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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 130

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 44

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 044 / FEVRIER 2017

    MAIN DE MAÎTRE

     

    LES PEINTURES HEROÏQUES

    DE FRANCIS VILMAIN

     

    C’est encadré de toiles mythologiques de Francis Vilmain que le 14 mai 2005 Jean-Pierre Vernant donna sa conférence sur le mythe de Pandore, en la bonne ville de Provins, berceau de ses origines familiales.

    La prestation de l’éminent helléniste fit quelque bruit en la Brie profonde. L’inopinée conjonction du penseur et de l’artiste surprit son monde. Ce Retour à l’Antique magnifié par le verbe de l’érudit et le pinceau du peintre ouvrait bien des champs de réflexion philosophique et de suspicion artistique.

    Nous profitons de la nouvelle exposition de Francis Vilmain sise à l’Hôtel de Savigny, 1 Place du Châtel, à Provins du 25 novembre au dix décembre 2006, pour nous pencher sur l’œuvre et la démarche si caractéristique de ce peintre.

    UN PEINTRE PROVINOIS

    Aux temps de la Renaissance italienne les artistes descendaient le Christ de sa croix tous les quatre matins. C’était dans l’air du temps. Le parcours obligé, pour ne pas dire le chemin de croix, du peintre qui voulait recevoir commande et vivre de sa peinture.

    Aujourd’hui, spécialistes et connaisseurs, agnostiques en leur grande majorité, athées pour beaucoup, et fortement déchristianisés pour le restant, s’extasient devant ces peintures à sujet religieux. Qu’importe le thème abordé expliquent-ils, admirez plutôt la composition des tableaux et les rapports chromatiques induits par l’agencement des surfaces colorées.

    Depuis près de trente années Francis Vilmain nous offre des vues de Provins. Il faut reconnaître que la cité de Thibault IV ne manque pas de coins pittoresques. Certains thuriféraires ont même été jusqu’à dénommer la cité moyenâgeuse traversée de ses petites rivières, de Venise de la Brie !

    Provinois, Francis Vilmain peint donc Provins. Fatale erreur. Les beaux esprits se détournent. Ne s’est-il donc rien passé en peinture depuis le début du dernier siècle ? La modernité picturale a rejeté les reproducteurs de paysages dans les poubelles de l’histoire artistique ! Les barbouilleurs du dimanche d’un côté, les créateurs de l’autre.

    Ainsi donc la légère passerelle qui enjambe le Durteint parmi les herbes folles et les lentisques d’eau nous mènerait dans un cul-de sac artistique ! Et nous qui bêtement pensions que la patte et la pâte importaient bien plus que la représentation du sujet délimité par le cadre !

    L’on nous répondra qu’un pont n’est toujours qu’un pont. Et que même si l’artiste se donne un mal de chien à le figurer sur sa toile il n’y a pas trente-six mille manières pour un ponceau quelconque à se coucher sur le bras plus ou moins étroit d’une rivière donnée. A en croire nos contradicteurs les piles d’un pimpant pont peint se baignent toujours dans le même fleuve !

    Et nous qui nous imaginions qu’un pont était fait pour être passé et qu’il pourrait nous mener ailleurs, dans une vision du monde qui n’appartiendrait qu’à l’œil limpide du peintre ! L’âme de Francis Vilmain serait-elle donc un paysage choisi, mais convenu ?

    GLAISE ELEMENTAIRE

    La peinture de Francis Vilmain provient de beaucoup plus profond que du rayonnement superficiel de la joliesse du monde. Les deux pieds dans la terre. Jusqu’aux genoux. Et tout le corps. Enfoui dans l’humide argile, et qui creuse du pic et de la pioche, comme un mort, du plus profond de la tombe, qui tenterait de s’extraire de la tourbe, si peu nourricière, et ressortir au grand jour.

    J’ai visité plusieurs centaines d’expositions. Une des plus fortes qu’il me fût donné de voir fut celle que Francis Vilmain consacra aux anciennes glaisières de Provins. Galeries en abîme. Sale mine et noirceur de la vie. Les ocres sont âcres. La terre est de bois et les bois sont à terre. Le mineur est prisonnier des étais, comme le pauvre entre le sapin du cercueil. Existe-t-il une autre métaphore plus puissante du peintre au travail entre les quatre lattes du cadre ? Portrait de l’artiste en tant que glaiseux. Cette marne noire de misère qui vous englue et vous suce le sang de votre énergie.

    Le regard de Francis Vilmain est avant tout intérieur. Issu d’un cauchemar sans fin. Le peintre est condamné aux travaux forcés. Il fui faut casser la croûte. Terrestre et ripolinée. Comme un démiurge qui s’agiterait dans les forges éteintes de Vulcain. Car nous sommes aux enfers et nul Orphée ne nous guidera vers la lumière.

    Ceux qui n’ont retenu des glaisières de Francis Vilmain qu’un ethnographique reportage sur une activité d’extraction de la houille grise doivent avoir le regard terreux des certitudes mal acquises. Un jour la mort viendra et leur ouvrira les yeux. Mais il sera trop tard.

    TERRE DES HOMMES

    La peinture de Francis Vilmain n’est pas toujours aussi noire. Sans doute a-t-il réussi à retraverser l’Achéron et est-il venu réchauffer ses os au feu des hommes. Si l’homme est l’artisan de son propre malheur, depuis Prométhée il l’est aussi de son propre bonheur.

    Nombreux sont les Provinois qui possèdent leur tableau de Francis Vilmain. Je ne peux me faire torturer par mon dentiste sans que mes yeux ne s’abîment en la toile du dentiste en son cabinet penché sur son patient. Des esprits primesautiers assurent que la grâce étonnante de ses tableaux nous révèle la naïveté de Francis Vilmain. Comme si celui qui tend un miroir à ses contemporains pour qu’ils s’y reflètent tel qu’en eux-mêmes le travail les courbe pouvait être un naïf !

    Le peuple des hommes est à la peine. Tant pis et tant mieux. Sur son établi, Gépéto s’amuse avec Pinocchio, la distillerie est assaillie par les pompiers, le gardian caracole sur son cheval au milieu des champs de lavande, et tout le monde se croit au pays des santons. L’enfant joue à la poupée sans apercevoir le nez du 747 qui vient butiner de trop près la tour jumelle de Manhattan. Feu sur tout ce qui bouge !

    FEU ELEMENTAL

    Le monde de Francis Vilmain n’est ni rose de Provins ni noir broyé. Mais rongé d’orange. L’oronge pourpre, celle des dieux, est la couleur dominante. Partout présente, jamais absente. Images d’épines ardentes, mais pas d’Epinal. Je me souviens de cette exposition sur le Feu. Le feu décliné sous toutes ces modalités, jusqu’à cette chasse au mammouth, sortie tout droit de la guerre du feu d’un Rosny Aîné. Et la bête géante, cataclysmique, toute poilue, hurlante et barrissante, pressée d’hommes-fourmis, comme le contre-chant de l’araignée soleil de Victor Hugo, ou comme la bûche au foyer des illusions perdues, qui s’éteint.

    Un orange de toute beauté. Mortel. Qui renaît de ses cendres incessamment de chaque toile comme le phénix immortel. Un orange porteur d’orage et de toutes les menaces de la vie. Que rien n’attiédit ou n’arrange. Faut-il avoir l’âme subtile pour porter si haut l’étendard aux couleurs d’Hespérides ! Signe de terre brûlée et de feu sacré l’œuvre de Francis Vilmain s’arroge la puissance élémentale des quintessences les plus redoutables.

    SUR LE PONT

    Pour des raisons qui nous échappent, Francis Vilmain n’a pas voulu transformer une salle de sa dernière exposition en cabinet des Antiques. Mais ce n’est peut-être pas plus mal car il est vrai aussi que cette œuvre se déploie selon une logique organique consusbtantielle qui en assure la profonde unité.

    Que d’eau ! Que d’eau ! Que d’eau ! Après la terre et le feu Francis Vilmain s’abreuve à l’eau de source. La Voulzie, le Durteint, la Fausse Rivière, je parie qu’ils y sont tous, le peintre nous les coule en l’irisation pointilleuse de son pinceau. Plus Loing Moret nous offre les mauves transparences de ses champs azuréens parsemés d’étincelles d’or.

    Le plus beau reste à venir. Trois neiges, trois petits formats d’eau blanche empoudrée. Le jardin sous la neige, Rue St Thibaud, Le grimpon du Porc-épic, difficile de faire mieux question couleur locale. Mais la neige flambe littéralement ! Sous le glacis rampent le feu rose des radieuses aurores et les flammes orange des violences intérieures.

    Il en est des ponts comme des hommes. Certains sont d’Avignon et d’autres d’Arcole. Merci à Francis Vilmain de nous emmener sous le feu roulant des batteries. Il s’agit maintenant d’atteindre l’autre rive.

    ET EGO IN ARCADIA

    Francis Vilmain n’en rate pas une pour attenter à son statut d’artiste contemporain. Déjà que sa superbe indifférence aux mouvements conceptuels de l’avant-garde déroutait ceux qui suivent modes et mots d’ordre, voici qu’il s’est mis en tête de se lancer dans la peinture mythologique. Ce retour aux époques lointaines d’avant l’impressionnisme impressionne.

    Simple incompréhension. Francis Vilmain n’est pas revenu sur ses pas. C’est que les toiles de Francis Vilmain, malgré les objets épars de leur représentations iconiques n’atteignirent jamais au pittoresque de leur apparence. Au contraire elles n’ont cessé de frôler la structure élémentale du monde. Cette materia prima qui servit de terre glaise idéelle à l’engendrement ouranien des Dieux.

    Métamorphose. Du petit format au grand. Du raisin à toute la grappe. Le style change. Nous sommes quelque part entre les représentations a fresco et un cubisme sans arête. Pour le motif, point de tergiversation. Du glaiseux au zodiaque d’Héraclès la voie est tracée. Montante. Anamorphose intérieure, apothéose thématique.

