui parmi les misérables fidèles qui suivaient Jésus dans ses pérégrinations palestiniennes aurait pu posséder une babiole aussi princière ? Personne !

    Objection, votre Honneur. Vous en oubliez une. La femme de mauvaise vie, celle qui avait amassé une jolie fortune en se faisant emplir la tirelire par tous les mâles concupiscents qu'elle rencontrait. Et qui, nécessité professionnelle oblige, devait pour attirer l'œil du client sur ses charmes vénériens les attifer des plus beaux effets. Marie Madeleine, la prostituée repentie. Je n'ose imaginer le scandale inouï qu'elle aurait causé, si écrasée par le chagrin, dans cet intense moment d'égarement, elle n'eût sacrifié sa petite culotte de soie fine pour recouvrir le visage du divin berger. C'est toute l'érotologie chrétienne qui en eût été bouleversée...

    Malgré les savantes déductions de notre auteur, malgré Benoît XVI qui vint en personne se recueillir devant l'icône sacrée, les foules ne se sont, ces dernières années, guère déplacées en masse pour communier devant le céleste portrait. Paul Badde le déplore. Dans cette étrange absence de ferveur il lit le signe de la déréliction des temps. Certes l'icône absolue brille comme une promesse, comme la lampe dans la tempête. Termine son livre en disant qu'elle est – ça ne mange ni de pain ni d'hostie - la Face du Roi et de l'Amour. Comme quoi c'est Marie-Madeleine qui triomphe finalement. Inutile d'attendre le retour du roi. La prostituée à la robe de pourpre et de byssus est déjà parmi nous. Cela nous suffit amplement. Nous n'avons besoin de rien d'autre. A moins que ce ne soit l'image vera iconica de l'Eglise.

    André Murcie.

     

    AH ! RIS ! STOPHANE

     

    LES ACHARNIENS.

    ARISTOPHANE.

    Traduction et commentaires ANNE DE CREMOUX.

    Cahiers de Philologie. N° 25. Série : Les textes.

    160 pp. Mai 2008. PRESSES UNIVERSITAIRES DU SEPTENTRION.

    Www.septentrion.com

     

    Ne faites pas la grimace, assurément la philologie est une science austère, mais n'oublions point que Nietzsche, le grand Nietzsche qui maniait son marteau avec la vélocité de Thor, fut lui-même, en personne et en sa jeunesse, professeur de ce noble savoir. Inutile de vous plaindre, vous ne trouverez pas d'entrée en matière philologique plus égrillarde et franchement rigolarde qu'avec ce gredin d'Aristophane.

    Avant de pénétrer dans le vif du sujet jetez un coup d'oeil sur la page de garde. Jean Bollack, Pierre Judet de la Combe, André Laks et Heinz Wisman, fondateur et directeurs de la collection, s'y fendent d'une programmatique déclaration d'intention. Il est toujours bon de repérer le fil rouge du non-dit cryptogrammique entrelacé dans la trame dont sont tissés les drapeaux que l'on agite solennellement. Dans le monde feutré des bonnes guerres universitaires l'on désigne ses ennemis sans jamais les nommer.

    Quoi qu'il en soit l'on devine que nos quatre mousquetaires – qui seront en ce volume représentés par la d'artagnesque fine lame d'Anne de Cremoux, se déclarent pour un strict retour au texte. Comprenez qu'ils rejettent les surinterprétations théoriques et abusives des chercheurs diplômés qui pensent davantage à prouver les prolégomènes de leur propre thèse, qu'à redonner à lire au public lettré, en l'objectivité de leur apparition historiale, les oeuvres qu'ils étudient.

    Respectable position, teintée tout de même d'un certain angélisme quand notre quatuor regrette l'impossibilité de l'instauration d'un véritable débat entre les spécialistes qui ne sont intéressés que par les avancées de collègues qui conforteraient leur propre position. C'est là, nous semble-t-il, oublier, ou feindre d'oublier, que la recherche universitaire est traversée par de solides enjeux idéologiques, et que plus on s'attache à promouvoir des textes fondamentaux, plus l'on se trouve pris en un tourbillon d'intérêts contradictoires.

