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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 128

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 000

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 000 / TABLE DES MATIERES

     

    toutes les dix livraisons un RECAPITULATIF

    des dix précédentes pArutions

    N° 011

     : Indomptable Villiers :

    Tableau de Paris sous la Commune : Villiers de l'Isle-Adam

     Fragmences d'Empire :

    Les présocratiques : Yves et Olivier Battistini

     

    N° 012

      Valéry and friends :

    Correspondance Gide – Louÿs – Valéry

    Valéry-Lebey. Au Miroir de l'histoire : Micheline Hontebeyrie

     Fragmences d'Empire :

    Héraclite : Fragments : Abel Jeannière

    Héraclite in Trois présocratiques : Yves Battistini

     

    N° 013

      Louÿs d'or:

    Pierre Louÿs : Jean-Pierre Goujon

    Mille lettres inédites de Pierre Louÿs à George Louÿs

    Psyché : Pierre Louÿs

     Fragmences d'Empire :

    Parménide : Platon

    Parménide : Le Poème : Jean Beaufret

     

    N° 014

      Ombres d'Edgar Poe :

    Un oeil bleu pâle : Louis Bayard

    Un oeil bleu pâle : Louis Bayard

     Fragmences d'Empire :

    Empédocle : Légende et oeuvre : Yves Battistini

     

    N° 015

     Ombres d'Edgar Poe :

    L'ombre d'Edgar Poe : Matthew Pearl

    Allers sans retours : Alexandre Mathis

     Fragmences d'Empire :

    Le mouvement sophistique : George Briscoe Kerferd

     

    N° 016

      Du côté des ci-devant :

    Les royalistes et Napoléon : Jean-Claude Bertaud

    Requiem pour la Contre-révolution : Rodolphe Badinand

     Fragmences d'Empire :

    Zénon d'Elée : Les écoles présocratiques : Jean-Paul Dumont

     

    N° 017

      Vigny / Dorval :

    Vigny. Sous le masque de fer : Nicole Casanova

    Histoire d'un Maléfice / La dernière année de Marie Dorval : Michel Mourlet / Alexandre Dumas

     

     Fragmences d'Empire :

    Protagoras : Platon

    Protagoras : Les écoles présocratiques : Jean-Paul Dumont

     

    N° 018

     Inflexible Barbey d'Aurevilly :

    Barbey d'Aurevilly, le sagitaire : Michel Lecureur

     Fragmences d'Empire :

    Gorgias ou sur la rhétorique : Platon

    Du non-être ou de la nature : Gorgias

    Gorgias : Platon

     

    N° 019

     Le Parnasse plus du tout contemporain :

    Histoire du Parnasse : Yann Mortelette

     Fragmences d'Empire :

    Sur Démocrite : Friedrich Nietzsche

    Démocrite : Les écoles présocratiques : Jean-Paul Dumont

     

    N° 020

     Michel Onfray :

    Traité d'a-théologie : Michel Onfray

    De part et d'autre de la barricade : Michel Onfray

     Fragmences d'Empire :

    Fragment du Sisyphe : Critias

    Critias ( et autres dialogues ) : Platon

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 20

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 020 / Novembre 2016

    MICHEL ONFRAY

     

    TRAITE D’ATHEOLOGIE.

    MICHEL ONFRAY.

    282 p. Grasset. Février 2005.

    Décevant. Les traités d’athéologie sont si rares que nous étions acquis à la cause de Michel Onfray avant même de commencer à en lire le premier mot. Mais nous avons tiqué rien qu’en regardant la couverture : une reproduction du célèbre Jacob luttant contre l’Ange de Delacroix. L’illustration est à la mesure du dessein philosophique du volume : celui d’une fondation de l’athéisme en tant qu’opposition métaphysique radicale au principe monothéiste.

    Comme si le monothéisme n’était déjà pas une contre-position au polythéisme. Comme si le monothéisme n’était pas avant tout une négativité en puissance en opposition guerroyante à l’antique et primordial paganisme. Les hommes ont d’abord posé les dieux car l’altérité de toute position invalide l’évidence de l’auto-positionnement qui ne saurait se révéler d’une quelconque pertinence. Les hommes, les dieux : c’est de cette dualité que les hommes ont pu déterminer le concept d’Homme. Par le jeu dialectique des contraires qui se fuient et s’attirent, en a été dégagée par la suite l’idée du Dieu unique.

    L’on partage souvent l’exacte et même poutre que nos voisins ont autant que nous dans l’œil. Ce que l’on reproche le plus à nos ennemis c’est de nous ressembler un peu trop. Michel Onfray n’échappe à la règle. Il vitupère contre les tenants de la laïcité moderne en les accusant d’avoir totalement intégré les idéaux moraux du christianisme. Bien sûr qu’il énonce une triste réalité ! S’il existe une théologie de la libération, elle n’est pas dans l’Eglise, mais chez tous nos démocrates bêlants et repentants qui se défendent de toute violence individuelle et politique au nom de ces droits intangibles de l’Homme qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à cette notion de fraternité chrétienne si souvent revendiquée par les croyants, et si rarement mise en application…

    Mais il n’y a qu’à lire la table des matières pour s’apercevoir que le traité de Michel Onfray, certes nous propose une critique bien plus radicale des religions monothéistes que ne pourrait le faire un de ces si nombreux agnostiques républicains qui peuplent les conseils municipaux de notre douce France. L’athée moderne ne combat pas Dieu : il le boude, le critique, s’en méfie, s’en moque, lui marque une indifférence des plus méprisantes, mais se garde bien de lui asséner d’autres banderilles que de grossiers sarcasmes ou de très épaisses et très salaces gauloiseries. Une fois la démonstration terminée nul besoin d’être grand clerc en la matière pour s’apercevoir que les chemins empruntés par notre auteur pour asseoir sa vision de l’athéisme ne s’éloignent guère des remparts des trois citadelles des religions du livre. Apparemment point de salut hors du judaïsme, du christianisme et de l’islam pour nos frères les athées !

    Ce n’est que dans l’antépénultième page, en tout petits caractères, relégués dans les notes bibliographiques que le lecteur entendra parler pour la première fois, et la dernière, de «  Julien le héros du paganisme, qui résiste contre la christianisation de l’Empire, en vain malheureusement, ( qui a ) écrit un Contre les galiléens : une imprécation contre le christianisme, trad. Christophe Gérard, Ousia, 1995” . Vous n’en saurez pas plus, texto in extenso ! Il doit bien être possible d’écrire un opuscule théorique sur l’athéisme sans parler de Julien, mais la relégation que Michel Onfray fait subir à l’Apostat est des plus symboliques.

    L’athéisme de Michel Onfray est des plus consensuels, des plus politiquement corrects. Un athéisme qui n’a pas de sang sur les mains, qui pousse des cris d’orfraie, des cris d’Onfray, devant les récits de la Bible, les conquêtes musulmanes, l’inquisition catholique, etc… etc…Un athéisme de bonne conscience qui renvoie dos à dos les trois religions du Livre et nous met en garde contre les ravages passés, présents et futurs des thuriféraires des trois confessions. Toutefois comme l’on ne se garde jamais assez sur sa gauche démocratique, notre hédoniste de service ne manque jamais de relever les preuves des actions et des agissements antisémites perpétrés au cours des siècles par les chrétiens et les musulmans à l’encontre de leurs frères de foi.

    L’athéisme prôné de Michel Onfray quoiqu’il s’en défende se réduit, si l’on consent à l’envisager en sa maximale positivité, à une stricte morale kantienne. Pompeusement Michel Onfray baptise son projet de termes ronflants mais hautement signifiants : Pour une laïcité post-chrétienne ! L’on est toujours trahi par ses propres mots. Si nous cherchions une preuve de ce que nous avançons depuis le début de cette chronique, la voici ! Michel Onfray est dans la totale incapacité de penser une pensée a-théique en dehors de la sphère idéologique et du déploiement historique du christianisme.

