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CHRONIQUES DE POURPRE N° 44

CHRONIQUES

DE POURPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 044 / FEVRIER 2017

MAIN DE MAÎTRE

 

LES PEINTURES HEROÏQUES

DE FRANCIS VILMAIN

 

C’est encadré de toiles mythologiques de Francis Vilmain que le 14 mai 2005 Jean-Pierre Vernant donna sa conférence sur le mythe de Pandore, en la bonne ville de Provins, berceau de ses origines familiales.

La prestation de l’éminent helléniste fit quelque bruit en la Brie profonde. L’inopinée conjonction du penseur et de l’artiste surprit son monde. Ce Retour à l’Antique magnifié par le verbe de l’érudit et le pinceau du peintre ouvrait bien des champs de réflexion philosophique et de suspicion artistique.

Nous profitons de la nouvelle exposition de Francis Vilmain sise à l’Hôtel de Savigny, 1 Place du Châtel, à Provins du 25 novembre au dix décembre 2006, pour nous pencher sur l’œuvre et la démarche si caractéristique de ce peintre.

UN PEINTRE PROVINOIS

Aux temps de la Renaissance italienne les artistes descendaient le Christ de sa croix tous les quatre matins. C’était dans l’air du temps. Le parcours obligé, pour ne pas dire le chemin de croix, du peintre qui voulait recevoir commande et vivre de sa peinture.

Aujourd’hui, spécialistes et connaisseurs, agnostiques en leur grande majorité, athées pour beaucoup, et fortement déchristianisés pour le restant, s’extasient devant ces peintures à sujet religieux. Qu’importe le thème abordé expliquent-ils, admirez plutôt la composition des tableaux et les rapports chromatiques induits par l’agencement des surfaces colorées.

Depuis près de trente années Francis Vilmain nous offre des vues de Provins. Il faut reconnaître que la cité de Thibault IV ne manque pas de coins pittoresques. Certains thuriféraires ont même été jusqu’à dénommer la cité moyenâgeuse traversée de ses petites rivières, de Venise de la Brie !

Provinois, Francis Vilmain peint donc Provins. Fatale erreur. Les beaux esprits se détournent. Ne s’est-il donc rien passé en peinture depuis le début du dernier siècle ? La modernité picturale a rejeté les reproducteurs de paysages dans les poubelles de l’histoire artistique ! Les barbouilleurs du dimanche d’un côté, les créateurs de l’autre.

Ainsi donc la légère passerelle qui enjambe le Durteint parmi les herbes folles et les lentisques d’eau nous mènerait dans un cul-de sac artistique ! Et nous qui bêtement pensions que la patte et la pâte importaient bien plus que la représentation du sujet délimité par le cadre !

L’on nous répondra qu’un pont n’est toujours qu’un pont. Et que même si l’artiste se donne un mal de chien à le figurer sur sa toile il n’y a pas trente-six mille manières pour un ponceau quelconque à se coucher sur le bras plus ou moins étroit d’une rivière donnée. A en croire nos contradicteurs les piles d’un pimpant pont peint se baignent toujours dans le même fleuve !

Et nous qui nous imaginions qu’un pont était fait pour être passé et qu’il pourrait nous mener ailleurs, dans une vision du monde qui n’appartiendrait qu’à l’œil limpide du peintre ! L’âme de Francis Vilmain serait-elle donc un paysage choisi, mais convenu ?

GLAISE ELEMENTAIRE

La peinture de Francis Vilmain provient de beaucoup plus profond que du rayonnement superficiel de la joliesse du monde. Les deux pieds dans la terre. Jusqu’aux genoux. Et tout le corps. Enfoui dans l’humide argile, et qui creuse du pic et de la pioche, comme un mort, du plus profond de la tombe, qui tenterait de s’extraire de la tourbe, si peu nourricière, et ressortir au grand jour.

J’ai visité plusieurs centaines d’expositions. Une des plus fortes qu’il me fût donné de voir fut celle que Francis Vilmain consacra aux anciennes glaisières de Provins. Galeries en abîme. Sale mine et noirceur de la vie. Les ocres sont âcres. La terre est de bois et les bois sont à terre. Le mineur est prisonnier des étais, comme le pauvre entre le sapin du cercueil. Existe-t-il une autre métaphore plus puissante du peintre au travail entre les quatre lattes du cadre ? Portrait de l’artiste en tant que glaiseux. Cette marne noire de misère qui vous englue et vous suce le sang de votre énergie.