    Si la peinture est un combat. Le peintre est un Héros. Il faut devant l’écran de la figuration linéaire un sacré cran, et un culot monstre pour afficher de telles prétentions. Mais les monstres sont à l’extérieur et ce n’est pas un hasard si l’Héraclès victorieux est au centre de notre regard. Nous regardons le tableau qui nous fait front et nous défie. Hercule contre l’image de notre curiosité n’est que la figure exaltée du peintre. Que de pouvoirs nous accorde l’Artiste, puisque dans le dédalle de nos errements interprétatifs nous sommes le Minotaure. Destinés à succomber.

    Hercule et le sanglier d’Erymanthe. La toile est blasonnée. Rouge pompéien en sa partie supérieure. Vert profond des hauts monts boisés pour le bas. Hercule et sa massue au centre, à ses pieds le sanglier que l’on recherche parmi les frondaisons des formes luxuriantes. La défaite du porcidé est déjà certifiée par sa disparition picturale. L’adversaire est réduit à sa proportion idéelle. Difficile de trouver un tableau moins platonicien que celui-là. Ici la chose représentée éclipse le symbole qui serait censé la signifier.

    Dans cette série mythologique Hercule se taille la part du lion. De Némée. Le tableau est magnifique. Baigné dans un or auroral. Un feu sublime alchimique. Un jaune serein, un jaune félin. Xanthopis apollinienne, perfection atteinte. Monochrome multicolore. Regardez en haut dans le coin gauche le motif ornemental s’identifie à la blondeur d’Aphrodite. L’animalité léonine se vaporise dans l’ondoyante chevelure de la déesse femme. Tout le tableau n’est qu’une longue flamme jaune nuptiale, un brasier de cuivre ardent, une buée de soleil, un jaune topazéen qui scelle en un même lingot de force brute l’agonie de la bête et le triomphe du demi-dieu.

    Le même thème est repris dans Le mariage du roi Pirithoos. Suscité par les Dieux Francis Vilmain n’hésite pas à rivaliser avec la frise de pierre et le ciseau parthénique de Phidias. Toute la toile est un enchevêtrement de corps mouvants. Centaures et Lapithes s’entretuent. Le tableau est porté par l’acidité des tons charnels. L’on n’y entend le hennissement hystérique et les hippiques bestialités chevalines des fils indignes de Kiron. Œuvre herculéenne et nietzschéenne qui nous rappelle que l’Homme digne de ce nom doit surmonter les démons intérieurs et extérieurs qui peuplent notre imaginaire.

    L’homme deviendra lion. Puis il deviendra enfant. Pour réaliser cette prédiction zarathoustrienne les Dieux ont pourvu à cette à cette succession de métamorphoses. Pour faire un enfant, il suffit d’une femme. Voici Pandora. Celle-là même dont Jean-Pierre Vernant enquit son auditoire attentif. Ici la toile de Francis Vilmain boucle la boucle. Entre Pinocchio, un des grands mythes littéraires de notre modernité, et Pandora, la distance n’est pas si grande. De la forge d’Héphaïstos à l’ingéniosité de l’homo-faber c’est la technique, l’antique tekné grecque, qui plante ses serres de vautour dans le foie du devenir humain.

    Pandora. Ne vous fiez pas au grand format. Approchez-vous, sans quoi vous risqueriez de vous perdre dans la grandeur du sujet alors que la petitesse philosophique des sujets est le thème même du tableau. Tout un peuple de lutins surgit de la végétation picturale. Sortent-ils du ventre fécond de Pandore, sont-ce les représentations des divers dons échappés de la maudite boîte, une surmultiplication de l’homoncule goethéen ? Serions-donc nous cela, une maladroite humanité d’animalcules fragiles, qu’il ne faudrait pas trop prendre au tragique, mais que le peintre herculéen s’acharne à arracher de la gangue des banalités du vivre  ?

    Les deux grandes approches picturales de Francis Vilmain se rejoignent en cette œuvre. La geste héroïque et les gestes quotidiens de l’implantation humaine en ses paysages familiers, en ses occupations triviales. Les Travaux et les Jours hésodiens d’un côté, et les Cosmogonies immémoriales d’autre part. Une œuvre comme un pont que l’on traverse, une arche que l’on escalade, pour rejoindre l’aurore héroïque des Dieux.

    SILHOUETTE DE FRANCIS VILMAIN

    Il m’arrive souvent de croiser la haute silhouette de Francis Vilmain dans les rues de Provins. Il marche la tête penchée, perdu en des préoccupations que l’on devine agonales. Tel Laocoon et ses enfants sur les rivages désolés de Troie les serpents de la Nécessité l’étreignent. Il ne fait pas bon vivre de sa peinture en notre époque utilitariste.

    Mais le peintre présente un profil d’aigle. Il est déjà trop avancé sur son chemin de peinture pour n’avoir pas terrassé les reptiles du doute. Il est ailleurs, plus loin, plus haut. Chaque toile comme un fragment chatoyant d’un arc-en-ciel intérieur. Comme encore une marche herculéenne, pour celui qui a fait le choix d’endosser et les risques métaphysiques de la peinture, et l’alezane tunique empoisonnée de Nessus.

    André Murcie.



    ESCHYLE

     

    LES PERSES.

    ESCHYLE.

    In Théâtre Complet. GF. N° 8. 1970.

     

    J'étais encore gaminos. Toute la famille s'était déplacée au grand complet chez des amis. Mes parents l'avaient lu sur L'Humanité. Ce devait être un grand moment. Comme nous n'avions pas encore la télévision l'on était parti chez Julien, non pas l'Empereur, mais le militant de la CGT, et voilà pourquoi nous étions huit entassés dans la modeste cuisine entre la soucoupe de lait de la chatte et le transistor juché en hauteur sur le frigidaire pour avoir l'effet stéréo. Entre parenthèses, pas entendu la différence. Pourtant nous étions tous tout ouïe. Je me souviens encore du messager se jetant aux pieds du Roi ( en fait c'était la Reine ), et c'est à peu près tout. Sinon le texte ne m'avait pas paru particulièrement difficile. Du moins gardé-je encore la sensation d'avoir tout compris.

    Ce fut sans doute mon premier contact avec la littérature grecque. Ce devait être en 1960. Question culture Malraux et De Gaulle ne se moquaient pas vraiment du peuple. Remarquons, deux mille cinq cent ans avant, Périclès et Eschyle pas vraiment non plus. Par contre lorsque l'on se rappelle de la bronca, il y a deux ans de cela, lors de la sortie de 300, le film, l'on peut mesurer le recul idéologique des masses silencieuses et des médias qui sont censés cornaquer l'opinion.

    Pour sûr, Xercès n'avait pas le beau rôle. Certes il sortait vainqueur de la confrontation, mais celui qui a du mal à écraser une mouche avec un marteau-pilon, même s'il parvient finalement à la trucider, ne décroche pas le premier prix de la sympathie auprès du grand-public. A vaincre sans péril, l'on triomphe sans gloire. Ce fut pourtant derrière lui que dès la première semaine de sa sortie l'intelligentsia médiatique se rangea.

    Les défenseurs des droits de l'Homme se hâtèrent de prendre en chasse le méchant homme blanc. L'on rétablit au plus vite la situation, ce n'était plus Léonidas, essayant de retarder par une résistance héroïque et désespérée le flot des envahisseurs qui menaçaient de s'écouler sur son pays mais un méchant colonisateur surarmé qui s'en allait asservir les peuples de bronzés installés autour de la Méditerranée.

    En un amalgame filigranesque l'on tentait d'exorciser sa propre guerre d'Algérie en entretenant l'équivalence avec l'invasion de l'Irak par l'Occident pressé de pousser la construction de ses futurs aqueducs pétrolifères. Chacun entonna sa chansonnette favorite, les Associations Noires crièrent au racisme et celles de gauche arguèrent de l'insupportable discours d'obédience colonisatrice pour dénoncer et stigmatiser la honteuse philosophie censée se dégager du scénario. L'on n'osa pas prononcer le mot d'antisémitisme ( l'affaire ne s'y prêtait guère ) mais qu'est-ce que l'on dégoisa sur le qualificatif de barbares que la pellicule proposait pour désigner les peuples étrangers !

    Aujourd'hui le soufflé est retombé et Léonidas repose en paix au milieu de ses trois cents braves. Plus personne ne s'en vient cracher sur sa tombe, preuve que toute cette agitation factice fut entretenue artificiellement dans le but inavoué d'aligner nos réseaux d'information locale sur des campagnes nationales de grande ampleur décidée en haut-lieu.

    Eschyle ne s'est pas posé tant de problèmes. Désirant chanter la victoire grecque de Salamine, il nous transporte chez les vaincus. Se réjouir est facile. L'on ne mesure la défaite de l'ennemi qu'en comprenant ce à quoi on a échappé. Les Perses ne compte pas le triomphe des cités grecques mais l'échec de l'autokrator barbare. Avec cette terrible mise en garde. Que les vaincus sont délaissés par les leurs. Ainsi Darius s'en vient des Enfers rajouter une couche au désastre. Non seulement la flotte perse gît au fond de l'eau mais il prédit l'écrasement de l'infanterie à Platée. Sur terre comme sur mer, le Royaume ne se relèvera pas d'une telle catastrophe.

    Comme son titre le prophétise la pièce fait la part belle aux Perses. Les Grecs n'ont droit qu'à la célèbre et extrêmement belle invocation au combat. Et là encore, Eschyles n'énumère pas les fruits de la victoire, il rappelle tout ce qui est à perdre, le tombeau des pères et les femmes et les enfants. En d'autres termes l'oikouméné en son entier, les vivants et les morts.

    Au-delà de la culture – et les Dieux savent comment la culture grecque est facteur de division et par cela même d'identification - ce qu'il importe de sauver c'est l'humanitas grecque. Eschyle est sans ambages : ce sont les hommes qui sont porteurs de leur culture et non la culture qui fonde l'homme. La conséquence de cette vision est évidente : toute culture est une volonté. Et l'Homme est l'animal platonicien volontaire par excellence. Le barbare est bien celui qui a choisi de rester à l'état de barbarie.

    André Murcie.

     

    JACQUELINE DE ROMILLY

    RACONTE L’ORESTIE D’ESCHYLE.

    Collection La Mémoire des Œuvres. 117 p.

    BAYARD. Septembre 2006.