    Tout positionnement philosophique possède ses propres logiques. L’athéisme de Michel Onfray est une démission, une capitulation, du politique. Lui qui vitupère contre le déisme ( si bourgeois ! ) de Voltaire n’est pas si loin du jardin de Candide qu’il voudrait nous le faire accroire. L’hédonisme éclairé, de Michel Onfray n’est qu’un pis aller. Nous ne voudrions pas être méchant, pourtant sa filiation de la survie et de la renaissance de la philosophie épicurienne dans les siècles qui suivirent l’effondrement de l’Imperium, dans des monastères, pas toujours très catholiques nous le reconnaissons, de la très Sainte Eglise, telle qu’il la développe en d’autres écrits, nous incite à entendre sa revendication athéïque comme la protestation indignée de l’âme sensible qui profite de sa haute conscience morale pour se retirer du monde et esquiver les désagréments du combat essentiel. Mais que pourrions-nous attendre de quelqu’un si près du cloître !

    Contre le christianisme. Tout contre. En refusant d’envisager l’athéisme en ses racines païennes, en sa généalogie gréco-romaine, impériumique et impérieuse pour tout dire, Michel Onfray dévoie l’athéisme en une morale de l’acceptation de l’ici et maintenant du monde christophilique, en ses tristes étendues historicistes. Nous ne tenons pas à vivre dans le post-christianisme, qui n’est guère qu’une période un peu moins empreinte de stupide religiosité que l’époque chrétienne proprement dite.

    Si les mots ont un sens logique, nous vivons dans l’ère post-païenne, post-polythéique. Il s’agit, non pas d’une continuation sous une autre forme de ce qui a précédé, mais d’une coupure, d’un autre commencement, qui nous a séparé de notre origine. Si Michel Onfray tient à continuer ses dérives d’athéologie nihiliste dans le continuum chrétien c’est son droit le plus absolu. Pour nous, nous avons opté pour un retournement révolutionnaire, impérieux. L’Imperium est au-devant de nous. Dialectiquement.

    André Murcie.

     

    DE PART ET D’AUTRE DE LA BARRICADE.

    MICHEL ONFRAY.

    In le dossier LA PENSEE LIBERTAIRE

    du MAGAZINE LITTERAIRE

    N° 436. Novembre 2004.

    L’on peut s’interroger sur l’opportunité de retrouver en un telle collation un texte de Michel Onfray qui se réclame depuis plusieurs années, en ses livres comme en diverses manifestations médiatiques, de l’hédonisme philosophique apolitique. Il est sûr que ce numéro spécial s’intitule de la pensée libertaire et non de la pensée anarchiste. Saisissez la nuance. Nous sommes entre gens, sinon de biens, mais de bien. La liberté oui, la révolution non.

    N’incriminons pas trop le Magazine Littéraire. Le dossier proposé reflète bien le marasme de la pensée anarchiste contemporaine. Après Proudhon, Bakounine, Malatesta et Durruti, c’est le grand vide. A tel point qu’aujourd’hui les anarchistes sont obligés d’emprunter les habits du post-marxisme universitaire. Un brin de domination édulcorée à la Bourdieu, une pincée de nihilisme derridien, quelques onces de considérations hackeriennes sur les réseaux du net, un soupçon d’économisme altermondialiste, une lichette société de spectacle situationniste, une écorce usée de dadaïsme, et le tour est joué. Maintenant ne venez pas vous plaindre si la mayonnaise ne prend pas. Depuis qu’ils ont congédié l’idée de propagande par l’action directe il arrive aux anarchistes ce qu’il s’est passé pour les partis communistes lorsqu’ils ont renié le concept de lutte de classes. Par la logique des idéologies ils en viennent à se ranger bord contre bord le long des roses galères sociaux-démocrates. Cela se voit moins, car ils s’affublent encore de coloris sympathiques proto-baba-bobo-punk, mais encore quinze années de ce régime amaigrissant sous-vitaminé et ils arboreront le complet gris de la renonciation… Comme pour confirmer ce que nous avançons une large place est dévolue aux libertariens, ces capitalistes bon-poil, qui entendent exercer leur liberté à la libre exploitation des autres.

    Mais revenons à Michel Onfray que nous aimons bien : ces livres ont souvent du style, il est rare par les temps qui courent d’acquérir cette qualité qui vise à exprimer ce que l’on désire dire par les mots qui le disent le plus justement. Sa connaissance de la Grèce Antique nous est particulièrement agréable. Ses volumes défrayèrent assez vite la chronique. Parus en des temps d’obscurités idéologiques ils furent des rares à s’élever contre la vulgate libérale. Les thuriféraires de l’Entreprise pullulaient et dominaient alors le débat culturel. Michel Onfray crevait les baudruches et encourageait les énergies à se détourner de ces illusoires miracles venimeux.

    Cette critique radicale du naufrage contemporain nous la partageons avec Michel Onfray, seulement nous refusons de le suivre en ses déductions politico-épicuriennes. Car d’un pessimisme absolu, face à la puissance incontrôlable des léviathans étatiques et des multinationales apatrides, il en vient à conclure à l’impossibilité de s’opposer à leur suprématie. Le sujet conscient - pour ne pas employer la fragilité pascalienne du roseau pensant - n’a d’autre alternative que de se mettre à l’abri en le jardin d’Epicure, ou de Candide, en compagnie de quelques ami(e)s choisi(e)s et de se faire oublier pour être heureux. Une espèce de pragmatique bohème et branchée du non-agir bouddhiste revu, corrigé, et adapté aux plaisirs récurrents du petit-bourgeois occidental en quelque sorte ! Moins sévère à l’encontre de lui-même que nous envers son hédonisme militant Michel Onfray n’hésita plus dès lors à se présenter comme le dernier des rebelles.

    Certes, enrobé de citations présocratiques un tel philosophe présente d’avantage d’attraits que le beauf du coin qui ponce le carrelage de sa salle de bain afin d’amortir les remboursements de son prêt d’accession à la propriété à taux zéro… mais à y réfléchir, les attitudes ne sont pas si éloignées que cela. C’est la vieille ruse de l’Autruche qui aménage son trou pour ne pas voir les chasseurs de plumes qui la traquent… Méfions-nous, le rebelle emprunte parfois les vêtements du déserteur.

    Michel Onfray ne serait pas un véritable fils de l’Hellade antique s’il n’appuyait ses assertions sur la tradition philosophique de la Grèce. Ce De part et d’autre de la barricade nous est précieux puisqu’il se fonde sur l’anecdote essentielle qui réunit trois figures emblématiques de l’Antiquité. Alexandre, Platon, Diogène.

    Renvoyons tout de suite Alexandre à ses conquêtes. Il n’est là que pour symboliser le pouvoir politique, coercitif et castrateur face auquel l’individu ou l’intellectuel sont dans l’obligation de se positionner : soit en l’acceptant, soit en le refusant.

    Ou vous quémandez votre nourriture à la table des princes et paierez de louanges éhontées les os plus ou moins charnus que l’on vous lancera sous la table, ou alors vous fournirez à vos maîtres autant de pompeuses et fallacieuses justifications de leur domination dont ils auront besoin pour dompter un peuple parfois trop remuant…

    Si l’exemple de Platon ne vous tente pas, rabattez-vous sur celui de Diogène. Vous risquez de ne pas toujours manger à votre fin mais au moins mériterez-vous votre propre estime. Chacun puise son vin à son propre tonneau.

    Présenté sous cette forme d’apologue l’exemple est imparable. Mais la fable se doit de répondre à l’Histoire. Petits coups de projecteurs nostalgiques sur les cénacles épicuriens qui se constituèrent et se perpétuèrent durant longtemps jusqu’à ce que le christianisme ne remette au pas l’indocile troupeau des adeptes païens fourvoyés en leurs communautés autarciques.

    Ne voilà-t-il pas que durant des siècles, retirés en des monastères éloignés se développa un ensemble de sectes gnostiques davantage décidées à exalter les plaisirs de la création et les ivresses du libre esprit que de se morfondre dans le cilice d’une foi mortifiante. Ces marginaux du christianisme qui ne firent que retrouver le secret des sagesses antiques se manifestent encore à nous par les lignes que Rabelais consacre aux frères qui hantent en son oeuvre majeure les délicieux couloirs de l’Abbaye de Thélème…

    C’est de cette chaîne reconstituée que procède Michel Onfray. De tous ces individus qui, tant bien que mal tentèrent de vivre selon leur désirs en se mettant résolument à l’écart du monde politique. De ces cyniques que Julien combattit car à refuser l’Imperium ils ouvrirent la route au Royaume du Christ. La morale Epicurienne est à la base une éthique du moindre effort, du retranchement et du renoncement. Même repeinte aux coloris chatoyants de l’hédonisme elle n’en reste pas moins une erreur fondamentale du non-agir. Car si votre choix politique est de ne pas faire de politique, à l’extérieur des murs de votre oasis philosophique, vos ennemis se chargent de faire votre politique, à votre place.