Le regard de Francis Vilmain est avant tout intérieur. Issu d’un cauchemar sans fin. Le peintre est condamné aux travaux forcés. Il fui faut casser la croûte. Terrestre et ripolinée. Comme un démiurge qui s’agiterait dans les forges éteintes de Vulcain. Car nous sommes aux enfers et nul Orphée ne nous guidera vers la lumière.

Ceux qui n’ont retenu des glaisières de Francis Vilmain qu’un ethnographique reportage sur une activité d’extraction de la houille grise doivent avoir le regard terreux des certitudes mal acquises. Un jour la mort viendra et leur ouvrira les yeux. Mais il sera trop tard.

TERRE DES HOMMES

La peinture de Francis Vilmain n’est pas toujours aussi noire. Sans doute a-t-il réussi à retraverser l’Achéron et est-il venu réchauffer ses os au feu des hommes. Si l’homme est l’artisan de son propre malheur, depuis Prométhée il l’est aussi de son propre bonheur.

Nombreux sont les Provinois qui possèdent leur tableau de Francis Vilmain. Je ne peux me faire torturer par mon dentiste sans que mes yeux ne s’abîment en la toile du dentiste en son cabinet penché sur son patient. Des esprits primesautiers assurent que la grâce étonnante de ses tableaux nous révèle la naïveté de Francis Vilmain. Comme si celui qui tend un miroir à ses contemporains pour qu’ils s’y reflètent tel qu’en eux-mêmes le travail les courbe pouvait être un naïf !

Le peuple des hommes est à la peine. Tant pis et tant mieux. Sur son établi, Gépéto s’amuse avec Pinocchio, la distillerie est assaillie par les pompiers, le gardian caracole sur son cheval au milieu des champs de lavande, et tout le monde se croit au pays des santons. L’enfant joue à la poupée sans apercevoir le nez du 747 qui vient butiner de trop près la tour jumelle de Manhattan. Feu sur tout ce qui bouge !

FEU ELEMENTAL

Le monde de Francis Vilmain n’est ni rose de Provins ni noir broyé. Mais rongé d’orange. L’oronge pourpre, celle des dieux, est la couleur dominante. Partout présente, jamais absente. Images d’épines ardentes, mais pas d’Epinal. Je me souviens de cette exposition sur le Feu. Le feu décliné sous toutes ces modalités, jusqu’à cette chasse au mammouth, sortie tout droit de la guerre du feu d’un Rosny Aîné. Et la bête géante, cataclysmique, toute poilue, hurlante et barrissante, pressée d’hommes-fourmis, comme le contre-chant de l’araignée soleil de Victor Hugo, ou comme la bûche au foyer des illusions perdues, qui s’éteint.

Un orange de toute beauté. Mortel. Qui renaît de ses cendres incessamment de chaque toile comme le phénix immortel. Un orange porteur d’orage et de toutes les menaces de la vie. Que rien n’attiédit ou n’arrange. Faut-il avoir l’âme subtile pour porter si haut l’étendard aux couleurs d’Hespérides ! Signe de terre brûlée et de feu sacré l’œuvre de Francis Vilmain s’arroge la puissance élémentale des quintessences les plus redoutables.

SUR LE PONT

Pour des raisons qui nous échappent, Francis Vilmain n’a pas voulu transformer une salle de sa dernière exposition en cabinet des Antiques. Mais ce n’est peut-être pas plus mal car il est vrai aussi que cette œuvre se déploie selon une logique organique consusbtantielle qui en assure la profonde unité.

Que d’eau ! Que d’eau ! Que d’eau ! Après la terre et le feu Francis Vilmain s’abreuve à l’eau de source. La Voulzie, le Durteint, la Fausse Rivière, je parie qu’ils y sont tous, le peintre nous les coule en l’irisation pointilleuse de son pinceau. Plus Loing Moret nous offre les mauves transparences de ses champs azuréens parsemés d’étincelles d’or.