     

    Longtemps que nous n’avions chroniqué un livre de Jacqueline Romilly. Cela doit remonter à son Alcibiade paru en 1995. Certes Jacqueline de Romilly est une grande dame et nous feuilletons souvent sa traduction de Thucydide, mais sa vision de la Grèce est à cent mille stades de la nôtre. Nous ne sommes point de fervents partisans de la démocratie athénienne et nous louons chez les Grecs tout ce qu’il ne faut pas aimer : une certaine attirance pour l’hybris, un goût marqué pour le conflit, le plaisir sophistique d’imposer notre point de vue alors que nous avons tort, Sparte davantage qu’Athènes, et les conquêtes d’Alexandre par dessus tout. Bref notre désir de Grèce est très impolitiquement correct pour nos concitoyens.

    Hormis ces longs murs qui nous séparent nous applaudissons son combat pour le maintien de l’enseignement du Grec dans nos lycées nationaux. Elle est une des très rares voix qui ait su s’élever avec ferveur et âpreté pour s’opposer à la disparition programmée de la langue des dieux et d’Homère dans nos établissements du second degré. Nous regrettons que l’ensemble des intellectuels anonymes ou reconnus de ce pays n’ait su se regrouper autour d’elle, mais lorsque la barbarie menace, l’Histoire Grecque nous a appris que ceux qui gardent les Thermopyles, s’ils ne se comptent pas sur les doigts de la main, ont bien du mal à former une seule phalange.

    Comme par hasard nous ne quittons pas l’intermède médique puisque Jacqueline de Romilly nous parle d’Eschyle qui combattit à Marathon et à Salamine. Rassurons-nous notre poëte n’a rien d’un va-t-en guerre. Il a défendu sa patrie en danger, et nul ne songerait à lui reprocher ce simple droit d’un individu, ou d’un peuple, à lutter pour sa survie et sa propre indépendance. N’empêche que de retour à Athènes, Eschyle s’est interrogé sur le sens et la nécessité de cette violence. La supériorité de la civilisation grecque sur la barbarie environnante ne résidait-elle pas justement en ces lois qui étaient censées protéger le citoyen ?

    Le texte en moins, mais une rigueur de commentaire en plus, la collection de La Mémoire des Œuvres  qui « s’attache à transmettre aux lecteurs du 21 ° siècle la mémoire des grandes œuvres du patrimoine littéraire par la voix de grands auteurs contemporains » dégage un peu l’ancien parfum scolaire et nostalgique des vieux fascicules Larousse. Jacqueline Romilly résume et analyse l’ensemble des trois pièces qui formaient le triptyque dramatique de la tétralogie d’Eschyle consacrée à Oreste. La quatrième de mode satirique ne nous est point parvenue.

    Oreste est ce cousin psychanalytique d’Oedipe qui n’eut pas le bonheur de coucher avec sa mère. Il se contenta de la tuer. Pour venger le meurtre de son père. Sombre histoire de famille. Comme il n’eut pas non plus l’idée de pratiquer l’inceste avec sa sœur Electre, l’on comprend pourquoi Freud lui a préféré l’homme au sphinx. L’on ne respire pas les moiteurs troubles des fonds de culottes de la gent féminine dans l’Orestie échyléenne.

    Le drame est beaucoup plus simple. Des Dieux et du sang. Ananké et fatum se partagent les principaux rôles. Nous sommes encore dans la mentalité guerrière des tribus doriennes. Agamemnon n’est pas Abraham et Zeus n’est pas Yahvé. Pas question qu’il retienne le bras du sacrificateur. Iphigénie perdra son sang aussi naturellement que ses règles. Jacqueline de Romilly s’extasie sur le remords qu’éprouverait le cruel papa au vers 178. Que le frère de Ménélas n’ait pas été très fier de son acte, nous le comprenons mais de là à infléchir le texte selon une lecture crypto-chrétienne de l’expression « souffrir pour comprendre », il y a un Scamandre que nous n’oserons franchir. Lorsque sa mère découvre son sein, moins hypocrite que Tartuffe, Oreste décide qu’il ne veut pas le voir. Clytemnestre n’a-t-elle pas froidement découpé dans le chaud de l’action, les attributs de la paternité de son père ? L’éros grec n’a rien à fomenter avec l’amour chrétien !

    Oreste tue sa mère qui a tué son mari qui a sacrifié sa fille. N’allons pas chercher plus loin comment Racine a mis au point sa chaîne andromaquienne. Les Dieux sont responsables de cette abominable tuerie puisqu’ils ont exigé et agréé le meurtre d’Iphigénie. Apollon sera d’ailleurs l’avocat-conseil d’Oreste, avant, pendant et après son matricide.

    Quant aux Erynies qui pourchassent Oreste elles vengent l’acte rituel de souillure inhérent au crime mais ne se préoccupent guère des motivations de l’individu. Le sang des Atrides c’est une espèce de vendetta corse qui se perpétue sur plusieurs générations sans que cela ait l’air de déranger grand monde. L’on peut très légitimement se demander pourquoi les Erynies ne se sont pas réveillées plus tôt et pourquoi elles s’en prennent spécialement à Oreste et pas à sa mère ?

    C’est que les Erynies jugent sur la forme et non sur le fond. En tuant sa mère Oreste a supprimé son propre sang alors que l’épouse qui a trucidé son mari a éliminé un total étranger à sa propre lymphe. Sacrée famille ! Les pièces rapportées ne comptent pas, ou pour si peu ! Les Erynies sont de satanées féministes qui n’entendent point remettre en cause le matriarcat.

    La réponse d’Athéna qui s’est instituée juge du procès ne manque pas de sel : c’est à croire qu’elle a lu La mythologie grecque de Robert Graves en long, en large et en profondeur et qu’elle prend parti pour la thèse défendue par notre éminent chercheur britannique. Etant née des seules œuvres de son père, la fifille chérie de son papa comprend parfaitement qu’Oreste ait tué sa mère pour venger son père. Ce n’est pas uns question de semence du mâle qui ne se mélangerait pas avec les humeurs de la femelle comme tente de l’expliquer Jacqueline de Romilly, mais bien le choix délibéré de la victoire ouranienne des Olympiens sur les forces chtoniennes de la terre ; la Grande Déesse cède le pas devant Zeus. Athéna institue une hiérarchie éthérique entre les divers éléments. Du plus lourd au plus subtil. La mythologie engendre la science grecque.

    Tout était mal qui finit bien. Admonestées par Athéna nos charmantes furies vont s’amender : elles porteront désormais le noble nom d’Euménides. Les Bienfaisantes apaiseront les discordes toujours prêtes à s’élever dans la bonne ville d’Athènes. Les voici promues égéries de la Démocratie. Paroles et persuasion couleront de leurs mamelles comme le miel de l’Hymette, elles calmeront les passions déchaînées et éviteront la pire des violences qui puisse naître : la guerre civile.

    Car le plus grand des malheurs pour les grecs ne réside pas en la déplorable habitude atridienne de s’entretuer au sein de sa propre parenté. Ce sont bien là occupations répréhensibles, mais le Grec n’est pas une bête domestique ou familière. Le Grec est un animal politique. La Cité prime sur la Famille.

    De la famille au clan, du clan totémique à la horde barbare, la filiation est évidente. Seule l’organisation structurelle et politique peut empêcher cette régression menaçante vers l’état naturel et bestial. De nature dirait Rousseau, mais en Grèce les Faunes et les Aegipans ne sont jamais très loin. Apollon Lyncée non plus d’ailleurs.

    Freud n’a pas élu Œdipe au dépend d’Oreste de manière aléatoire. La psychanalyse ne sort jamais du nœud étrangleur et matriacarlement ombilical de la famille. Il n’existe pas de transfert psychanalytique du politique. Ou plutôt le transfert psychanalytique du politique est ce qu’habituellement d’une manière très simple l’on nomme : l’emploi de la violence politique.

    Nous en revenons à Eschyle et à sa réflexion sur la violence politique. C’est que si les Dieux fondent la Cité, ils fondent aussi la violence. Indépassable antinomie. L’on perçoit peut-être un peu mieux le concept de fatalité eschyléenne ! Jacqueline Romilly possède la solution miracle. Elle porterait le nom de Démocratie. Nous ne la suivrons pas sur ce chemin. Non pas parce que la Démocratie serait meilleure ou pire que la Royauté ou l’Oligarchie. Mais parce que toutes ces formes sont à appréhender en leurs états transitoires et dialectiques. Elles naissent et se propagent l’une de l’autre. Incapables qu’elles seraient de se perpétuer puisque emportées dans et par le devenir empédocléen des choses…

    Et puis surtout parce que nos contemporains jugent de la démocratie à la seule aune de leur expérience historique qui produit justement l’idéologie démocratique. Nous les soupçonnons de se tromper béatement d’admiration quant à la validité de leurs rêves ! Ils sont un peu comme Athéna au procès d’Oreste, juge et partie de leur présence au monde. C’est-à-dire en état le plus flagrant possible d’injustice !

    André Murcie.

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 43

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 043 / FEVRIER 2017

    JEAN-PIERRE VERNANT

     

    PANDORA .

    JEAN-PIERRE VERNANT.

    Conférence du 14 mai 2005

    Hôtel Saint-Thibaud à Provins.

     

    Une centaine de personnes se pressaient ce samedi après-midi pour écouter l’enfant du pays de retour parmi les siens. La présence des grands hommes honorent les petits. Ces derniers ne suivraient-ils pas les mêmes sentiers que leur prestigieux aîné !

    Durant deux heures Jean-Pierre Vernant dévoilera le mythe de Pandora tel qu’Hésiode l’a transcrit en Les Travaux et les Jours. Certes nous n’y apprendrons rien de nouveau, notre orateur se contentant de raconter et d’expliciter l’avers et le revers de cette histoire inactuelle.

    Jean-Pierre Vernant porte beau, malgré ses quatre-vingt dix années passées, le verbe est vigoureux et rigoureux. Ses mains soulignent et dessinent ses dires. D’une simplicité absolue, sans aucune affèterie, sa parole, éloignée de mille stades de tout jargon universitaire, enchanta l’auditoire. Mais le plus intéressant était à venir.

