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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 131

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 41

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 041 / FEVRIER 2017

    PERCY B. SHELLEY

     

    DE L'AMOUR

    PERCY B. SHELLEY

    ( Textes en prose traduits

    par Robert Davreu )

    Métaillé / 1991

     

    Tout écrit de Shelley nous est précieux. Notamment en France où ses oeuvres sont difficiles à trouver. Ces traductions de Robert Davreu regroupent treize textes, la plupart n'excèdent pas trois pages et sont issus des carnets de l'écrivain. Des premiers jets, des idées lancées comme des fusées que le poëte n'a pas eu ou pris le temps de développer. Sont jointes à ces étincelles du génie en transe les préfaces de plusieurs de ses oeuvres que l'édition française a souvent omises...

    De l'amour. Peut-être aurait-il mieux valu écrire De La Sympathie même si ce terme n'appartient guère en son acception générique au vocabulaire de Shelley et que Robert Davreu reprend l'intitulé du très court essai issu des carnets qu'il a placé en tête du livre. C'est que nous sommes loin d'une énième définition de l'amour que les moralistes français se sont acharnés à décrire desquelles l'essai de Stendhal malgré sa radicalité romantique reste quelque peu tributaire.

    Plus que jamais pour ce qui concerne les écrits en prose de Shelley il est nécessaire de se remémorer les circonstances selon lesquelles ils ont été rédigés. Non que Shelley fût un adepte d'une littérature de circonstance soumise aux caprices de l'actualité. Bien au contraire, il s'agit d'un prodigieux effort de pensée tenté par un des plus grands esprits de l'humanité. Si Julien est venu trop tard l'on peut dire que Shelley est venu ( et parti ) trop tôt. Shelley est le premier des Européens qui réalise parfaitement le legs de la Renaissance. Celle-ci nous a redonné accès à la littérature grecque. Enoncé ainsi, cela paraît une évidence. Mais il ne s'agit pas de se satisfaire de lire et de comprendre les auteurs de l'Antiquité. Voire de les commenter. Ce sont là tâches dévolues aux imbéciles. Qui sont légions à se satisfaire de ce savoir qu'ils considèrent et gèrent comme leur capital d'intellectuels patentés en mandarinat. Shelley passe la barre beaucoup plus haut. Il ne s'agit pas d'admirer pieusement mais de continuer. Son Prométhée Délivré s'inscrit dans cette gageure. Notons que Shelley possède cette intransigeance, que ses contemporaines ont dû ressentir comme une outrecuidance sacrilège, d'assurer qu'il a réalisé pleinement ce pari impossible. Genre d'affirmation qui ne vous fait pas que des amis chez les médiocres. Mais Shelley ne s'arrête pas en si bon chemin. Non seulement son Prométhée n'a rien à envier à celui de Sophocle mais il dépasse toute la production qui nous est parvenue des anciens grecs. Ce n'est pas de l'orgueil mal placé. Shelley balance en douce une idée révolutionnaire. C'est que depuis la Grèce classique de l'eau a coulé sous les ponts, notamment de la Tamise. Se revendique de Shakespeare qu'il juge supérieur à Eschyles... Nous ne sommes pas en présence du jeu stérile des préférences. Mon champion n'est pas meilleur que le vôtre. Si l'on peut parler de la supériorité du théâtre de Shakespeare sur le théâtre grec, c'est que le monde a évolué. Mine de rien Shelley jette un pavé dans la mare glacée des concepts. Le monde est en devenir. Il se transforme, et il y a chez Shelley un optimisme prométhéen et romantique qui affirme que ces changements induisent un mieux. En gestation encore certes, mais qui induit déjà de profonds bouleversements dans les relations entre les hommes et les dieux.

    Très grande charge de Shelley contre le christianisme, responsable de mille ans de glaciations intellectuelles. L'on se doute que ce genre de discours ne devait point faire plaisir aux autorités et pouvoirs en place à l'époque. Shelley est mort en 1822... Mais ce n'est pas cette revendication de l'athéisme qui effraya le plus. Même si elle remettait en cause l'état social de domination et d'acceptation du monde basé sur la parole relevé du Seigneur.

    Shelley est beaucoup plus radical. Ne se contente pas de la théorie. Celle-ci doit se traduire dans les pratiques existentielles quotidiennes. Shelley sait très très bien qu'à ce niveau il ne heurte pas les idées mais les consciences. Décrétez de nos jours la nécessité de la révolution et l'on vous laissera pérorer à votre aise, prenez un fusil et descendez dans la rue, et revenez nous dire si vous avez la chance d'en revenir vivant comment cela s'est mal passé. Shelley ne sort pas le fusil mais il attaque le point sensible, là où le lien social se fait – à l'instar du Christ, mais est-ce vraiment surprenant ? - chair. L'air de rien, s'attaque à l'institution du mariage. L'aurait pu faire comme tout le monde et prendre une maîtresse. Mais il n'est ni hypocrite, ni libertin. Proclame l'amour libre. Les passions violentes se ternissent avec le temps. Aimez qui vous voulez. Ne voit-on pas dans la première version de La Révolte de l'Islam un frère et une soeur s'aimer d'amour tendre ? Deux siècles ont passé mais l'inceste est toujours dénoncé par les pères la pudeur. Que ce soit dans les cercles pro-libéraux ou anti-capitalistes. Shelley reste encore celui par qui le scandale arrive.

    Shelley marche sur les oeufs. Il le sait. Avance prudemment, mais profite de la vénération officielle que l'on se doit de porter à la littérature grecque et à la beauté de la prose platonique pour insinuer des idées très anti-platoniques. Au bout de l'Amitié n'entre-t-on pas dans le domaine de l'homosexualité ? Shelley reste prudent, laisse l'intelligence du lecteur se poser et poser à la société les bonnes questions. Il serait malséant de lire ces réflexions de Shelley avec les lunettes de l'actuelle tolérance de nos sociétés. Shelley ne revendique pas le droit pour les homosexuels de s'aimer. Ne défend pas le droit de chacun. Défend le droit de tous. D'une intercommunalité de l'amour. Shelley prône une sexualité changeante et multiple.

    Mais ce n'est que le premier étage de son raisonnement. Ne se contente pas de prôner l'amour libre. Une grande partie de nos contemporains souscrivent d'ailleurs à cette vision et ne rechignent pas à s'y adonner. Shelley avance d'un pas. La révolution de l'amour qu'il théorise – et mit en pratique dans sa vie – n'est efficiente que si elle s'accompagne d'une révolution sociale. Marx qui appréciait Shelley précisera la description et le mode de désemploi de cette structure capitalistique à laquelle il s'agit de s'opposer...

    La lecture de Shelley reste difficile. Le lecteur doit à tous moments tirer les conséquences de ce qu'il avance. Comme par hasard Shelley se livre à toute une réflexion sur les chaînes de causalité aristotéliciennes... A vous de faire l'effort de logique nécessaire. Sa naissance, sa fortune l'ont quelque peu protégé mais tout comme Byron vint un moment où il jugea bon mettre un peu de distance entre sa vindicative personne et le puritanisme anglais. L'Italie offrait un climat beaucoup plus ensoleillé que les brouillards de l'Angleterre certes, mais elle était aussi un pays où le pouvoir étatique morcelé n'était pas aussi puissant et inquisiteur et fort... La réception de ces deux écrivains en notre modernité nationale reste brouillée aussi par leur position sociale. Ces deux aristocrates anarchisants – que l'on pourrait s'amuser de qualifier Byron de stirnérien et Shelley de kropotkinien - ne correspondent pas à nos catégories cartésiennes. Il faut comprendre que le romantisme anglais contrairement au romantisme allemand s'est développé dans le pays qui le premier effectua souffrit des affres de la révolution industrielles. Si le mouvement allemand se livre aux abîmes de la réflexion philosophique et idéaliste c'est qu'il n'est pas encore confronté au même processus d'industrialisation. Les anglais, héritiers d'une philosophie beaucoup plus pragmatique, seront davantage engagés en leur siècle. La déréliction hölderlinienne – comparée à l'optimisme shelleyen est des plus signifiantes. Leur aire d'envol leur est commune, la Grèce Antique, mais celle d'Hölderlin se heurte et se fracasse sur son impuissance, il l'est comme la mouche qui s'affole contre la vitre, il n'arrive point à s'échapper de sa vision toute théorique, Shelley a déjà identifié l'ennemi et est entré dans les prolégomènes du combat. Hölderlin s'agite encore dans le mode du mythe, devant Napoléon il est comme Hugo devant l'Aigle, il saisit l'épopée mais reste incapable de le traduire politiquement... Shelley n'a plus le temps de réfléchir, il est déjà aux prises avec les tentacules de la pieuvre.

    André Murcie ( Janvier 2017 )

     

    ECRITS DE COMBAT

    SHELLEY

    ( L'Imsomniaque / 2012 )

     

    Enfin un livre qui remette Percy B. Shelley tel qu'en lui-même, l'éternité s'est surtout complu à en brouiller le sens et le message. Cela grâce à la très belle introduction d'Hélène Fleury qui redonne signifiance à l'oeuvre et à la démarche du poëte. Il n'était pas trop tôt. Car il y a une actualité de Shelley. Ce n'est pas que nos contemporains se précipitassent sur ses oeuvres. Non, pas de rush dans les librairies sur ses ouvrages. Ce ne sont pas ses livres qui sont lus, commentés et discutés, ils n'interviennent en rien dans l'analyse du réel, sont comme des ilots infertiles relégués à l'écart des grandes routes de la pensée politique. C'est tout le contraire qui se passe. Il semble que ce soit notre réalité qui se hisse et descende à son niveau, qui lui donne raison. Nous vivons des moments de grande régression. Deux siècles après la mort de Shelley le monde recule. L'idéologie libérale triomphe, nous revenons peu à peu mais très sûrement à une économie d'exploitation capitalistique des plus agressives. L'enrichissement des uns est méthodiquement bâti sur l'exploitation des plus pauvres. Toute la protection sociale s'en va à vau l'eau. Encore quelques années et les cités populaires d'aujourd'hui seront au diapason des slums londoniens du dix-neuvième siècle. La misère gagne du terrain. Nos élites intellectuelles pérorent et s'enferment dans l'impossible résolution de faux problèmes. Si Shelley est très peu lu de nos jours c'est aussi parce que l'action du poëte est en elle-même une terrible dénonciation de cette politique de l'autruche. Que de forces et de temps perdus à déblatérer autour de l'épouvantail de l'adaptation nécessaire aux lois indépassables de la mondialisation et de la modernité ! L'idéologie libérale a phagocyté bien des cervelles, la plupart des organisations syndicales et politiques d'opposition le répètent à l'envi et souscrivent par leurs reculades successives à cette logorrhée désastreuse... Shelley nous fait honte. Ses idées sont plus claires que celles de la plupart de nos contemporains. La misère est inacceptable. Les richesses sont produites par l'exploitation ou l'élimination des classes misérables. Toute lutte doit être prioritairement intransigeante et veiller à l'écrasement de ces conditions inacceptables. Shelley est d'une clarté absolue. Non il n'y a pas d'acceptation ou de remédiation qui soient envisageables. Non au réformisme cauteleux qui court après ses palinodies, seule la violence sera capable d'assurer cette transformation révolutionnaire. Shelley est un activiste. Affiches, tracts, poèmes, font partie de ses moyens de diffusion de ses idées. Il n'est pas un partisan de la littérature engagée qui se range aux côtés d'un mouvement organisationnel – qui à son époque en est à ses premiers balbutiements – il est de ceux qui engagent le combat. En première ligne. Le titre générique d'Ecrits de Combat choisi par les Editions de l'Insomniaque pour cette présentation de vingt-deux textes – proclamations, poèmes, romans, théâtre – n'est en rien un gauchissement récupératif de la pensée du poëte, résume parfaitement en trois petits mots le sens de son oeuvre et de son action littéraire qu'au contraire de Mallarmé il ne voulait pas restreinte.

    Nous ne nous attarderons pas sur l'analyse de ces oeuvres en elles-mêmes, plusieurs chroniques ultérieures seront dévolues à cette tâche. Nous ne nous attarderons que sur une des toutes premières qui est fondement de la pensée Shelleyenne. Beaucoup n'y accordent qu'une attention subsidiaire. Nécessité de l'Athéisme. Cela tombe sous le sens, et l'on range cette proclamation dans les rayons de la bibliothèque des évidences de la liberté de conscience. Un combat aujourd'hui gagné et résolu. Dieu merci, nous ne serez pas expulsé de l'Université si vous revendiquez votre athéisme ! Tant que l'on n'en reste aux grandes idées, le feu n'est certes pas à la maison. Bien sûr vous pouvez éprouver quelques inquiétudes quant à la montée de ce que l'on stigmatise sous l'appellation de Retour du Religieux. Le raidissement catholique en notre douce France, la déferlante évangélique aux Etats-Unis et en Amérique du Sud, la progression effrayante de l'islamisme radical... C'est au nom de la Modernité ( qui éclaire le monde ) que l'on dénonce cet obscurantisme venu d'un autre âge... Il n'en est rien. L'athéisme ne relève pas de la liberté de pensée. D'ailleurs très prudemment beaucoup de nos contemporains n'osent plus s'en prévaloir, se dépêchent d'enfiler la petite culotte de l'agnosticisme. Le seul fait qu'ils ne s'inscrivent pas dans le scepticisme philosophique des anciens grecs est déjà signe d'ignorance et refus de toute confrontation avec la croyance religieuse. Il ne s'agit pas d'être pour ou d'être contre.

    Shelley pose une condition sine qua non qui n'a rien à voir avec les impératifs catégoriques de la Kanthéologie moderne, il n'y a pas de pensée affirme-t-il à partir du moment où l'on n'évacue pas de sa réflexion l'hypothèse divine. Ou vous restez dans la zone incertaine de la croyance ou vous vous situez dans le domaine de la pensée. Ni plus, ni moins. Nous rappelons que d'après nous l'ostracisme moralo-politique dont on se sert pour dénigrer le travail philosophique d'Heidegger est avant tout un rideau de fumée pour cacher la haine que beaucoup portent à ce principe de base qui est au fondement de l'entreprise de pensée heideggerienne. Une pensée entachée de religiosisme, voire de religiosité, ne saurait être efficiente, en d'autres termes vouée à l'échec dans une lutte engagée contre le capitalisme. Point d'attaque essentiel ce moment où le soc de la pensée athéique dégage la terre qui obstrue la fertilité du sillon révolutionnaire. Notre époque a perdu cette clairvoyance. Pour s'en convaincre il suffit de relire à l'aune de cette volition de pensée l'ensemble des débats théoriques et des luttes sociales de ces trente dernières années en notre pays et sur l'ensemble de notre planète. Le concept de laïcité ( dure ou accommodante ) n'est pas inscrit dans la généalogie de la pensée shelleyenne ! L'athéisme n'est pas la souscription doxique d'une préférence personnelle, il est le principe fondamental de toute pensée digne de ce nom. La revendication de Percy Bysshe Shelley est loin de faire l'unanimité des consciences contemporaines !

    Shelley est un intransigeant. Notre époque n'aime guère ces positions aussi tranchantes que la guillotine qui s'abattit sur le cou de Louis XVI, est-ce vraiment une surprise si l'on a installé autour de cette figure majeure du romantisme européen un cordon sécuritaire de mise à distance. Circulez, il n'y a pas trop grand-chose à voir ! Ce Shelley quel exalté tout de même ! Les chiens de garde démocratiques ont oublié que l'homme est la démesure de toute chose. Notre époque étriquée ne saurait s'y résoudre !

    André Murcie ( Janvier 2017 )

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    L'HOMERE DES BATAILLES

     

    HOMERE ET SON EPOQUE.

    HISTOIRE ANTIQUE. HORS-SERIE N° 9.

    Avril – Juin 2006.

    HAKIMA BENADDERRAHMANE. AUDE RICHARD. PAUL MATAGNE.

     

    Difficile d’écrire sur Homère. D’abord parce que tout a déjà été dit. Ensuite parce que le plus simple c’est de se jeter dans l’Homère comme l’on plonge dans la mer si l’on veut savoir nager. Enfin si vous avez besoin de bouées de secours la revue débute par deux double pages de chroniques bibliographiques : traductions, et livres divers sur la mythologie, la Grèce, les Dieux et les Héros.

    Hakima Benadderrahmane se charge de nous présenter la société homérique : terrible pensum cent fois rebattu. Faites comme moi, semblant de lire et gardez vos yeux pour les vases noirs à figures rouges qui ornent le texte. Ni pire, ni meilleur qu’une autre mouture mais vous connaissez déjà la fin des phrases quand vous en avez à peine parcouru les premiers mots.

    Aude Richard s’en tire mieux, elle nous refile les bonnes pages de son master sur la beauté chez Homère. Nous aurions préféré un délire érotique sur le visage d’Hellène, mais nous devrons nous contenter de froides recensions universitaires. Tant pis nous ferons avec !

    Nous avons déjà parcouru cinquante pages et peut-être pensions-nous couper court à ce long voyage ! Bien nous en a pris de ne point nous arrêter en si monotone chemin. Paul Matagne nous montre ses photos de voyage. Troie bien sûr, et les étapes maritimes d’Ulysse.

    Pour Troie c’est beaucoup plus court que le gros dossier du numéro 30 de Mars-Avril N° 30 de la même Histoire Antique mais tellement plus clair et mieux expliqué ! Les photographies ont au moins le mérite de correspondre aux propos de l’article. Le principe est d’une efficacité redoutable : si vous voulez savoir à quoi correspond Troie 2… regardez la photo, pour Troie 7 a…regardez la photo, et ainsi de suite pour chacune des zones du tertre d’Hissalirk évoquée. Ces vues des remparts mythiques de Troie envahie d’herbes folles et de coquelicots sont chargées d’émotion.

    En lisant l’Iliade peut-être vous êtes vous demandé ce qu’il y avait derrière Troie. Car du côté de la muraille de la ville qui tourne le dos à la mer Homère ne nous y emmène pas souvent ! C’est un peu comme la face cachée de la lune. Paul Matagne soulève un coin du voile : ils sont là, cruels, puissants, implacables – j’en rajoute un peu – qui donc ? : mais les fameux guerriers de l’âge de fer, les fabuleux Hittites dont personne ne parle jamais mais dont on sait qu’ils ont fondé un des empires les plus puissants de l’Antiquité. ( Nous renvoyons les esprits curieux soucieux de se documenter à notre livraison de Littera-Incitatus sobrement intitulé Hittittites Hourra ! )

    Mais quittons les amers rivages de Troie pour bourlinguer aux quatre coins de la Méditerranée sur le navire du subtil Ulysse. Le périple n’est pas de tout repos mais les paysages sont tellement beaux que l’on ne peut plus reprocher à Poseidon son infatigable et inextinguible colère ! J’ignore si Paul Matagne a déjà eu l’occasion d’organiser une exposition sur ses photographies, mais quel talent !

    Tout compte fait ce numéro d’Histoire Antique tire bien son épingle du jeu. Parfait pour un néophyte qui aborderait par son entremise sur le rivage sacré des origines de notre littérature, il se laisse regarder avec plaisir par les équipages aguerris de loups de mer qui ont maintes fois embarqué avec le vieil amiral.

    Enfin avant de nous quitter distribuons trois bons points. Le premier pour avoir eu le bon goût d’agrémenter les articles de longs passages du divin Homère dans la traduction de Leconte de Lisle. Sans conteste la meilleure, et de loin, de toutes celles effectuées en langue française. Les hommages rendus au maître du Parnasse sont si rares en notre funeste époque qu’il est nécessaire de le signaler.

    La revue s’ouvre sur une présentation d’un site internet : http://www.iliadeodyssee.com basé sur une adaptation des deux ouvrages d’Homère publié en 1956 aux Editions des Deux Coqs d’Or magnifiquement illustrés par Alice et Martin Provensen. Vous nous laisserez tout de même préférer l’univers graphique de Jiri Béhounek que vous retrouverez dans la collection Les Grands Classiques de tous les Temps chez Gründ, paru en 1993.

    Un grand merci à Histoire Antique pour nous avoir épargné l’oiseuse discussion sur l’attribution impossible et de l’Iliade et de l’Odyssée à un seul et même poëte. Ce n’est pas parce l’Homme Moderne aura amputé un génie antique d’un de ses deux chefs d’œuvre qu’il en ressortira grandi aux yeux de l’ Humanité Future !

    André Murcie.

     

    HOMERE ET LES METAMORPHOSES D’ULYSSE.

    MAGAZINE LITTERAIRE N° 427.

    Distribué en kiosque. Janvier 2004.

    FRANCOIS HARTOG. ALIETTE ARMEL. PIERRE CARLIER. ISMAIL KADARE. MINH TRAN HUY. LO CANFORA. MICHEL DELON. J CUISENIER. JACQUES LACARRIERE. CONSTANT CAVAFY. PHILIPPE JACOTTET. HELENE MONSACRé. PHILIPPE BRUNET. MARCEL CONCHE. EVA CANTERELLA. PAUL VEYNE. EMMANUEL SCHWARTZ. ROBERT LOUILT. GERARD DE CORTANZE. LOUIS-LOUIS GEOGES TIN. FABIO GAMBARO. FLORIAN ZELLER. BRUNO DE LA SALLE. IRINA BROOK. GILLES COSTAZ. JEAN-PAUL MOREL. ALIETTE ARMEL. FREDERIC ASTRUC.