Le plus beau reste à venir. Trois neiges, trois petits formats d’eau blanche empoudrée. Le jardin sous la neige, Rue St Thibaud, Le grimpon du Porc-épic, difficile de faire mieux question couleur locale. Mais la neige flambe littéralement ! Sous le glacis rampent le feu rose des radieuses aurores et les flammes orange des violences intérieures.

Il en est des ponts comme des hommes. Certains sont d’Avignon et d’autres d’Arcole. Merci à Francis Vilmain de nous emmener sous le feu roulant des batteries. Il s’agit maintenant d’atteindre l’autre rive.

ET EGO IN ARCADIA

Francis Vilmain n’en rate pas une pour attenter à son statut d’artiste contemporain. Déjà que sa superbe indifférence aux mouvements conceptuels de l’avant-garde déroutait ceux qui suivent modes et mots d’ordre, voici qu’il s’est mis en tête de se lancer dans la peinture mythologique. Ce retour aux époques lointaines d’avant l’impressionnisme impressionne.

Simple incompréhension. Francis Vilmain n’est pas revenu sur ses pas. C’est que les toiles de Francis Vilmain, malgré les objets épars de leur représentations iconiques n’atteignirent jamais au pittoresque de leur apparence. Au contraire elles n’ont cessé de frôler la structure élémentale du monde. Cette materia prima qui servit de terre glaise idéelle à l’engendrement ouranien des Dieux.

Métamorphose. Du petit format au grand. Du raisin à toute la grappe. Le style change. Nous sommes quelque part entre les représentations a fresco et un cubisme sans arête. Pour le motif, point de tergiversation. Du glaiseux au zodiaque d’Héraclès la voie est tracée. Montante. Anamorphose intérieure, apothéose thématique.

Si la peinture est un combat. Le peintre est un Héros. Il faut devant l’écran de la figuration linéaire un sacré cran, et un culot monstre pour afficher de telles prétentions. Mais les monstres sont à l’extérieur et ce n’est pas un hasard si l’Héraclès victorieux est au centre de notre regard. Nous regardons le tableau qui nous fait front et nous défie. Hercule contre l’image de notre curiosité n’est que la figure exaltée du peintre. Que de pouvoirs nous accorde l’Artiste, puisque dans le dédalle de nos errements interprétatifs nous sommes le Minotaure. Destinés à succomber.

Hercule et le sanglier d’Erymanthe. La toile est blasonnée. Rouge pompéien en sa partie supérieure. Vert profond des hauts monts boisés pour le bas. Hercule et sa massue au centre, à ses pieds le sanglier que l’on recherche parmi les frondaisons des formes luxuriantes. La défaite du porcidé est déjà certifiée par sa disparition picturale. L’adversaire est réduit à sa proportion idéelle. Difficile de trouver un tableau moins platonicien que celui-là. Ici la chose représentée éclipse le symbole qui serait censé la signifier.

Dans cette série mythologique Hercule se taille la part du lion. De Némée. Le tableau est magnifique. Baigné dans un or auroral. Un feu sublime alchimique. Un jaune serein, un jaune félin. Xanthopis apollinienne, perfection atteinte. Monochrome multicolore. Regardez en haut dans le coin gauche le motif ornemental s’identifie à la blondeur d’Aphrodite. L’animalité léonine se vaporise dans l’ondoyante chevelure de la déesse femme. Tout le tableau n’est qu’une longue flamme jaune nuptiale, un brasier de cuivre ardent, une buée de soleil, un jaune topazéen qui scelle en un même lingot de force brute l’agonie de la bête et le triomphe du demi-dieu.

Le même thème est repris dans Le mariage du roi Pirithoos. Suscité par les Dieux Francis Vilmain n’hésite pas à rivaliser avec la frise de pierre et le ciseau parthénique de Phidias. Toute la toile est un enchevêtrement de corps mouvants. Centaures et Lapithes s’entretuent. Le tableau est porté par l’acidité des tons charnels. L’on n’y entend le hennissement hystérique et les hippiques bestialités chevalines des fils indignes de Kiron. Œuvre herculéenne et nietzschéenne qui nous rappelle que l’Homme digne de ce nom doit surmonter les démons intérieurs et extérieurs qui peuplent notre imaginaire.