    Toutefois je me permettrais de faire languir notre lecteur en lui désignant les trois grandes toiles mythologiques de Francis Villemin, artiste authentique célébré en nos modestes chaumines provinoises, qui encadraient comme à merveille notre conférencier. Pour les amateurs d’art, sachez que nous consacrerons sous peu un article à la peinture de Francis Villemin.

    A peine Jean-Pierre Vernant eut-il spécifié qu’il était prêt à répondre à quelques questions que les christianophiles de tout poil montèrent à l’assaut… Quid de Pandora et de la Genèse ? Patiemment l’érudit explique que ce sont-là deux versions de mondes irrémissibles. Tempête sous les crânes et terreur dans l’assistance, se pourrait-il qu’il existât une autre route que celle du christianisme, une autre voie qui ne lui emprunte rien et se nourrit de ses propres prolégomènes ! Cet émoi turgescent laisse notre rhéteur impavide. A peine se contente-t-il de spécifier comme par négligence que l’homme grec est dénué de tout sentiment de culpabilité. Eût-il cloué le Christ sur la croix qu’il n’eut pas provoqué plus d’émoi chez les âmes pieuses.

    Du fond de la salle, un notaire à la retraite ( oui, il est des détails qui ne s’inventent pas ! ) rassure les ouailles : oui, l’homme est coupable mais il est libre d’obéir ou de ne pas obéir à Dieu tout puissant, d’où la supériorité évidente du croyant chrétien sur les malheureux païens qui… D’un geste fatigué l’Hellène éminent fait signe qu’il n’entrevoit pas la nécessité de poursuivre la discussion sur de telles fariboles étrangères à sa sérénité…

    Après une dernière salve d’applaudissements le troupeau des brebis pantelantes et ragaillardies reprend le chemin de l’abattoir humain de la croyance religieuse… De son côté Jean-Pierre Vernant ramasse ses livres et referme la boîte à Pandore de l’intelligence.

    André Murcie.

     

    LES ORIGINES DE LA PENSEE GRECQUE.

    JEAN-PIERRE VERNANT.

    133 p. 1981.Collection Quadrige.

    Presses Universitaires de France.

     

    Jean-Pierre Vernant n’y va pas par quatre chemins : dès les premières pages il assène l’impitoyable vérité : il n’y a pas eu de miracle grec, une telle notion relève du mythe. Ne nous égarons pas, publiées pour la première fois en 1962, Les origines de la pensée grecque ne participent en rien à ce vaste mouvement de déconstruction nihilisto-derridienne initié par toute une frange d’universitaires en rupture de ban avec la culture européenne qu’ils accusent de tous les maux. Malgré de tels prolégomènes Jean-Pierre Vernant ne quitte pas la tradition humaniste et classique. S’il casse les vieilles vitrines des conceptions idéalistes il prend bien garde de ne pas jeter les précieux bibelots des savoirs perdus avec les débris des meubles d’exposition rongés depuis deux siècles par les ronronnants termites de l’hagiographie ventripotente.

    Les explications de Jean-Pierre Vernant sont d’une lumineuse simplicité. Les invasions doriennes furent la chance de la Grèce Eternelle. Sous les coups de boutoir de ces tribus mal dégrossies toutefois indo-européennes, les royaumes mycéniens se sont effondrés comme châteaux de cartes en Espagne. Les rois tout-puissants, détenteurs des pouvoirs militaires, religieux et politiques sont jetés à la pioche. Il y a tant de prétendants pour leur succéder que sans avoir jamais lu une seule ligne de Montesquieu, les Grecs vont inventer la séparation des pouvoirs.

    En quelques siècles les Royaumes vont se transformer en Cités. Vous vous en doutez, cela ne se passera pas sans de féroces luttes de classes. Jean-Pierre Vernant se garde bien d’employer l’expression consacrée. Question de méthode d’abord, user d’un concept élaboré vingt-cinq siècles après les faits pour décrire une réalité sociale étrangère à notre modernité relèverait d’un criticisme des plus anachroniques. Et puis la vieille ruse du cheval de Troie, la taupe rouge qui mine les champs de la connaissance sans avoir l’air d’y toucher !

    Au char de guerre a succédé le cavalier, à la cavalerie blindée de l’Etat autocratique se sont substitués les chevaux légers des grandes familles aristocratiques. Nos nouveaux-féodaux ne vont pas commettre l’erreur de la chevalerie française qui s’est offerte pieds et poings liés au pouvoir royal central et unificateur. Nos aristoï ne dédaignent pas d’écraser de toute leur puissance le bas peuple des faubourgs et des champs, mais entre eux, malgré la course aux profits et aux pouvoirs, s’installera une certaine idée de parité. Toujours plus forts que les autres, les spartiates se prévaudront d’une stricte égalité théorique.

    A peine avez-vous trouvé un os à ronger que les roquets de tous ordres ne manquent pas de venir vous voler quelques tendres miettes de cartilage. L’idée d’égalité aristocratique fit tache d’huile d’olive citoyenne dans les couches populaires. A défaut d’égalité de fortune l’on créa une égalité de droits et de devoirs. Les cavaliers cessèrent de faire piaffer leur montures devant la piétaille, ils descendirent de leurs fiers étalons et vinrent se ranger. D’hoplites.

    Nous sommes en 1962, le mot n’a pas encore en ces temps heureux de danger communiste l’aura mystique dont on l’entoure aujourd’hui. Jean-Pierre Vernant l’emploie en passant, comme un terme technique que sa fonctionnalité discursive rend sinon anodin, du moins invisible. La société grecque subit un lent mais irréversible processus de ( enfin ! ) démocratisation.

    En bon marxiste convaincu Jean-Pierre Vernant nous refait le coup de la superstructure idéelle qui se modifie selon les changements opérés par les modes de production et d’organisation économiques. Puisque le roi de droit divin n’existe plus, le droit va s’éloigner des Dieux et s’installer au cœur des contradictions de classes et d’individus. La loi, qui n’est plus détenue par quelques uns trouvera le chemin de l’écriture, elle sera écrite et exposée aux yeux de tous. Chacun se sentira investi de cette protection juridique qui désormais s’attachera à sa personne.

    Il est temps de prendre le bateau. Jusqu’ici nous sommes beaucoup restés à Athènes avec Solon et Clisthène, nous voici de l’autre côté de la mer sur les côtes d’ Ionie. Lors de la tonitruante arrivée des Doriens nombre d’autochtones de l’Hellade mycénienne peu envieux d’abréger trop rapidement leur existence se sont enfuis sur ces rivages accueillants et ensoleillés. Ils y ont même fondé quelques cités… Celle qui nous intéresse s’appelle Milet, de Thalès, d’Anaximandre, d’Anaximène, et de quelques autres qui fondèrent la fameuse Pensée Grecque, celle-là même sur laquelle repose toute la culture occidentale et aujourd’hui mondiale.

    Les premiers physiciens grecs délaissent les Dieux pour s’intéresser aux choses, les plus simples, les plus élémentales, l’eau, l’air, le feu… Mais Anaximandre fait encore mieux que les autres. Il place la terre au centre de l’univers en expliquant que sa position centrale l’empêche de tomber. Ni vers le bas, ni vers le haut, ni à gauche, ni à droite. Il vient d’inventer non pas l’espace géométrique, qui n’est que la mesure de la terre, mais l’espace conceptuel dans lequel peut se déployer, non plus le discours mythologique de l’origine, mais la possibilité de penser en dehors de toute quantification hasardeuse. Newton et Planck exprimeront exactement la même chose avec simplement d’autres outils de préhension contemplative du réel.

    S’il n’y avait pas eu cette dissociation isomorphique du pouvoir royal, il n’y aurait jamais eu d’Anaximandre nous dit Jean-Pierre Vernant. Entre parenthèses la dislocation de la boule êtrale de Parménide par les petites particules Leucippiennes nous paraît du même tonneau. Des Danaïdes. Mais arrêtons de nous abreuver à ce fleuve philosophique qui pourrait nous entraîner trop loin de Jean-Pierre Vernant.

    Car enfin si notre auteur explique très bien la concaténique chaîne du comment, il reste très discret quant au pourquoi du phénomène. Logiquement, avec les grecs on finit toujours par se casser le nez sur le logos, nous nous demandons pour quelles raisons la cité athénienne, qui d’après ce que l’on raconte dans nos écoles nationales à nos têtes blondes, aurait été l’inventrice de la démocratie n’a pas aussi engendré Anaximandre ? Zeus ne voulut-il pas mettre tous ses œufs dans le même panier ?

    Faut-il comprendre que malgré sa diversité citadine la Grèce était déjà une nation intellectuellement unifiée et qu’à plusieurs centaines de kilomètres de distance les penseurs de Milet étaient capables d’intégrer en leurs ratiocinations l’expérience politique des Athéniens ? Pour notre part nous poserions plutôt l’opérativité des actes humains à l’intérieur d’un même espace conceptuel de complexifications cohérentes. Ce que Husserl a naïvement exprimé dans ses derniers écrits par ses idées trop inabouties sur l’interdépendance des consciences.

    Mais revenons à Jean-Pierre Vernant. Son insistance à se reporter sans arrêt aux théories et aux sectes orphiques tout au long de son livre induit qu’il n’était pas aussi éloigné de nos suggestions que sa réputation de chercheur positiviste le laisserait entrevoir…

    André Murcie.

     

    ORPHIQUES

     

    HYMNES. DISCOURS SACRES.

    ORPHEE.

    Présentation, traduction et notes de J

    JACQUES LACARRIERE.

    Collection : La Salamandre.

    IMPRIMERIE NATIONALE. 1995.

     

    Belle collection, belle traduction, beau texte. Si le monde savait savourer la beauté, il n'y aurait rien à ajouter à cette chronique ! Evidemment c'est un faux, et pire que tout, un faux incertain. Comme quoi la platonicienne isométrie du beau et du vrai se trouve quelque peu malmenée par le divin Orphée, qui savait charmer des bêtes plus sauvages que les suaves abeilles de l'Hymette.

    Les experts s'accorderaient pour dater ces textes improbables du quatrième siècle après le petit Jésus. Selon nous, le fonds en est plus ancien, et ils doivent être le résultat de multiples transmissions orales et diverses réécritures, depuis des temps pré-homériques. S'il devait en être autrement, une rédaction si tardive témoignerait surtout d'une sacrée persistance du paganisme en des temps où il serait sensé avoir été moribond...