    Et puis entre Thélème et la Vie Inimitable d’Antoine, n’y a-t-il pas l’épaisseur du glaive d’Auguste ?

    André Murcie ( in On fraie encore avec Dieu ).

     

    Fragments du SISYPHE.

    CRITIAS.

    ANTHOLOGIE DE LA POESIE GRECQUE.

    Traduction ROBERT BRASILLACH

    Livre de Poche

    Le lecteur consultera aussi avec profit la traduction de Jean-Paul Dumont. Comme par hasard c'est celle que l'on retrouve le plus souvent, depuis une vingtaine d'années, dans les ouvrages de vulgarisation et les sites internet plus ou moins spécialisés. Le choix est sans aucun doute peu évident, l'écriture de Jean-Paul Dumont est peut-être plus précise, mais la version de Brasillach est bien plus belle. Les philosophes préfèreront la première et les littéraires la seconde.

    Maintenant il est sûr que certaines associations apparaissent comme sulfureuses. Le lecteur peu averti, rejettera la faute sur Brasillach. Collaborateur avoué, thuriféraire du fascisme, condamné à mort à la libération, la mémoire de l'éditorialiste de Je suis partout traîne un sacré boulet. Pour notre modernité la littérature engagée se doit d'être de gauche. Malheur aux vaincus qui ont fait le mauvais choix.

    Remarquons que la bien-pensance démocratique de gauche devrait commencer à se faire du souci, encore quelques années et l'engagement politique à gauche sera aussi stigmatisé comme une des formes les plus hideuses du terrorisme. A force d'abandonner la pensée radicale de la révolution et la théorisation de la lutte armée, les forces de gauche européennes édifient le projet d'une fausse Commune continentale tout en creusant leurs propres fosses communes.

    Nous ne sommes pas si loin que cela de Critias. L'on ne peut pas dire que Critias ait mauvaise presse en notre pays. L'on n'en parle jamais, l'on s'interdit de faire référence à ses écrits. Mais ce comportement vient de loin. Les grecs eux-mêmes honnirent Critias et organisèrent autour de son oeuvre et de sa vie une vaste conjuration du silence qui dure encore jusqu'à aujourd'hui. C'est que Critias a commis le crime irréparable, suprême et capital : il a touché au Capital !

    On le lui eût pardonné. Sylla n'a rien à lui envier et les livres d'Histoire s'ouvrent sans vergogne au souvenir des listes de proscription du dictateur romain. Mais Critias a oublié d'être démagogue. La postérité ne fait pas de cadeau, celui qui n'a jamais flatté le peuple a peu de chance d'intéresser les intellectuels. Que gagneraient-ils en effet nos plumitifs à perpétuer un souvenir que les maîtres qui les paient honnissent ?

    Donc quant à notre duo malvenu l'on serait prêt, au nom d'une fausse objectivité historiale, à fermer les yeux sur Brasillach. Le fachisme ne fait plus vraiment peur, mais la Bête, possède un ventre prolifique. Durant toute son existence Critias a toujours été partout où il ne faut pas être.

    Malgré le sévère retour du religieux monothéïque qui sévit depuis quelque temps, l'on trouve facilement encore des historiens qui pardonnent à Alcibiade d'avoir, amusement de jeunesse aux chlamydes dorées, mutilé les statues d'Hermès. Un soir de grande beuverie avance-t-on, même si peut-être derrière ces profanations devaient se tapir une ou deux revendications idéolologiques un peu confuses... Cet Alcibiade, dont par ailleurs l'on dénoncera avec vigueur la politique aventureuse antidémocratique et les menées siciliennes entachées d'esprit colonialiste, mais qui respecte tout de même le jeu des institutions, même s'il avance plus souvent qu'à son tour ses pions, dans l'espoir de s'en assurer la maîtrise.

    Critias était de bien entendu, parti prenante dans cette hermétique entreprise de déstabilisation. Mais, comme pour mieux signer son forfait et en désigner sa valeur symbolique, il écrit, noir sur blanc dans sa tragédie Sisyphe que les dieux n'existent pas, qu'ils ne sont qu'une pure invention destinée à effrayer le peuple et à l'empêcher de se révolter. Voici un athéisme qui n'a pas peur de son ombre ! Et le ton de la démonstration est si direct, si brusque et si vindicatif qu'il fut plus tard impossible d'insérer dans ce discours le coin érodant, lénifiant et destructeur de la théologie christique. Critias ne condamne pas les dieux parce qu'ils ne seraient que des hypostases incomplètes d'un dieu unique et moralisateur, c'est la sujétion hominienne à tout agenouillement devant une quelconque forme du divin qu'il rejette. Sa démonstration ne vise pas les dieux puisqu'ils ne sont que des constructions idéennes fantômatiques, elle ne parle que des hommes assez sots pour se livrer pieds et cerveaux liés aux fantasmagories du droit et des lois. Pour Critias le divin n'est qu'un dit vain.

    Nous louons Gorgias d'avoir liquidé le critère de vérité, Critias, plus pragmatique, se contente d'annihiler la morale humaine. Plus de bien, plus de mal. Certes les apprentis-nietzschéens pullulent. Depuis toujours. Mais la plupart restent accrochés à leur idées. Soi-disant révolutionnaires. Critias ne se contente pas de se draper dans la pureté théorique. Il aura les mains sales. Rouges de sang, pour être plus précis.

    Les historiens contemporains l'enrôleraient sans état d'âme dans le gouvernement aristocratique des Quatre cents qui se met en place dans les premiers temps de la défaite athénienne devant Sparte. Les preuves manquent, mais l'on peut sans hésitation le qualifier de leader charismatique de l'aile jusqu'auboutiste des Trente Tyrans qui prennent le pouvoir à Athènes après la définitive victoire de Lysandre.

    Même à la tête de l'Etat Critias se refuse à appliquer une politique de redressement national. D'abord se remplir les poches. L'Homme sans dieu, ni droit ni foi, ni loi. Il agit en prédateur et en confiscateur. L'élite aristocratique pro-spartiate qui l'avait porté au pouvoir va vite déchanter. Critias n'a pas de frère. Ni humain. Ni de classe. Les riches sont condamnés à mort parce qu'ils sont riches. Les pauvres parce qu'ils sont idéalistes. On ne se révolte pas contre le pouvoir en place. L'on tue les Dieux, ou l'on se tait. Nul n'a droit à la parole s'il n'est pas né de lui-même.

    Critias est aujourd'hui classé comme un fachiste absolu. Un leader d'extrême-droite infréquentable. Seuls aujourd'hui Yves et Olivier Battistini osent le réhabiliter et le présenter comme un héros romantique. En plus dans la collection Les intégrales philo, bien connues des bacheliers, dans le volume idoine sobrement intitulé Présocratiques. Sacré culot, et aucun chien de garde n'a encore donné, depuis 1990, de la voix ! Nous ne pensons pas que la stature d'Yves Battistini ait découragé la meute des pleutres, mais simplement que par ignorance, ils ont dédaigné de lire.

    Pour notre part nous irons jusqu'à dire que Critias est le seul véritable anarchiste que la société occidentale ait jamais produit. Surtout ne cherchez pas à le qualifier de droite ou de gauche. Il ne s'attaque pas plus au capital amassé par la classe possédante qu'il ne le défend. Il le prend. Il se sert. Il est un stirnérien accompli qui n'a basé sa cause que sur Lui-même. Sur Lui-même, c'est-à-dire qu'il refuse la deuxième partie de L'unique et sa propriété et les fadaises crypto-christiques de l'association. Le moi exclut les autres. Critias ne pose pas plus les hommes que les dieux.

    L'on comprend que Critias ait révulsé les contemporains de tous les siècles écoulés empilés, les uns sur les autres. Critias ne transige jamais. Les ignorants objecteront que Critias n'est qu'un malfrat sans foi ni loi, comme il en existe tant dans toutes les sociétés. Non pas un surhomme mais au contraire une espèce d'animalisé imparfait qui ne serait pas encore parvenu au stade de la commune humanité. Mais il suffit de se pencher sur la cinquantaine de vers dont Sextus Empiricus dans son Contre les Mathématiciens nous a laissé la copie, pour s'apercevoir que nous sommes face à un esprit supérieur.