L’homme deviendra lion. Puis il deviendra enfant. Pour réaliser cette prédiction zarathoustrienne les Dieux ont pourvu à cette à cette succession de métamorphoses. Pour faire un enfant, il suffit d’une femme. Voici Pandora. Celle-là même dont Jean-Pierre Vernant enquit son auditoire attentif. Ici la toile de Francis Vilmain boucle la boucle. Entre Pinocchio, un des grands mythes littéraires de notre modernité, et Pandora, la distance n’est pas si grande. De la forge d’Héphaïstos à l’ingéniosité de l’homo-faber c’est la technique, l’antique tekné grecque, qui plante ses serres de vautour dans le foie du devenir humain.

Pandora. Ne vous fiez pas au grand format. Approchez-vous, sans quoi vous risqueriez de vous perdre dans la grandeur du sujet alors que la petitesse philosophique des sujets est le thème même du tableau. Tout un peuple de lutins surgit de la végétation picturale. Sortent-ils du ventre fécond de Pandore, sont-ce les représentations des divers dons échappés de la maudite boîte, une surmultiplication de l’homoncule goethéen ? Serions-donc nous cela, une maladroite humanité d’animalcules fragiles, qu’il ne faudrait pas trop prendre au tragique, mais que le peintre herculéen s’acharne à arracher de la gangue des banalités du vivre  ?

Les deux grandes approches picturales de Francis Vilmain se rejoignent en cette œuvre. La geste héroïque et les gestes quotidiens de l’implantation humaine en ses paysages familiers, en ses occupations triviales. Les Travaux et les Jours hésodiens d’un côté, et les Cosmogonies immémoriales d’autre part. Une œuvre comme un pont que l’on traverse, une arche que l’on escalade, pour rejoindre l’aurore héroïque des Dieux.

SILHOUETTE DE FRANCIS VILMAIN

Il m’arrive souvent de croiser la haute silhouette de Francis Vilmain dans les rues de Provins. Il marche la tête penchée, perdu en des préoccupations que l’on devine agonales. Tel Laocoon et ses enfants sur les rivages désolés de Troie les serpents de la Nécessité l’étreignent. Il ne fait pas bon vivre de sa peinture en notre époque utilitariste.

Mais le peintre présente un profil d’aigle. Il est déjà trop avancé sur son chemin de peinture pour n’avoir pas terrassé les reptiles du doute. Il est ailleurs, plus loin, plus haut. Chaque toile comme un fragment chatoyant d’un arc-en-ciel intérieur. Comme encore une marche herculéenne, pour celui qui a fait le choix d’endosser et les risques métaphysiques de la peinture, et l’alezane tunique empoisonnée de Nessus.

André Murcie.



ESCHYLE

 

LES PERSES.

ESCHYLE.

In Théâtre Complet. GF. N° 8. 1970.

 

J'étais encore gaminos. Toute la famille s'était déplacée au grand complet chez des amis. Mes parents l'avaient lu sur L'Humanité. Ce devait être un grand moment. Comme nous n'avions pas encore la télévision l'on était parti chez Julien, non pas l'Empereur, mais le militant de la CGT, et voilà pourquoi nous étions huit entassés dans la modeste cuisine entre la soucoupe de lait de la chatte et le transistor juché en hauteur sur le frigidaire pour avoir l'effet stéréo. Entre parenthèses, pas entendu la différence. Pourtant nous étions tous tout ouïe. Je me souviens encore du messager se jetant aux pieds du Roi ( en fait c'était la Reine ), et c'est à peu près tout. Sinon le texte ne m'avait pas paru particulièrement difficile. Du moins gardé-je encore la sensation d'avoir tout compris.

Ce fut sans doute mon premier contact avec la littérature grecque. Ce devait être en 1960. Question culture Malraux et De Gaulle ne se moquaient pas vraiment du peuple. Remarquons, deux mille cinq cent ans avant, Périclès et Eschyle pas vraiment non plus. Par contre lorsque l'on se rappelle de la bronca, il y a deux ans de cela, lors de la sortie de 300, le film, l'on peut mesurer le recul idéologique des masses silencieuses et des médias qui sont censés cornaquer l'opinion.