    Il n'y a point si longtemps que cela, deux mois et demi, nous assistâmes à une conférence de Philippe Beck, un de ces nouveaux poëtes qui essaient de réconcilier la poésie moderne – entendons par ces termes celle qui ne se reconnaît ni en Saint-John Perse, ni en Valéry – avec une certaine résonance lyrique sienne pour, ne pas dire traditionnelle, qui fut longtemps combattue par les formalistes telquelliens. Que nos lecteurs ne s'inquiètent point, ils ne sont point victimes d'un hasardeux coupé / collé de l'ordinateur murcien. Philippe Beck n'est pas un béotien de dernière qualité, nous avons par exemple apprécié ses deux recueils consacrés à Stéphane Mallarmé, Dernière mode familiale et Aux recensions parus au début du millénaire chez Flammarion.

    Nous le pressentions, mais la violence de l'attaque nous surprit. Avec des trémolos dans la voix Philippe Beck dénonça le danger de submersion immédiate qui nous menaçait tous. Nous en tremblâmes d'effroi, et guignant l'air de rien aux fenêtres nous nous assurions qu'aucun tsunami ne se profilait aux lointains horizons de la plaine briarde. Hélas, le danger était bien plus grave ! L'ophite serpent de l'orphisme poétique n'était point tout à fait mort, et le ventre de la bête encore fécond serait capable de nous réserver un Cerbère de sa chienne...

    Bref, nous le devions comprendre : l'explication orphique de la terre n'est plus la principale tache assignée au poëte, d'ailleurs tout le monde sait très bien que depuis Auschwitz il n'y a plus de poëtes en notre vallée de larmes. Libérale. C'est nous qui tintanubulons ce dernier vocable.

    Nous n'arrivons pas à comprendre pourquoi, mais ce genre d'incident – qui serait tant soit peu ridicule s'il ne traduisait pas une auto-paranoïa policière de l'état mental de nos élites intellectuelles – nous rend la figure d'Orphée bien plus chère que toujours et bien plus proche que jamais.

    Mais si Orphée reste pour nous le symbole d'une certaine vision opératoire de la poésie, il fut pour les Grecs, aussi et parfois un tout autre personnage. Une sorte d'initiateur suprême et religieux. Ô dieux, que ce dernier mot nous blesse ! Et vous tue, plus sûrement que notre notoire incroyance.

    L'orphisme en tant que secte et mouvement mystique nous déplaît. Même s'il est difficile d'en saisir avec netteté les contours. Les chrétiens surent faire place nette. Les pères de l'Eglise s'entendirent comme larrons en foire pour éliminer tous les documents issus du paganisme qui auraient pu donner naissance à de nouvelles hérésies. S'il nous reste des traces d'un gnosticisme plus ou moins mâtiné de christianisme, tout ce qui relève des pratiques initiatrices païennes fut impitoyablement brûlé et détruit.

    De l'orphisme, nous ne savons donc à peu près rien. Ses adeptes étaient des végétariens convaincus et refusaient de verser le sang des animaux. Cela nous rappellerait l'Inde. Plus grave, derrière l'épiphanie de la multitude des Dieux les mystes pressentaient une divinité unique dont la cohorte céleste ne serait au mieux que des avatars, au pire de simples représentations conceptuelles partielles.

    A chacun ses croyances et ses enfermements. Mais l'orphisme fut aussi un ferment philosophique. Cet aspect nous intéresse beaucoup plus. Les Pythagoriciens lui ont beaucoup emprunté. Surtout son mode de vie. A l'autre bout de la chaîne philosophique il nous semble que les Epicuriens procèdent, de par leur manière de se regrouper en petites chapelles, de l'orphique attitude, mais d'un orphisme totalement laïcisé.

    De même, nous n'irons pas chercher plus loin, l'explication des deux chemins de Parménide, celui qui monte vers l'être et celui qui descend vers le mensonge. Les feuilles d'or talismaniques déposées dans les tombes des fidèles enseignent au mort de s'abstenir de s'abreuver à la source de gauche près du blanc cyprès de l'oubli indéterminatif, mais d'étancher sa soif à la fontaine de droite d'immortelle mémoire.

    L'orphisme promettait l'immortalité à ses initiés. L'homme devenait un dieu. Peut-être se perdait-il dans l'incommensurabilité du divin. L'on voit ce que le néo-platonisme et le christianisme ont emprunté à ces ancestrales consolations.

    Peut-être Empédocle retrouva-t-il par delà Parménide la pérennité de ces eaux antigoniques, dont par un coup de génie - que bien plus tard Einstein imitera en donnant à la lumière une double nature, et ondulatoire et corpusculaire – il s'abstiendra d'en favoriser l'une plutôt que l'autre, la froideur destructrice de la première lui étant autant nécessaire que l'émolliente tendresse conquérante de la seconde.

    Reste maintenant la beauté de ces hymnes. Comme par hasard Jacques Lacarrière avoue avoir lorgné – il aurait pu aussi guigner vers Ronsard et du Bellay - du côté de Valéry et de Saint-John Perse, dans l'illusoire but de nous en proposer un équivalent en notre doux et fier idiome français.

    Plus de quatre vingt poèmes. Point de ces grandes laisses interminables que l'on aurait pu croire nécessaire à la grandeur des Dieux révérés. La plupart n'excèdent pas une douzaine de vers, mais quelle assise, quelle luxuriance de termes. Ce sont les mots qui disent les Dieux et non point les phrases. Le mot se suffit à lui-même. Tout comme un dieu. Toute présence irradie. L'oeil regarde et il voit. Splendeur du monde. La poésie ne dit pas le monde, elle se contente de le transfigurer en y projetant l'ombre étincelante des Dieux.

    Ce qu'il y a de terrible dans ces Hymnes et Discours sacrés par lesquels la poésie rejoint le mythe c'est que ces poèmes qui ne sont pas issus de sa lyre suprême sont dignes de la légende d'Orphée.

    Nous déplorerons – avec Orphée ce finale larmoyant s'impose – que Jacques Lacarrière n'ait pas traduit l'intégralité des lamelles d'or et des écrits habituellement adjoints aux Hymnes sous le titre de Pierres.

    André Murcie.

     

    LE REQUIEM D'ORPHEE.

    MICKAEL LEPEINTRE.

    492 pp. TIMEE-EDITION. Janvier 2009.

     

    Nous avions beaucoup aimé Le Légat de Rome de Mickael Lepeintre, même si nous avons tardé à l'insérer dans une de nos livraisons hebdomadaire. Il y avait du courage chez ce jeune auteur de commencer sa carrière par un roman consacré à un obscur épisode de la vie mouvementée de la République Romaine. C'était en quelque sorte souscrire une demande de reconnaissance littéraire en série B. Mais avec ce second roman Mickael Lepeintre brouille les cartes.

    Thriller sur la couverture. Certes, de l'action et du suspense à revendre. Vous prenez le bouquin et vous ne le lâchez plus avant la fin. Mais il aurait mieux prévenir le lectorat par une grosse pastille rouge du genre « Attention ! Produit Littéraire à Forte Concentration ». Point trop vendeur, mais suffisant pour piquer la curiosité des esprits aventureux.

    Première constatation : c'est un livre qui défie la critique. L'intrigue d'une complexité inouïe se résumerait en cinq lignes, aussi ne vous attendez pas à ce que je raconte ici la moindre péripétie de ce récit. Je le répète, et ce n'est pas du tout une figure de style, ce livre est une prise de tête.

    La tête d'Orphée, évidemment. Celle qui flotte sur les flots avec pour seul frêle esquif karonéen la lyre du poëte sur laquelle elle repose. Dans la légende on raconte qu'elle fut pieusement déposée dans le temple sacré de Delphes d'Apollon Pythien. Mais là, elle se serait amusée à quelques facéties qu'Apollon Lyncée n'aurait guère apprécié. Figurez-vous que le chef d'Orphée se dépêchait de répondre aux demandes du prêtre avant que la Pythie ait eu le temps de formuler sa réponse. Ulcéré d'être dépossédé de ses prérogatives prophétiques par un rival qui parlait plus vite que l'ombre de sa divinité, le fils de Latone – l'on va enfin savoir qui est le chef - s'en vint intimer au prince des poëtes l'ordre de se taire à tout jamais. Pauvre Orphée condamné ad vitam aeternam au silence mallarméen !

    Idem dans Le Requiem d'Orphée. Mickael Lepeintre a opéré les coupures nécessaires à notre incompréhension. Vous n'avez ni le début de l'intrigue, ni la fin de l'histoire. Juste quelques fils électriques cisaillés que vous pouvez à votre goût tenter de réunir par le grossier chatterton hypothétique de vos interrogations déductives. De temps en temps, dans le noir de l'ignorance s'allume une petite ampoule qui n'éclaire guère plus loin que son maigre halo dubitatif. Un peu la lampe d'argile du discours de réception du prix Nobel de Saint-John Perse qui se bat contre le pot d'uranium condensé d'un réacteur atomique.

    Car le champignon est bien nucléaire et pas hallucinogène. Le second roman de Mickael Lepeintre ne se déroule pas dans l'antiquité. Il se peut qu'incidemment Orphée soit un personnage de la mythologie grecque, mais ici nous sommes dans notre présent le plus scientifique. Dans notre glorieuse ère informatique. Que voulez-vous, un roman contemporain qui n'échappe pas à son temps !

    A son temps, non. Mais au temps, nous n'en dirons pas autant. Orphée c'est quand même celui qui arracha son Eurydice chérie à la mort. Désir d'immortalité, certes mais revenons au début de la légende. Tout commence par une innocente petite vipère sur laquelle la bien-aimée d'Orphée posa malencontreusement le pied sans le faire exprès. L'exact contraire d'Apollon qui écrasa la tête du serpent de son talon nu. Mais puisque le rejeton de Léto n'apparaît nullement en ce livre, revenons à notre Eurydice – pardonnez-nous ces aller-retour incessants mais nous essayons de suivre au plus près la structure ultra-labyrinthique du roman – qui mourut – que voulez donc qu'elle fît ! - de la morsure d'un serpent. Ce qui tombe bien, pour nous pas pour Eurydice qui y laisse sa peau ( de serpent ! Puisqu'il est prévue que de morte elle se mue en vivante ), qui tombe ( nous répétons ce verbe pour que vous en appréciez la polysémie ) bien puisque l'auteur se plaît à répéter que nous sommes dans l'oeuf du serpent.