    Dans ce seul extrait d'importance qu'il nous reste de lui, le ton de Critias, une fois qu'il a réglé son compte à la bêtise des hommes et à l'inanité des règles sociales et des dieux, prend de l'ampleur, nous voici projetés aux hauts de la voûte céleste – un dernier coup de pied en passant pour les stupides bipèdes qui s'éblouissent de l'éclat du soleil ou qui tremblent des coups de tonnerre – en un lieu où l'espace et le temps se rejoignent pour se fondre en un seul continuum.

    Critias n'est pas un révolté au regard clairvoyant que la comédie humaine débecte, son anarchisme est fondé sur une physique de l'univers entrevu come un tout en relations toutes relatives avec ses parties. Critias est le maître d'un système métaphysique total, dont un Einstein n'a osé percevoir que quelques aspects. L'outil de modélisation mathématique moderne a exclu l'homme de ses propres représentations. L'homme est le tiers-exclu de la modernité. Il ne peut être en même temps hors de la pensée et dans sa propre pensée. Critias est peut-être le seul penseur humaniste que notre pauvre humanité ait pu engendrer.

    Non sans mal, puisque pour se faire entendre de ses contemporains, il a dû en éliminer quelques uns, dans les moments mêmes où ils entreprenaient de se défaire de lui. Critias restera l'Homme d'une pensée violente conçue en tant que violence de la pensée. C'est sur ce genre de pensée que s'enteront les nouvelles radicalités. Les radicalités impérieuses.

    ( 2008 / in Les Critères de Critias )

     

    CRITIAS. PLATON.

    In SOPHISTE. POLITIQUE. PHILEBE. TIMEE. CRITIAS.

    Traduction et notes par EMILE CHAMBRY.

    GARNIER FLAMMARION N° 203. 1969.

    L'on ne s'y attendrait pas mais Critias fut élève du sage des sages, le dénommé Socrate. Nous disons bien élève, mais pas disciple, il ne faut rien exagérer. Une fois au pouvoir Critias prendra toutes les précautions nécessaires pour que les individus de l'acabit socratique ne puissent plus professer leur dogmatique enseignement. Toutes vérités ne sont pas bonnes à dire ! Du moins en public. Quels sont les imbéciles qui distribueraient des armes à leurs ennemis ?

    Mais cela surprend. Socrate et Critias ! C'est un peu l'alliance impossible entre le pape et Bakounine. L'on en croit si peu son entendement et ses oreilles que de doctes savants prétendent que le Critias qui apparaît dans les dialogues platoniciens serait un autre membre de sa famille, peut-être son père, prénommé identiquement. Entre nous soit dit, si l'historiographie connaît trois Critias, l'on peut certes essayer de faire passer l'un pour l'autre, mais c'est d'après nous une cause perdue. Arrière grand-père, grand-père, père, fils, et petit-fils, pas un pour racheter l'autre, le Critias qui nous intéresse ayant eu la chance de vivre en des moments de ruptures et de brisures sans précédents dans l'histoire athénienne. Les hommes exceptionnels ne donnent leur pleine démesure qu'en des circonstances exceptionnelles. Sans quoi ils rongent leur frein, en un anonymat petit-bourgeois incapacitant. Que serait devenu le jeune Buonaparte sans la Révolution ?

    Bon sang ne saurait mentir, qu'attendre de plus d'une branche familiale qui se permet d'offrir en sa généalogie les noms de Solon, de Platon et de Critias ? Des gens à la vive parole. C'est le moins que l'on puisse dire ! Et Critias savait y adjoindre les gestes qui tuent.

    Critias fut d'ailleurs la cause indirecte de la mort de Socrate. Au-travers de sa condamnation par les factions démocratiques revenues au pouvoir c'est l'atroce souvenir de la Tyrannie des trente que l'on a cherché à stigmatiser et à conjurer. Socrate fut accusé non pas d'avoir corrompu la jeunesse mais d'avoir été le professeur attitré de Critias. Quoi qu'il en soit Platon fit oeuvre de double fidélité. Ne revenons pas sur le tombeau idéen que ses dialogues ont dressé en l'honneur de Socrate. Le personnage de Critias revient entre autres dans deux de ses écrits les plus célèbres, le Timée et le Critias. Le second dont il ne nous est parvenu qu'un fragment n'étant que la suite du premier. Ouvrages importants puisqu'ils seraient les deux derniers que le philosophe auraient composé juste avant l'ultime somme des Lois.

    Timée et Critias firent couler beaucoup d'encre au cours des siècles. C'est en ses deux dialogues que Critias entreprend de relater une vieille transmission familiale d'une guerre très ancienne entre Athènes et la Cité des Atlantes. Atlantis ! le mot est lâché et n'en finit plus de hanter l'humanité depuis des siècles. Nous nous contenterons en cette courte notice d'évoquer le Critias essentiellement axé sur l'existence de ce mystérieux royaume alors que le Timée ressemble un peu à un gigantesque fourre-tout dans lequel Platon aurait glissé à la va-vite des éléments disparates de son système qu'il n'aurait pu placer ailleurs.

    Critias et l'Atlantide quelle oxymorique copule ! La Cité idéale décrite et expliquée par un pragmatiste peu scrupuleux ! Autant confier une théorie de jeunes vierges au Dieu Priape ! S'il existe un mystère de l'Atlantide c'est en cette intrigante dichotomie entre la teneur du conte et les lèvres de son narrateur qu'il faut le rechercher. Certes les faits rapportés sont bien ceux d'une guerre originelle entre Athènes et Atlantis. L'eau de rose n'était pas la boisson préférée de Critias !

    L'Athènes primordiale de Critias, malgré ses territoires opulents d'herbe grasse n'est qu'une Arcadie spartiate. La caste des guerriers domine celles des les producteurs agricoles. Nous ne sommes pas loin de l'organisation tribale des peuplements néolithiques. L'anti-démocratisme foncier de Critias puise ses sources-là en cette nostalgie d'un monde d'avant, toujours meilleur que le présent, et doté de toutes les capacités d'exemplarité requises pour un futur remodelé. A sa manière Critias est un anti-moderne.

    Critias développe une guerre des dieux. Une gigantesque mythographie polémique qui récrit l'Histoire en tant qu'achèvement des fondements. Le devenir des évènements ne peut être vécu que comme une décadence irréversible de la race humaine à laquelle rien n'est opposable. Si ce n'est une coupure épisémologique guerroyante inscrite dans les cendres prophétiques d'un retour du même au même. Poseidon contre Athéna, ce combat n'est qu'une préfiguration de la joute dionyso-apollinienne. Avec cette différence significative que Critias se range sans hésitation dans le camp d'Apollon. Du côté de l'Intelligence et des Dieux. Ce qui n'est pas si mal que cela pour un athée !

    Notre sophiste érige l'athéisme en tant que pensée mythique. Il clôt l'aventure sophistique de la pensée en l'impériosité d'une espèce de méta-athéisme dont le cataclysme final qui emporte et engloutit l'Atlantide ne serait pas une préfiguration mais une transcription imagée. Le langage est sa propre métaphore et n'exprime rien d'autre que sa propre vacuité inopérante. Critias n'est pas si loin de Gorgias !

    Pourquoi Platon confie-t-il la relation du mythe de l'Atlantisme à Critias et pas à un autre ? Pourquoi y a-t-il Critias et non pas un autre, pour parodier la question heideggerienne. Parce que Critias se moque de l'être et que Platon entend substituer au prestige de la dialectique socratique la puissance évocatoire du mythe. Le dialogue ne parle plus. Il est l'illusoire communication de la pensée à autrui par le truchement des mots. Critias est bien le poëte. Cet être souverain, qui bien plus que le philosophe, a été si bien relégué aux portes de la cité, que l'on a choisi de le tuer pour être sûr qu'il ne rentrera plus. Critias est le passager clandestin de l'oeuvre philosophique de Platon. Nous opinons que Platon ne s'en est même pas aperçu.