     

    Homère. Le retour. Bien sûr dès que l’on tourne la couverture l’on tombe recto sur une publicité couleur pleine page de la nouvelle traduction de la Bible. L’offensive des très chrétiennes éditions Bayard ne s’arrête pas en si bon chemin. Nous sommes aussi prévenus, en bas de page, du lancement d’une très saint-sulpicienne collection Bible & Philosophie, comme s’il pouvait exister une quelconque relation d’ordre intellectuel entre les besoins de croire et l’exigence de la pensée.

    L’émergence, depuis plusieurs années, d’un pôle de sensibilité polythéique inquiète les tenants de la foi monothéique. Plus une seule publication grand public, consacrée à l’antiquité gréco-latine sans que d’une façon ou d’une autre, ne soit rappelée, avec plus ou moins de discrétion, le véritable fondement théologique de notre culture !

    D’ailleurs, au cas où l’on ne l’aurait pas compris, la première contribution de François Hartog nous met les points sur les i. Pas question de confondre le périlleux voyage d’Ulysse avec la marche d’Israël dans le désert. La Bible nous en donne plus : a contrario d’Homère, elle nous offre le salut !

    Marcel Conche enfonce le clou à sa manière. Ulysse est l’homme intelligent par excellence. Subtil, rusé, habile, mais surtout capable de réflexion. Toutefois sa sagesse possède ses propres limites : Ulysse n’est pas un humaniste. Sa pensée ne peut se passer des Dieux. Ô malheureux fils de Laërte qui n’a pas su se détacher de l’élémentale nature ! Tu restes un héros incomplet. Quant à l’immortalité si tu l’as refusée c’est que tu ne croyais pas un traître mot en la proposition de Calypso. Assez malin pour comprendre que les Dieux se jouent de lui, Ulysse ne peut se passer de leur aide protectrice.

    Curieuse manière que d’appréhender l’univers mental de la grécité homérienne en l’expliquant par le manquement de ce qu’il n’est pas. Ce moderno-morphisme est l’un des tics méthodologiques les plus courants de nos universitaires les plus renommés. Nous y supputons d’inconscients relents de christianisme cléricalisé qui altèrent toute vision objectivante d’un événement précis. Le vieux mythe de la révélation et son corollaire laïque du progrès causent toujours autant de dégâts intellectuels : ce qui n’a pas su d’emblée se poser en le monde selon notre propre modélisation comportementale de positionnement, est nécessairement, au point de vue de la stricte marche en avant de l’Histoire, en retard, et donc moralement frappé d’une rédhibitoire tare d’imperfection. Les impératives fatwa catégoriques du positivisme kantien n’en finissent pas d’orienter les imaginations !

    Pas de Veyne ! Paul se charge des déviationnistes. Plus question de s’éloigner du sujet. Tout écart subjectif sera châtié. Ah ! ces chênes que l’on abat sur le bûcher des homoloncules ! Charge à la hussarde contre Virgile, l’Enéide et la sensibilité romaine ! Préférer Homère à Virgile n’est ni un crime en soi, ni une faute de goût. Mais réduire Homère à un chef-d’œuvre universel – certains éloges sont perfidement incapacitants – pour mieux faire oublier l’arrimage de l’Enéide au fondement de notre culture est un tour de passe-passe des plus déplaisants, surtout si l’on rajoute que les pauvres grecs n’ont rien compris à la grandeur de l’œuvre de leur poëte lauréat ! Heureusement que l’on sait depuis longtemps que, selon Paul Veyne, rien de lucidement grand et bon ne saurait émaner de la Rome et de la Grèce antiques et païennes.

    Au passage décernons un bonnet d’âne à Jacques Lacarrière, qui en mal d’inspiration s’est contenté de recopier sa traduction personnelle d’Ithaque de Constantin Cavafy. Mais pourquoi s’est-il cru autorisé à l’accompagner d’un des commentaires les plus plats et inutiles qu’il m’ait été donné de lire d’un poème du mage d’Alexandrie ?

    Nous n’évoquerons point les autres collaborations. Les questionnements trop attendus ne déclenchent point de novatrices et surprenantes réponses. L’ensemble du dossier est à l’image de magazine d’émasculation littéraire institutionnalisée. Même en causant d’Ulysse l’on s’arrange pour ne pas soulever de vagues. Les lames sont émoussées.

    Ainsi lorsqu’il évoque Naissance de l’Odyssée, premier roman de Jean Giono, Gérard de Cortanze nous apprend tout ce qu’il est interdit d’ignorer de la stratégie d’écriture gionienne. Tout, sauf l’essentiel. Pourquoi ce retour à l’Antique, chez Giono et quelques autres, au lendemain de la guerre de 14-18 ? Doit-il être interprété, comme scolaire rémanence résiduelle et quasi obligatoire de la culture classique sans réelle portée signifiante ? Alors qu’à la même époque la déréliction des temps engendrait, au travers de Dada, déraisons et dérisions ? Entre le choix surréaliste de la convulsion du monde et le retour hölderlinien aux fondements n’est-il pas possible d’égrener les manquements terribles de l’Europe à son propre destin durant l’ensemble du vingtième siècle ?

    La production architectonique de biens de consommation a permis de reléguer à l’arrière-plan des consciences le sens ultime de nos vies. Sans doute a-t-on fabriqué et distribué en ses cent dernières années davantage d’exemplaires d’Homère que dans tous les siècles précédents. Mais dans cette même période nous nous en sommes éloignés comme jamais auparavant. Qu’Homère soit devenu un incontournable culturel, que son nom fasse encore vendre, oui. Mais surtout gardons-nous d’évoquer son statut réel dans l’imaginaire de nos contemporains. Homère n’est plus qu’un objet d’étude. Scolaire et universitaire. Tant que la classe des mandarins littéraires parviendra à persuader les élites politiques de la nécessaire perpétuation de leur survivance, l’on causera encore quelque peu, entre gens bien éduqués, de l’aveugle de Chios. Il est à craindre que d’ici quelques années les subsides sonnants et trébuchants des rares subventions publiques et des douteux investissements privés ne jettent leur dévolu sur d’autres sources d’intéressement beaucoup plus rentables.

    Malheureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage en modernité. Nos contemporains confondent la notion de métamorphose avec le concept d’adaptation. La première relève de la puissance ouranienne de l’individu, la seconde de l’analyse paramétrique des champs sociologiques. Les espèces en péril doivent s’adapter ou disparaître. Nous avons perdu le sens des mentalités homériques ou héroïques. Notre monde s’est rétréci : il est étrange que nous ayons plaisir à le décliner selon les directives du Moindre. Entre Ulysse et Achille, nous avons choisi le plus humain. A louvoyer entre les rochers et les Dieux, Ulysse nous ressemble trop. Du moins lui, a-t-il su éviter les récifs !

    Les Dieux nous effraient. Nous ne voulons plus côtoyer leur présence et leur terrible grandeur. Un seul Dieu nous suffit. Abstrait et paternel. Qu’il nous empêche de grandir et nous octroie sa protection. Le voyageur a peur de son ombre. Un rien nous trouble. Nous sommes les nihilistes de nos propres exigences. L’aurore a perdu ses doigts de rose. Ma nuit tombe. Demain sera un autre jour. Rien ne nous permet d’affirmer que le soleil se lèvera encore.

    André Murcie

     

    ODYSSEE. LIVRE I :

    LA MALEDICTION DES PIERRES NOIRES.

    MICHEL HONAKER.

    364 p. Flammarion. MAI 2006.

     

    Une fois que nous aurons signalé que tout l’intérêt du livre réside dans le lettrage de sa page de garde il ne nous restera plus grand chose à dire. Soyons sympathique : ajoutons la chromo couverture de Benjamin Carré qui hésite entre cinéma et bande dessinée.

    Remarquez que vu la grosseur du bouquin, son format modeste et la soixantaine de pages blanches qui séparent les chapitres vous vous ne perdrez pas de temps à le lire ! Ces pierres noires sont vraiment une malédiction. Au début l’on se retrouve face à un démarquage d’Homère, ce qui n’est pas étonnant lorsque l’on se souvient du titre générique de la série ( l’on nous annonce déjà le tome II ). Evidemment Michel Honaker a changé l’angle de focalisation comme l’expliquent nos universitaires brevetés. Ne pas confondre plagiat et démarquage, s’il vous plaît. Bref ce n’est pas Achille le héros, mais Ulysse. N’essayez point de vous faire les avocats du diable : bien sûr l’Odyssée d’Homère tourne bien autour d’Ulysse, sauf que la moitié de La Malédiction des Pierres Noires raconte l’origine de la guerre de Troie et culmine sur la chute de la citadelle, mais pour la fameuse colère d’Achille faudra vous reporter à l’Iliade originelle…

    Les flammes de Troie ont beau jeté leurs plus sinistres lueurs chatoyantes que votre esprit n’en est pas pour autant éclairé. A ce stade-là vous vous demandez en quelle subtilité réside l’intérêt de cette énième resucée homérienne. Inutile de vous rabattre sur votre chaîne câblée préférée pour visionner un feuilleton américain, la télé mâchée pardon la télémachie, arrive.

    Nous voici transportés dans le palais d’Ulysse. Télémaque y erre comme une âme en peine, mais nous ne nous attarderons pas sur les sombres tourments du jeune héros – en écrivant ces derniers mots nous vient à l’esprit l’idée que c’est de cette évocation du fils du roi disparu que Shakespeare a tiré le personnage d’Hamlet – car c’est la reine qui a retenu l’intérêt de notre rewriter professionnel.

    Trouble Pénélope qui suscite le désir de bien des prétendants. Nous tremblons pour la suite promise. La Pénélope de Michel Honaker cèdera-t-elle à ses plus bas instincts charnels ? Nous n’en savons rien, mais nous sommes sur une piste glissante. Le ballet de convoitise érotique que les princes d’Ithaque entament autour de la dame d’honneur d’Odysseos risque de se terminer en de bien coupables étreintes. Télémaque n’est pas encore parti à la recherche d’hypothétiques renseignements sur son père que déjà les hôtes du palais commencent par s’entretuer. Si Ulysse tarde un peu trop à rentrer il n’en trouvera plus aucun à éliminer ! La scène des retrouvailles finales ne nous offrira pas les flots d’hémoglobine attendus.

    Le livre s’arrête là. Lourd de promesses. Michel Honaker aura-t-il le courage de ses sous-entendus pornographiques ou vaincu par la peur de la vengeance d’Ulysse restera-t-il dans les limites d’une chaste prudence ? A vous de vous procurer les tomes suivants !

    André Murcie

     

    LA COLERE D'ACHILLE.

    CHARLES FICAT.

    176 p. Août 2006. Bartillat.

     

    Il faut un sacré courage en cette aube du troisième millénaire pour se revendiquer d'Achille. Nous ne parlons point du noble fils de Pélée, celui qui remit à Priam éploré le cadavre d'Hector, mais l'autre la brute, le colérique, celui qui ne savait se maîtriser, le barbare blond à la lance sanglante. Ce ne serait même pas lui rendre service que de rappeler que tout de même il fut le modèle d'Alexandre ! Notre époque ne pratique plus le culte des héros. Pour nous consoler, l'on nous assure que les Grecs eux-même n'ont jamais vraiment prisé le fils fabuleux de Thétys. Nous lui préfèrerions Ulysse, l'astucieux qui se tire de tous les mauvais pas par de subtils jeux de langage. Evidemment c'est une totale mésinterprétation du personnage du roi d'Ithaque en qui nos contemporains s'acharnent à entrevoir le chaînon manquant qui relie ce que Giono surnomma la naissance de l'Odyssée à l'apparition de la démocratie athénienne alors qu'Ulysse à la parole trompeuse n'est que la préfiguration homérique de l'art suprême de la pensée humaine, conçue en tant qu'efficience de toute praxis, que fut l'invention de la sophistique grecque.

    Mais nous nous égarons sur des sentes ombreuses que l'Achille de Charles Ficat refuserait d'emprunter. C'est que Charles Ficat ne cède pas d'un pouce. Il chante la colère d'Achille, Achille le bouleversant – et le bouleversé – enfermé dans la chair radieuse de sa présence au monde, celui que sa naissance partage de la tête au talon, à demi dans sa propre folie éristique et l'autre moitié déjà divine. Oui Charles Ficat nous fait la grâce de ne pas s'aventurer d'un pas hors de la mort du héros qui enchante les lectures germinatives des enfants sages.

    Le livre, mais il s'agit d'un récitatif épique, qui reprend et ordonne en une lente introspection spectrale les fragmences brisées de l'épopée originelle. Charles Ficat n'ajoute rien. Rien qui ne soit déjà connu depuis la plus haute antiquité. Alors pourquoi cette méditation funèbre, si éloignée de nos canons littéraires actuels, nous touche-t-elle ? Ou peut-être pour mieux formuler notre question – qui est toujours beaucoup plus essentiellement philosophique que toute réponse – pourquoi cette relecture si fidèle du dire intérieur d'Achille nous fait-elle ressentir l'imminence de notre modernité ?

    Avec du vieux, construisons du neuf. C'est là tout le mystère de l'éternel recommencement de la littérature. Encore que nous serions bien en peine de définir cette dernière, si ce n'est entre cet entre-deux, ce tremblé d'un style, qui n'appartient qu'à la voix qui le porte et qui ne parle que d'elle et de lui. Achiarlles Ficat nous cause. Du plus profond de son être intime, avec les mots et le masque tragique d'un autre qui le dépasse et nous enterre tous.

    Ce n'est pas une résurrection, car ce serait alors une insipide palinodie du drame essentiel et mortuaire, mais une insurrection métaphysique qui pousse de l'un à l'autre, de l'unicité de l'apitoiement sur soi-même à la multiplicité résonnante des actes d'une existence - actes qui n'en finissent pas de signifier les déperditions intimes des vies empreintes de la douloureuse banalité des agitations communes.

    Logique de la littérature, lorsqu'elle est trempée au logos. Portrait de l'artiste en héros grec. Puisque tout est question de représentation quand bien même nos temps n'aimeraient point les lectures héroïétiquement incorrectes. Une seule consolation : les contemporains d'Achille ne pèsent point davantage que les nôtres. La mort est toujours solitaire. Nous menons une guerre contre le monde entier, sans répit, sans espoir ni faux-semblants. Ni illusion.

    Pour la petite histoire, celle que les hommes nomment la grande, et les universitaires l'esquisse chronologique, La colère d'Achille, finit par là où le livre commence. Dès la première page Achille entreprend de se raconter depuis le fond des enfers. Cela dure des siècles qu'il moisit en ces lieux insalubres, pourtant il ne meurt qu'à la toute dernière page. Tout le reste n'est que commentaire. Boniment selon les peintures ségaléennes.

    Le serpent se mord la queue. Tout revient, ou plutôt rien ne passe. Juste une illusion. Un livre ne commence ni ne finit disait Mallarmé qui s'y connaissait en Tombeaux même s'il n'a point pu édifier pour son fils le bûcher de l'urne cinéraire projetée. Toujours la même histoire, que chacun déroule à l'aune de ses tragédies intimes. Mais Charles Ficat se plaît à revêtir l'armure du péliade. Cela nous agrée.

    Aujourd'hui plus personne ne songerait à se disputer les dépouilles opimes du héros. Il y a longtemps que la guerre contre les surhommes a été menée. Tous morts et enterrés depuis belle lurette. Et ce jeune fou de Ficat qui s'en va rendosser la panoplie entière alors qu'on ne lui demandait rien.

    Certains s'essaieront à le disculper. Preuve que pour eux ils pardonnent tout de même une faute. Du talent, certes qui aurait pu être mieux employé, mais Achille n'est-il pas une simple figure de l'homme universel ? N'est-ce pas la même hominisation généralisante que Jacqueline de Romilly avait entrepris d'appréhender, de l'autre côté du combat, de l'autre rive, au travers du personnage d'Hector suspendant son bras comme le temps son vol au-dessus du lac si romantique de Lamartine ?

    Hélas ! L'Achille ficatien ne renonce pas à son destin. S'il ne croit plus aux buts moralisateurs de la guerre, il n'en continue pas moins le combat sûr d'accomplir le geste ultime de sa propre grandeur. Achille refuse l'universalité démocratique et choisit de rester un guerrier grec. Il y aurait toute une étude à mener sur l'écartèlement de la part féminine de l'hominidé achilléen. Tel qu'en lui-même et jamais en elle-même. Achille procède de la divinité mais ne rentre pas en douceur dans la femelle. L'amour n'est qu'une autre face du carnage. Ares, Eros, Eris. Achille Empédocléen.

    Mais l'arpentage de la fiction ficatienne ne va pas jusqu'au bout du mythe. Nous aurions aimé un Achille invaincu, invincible, par-delà la mort, sur l'ile des Bienheureux forgeant les armes du Retour. Mais l'Achille de Charles Ficat ne revient pas, puisqu'il n'est jamais parti, puisqu'il est resté éternellement en lui-même, circonscrit à sa seule présence. Comme s'il ignorait l'enjeu jovien et impérieux de la guerre de Troie. Mais Ficat a fichu les Dieux plus bas que terre.

    Nous ne lui en tiendrons pas rigueur. Car dans son lamento tragique de La colère d'Achille, Charles Ficat a su évoquer et l'immortelle cruauté des Dieux, et l'impossible mais nécessaire volition de l'homme à leur ressembler. Comme des frères d'armes et de sang.

    André Murcie.

     

    TROIE.

    WOLFGANG PETERSEN

    Film. 2004.

     

    Rendons grâce à Gladiator d’avoir réhabilité le péplum auprès des producteurs. Déjà l’on nous annonce un Alexandre Le Grand et une Dernière Légion devrait d’ici quelques mois pointer le bout de son enseigne. Mais penchons-nous sans attendre sur la énième métamorphose d’Homère.

    Bon film. D’action. Les amateurs du genre ne seront pas déçus, les enfants seront contents. Question figurants et combats l’on n’a pas lésiné sur les moyens. La chose se laisse voir avec plaisir pour peu que vous soyez un adepte des carnages à répétitions et des grands sentiments. Un petit bémol, la deuxième bataille juste sous les remparts de Troie rappelle un peu trop l’ultime confrontation du Seigneur des anneaux et la balance penche davantage en faveur de cette dernière.

    Maintenant si l’on se permet de mettre en perspective l’opus de Wolfgang Petersen avec le poëme originel et homérique, fondateur de l’Occident, il flotterait dans l’air comme un léger soupçon de réprobation… Certes adapter une telle œuvre est une impossible gageure, aussi ne tiendrons-nous pas rigueur des simplifications réductrices apportées par notre metteur en scène au synopsis de départ. Nous pouvons très bien comprendre que l’on nous fasse expirer Achille au plein cœur de Troie lors de la grande scène finale. L’entorse à la tradition mythologique favorise l’intensité dramatique, qui s’en plaindrait ? D’ailleurs avouons que la fin de l’Iliade a déçu des générations d’écoliers désolés de voir l’histoire s’interrompre si abruptement après les funérailles d’Hector. L’on sait bien que la colère d’Achille était le but proposé par le poëte, mais ça se termine encore plus brutalement que Le Rouge et le Noir de Stendhal !

    De même nous fermerons les yeux sur l’économie de temps réalisée. Cette guerre de Troie ne doit pas durer plus de trois semaines, et nous comptons large ! Ce n’est pas à nous petits français de faire la fine bouche ! Avec notre exception culturelle et théâtrale de la règle des trois unités nous n’allons pas nous couvrir de ridicule à chicaner sur cette contraction temporelle effectuée par un fils lointain de la perfide et shakespearienne Albion !

    Reste qu’avec ces milliers de figurants la moitié des personnages homériques, et pas les moindres, sont restés au magasin des Antiquités. Non, nous ne voulons parler ni de Phyloméduse aux grands yeux, ni d’Hyrtios, chef des Mysiens au cœur brutal qui apparaît en les derniers vers du chant XIV comme tout un chacun le sait. Non, mais d’inconnus de peu de bien qui se nommeraient Zeus, Athéna, Ares, Aphrodite, et quelques autres du même acabit.

    L’on a gommé les dieux, au correcteur, d’un seul coup de plume. Quant à ce salopiot d’Apollon qui a cru pouvoir se glisser l’air de rien dans le décor sous la forme immobile d’une statue en or, mal lui en a pris. Il sera décapité d’un coup sec et sans appel par Achille. Une seule exception : pour la mère du héros. Jamais vous n’arriverez à vous persuader que cette viosque au visage fripé qui ressemble à belle-maman est une déesse des plus prestigieuses, parmi les Olympiens, qui chavira le cœur du Dieu des Dieux en personne !

    Une épopée sans Dieux , c’est un peu comme un western privé d’indiens et de cow-boys. Mais les américains ne font rien au hasard. Passe encore que l’on ait retiré toute noblesse aux chefs grecs : Agamemnon est aussi salement pressé de se rendre à Troie que Bush ne le fut d’envahir l’Irak, Ménélas endosse à la perfection le rôle du cocu sordide, Ajax se révèle être une brute épaisse et sanguinaire, et Nestor, le sage Nestor d’Homère, cache sous ses cheveux blancs l’âme damnée de cette assemblée de fripouilles.