    Un très beau film dont le visionnage ne pourrait que vous aider à vous repérer dans cette sombre histoire. De la mort à la renaissance donc. Mais aussi tout aussi inquiétant Mickael Lepeintre nous rappelle que nous sommes tout aussi bien ( aussi mal plutôt ) dans la gueule du loup. Tiens-tiens dans le logos conjoint d'Apollon le Lycaon et de l'antre du Minotaure. Puisque nous n'avons pas les préliminaires de l'intrigue nous pouvons en déduire qu'Orphée n'a pas eu l'occasion d'amadouer les bêtes sauvages de la forêt. Le lion ne dodeline pas de la tête en l'écoutant jouer et chanter sur sa lyre. Les animaux du zoo se rebellent, les tigres sortent de leur cage, et la ménagerie ressemble à s'y méprendre à la meute hurlante d'Hécate. Si vous préférez un tableau plus idyllique – mais tout aussi sanglant - nous nous contenterons de citer l'apollinienne Artémis dénudée en son bain, et la meute d'Actéon qui dévore son maître. Parfois le balai se retourne contre l'apprenti-sorcier.

    Si vous avez le sentiment que notre histoire se tortille comme un ophidien et que l'on passe un peu du coq à l'âne sans préavis vous tenez le bon bout. Celui de la queue. Celle de Protée, le dieu des métamorphoses, qui court après Eurydice, le sexe en avant, dans la manifeste intention de la violer. Idem dans le roman où en un résumé symbolique nous prétendrons que la robe blanche de la mariée est tâchée de sang avant la nuit de noce. Désolé, mais nous ne sommes dans une sombre histoire de cul. Même si le couple primordial se retrouvera pour faire crac-crac sur la plage de sable fin. Ainsi finissent les amants de l'Atlantide et la tétralogie de Wagner.

    Aube nouvelle. Grandes orgues. Matin de l'humanité. Arrêtons de délirer, ce n'est parce que l'on revient sur le plancher des vaches qu'il faut sacrifier au lyrisme. Le monde suit son cours avec un couple d'amoureux de plus. Rien que du très normal. Si vous voulez que la race humaine se poursuive, faut bien copuler joyeusement en prévision des futurs continuateurs. Les plans sur la comète pour accélérer le processus de création humaine, sont des tentatives prométhéennes qui tournent souvent à la catastrophe.

    Souvent mais pas toujours. 2001 Odyssée de l'Espace nous a appris que nous pouvons comme la lance de Philoaos atteindre le bord de l'univers. En ce point mythique où les contraire s'annulent, où les petites filles sont déjà les mères porteuses des grands-mères qu'elles seront et débrouillez-vous pour unifier toutes les contradictions de la génétique ouranienne ! Qu'importe après tout puisqu'une étoile est née. Renseignement ultra-confidentiel dédié aux neurones de nos lecteurs, l'un des personnages du livre se prénomme David. Celui qui coupa la tête du géant Golath après lui avoir défoncé la boîte crânienne d'un coup de caillou bien placé.

    Un roman astrologique en quelque sorte. Les astres inclinent mais forcent-ils le destin ? Notre vie est-elle programmée malgré toutes nos conspirations intimes et passionnelles pour parvenir à ses fins ultimes ou à sa tombale fin dernière ? Si propulsés dans une fusée Ariane l'on échappait à la gravitation de l'univers – ne serait-ce qu'un court instant – notre retour dans notre sphère humano-civilisationnelle serait-il éternel ou identique à ce que nous aurions quitté ?

    Lorsque les Ménades du désir de la vie ont déchiré Orphée, meurt-il vraiment ou moisit-il sans fin comme un programme informatique dépassé dans la corbeille de notre ordinateur ? Le requiem d'Orphée est-il un chant de mort circonstanciel ou absolu ? Tout est relatif, certes mais celui qui l'a dit jouait du violon et pas de la lyre.

    La couverture du bouquin représente un escalier qui descend. Empruntez-le si vous vous en sentez le courage. La descente est hallucinante, une espèce de poursuite métaphysique infernale qui vous entraîne sous l'échiquier de vos manigances – si bien ficelées fussent-elles – humaines, trop humaines. Mais sachez que c'est une voie sans issue. Et donc sans retour. Ce qui signifie aussi que vous arrivez bien quelque part. Le tout est de savoir où. Hou ! Fait le loup. Ce qui nous rappelle l'histoire du petit chaperon rouge qui s'en va chez sa grand-mère. Mais connaissez-vous celle de la mère-grand qui s'en retourne chez le petit chaperon rouge ?

    Lorsque l'on repasse le film de la flèche de Zénon qui se dirige vers la cible sans jamais l'atteindre, la flèche revient-elle se placer sur l'arc à la place exacte d'où elle est partie, ou sommes-nous condamnés à entendre vibrer infiniment la corde de l'arc libérée de son trait comme la lyre d'Orphée qui résonne dans notre oreille intérieure depuis des siècles et des siècles ?

    André Murcie.

     

    UNE OMBRE.

    HENRI BOSCO.

    243 pp. 1978.

     

    Le roman le plus mystérieux de Bosco. C'est peu dire. Surtout si l'on ajoute qu'il est inachevé. Peut-être même inachevable. Comme tout ce qu'a écrit Bosco. Pressé par son éditeur il pose bien un point final, à l'endroit exact où il se voit le moins, lorsque le récit prend juste le temps de commettre une petite halte au détour de son sentier de cheminement. Heideggerien bien sûr car les routes de Bosco filent toujours du côté inattendu. L'on frôle d'autant plus près le noeud du mystère que la phrase suivante nous en éloigne d'autant plus loin. L'écriture bosquienne réside en cette tension entre le dicible et l'inexprimable. Le lecteur se débrouille comme il peut pour boucher les interstices. Ou combler les abysses, tout dépend de ce que vous êtes capable d'appréhender.

    Donc une Ombre, qui ne se laisse pas rejoindre. Certains y ont entrevu la figure d'Eurydice, la goule d'outre-tombe, qui s'en revient des prairies d'asphodèles pour ramener son Orphée chéri dans le monde interdit. Pas si fou, Gérard de Nerval nous précise bien qu'il s'en est tiré à meilleur compte, qu'il a traversé deux fois – ce qui égale un ticket aller-retour- l'Achéron, en vainqueur. Ce n'est plus Orphée qui ramène Eurydice au pays des vivants, mais Eurydice qui le cherche son futur fiancé en vue de prochaines noces funèbres.

    Le hic dans cette novö-version ce n'est pas le retournement ( heideggerien est-il besoin de préciser ) d'Orphée mais le fait que notre jeune Eurydice se retrouve le bec dans l'eau – celle de la rivière souterraine qui porte sa barque funéraire – car il n'y a pas d'Orphée. Orphée n'est pas au rendez-vous. Scandale, non seulement il n'y est pas mais il est dupliqué en deux exemplaires. De la même famille, du même sang, mais enfin le premier est mort deux ans avant que ne naisse son petit-neveu. Nous en déduisons que l'Ombre a de la suite dans les idées.

    Avant de continuer nos raisonnements idéens dressons la liste des absents. Des scandalaleusement absents. Les Dieux, bien sûr. Pour une fois chez Bosco, les intercesseurs ne sont pas là. Hermès le psychopompe a dû rester bloquer dans l'Olympe, nous le lui pardonnerons : les Dieux grecs malgré leurs redoutables puissances tutélaires manquent toujours d'un peu de sérieux chez Bosco. Par contre pour un roman dont plusieurs des scènes importantes se déroulent en une église, nous retiendrons les premiers mots clef de l'interrogation bosquienne – nous laissons aux narratologues qui y sont passés à côté sans les apercevoir le plaisir d'y remettre le doigt dessus - «  Y avait-il... » ben non, il Yaveh n'était pas là. C'est que l'on appelle le passage de l'avoir au non-être !

    Soyons sérieux, aidons-nous et le ciel nous aidera. N'oublions pas que le roman s'ouvre sur un personnage appelé Célestin. Il suffit d'y mettre un nom dessus. Pas sur Célestin, Bosco l'a déjà pourvu d'un parfait sobriquet : Sirius. Difficile de trouver plus brillant. A part peut-être Vénus Astarté, l'étoile du berger qui poursuit sa brebis perdue du soir au matin. Nerval nous permet de comprendre, sa seule étoile est morte. Reste donc juste à pouvoir d'une identification rationnelle l'ombre de notre étoile.

    L'Ombre est difficile à percer. L'on se demande même au début du roman si elle ne serait pas mâle. Une espèce de dédoublement du héros. Plus de romantisme à la morte amoureuse, le simple reflet de votre silhouette dans votre miroir intérieur. Si l'Ombre peut embrasser tous les prénoms de la création nous filons le parfait amour symbolique du mysticisme chrétien, l'âme qui se délie du corps du délit... Cher Juan, évitons ce chemin de la Cruz !

    L'Ombre n'est guère parcimonieuse de sa présence. Il suffit de la chercher pour la trouver. Elle aime la musique et le chant. Il y aurait à regarder de près du côté de Wagner lorsque se forge l'épée de Siegfried, mais ceci est à la portée de tout le monde. L'Ombre est comme le Verbe de Jean, elle sait se faire chair. L'on phantasme sur certaines scènes terribles – jalousies troubadouriennes ou messes noires - qui ont dû se dérouler dans la Demeure des Maîtres.

    Ce qu'il faut tout de même savoir c'est que la quête de l'Ombre nous a déjà emmenés dans l'adamique jardin originel – avec toujours chez Bosco cette douteuse préférence pour le fruit du pêcher dès qu'il évoque l'éden – ou du moins ce qu'il en reste, une espèce d'enclos à l'abandon... Donc en fin de roman nous sommes dans la Demeure de la pure Présence. Non pas divine mais du mystère. Détenue par un curieux ordre de chevaliers composés de fringants septuagénaires emmenés par quelques nonagénaires décatis. Que voulez-vous, ma pauvre âme, tout se perd !