Pour sûr, Xercès n'avait pas le beau rôle. Certes il sortait vainqueur de la confrontation, mais celui qui a du mal à écraser une mouche avec un marteau-pilon, même s'il parvient finalement à la trucider, ne décroche pas le premier prix de la sympathie auprès du grand-public. A vaincre sans péril, l'on triomphe sans gloire. Ce fut pourtant derrière lui que dès la première semaine de sa sortie l'intelligentsia médiatique se rangea.

Les défenseurs des droits de l'Homme se hâtèrent de prendre en chasse le méchant homme blanc. L'on rétablit au plus vite la situation, ce n'était plus Léonidas, essayant de retarder par une résistance héroïque et désespérée le flot des envahisseurs qui menaçaient de s'écouler sur son pays mais un méchant colonisateur surarmé qui s'en allait asservir les peuples de bronzés installés autour de la Méditerranée.

En un amalgame filigranesque l'on tentait d'exorciser sa propre guerre d'Algérie en entretenant l'équivalence avec l'invasion de l'Irak par l'Occident pressé de pousser la construction de ses futurs aqueducs pétrolifères. Chacun entonna sa chansonnette favorite, les Associations Noires crièrent au racisme et celles de gauche arguèrent de l'insupportable discours d'obédience colonisatrice pour dénoncer et stigmatiser la honteuse philosophie censée se dégager du scénario. L'on n'osa pas prononcer le mot d'antisémitisme ( l'affaire ne s'y prêtait guère ) mais qu'est-ce que l'on dégoisa sur le qualificatif de barbares que la pellicule proposait pour désigner les peuples étrangers !

Aujourd'hui le soufflé est retombé et Léonidas repose en paix au milieu de ses trois cents braves. Plus personne ne s'en vient cracher sur sa tombe, preuve que toute cette agitation factice fut entretenue artificiellement dans le but inavoué d'aligner nos réseaux d'information locale sur des campagnes nationales de grande ampleur décidée en haut-lieu.

Eschyle ne s'est pas posé tant de problèmes. Désirant chanter la victoire grecque de Salamine, il nous transporte chez les vaincus. Se réjouir est facile. L'on ne mesure la défaite de l'ennemi qu'en comprenant ce à quoi on a échappé. Les Perses ne compte pas le triomphe des cités grecques mais l'échec de l'autokrator barbare. Avec cette terrible mise en garde. Que les vaincus sont délaissés par les leurs. Ainsi Darius s'en vient des Enfers rajouter une couche au désastre. Non seulement la flotte perse gît au fond de l'eau mais il prédit l'écrasement de l'infanterie à Platée. Sur terre comme sur mer, le Royaume ne se relèvera pas d'une telle catastrophe.

Comme son titre le prophétise la pièce fait la part belle aux Perses. Les Grecs n'ont droit qu'à la célèbre et extrêmement belle invocation au combat. Et là encore, Eschyles n'énumère pas les fruits de la victoire, il rappelle tout ce qui est à perdre, le tombeau des pères et les femmes et les enfants. En d'autres termes l'oikouméné en son entier, les vivants et les morts.

Au-delà de la culture – et les Dieux savent comment la culture grecque est facteur de division et par cela même d'identification - ce qu'il importe de sauver c'est l'humanitas grecque. Eschyle est sans ambages : ce sont les hommes qui sont porteurs de leur culture et non la culture qui fonde l'homme. La conséquence de cette vision est évidente : toute culture est une volonté. Et l'Homme est l'animal platonicien volontaire par excellence. Le barbare est bien celui qui a choisi de rester à l'état de barbarie.

André Murcie.

 

JACQUELINE DE ROMILLY

RACONTE L’ORESTIE D’ESCHYLE.

Collection La Mémoire des Œuvres. 117 p.

BAYARD. Septembre 2006.

 

Longtemps que nous n’avions chroniqué un livre de Jacqueline Romilly. Cela doit remonter à son Alcibiade paru en 1995. Certes Jacqueline de Romilly est une grande dame et nous feuilletons souvent sa traduction de Thucydide, mais sa vision de la Grèce est à cent mille stades de la nôtre. Nous ne sommes point de fervents partisans de la démocratie athénienne et nous louons chez les Grecs tout ce qu’il ne faut pas aimer : une certaine attirance pour l’hybris, un goût marqué pour le conflit, le plaisir sophistique d’imposer notre point de vue alors que nous avons tort, Sparte davantage qu’Athènes, et les conquêtes d’Alexandre par dessus tout. Bref notre désir de Grèce est très impolitiquement correct pour nos concitoyens.