    Pour faire simple, disons que beaucoup s'acharnent à envelopper les classiques dans un sage cocon d'érudition édulcorant, alors qu'un petit nombre essaie de redéfinir le rôle de ces livres essentiels dans l'espoir de les réinsérer dans le cycle actif de la réflexion politique actuelle. En d'autres termes plus métaphoriques, certains rédigent des notices nécrologiques de présentation pour le musée imaginaire de l'humanisme déserté, tandis que d'autres s'obstinent, sur l'Ile des Bienheureux à forger des armes pour le retour des dieux. Pour notre part nous n'avons jamais caché que nous oeuvrons à cette horrible besogne.

    Retour au texte donc pour Anne de Cremoux. Le livre est divisé en trois parties. Une courte introduction qui définit rapidement les circonstances historiques qui donnèrent naissance à la pièce d'Aristote et qui très vite dévie vers son sujet principal : les différents problèmes de traduction rencontrés. Ensuite la traduction elle-même, et enfin le morceau du chef : quatre-vingt pages de commentaire, non pas sur le sens de la pièce, mais sur son propre travail de traductrice.

    Nous commencerons par regretter l'absence du texte original d'Aristophane. Une édition bilingue aurait rendu justice à la phénoménale entreprise de justification opérée par Anne de Cremoux et n'aurait en rien fait office de doublon avec celle des Belles-lettres. De toutes les manières le lecteur tant soit peu désireux de goûter la touche cremouxéenne se verra obligé de rouvrir son Budé afin d'en apprécier les multiples saveurs.

    Pour notre part nous recommanderons au lecteur de lire comme un texte en soi, pour le seul plaisir du texte, sans se rapporter une seule fois à Aristophane, l'ensemble des notes d'Anne de Cremoux. C'est un pratiquement un commentaire vers par vers de la comédie. Attention, pas le stérile empilement de variantes oiseuses qui rendent de nombreuses lectures bien rebutantes, mais le récit aventureux des hésitations, des partis-pris et des ultimes décisions.

    La philologie est certes une science inexacte, mais Anne de Cremoux nous la transforme en art de grande subtilité. Choisir entre le génie de la langue grecque, l'habitude du français, les réalités sociales de deux cultures disparates, jouer sur les mots, les sons, les registres de langue, Anne de Cremoux est une grande analogicienne qui résout des équations à termes fluctuants et inconnues clairement identifiées. Est-ce de la broderie millimétrée ou une effroyable guerre d'usure ?

    Je vous laisse répondre à cette question. La réponse est dans la traduction. Certains passages sont de véritables objets théâtraux dans lesquels notre traductrice a retrouvé cette moliéresque facilité, cette plasticité de langage, qui emporte l'adhésion du lecteur, lequel grâce à cette magie du verbe, agit déjà en sa tête comme un metteur en scène, campe les personnages, les mimiques et les attitudes, bref voit la pièce plus qu'il ne la lit.

    Mais peut-être conviendrait-il à se pencher enfin sur nos Archaniens. Et Aristophane. Quelle formidable leçon de liberté de pensée ! Nos contemporains adeptes forcenés des consensus mous peuvent en prendre de la graine. Une telle pièce représentée pendant les évènements d'Algérie aurait envoyé son auteur en prison. En pleine guerre du Péloponnèse, le héros de la pièce s'en va passer un traité de paix avec les ennemis d'Athènes et se livrer en sa petite propriété aux joies sereines du marché libre. Finies les privations et les rationnements. Le ravitaillement de bouche et de bite est désormais assuré.

    La pièce se termine en apothéose avec le départ du soldat fatigué à la guerre et son malheureux retour alors que Justeville se goinfre par tous les bouts. Entre temps Périclès aura été accusé d'avoir déclaré cette funeste guerre de trente ans pour une sombre histoire de cul... Aristophane ne respecte rien, mais encore moins que ce que vous pourriez accroire à une simple lecture. Anne de Cremoux nous explique les chausse-trappes des jeux de mots et les sous-entendus en tiroirs qui sans son aide secourable passeraient inaperçus.