    L'on comprend pourquoi notre jeune neveu se fait vampiriser par cet empire ( au bord de la décadence ) de vieillards. Le voici investi de la lourde tâche d'écarter le graal ombreux de cette sainte demeure. Certes il y a loin de la coupe aux lèvres et nous ne saurons jamais si notre nouveau Galaad saura s'abstenir de quelque commerce privilégié avec la reine fantomatique qui rôde autour de sa proie. La maladie a eu raison de Bosco avant qu'il n'emportât celle du lecteur dans un de ces rebondissements dont il avait le secret.

    L'Ombre possède un nom et les fanatiques fidèles de Littera Incitatus ne s'abstiendront pas de frissonner. Elle se nomme Drusilla, comme la soeur aimée de Caligula dont la mort le conduisit à la folie... Bosco nous délivre ce nom dans une espèce de poème échevelé dont la forme n'est pas sans rappeler certaines transes archétypales de la poésie d'Edgar Poe.

    Cette ultime oeuvre d'Henri Bosco se situe au croisement de toute la littérature occidentale. Elle est d'une richesse extraordinaire entrelaçant d'une manière insidieuse la totalité des mythes fondamentaux de l'imaginaire européen. Elle est aussi comme composée de séquences testamentaires auto-hommagiales, qui reprennent les principaux thèmes et topiques de l'écriture bosquienne. A lire de toute urgence.

    André Murcie.

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 42

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 042 / FEVRIER2017

    MARCEL CONCHE

    CONFESSION D’UN PHILOSOPHE.

    MARCEL CONCHE.

    Réponses à ANDRE COMTE-SPONVILLE ;

    Décembre 2002. 280 p. LE GRAND LIVRE DU MOIS.

     

    André Comte-Sponville, grand manitou du recueil Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens que nous avions quelque peu malmené, lors de sa parution, voici plus de dix années, nous avons failli ne pas lire par principe. Pour les non-initiés Sponville c’est la philosophie du petit bonheur, plus proche des plaisirs minimalistes à La première gorgée de bière d’un Philippe Delerm que de l’hédonisme anarchisant de Michel Onfray. Il fut fort à la mode à la fin des années quatre-vingts au moment précis où le libéralisme économique prenait le devant de la scène. Son rôle fut de dresser un voile de fumée autour des pensées philosophiques qui avaient irrigué les mouvements de révolte des années soixante. Le souvenir d’une interview de Marcel Conche parue dans Antaïos a réfréné notre premier mouvement.

    Le type d’entretien préconisé par la collection ne relève pas du dialogue platonicien. Sachons gré à André Comte-Sponville d’avoir su rester discret. Jamais il n’endosse le rôle du tortionnaire qui fait monter la maïeutique afin d’arracher des aveux récalcitrants. L’ancien élève du professeur Conche n’abuse pas d’une longue amitié intellectuelle. Sa connaissance de l’œuvre et de l’homme lui permet de poser les questions adéquates et d’éviter de trop longues approches auxquelles un néophyte nous aurait condamnés.

    Marcel Conche, alerte jeune homme de quatre-vingts ans, esprit vif, jugement sûr, opinions tranchées, est un cas atypique du monde intellectuel français. Il a osé se faire tout seul, refusant toute sorte de formatage généalogique. Il ne suivra pas le courant dominant, mais ne cèdera pas non plus à la mode de le remonter. Il n’aboie avec les loups et ne hurle avec les chiens que lorsque cela lui chante. Il ne possède pas cet insupportable instinct grégaire qui oblige la plupart à choisir leur camp, pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont pas cette indépendance d’esprit d’être leur propre camp à eux tout seul.

    Au seuil de sa vie Marcel Conche s’avancera dans la carrière professorale revêtu de son premier bagage universitaire. L’idéalisme allemand est sa patrie, le marxisme ne le rebute pas. Mais notre philosophe est aussi armé de sa sagesse paysanne. Pour vivre heureux, vivons caché. Conche se ménagera une existence paisible. L’amour mais pas la passion. De quoi gagner correctement son pain, mais sans y perdre son temps. Aucun appétit de promotion sociale, peu d’appétence pour l’argent, refus de la gloire. Les natures romantiques reprocheront à cette attitude une certaine conception assez étriquée de l’idée de bonheur. Conche n’est pas un exalté, lui qui tique sur le Refus d’Obéissance de Giono, avoue avec ingénuité, que membre d’une famille de résistants, partageant les idéaux de la Résistance, il préfèrera poursuivre ses études que s’engager et prendre parti. Pour n’avoir pas à revenir de Syracuse, le mieux est certes de n’y avoir jamais porté ses pieds.

    Toutefois Conche n’est pas totalement satisfait de son jardin philosophique. Montaigne sera sa première révélation. En ce temps-là délaisser Descartes, et donc la phénoménologie hulsserlienne pour un semi-essayiste verbeux n’était pas habituel. Avec Montaigne, Marcel Conche s’éloigne de toute dogmatique systémique. Avec Montaigne, Marcel Conche retrouve la sagesse d’Epicure. Mais avec Montaigne, selon un cheminement typiquement français, et les dieux savent combien aujourd’hui il est difficile d’entrevoir l’auteur des Essais, comme un intercesseur de la philosophie antique, car la perspective temporelle le désigne davantage comme un héritier que comme un introducteur, Marcel Conche accède aux grecs.

    Un parallèle analogique avec Heidegger s’impose. L’on ne parlera pas d’influence mais de convergence. Mais alors qu’Heidegger cherche à percer le mystère ensoleillant de l’être de l’étant, Marcel Conche aboutit à la physis. Il ne faut surtout pas entendre celle-ci comme le fondement nécessaire et suffisant à l’élaboration de la pensée conchienne. La physis y est en effet plutôt pensée en tant que jaillissement de toute présence. La logique voudrait, mais Marcel Conche réfute en quelque sorte le logos, que Marcel Conche empruntât après cela, les chemins de la volonté. Mais il n’en est rien. L’on ne se baigne jamais dans le même fleuve, mais la source de la physis si elle jaillit sans cesse, ne forme jamais de rivière. Lorsque l’okeanos n’a pas de rive, il est impossible d’y accéder puisque l’on y nage déjà dedans.

    De cette contradiction, de cette lecture toute parménidienne d’Héraclite, Marcel Conche ne pipe mot. La pensée conchienne est aussi éloignée de tout militantisme matérialiste que tout parti-pris idéaliste. Elle est en même temps et naturalisante et métaphysique. Cette double postulation antithétique explique à merveille comment et pourquoi Marcel Conche ne réfute pas le concept de vérité, qui d’après lui surplombe et surpasse celui de sagesse, tout en démontrant avec une netteté exemplaire que les jours qui viennent seront ceux de l’affrontement sans merci entre la pensée philosophique et le monothéisme religieux.

    A l’instar de son disciple Marcel Conche n’est pas nietzschéen ! Selon ses démonstrations la valeur de la vérité et la vérité de la valeur sont une seule et même chose. Au-dedans de l’Histoire la valeur transcende l’ici et maintenant de toute chose, de toute pensée. L’on peut parler, sans jouer sur les mots, de valeur ajoutée à la présence de tout étant. Marcel Conche a bien tué Dieu le père, mais il a un mal fou à faire disparaître le petit Jésus. La souffrance d’un enfant est le fondement de la nécessité de la valeur de la morale. De même la Déclaration des droits de l’Homme est à considérer comme l’impératif catégorique de la valeur morale de notre époque. Pour nous, nous y verrions plutôt comme la laïcisation inconsciente et extrême de l’idée de Jésus Christ, dernier avatar occidental du monothéisme. Ah ! si j’avais un marteau ! comme le dit la chanson.

    Le terme Confession, même si une note précise qu’il est emprunté à Leibnitz et non à Saint Augustin, recoupe étrangement le titre du dernier chapitre, Ce que je crois. Alors que l’on a à plusieurs reprises poussé un cri d’alarme en évoquant les futurs combats de la philosophie et de la religion, alors que l’on est un spécialiste reconnu des antésocratiques et de la philosophie grecque, est-il vraiment raisonnable, d’entretenir la confusion conceptuelle entre croyance et pensée ?

    Marcel Conche est un Libianus moderne. Tout comme ces polythéistes du temps de Julien qui ne prirent pas la peine de rejoindre le combat contre le christianisme, il se retire en sa chambre, et retourne à ses chères études. Il est sûr que la pensée de Marcel Conche manque particulièrement de perspectives.

    Pour une pensée grecque, elle ignore singulièrement le politique. Ce n’est pas un hasard si Marcel Conche ne se réclame pas d’Aristote ! Celui-ci est trop près d’Alexandre et de l’Histoire. Pour autant que nous aimons les Grecs, nous ne sommes point dupes de l’existence d’un certain angélisme contemporain présocratique. L’Antiquité est trop souvent entrevue par ses sectateurs comme un refuge, une fuite, un éloignement, une mise à l’écart volontaire et préméditée. Si par ailleurs, pour le monde hic et nunc, l’on se drape dans la toge intangible de la Déclaration des Droits de l’Homme, l’on se forge ainsi sans risque et sans effort une réputation de fort honnête homme, à peu de frais. Marcel Conche s’est aménagé ce que nous nommons une niche écologique de survie individuelle des mieux adaptées à ses goûts.

    Le livre est enjoué. Il laisse toutefois comme un goût amer à la bouche. Il ne suffit pas de posséder le savoir. Encore faut-il la volonté d’en faire quelque chose. Les mesquines solutions égotistes et personnelles qui furent les choix de toute l’intelligentsia européenne depuis la fin de la guerre ont précipité le triomphe éhonté du libéralisme marchand.

    André Murcie.

    SAPPHO + DIKA

     

    ODES ET FRAGMENTS.

    SAPPHÔ.

    Traduction et présentation : YVES BATTISTNI.

    Poésie / Gallimard. Mars 2005.

     

    Déesse au trône diapré, immortelle Aphrodite,

    Fille de Zeus, tisseuse de ruses, je te supplie :

    Ni tourments nauséeux, ni fléau de l’angoisse, pour me dompter

    Souveraine, le cœur.

     

    POEMES.