Hormis ces longs murs qui nous séparent nous applaudissons son combat pour le maintien de l’enseignement du Grec dans nos lycées nationaux. Elle est une des très rares voix qui ait su s’élever avec ferveur et âpreté pour s’opposer à la disparition programmée de la langue des dieux et d’Homère dans nos établissements du second degré. Nous regrettons que l’ensemble des intellectuels anonymes ou reconnus de ce pays n’ait su se regrouper autour d’elle, mais lorsque la barbarie menace, l’Histoire Grecque nous a appris que ceux qui gardent les Thermopyles, s’ils ne se comptent pas sur les doigts de la main, ont bien du mal à former une seule phalange.

Comme par hasard nous ne quittons pas l’intermède médique puisque Jacqueline de Romilly nous parle d’Eschyle qui combattit à Marathon et à Salamine. Rassurons-nous notre poëte n’a rien d’un va-t-en guerre. Il a défendu sa patrie en danger, et nul ne songerait à lui reprocher ce simple droit d’un individu, ou d’un peuple, à lutter pour sa survie et sa propre indépendance. N’empêche que de retour à Athènes, Eschyle s’est interrogé sur le sens et la nécessité de cette violence. La supériorité de la civilisation grecque sur la barbarie environnante ne résidait-elle pas justement en ces lois qui étaient censées protéger le citoyen ?

Le texte en moins, mais une rigueur de commentaire en plus, la collection de La Mémoire des Œuvres  qui « s’attache à transmettre aux lecteurs du 21 ° siècle la mémoire des grandes œuvres du patrimoine littéraire par la voix de grands auteurs contemporains » dégage un peu l’ancien parfum scolaire et nostalgique des vieux fascicules Larousse. Jacqueline Romilly résume et analyse l’ensemble des trois pièces qui formaient le triptyque dramatique de la tétralogie d’Eschyle consacrée à Oreste. La quatrième de mode satirique ne nous est point parvenue.

Oreste est ce cousin psychanalytique d’Oedipe qui n’eut pas le bonheur de coucher avec sa mère. Il se contenta de la tuer. Pour venger le meurtre de son père. Sombre histoire de famille. Comme il n’eut pas non plus l’idée de pratiquer l’inceste avec sa sœur Electre, l’on comprend pourquoi Freud lui a préféré l’homme au sphinx. L’on ne respire pas les moiteurs troubles des fonds de culottes de la gent féminine dans l’Orestie échyléenne.

Le drame est beaucoup plus simple. Des Dieux et du sang. Ananké et fatum se partagent les principaux rôles. Nous sommes encore dans la mentalité guerrière des tribus doriennes. Agamemnon n’est pas Abraham et Zeus n’est pas Yahvé. Pas question qu’il retienne le bras du sacrificateur. Iphigénie perdra son sang aussi naturellement que ses règles. Jacqueline de Romilly s’extasie sur le remords qu’éprouverait le cruel papa au vers 178. Que le frère de Ménélas n’ait pas été très fier de son acte, nous le comprenons mais de là à infléchir le texte selon une lecture crypto-chrétienne de l’expression « souffrir pour comprendre », il y a un Scamandre que nous n’oserons franchir. Lorsque sa mère découvre son sein, moins hypocrite que Tartuffe, Oreste décide qu’il ne veut pas le voir. Clytemnestre n’a-t-elle pas froidement découpé dans le chaud de l’action, les attributs de la paternité de son père ? L’éros grec n’a rien à fomenter avec l’amour chrétien !

Oreste tue sa mère qui a tué son mari qui a sacrifié sa fille. N’allons pas chercher plus loin comment Racine a mis au point sa chaîne andromaquienne. Les Dieux sont responsables de cette abominable tuerie puisqu’ils ont exigé et agréé le meurtre d’Iphigénie. Apollon sera d’ailleurs l’avocat-conseil d’Oreste, avant, pendant et après son matricide.