    Achille aux pieds légers joue dans la cour des gentils. Le voici transformé en petite frappe de bas quartier des années 1920, il est l’anarchiste au grand cœur qui vole au secours des jeunes filles en danger et qui rive de son bec gouailleur le clou au méchant patron Agamemnon. Râle beaucoup, mais exécute tout de même les ordres. Faudrait pas non plus qu’il donne le mauvais exemple aux jeunes spectateurs.

    Le film déploie, ce que l’on appellerait si l’action était censée se dérouler en une période historique située après la naissance du christ, une idéologie anticléricale militante. A tous les mètres de pellicule l’on répète à satiété qu’il vaut mieux compter sur ses propres forces que sur les Dieux. La chose en est d’autant plus étrange et signifiante à nos yeux qu’elle recoupe exactement les données initiales du scénario. Non seulement l’on a chassé les Dieux, mais l’on martèle sans arrêt la ridicule prétention de leur nécessité. Cet athéisme de façade ne nous convainc pas. Loin de l’entendre comme l’affirmation philosophique d’un humanisme prométhéen, nous le ressentons plutôt comme une profession de foi virtuelle en la croyance de la venue d’un dieu de type nouveau qui viendra sauver l’humanité de ses propres démons de haine et de violence. Nous ne possédons pour le moment d’aucun autre élément que notre instinct, notre flair, pour employer un concept nietzschéen, qui nous permettrait de corroborer notre intuition analytique. Mais nous prenons date. Wait and See. Le temps de compter jusqu’à Troie.

    ( 23 / 05 / 04. André Murcie. )

     

    ODYSSEE.

    CLIVE CUSSLER.

    Traduit de l'américain parJean Rosenthal.

    406 pp. 2004. GRASSET.

     

    J'ai pu répondre à ma libraire qui me disait que beaucoup de ses clients lui commandaient du Clive Cussler, mais qu'elle ne se sentait guère attirée par cet auteur et qu'elle n'en avait jamais lu. Pour une fois que je pouvais étaler ma science, vieille de trois jours, je ne m'en suis pas privé. C'est le bouquiniste du marché qui m'avais mis le bouquin de côté, vu le titre.

    Ça ne pouvait que m'intéresser, un thriller qui nique son Homère je ne rate jamais. Un bon début, un rapide résumé d'une dizaine de pages des aventureuses pérégrinations d'Ulysse, pédagogique attention pour le lecteur qui aurait été distrait durant les cours d'histoire de sa sixième... et dès le deuxième chapitre la bascule dans notre présent. L'énigme est posée. Il ne reste plus qu'à la résoudre.

    L'on déchante très vite et plus on avance plus on comprend le tripatouillage de maître Cussler. Une sauce de base, un véritable jus mariné, l'amour de la mer, plutôt les profondeurs que la surface et ensuite les ingrédients à la mode : une livre de féminisme ( ne pas confondre avec un livre féministe ), attention pas trop salé, car la sauce est peu piquante...une demande en mariage de cinquantenaires en goguette pour toute scène érotique c'est un peu fade. Vous jetez maintenant dans la marmite un syndrome New Orleans, non pas un kilo de jazz, mais une tonne de catastrophe, un ouragan, un gros très méchant qui déjoue les probabilistes calculs des ordinateurs, il vous faudra attendre mille ans avant d'en voir un semblable. Vous y joindrez la traditionnelle branche de thym imbouffable que l'on vous refile systématiquement dans votre assiette dès que dînez en ville, en l'occurrence un gros capitaliste lâche et veule. Rien ne serait parfait si vous n'aviez pas une catastrophe écologique en réserve. Et comme un malheur ne vient jamais seul, en fait elle n'est que le train fantôme qui en cache une deuxième que l'on qualifiera de planétaire. N'oubliez pas les amuse-gueules habituels, les salvations d'innocents juste avant la sonnerie de la mise à mort, les combats à la karaté kid, un bateau de vrais pirates, venus tout droit de la Jamaïque ou de la Tortue pour vous expédier en enfer, et le potiron sur le millefeuille, la présidence des Etats-Unis qui veille sur les intérêts d'un monde libre et paisible.

    Mais tout cela ne serait rien si vous n'avez pas les louches de bipèdes qui permettent de touiller la préparation. Une espèce d'entreprise tentaculaire et secrète peuplée de héros au coeur tendre et aux biceps de fer. Toute une famille. Ni Duraton, ni tuyau de poële, mais enfin recomposée comme il se doit. Plus les amis fidèles. Et pas des gagne-petits mais de ceux qui remportent toujours la bataille. Z'ont qu'à claquer du doigt pour qu'un hélicoptère vienne les tirer des situations les plus désespérées. Comparés, Superman et Spiderman font pâle figure. Chez Clive Cussler ils vous déplaceraient un porte-avion au milieu d'un hurricane avec une ficelle tenue entre les dents.

    Vous avez assez mangé. Vous avez tout avalé et vous n'avez trouvé ni Odyssée, ni Atlantide au fond de votre assiette. Ben, c'est que c'est un peu comme le bifteck sous la frite. Difficile de remplir votre molaire creuse. Pour l'Atlantide, c'est de notre faute, nos chevaliers de l'impossible ont déjà réglé son compte dans un roman précédent. Le titre est très mémotechnique, il s'appelle Atlantide !

    Pour l'Odyssée l'on va vous expliquer. Figurez-vous qu'au tout début du roman une plongeuse émérite découvre au fond de la mer des Caraïbes, en un temple englouti, un vase. Pas Maya, pas Toltèque, pas Incas(sable). Non Celte. Etrange et abracadabrant ! Pas du tout, tout le monde le sait, les récits d'Homère ne se déroulent pas aux quatre coins de la Méditerranée mais de l'Océan Atlantique. Vous l'ignoriez ? Tant pis pour vous, voici une hypothèse d'école jésuistique que Clive Cussler ne se donne pas la peine de faire semblant d'étayer.

    L'Odyssée n'est qu'un prétexte à des scènes à la James Bond. Dès la cinquantième page vous comprenez que vous avez à faire à des cadors qui triomphent toujours des pires péripéties. Ennuyeux et ennuyant.

    André Murcie.

     

    LE DOSSIER H.

    ISMAÏL KADARE.

    FOLIO N° 2237.

     

    Nous, Modernes, n’avons peur de rien. Sauf de la poésie. Ce Dossier H d’Ismaïl Kadaré paru en 1989 est là pour nous le rappeler. H comme la bombe heideggérienne qui explosa chez Parménide. H comme Homère. Pour commencer par le commencement.

    Sourires de commisération non feinte : près d’une trentaine de cités de la Grèce antique se disputaient l’honneur d’avoir vu naître Homère. Notre modernité est ainsi faite que nous préjugeons de ce phénomène poétique avec notre municipale mentalité d’épicier épluchant le compte en banque de l’office du tourisme local.

    Nous sommes aux débuts du vingtième siècle. Sous Zok Premier. Ce fut en ces temps incertains de recomposition européenne que l’on commença à bazarder la notion pure de Littérature pour la remplacer par la contrefaçon pré-marxisante des genres littéraires.

    Plus question de réciter Homère ; nous étudierons désormais les conditions historiales de l’apparition de l’épopée homérique. Glissement sémantique d’apparence des plus anodines mais qui révèle les fractaux contours de la catastrophe culturelle dont nous subissons encore les répliques conséquentielles…

    Melon couvre-chef, canne chaplinesque à la main, les clones de La Reconnaissance Infinie de Magritte reproduite en couverture nous auront induits en erreur, mais dussé-je froisser les susceptibilités, chers lecteurs, Zok Premier n’est pas le cousin de la Castafiore. Ayez quelque respect pour ce monarque qui régna de 1924 à 1939 sur l’Albanie.

    Donc, Math et Norton, nos deux héros, professeurs Tournesol et Dupon(t)(d) de la linguistique normative, s’en viennent en Albanie enquêter sur les derniers rapsodes encore en exercice dans notre monde. Enquête des plus scientifiques puisqu’ils emmenèrent avec eux le dernier cri primal de la technologie industrielle américaine : le magnétophone à bandes.

    Certes leur venue ne passera pas inaperçue et provoquera quelques remous dans les âmes insatisfaites des Emma Bovary de sous-préfecture, mais passons sur les retombées génétiques de l’introduction d’un élément de perturbation dans un corps social assoupi. Soyons plutôt attentifs au discours de la méthode génésique.

    Hypothèse : l’Albanie est si proche de la Grèce qu’il serait loisible et logique de se demander si par hasard, Homère, ou le conglomérat poétique que cette appellation contrôlée désignerait, ne se serait pas inspiré pour l’Iliade et l’Odyssée d’une épopée germinative préexistante de laquelle l’on pourrait retrouver les traces dans les poèmes récités par les aèdes albanais qui en auraient perpétué la tradition depuis la nuit des temps et les hautes montagnes reculées de leur pays…

    Protocole d’expérimentation : il suffirait d’enregistrer à quelques semaines d’intervalle un même poème récité par un des derniers représentants de la confrérie en voie de disparition des aèdes albanais et d’étudier les écarts entre les deux versions pour, par une péréquation mathémato-linguistique des plus subtiles, en déduire si les chants ainsi saisis proviennent et dérivent d’un fonds premier et commun à la tradition ancestrale albanaise et à l’épopée homérique…

    Lecteur, range ton scepticisme goguenard. L’affaire est plus grave que tu ne le supputes. Aurais-tu oublié qu’Iliade et Odyssée furent en leurs temps les vecteurs culturel d’une politique fondationnelle, sinon de la notion d’une certaine eidos de la grécité antique ?

    Heureusement, l’Eglise et les services secrets de la Serbie veillent. Un commando suicide opérant en territoire ennemi détruira les documents reprographiques de travail amassés dans la boîte magnétophonique. Il ne sera jamais prouvé que les Albanais possèderaient - du fait d’une implantation historique et géographique remontant à des temps plus anciens que les calendes grecques – quelques droits de préemption sur la région balkanique…

    Le Dossier H. fut publié en France en 1989. Ce n’est pas faire injure à l’auteur que d’affirmer que la chute du mur de Berlin fut un événement majeur qui remporta en cette année symbolique de la mort du communisme une plus vaste audience que son roman. Toutefois l’on ne manqua pas de reconnaître en la description de la bureaucratie paranoïaque de Zok Premier une dénonciation sans équivoque de la sclérosation stalinienne de l’état albanais.

    On eût été plus inspiré d’y lire une préfiguration des conflits armés sécrétés par l’éclatement de la Yougoslavie. Kosovo, Croatie, Serbie, Macédoine, ONU, intervention américaine… Ce n’est pas ici que nous reviendrons sur les péripéties de cette première guerre communautaire. Nous avons déjà remarqué en d’autres temps et d’autres chroniques qu’elle embrasait une région particulièrement sensible de l’antique limes romain… Pour cette fois nous nous contenterons d’ajouter, qu’à l’instar de ce Dossier H d’Ismaïl Kadaré, ce conflit européen nous fut toujours décrit en passant sous silence, en taisant religieusement, en faisant systématiquement l’impasse sur une des dimensions géopolitiques essentielles : la proximité de la Grèce.

    A regarder et à écouter nos médias il est à croire que la Grèce n’a été nullement concernée par les évènements . D’ailleurs sur le plan militaire l’on s’empressa de dresser entre la Macédoine et la Grèce, une zone tampon de non-belligérance sous surveillance active des instances européennes. Des fois qu’un sursaut hégémonique de récupération des zones macédoniennes ( celles, d’où un petit général nommé Alexandre le Grand… ) ne parvienne à effleurer le souvenir endormi de l’antique grandeur du peuple grec… Des fois que cela initierait le réveil d’une conscience européenne, originelle et guerroyante…

    L’on trouvera mille explications à la présence des américains en Irak et au Kosovo : la route du pétrole, l’installation de régimes démocratiques à vocation libérale, l’inertie de l’Europe, le fer rouge à portée du ventre mou de l’Empire russe… Il en est une autre, moins évidente, mais tout aussi signifiante. C’est l’ensemble géographique turco-grec qui est ainsi discrètement encadré. Les américains ont une prescience instinctive – peut-être inconsciente, mais ô combien efficiente, des conditions idéologiques d’une renaissance, d’un ressaisissement, du devenir européen.

    Le couple franco-allemand vit ses dernières années d’union maritale. Après la rupture de ce long concubinage basé sur de stricts intérêts économiques aujourd’hui en voie de divergences, la France n’aura d’autre échappatoire à sa disparition que la l’édification métapolitique d’un pôle de rassemblement impérieux d’action et de volition franco-méditerranéennes. Nous vivons les temps d’une plus grande politique, de la gestation d’une nouvelle Iliade.

    André Murcie

     

    ARCHEOLOGUES SUR LES PAS D'HOMERE.

    OLGA POLYCHRONOPOULOU.

    Introduction de René TREUIL.

    384 pp. NOESIS. 1999.

     

    Si j'avais reçu un seul et misérable euro chaque fois que j'ai lu une méchanceté sur Schliemann à l'heure d'aujourd'hui je serais multimillionnaire. Mais les Dieux ne l'ont pas voulu ainsi, peut-être pensent-ils qu'il est bon que les chacals de la recherche universitaire se mangent entre eux. Certes nous ne pouvons que nous incliner devant les justes prétentions des Olympiens, mais que cela ne nous empêche point de remonter au tout début de l'histoire.

    Au commencement donc était Homère. Et ses deux poèmes insurpassables. Ensuite nous ferons un grand saut temporel pour nous retrouver dans les premières années du dix-huitième siècle. C'est l'heure de la redécouverte de Pompéi et de l'intérêt porté à l'Imperium Romanum. De Gibbon à Montesquieu l'on redécouvre l'Antiquité, et à peine s'intéresse-t-on à Rome que la curiosité se déplace vers la Grèce. Glissement normal, remontée vers les origines.

    Le malheur c'est qu'en cette époque si les érudits de France, d'Angleterre et d'Italie ressentaient sans difficulté l'inscription de leurs propres pays dans la continuité historiale de L'Histoire Auguste, il n'en était pas de même envers la Grèce occupée pas les Turcs qui apparaissait comme coupée de ses racines.

    Olga Polychronopoulou nous rappelle combien phillhénique fut le le romantisme européen. Nous ne citerons pour mémoire que la geste ultime de Byron allant mourir à Missolonghi. Notre auteur insiste beaucoup sur cet aspect des choses, ce qui nous étonne d'autant plus, que dans la suite de son livre, censé faire le point sur les recherches archéologiques en Grèce jusqu'à l'extrême fin du siècle dernier, elle n'aura pas un mot sur la Catastrophe des années vingt qui vit la Turquie amputer la Grèce de ses provinces ioniennes dans la totale indifférence des puissances européennes... Comme quoi les leçons de l'Histoire passée ne servent pas toujours à réveiller les consciences actuelles...

    Donc de simples promeneurs argentés s'en allaient, en ces temps presque homériques du siècle de Voltaire, promener leur curiosité en l'Hellade occupée. Ils portaient tous dans leurs poches un exemplaire de l'Iliade et de l'Odyssée et essayaient tant bien que mal de se repérer en suivant les épisodes du texte sacré. Jusqu'à ce que survienne Schliemann, une espèce d'érudit autodidacte passionné qui décida de prendre le taureau blanc du sacrifice par les cornes et de procéder avec ordre et méthode, non pas à la Descartes, mais à l'efficacité allemande.

    La chance sourit aux audacieux. A peine eut-il foulé le sol sacré que Schliemann fit coup double. En quatre coup de pioche, il tomba pile sur Troie et face sur Mycènes. Nous exagérons à peine. Pour le palais d'Ulysse, en bon teuton qui se respecte, il pédala dans la choucroute, mais peut-on décemment lui en vouloir ? Essayez de faire mieux. D'ailleurs Olga Polychonopoulou ne se gêne pas pour lui tresser à foison des couronnes de laurier.

    Certes il usa de méthodes expéditives : heureusement que l'on n'avait pas encore inventé le bulldozer car il vous aurait arasé la péninsule anatolienne en trois semaines. Avec quelques centaines d'ouvriers armés de pelles et de brouettes il s'attaqua au tell d'Hisarlik avec hargne et vous mit à jour en deux mois non pas la bonne ville de Troie, mais des Troie comme s'il en pleuvait, la une, la deux, la trois, la quatre, la cinq, la six, la sept, empilées les unes au-dessus des autres comme un service d'assiettes sur l'étagère du buffet de Tante Cunégonde.

    Un gars décidément verni par la chance : à Mycènes il dénicha le masque funéraire d'Agamemnon et à Troie, il tomba pile sur les bijoux d'Hélène. Vous comprenez que sa scandaleuse réussite lui ait créé des ennuis. Il n'est pas d'archéologue moderne – à part Olga Polychronopoulou – qui durant ces cent dernières années ne l'ait couvert d'injures, d'opprobres et d'invectives. Mais depuis Nietzsche nous n'ignorons plus que la jalousie et le ressentiment sont les deux seules mamelles auxquelles s'abreuve l'âme malade des sous-hommes.

    Olga ( trop Poly pour... ) nous rassure : Schliemann ne fait pas partie de la lie au front buté de la commune humanité, il fut un esprit fair-play. Il sut reconnaître ses torts lorsque des archéologues de métier, qui vinrent l'assister sur son chantier, lui démontrèrent qu'il agissait un peu comme un forcené, qu'il fallait gratter la terre scientifiquement, que l'on se devait de respecter encore plus que sa vieille maman l'étude stratigraphique des couches archéologiques, que la Troie N° 2 qu'il avait choisie comme étant celle de Priam n'était pas la bonne et qu'il aurait dû descendre au sixième étage...

    Bref cet homme qui voulait bien faire écouta les judicieux conseils qui lui furent prodigués et sa docilité à remettre en cause ses hypothèses de départ qui avaient motivé son engagement financier servit d'exemple magistral à toute la profession... Ce fut surtout un peu la curée. On attendit qu'il fût mort pour le critiquer ouvertement. Avec raison nous dit notre auteur qui l'a jusque là ardemment défendu.

    Que nos lecteurs ne soient pas révoltés par tant de duplicité, c'est que notre professeur d'archéologie grecque de l'Ecole de Restauration des Antiquités et des Oeuvres d'art d'Athènes n'en veut pas tant à l'Illustre Devancier qu'à ses continuateurs. Prêtons une oreille attentive au raisonnement d'Olga.

    Schliemann cherchait la Troie d'Homère et le palais d'Agamemnon. Il les a donc trouvés. Enfin presque. Il est simplement tombé sur deux sites de l'Âge de bronze égéen. Qui furent habités par des gars très sympathiques mais qui ne sont point les héros dont nous rêvons. Les Achille, les Ulysse, les Télémaque et consorts, ils nichaient ailleurs, dans l'imagination géniale et débordante d'un certain Homère, ou entre les mots dorés de l'Iliade ou de l'Odyssée...

    Bref Schliemann et tous les autres, tous ceux qui s'appuient sur les oeuvres de l'Aède pour asseoir leurs fouilles archéologiques ne voient pas la colonne dorique qu'ils s'enfoncent dans l'oeil jusqu'à l'omphalos... ils ne sont pas plus déraisonnables que ceux qui partent à la recherche du Graal en tenant compte des indices distillés dans les romans de Chrétien de Troyes. Troie n'est ni au premier ni au dernier étage : Troie n'a jamais existé. Si ce n'est dans le cerveau enfiévré et délirant d'Homère et de ses lecteurs subjugués.

    Depuis Schliemann, les temps ont changé. On ne court plus après le site de Troie mais les chercheurs épluchent les descriptions de l'Odyssée pour se renseigner sur les us et coutumes des anciens grecs. Stupides errements ! Homère a tout inventé, l'on ne peut se fier à lui ni pour l'agencement des palais ni pour la manière d'y vivre. A suivre notre auteurs les anciens occupants de ce qui plus tard deviendra la Grèce Antique sont plus proches des celtes de l'âge du fer que des homériques achéens.

    Elle n'a pas dû se faire que des amis la petite Olga. Sa dénonciation des modes obligées de traçabilité idéologique des pures hypothèses de départ qui phagocytent la recherche universitaire est fortement jouissive. L'on regrette tout de même qu'elle n'ait pas apporté de plus amples lumières sur les luttes de pouvoir du mandarinat professoral... Si l'on creuse un peu, l'on a l'impression qu'elle nous susurre que de multiples et respectables savoirs historiaux d'aujourd'hui reposent sur du vent...

    Quant à nous entre le mirage de la littérature et l'incertitude des connaissances facultatives nous n'hésiterons jamais, ni un quart de seconde ni un demi-millénaire. Nous ne prétendons à aucune objectivité historiale. Nous sommes trop occupés à créer nos propres mythes.

    André Murcie.

    HYMNES

    HOMERE

    Texte établi et traduit par JEAN HUMBERT.

    LES BELLES LETTRES. 2003.

     

    Homère a bon dos, c’est un nom magique qui a la merveilleuse faculté de doper les ventes. Dès les premières lignes de son introduction Jean Humbert se dépêche de rétablir la stricte orthodoxie littéraire : ces Hymnes d’Homère ne sont ni plus ni moins que les traditionnels Hymnes Homériques qui ne sont plus attribués à Homère depuis des lustres.

    Ils furent composés aux alentours du septième siècle après l’Iliade, l’Odyssée et la Théogonie d’Hésiode, même si pour l’un d’entre eux notre introducteur descend le curseur temporel jusqu’à un contemporain de Callimaque. Le nom des auteurs ne nous est pas parvenu, il est normal quand on y réfléchit que la majesté des sujets ait effacé la trop humaine signature des scripteurs.