    Les Archaniens sont une terrible dénonciation de la guerre. Tout le monde s'accordera sur ce résumé hâtif. Mais dans les rares Lignes interprétatives qu'elle consacre à l'analyse de la comédie Anne de Crémeux passe un peu trop vite sur la solution de rechange proposée par Justeville. Justeville remplace la guerre par le marché. N'est-ce pas chez Aristophane une analyse à courte vue ? Ne sont-ce point les conditions mêmes de l'extension de la concurrence du marché qui ont précipité le conflit entre Sparte et Athènes ? Entre Voltaire qui veut cultiver son jardin et Aristophane qui désire échanger avec ses voisins ne sommes-nous pas dans l'impasse de la salvation individuelle ? Bien plus tard le christianisme ne se présentera-t-il pas comme la solution généralisée du salut individuel ?

    Il est dommage qu'Anne de Cremoux ne se permette que quelques lignes sur le symbolisme des marchandises échangées, ail, sel, et filles. Certes la verve d'Aristophane se s'en donne à coeur joie en des scènes d'un haut comique, mais n'y aurait-il pas en même temps comme le déploiement d'une critique acceptante de l'ordre du monde, tant sur le plan de la jouissance immédiate que sur les niveaux d'aliénation de soi aux autres par l'inhérence de la fonction même de l'échange ? L'humour gras d'Aristophane serait-il un rire jaune ?

    André Murcie.

     

    LES NUEES. ARISTOPHANE.

    Traduction HILAIRE VAN DAELE.

    Présentation, notes et groupements de textes :

    JEAN-CLAUDE RIEDINGER.

    166 pp. HATIER / LES BELLES LETTRES. 1996.

     

    Les Nuées ne furent pas l'occasion d'un franc triomphe pour Aristophane. Les juges le placèrent en troisième position, ce qui ne serait pas si mal s'il n'y avait pas eu que trois concurrents ! Ce fut ce que l'on appelle un succès posthume. Non pas survenu après la mort de l'auteur mais après celle d'un des personnages principaux de la pièce. Encore cela est-il dû davantage au calame de Platon qu'à celui d'Aristophane.

    Si les lycéens ont de nos jours encore l'inespéré – pour beaucoup incompris - bonheur de traduire Les Nuées, la faute en revient à une certaine tradition littéro-philosophique platonicienne qui voici depuis vingt-cinq siècles établit l'unité de mesure philosophale selon un indéboulonnable étalon socratique. Aristophane ayant eu la mauvaise idée de se moquer de Socrate, ce dernier ayant été condamné vingt-cinq années plus tard à mort, en l'insigne et indigne procès que l'on sait, Platon dans sa défense outragée de son maître vénéré ne manqua point de rappeler, pour expliquer les causes de sa condamnation, ces vieilles scènes où le roi de la maïeutique était tourné en ridicule. Notons que ce dernier état de l'être qui passe pour nullement mortifère en France, était donc mortel en l'antique Athènes. Comme quoi l'on n'arrête point les progrès de la médecine.

    Par contre l'on s'arrange toujours pour récrire une version canonique de l'Histoire. L'on répète à satiété, pour tenter d'étouffer l'incongruité du scandale – un grand, et de surcroît grec, écrivain classique reconnu, qui osât se moquer de Socrate – qu'Aristophane en désignant la personne du dit donc Socrate, visait en réalité ses irréductible ennemis, les sophistes.

    Pauvre Aristophane qui se serait laissé emporter par sa truculence réactionnaire, et qui abusé par la popularité éclatante du fils de Sophronisque, aurait symboliquement utilisé ce nom célèbre au lieu de directement nommer un Protagoras ou un Gorgias ! D'après nous ce serait plutôt le contraire, en s'attaquant à Socrate, Aristophane, en plus de flatter le stupide nationalisme des peuples qui aiment mieux que le bouffon de service, dénoncé en sa royale splendeur, soit encore un congénère de leur propre tribalité plutôt qu'un étranger, s'en prit à icelui duquel la timide renommée ne serait pas à même d'entraîner une riposte aussi étendue que des rhéteurs beaucoup plus en vue n'auraient pas manqué de déployer. La prudence est aussi la mère de la sécurité idéologique.