Quant aux Erynies qui pourchassent Oreste elles vengent l’acte rituel de souillure inhérent au crime mais ne se préoccupent guère des motivations de l’individu. Le sang des Atrides c’est une espèce de vendetta corse qui se perpétue sur plusieurs générations sans que cela ait l’air de déranger grand monde. L’on peut très légitimement se demander pourquoi les Erynies ne se sont pas réveillées plus tôt et pourquoi elles s’en prennent spécialement à Oreste et pas à sa mère ?

C’est que les Erynies jugent sur la forme et non sur le fond. En tuant sa mère Oreste a supprimé son propre sang alors que l’épouse qui a trucidé son mari a éliminé un total étranger à sa propre lymphe. Sacrée famille ! Les pièces rapportées ne comptent pas, ou pour si peu ! Les Erynies sont de satanées féministes qui n’entendent point remettre en cause le matriarcat.

La réponse d’Athéna qui s’est instituée juge du procès ne manque pas de sel : c’est à croire qu’elle a lu La mythologie grecque de Robert Graves en long, en large et en profondeur et qu’elle prend parti pour la thèse défendue par notre éminent chercheur britannique. Etant née des seules œuvres de son père, la fifille chérie de son papa comprend parfaitement qu’Oreste ait tué sa mère pour venger son père. Ce n’est pas uns question de semence du mâle qui ne se mélangerait pas avec les humeurs de la femelle comme tente de l’expliquer Jacqueline de Romilly, mais bien le choix délibéré de la victoire ouranienne des Olympiens sur les forces chtoniennes de la terre ; la Grande Déesse cède le pas devant Zeus. Athéna institue une hiérarchie éthérique entre les divers éléments. Du plus lourd au plus subtil. La mythologie engendre la science grecque.

Tout était mal qui finit bien. Admonestées par Athéna nos charmantes furies vont s’amender : elles porteront désormais le noble nom d’Euménides. Les Bienfaisantes apaiseront les discordes toujours prêtes à s’élever dans la bonne ville d’Athènes. Les voici promues égéries de la Démocratie. Paroles et persuasion couleront de leurs mamelles comme le miel de l’Hymette, elles calmeront les passions déchaînées et éviteront la pire des violences qui puisse naître : la guerre civile.

Car le plus grand des malheurs pour les grecs ne réside pas en la déplorable habitude atridienne de s’entretuer au sein de sa propre parenté. Ce sont bien là occupations répréhensibles, mais le Grec n’est pas une bête domestique ou familière. Le Grec est un animal politique. La Cité prime sur la Famille.

De la famille au clan, du clan totémique à la horde barbare, la filiation est évidente. Seule l’organisation structurelle et politique peut empêcher cette régression menaçante vers l’état naturel et bestial. De nature dirait Rousseau, mais en Grèce les Faunes et les Aegipans ne sont jamais très loin. Apollon Lyncée non plus d’ailleurs.

Freud n’a pas élu Œdipe au dépend d’Oreste de manière aléatoire. La psychanalyse ne sort jamais du nœud étrangleur et matriacarlement ombilical de la famille. Il n’existe pas de transfert psychanalytique du politique. Ou plutôt le transfert psychanalytique du politique est ce qu’habituellement d’une manière très simple l’on nomme : l’emploi de la violence politique.

Nous en revenons à Eschyle et à sa réflexion sur la violence politique. C’est que si les Dieux fondent la Cité, ils fondent aussi la violence. Indépassable antinomie. L’on perçoit peut-être un peu mieux le concept de fatalité eschyléenne ! Jacqueline Romilly possède la solution miracle. Elle porterait le nom de Démocratie. Nous ne la suivrons pas sur ce chemin. Non pas parce que la Démocratie serait meilleure ou pire que la Royauté ou l’Oligarchie. Mais parce que toutes ces formes sont à appréhender en leurs états transitoires et dialectiques. Elles naissent et se propagent l’une de l’autre. Incapables qu’elles seraient de se perpétuer puisque emportées dans et par le devenir empédocléen des choses…

Et puis surtout parce que nos contemporains jugent de la démocratie à la seule aune de leur expérience historique qui produit justement l’idéologie démocratique. Nous les soupçonnons de se tromper béatement d’admiration quant à la validité de leurs rêves ! Ils sont un peu comme Athéna au procès d’Oreste, juge et partie de leur présence au monde. C’est-à-dire en état le plus flagrant possible d’injustice !

André Murcie.

 

 

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