    De longueur plus que variable, d’une dizaine de vers à plus d’un demi-millier, ils étaient récités lors des rituels les plus officiels dans les temples. Les plus courts d’entre eux devaient servir de présentation et d’envois à d’interminables kyrielles de prières diverses… La poésie au service de la religion en quelque sorte. Malicieusement, si nous devions en proposer un équivalent dans notre poésie moderne nous n’aurions qu’à citer La pythie ou l’ Ebauche d’un serpent du très athéique Paul Valéry. Comme quoi la grécité de la poésie de Valéry a tendance à s’affirmer par n’importe quel bout qu’on y songe…

    Ces Hymnes ne sont pas des chef-d’œuvre, même si certains d’entre eux offrent de réelles beautés. Ils nous intéressent surtout en tant que témoignage de ce que des modernes à l’esprit déformé par quinze siècles de christianisme s’obstineraient à nommer la foi païenne mais ce que nous préférons analyser comme la représentation littéraire à laquelle l’homo antiquus pouvait atteindre.

    Un lecteur tant soit peu congelé dans la naïveté de ses souvenirs scolaires s’étonnera du peu d’espace concédé à Zeus et à Héra. Comment se fait-il que le couple royal ne bénéficie-t-il pas d’un traitement proportionnel à sa position sociale ? Quatre vers pour le maître de l’univers, cinq pour l’épouse officielle, c’est vraiment la portion vache qui pleure congrue.

    Les grecs n’ont jamais aimé Héra. L’iconographie habituelle et légendaire nous la présente non sans raison comme un caractère un tant soit peu acariâtre, trop imbue d’elle-même et de son titre de première dame de l’Empyrée. Les Hellènes lui ont de toujours préféré Rhéa. Ce n’est pas que celle-ci soit plus sympathique, mais elle est la parfaite représentante de la déesse-mère originelle, celle qu’un Robert Grave appelle la Grande déesse. Et il faut dire que la lecture des trente-trois poèmes et des notes – d’une obédience mythographique des plus classiques – apporte de l’eau au moulin du poëte anglais.

    Qu’ils en aient eu pleinement conscience ou non les Grecs ont toujours senti que l’alliance matrimoniale d’Héra avec Zeus relevait d’une trahison. Certes les Grecs avaient épousé sans remords et sans regrets la cause des ouraniens, mais l’on a d’autant plus d’estime pour les vaincus qui ne troquent pas leur dignité contre un voile de mariage, si avantageux fût-il.

    Les Hymnes s’attardent davantage sur Déméter et Aphrodite que sur Héra. Déméter ou le triomphe de la vie sur la mort. Aphrodite comme métaphore du feu empédocléen nécessaire à la fonte des plus subtils alliages comme à la destruction dissociative la plus funeste. Cette force que les Hymnes orphiques ( voir notre chronique suivante ) parent du doux nom de l’éros mais dont on se doit de redouter la puissance émusculatrice et la pureté idéelle qui se suffit à elle-même. Les Hymnes homériques insistent sur les trois déesses vierges – Hestia, Athéna et Artémis – refermées sur leur propre divinité inaccessible aux humains, comme la froide flamme des Vestales qui furent, de par leur inaltérabilité cultuelle, les gardiennes de l’Empire.

    Les deux Dieux masculins qui se taillent la part du lion ne sont pas Héraclès mais Apollon et Hermès. Notons que tous deux de par leur lignage matriarcal sont des ennemis d’Héra. C’est même Apollon qui tuera de son arc le fils naturel d’Héra afin d’instituer son propre culte delphique. Ce sont des Dieux protecteurs et rassurants. L’on nous rappellera tout de même en long et en large toutes les monstrueuses bêtises que bébé-Hermès commettra et que le monde entier s’empressera de pardonner à cet adorable bambin.

    Car ce sont aussi des Dieux destructeurs. L’on omettra de distinguer les fonctions psychopompales du divin Hermès. Elles ne seront évoquées que sous forme d’une agréable anecdote lorsque Zeus chargera son messager de ramener Perséphone des Enfers. Hermès est le grand intercesseur. Il a même fonction qu’Aphrodite, celle du commerce des hommes. Mais là où la céleste Cypris s’adonne de tout son corps à son ministère charnel, beaucoup plus intellectuel Hermès nous la joue sur le sardonique plan des idées. Dans l’ énigmatique sourire d’Hermès l’on devine le rire de Diogène et le cerbérien aboiement mortuaire des cyniques.

    Hermès n’est pas pour rien le confusionnel père étymologique de l’herméneutique : il n’est pas de littérature sans dénudation des fondements. Le dévoilement des Dieux s’apparente à une remise en cause de leurs propres statuts métaphysiques.

    Nous ne nous attarderons point sur le côté obscur de la force apollinienne : Apollon Lyncée est la face noire de cet éclat de lumière que Nietzsche n’a pas su regarder. Notre philosophe a préféré cligner de l’œil et se tourner vers le mysticisme de Dionysos. Certes il était important pour le solitaire d’Engadine de briser la glace d’une représentation compassée, classique et édulcorée, de la sagesse grecque qui empêchait tout retour et toute renaissance d’une véritable pensée européenne.

    Mais Dionysos, une fois que nous l’avons dépouillé de ses oripeaux orgiaques , se révèle être le cheval de Troie de l’ impensé religieux dans la mythologie grecque. Orphisme, platonisme, christianisme, la courbe de la volonté de croyance amorce ici la chute vertigineuse de la pensée grecque.

    André Murcie.

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 000

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 000 / TABLE DES MATIERES

     

    toutes les dix livraisons un RECAPITULATIF

    des dix précédentes pArutions

     

    N° 031 : Limonov :

    Limonnov : Emmanuel Carrère

    : Fragmences d'Empire :

    Cicéron et ses amis : Gaston Boissier

    Manuel de campagne électorale : Quintus Cicéron

    L'amitié : Cicéron

    Les Tusculanes : Cicéron

     

    N° 032 : Jerphagnoneries :

    Les divins Césars : Lucien Jerphagnon

    Les Dieux ne sont jamais loin : Lucien Jerphagnon

    Le petit livre des citations latines : Lucien Jerphagnon

    Julien dit l'Apostat : Lucien Jerphagnon

    Caïus, le dernier verdict : Lucien Jerphagnon

    Portraits de l'Antiquité : Platon, Plotin, St Augustin : L. Jerphagnon

    : Fragmences d'Empire :

    Philon d'Alexandrie : Mireille Habas-Lebel

     

    N° 033 : Sparterie :

    Sparte : Eugène Cavaignac

    Thya de Sparte : Christina Rodriguez

    300 : Zack Snyder

    : Fragmences d'Empire :

    Lettres à Lucilius : Sénèque

    Quiite Rome ou meurs : Romain Sardou

     

    N° 034 : Nos ancêtres les Gaulois :

    Antoninos d'Apamia : Jean-Jacques Soulet

    : Fragmences d'Empire :

    Vie d'Apollonios de Thrace : Philostrate

    Apollonios de Tyane et Jésus : Jean-Louis Bernard

     

    N° 035 : Nietzsche :

    Nietzsche, l'antisystème : Philosophie Magazine N° H.S. 26

    : Fragmences d'Empire :

    Essai sur la vie et les oeuvres de Lucien ; Maurice Croiset

    Mimes des courtisans : Lucien

    Oeuvres choisies : Lucien

    Lucien de Samosate, satiriste et conférencier : Cyril Fargues

     

    N° 36 : Nietzsche :

    Misère du nietzschéisme de gauche : Aymeric Planville

    : Fragmences d'Empire :

    Sur le beau : Plotin

     

    N° 037 : Heidegger :

    Hannah Arendt et Martin Heidegger : Antonia Grunemberg

    : Fragmences d'Empire :

    Saint Augustin, la passion de la philosophie : Magazine Littéraire N° 439

     

    N° 038 : Paul Valéry :

    Paul Valéry, une vie d'écrivain : Benoit Peeters

    : Fragmences d'Empire :

    Julianus redivivus : Christopher Gérard

    Misopogon : Julien

    L'empereur Julien redécouvert : Christopher Gérard

     

    N° 039 : Victor Segalen :

    Une longue marche, Victor Segalen : Jean Esponde

    : Fragmences d'Empire :

    Agora : Amenabar

     

    N° 040 : Un fleuret non moucheté :

    Histoire d'un sabre : Claudio Magris

    : Fragmences d'Empire :

    La réaction païenne : Pierre de Labriolle

    La fin du paganisme : T1 et T2 : Gaston Boissier

    Aristote, Epicure, Platon... : Le Point H.S. N° 3

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 40

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 040 / Janvier 2017

    UN FLEURET NON MOUCHETE

     

    ENQUÊTE SUR UN SABRE

    CLAUDIO MAGRIS

    ( L’IMAGINAIRE / Septembre 2015 )

     

    Même pas un roman. Un court récit qui n’atteint pas les cent pages, mais d’une densité extraordinaire. Cela commence comme tout livre qui veut intéresser son lecteur. Le Narrateur se penche sur son abîme intérieur. Nous croyons être partis pour une introspection toute proustienne. Ne sommes-nous pas en présence d’un vieux prêtre à la retraite ? Pour la vidange des consciences, il faudra repasser. Notre pasteur ne ressasse point ses regrets éternels. Prend le soin de ne pas offusquer ses ouailles en se prévoyant de l’inéluctabilité naturelle de l’existence de Dieu qui n’a pas à être davantage prouvée que cette pomme sur ma table de travail. Pas de quoi fouetter un athée ! D’autant plus que derrière l’écran des certitudes canoniques le lecteur pressent une sorte de scepticisme pondéré des plus sereins. Notre saint homme ne croit que modérément à la bonté des hommes, et celle Du Divin Père ne saurait lui être reprochée puisqu’elle est consubstantiellement inhérente à sa constitution dogmatique…

    Son regard porte sur un gouffre tempétueux bien plus amer. Celui de l’Histoire, avec une Hache majuscule et initiale, serait-on tenté de dire… Ne se prévaut pas de sa courte expérience. L’a bien été diligenté par l’Eglise Mère pour inciter le général Krasnov à insuffler à ses troupes d’occupation de la région de Frioul davantage de modération vis-à-vis des populations civiles… Ne s’étend guère sur le succès de son entremise, à peine le laisse-t-il entendre entre les lignes… Le sort des braves paysans italiens victimes de cruelles et injustes exactions n’est pas le sujet du livre. Le but de Claude Magris n’est pas de jouer sur la corde sensible de la miséricorde des grands principes de l’humanitarisme frelaté des consciences modernes.

    Le héros du roman n’est pas un inconnu. Il est ce que l’on appelle un personnage historique. Une figure mythique pour les amoureux de la geste cosaque. Mais nous sommes loin du Don Paisible de Cholokhov, peut-être aurait-il mieux valu qu’il fût cet officier mort au combat duquel Cholokhov retrouva dans les fontes de son cheval les premiers chapitres de son roman qu’il allait continuer. Mais non, l’ataman Krasnov connut un destin plus tragique que ce cavalier inconnu qui servit peut-être sous ses ordres…

    Ce n’est pas tant la carrière et la disparition longtemps restée non élucidée de Krasnov qui intéressent Claudio Magris. Le personnage de Krasnov est pour notre auteur juste un départ, une piste d’envol pour une réflexion de l’action métapolitique individuelle. Que peut un homme seul face aux forces tumultueuses d’un conflit généralisé ?

    Commence par évacuer la question subsidiaire des traces et des preuves qui témoignent de notre passage dans le vaste monde. Est-ce bien le cadavre de Krasnov dont après la fin de la guerre des officiers allemands en mission recueillent quelques ossements et la garde de son sabre ? A-t-il été réellement abattu par un résistant italien au cours d’un déplacement ? Les avis sont partagés : la solution finale sera apportée par les historiens : Krasnov aura été pendu par les autorités soviétiques en janvier 1947.

    Claudio Magris ne remet pas en doute ce fait désormais historique. Krasnov était violemment anti-communiste. Lui qui se couvrit de gloire en menant des charges de cavalerie de haut vol lors de la première guerre mondiale resta fidèle à son empereur. Fit partie de ces cosaques blancs qui rejoignirent les rangs de Dénikine. Krasnov ne fut pas Makhno. Toute sa culture familiale et politique était en contradiction profonde avec les idéologies néfastes de la chienlit marxiste et anarchiste… Partit en exil, devint romancier…

    Lorsque les Allemands entrèrent en Russie, Krasnov décida de les soutenir. Fut de ces cosaques qui levèrent des régiments et qui crurent qu’en ralliant les nazis, la guerre terminée, leur récompense serait la création d’un état cosaque… Fallut déchanter. Les guerres se perdent aussi… Fut aspiré par le repli des armées germaines qui le cantonnèrent en tant que troupe d’appui dans le nord de l’Italie… La débâcle allemande ne tarda plus. Les anglais proposèrent aux officiers cosaques de signer leur reddition contre la promesse de les installer dans un territoire cosaque dans les Balkans. Les Britanniques ne perdirent pas de temps : suivant les accords secrets de Yalta, ils livrèrent dans les heures qui suivirent nos blanchâtres russkoffs par trop crédules aux agents de Staline… Leur sort était scellé.

    Mais le drame n’est pas là. Il est aussi inutile de s’infatuer de moraline de bonne conscientisation. En défendant La Russie Impériale, en combattant les Rouges et en ralliant les Nazis, Krasnov ne commet aucun choix idéologique. Tout au plus se livre-t-il au jeu du moindre mal optatif et symbolique. Les Cosaques n’avaient pu résister à la puissance des Romanov, pour sauvegarder le maximum de leur indépendance ils s'étaient institués les troupes d’élite de leur vainqueur. Par un glissement progressif vers le déplaisir, ils se rangeront du côté des nazis pour mettre hors d’état de nuire la puissance communiste qui les a chassés de leur territoire. Jeu de dupe du faible qui pense qu’en passsant alliance avec l’un de ses ennemis, il limitera les dégâts et peut-être même entrera dans un cycle de proximales victoires. Claudio Magris ne partage pas l’optimisme des combinaisons néfastes. La souris n’a rien à gagner à entrer dans la guilde des gros matous. L’y perdra sa peau en espérant sauver son âme. A moins que ce ne soit le contraire. Dans les deux cas la situation n’est pas grave, mais désespérée.

    Krasnov n’est pas un imbécile heureux qui prodiguerait confiance en la solidité de la branche pourrie par laquelle il essaie d’enrayer sa chute dans le précipice. Le général ne se targue d’aucune illusion, sait qu’il se trahit lui-même en acceptant le joug de l'aléatoire confiance de ses douteux alliés. Mais à part le suicide - qui serait le renoncement définitif à ses rêves - ne lui reste que la politique du mal en pis. Nous ne sommes pas loin des grandeurs et servitudes militaires d’un pessimiste actif à la Vigny. A moins que toute cette illusoire joute d’ombres noires et de lumières grises ne soit que la figure bariolée d’un nihilisme destructif. Le sombre démenti de toute idendité fondationnelle.

    Le livre de Claudio Magris n’est pas gai. Circonscrit étroitement les limites de l’action métapolitique. Ou vous êtes fort, ou vous êtes faible. Dans ce dernier cas, vos chances de réussir sont minimes. Trés proches du zéro absolu. L’Histoire est impitoyable. Nous oblige à une grande prudence. Ce qui ne signifie point qu’il faille laisser passer son tour lorsque l’instant propice se présente. Avec toutefois cet avertissement implacable, se garder de et garder une pureté d'action non compromissive. Marcher pieds nus sur le fil du glaive. La quête du sabre.

    Terrible leçon de chose : la praxis de l'exercice métapolitique se résout trop souvent, lorsqu'elle n'est plus qu'un avatar de tentative de survie individuelle, en une grandiloquente posture romantique. Lot de consolation que l'on s'attribue soi-même comme une décoration que l'on accrocherait à la boutonnière de notre propre vacuité. Ce que Nietzsche fustigeait sous le concept de décadence.

    André Murcie.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LA REACTION PAÏENNE.

    PIERRE DE LABRIOLLE.

    ETUDE SUR LA POLEMIQUE ANTICHRETIENNE

    DU 1° AU VI° SIECLE.

    Juin 2005. Editions du Cerf.

     

    Etrange nous étions-nous dit que le Cerf, ô combien proche des obédiences catholiques, se soit lancé dans la réédition de ce célèbre ouvrage absent des devantures de nos librairies depuis plus d’un demi-siècle. Il est vrai que la crise du livre et du lectorat incite les maisons d’édition à faire feu de tout bois ( de croix ) et à sortir n’importe quel ouvrage susceptible d’accrocher un public quelconque. Rassurons-nous la divine providence n’a pas permis que sous prétexte d’équilibrer les comptes le Cerf ait entendu une fois de plus le coq chanter à sa porte.

    Cette Réaction Païenne de Pierre de Labriolle n’est pas très vive. Ne comptons guère sur elle pour ranimer la flamme sacrée des vestales. Pierre de Labriolle parle de l’intérieur de son camp. Celui de l’Eglise. Ce qui ne l’empêche point de faire preuve d’une certaine objectivité dans ses expositions. A la limite il aurait mieux valu pour sa renommée de chercheur qu’il ait été beaucoup plus partial, qu’il ait transformé les païens en grands méchants satans et les pieuses brebis de l’Eglise en innocentes colombes spirituelles. On lui aurait reproché son parti-pris ce qui eut été un moindre défaut comparé à sa cécité dialectique.

    Pour Pierre de Labriolle, la cause est entendue. Les chrétiens ont gagné. Certes ils ont parfois mal agi et n’ont pas toujours été d’une scrupuleuse honnêteté intellectuelle. Ils ont même fomenté quelques coups bas mais les faits sont là, indiscutables. De toutes les manières les païens ont commis bien pire : qui ne se souvient des odieuses et meurtrières persécutions de Domitien, de Dèce et de Dioclétien ? Le sang de nos martyrs absout tous nos péchés. Point à la ligne.

    Le concept de renaissance païenne n’entre pas dans les catégories mentales de Pierre de Labriolle. Ces animaux antéchristiques sont classés parmi les espèces disparues. Corps et biens. Ames et maux. Entre nous soit dit plutôt dans la colonne des profits que dans celle des pertes. La Réaction Païenne est paru en 1934, l’Europe traverse alors une de ses époques les plus tumultueuses, dans pratiquement tous les pays qui la composent la question païenne remonte à la surface. Pour une fois le miracle de la résurrection n’est pas chrétien ! Il y a là de quoi s’interroger pour un historien. Si la contribution de Pierre de Labriolle à ces grandes conflagrations se résume à ce rappel des racines chrétiennes de l’Europe nous ne pouvons nous empêcher de penser que nous sommes en présence d’une prospection à bien courte vue. Nous avons l’impression que Pierre de Labriolle bétonne nos fondations pour mieux empêcher tout redéploiement impérieux futur. Le vingt-et-unième siècle sera catholique ou ne sera pas, tel serait l’ultime message labriollien adressé aux futures générations.

    Mais Pierre de Labriolle s’il croit à l’incarnation du Christ en la chair meurtrie du monde a une vision des plus séraphiques de la lutte des idées. Celles-ci se débattent dans le bocal clos des boîtes crâniennes. Monsieur l’Intellectuel ne sort pas de ses livres et encore moins de sa maison. L’opposition paganisme / christianisme aurait été une simple joute d’écrivains des deux bords s’amusant à se lancer arguments et contre-arguments à la figure.

    Nous ne boudons pas notre plaisir. Revisiter Celse, Porphyre et Proclus nous agrée mais confiner l’action païenne à l’étude de ses penseurs émérites nous semble très réducteur. Cette façon de procéder dilue la mise en évidence des enjeux qui structurèrent cette lutte. Ce qui se joue ce n’est ni plus ni moins que la survie de l’Empire. Pierre de Labriolle remarque bien que si l’un des griefs des plus importants de Celse à l’égard des chrétiens consiste en leur renonciation partisane à la vie publique, ce reproche essentiel disparaît des diatribes païennes dès les premiers écrits de Plotin. Mais il ne tire aucune conclusion de ce phénomène se contentant de déclarer que ce sont les milieux néo-platoniciens qui à partir de Plotin et jusqu’à la fermeture de l’école d’Athènes par Justinien en 629 assureront la résistance contre l’hégémonie montante du christianisme.

    Ce néo-platonisme est déconcertant. Non pas en sa généalogie philosophique elle-même. De Platon à Plotin la filiation est évidente. Plotin a en quelque sorte occidentalisé la pensée de Platon en la débarrassant de ses teintures orientales. Les emprunts égyptiens par lesquels Platon dénatura le vieux fond sophistique de l’antique Grèce, que nous nommons aujourd’hui présocratique, Plotin les ignore mais les remplace par une interprétation toute stoïcienne du concept de logos, non plus entrevu en tant que dynamis aristotélicienne du devenir démocritéen mais en tant que l’image de l’unicité monothéique initialisatrice. Ce coup de force de Plotin nous permet de comprendre pourquoi le christianisme s’est si rapidement installé en Grèce. N’oublions pas que les Evangiles furent écrites en langue grecque et que beaucoup d’entre elles, tant parmi les apocryphes que les canoniques, portent les traces du savoir grec. N’insistons pas sur la tarte à la crème logosique du cuisinier Jean.