    Si l'on conçoit le travail philosophique de Platon comme la barque de Karon qui permet de joindre les deux rives de l'Akeron, Critias est en même temps l'ombre qui refuse de monter sur l'esquif et celle-même qui refuse d'en descendre. Critias dans l'entre-deux du mythe, toujours entre la pensée et l'action. Mais ne jamais hésitant.

    ( 2008 / in Les Critères de Critias )

     

     

     

     

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 19

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 019 / Novembre 2016

    LE PARNASSE PLUS DU TOUT CONTEMPORAIN

     

    HISTOIRE DU PARNASSE.

    YANN MORTELETTE.

    570 pp. FAYARD 2005.

    Il serait beau que l'on ne chroniquât point une Histoire du Parnasse quand nous avons hommagialement emprunté le titre de notre opérazine à l'un des membres les mieux avérés de ladite école ! Il est sûr que nous aurions pu nous revendiquer de la symbolique protection d'un écrivain moins pitoyable que le pauvre Albert Glatigny, et éviter par là-même de nous placer sous l'égide tutélaire du mouvement poétique français le plus honni de nos contemporains qui ne cessent depuis un demi-siècle d'y penser en des termes peu flatteurs.

    Mais - qu'y pouvons-nous ? - il devient de jour en jour de plus en plus difficile de marcher de concert avec ces ombres pâles et grises en qui nous nous devrions de reconnaître nos semblables. A l'impossible nul n'est tenu, aussi préférons-nous avouer que nous fûmes de toujours parnassien, depuis l'exacte matinée où notre instituteur de CM 1 glissa sous nos yeux émerveillés les six dernières strophes de La panthère noire de Leconte de Lisle. Il est des vocations qui viennent de loin.

    Autant dire que le Parnasse n'a pas de secret pour nous et que attendions Yann Mortelette au coin du bois. Réglons le problème sur l'instant, afin de ne pas se laisser installer un suspense insoutenable. Cette Histoire du Parnasse ne vaut pas celle de La génération poétique de 1860 de Luc Badesco. Elle n'est toutefois pas sans mérite, surtout quand elle aborde des rivages que Badesco ignore.

    Les cent cinquante premières pages sont particulièrement indigestes. Certes Yann Mortelettre décline les faits et les gestes de tout un chacun de nos parnassiens avec une maniaque précision d'universitaire en quête de scientifique exactitude mais les marionnettes qu'il agite sous nos prunelles fatiguées ne sont pas les êtres de chair et de sang qu'ils furent. Yann Mortelette répugne à l'anecdote, les lieux sont sans décor, les visages sans portrait, et les destins sans dessein.

    L'histoire littéraire se doit être écrite en une écriture littéraire, sans quoi elle n'est qu'un précis d'histoire aussi froide que le cadavre congelé d'un hareng saur. La bête récapitulation des évènements possède toutefois une qualité, le texte réduit à la propre énonciation de ce qu'il veut dire n'est pas des plus diserts, les pages se tournent toutes seules, l'on ne s'attarde guère sur les détails suggestifs, puisqu'il n'y en a pas. L'on n'a pas fait le tour d'une question, que déjà l'on passe à la suivante. Le lecteur est à chaque fois déçu et dépité. Il a l'impression que l'assiette lui est retirée avant qu'il ait eu le temps de l'achever, mais non elle était bien vide. Ne parlons pas des notes qui sont d'une indigence rare.

    N'en jetons plus. La composition des trois recueils du Parnasse contemporain est par contre assez bien suivie de même que les ouvrages collectifs qu'ils suscitèrent. Il aurait tout de même fallu pour chacun des participants dresser comme une fiche signalétique. Nous employons cette expression pour ne pas affoler Yann Mortelette, exiger une rapide évocation biographique de la personnalité de l'individu qu'il nomme risquerait de lui occasionner une surcharge de travail.

    Pour les personnages de premier plan Yann se la joue mortadelle, une tranche à chaque nouvel épisode, ce qui fait que l'on n'a jamais droit à une vue d'ensemble. Un néophyte qui n'aurait jamais entendu parler de Leconte de Lisle ou de Heredia devra se livrer au difficile exercice de collectage des informations distribuées un peu partout avant d'entrevoir une idéelle représentation de leur personne. A cet éparpillement pseudo-chronologique certains poëtes, la majorité, y perdent toute visibilité. Nombreux seront les lecteurs qui leurs cinq cents pages refermées auront du mal à entrevoir une image idiosyncratique d'un Georges Lafenestre, d'un Léon Dierx, d'un Villiers de l'Isle Adam. Ce qui est pour le moins un comble de malchance !

    L'ouvrage a tout de même le mérite de redonner au Parnasse son importance historiale. Le Parnasse fut avant tout une attitude littéraire. Alors que le règne de l'utilitarisme bourgeois devient indiscutable, une poignée de jeunes gens se regroupent autour d'un programme poétique de survie minimale. Haine de la modernité et repliement défensif sur l'art des vers. Le programme des parnassiens tient en peu de mots. Un siècle plus tard les punks résumeront la situation en criant no future !

    Le miracle c'est que nos héros démunis finiront par triompher. Trente ans plus tard ils font parti des assis. Leur révolte est devenu le lieu commun de l'idéologie dominante. La même aventure est arrivée à la révolution surréaliste. A la fin du siècle dernier le premier imbécile venu était surréaliste en poésie ( et impressionniste en peinture ). Dans les deux cas la nature de l'oppression sociale par contre n'a pas changé d'un iota. Ce qui est plus dommageable pour les surréalistes que pour les parnassiens qui ne croyaient point aux revendications socialistes. Remarquons que comme par hasard ce sont ceux, qui d'entre eux, Mallarmé, Verlaine, Villiers, sympathisèrent avec la Commune, qui jetèrent les bases du symbolisme, le nouveau mouvement poétique ruptural... L'on est toujours trahi par les siens qui de fait ne nous appartenaient point !

    Ce Parnasse que les français brocardent si souvent fit des émules à l'étranger. Dans beaucoup de nations les mouvements poétiques dits modernistes se sont revendiqués du Parnasse. Pas uniquement de lui, mais de lui tout de même, et peut-être d'un de ces aspects les plus déplaisants pour la nation françoise qui aiment tant les coteaux modérés... Le Parnasse avait la rime tonitruante, et cette façon de marteler sa présence haut et fort suscita des émules. Non pas la métrique tatillonne en soi, mais l'affirmation sonore du geste poétique.

    Ironie du sort ! Dans les années soixante alors qu'il devenait difficile de se procurer en France un exemplaire des Trophées, José-Maria de Heredia était désormais plus célèbre en Amérique du Sud et régulièrement réédité. Rappelons qu'au début des années 70, ce fut le chanteur de variété Claude François que Poésie 1 dut aller chercher pour préfacer son numéro consacré à Leconte de Lisle !

    Cette Histoire du Parnasse de Yann Mortelette, malgré tous ses irritants défauts, participe d'une réévaluation de l'histoire poétique du dix-neuvième siècle de notre pays, et de par la prépondérance littéraire de son aura culturelle qui rayonnait sur le monde entier, d'une meilleure approche de la diffusion et de la construction des idées à un niveau international.

    C'est chez nous une idée force : la lyrique française du dix-neuvième siècle exerça sur la marche du monde une influence bien plus importante que celle des plus minimes qu'on lui prête depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

    André Murcie in Les Flèches d'or.

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    SUR DEMOCRITE.

    FRIEDRICH NIETZSCHE.

    FRAGMENTS INEDITS.

    Traduction et présentation : PHILIPPE DUCAT.

    Postface : JEAN-LUC NANCY.

    150 pp. METAILLIE. 1990.

    Il s'agit d'écrits de jeunesse du grand Friedrich, d'avant La Naissance de la Tragédie, pour imposer une borne aux années de formation, qui ne furent édités qu'une seule fois en Allemagne, dans le projet cyclopéen d'une édition absolument complète de l'ensemble sans exclusive de tous les textes de Nietzsche qui fut abandonné à son cinquième volume, dans les premières années de la seconde guerre mondiale.

    Disons-le tout de suite nous ne nous sommes pas confrontés aux brouillons d'un utopique livre sur Démocrite dont notre philosophie aurait eu la velléité mais à des notes de lecture et d'écriture par lesquelles le jeune étudiant et professeur de philologie s'impose de faire le point sur les connaissances, les siennes, comme de toute la doxographie accumulée depuis des siècles, afin de les trier dans le but ultime de cerner la pensée du penseur, c'est-à-dire autant celle de Démocrite que celle en devenir du futur Nietzsche.