    SAPPHO.

    Traduit du grec et présenté par JACKIE PIGEAUD.

    Rivages poche / Petite Bibliothèque. Août 2004.

     

    Dont le trône éblouit de couleurs multiples, Immortelle Aphrodite

    Fille de Zeus, tisseuse de ruses, je te supplie,

    Ne terrasse pas mon cœur de nausées ni de chagrins

    Ô Sainte,

     

    Nous ne nous lancerons point dans d’oiseuses et inutiles comparaisons. Certes Yves Battistini a pour lui l’autorité sentimentale de son petit livre rouge des Trois Présocratiques dans la collection Idées paru en mars 1968 et qui reste pour toute une génération d’étudiants, ne maîtrisant qu’imparfaitement la langue des Dieux, un des rares point de passage et d’initiation possible à la philosophie aplatonicienne…

    Ces deux traductions nous ravissent. Non pas parce que leur parution à si peu d’intervalle marquerait l’actualité de la prêtresse de Lesbos, bien plutôt parce qu’elles attestent de la permanence de la poésie de Sappho. Il ne nous reste même pas trois poèmes en entier de Sappho. L’on imagine les autodafés dont une œuvre empreinte d’une telle lubricité a dû être la victime dans les monastères. Je n’ose même pas penser aux papyrus découpés à la dérobée par de jeunes copistes affolés qui le soir en leur cellule solitaire ont dû se livrer à de furieuse séance de masturbation. L’encre noire peu à peu rongée et effacée par les séminales émulsions, en poésie nous ne sommes jamais loin du vertige mallarméen de la page blanche.

    Mais arrêtons nos délires adolescents. C’est très mâle. Surtout que nous risquons de nous fâcher avec le lectorat de Jackie Pigeaud qui dans sa présentation opère une lecture très militante de Sappho. Sappho fut sans doute trop femme pour avoir été féministe. Ainsi, aussi inattendu soit-il c’est Yves Battistini qui, faisant preuve d’un tel dédain pour l’anecdote supplétive de l’amour de Sappho pour le beau Phaon, la relègue à perpétuité sur l’inutile rivage des opinions inconsistantes sans se donner la peine de lui accorder une quelconque importance.

    De même Jackie Pigeaud ne s’écarte guère d’un relevé topographique des résurgences de tel ou tel vers de Sappho chez Catulle ou chez Ovide. La poésie ne se discute pas. Yves Battistini s’inscrit dans une dimension plus littéraire puisque incluant la rémanence générative de l’écriture de Sappho dans une production poétique qui n’est plus redevable de son seul contexte historial mais qui se veut avant tout opératoire. De Chénier à Pierre Louÿs c’est bien le sort de la lyrique française des deux derniers siècles qui s’est joué.

    Quiconque est à même de comprendre en lisant les fragments mutilés de Sappho que la poésie relève autant d’une érotique que d’une arestique. Toutes deux intérieures et extérieures. Sappho chante le désir. Accompli ou inaccompli. Mais c’est à la modernité des Dieux qu’elle nous permet d’accéder. Eros pour sûr, qui nous est si familier que nous ne prenons pas garde de sa nature divine, pour nous contenter de ses éphémères représentations, mais surtout Aphrodite qu’elle nous interdit de par la volupté de son vers et de son désir de confondre avec une resucée, mariale et virginale, de la triple déesse mère des anciens cultes agrestes.

    Tisseuse de ruses, se plaisent à répéter nos traducteurs. Le signe de l’éris pour qui sait y voir le prestige, le principe de la division polythéique. Ne doutons pas un instant : il s’agit bien de l’Aphrodite Troyenne et Homérique. Celle par qui Zeus manifesta le dessein de l’Imperium. Peut-être n’est-il pas de poésie grecque plus politique que celle de Sappho.

    Le désir du même n’intime-t-il pas, n’inthyme-t-il pas si l’on veut souligner la traduction de Jackie Pigeaud, la nécessité de l’autre ? L’on perçoit mieux ce qui a pu induire le traducteur d’Empédocle, d’Héraclite et de Parménide à se vouloir, outre une préférence personnelle des plus respectables, mais qui doit être le signe d’une autre exigence, l’entremetteur de Sappho.

    L’on a souvent l’impression que nos chemins ne mènent nulle part. Du moins pas plus avant que les caprices qui les ont frayés. Nous sommes revenus si souvent sur nos pas que nous oublions jusqu’au souvenir de nos errements successifs. Tant de pistes croisées et recroisées que nous ne saurions exactement en délimiter les champs d’incertitudes qui en recouvreraient l’aire, si d’aventure nous parvenions à les tracer.

    Mais il existe toujours une logique dans nos labyrinthiques allées et venues. Trop souvent nous ne sommes pas à même de définir celle qui nous acte personnellement. De plus il est sûr que la somme collective de nos va et vient individuels induisent une logique supérieure. Nos actes ont des répercussions sans fin. Sappho écrit, Battistini traduit, Murcie commente. La figure de l’Imperium agresse ( antique ) le lecteur.

     

    Gongyla,

    assurément un signe…

    pour tous, surtout…

    Hermès est entré…

     

    Sappho nous invite à une herméneutique généralisée du réel et de la vie. Nous avons pris l’habitude de nommer ce faire merveilleux qui consiste à tirer, telle Pénélope pour mieux en maîtriser la courbe ascendante vers notre point d’ultime déclin, un fil du linceul de notre existence dans le monde, POIESIS.

    André Murcie.

     

    DIKA, ELEVE DE SAPPHO

    ( Lesbos, 600 av. J. - C. )

     

    SANDRA BOEHRINGER

     

    ( Editions Autrement / 1999 )

     

    Court roman de moins de cent cinquante pages. Pas d’intrigue à proprement parler. Ne correspond en rien avec ce que l’on appellerait un roman historique, même si Dika a probablement existé puisque son nom nous a été transmis par un vers de Sappho. Le projecteur de l’écriture suit Dika, mais elle n’est pas l’héroïne du roman, Sappho non plus, même si elle se trouve souvent sur le devant de la scène. Nous allions l’oublier, nous ne sommes point non plus en une œuvre saphique ou érotique.

    Roman d’analyse, mais pas psychologique, plutôt une étude socio-politique. Sandra Boehringer tente d’expliquer la signification de l’apparition de la poésie lyrique dans la Grèce quasi archaïque. Un moment si court qu’elle en expose surtout les circonstances de sa disparition. Nous sommes à Lesbos, mais l’île n’est pas épargnée par les remous qui agitent l’oïkouméné en son entier. D’Athènes à Lesbos se déploient les mêmes phénomènes.

    Le monde grec subit une profonde mutation. L’aristocratie cède peu à peu le pas à la caste des marchands. Beaucoup d’aristocrates sont eux-mêmes les acteurs de ce profond bouleversement. Il faut savoir s’adapter si l’on veut survivre. Nous pourrions expliquer en employant des concepts plus actuels, en affirmant que la modernité phagocyte la période classique condamnée par le vent de l’Histoire. Ceci tuera cela, disait Victor Hugo.

    Double révolution - Sappho parlerait plutôt d’involution - le goût du lucre et de l’argent sape les antiques valeurs morales. Les nouveaux rapports d’acquisition des richesses par l’extension du commerce redistribuent les rôles jusqu’à l’intérieur des familles. Les hommes vont au loin, vendre et acheter marchandises et produits finis, durant leur absence, ils tiennent à ce que leurs épouses et leurs filles n’abusent d’une trop grande liberté. Le gynécée devient un lieu d’enfermement. Ne croyons pas que jusqu’à lors c’était la liberté totale pour la gent féminine, loin de là, le patriarcat régnait en maître, mais les jeunes filles avaient droit à un minimum d’éducation, une paideia pour les femelles qui se limitaient à la danse, au chant, à la récitation de textes… Le genre d’enseignement que Sappho prodiguait à des jeunes filles, pas toutes, les rejetones des grandes familles, et d’autres moins fortunées mais dotées de parents permissifs. Avec le mariage, rassurez-vous, tout rentrait dans l’ordre, la femme commandait aux serviteurs et aux esclaves, ou se livrait, pour les moins riches, aux joies des tâches ménagères… Les jeunes garçons possédaient aussi leur paideia, l’enseignement se situait sur les deux plans, physique et intellectuel. Mais cela n’était pas suffisant. Fallait encore être initié à la vie politique. Un jeune adolescent devait être guidé par un adulte mâle qui l’introduisait dans le monde fermé des hommes. La relation qui s’établissait entre l’élève et le maître était aussi d’ordre érotique. Cette coutume provenait des sociétés guerrières indo-européennes, le bataillon Sacré de Thèbes en est la preuve la plus évidente. Pour les jeunes filles la réciproque n’était pas obligatoire, mais l’on se doute que la promiscuité des jeunes vierges inclinaient beaucoup de celles-ci à de ferventes étreintes…

    Résumons : le ferment agonistique de l’émulation aristocratique donna naissance à un certain individualisme que marqua la naissance de la poésie lyrique d’Alcée et de Sappho. L’on se détourne de la grandeur épique des Dieux et des Héros en faveur de ce petit moi proliférant. Ce phénomène que plus tard Aristote analysera comme un procédé de dégénérescence civique engendrera la montée en flèche zénonienne de l’égotisme individuel qui se traduira politiquement par l’apparition de la tyrannie. Les tyrans portés au pouvoir par des insoumissions populaires dont ils ont su capter à leurs propres fins la violence et la puissance deviendront à leur tour aussi impopulaires que les anciens maîtres qu’ils avaient destitués. Leur succèderont plus tard les assemblées démocratiques, mais le roman de Sandra Boehringer s’arrête à ce moment précis de basculement entre les deux premières étapes du cercle vicieux du retour éternel du Politique. En cela le livre est réussi, qui explicite à l’envi comment les individus sont actés par des formes qui les dépassent et les manipulent comme des marionnettes plus ou moins conscientes des raisons profondes de leur parcours existentiel. Une belle démonstration, un peu trop linéaire et mécaniste à notre avis. L’ossature logique est parfaitement articulée, mais le style en a été un peu délaissé. L’ouvrage manque de chair, un comble pour un livre qui nous parle de Sappho !

    André Murcie / Juillet 2015.