    L’autre interprétation de l’œuvre platonicienne qui prévalut chez les esprits plus profondément païens reste marquée par le vieux fond d’incrédulité protagorienne de la sagesse grécisante originelle. L’on ne s’attarde guère dans le monde des idées éternelles que l’on ne déclare au plus vite intangibles que pour mieux s’en défaire. Mais on ne les oublie pas : on se sert même de leur précieuse êtralité pour développer une pragmatique des plus questionnantes sur le monde grossier et illusoire qui nous entoure. En d’autres termes l’on déploie une stratégie ô combien critique de scepticisme généralisé quant aux idées reçues et aux comportements humains : croyances religieuses, coutumes sociétales, exercice du pouvoir politique, tout est passé au crible dialectique de la raison raisonnante.

    Le paganisme de la première Rome resta tributaire de cette deuxième manière d’appréhender le monde. Les rites suffisaient aux Dieux. Leur stricte observance permettait de les tenir éloignés de sa liberté de conscience. Deux augures ne pouvaient se regarder sans se pouffer de rire. Le soir après boire dans les campements de légion l’on affirmait bien que dans les anciens temps Castor, Pollux et Mars étaient descendus, en chair et en os, dans d’obscures batailles, dont plus personne ne se souvenait du nom, redresser la déroute de bataillons romains en déshérence, mais il n’était pas nécessaire de croire en la verbeuse vérité de ce manège enchanté.

    Alors pourquoi à ce paganisme triomphant de libre-penseurs se substitua-t-il dès le troisième siècle ce mysticisme païen de mauvais aloi ? Il existe une réponse traditionnelle à cette question, que très souvent l’on pose sous une forme moins virulente que la nôtre. L’on accuse l’air du temps, la mode des religions orientalisantes à laquelle le paganisme avait dû de gré ou de force s’adapter. L’explication paraît si courte que l’on ajoute que l’institution impériale en limitant les ambitions politiques des uns et des autres les avait forcés à chercher des dérivatifs de moindre qualité : puisque l’on ne pouvait plus espérer devenir consul l’on se lançait dans d’abstruses recherches religieuses. Au relativisme politique l’on préférait l’absolu intérieur de sa conscience.

    L’inquiétude est mauvaise conseillère. La pression barbare sur les frontières dés les débuts du règne de Marc Aurèle aurait paniqué les esprits. Puisque les Légions n’étaient plus invincibles et n’assuraient plus la paix des Dieux et de l’âme l’on s’est raccroché à la première bouée de survie spirituelle qui passait à portée de main. Un peu comme les passagers du Titanic qui faute de chaloupes se sont regroupés afin de chanter « Plus près de Toi mon Dieu… » !

    Il y a sûrement en ces arguments du vrai, du beau et du juste, pour parler comme Platon. Mais soyons un peu comme les cyniques, appelons un chien un chien, et mordons à l’endroit où ça fait mal. Pour filer la métaphore animalière nous expliquerons qu’en l’absence de grives l’on se contente de merles. Le premier paganisme, des origines à Marc Aurèle, est un paganisme politique. Tout comme toute politique il ne peut s’exercer que s’il est au pouvoir, ou dans une dialectique de conquête du pouvoir. Lorsque Constantin désigne le christianisme comme l’unique religion de l’Etat Romain la ligne de front principale du paganisme s’effondre.

    Il ne s’effondre pas sous les coups du boutoir constantinien. Mais de l’intérieur, sur lui-même. L’institution impériale s’est coupée des grandes masses. Lorsque l’on pense à la ferveur populaire qui entoura Néron et à l’indifférence polie qui prévalut à la mort de Marc Aurèle non seulement l’on pressent la distance intersidérale qui éloigne sur un plan strictement métaphysique le statut du Sage de celui de l’Artiste mais l’on comprend comment le principat s’est coupé de ses racines républicaines et se trouve tout près de s’offrir à un détournement monarchique théocratique.

    Un Aurélien, un Dioclétien auront vu le danger chrétien. Ils essaieront d’y parer. Mais ni le renouveau théologique Sol Invictien du premier, ni l’instauration de la Tétrarchie du second ne parviendront à infléchir la trajectoire catastrophique. La décision de Constantin n’entérine qu’un état de fait : le paganisme politique a perdu la bataille politique. Autant dire qu’il ne reste plus rien de ses éléments essentiels.

    Par la force des choses la deuxième ligne de repli du paganisme se constituera sur ses aspects les moins constitutifs. Le visage religieux du second paganisme néo-platonicien porte en sa nature même la définition de sa défaite. Il n’est plus qu’un combat d’arrière-garde car il est caractérisé et par son propre renoncement à sa propre dimension ontologique et par son acceptation de continuer la lutte sur le terrain choisi et imposé par un ennemi implacable.

    Toutefois il faut reconnaître que les néo-platoniciens ne rendirent jamais les armes, et si le combat cessa ce fut bien faute de combattants. Et même une fois qu’ils furent morts et enterrés l’Eglise n’en fut pas quitte pour autant. D’abord durant des siècles se multiplièrent de nombreuses sectes gnostiques qui de l’intérieur même du christianisme entretinrent toute une confuse mystique néo-platonicienne qui n’osa jamais avouer son nom. Mais cela n’était rien par rapport à ce que par ironie nous nommerons le réveil de l’an mille. Car la renaissance païenne européenne autour de Macile Ficin quelque mille années après la mort de Julien s’opéra sous la forme même de sa disparition, celle du néo-platonisme. Comme ces scorpions que l’on a congelés et qui une fois réveillés repartent de l’avant à l’endroit exact de leur vie arrêtée.

    Julien occupe une place de choix dans cette Réaction Païenne. Par un miracle plus apllonien que christique ses écrits nous furent en effet préservés et Pierre Labriolle ne pouvait décemment passer sous silence de tels documents qui s’inscrivent si conformément dans le sujet de son ouvrage. Mais surtout parce que Pierre de Labriolle a une très nette conscience du danger dont la mort de Julien a délivré l’Eglise.

    Néo-platonicien dans l’âme à son accession au pouvoir Julien en était revenu, grâce à son expérience politique acquise en deux années de règne, à un paganisme d’esprit impérieux beaucoup plus pragmatique. Au retour de son anabase perse Julien était prêt à casser définitivement, par la force et tous les moyens coercitifs nécessaires, les reins du christianisme et de l’Eglise. Un javelot chrétien a eu raison des derniers martyrs si chers au cœur éploré de notre Pierre très-chrétien de Labriolle.

    Nous vivons actuellement les temps d’une nouvelle renaissance païenne. Multiforme et contradictoire. Pour nous, nous nous plaçons dans une continuité historique impérieuse car elle nous paraît la seule qui puisse s’opposer au christo-mothéisme-libéral en cours de déploiement.

    ( 2008 in Les Cabrioles de Labriolle )

     

    LA FIN DU PAGANISME. ( I )

    GASTON BOISSIER

    ETUDE SUR LES DERNIERES LUTTES RELIGIEUSES

    EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

    LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

     

    Membre de l'Académie Française et de l'Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, ponte éminent de l'université au dix-neuvième siècle, Gaston Boissier est un oublié de la célébrité. Pour notre part nous prenons toujours autant de plaisir à parcourir ses livres. Nos chroniques sur Cicéron et ses amis ou sur La conjuration de Catilina publiées dans les trois premiers volumes de nos Chroniques de pourpre témoignent de notre attachement à son érudition tranquille. Nous comprenons que les chercheurs modernes le boudent tant soit peu, il ne s'embarrasse guère de multiples précautions méthodologiques pour affirmer ce qu'il pense et il professe une trop respectueuse soumission aux sources textuelles pour ne pas paraître suspect aux chantres de notre modernité pointilleuse.

    Cette entrée en matière risque de nous attirer quelques sourires de dérision exaspérée parmi les ailes droite et gauche de notre lectorat mais nous ne nous sommes jamais prévalu d'un quelconque respect aux molles normes des sciences d'analyse dites humaines pour nous en inquiéter. D'autant plus qu'à la simple lecture de ce premier tome il appert que la fin du paganisme est pour notre cicerone avant tout un fait historique depuis longtemps résolu qu'il convient d'analyser en tant qu'objet d'étude dépourvu de toute résonance opératoire. L'exact contraire de notre position.

    Ce premier tome commence en toute logique par l'analyse du règne de Constantin. De nombreuses pages sont consacrées au commentaire du fameux ( et aujourd'hui controversé en son existence même ) Edit de Milan. Gaston Boissier ne s'arrête pas au texte lui-même tels que Lactance et Eusèbe l'ont rapporté, mais il essaie d'en comprendre la dialectique sociétale qui a pu engendrer une telle promulgation. Que cet Edit ait été pour Constantin une manière de se démarquer de la politique christophobe de ses prédécesseurs et anciens concurrents éliminés ne fait pas de doute. Tout nouveau pouvoir entend dès les premières années de son entrée en fonction établir une différence avec la situation antérieure à laquelle il est censé apporter quelques nouveaux remèdes.

    La persécution de Domitien n'ayant pas eu l'effet escompté il semblait que les temps fussent mûrs pour l'instauration d'une nouvelle donne religieuse ou pour plus exactement parler d'un nouveau pacte social. L'on a beaucoup glosé sur le choix de Constantin, est-il celui d'un convaincu qui s'est avancé à visage couvert, ou l'option opportuniste d'une réunification de l'Empire tétrarchique selon la première idéologie acceptable qui se présentait ?

    Le premier déçu fut vraisemblablement Constantin. Cet homme qui croyait avoir riveté pour longtemps le sentiment d'appartenance national et qui aurait pu à rebours de Louis XV clamer haut et fort «  Avant moi le déluge ! » dut s'en mordre les doigts. A peine proclamé religion officielle le christianisme ne manqua pas de retourner sa hargne et son ressentiment contre lui-même. Constantin dut se salir les mains et trifouiller dans le cambouis hérétique. Mauvais Donatistes et bons Ariens lui donnèrent bien du fil à retordre.

    L'Eglise y perdit son ascendant divin mais ce fut pour elle une magnifique occasion de se mêler au pouvoir régalien de l'Etat. En acceptant de devenir la serve de l'Empereur, elle apprit et comprit les mécanismes de la servitude, qu'elle ne tarderait pas à appliquer à la société civile et politique.

    L'Histoire est connue et nous ne la répèterons pas. Gaston Boissier préfère poser la question qui fâche. Pourquoi l'Eglise, notons qu'il emploie plutôt le terme de christianisme de préférence à notre vocable qui porte le débat sur un plan beaucoup plus politique que culturel, vainquit-elle si facilement ? Bien entendu il n'apporte aucune réponse définitive mais en analysant le règne de Julien il retourne l'interrogation en demandant pour quelle raison le paganisme se laissa vaincre sans pratiquement résister ?

    Excellente méthode. Ce n'est jamais par la faute de nos ennemis qui sont plus forts que nous mais de la nôtre qui sommes plus faibles qu'eux. Au lieu de s'en remettre au ciel ou aux dieux il convient de s'en prendre d'abord à soi-même.

    Le Julien de Gaston Boissier est des plus intéressants. Il en fait non le champion d'un paganisme philosophique mais un dévot assez peu dissemblable de ses méfrères chrétiens. Julien n'est pas le chantre de l'Imperium mais un des derniers païens qui se désolent du peu de foi de ses alter-égos. Selon Boissier si les temples sont désertés ce n'est pas parce que l'Eglise en a proscrit depuis Constantin la fréquentation mais parce que les fidèles ne croient plus aux anciens dieux depuis belle lurette. Julien ne serait qu'un passéiste qui tenterait de ranimer une flamme éteinte depuis longtemps.

    Julien n'aurait pas su galvaniser les foules païennes qui attendaient de leur Imperator autre chose que des prières et des sacrifices. Ce Julien dévot nous déplaît souverainement. Gaston Boissier passe sous silence les attaques incessantes de l'Eglise contre les superstitions païennes : rouvrir les temples et rameuter les foules aux cérémonies était aussi un moyen de ne pas avoir l'air de céder devant les railleries christanophilesques. Il est une dimension que Gaston Boissier ne prend jamais en compte dans son appréciation de l'oeuvre julienne : c'est pourtant un des facteurs clé de toute entreprise d'importance : Julien n'a même pas bénéficié de trois années pleines pour réaliser son programme. Le parvis des temples n'aurait-il pas retrouvé leur ancienne animation si Julien avait pu bénéficier d'un règne de vingt ans ?

    Gaston Boissier ironise : parmi les partisans déclarés de Julien il y avait davantage de courtisans prêts à passer sous les fourches caudines de ses caprices les plus étranges que de membres de cette élite romaine qui refusa de le rejoindre. L'on ne changera pas la nature humaine, par contre nous avons déjà maintes fois expliqué pourquoi la noblesse païenne se cantonna dans un attentisme prudent. Les réformes de Julien n'étaient pas que religieuses, elles attentaient aussi à l'ordre économique et exigeaient sinon une nouvelle répartition des richesses du moins un contrôle des agiotages financiers. Ce n'est pas en organisant un service de charité païenne que Julien espéraient s'attacher la fidélité des grandes masses plébéiennes, les propriétaires terriens n'étaient pas dupes de ce que l'Empereur leur réservait : un bon édit du maximum avec une véritable police des prix.

    Toutefois Gaston Boissier ne partage pas les mêmes préventions que nos contemporains envers Julien. L'Hélios-Roi son plus fameux traité dont nombre de penseurs s'obstinent à décrier l'aspect fumeux, lui apparaît comme une oeuvre des mieux-venues et dont le dessein général s'accordait à merveille avec son projet de reviviscence paganiste. De même il ne méjuge pas de l'interdiction prononcée par Julien aux chrétiens qui voulaient enseigner les belles-lettres. Il va même jusqu'à louer cette mesure qui en écartant les chrétiens des textes païens leur aurait permis d'approfondir l'exégèse de leurs propres écrits sacrés.

    Ne voyez aucune cruelle ironie en cette assertion, nous sommes au coeur même de la problématique boissérienne : ce que l'on pourrait nommer la coupure épistémologique entre le paganisme et le christianisme, si elle s'est effectuée comme sur du velours, la faute en reviendrait à l'imprégnation des cervelles chrétiennes par la culture greco-latine.

    Ainsi Tertullien, le premier grand vitupérateur du paganisme, qui couvre d'insulte et d'opprobre l'ensemble de la production littéraire romaine et hellénique, n'est qu'un incorrigible nostalgique de la rhétorique cicéronienne. A tel point que l'on ne peut comprendre le sens d'un de ses derniers traités Le Manteau si l'on ne remet pas en perspective son écriture avec le désir d'accomplir une espèce de traité de style à la manière de... dans le but de démontrer à ses concitoyens que le christianisme n'avait pas éteint en lui les flamboyances de la Littérature antique.

    De même Saint Augustin et saint Jérôme ne parviendront jamais à se détacher de leur profonde admiration envers leurs premières amours littéraires. Les contempteurs ne sont pas contents. L'étrange conversion d'Augustin qui passe son temps entouré de quelques disciples à lire et relire l'Hortensius de Cicéron et qui avoue l'insipidité des textes bibliques est des plus récréatives. Quant à Jérôme l'exécrateur par excellence de la paganité, il faut entendre les sophismes qu'il emploie pour expliquer son indéfectible soumission à la beauté des dialogues platoniciens, c'est à ne pas y croire !

    Minucius Félix est beaucoup moins connu qu'Augustin et Jérôme. Il n'en a pas moins rédigé une petite apologétique christophile. Son Octavius, dialogue cicéronien – encore un – qui compte la conversion d'un pauvre païen – de fait il est plutôt aisé - aux lumières de la doctrine chrétienne nous laisse songeurs. Minucius Félix n'a pas l'air d'accorder une large créance aux arguments puisés dans les écrits testamentaires. Cela ressemble à une conversion par l'absurde. Pas une seule fois il ne citera le nom du Christ ou n'entreprendra d'éblouir son futur condisciple par la relation d'un des nombreux miracles opérés par le sieur Jésus.

    Minucius Félix ne prêche pas à un converti mais à une personne instruite qui n'est pas née de la dernière pluie. Pas question de l'enivrer avec le mauvais vin teinté de trop d'eau des noces de Cana. L'intelligentsia païenne ne saurait être appâté par des produits frelatés. Il lui faut le pur miel de l'Hymette et surtout pas une contre-façon. C'est donc en recensant les auteurs grecs et latins dont certaines déclarations seraient en parfaite adéquation avec la dogmatique chrétienne que notre heureux Minucius tente de s'emparer de l'âme du préposé Caelius. Il ne réussira que trop bien. Caelius n'a pas l'impression d'être astreint à de profonds changements puisque tout son endoctrinement fait appel à ses lointains souvenirs scolaires. Le christianisme avance en catimini, sur les pantoufles feutrées de la culture gréco-latine ! Qui s'en méfierait !

    Au-delà des anecdotes personnelles il faut comprendre l'interpénétration du christianisme par la culture païenne comme une évidence historique. Dès que le christianisme eut quitté les cuisines et les dortoirs des esclaves pour entrer dans les appartements des couches sociales plus huppées il dut changer de nature. Les contes à dormir debout des Evangiles furent rejetées comme nourriture intellectuelles indigestes. Entre un apologue christique et un paradoxe philosophique la distance est immense. Les esprits habitués à la philosophie eurent du mal à admettre les historiettes bibliques.

    Le travail des premiers pères de l'Eglise consista à combler le fossé. Il fallut plus d'un siècle de commentaires ardus pour bâtir autour des textes sacrés chrétiens toute une série d'échafaudage intellectuels destinés à en ravaler les mornes façades. C'est avec des matériaux philosophiques directement empruntés à l'ancienne littérature que créa les trompe-l'oeil nécessaires à simuler une profondeur spirituelle originellement absente.

    Jusqu'à l'ultime fin de l'imperium occidental l'enseignement antique survécut. L'on étudiait la grammaire et la rhétorique sur les écrits des anciens écrivains païens. Il était impossible de faire autrement : l'attrait de la culture antique était trop précieux et trop fort pour que l'Eglise s'en débarrassât trop vite. Plus tard l'Eglise parvint à rejeter le legs antique. Mais l'imprégnation avait été trop puissante. Le cheval de Troie de la philosophie grecque introduit au coeur de la théologie chrétienne attendit près d'un millénaire que l'on vienne le réveiller, encore qu'il ne dormit jamais que d'un oeil et qu'il remplit merveilleusement son office.

    L'Eglise n'avait qu'à s'en prendre à elle-même si elle n'avait pas prêté une oreille assez attentive aux leçons d'Homère ! L'on peut même dire qu'elle fut punie par là où elle pêcha ! A la fin de ce premier tome nous n'en sommes pas là ! Gaston Boissier se contente de nous révéler «  Comment les éléments sacrés et profanes se sont fondus ensemble dans le christianisme ».

    Le lecteur ne manquera pas de lire, pour rire un peu ou se dégourdir les zygomatiques, l'Appendice consacré aux Persécutions. Le livre fut écrit au moment ou les lois laïques séparaient l'Eglise de l'état, est-ce un hasard si nous entreprenons de le commenter au moment même où ces mêmes lois sont dans la mire convergente des idéologies communautaristes ?

    Les persécutions des premiers chrétiens font de nos jours figure de tarte à la crème. L'on a beau les grossir démesurément ou en exagérer à outrance l'importance, elles n'attisent que la pitié et la commisération quand on les compare aux innombrables tortures tant physiques que morales engendrées par l'Eglise inquisitoriale. Et si on pousse l'outrecuidance à les mettre en relation avec la déportation et l'élimination systématique des opposants du troisième reich allemand opérées dans le silence général des nations très chrétiennes et occidentales, leur dénonciation ne suscitent plus qu'un silence gêné chez beaucoup d'historiens modernes. Gaston Boissier qui vient avant les tumultes explosifs du vingtième siècle incriminé, se défend d'en proscrire l'existence. Ces regrettables persécutions ont bien dû exister puisque l'on en parle, même si nous ne possédons pas de preuves tangibles, nous assure-t-il. Que dieu l'entende !

    Pour nous, nous trouvons tant soit peu contradictoire que ces mêmes chrétiens qui ne jurent que par les palmes du martyre de leur Dieu, de leurs saints et de leurs adeptes, soient les premiers à dénoncer la cruauté des persécutions. Qu'aurait été le Christ si les légionnaires romains ne s'étaient pas donnés le mal de le clouer sur sa sacrée croix ? Les persécutions ont-elles davantage engendré le christianisme que le témoignage des premiers prédicateurs ?

    Ce premier tome est des plus instructifs. Dans sa courte introduction Gaston Boissier ne se cache pas d'avoir réduit ses recherches à la lecture minutieuse des seuls documents littéraires. Cette fin du paganisme n'est pas un livre d'histoire mais un ouvrage littéraire. Ce parti-pris nous charme. L'Imperium est notre héritage certes, il est notre commandement historial et notre devenir politique certes, mais il s'est historialement façonné et transmis selon son inscription littéraire en l'Histoire du monde. Nous ne devons pas l'oublier. Ce n'est pas un hasard si notre combat pro imperio ad imperium est avant tout un combat littéraire.

     

    ( 2008 / La faim du paganisme )

     

    LA FIN DU PAGANISME. ( II )

    GASTON BOISSIER.