    Le livre se compose de textes d'une dizaine de pages qui alternent et des réflexions sur la pensée de Démocrite et des notations littéraires. Nous préférons ce terme à celui de philologique, car nous y voyons et y mettons toute la différence de méthode que l'on peut ressentir entre un philosophe quand bien même universitaire fût-il Heidegger et un électron libre et souverain comme Nietzsche.

    Nous n'osons employer l'expression de critique littéraire, alors que c'est bien à une critique méthodologique de la réception littéraire des oeuvres que se livre Nietzsche, car nous avons trop peur d'une récupération universitariste de notre propos. Que Nietzsche parle de littérature pour aborder la pensée d'un philosophe patenté peut paraître troublant même s'il est vrai que la philosophie est une chose trop précieuse pour être laissé aux seuls philosophes. C'est pourtant dans ce démarquage conceptuel qui fait entrer le cheval de Troie de la littérature dans la forteresse philosophique qui porte la marque conceptuelle de Nietzsche.

    Certains s'arracheront les cheveux : que Nietzsche puisse appuyer son analyse de la pensée de Démocrite sur la confiance que nous nous devons de signifier en le jugement que Tibère – non pas un philosophe mal connu mais terriblement important qui aurait échappé à votre sagacité légendaire – mais l'Empereur qui succéda à Auguste que notre modernité se complaît à obscurément présenter comme un pédophile libidineux, mais que pour notre part nous tenons pour l'une des figures les plus éclatantes de l'Antiquité – sur la confiance donc, que Tibère témoignait à son mage et astrologue Thrasyle, cette cascade de faits hétéroclitement absurde devrait nous faire douter de cette raison que Nietzsche ne sut pas garder.

    L'on ne nous enlèvera pas des idées que la pensée de l'adepte de la philosophie à coups de marteau reste parfumée de quelques zestes diogénisiens. Mais surtout que Thrasyle qui regroupa les oeuvres de Platon en tétralogies afin de mieux démontrer la ressemblance formelle des dialogues platoniciens avec les littéralités tétralogiques des représentations théâtrales athéniennes intéresse particulièrement Nietzsche dans le combat qu'il mène contre le dessèchement de la pensée philosophique allemande de son temps. En même temps qu'il construit sa propre pensée Nietzsche déconstruit celle de son époque. Celle des autres, car il ne faut surtout pas croire que Nietzsche concevrait – comme l'a fait toute une partie de la philosophie française de la fin du siècle dernier – sa propre pensée comme un acte de déconstruction. La méthode nietzschéenne n'est pas une entreprise de démolition qui irait jusqu'à détruire ses propres outils de sape et de destruction, pour la simple et bonne raison, que chaque frappe de merlin est à concevoir pas tant en coups de butoirs que l'on assène pour renverser des murs adverses, mais en tant que travail de forge dans le but ultime de préparer les lames et les armes qui in fine signeront l'éternel retour des Dieux.

    Une manière comme une autre de signifier que la pensée nietzschéenne n'est pas plus téléologique que celle de Démocrite. Nietzsche n'étudie pas Démocrite par hasard : Démocrite pose par son oeuvre - dont on pourrait grossièrement définir l'enseignement comme la première exposition cohérente de la doctrine atomiste – une question subsidiaire, terriblement embêtante. Que faire de la pensée, une fois que vous avez grâce à elle défini votre système ? Vous vous trouvez face à une machine hautement sophistiquée qui ne sert à rien, ou qui du moins tourne à vide. Suite à ce mot nous renverrons le lecteur qui ne saurait en appréhender l'entière portée métaphysique à notre précédente note sur Démocrite. ( N° 178 du 29 / 05 / 09 de Littera-Incitatus. )

    A plusieurs reprises Nietzsche retrace la généalogie de la pensée matérialiste, Leucippe, Démocrite, Epicure, Lucrèce, Locke, rationalisme français du dix-huitième siècle... dans le prolongement duquel il s'inscrit si logiquement qu'il lui semble inutile de le revendiquer. Ce qui ne l'empêche pas de faire sienne la pensée de Thrasyle selon laquelle Démocrite ne serait ni plus moins qu'un penseur pythagoricien, un idéaliste qui certes pose l'atome, ou plutôt les atomes, fragmence insécable de minuscules morceaux de matière, pour aussitôt décréter que l'atome se tient au-delà de toute connaissance possible. N'allez pas chercher plus loin pourquoi Diogène Laërce range Démocrite, non pas dans une section qui s'intitulerait «  les matérialistes » mais dans la partie un peu fourre-tout réservée aux «  Isolés et Sceptiques ».

    Vous me direz qu'il vaut mieux être seul que mal accompagné – et nul n'ignore comment Nietzsche se complaira dans sa posture d'homme esseulé et de penseur incompris, avec cette coquetterie de philosophe trop en avance sur ses contemporains et gardé en réserve pour les siècles futurs – et l'on ne s'étonnera guère de ce que Nietzsche en profite pour faire un peu le vide autour de lui-même. Platon, bien sûr, dont il rapporte les anciens dires d'Aritoxène selon lesquels la pensée de Démocrite était d'une telle évidence ânidéelle qu'il projeta de brûler les ouvrages de notre abdéritain qui passeraient à portée de sa main, et détail plus intéressant lorsque l'on connaît l' accointance théorique de leurs pensées, d'Aristote.

    En ces années de formation, ce qui devait gêner Nietzsche, ce n'était point d'après nous la pensée en elle-même du stagirite, mais l'importance et le statut pédagogique qu'elle avait acquis au cours des siècles. La remarque n'est pas anodine, elle est au fondement de l'appréciation que Nietzsche porte sur Démocrite durant ces cent quarante pages. Plus que le contenu intrinsèque de l'oeuvre d'un penseur, nous nous décidons en faveur de tel ou tel auteur, non pas en raison de ce qu'il a prononcé, mais selon notre propre réception romantisée – Nietzsche n'aurait pas accepté ce vocable par trop décadent – de son personnage.

    Ce qui n'empêche pas les contradictions nietzschéennes : plusieurs fois il signale l'étonnante similarité des pensées d'Empédocle et de Démocrite, à tel point qu'il émet à demi-mots l'hypothèse d'une influence du premier sur le second, mais l'on sent que le prochain voyageur ( et son ombre ) penche davantage du côté de Démocrite, tel que nous le dépeint une certaine tradition, désargenté et tant soit peu méprisé par ses concitoyens, qu'envers le thaumaturge grandiloquent et adoré des foules de Sicile.

    Mais la contradiction n'est qu'apparente : ce qui prime c'est avant tout le regard littéraire qui est porté sur les oeuvres et les hommes. Et si Nietzsche ne se livre jamais à une très profonde analyse de la pensée démocritéenne le motif est à chercher dans le but que Nietzsche s'assigne en lui-même en rédigeant ces différentes notes sur l'atomiste originel.

    Nietzsche règle ses comptes non pas avec Démocrite, à qui il n'a de fait rien à reprocher, mais avec son propre personnage de philologue. Notre philologiste professionnel se sent à l'étroit dans ses vêtements universitaires. Tout au long de ses articles il se dépouille de sa toge par trop étroite de philologue pour la remplacer par la cape flottante non pas du littérateur ou de l'homme de lettres, ce qui équivaudrait de tomber de Charybde en Scylla, mais du personnage littéraire, ce qui est tout différent.

    Nietzsche ne dresse pas son portrait en jeune chien de la philosophie, pas plus en celui de héros de roman, mais il introduit une dimension poétique à la sécheresse de la pensée académique de son temps. Il est étrange de voir qu'il a besoin de se réfugier derrière Démocrite pour réaliser son coup d'état poétique. Mais l'on n'avance toujours masqué. L'essentiel est de ne pas être dupe de ce que l'on veut lorsque l'on réalise quelque chose très éloigné de ce que l'on recherche de fait.

    Il nous reste donc à nous interroger sur ce que Démocrite voulait signifier en bâtissant sa pensée.

    ( 2010 / in Le coup de Démocrite )

     

    DEMOCRITE.

    In LES ECOLES PRESOCRATIQUES.