    En introduisant Socrate dans sa comédie, Aristophane cherche à flatter le profond conservatisme niché au tréfonds de tout individu et à jouer sur l'anti-intellectualisme primaire qui anime les corps constitués comme les assemblées populaires. Bien sûr que par delà la figure de Socrate il recherchait aussi à atteindre ces nouvelles manières de penser propagées par la sophistique. Et sans aucun doute, non pas parce qu'il éprouverait quelques intimes désagréments vis-à-vis de cette méthode en elle-même, mais parce qu'il ressent l'apparition de la sophistique comme le signe irrécusable de la crise des valeurs traditionnelles. Le vieux monde était en train de s'écrouler, la flotte athénienne dominait encore la méditerranée grecque, mais toute une époque issue des guerres médiques était en voie de disparition.

    Athènes est aux abois et Aristophane s'en prend à Socrate. Socrate n'est pas plus coupable qu'il n'est innocent. Mais si Aristophane tape avec le gros gourdin de la farce à attrape attique sur la figure de Socrate, c'est selon nous, en toute connaissance de cause. Aristophane ne se trompe pas d'adversaire. La preuve que cela fait mal à l'endroit exact où il cogne c'est que deux mille cinq cents ans après, l'on cherche encore à lui retirer sa victoire en prononçant l'irrecevabilité du combat. On annule l'épreuve pour ne pas tenir compte du résultat.

    Nous qui en règle générale ne faisons pas grand cas des schémas réducteurs de la psychanalyse nous ne résisterons pas au plaisir de remarquer que Les Nuées sont un triple complexe oedipien sous les auspices de la mort du père. Entre Strepsiade que son fils corrige à coups de poings, Socrate, père spirituel, que Platon tient à blanchir des huées blasphématoires d'Aristophane, et notre modernité qui s'obstine à dénoncer l'accusatoire erreur aristophanesque, nous sommes en plein drame de linge sale familial.

    Quand on aura ajouté que la première leçon socratique des Nuées consiste à déchirer le voile de la fiction du grand Zeus père des Dieux au profit d'un très démocritéen tourbillon, l'on comprendra mieux au travers de quels filtres notre modernité aura reçu l'augural enseignement des Nuées. Faute d'arbre monothéique, l'on se raccroche aux petites branches platoniciennes.

    Mais le véritable scandale est peut-être ailleurs. Le mélange des personnages de Strepsiade et de Socrate, pour peu qu'on y réfléchisse quelque peu, s'agrège en un parfait conglomératique Père Ubu. Qui rappelons-le, n'est pas tant méchant parce qu'il prononce des gros mots ou déclamerait d'abstruses théories fumeuses, mais par sa ladrerie accaparatrice.

    Aristophane n'y va pas par les quatre chemins de l'esprit qui souffle et se déplace, comme chacun sait, sur des pattes de colombes. L'enseignement de Socrate n'a qu'un seul but : enrichir son détenteur. Encore faut-il entendre que la richesse, comme la propriété, repose sur le vol. Bien mal acquis vous profite mieux et ne s'usure que si l'on s'en sert.

    L'on comprend mieux l'aristocratique indignation de Platon, cinq lustres plus tard. Si la recherche socratique est ravalée aux grossières satisfactions des bas appétits du lucre, l'on ne sauvera pas du marasme idéologique les sempiternels rapports fondateurs de domination sociale. Tuer le père équivaut à détruire l'ordre idéen des choses.

    Pour nous, il en est de même. Pleurer hypocritement la mort de Socrate injustement accusé par Aristophane permet de reléguer dans l'ombre la pensée sophistique, tout en la vouant à la vindicte des esprits peu éclairés. D'une pierre deux coups, premièrement l'on vous fait participer à la reconstruction incessante d'un faux-dilemme : ou vous êtes pour le bien, le beau, le bon, Platon et Socrate, ou vous êtes contre le mal, les futurs délateurs, les sophistes et Aristophane. Deuxièmement, l'on vous empêche de rire à gosier rabelaisien ouvert, à cul béant pour reprendre l'idoine expression d'Aristophane. Le rire étant le propre de l'homme, l'on essaie de vous confiner dans le sale. Entendez cette expression comme la désignation d'un sentiment de stricte moralité, défini en tant qu'horizon indépassable du cynisme aristophanesque.

    André Murcie.