    ETUDE SUR LES DERNIERS LUTTES RELIGIEUSES

    EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

    LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

     

    Gaston Boissier ou la force tranquille du style. Inimaginable, imparable, indécelable, il vous ferait avaler des couleuvres longues comme des boas constrictors ou des anacondas géants. Ne souriez point lecteurs fidèles, Gaston Boissier rédigerait votre arrêt de mort pour avoir un peu trop surfer sur Littera-Incitatus, que vous lui enverriez une lettre de remerciement pour la fluidité de son éloquence et l'impression de beauté qui aurait imprégné votre âme lors de cette saine lecture. Il fut élu Secrétaire Perpétuel de l'Académie Française après la mort de René Doumic – rappelons que ce dernier se rattache à la constellation Louÿs / Hérédia - et malgré le peu de respect que nous professons à l'égard de cette vénérable assemblée, il nous faut reconnaître que pour une fois il avait été choisi quelqu'un qui sût écrire.

    Le sous-titre ne rend pas justice de la deuxième partie conclusive de ce volume qui aurait dû s'intituler : en quoi le christianisme a-t-il contribué à la chute de l'Empire Romain ? En rien, ou bien en quantité si négligeable qu'il serait davantage séant de n'en point parler. La réponse de Gaston Boissier est assez nette et péremptoire pour être rapportée au plus vite. Notre auteur prend le taureau du paganisme par les cornes et vous l'achève sur l'autel des regrets perdus à tout jamais.

    Gaston Boissier le manifeste à plusieurs reprises, le combat ne finit pas faute de combattants, mais au vu de la documentation examinée, il semblerait qu'une des deux équipes, celle dont nous sommes les fervents supporters, ait déclaré forfaits avant l'ouverture des hostilités. Publié pour la première fois en 1891, l'étude de Gaston Boissier bénéficie avant tout de la prodigieuse connaissance littéraire de son géniteur. Voici un monsieur qui a tout lu, et chose infiniment plus rare, qui a pris le temps de réfléchir sur ce qu'il fallait accorder de signifiance historiale à chaque texte qu'il soumet à maintes hypothèses. Un écrit vaut moins par ce qu'il raconte, ou par ce que l'auteur a voulu lui confier et lui faire dire, que ce par quoi sa parturience signifie dans et par les circonstances qui l'ont vu naître. En d'autres termes, souvent l'objectivité d'un phénomène est à rechercher hors de l'objet en question.

    Donc une vision littéraire, de-ci, de-là, un rapport archéologique est cité mais l'on pressent plutôt une coquetterie adjacente d'un pur lettré qui notifie en bas de page, comme par un pur dédain, un fait avéré ou une découverte récente qui vient appuyer ses déductions, mais dont il prend bien garde de tirer un avantage définitif. Gaston Boissier est un mallarméen qui s'ignore, l'Imperium est né et est mort dans les livres, et tout le reste est littérature.

    Nous ne doutons point de l'ostracisme méthodologique dont doit être victime notre académicien chez nos historiens modernes. Entre parenthèses, ils ne devraient pas tant se prévaloir de leur scientificité doctrinale ; eux qui encensent à tout bout de champ les mérites incontournables de notre si belle démocratie, alors qu'ils sont rétribués par des institutions éducatives aux mains de gouvernements démocratiques, ne sont guère différents d'un Gaston Boissier qui éludait les responsabilités du christianisme alors qu'il était immergé dans une élistique idéologie réactionnaire fondamentalement chrétienne qui en Europe ne perdit sa prédominance qu'à la suite des désastres de 14-18.

    De plus, Gaston Boissier, il ne l'avoue jamais mais cela transparaît à chacune de ses pages, est habité par l'intime conviction, qu'entre lui et un aristocrate romain du quatrième siècle, la différence n'est pas aussi grande que l'on pourrait l'accroire. Ne sont-ils pas tous deux, par-delà les siècles et leur statut social, réunis par le partage d'un même bagage intellectuel : le trésor des littératures latines et la prééminence intellectuelle accordées à celles-ci sur toute autre vision ou analyse possible et imaginable du réel !

    Le paganisme subsistera longtemps après la victoire définitive dans les campagnes, mais il ne faut pas se faire d'illusion, la dernière bataille s'est jouée à Rome, les combats d'arrière-garde menés par les humbles ne remettront jamais en question l'hégémonique puissance de l'Eglise. Les seuls qui auraient pu inverser les plateaux de la balance sont les riches familles de l'aristocratie sénatoriale de l'Urbs Aeterna.

    Encore qu'il s'agit d'une vue de l'esprit. La société romaine fut avant tout une société d'obéissance. Le plus misérable des esclaves comme le plus haut des dignitaires observaient une même loi, chacun se devait d'obéir à son maître hiérarchique, fût-il le moindre petit maître fauché comme les blés après une pluie de sauterelles ou à plus forte raison l'Empereur lui-même. Certes l'on pouvait tenter sa chance à la roulette russe de l'époque, tous les coups étaient permis pourvu que l'on gagne, Claudien le dernier des grands poëtes latins païens disparaîtra mystérieusement pour avoir aidé la tentative d'Eugène et de Flavien qui tentèrent de s'opposer à Théodose en organisant la sécession de l'Italie...

    Mais dans l'ensemble l'intelligentsia païenne voulut jouer sur les deux tableaux. Refuser en même temps et le christianisme et la révolte. Etrange époque où l'on faisait semblant de ne pas voir : d'une main l'on administrait l'Empire et de l'autre on maintenait coûte que coûte un culte dont la précarité s'accentuait chaque jour. Le vent avait tourné : les chrétiens avaient été rejoints par la grande masse flottante des indécis et des arrivistes qui s'arriment toujours du côté du pouvoir ou de leurs intérêts.

    L'on peut moralement se ranger sous la bannière de Symmaque qui mène l'ultime escarmouche symbolique : l'Autel de la Victoire institué par Auguste et que Théodose ordonne de reléguer hors de l'enceinte sénatoriale, mais il était déjà trop tard. De capitulation en capitulation la noblesse s'est coupée du peuple, un peu comme la gauche européenne actuelle qui de reniement en reniement voit avec surprise les couches populaires privilégier par leur vote les forces de droite qui promettent d'aggraver leur situation.

    Pour être impartial il faut reconnaître que le peuple romain n'existe plus : on l'a transformé depuis longtemps en foule de consommateurs crétinisée. Toute ressemblance avec nos contemporains gavés de jeux télévisés et de RSA en peau de chagrin ne serait pas forcément stupide.

    Les chrétiens ne font que pousser leurs pions, les païens reculent sans cesse, privés de chefs et d'un programme politique. Encore une fois la comparaison avec l'échec des récentes luttes ouvrières en France trahies par les directions syndicales et démunies de toute perspective finale, est des plus éloquentes. La terrible leçon de l'épopée de Julien abandonnée en rase campagne par la noblesse païenne n'a porté aucun fruit. L'on prend les mêmes et l'on ne recommence même pas, des fois que l'on réussirait et qu'il faudrait se démunir de quelques latifundia inexploitées faute de main-d'oeuvre et d'insécurité.

    A ce petit jeu de dupes, à trop vouloir garder l'on ne gagne rien : les Barbares se livrent à une répartition sauvage qui résoudra en quelques confiscations le problème du partage des richesses en le déclinant sous la forme, ô combien irritante mais si habituelle, de l'accaparement individuel.

    L'Eglise n'y est évidemment pour rien. Selon Gaston Boissier, les causes de la disparition de l'Empire remontent à loin, bien avant l'introduction du christianisme. Pas aux temps bénis d'Adam et Eve comme l'on pourrait l'escompter, mais déjà sous Auguste. Le ver était dans le fruit.

    Il est sûr que l'homme est une poire véreuse. Qu'il se porte naturellement vers les solutions les moins contraignantes et les plus agréables. Qu'il soit païen ou chrétien. Et nous sommes certains que l'on compterait, en tout temps, en tous lieux et à toute heure, à quelques infinitésimales virgules près, le même pourcentage d'imbéciles heureux chez les uns comme chez les autres.

    Mais nous partons du principe que le christianisme possède un délétère degré de pénétration et de destruction bien plus élevé que le paganisme. Si le christianisme s'est répandu, en quelque sorte si facilement dans l'Imperium, c'est que sa doctrine coïncidait, avec beaucoup plus de congruence théorique que les évanescences doctorales du paganisme, à cette société romaine d'ordre et de soumission que nous avons stigmatisée dans les premiers paragraphes de cette chronique.

    Le christianisme a agi comme un caméléon bactériel. Son influence mimétique a masqué sa téléologie démagogique. Notre vampirisme démocratique qui vous promet tout le bonheur qu'il ne vous apporte pas à l'unique condition que vous entreteniez sempiternellement, à l'intérieur comme à l'extérieur de vous, le désir de sa parousie épiphanique sans cesse reculée provient tout droit de la chape de plomb christologique qui s'est abattue durant des siècles sur l'Europe.

    Le terrain devenant glissant, Gaston Boissier siffle la fin de la partie et remet la balle au centre. Un partout. Match nul, le christianisme n'a pas été plus destructeur que le paganisme. Mais il est obligé de se couvrir sur ses arrières. La Renaissance, qui a rouvert les portes de la fosse dans laquelle on avait jeté la bête païenne pour mille ans, a dans sa critique de la papale religion retrouvé les reproches que le christianisme des premiers temps adressait au paganisme. Circulez, il n'y a rien à voir, tout est perdu, fors l'honneur chrétien.

     

    ( 2010 / La faim du paganisme )

     

    ARISTOTE, EPICURE, PLATON… 

    LES TEXTES FONDAMENTAUX DE LA PENSEE ANTIQUE.

    SOPHIE-JEAN ARRIEN. REMI BRAGUE. FRANCOIS GAUVIN. CATHERINE GOLLIAU. LUCIEN JERPHAGNON. SOPHIE PUJAS. JACQUELINE DE ROMILLY. OLIVIER SOUAN. PAUL VEYNE.

    LE POINT. HORS-SERIE N° 3. Juillet – Août 2005.

     

    Cela devient une tradition : voici trois ans que l’hebdomadaire pro-libéral de centre-droit se découvre l’âme antique dès que le zénith étéen s’installe au zodiaque des saisons ! Ne nous en plaignons pas. Surtout que ce numéro spécial est plutôt bien fait. Choix de textes intelligent, lexique supplétif, bibliographie, notes, commentaires, introduction, iconographie, rien n’a été laissé au hasard. Bien sûr, la couverture n’affiche que les grosses pointures qui pour la plupart ne se fendent que d’un court topo très rapide alors que par exemple une Sophie-Jean Arrien se paye le part la plus importante et la plus soignée du boulot, mais ainsi fonctionne l’impitoyable loi, dura, sed lex, des hiérarchies du savoir universitaire… les seconds couteaux doivent se contenter des miettes de la célébrité et de la miche du gros labeur. Quand l’on pense que tous nos pontes nationaux se sont permis de dénoncer la honteuse pratique de l’esclavage antique dont ils perpétuent avec une si troublante unanimité les modalités d’exploitation !

    Nous n’interviendrons pas sur l’exposition et le commentaire des pensées explicitées. Disons que l’ensemble peut être lu avec intérêt par tout néophyte qui chercherait pour des raisons diverses à acquérir quelques notions essentielles sur les penseurs de l’Antiquité. Les grandes figures et les différentes écoles sont exposées dans l’ordre chronologique avec clarté et netteté. Par contre nous dénoncerons avec force l’esprit qui a présidé à l’établissement de cette hyperbole philosophique qui court de manière trop unilatérale des premiers présocratiques à Saint–Augustin.

    Nous vivons des temps de grande résurrection : celle de Saint–Augustin que l’on s’est complu à aller chercher dans les poubelles du christianisme. Quand l’on pense qu’un Jerphagnon, l’un des biographes de Julien, s’est empressé de collaborer durant plus de dix ans à cette ineptie intellectuelle ! La doxa libérale avance sur des sandales feutrées. Il y aurait donc une progression logique de la philosophie antique qui poindrait des premiers grecs pour culminer et s’épanouir d’une façon ultra-naturelle dans la théologie chrétienne ! Alléluia ! Hosanna sur les encensoirs et les sistres ! Le paganisme se résoudrait à la vitesse du sucre plongé dans un verre d’eau en le monothéisme catholique ! Logique de la pensée, logique de l’Histoire. Merci Plotin d’avoir su infléchir les Idées platoniciennes vers les hypostases trinitaires de la Sainte-Eglise !

    Comme si l’unité grecque ne résolvait pas son unicité en l’altérité de la multiplicité de l’univers. A l’inverse de la pensée hébraïque les grecs ne pensent pas Le Dieu mais la physis. Les physiciens grecs, quand ils parviennent à codifier l’unicité de la diversité qui s’offre à eux, c’est toujours sous forme d’un élément qui loin de dissoudre la concrétude obstinée du monde, s’ajoute à la somme des données irrémédiables de toutes les présences de l’étant. L’Etre ne nie pas l’Etant, il s’y additionne. La pensée philosophique agrandit le monde, elle le démultiplie. Le monothéisme judéo-chrétien l’amincit, l’épure, le rapetisse. Cela transparaît d’une manière caricaturale lorsque l’on compare les exigences de l’éthique romaine avec les interdictions de la morale chrétienne.

    Certes il est bien un chemin qui mène de Platon au christianisme en passant par Plotin, mais la pente qui descend est aussi la côte qui monte. Parménide avait raison il existe bien deux chemins, mais les fragments du Poème manquent de par leur délabrement de préciser que dans les deux cas il s’agit du même chemin et du chemin même, c’est l’homme protagorien qui par sa démarche, ascendante ou descendante, en signifie le sens. Entre Julien qui escalade les cimes impériumiques et Saint-Augustin qui dégringole vers les marécages du royaume, nos élites intellectuelles ont choisi le moindre effort de reconquête de soi. Dans sa Cité, ils espèrent que Dieu pourvoira à leur petitesse.

    Ce numéro du Point s’inscrit dans cette vaste conjuration si inconsciente qu’elle en devient, sinon naturelle, du moins instinctive, qui consiste à couper l’homme moderne de ses origines antiques, de le laisser sans armes et sans prétention face à ses prédateurs christo-libéraux. N’oublions jamais que celui qui est spolié de son héritage l’est toujours doublement : par ce qu’il a perdu, et par ce dont ses ennemis se sont accrus.

    Toutes ces dernières années les élites libérales ont essayé de détourner les regards de leurs concitoyens de l’idée imperiumale. Critiques acerbes, mensonges éhontés, amalgames douteux, conjurations du silence et des médisances, rien ne nous aura été épargné. Mais notre résistance et nos combats commencent à porter leurs fruits. L’idée de l’Imperium n’a pas été éradiquée. Nous en avons maintenu et perpétué le souvenir et la présence active, à tel point que nos ennemis se doivent de changer de tactique. Puisqu’ils ne peuvent rejeter dans les limbes de l’ignorance oublieuse le legs prodigieux de nos futures renaissances ils s’essaient à le piller, à s’en accaparer, à le pervertir selon leurs finalités afin de nous priver de nos armes essentielles. Mais jamais ils ne coudront de fil blanc nos lambeaux de pourpre.

    ( 2006 / L'encan des philosophes )

     

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 040 / Janvier 2017

    UN FLEURET NON MOUCHETE

     

    ENQUÊTE SUR UN SABRE

    CLAUDIO MAGRIS

    ( L’IMAGINAIRE / Septembre 2015 )

     

    Même pas un roman. Un court récit qui n’atteint pas les cent pages, mais d’une densité extraordinaire. Cela commence comme tout livre qui veut intéresser son lecteur. Le Narrateur se penche sur son abîme intérieur. Nous croyons être partis pour une introspection toute proustienne. Ne sommes-nous pas en présence d’un vieux prêtre à la retraite ? Pour la vidange des consciences, il faudra repasser. Notre pasteur ne ressasse point ses regrets éternels. Prend le soin de ne pas offusquer ses ouailles en se prévoyant de l’inéluctabilité naturelle de l’existence de Dieu qui n’a pas à être davantage prouvée que cette pomme sur ma table de travail. Pas de quoi fouetter un athée ! D’autant plus que derrière l’écran des certitudes canoniques le lecteur pressent une sorte de scepticisme pondéré des plus sereins. Notre saint homme ne croit que modérément à la bonté des hommes, et celle Du Divin Père ne saurait lui être reprochée puisqu’elle est consubstantiellement inhérente à sa constitution dogmatique…

    Son regard porte sur un gouffre tempétueux bien plus amer. Celui de l’Histoire, avec une Hache majuscule et initiale, serait-on tenté de dire… Ne se prévaut pas de sa courte expérience. L’a bien été diligenté par l’Eglise Mère pour inciter le général Krasnov à insuffler à ses troupes d’occupation de la région de Frioul davantage de modération vis-à-vis des populations civiles… Ne s’étend guère sur le succès de son entremise, à peine le laisse-t-il entendre entre les lignes… Le sort des braves paysans italiens victimes de cruelles et injustes exactions n’est pas le sujet du livre. Le but de Claude Magris n’est pas de jouer sur la corde sensible de la miséricorde des grands principes de l’humanitarisme frelaté des consciences modernes.

    Le héros du roman n’est pas un inconnu. Il est ce que l’on appelle un personnage historique. Une figure mythique pour les amoureux de la geste cosaque. Mais nous sommes loin du Don Paisible de Cholokhov, peut-être aurait-il mieux valu qu’il fût cet officier mort au combat duquel Cholokhov retrouva dans les fontes de son cheval les premiers chapitres de son roman qu’il allait continuer. Mais non, l’ataman Krasnov connut un destin plus tragique que ce cavalier inconnu qui servit peut-être sous ses ordres…

    Ce n’est pas tant la carrière et la disparition longtemps restée non élucidée de Krasnov qui intéressent Claudio Magris. Le personnage de Krasnov est pour notre auteur juste un départ, une piste d’envol pour une réflexion de l’action métapolitique individuelle. Que peut un homme seul face aux forces tumultueuses d’un conflit généralisé ?

    Commence par évacuer la question subsidiaire des traces et des preuves qui témoignent de notre passage dans le vaste monde. Est-ce bien le cadavre de Krasnov dont après la fin de la guerre des officiers allemands en mission recueillent quelques ossements et la garde de son sabre ? A-t-il été réellement abattu par un résistant italien au cours d’un déplacement ? Les avis sont partagés : la solution finale sera apportée par les historiens : Krasnov aura été pendu par les autorités soviétiques en janvier 1947.

    Claudio Magris ne remet pas en doute ce fait désormais historique. Krasnov était violemment anti-communiste. Lui qui se couvrit de gloire en menant des charges de cavalerie de haut vol lors de la première guerre mondiale resta fidèle à son empereur. Fit partie de ces cosaques blancs qui rejoignirent les rangs de Dénikine. Krasnov ne fut pas Makhno. Toute sa culture familiale et politique était en contradiction profonde avec les idéologies néfastes de la chienlit marxiste et anarchiste… Partit en exil, devint romancier…

    Lorsque les Allemands entrèrent en Russie, Krasnov décida de les soutenir. Fut de ces cosaques qui levèrent des régiments et qui crurent qu’en ralliant les nazis, la guerre terminée, leur récompense serait la création d’un état cosaque… Fallut déchanter. Les guerres se perdent aussi… Fut aspiré par le repli des armées germaines qui le cantonnèrent en tant que troupe d’appui dans le nord de l’Italie… La débâcle allemande ne tarda plus. Les anglais proposèrent aux officiers cosaques de signer leur reddition contre la promesse de les installer dans un territoire cosaque dans les Balkans. Les Britanniques ne perdirent pas de temps : suivant les accords secrets de Yalta, ils livrèrent dans les heures qui suivirent nos blanchâtres russkoffs par trop crédules aux agents de Staline… Leur sort était scellé.

    Mais le drame n’est pas là. Il est aussi inutile de s’infatuer de moraline de bonne conscientisation. En défendant La Russie Impériale, en combattant les Rouges et en ralliant les Nazis, Krasnov ne commet aucun choix idéologique. Tout au plus se livre-t-il au jeu du moindre mal optatif et symbolique. Les Cosaques n’avaient pu résister à la puissance des Romanov, pour sauvegarder le maximum de leur indépendance ils s'étaient institués les troupes d’élite de leur vainqueur. Par un glissement progressif vers le déplaisir, ils se rangeront du côté des nazis pour mettre hors d’état de nuire la puissance communiste qui les a chassés de leur territoire. Jeu de dupe du faible qui pense qu’en passsant alliance avec l’un de ses ennemis, il limitera les dégâts et peut-être même entrera dans un cycle de proximales victoires. Claudio Magris ne partage pas l’optimisme des combinaisons néfastes. La souris n’a rien à gagner à entrer dans la guilde des gros matous. L’y perdra sa peau en espérant sauver son âme. A moins que ce ne soit le contraire. Dans les deux cas la situation n’est pas grave, mais désespérée.

    Krasnov n’est pas un imbécile heureux qui prodiguerait confiance en la solidité de la branche pourrie par laquelle il essaie d’enrayer sa chute dans le précipice. Le général ne se targue d’aucune illusion, sait qu’il se trahit lui-même en acceptant le joug de l'aléatoire confiance de ses douteux alliés. Mais à part le suicide - qui serait le renoncement définitif à ses rêves - ne lui reste que la politique du mal en pis. Nous ne sommes pas loin des grandeurs et servitudes militaires d’un pessimiste actif à la Vigny. A moins que toute cette illusoire joute d’ombres noires et de lumières grises ne soit que la figure bariolée d’un nihilisme destructif. Le sombre démenti de toute idendité fondationnelle.