    Edition établie par JEAN-PAUL DUMONT.

    FOLIO ESSAIS N° 152.

    L'on ne possède pratiquement aucun texte de Démocrite. Ce qui ne l'empêche pas d'être le philosophe présocratique le mieux connu de nos contemporains. Sans avoir jamais lu une seule ligne de Démocrite n'importe quel citoyen modestement cultivé se sent capable de définir le concept de base de l'atomisme démocritéen.

    Aucun texte de Démocrite ne nous est vraiment parvenu, toutefois nous sommes en présence d'une des plus riches doxographies de l'antiquité. Avec ses presque deux cents pages de relevés divers notre citoyen d'Abdère se taille la part du lion dans le volume de Jean-Paul Dumont. Il est sûr qu'il y a mis du sien : existe-t-il un sujet sur lequel il ait omis d'écrire un livre ? A l'heure actuelle tous réduits en poussière, mais que durant des siècles les anciens ont consultés, discutés, cités, commentés, critiqués.... L'on peut se demander s'il ne fut pas pendant longtemps considéré comme un Aristote bis.

    Entre nous soit dit, si l'on excepte sa fameuse théorie des atomes, ce qui nous a été transmis de seconde, troisième, quatrième main, et parfois plus, ne nous semble pas d'une force aussi indiscutable que ses prolégomènes métaphysiques qui l'ont rendu célèbre. Ce Démocrite à l'orgueil si peu démocrate ne nous semble guère convaincant. A vouloir se mêler de tout, l'on risque de soulever des évidences. Ou alors de se perdre dans des ratiocinations sans fin, qui aujourd'hui démontrent surtout l'insuffisance des observations scientifiques grecques au cinquième siècle avant l'ère chrétienne.

    Trop souvent Démocrite pallie son manque d'outils pragmato-conceptuels par une complexification du réel assez effarante. Expliquez la variabilité des couleurs par les relations du vide et du plein est une preuve d'ingéniosité admirable, mais vu d'ici et maintenant, l'on a surtout l'impression qu'il emprunte d'obsolètes détours explicatifs des plus ardus. Le cheminement intellectuel de Goethe pour mettre au point sa théorie des couleurs, nous paraît par exemple plus plausiblement simple et plus logiquement conceptualisé. Et pourtant Goethe n'est pas vraiment éloigné des réflexions pythagoriciennes.

    Nous n'entrerons point dans la querelle des partisans de Leucippe et de Démocrite. Les premiers accusent le champion des seconds d'avoir en toute simplicité recopié le traité atomiste de son maître alors que certains des supporters de Démocrite vont jusqu'à nier l'existence de Leucippe... Qu'elle soit de l'un ou de l'autre, la théorie n'en existe pas moins dans sa toute génialité. Fions-nous à la tradition qui en accorde l'intuition créatrice à Leucippe et la paternité à Démocrite. La question des droits d'auteurs ne se trouvant plus posée depuis longtemps, il ne nous gêne pas d'associer les noms des deux abdéritains à cette invention hors-norme.

    Ce qui est étonnant dans la promulgation de la théorie des atomes de Démocrite, c'est sa radicale simplicité. Quand l'on pense à la foisonnante difficulté de la théorie des Idées platoniciennes telle qu'elle est exposée dans le Timée, l'on s'interroge sur le pourquoi - nous ne pouvons décemment employer le mot raison - du triomphe du platonisme dans les dix siècles suivants. Mais n'avons-nous pas dans nos précédents paragraphes mis nous-mêmes l'accent sur l'effrayante complexification, par la suite, de la pensée de Démocrite ? Il semblerait que l'esprit grec ait répugné à faire simple chaque fois qu'il pouvait proposer une solution beaucoup plus complexe.

    Aristote n'hésite pas à citer par plusieurs fois Démocrite dans sa Métaphysique. Mais il ne recourt jamais à sa pensée pour contrer celle de Platon. Il préfère élaborer une méthodologie causale relativement efficace mais d'une appropriation des plus difficiles pour jeter à terre le mirobolant édifice idéel construit par le fondateur de l'Académie.

    L'explication théorique de Démocrite n'est pas sans défaut. Il est obligé d'introduire dans son système le hasard. Ce qui ne lui plaît guère. L'intrusion de ce troisième élément lui paraît indésirable. Démocrite bien avant Leibnitz et sa substantifique monade eut l'intuition du meilleur des mondes. Le hasard était pour Démocrite la marque du meurtre des Dieux. Démocrite n'était pas prêt pour Nietzsche.

    Le fait est d'autant plus illogique que le système de Démocrite n'a nul besoin de la nécessité de l'existence des Dieux. Les Dieux ne lui sont pas utiles, mais nécessaires à sa psyché de grec antique. Si les Dieux n'existent pas, il faut se dépêcher de les inventer ! La philosophiste de Démocrite est la philosophie païenne par excellence. Aucun homme doué de raison n'éprouve le besoin des Dieux, sauf les grecs normalement constitués. Démocrite sans les Dieux, c'est un peu comme un poster de la Maison de la Grèce Touristique sans le profil d'un temple se détachant sur le bleu azuréen d'un ciel ou d'une mer typiquement hellènes. Si Marx avait été grec, il aurait mis au point, non pas le matérialisme historique, mais le matérialisme historique grec. C'est d'ailleurs toute la différence entre Marx et Hegel qui peaufina une ontothéologique européenne. Comment voulez-vous qu'un honorable sujet du finissant Saint-Empire Romain Germanique ait oublié ses racines christologiques ?

    Démocrite n'est ni Pythagore ni Parménide. Pas la peine de se prendre la tête à compter les abattis du sphaïros parménidien. Il vous coupe l'orange bleue du monde en deux parties égales : l'être d'un côté et le non-être de l'autre, ou plutôt pour faire encore plus simple, il recolle les deux morceaux l'un dans l'autre. Le non-être est le vide qui contient l'être. Deux pour le prix de l'un. Il suffisait d'y penser, simple comme l'oeuf de Colomb. A part que là l'oeuf n'a pas de forme, c'est un espace, un trou sans fin et sans fond dans lequel tombent depuis toujours les petits morceaux déchirés en atomes de l'être.

    C'est en chutant d'une manière continue que se forme on ne sait trop comment un mouvement percussif qui entremêlent les atomes et les force à entrer en collision selon le hasard, et plus si affinités agrégatives. Les esprits tatillons s'interrogent sur les causes de ces percussions aléatoires. Ce qui nous semble un faux problème.

    Les atomes ne tombent pas dans le vide. Ils tombent avec le vide. Ils sont de fait dans leur mouvement éternel totalement immobile. Aristote s'est trompé, ce n'est pas le moteur immobile qui crée le mouvement, c'est le mouvement qui produit le principe de l'immobilité. Tout comme le moteur principiel et immobile d'Aristote donne le mouvement, le principe d'immobilité démocritéen engendre le mouvement. Mouvement qui n'est plus de haut en bas mais dans tous les sens, sphérique. Le monde ne va guère plus loin que son propre mouvement. Est-il limité ou illimité ? Dans les deux cas le principe s'égalise. Que ce qui se constitue soit limité ou illimité, en lui-même il sera toujours Un.

    Signalons à nos lecteurs éblouis que nous venons de crever l'abcès d'une des plus difficiles apories de la pensée grecque : la non similarité de l'illimité et du limité. Vous pouvez aussi employer le couple déterminé / indéterminé.

    Pour mieux se détacher de ses devanciers Démocrite substituera aux notions d'être et de non-être celles de plein et de vide. Vocabulaire beaucoup plus accessible au profane et beaucoup plus compréhensible de par sa charge de concrétude. Pour le plein, je ne vous ferai pas un dessin.

    Le plein c'est en même temps un intelligible au même titre que l'eidos platonicienne ou le nombre pythagoricien mais il est à l'inverse de ces prestigieux aînés totalement réversible puisqu'il est en même temps minuscule fragment de matière. Notre monde sensible est constitué d'atomes, plus ou moins pénétrés de vide. L'intuition de Démocrite est double. Non seulement il a eu l'idée de la fragmentation constitutive de la matière, mais il a aussi eu l'intuition – qu'il n'a pas réussie à conceptualiser très clairement – du vide à l'intérieur même des atomes. Il a simplement cru que des fragments de vide étaient amalgamés dans l'unification des atomes. Le vide serait comme l'air qui demeurerait enfermé dans le creux d'une statue. Il n'a pas pensé que l'atome pouvait être aussi formé de vide.

    Reste que cette notion de vide allait empoisonner toute la métaphysique occidentale qui ne parviendra jamais à s'entendre sur la relation qui peut exister entre la notion de vide et la concrétude de ce même vide. Le débat n'est pas encore clos aujourd'hui. Ce qui n'est pas étonnant car quel que soit le mot que l'on choisit pour exprimer le vide l'on exprime le vide avec un mot qui n'est qu'un morceau du plein.

    En fait Démocrite assimile le vide avec l'espace. Nous-mêmes lorsque nous rentrons dans une pièce dépourvue de meubles nous disons qu'elle est vide. Nonobstant l'air qui la remplit, elle est peut-être vide, mais elle n'est pas le vide. Elle est un fragment volumique d'espace.

    Sommes-nous en train de nous gargariser de pédantisme ? Jouerions-nous sur l'imparfaite synonymie de vocables ? Non l'espace présuppose le mouvement. Le vide n'est pas l'espace, car l'espace même vide possède ses dimensions. L'espace est consubstantiel à la matière, car l'étendue de la matière crée les dimensions géométriques de l'espace. Le plein tombe avec le vide et non dans le vide. Le vide est consubstantiel au plein, mais pas à la matière. Le vide et le plein sont des intelligibles. Dire que le plein tombe avec le vide est une métaphore. L'intelligible n'a pas d'épaisseur, il n'a ni étendue, ni volume, et donc pas de pesanteur. Il vaudrait mieux dire le plein est avec le vide. Mais cette formulation est spécieuse. L'on n'est pas avec quelque chose d'autre. Sinon l'autre est le non-être et donc n'existe pas. Et si l'autre est, il est la même chose que ce qui est elle, et donc le plein est le vide.

    Raisonnement stupide. Le raisonnement par l'être est aporétique. Si je veux exprimer le plein et le vide, je ne peux les qualifier d'être sans les fondre en un seul et même objet êtral. Je ne peux que dire ; le plein et le vide. Et pour éliminer l'intrusion de cette copule, il vaut mieux poser : le plein, le vide. Et peut-être même pour élever toute fausse précellence : le plein, le vide, le vide, le plein. Ad libitum. De telle manière que l'alternance ne soit jamais numérale. Car ce serait indiquer un ordre et un mouvement.

    Le plein et le vide ont pour figure la matière et l'espace. Nous nous retrouvons en terrain connu. Mais alors qu'est-ce que le rien ? Pourquoi y a-t-il l'étant et non rien ? L'espace n'est pas rien. Ce serait même le mode d'étendue de la matière. Le vide non plus n'est pas rien puisque nous avons vu que le vide au même titre que le plein est un intelligible. Le rien est donc absence de plein, de matière, d'espace et de vide. Si nous simplifions les termes, nous pouvons affirmer que le rien est absence d'intelligible.

    Il est difficile d'entrevoir la nature du rien. Pour la simple et bonne raison que le rien n'a pas de nature ! Le rien n'a rien. De même il est difficile de comprendre ce qu'est le rien. Pour la simple et bonne folie que le rien n'est pas. Le rien n'appartient ni au régime de l'avoir ni au régime de l'être.

    C'est d'ailleurs pour cela que l'on ne peut affirmer que le rien n'est pas. Ne ressortissant en rien de la catégorie de l'être, le rien ne saurait non plus se revendiquer du non-être. Car si le rien appartenait au non-être rien ne serait. Or il y a bien quelque chose puisqu'il n'y a rien, puisqu'il y a rien. L'on voit que le rien est très significativement fidèle à son étymologie !

    Si le rien ne se range ni sous la bannière de l'être ou du non-être, le rien ne pourra jamais être ou ne pas être quelque part. Le rien ne saurait être un lieu géographique. Le rien n'est donc ni dans le monde, ni hors du monde. Le rien pourrait-il être acirconstanciellement à côté du monde ? Point du tout puisqu'il n'est pas. Ni ici, ni là-bas, ni en lui-même.

    Le rien n'équivaut pas au zéro. L'on peut poser le zéro dans une addition. Il n'influe pas sur son résultat diront les esprits primesautiers. Peut-être mais il porte en lui autant de signifiance que n'importe quel autre chiffre ou nombre. Si je pose 8 bonbons + 0 bonbon + 14 bonbons = 22 bonbons, j'ai autant de raisons historialement signifiantes de poser 0, que 8 par exemple. Le zéro est toujours la notation de quelque chose qui a eu lieu. Le zéro est autant le signe de l'espace que du temps. Le temps est engendré par le mouvement que nécessite l'espace. Mais ceci est une autre histoire.

    Je ne peux poser : le plein, le vide, le rien. Le rien ne saurait entretenir de rapport avec les deux autres membres de cette étrange équation. Car si je pose le plein et le vide qui sont l'un dans l'autre – l'englobé et l'englobant – le déterminé et l'indéterminé – à côté du rien, se crée un mouvement de séparation, de retrait, qui fait que le plein et le vide vont former l'un, et le rien l'autre. L'un sera l'être et le rien deviendra non-être. Ce qui ne se peut pas.

    Ou alors nous serions en plein ( pardon ! ) platonisme, le rien devenant l'Un et le plein et le vide se prenant pour la dyade ! Chaque fois que nous ouvrons une porte nous sommes obligés de la refermer. En dehors du monde comme en dedans, il n'existe pas de chambre disponible pour le rien.

    Mais le rien possède aussi la terrible concrétude de sa présence, ou de son absence. Je dois me résoudre à le poser dans le monde, par le seul fait qu'il existe puisque j'en parle. Le rien serait-il l'expression de la fonction phatique du langage ou pour parler comme un philosophe : le rien serait-il l'expression de la fonction phatique du logos ?

    Le rien entendu comme le zéro absolu qui permet de débuter la concaténation sémantique du langage – afin de le transformer en logos ? Car qu'y a-t-il avant le premier mot ? La disparition vibratoire du poëte, pour parler comme Mallarmé. Ou plus prosaïquement : rien !

    Le moteur immobile d'Aristote ne serait donc pas à rechercher au plus haut des cieux supra-lunaires, mais dans le silence métaphorique, de la voix qui n'a encore rien dit, rien pensé ? Le nominalisme relativiste de Protagoras s'articule là. N'oublions pas que Philostrate en fait un auditeur de Démocrite. Mais c'est Gorgias qui comprendra le mieux les conséquences d'une telle démarche de pensée. Contrairement à ce que prétendent Socrate et Platon, la parole sophistique est fondée sur l'absolu du rien.

    C'est cet absolu du rien basé sur la signifiance du logos qui prendra le nom de néant. Le néant ne désignant en rien l'anéantissement, mais la positivité polysémique du sens du logos en action. Ce que nous appelons logos c'est le langage compris – en dehors de tout verbiage communicatif – en tant que recherche de sens métaphysique et philosophique.

    C'est cette notion de néant à la base du logos, notion fondamentale, qui agit comme un poison sur l'esprit de multiples jeunes gens qui se mettent en quête de pensée. Ils ont tôt fait de confondre le néant fondateur, avec le jugement moral qu'ils portent sur les hommes. Ceux-ci ne valant rien, nos apprentis philosophes confondent le néant avec le nihil. Beaucoup de nos jeunes gens élevés dans notre époque hyper-matérialiste ne parviennent à la réflexion métaphysique que par les chemins du politique et de l'éthique. La dimension métaphysique de leur démarche leur échappe totalement pour la grande majorité d'entre eux. Ils butent donc sur le noeud gordien du nihilisme qu'ils ne parviennent pas à délier. Ils s'empêtrent dans ses rets et en restent prisonniers si longtemps que comme les esclaves ligotés de la caverne ils en viennent à adorer leurs chaînes. Le nihilisme est un poison subtil.

    D'abord révolte, ensuite désespoir, enfin soumission. Très souvent les nihilistes finissent par aller se pendre, non pas au premier réverbère rencontré, mais au cou des vielles croyances monothéologiques. Celui qui ne traverse pas le nihilisme est perdu pour la métaphysique.

    ( 2008 / in Atomique Démocrite )