    Le livre de Claudio Magris n’est pas gai. Circonscrit étroitement les limites de l’action métapolitique. Ou vous êtes fort, ou vous êtes faible. Dans ce dernier cas, vos chances de réussir sont minimes. Trés proches du zéro absolu. L’Histoire est impitoyable. Nous oblige à une grande prudence. Ce qui ne signifie point qu’il faille laisser passer son tour lorsque l’instant propice se présente. Avec toutefois cet avertissement implacable, se garder de et garder une pureté d'action non compromissive. Marcher pieds nus sur le fil du glaive. La quête du sabre.

    Terrible leçon de chose : la praxis de l'exercice métapolitique se résout trop souvent, lorsqu'elle n'est plus qu'un avatar de tentative de survie individuelle, en une grandiloquente posture romantique. Lot de consolation que l'on s'attribue soi-même comme une décoration que l'on accrocherait à la boutonnière de notre propre vacuité. Ce que Nietzsche fustigeait sous le concept de décadence.

    André Murcie.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LA REACTION PAÏENNE.

    PIERRE DE LABRIOLLE.

    ETUDE SUR LA POLEMIQUE ANTICHRETIENNE

    DU 1° AU VI° SIECLE.

    Juin 2005. Editions du Cerf.

     

    Etrange nous étions-nous dit que le Cerf, ô combien proche des obédiences catholiques, se soit lancé dans la réédition de ce célèbre ouvrage absent des devantures de nos librairies depuis plus d’un demi-siècle. Il est vrai que la crise du livre et du lectorat incite les maisons d’édition à faire feu de tout bois ( de croix ) et à sortir n’importe quel ouvrage susceptible d’accrocher un public quelconque. Rassurons-nous la divine providence n’a pas permis que sous prétexte d’équilibrer les comptes le Cerf ait entendu une fois de plus le coq chanter à sa porte.

    Cette Réaction Païenne de Pierre de Labriolle n’est pas très vive. Ne comptons guère sur elle pour ranimer la flamme sacrée des vestales. Pierre de Labriolle parle de l’intérieur de son camp. Celui de l’Eglise. Ce qui ne l’empêche point de faire preuve d’une certaine objectivité dans ses expositions. A la limite il aurait mieux valu pour sa renommée de chercheur qu’il ait été beaucoup plus partial, qu’il ait transformé les païens en grands méchants satans et les pieuses brebis de l’Eglise en innocentes colombes spirituelles. On lui aurait reproché son parti-pris ce qui eut été un moindre défaut comparé à sa cécité dialectique.

    Pour Pierre de Labriolle, la cause est entendue. Les chrétiens ont gagné. Certes ils ont parfois mal agi et n’ont pas toujours été d’une scrupuleuse honnêteté intellectuelle. Ils ont même fomenté quelques coups bas mais les faits sont là, indiscutables. De toutes les manières les païens ont commis bien pire : qui ne se souvient des odieuses et meurtrières persécutions de Domitien, de Dèce et de Dioclétien ? Le sang de nos martyrs absout tous nos péchés. Point à la ligne.

    Le concept de renaissance païenne n’entre pas dans les catégories mentales de Pierre de Labriolle. Ces animaux antéchristiques sont classés parmi les espèces disparues. Corps et biens. Ames et maux. Entre nous soit dit plutôt dans la colonne des profits que dans celle des pertes. La Réaction Païenne est paru en 1934, l’Europe traverse alors une de ses époques les plus tumultueuses, dans pratiquement tous les pays qui la composent la question païenne remonte à la surface. Pour une fois le miracle de la résurrection n’est pas chrétien ! Il y a là de quoi s’interroger pour un historien. Si la contribution de Pierre de Labriolle à ces grandes conflagrations se résume à ce rappel des racines chrétiennes de l’Europe nous ne pouvons nous empêcher de penser que nous sommes en présence d’une prospection à bien courte vue. Nous avons l’impression que Pierre de Labriolle bétonne nos fondations pour mieux empêcher tout redéploiement impérieux futur. Le vingt-et-unième siècle sera catholique ou ne sera pas, tel serait l’ultime message labriollien adressé aux futures générations.

    Mais Pierre de Labriolle s’il croit à l’incarnation du Christ en la chair meurtrie du monde a une vision des plus séraphiques de la lutte des idées. Celles-ci se débattent dans le bocal clos des boîtes crâniennes. Monsieur l’Intellectuel ne sort pas de ses livres et encore moins de sa maison. L’opposition paganisme / christianisme aurait été une simple joute d’écrivains des deux bords s’amusant à se lancer arguments et contre-arguments à la figure.

    Nous ne boudons pas notre plaisir. Revisiter Celse, Porphyre et Proclus nous agrée mais confiner l’action païenne à l’étude de ses penseurs émérites nous semble très réducteur. Cette façon de procéder dilue la mise en évidence des enjeux qui structurèrent cette lutte. Ce qui se joue ce n’est ni plus ni moins que la survie de l’Empire. Pierre de Labriolle remarque bien que si l’un des griefs des plus importants de Celse à l’égard des chrétiens consiste en leur renonciation partisane à la vie publique, ce reproche essentiel disparaît des diatribes païennes dès les premiers écrits de Plotin. Mais il ne tire aucune conclusion de ce phénomène se contentant de déclarer que ce sont les milieux néo-platoniciens qui à partir de Plotin et jusqu’à la fermeture de l’école d’Athènes par Justinien en 629 assureront la résistance contre l’hégémonie montante du christianisme.

    Ce néo-platonisme est déconcertant. Non pas en sa généalogie philosophique elle-même. De Platon à Plotin la filiation est évidente. Plotin a en quelque sorte occidentalisé la pensée de Platon en la débarrassant de ses teintures orientales. Les emprunts égyptiens par lesquels Platon dénatura le vieux fond sophistique de l’antique Grèce, que nous nommons aujourd’hui présocratique, Plotin les ignore mais les remplace par une interprétation toute stoïcienne du concept de logos, non plus entrevu en tant que dynamis aristotélicienne du devenir démocritéen mais en tant que l’image de l’unicité monothéique initialisatrice. Ce coup de force de Plotin nous permet de comprendre pourquoi le christianisme s’est si rapidement installé en Grèce. N’oublions pas que les Evangiles furent écrites en langue grecque et que beaucoup d’entre elles, tant parmi les apocryphes que les canoniques, portent les traces du savoir grec. N’insistons pas sur la tarte à la crème logosique du cuisinier Jean.

    L’autre interprétation de l’œuvre platonicienne qui prévalut chez les esprits plus profondément païens reste marquée par le vieux fond d’incrédulité protagorienne de la sagesse grécisante originelle. L’on ne s’attarde guère dans le monde des idées éternelles que l’on ne déclare au plus vite intangibles que pour mieux s’en défaire. Mais on ne les oublie pas : on se sert même de leur précieuse êtralité pour développer une pragmatique des plus questionnantes sur le monde grossier et illusoire qui nous entoure. En d’autres termes l’on déploie une stratégie ô combien critique de scepticisme généralisé quant aux idées reçues et aux comportements humains : croyances religieuses, coutumes sociétales, exercice du pouvoir politique, tout est passé au crible dialectique de la raison raisonnante.

    Le paganisme de la première Rome resta tributaire de cette deuxième manière d’appréhender le monde. Les rites suffisaient aux Dieux. Leur stricte observance permettait de les tenir éloignés de sa liberté de conscience. Deux augures ne pouvaient se regarder sans se pouffer de rire. Le soir après boire dans les campements de légion l’on affirmait bien que dans les anciens temps Castor, Pollux et Mars étaient descendus, en chair et en os, dans d’obscures batailles, dont plus personne ne se souvenait du nom, redresser la déroute de bataillons romains en déshérence, mais il n’était pas nécessaire de croire en la verbeuse vérité de ce manège enchanté.

    Alors pourquoi à ce paganisme triomphant de libre-penseurs se substitua-t-il dès le troisième siècle ce mysticisme païen de mauvais aloi ? Il existe une réponse traditionnelle à cette question, que très souvent l’on pose sous une forme moins virulente que la nôtre. L’on accuse l’air du temps, la mode des religions orientalisantes à laquelle le paganisme avait dû de gré ou de force s’adapter. L’explication paraît si courte que l’on ajoute que l’institution impériale en limitant les ambitions politiques des uns et des autres les avait forcés à chercher des dérivatifs de moindre qualité : puisque l’on ne pouvait plus espérer devenir consul l’on se lançait dans d’abstruses recherches religieuses. Au relativisme politique l’on préférait l’absolu intérieur de sa conscience.

    L’inquiétude est mauvaise conseillère. La pression barbare sur les frontières dés les débuts du règne de Marc Aurèle aurait paniqué les esprits. Puisque les Légions n’étaient plus invincibles et n’assuraient plus la paix des Dieux et de l’âme l’on s’est raccroché à la première bouée de survie spirituelle qui passait à portée de main. Un peu comme les passagers du Titanic qui faute de chaloupes se sont regroupés afin de chanter « Plus près de Toi mon Dieu… » !

    Il y a sûrement en ces arguments du vrai, du beau et du juste, pour parler comme Platon. Mais soyons un peu comme les cyniques, appelons un chien un chien, et mordons à l’endroit où ça fait mal. Pour filer la métaphore animalière nous expliquerons qu’en l’absence de grives l’on se contente de merles. Le premier paganisme, des origines à Marc Aurèle, est un paganisme politique. Tout comme toute politique il ne peut s’exercer que s’il est au pouvoir, ou dans une dialectique de conquête du pouvoir. Lorsque Constantin désigne le christianisme comme l’unique religion de l’Etat Romain la ligne de front principale du paganisme s’effondre.

    Il ne s’effondre pas sous les coups du boutoir constantinien. Mais de l’intérieur, sur lui-même. L’institution impériale s’est coupée des grandes masses. Lorsque l’on pense à la ferveur populaire qui entoura Néron et à l’indifférence polie qui prévalut à la mort de Marc Aurèle non seulement l’on pressent la distance intersidérale qui éloigne sur un plan strictement métaphysique le statut du Sage de celui de l’Artiste mais l’on comprend comment le principat s’est coupé de ses racines républicaines et se trouve tout près de s’offrir à un détournement monarchique théocratique.

    Un Aurélien, un Dioclétien auront vu le danger chrétien. Ils essaieront d’y parer. Mais ni le renouveau théologique Sol Invictien du premier, ni l’instauration de la Tétrarchie du second ne parviendront à infléchir la trajectoire catastrophique. La décision de Constantin n’entérine qu’un état de fait : le paganisme politique a perdu la bataille politique. Autant dire qu’il ne reste plus rien de ses éléments essentiels.

    Par la force des choses la deuxième ligne de repli du paganisme se constituera sur ses aspects les moins constitutifs. Le visage religieux du second paganisme néo-platonicien porte en sa nature même la définition de sa défaite. Il n’est plus qu’un combat d’arrière-garde car il est caractérisé et par son propre renoncement à sa propre dimension ontologique et par son acceptation de continuer la lutte sur le terrain choisi et imposé par un ennemi implacable.

    Toutefois il faut reconnaître que les néo-platoniciens ne rendirent jamais les armes, et si le combat cessa ce fut bien faute de combattants. Et même une fois qu’ils furent morts et enterrés l’Eglise n’en fut pas quitte pour autant. D’abord durant des siècles se multiplièrent de nombreuses sectes gnostiques qui de l’intérieur même du christianisme entretinrent toute une confuse mystique néo-platonicienne qui n’osa jamais avouer son nom. Mais cela n’était rien par rapport à ce que par ironie nous nommerons le réveil de l’an mille. Car la renaissance païenne européenne autour de Macile Ficin quelque mille années après la mort de Julien s’opéra sous la forme même de sa disparition, celle du néo-platonisme. Comme ces scorpions que l’on a congelés et qui une fois réveillés repartent de l’avant à l’endroit exact de leur vie arrêtée.

    Julien occupe une place de choix dans cette Réaction Païenne. Par un miracle plus apllonien que christique ses écrits nous furent en effet préservés et Pierre Labriolle ne pouvait décemment passer sous silence de tels documents qui s’inscrivent si conformément dans le sujet de son ouvrage. Mais surtout parce que Pierre de Labriolle a une très nette conscience du danger dont la mort de Julien a délivré l’Eglise.

    Néo-platonicien dans l’âme à son accession au pouvoir Julien en était revenu, grâce à son expérience politique acquise en deux années de règne, à un paganisme d’esprit impérieux beaucoup plus pragmatique. Au retour de son anabase perse Julien était prêt à casser définitivement, par la force et tous les moyens coercitifs nécessaires, les reins du christianisme et de l’Eglise. Un javelot chrétien a eu raison des derniers martyrs si chers au cœur éploré de notre Pierre très-chrétien de Labriolle.

    Nous vivons actuellement les temps d’une nouvelle renaissance païenne. Multiforme et contradictoire. Pour nous, nous nous plaçons dans une continuité historique impérieuse car elle nous paraît la seule qui puisse s’opposer au christo-mothéisme-libéral en cours de déploiement.

    ( 2008 in Les Cabrioles de Labriole )

     

    LA FIN DU PAGANISME.

    GASTON BOISSIER

    ETUDE SUR LES DERNIERES LUTTES RELIGIEUSES

    EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

    LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

     

    TOME I. 394 p.

     

    Membre de l'Académie Française et de l'Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, ponte éminent de l'université au dix-neuvième siècle, Gaston Boissier est un oublié de la célébrité. Pour notre part nous prenons toujours autant de plaisir à parcourir ses livres. Nos chroniques sur Cicéron et ses amis ou sur La conjuration de Catilina publiées dans les trois premiers volumes de nos Chroniques de pourpre témoignent de notre attachement à son érudition tranquille. Nous comprenons que les chercheurs modernes le boudent tant soit peu, il ne s'embarrasse guère de multiples précautions méthodologiques pour affirmer ce qu'il pense et il professe une trop respectueuse soumission aux sources textuelles pour ne pas paraître suspect aux chantres de notre modernité pointilleuse.

    Cette entrée en matière risque de nous attirer quelques sourires de dérision exaspérée parmi les ailes droite et gauche de notre lectorat mais nous ne nous sommes jamais prévalu d'un quelconque respect aux molles normes des sciences d'analyse dites humaines pour nous en inquiéter. D'autant plus qu'à la simple lecture de ce premier tome il appert que la fin du paganisme est pour notre cicerone avant tout un fait historique depuis longtemps résolu qu'il convient d'analyser en tant qu'objet d'étude dépourvu de toute résonance opératoire. L'exact contraire de notre position.

    Ce premier tome commence en toute logique par l'analyse du règne de Constantin. De nombreuses pages sont consacrées au commentaire du fameux ( et aujourd'hui controversé en son existence même ) Edit de Milan. Gaston Boissier ne s'arrête pas au texte lui-même tels que Lactance et Eusèbe l'ont rapporté, mais il essaie d'en comprendre la dialectique sociétale qui a pu engendrer une telle promulgation. Que cet Edit ait été pour Constantin une manière de se démarquer de la politique christophobe de ses prédécesseurs et anciens concurrents éliminés ne fait pas de doute. Tout nouveau pouvoir entend dès les premières années de son entrée en fonction établir une différence avec la situation antérieure à laquelle il est censé apporter quelques nouveaux remèdes.

    La persécution de Domitien n'ayant pas eu l'effet escompté il semblait que les temps fussent mûrs pour l'instauration d'une nouvelle donne religieuse ou pour plus exactement parler d'un nouveau pacte social. L'on a beaucoup glosé sur le choix de Constantin, est-il celui d'un convaincu qui s'est avancé à visage couvert, ou l'option opportuniste d'une réunification de l'Empire tétrarchique selon la première idéologie acceptable qui se présentait ?

    Le premier déçu fut vraisemblablement Constantin. Cet homme qui croyait avoir riveté pour longtemps le sentiment d'appartenance national et qui aurait pu à rebours de Louis XV clamer haut et fort «  Avant moi le déluge ! » dut s'en mordre les doigts. A peine proclamé religion officielle le christianisme ne manqua pas de retourner sa hargne et son ressentiment contre lui-même. Constantin dut se salir les mains et trifouiller dans le cambouis hérétique. Mauvais Donatistes et bons Ariens lui donnèrent bien du fil à retordre.

    L'Eglise y perdit son ascendant divin mais ce fut pour elle une magnifique occasion de se mêler au pouvoir régalien de l'Etat. En acceptant de devenir la serve de l'Empereur, elle apprit et comprit les mécanismes de la servitude, qu'elle ne tarderait pas à appliquer à la société civile et politique.

    L'Histoire est connue et nous ne la répèterons pas. Gaston Boissier préfère poser la question qui fâche. Pourquoi l'Eglise, notons qu'il emploie plutôt le terme de christianisme de préférence à notre vocable qui porte le débat sur un plan beaucoup plus politique que culturel, vainquit-elle si facilement ? Bien entendu il n'apporte aucune réponse définitive mais en analysant le règne de Julien il retourne l'interrogation en demandant pour quelle raison le paganisme se laissa vaincre sans pratiquement résister ?

    Excellente méthode. Ce n'est jamais par la faute de nos ennemis qui sont plus forts que nous mais de la nôtre qui sommes plus faibles qu'eux. Au lieu de s'en remettre au ciel ou aux dieux il convient de s'en prendre d'abord à soi-même.

    Le Julien de Gaston Boissier est des plus intéressants. Il en fait non le champion d'un paganisme philosophique mais un dévot assez peu dissemblable de ses méfrères chrétiens. Julien n'est pas le chantre de l'Imperium mais un des derniers païens qui se désolent du peu de foi de ses alter-égos. Selon Boissier si les temples sont désertés ce n'est pas parce que l'Eglise en a proscrit depuis Constantin la fréquentation mais parce que les fidèles ne croient plus aux anciens dieux depuis belle lurette. Julien ne serait qu'un passéiste qui tenterait de ranimer une flamme éteinte depuis longtemps.

    Julien n'aurait pas su galvaniser les foules païennes qui attendaient de leur Imperator autre chose que des prières et des sacrifices. Ce Julien dévot nous déplaît souverainement. Gaston Boissier passe sous silence les attaques incessantes de l'Eglise contre les superstitions païennes : rouvrir les temples et rameuter les foules aux cérémonies était aussi un moyen de ne pas avoir l'air de céder devant les railleries christanophilesques. Il est une dimension que Gaston Boissier ne prend jamais en compte dans son appréciation de l'oeuvre julienne : c'est pourtant un des facteurs clé de toute entreprise d'importance : Julien n'a même pas bénéficié de trois années pleines pour réaliser son programme. Le parvis des temples n'aurait-il pas retrouvé leur ancienne animation si Julien avait pu bénéficier d'un règne de vingt ans ?

    Gaston Boissier ironise : parmi les partisans déclarés de Julien il y avait davantage de courtisans prêts à passer sous les fourches caudines de ses caprices les plus étranges que de membres de cette élite romaine qui refusa de le rejoindre. L'on ne changera pas la nature humaine, par contre nous avons déjà maintes fois expliqué pourquoi la noblesse païenne se cantonna dans un attentisme prudent. Les réformes de Julien n'étaient pas que religieuses, elles attentaient aussi à l'ordre économique et exigeaient sinon une nouvelle répartition des richesses du moins un contrôle des agiotages financiers. Ce n'est pas en organisant un service de charité païenne que Julien espéraient s'attacher la fidélité des grandes masses plébéiennes, les propriétaires terriens n'étaient pas dupes de ce que l'Empereur leur réservait : un bon édit du maximum avec une véritable police des prix.

    Toutefois Gaston Boissier ne partage pas les mêmes préventions que nos contemporains envers Julien. L'Hélios-Roi son plus fameux traité dont nombre de penseurs s'obstinent à décrier l'aspect fumeux, lui apparaît comme une oeuvre des mieux-venues et dont le dessein général s'accordait à merveille avec son projet de reviviscence paganiste. De même il ne méjuge pas de l'interdiction prononcée par Julien aux chrétiens qui voulaient enseigner les belles-lettres. Il va même jusqu'à louer cette mesure qui en écartant les chrétiens des textes païens leur aurait permis d'approfondir l'exégèse de leurs propres écrits sacrés.

    Ne voyez aucune cruelle ironie en cette assertion, nous sommes au coeur même de la problématique boissérienne : ce que l'on pourrait nommer la coupure épistémologique entre le paganisme et le christianisme, si elle s'est effectuée comme sur du velours, la faute en reviendrait à l'imprégnation des cervelles chrétiennes par la culture greco-latine.

    Ainsi Tertullien, le premier grand vitupérateur du paganisme, qui couvre d'insulte et d'opprobre l'ensemble de la production littéraire romaine et hellénique, n'est qu'un incorrigible nostalgique de la rhétorique cicéronienne. A tel point que l'on ne peut comprendre le sens d'un de ses derniers traités Le Manteau si l'on ne remet pas en perspective son écriture avec le désir d'accomplir une espèce de traité de style à la manière de... dans le but de démontrer à ses concitoyens que le christianisme n'avait pas éteint en lui les flamboyances de la Littérature antique.

    De même Saint Augustin et saint Jérôme ne parviendront jamais à se détacher de leur profonde admiration envers leurs premières amours littéraires. Les contempteurs ne sont pas contents. L'étrange conversion d'Augustin qui passe son temps entouré de quelques disciples à lire et relire l'Hortensius de Cicéron et qui avoue l'insipidité des textes bibliques est des plus récréatives. Quant à Jérôme l'exécrateur par excellence de la paganité, il faut entendre les sophismes qu'il emploie pour expliquer son indéfectible soumission à la beauté des dialogues platoniciens, c'est à ne pas y croire !

    Minucius Félix est beaucoup moins connu qu'Augustin et Jérôme. Il n'en a pas moins rédigé une petite apologétique christophile. Son Octavius, dialogue cicéronien – encore un – qui compte la conversion d'un pauvre païen – de fait il est plutôt aisé - aux lumières de la doctrine chrétienne nous laisse songeurs. Minucius Félix n'a pas l'air d'accorder une large créance aux arguments puisés dans les écrits testamentaires. Cela ressemble à une conversion par l'absurde. Pas une seule fois il ne citera le nom du Christ ou n'entreprendra d'éblouir son futur condisciple par la relation d'un des nombreux miracles opérés par le sieur Jésus.

    Minucius Félix ne prêche pas à un converti mais à une personne instruite qui n'est pas née de la dernière pluie. Pas question de l'enivrer avec le mauvais vin teinté de trop d'eau des noces de Cana. L'intelligentsia païenne ne saurait être appâté par des produits frelatés. Il lui faut le pur miel de l'Hymette et surtout pas une contre-façon. C'est donc en recensant les auteurs grecs et latins dont certaines déclarations seraient en parfaite adéquation avec la dogmatique chrétienne que notre heureux Minucius tente de s'emparer de l'âme du préposé Caelius. Il ne réussira que trop bien. Caelius n'a pas l'impression d'être astreint à de profonds changements puisque tout son endoctrinement fait appel à ses lointains souvenirs scolaires. Le christianisme avance en catimini, sur les pantoufles feutrées de la culture gréco-latine ! Qui s'en méfierait !

    Au-delà des anecdotes personnelles il faut comprendre l'interpénétration du christianisme par la culture païenne comme une évidence historique. Dès que le christianisme eut quitté les cuisines et les dortoirs des esclaves pour entrer dans les appartements des couches sociales plus huppées il dut changer de nature. Les contes à dormir debout des Evangiles furent rejetées comme nourriture intellectuelles indigestes. Entre un apologue christique et un paradoxe philosophique la distance est immense. Les esprits habitués à la philosophie eurent du mal à admettre les historiettes bibliques.

    Le travail des premiers pères de l'Eglise consista à combler le fossé. Il fallut plus d'un siècle de commentaires ardus pour bâtir autour des textes sacrés chrétiens toute une série d'échafaudage intellectuels destinés à en ravaler les mornes façades. C'est avec des matériaux philosophiques directement empruntés à l'ancienne littérature que créa les trompe-l'oeil nécessaires à simuler une profondeur spirituelle originellement absente.

    Jusqu'à l'ultime fin de l'imperium occidental l'enseignement antique survécut. L'on étudiait la grammaire et la rhétorique sur les écrits des anciens écrivains païens. Il était impossible de faire autrement : l'attrait de la culture antique était trop précieux et trop fort pour que l'Eglise s'en débarrassât trop vite. Plus tard l'Eglise parvint à rejeter le legs antique. Mais l'imprégnation avait été trop puissante. Le cheval de Troie de la philosophie grecque introduit au coeur de la théologie chrétienne attendit près d'un millénaire que l'on vienne le réveiller, encore qu'il ne dormit jamais que d'un oeil et qu'il remplit merveilleusement son office.

    L'Eglise n'avait qu'à s'en prendre à elle-même si elle n'avait pas prêté une oreille assez attentive aux leçons d'Homère ! L'on peut même dire qu'elle fut punie par là où elle pêcha ! A la fin de ce premier tome nous n'en sommes pas là ! Gaston Boissier se contente de nous révéler «  Comment les éléments sacrés et profanes se sont fondus ensemble dans le christianisme ».

    Le lecteur ne manquera pas de lire, pour rire un peu ou se dégourdir les zygomatiques, l'Appendice consacré aux Persécutions. Le livre fut écrit au moment ou les lois laïques séparaient l'Eglise de l'état, est-ce un hasard si nous entreprenons de le commenter au moment même où ces mêmes lois sont dans la mire convergente des idéologies communautaristes ?

    Les persécutions des premiers chrétiens font de nos jours figure de tarte à la crème. L'on a beau les grossir démesurément ou en exagérer à outrance l'importance, elles n'attisent que la pitié et la commisération quand on les compare aux innombrables tortures tant physiques que morales engendrées par l'Eglise inquisitoriale. Et si on pousse l'outrecuidance à les mettre en relation avec la déportation et l'élimination systématique des opposants du troisième reich allemand opérées dans le silence général des nations très chrétiennes et occidentales, leur dénonciation ne suscitent plus qu'un silence gêné chez beaucoup d'historiens modernes. Gaston Boissier qui vient avant les tumultes explosifs du vingtième siècle incriminé, se défend d'en proscrire l'existence. Ces regrettables persécutions ont bien dû exister puisque l'on en parle, même si nous ne possédons pas de preuves tangibles, nous assure-t-il. Que dieu l'entende !

    Pour nous, nous trouvons tant soit peu contradictoire que ces mêmes chrétiens qui ne jurent que par les palmes du martyre de leur Dieu, de leurs saints et de leurs adeptes, soient les premiers à dénoncer la cruauté des persécutions. Qu'aurait été le Christ si les légionnaires romains ne s'étaient pas donnés le mal de le clouer sur sa sacrée croix ? Les persécutions ont-elles davantage engendré le christianisme que le témoignage des premiers prédicateurs ?

    Ce premier tome est des plus instructifs. Dans sa courte introduction Gaston Boissier ne se cache pas d'avoir réduit ses recherches à la lecture minutieuse des seuls documents littéraires. Cette fin du paganisme n'est pas un livre d'histoire mais un ouvrage littéraire. Ce parti-pris nous charme. L'Imperium est notre héritage certes, il est notre commandement historial et notre devenir politique certes, mais il s'est historialement façonné et transmis selon son inscription littéraire en l'Histoire du monde. Nous ne devons pas l'oublier. Ce n'est pas un hasard si notre combat pro imperio ad imperium est avant tout un combat littéraire.

     

    ( 2008 / La faim du paganisme )

     

    LA FIN DU PAGANISME. ( II )

    GASTON BOISSIER.

    ETUDE SUR LES DERNIERS LUTTES RELIGIEUSES

    EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

    LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

     

    Gaston Boissier ou la force tranquille du style. Inimaginable, imparable, indécelable, il vous ferait avaler des couleuvres longues comme des boas constrictors ou des anacondas géants. Ne souriez point lecteurs fidèles, Gaston Boissier rédigerait votre arrêt de mort pour avoir un peu trop surfer sur Littera-Incitatus, que vous lui enverriez une lettre de remerciement pour la fluidité de son éloquence et l'impression de beauté qui aurait imprégné votre âme lors de cette saine lecture. Il fut élu Secrétaire Perpétuel de l'Académie Française après la mort de René Doumic – rappelons que ce dernier se rattache à la constellation Louÿs / Hérédia - et malgré le peu de respect que nous professons à l'égard de cette vénérable assemblée, il nous faut reconnaître que pour une fois il avait été choisi quelqu'un qui sût écrire.

    Le sous-titre ne rend pas justice de la deuxième partie conclusive de ce volume qui aurait dû s'intituler : en quoi le christianisme a-t-il contribué à la chute de l'Empire Romain ? En rien, ou bien en quantité si négligeable qu'il serait davantage séant de n'en point parler. La réponse de Gaston Boissier est assez nette et péremptoire pour être rapportée au plus vite. Notre auteur prend le taureau du paganisme par les cornes et vous l'achève sur l'autel des regrets perdus à tout jamais.

    Gaston Boissier le manifeste à plusieurs reprises, le combat ne finit pas faute de combattants, mais au vu de la documentation examinée, il semblerait qu'une des deux équipes, celle dont nous sommes les fervents supporters, ait déclaré forfaits avant l'ouverture des hostilités. Publié pour la première fois en 1891, l'étude de Gaston Boissier bénéficie avant tout de la prodigieuse connaissance littéraire de son géniteur. Voici un monsieur qui a tout lu, et chose infiniment plus rare, qui a pris le temps de réfléchir sur ce qu'il fallait accorder de signifiance historiale à chaque texte qu'il soumet à maintes hypothèses. Un écrit vaut moins par ce qu'il raconte, ou par ce que l'auteur a voulu lui confier et lui faire dire, que ce par quoi sa parturience signifie dans et par les circonstances qui l'ont vu naître. En d'autres termes, souvent l'objectivité d'un phénomène est à rechercher hors de l'objet en question.

    Donc une vision littéraire, de-ci, de-là, un rapport archéologique est cité mais l'on pressent plutôt une coquetterie adjacente d'un pur lettré qui notifie en bas de page, comme par un pur dédain, un fait avéré ou une découverte récente qui vient appuyer ses déductions, mais dont il prend bien garde de tirer un avantage définitif. Gaston Boissier est un mallarméen qui s'ignore, l'Imperium est né et est mort dans les livres, et tout le reste est littérature.

    Nous ne doutons point de l'ostracisme méthodologique dont doit être victime notre académicien chez nos historiens modernes. Entre parenthèses, ils ne devraient pas tant se prévaloir de leur scientificité doctrinale ; eux qui encensent à tout bout de champ les mérites incontournables de notre si belle démocratie, alors qu'ils sont rétribués par des institutions éducatives aux mains de gouvernements démocratiques, ne sont guère différents d'un Gaston Boissier qui éludait les responsabilités du christianisme alors qu'il était immergé dans une élistique idéologie réactionnaire fondamentalement chrétienne qui en Europe ne perdit sa prédominance qu'à la suite des désastres de 14-18.

    De plus, Gaston Boissier, il ne l'avoue jamais mais cela transparaît à chacune de ses pages, est habité par l'intime conviction, qu'entre lui et un aristocrate romain du quatrième siècle, la différence n'est pas aussi grande que l'on pourrait l'accroire. Ne sont-ils pas tous deux, par-delà les siècles et leur statut social, réunis par le partage d'un même bagage intellectuel : le trésor des littératures latines et la prééminence intellectuelle accordées à celles-ci sur toute autre vision ou analyse possible et imaginable du réel !

    Le paganisme subsistera longtemps après la victoire définitive dans les campagnes, mais il ne faut pas se faire d'illusion, la dernière bataille s'est jouée à Rome, les combats d'arrière-garde menés par les humbles ne remettront jamais en question l'hégémonique puissance de l'Eglise. Les seuls qui auraient pu inverser les plateaux de la balance sont les riches familles de l'aristocratie sénatoriale de l'Urbs Aeterna.

    Encore qu'il s'agit d'une vue de l'esprit. La société romaine fut avant tout une société d'obéissance. Le plus misérable des esclaves comme le plus haut des dignitaires observaient une même loi, chacun se devait d'obéir à son maître hiérarchique, fût-il le moindre petit maître fauché comme les blés après une pluie de sauterelles ou à plus forte raison l'Empereur lui-même. Certes l'on pouvait tenter sa chance à la roulette russe de l'époque, tous les coups étaient permis pourvu que l'on gagne, Claudien le dernier des grands poëtes latins païens disparaîtra mystérieusement pour avoir aidé la tentative d'Eugène et de Flavien qui tentèrent de s'opposer à Théodose en organisant la sécession de l'Italie...

    Mais dans l'ensemble l'intelligentsia païenne voulut jouer sur les deux tableaux. Refuser en même temps et le christianisme et la révolte. Etrange époque où l'on faisait semblant de ne pas voir : d'une main l'on administrait l'Empire et de l'autre on maintenait coûte que coûte un culte dont la précarité s'accentuait chaque jour. Le vent avait tourné : les chrétiens avaient été rejoints par la grande masse flottante des indécis et des arrivistes qui s'arriment toujours du côté du pouvoir ou de leurs intérêts.

    L'on peut moralement se ranger sous la bannière de Symmaque qui mène l'ultime escarmouche symbolique : l'Autel de la Victoire institué par Auguste et que Théodose ordonne de reléguer hors de l'enceinte sénatoriale, mais il était déjà trop tard. De capitulation en capitulation la noblesse s'est coupée du peuple, un peu comme la gauche européenne actuelle qui de reniement en reniement voit avec surprise les couches populaires privilégier par leur vote les forces de droite qui promettent d'aggraver leur situation.

    Pour être impartial il faut reconnaître que le peuple romain n'existe plus : on l'a transformé depuis longtemps en foule de consommateurs crétinisée. Toute ressemblance avec nos contemporains gavés de jeux télévisés et de RSA en peau de chagrin ne serait pas forcément stupide.

    Les chrétiens ne font que pousser leurs pions, les païens reculent sans cesse, privés de chefs et d'un programme politique. Encore une fois la comparaison avec l'échec des récentes luttes ouvrières en France trahies par les directions syndicales et démunies de toute perspective finale, est des plus éloquentes. La terrible leçon de l'épopée de Julien abandonnée en rase campagne par la noblesse païenne n'a porté aucun fruit. L'on prend les mêmes et l'on ne recommence même pas, des fois que l'on réussirait et qu'il faudrait se démunir de quelques latifundia inexploitées faute de main-d'oeuvre et d'insécurité.

    A ce petit jeu de dupes, à trop vouloir garder l'on ne gagne rien : les Barbares se livrent à une répartition sauvage qui résoudra en quelques confiscations le problème du partage des richesses en le déclinant sous la forme, ô combien irritante mais si habituelle, de l'accaparement individuel.

    L'Eglise n'y est évidemment pour rien. Selon Gaston Boissier, les causes de la disparition de l'Empire remontent à loin, bien avant l'introduction du christianisme. Pas aux temps bénis d'Adam et Eve comme l'on pourrait l'escompter, mais déjà sous Auguste. Le ver était dans le fruit.

    Il est sûr que l'homme est une poire véreuse. Qu'il se porte naturellement vers les solutions les moins contraignantes et les plus agréables. Qu'il soit païen ou chrétien. Et nous sommes certains que l'on compterait, en tout temps, en tous lieux et à toute heure, à quelques infinitésimales virgules près, le même pourcentage d'imbéciles heureux chez les uns comme chez les autres.

    Mais nous partons du principe que le christianisme possède un délétère degré de pénétration et de destruction bien plus élevé que le paganisme. Si le christianisme s'est répandu, en quelque sorte si facilement dans l'Imperium, c'est que sa doctrine coïncidait, avec beaucoup plus de congruence théorique que les évanescences doctorales du paganisme, à cette société romaine d'ordre et de soumission que nous avons stigmatisée dans les premiers paragraphes de cette chronique.

    Le christianisme a agi comme un caméléon bactériel. Son influence mimétique a masqué sa téléologie démagogique. Notre vampirisme démocratique qui vous promet tout le bonheur qu'il ne vous apporte pas à l'unique condition que vous entreteniez sempiternellement, à l'intérieur comme à l'extérieur de vous, le désir de sa parousie épiphanique sans cesse reculée provient tout droit de la chape de plomb christologique qui s'est abattue durant des siècles sur l'Europe.

    Le terrain devenant glissant, Gaston Boissier siffle la fin de la partie et remet la balle au centre. Un partout. Match nul, le christianisme n'a pas été plus destructeur que le paganisme. Mais il est obligé de se couvrir sur ses arrières. La Renaissance, qui a rouvert les portes de la fosse dans laquelle on avait jeté la bête païenne pour mille ans, a dans sa critique de la papale religion retrouvé les reproches que le christianisme des premiers temps adressait au paganisme. Circulez, il n'y a rien à voir, tout est perdu, fors l'honneur chrétien.

     

    ( 2010 / La faim du paganisme )

     

    ARISTOTE, EPICURE, PLATON… 

    LES TEXTES FONDAMENTAUX DE LA PENSEE ANTIQUE.

    SOPHIE-JEAN ARRIEN. REMI BRAGUE. FRANCOIS GAUVIN. CATHERINE GOLLIAU. LUCIEN JERPHAGNON. SOPHIE PUJAS. JACQUELINE DE ROMILLY. OLIVIER SOUAN. PAUL VEYNE.

    LE POINT. HORS-SERIE N° 3. Juillet – Août 2005.

     

    Cela devient une tradition : voici trois ans que l’hebdomadaire pro-libéral de centre-droit se découvre l’âme antique dès que le zénith étéen s’installe au zodiaque des saisons ! Ne nous en plaignons pas. Surtout que ce numéro spécial est plutôt bien fait. Choix de textes intelligent, lexique supplétif, bibliographie, notes, commentaires, introduction, iconographie, rien n’a été laissé au hasard. Bien sûr, la couverture n’affiche que les grosses pointures qui pour la plupart ne se fendent que d’un court topo très rapide alors que par exemple une Sophie-Jean Arrien se paye le part la plus importante et la plus soignée du boulot, mais ainsi fonctionne l’impitoyable loi, dura, sed lex, des hiérarchies du savoir universitaire… les seconds couteaux doivent se contenter des miettes de la célébrité et de la miche du gros labeur. Quand l’on pense que tous nos pontes nationaux se sont permis de dénoncer la honteuse pratique de l’esclavage antique dont ils perpétuent avec une si troublante unanimité les modalités d’exploitation !

    Nous n’interviendrons pas sur l’exposition et le commentaire des pensées explicitées. Disons que l’ensemble peut être lu avec intérêt par tout néophyte qui chercherait pour des raisons diverses à acquérir quelques notions essentielles sur les penseurs de l’Antiquité. Les grandes figures et les différentes écoles sont exposées dans l’ordre chronologique avec clarté et netteté. Par contre nous dénoncerons avec force l’esprit qui a présidé à l’établissement de cette hyperbole philosophique qui court de manière trop unilatérale des premiers présocratiques à Saint–Augustin.

    Nous vivons des temps de grande résurrection : celle de Saint–Augustin que l’on s’est complu à aller chercher dans les poubelles du christianisme. Quand l’on pense qu’un Jerphagnon, l’un des biographes de Julien, s’est empressé de collaborer durant plus de dix ans à cette ineptie intellectuelle ! La doxa libérale avance sur des sandales feutrées. Il y aurait donc une progression logique de la philosophie antique qui poindrait des premiers grecs pour culminer et s’épanouir d’une façon ultra-naturelle dans la théologie chrétienne ! Alléluia ! Hosanna sur les encensoirs et les sistres ! Le paganisme se résoudrait à la vitesse du sucre plongé dans un verre d’eau en le monothéisme catholique ! Logique de la pensée, logique de l’Histoire. Merci Plotin d’avoir su infléchir les Idées platoniciennes vers les hypostases trinitaires de la Sainte-Eglise !

    Comme si l’unité grecque ne résolvait pas son unicité en l’altérité de la multiplicité de l’univers. A l’inverse de la pensée hébraïque les grecs ne pensent pas Le Dieu mais la physis. Les physiciens grecs, quand ils parviennent à codifier l’unicité de la diversité qui s’offre à eux, c’est toujours sous forme d’un élément qui loin de dissoudre la concrétude obstinée du monde, s’ajoute à la somme des données irrémédiables de toutes les présences de l’étant. L’Etre ne nie pas l’Etant, il s’y additionne. La pensée philosophique agrandit le monde, elle le démultiplie. Le monothéisme judéo-chrétien l’amincit, l’épure, le rapetisse. Cela transparaît d’une manière caricaturale lorsque l’on compare les exigences de l’éthique romaine avec les interdictions de la morale chrétienne.

    Certes il est bien un chemin qui mène de Platon au christianisme en passant par Plotin, mais la pente qui descend est aussi la côte qui monte. Parménide avait raison il existe bien deux chemins, mais les fragments du Poème manquent de par leur délabrement de préciser que dans les deux cas il s’agit du même chemin et du chemin même, c’est l’homme protagorien qui par sa démarche, ascendante ou descendante, en signifie le sens. Entre Julien qui escalade les cimes impériumiques et Saint-Augustin qui dégringole vers les marécages du royaume, nos élites intellectuelles ont choisi le moindre effort de reconquête de soi. Dans sa Cité, ils espèrent que Dieu pourvoira à leur petitesse.

    Ce numéro du Point s’inscrit dans cette vaste conjuration si inconsciente qu’elle en devient, sinon naturelle, du moins instinctive, qui consiste à couper l’homme moderne de ses origines antiques, de le laisser sans armes et sans prétention face à ses prédateurs christo-libéraux. N’oublions jamais que celui qui est spolié de son héritage l’est toujours doublement : par ce qu’il a perdu, et par ce dont ses ennemis se sont accrus.

    Toutes ces dernières années les élites libérales ont essayé de détourner les regards de leurs concitoyens de l’idée imperiumale. Critiques acerbes, mensonges éhontés, amalgames douteux, conjurations du silence et des médisances, rien ne nous aura été épargné. Mais notre résistance et nos combats commencent à porter leurs fruits. L’idée de l’Imperium n’a pas été éradiquée. Nous en avons maintenu et perpétué le souvenir et la présence active, à tel point que nos ennemis se doivent de changer de tactique. Puisqu’ils ne peuvent rejeter dans les limbes de l’ignorance oublieuse le legs prodigieux de nos futures renaissances ils s’essaient à le piller, à s’en accaparer, à le pervertir selon leurs finalités afin de nous priver de nos armes essentielles. Mais jamais ils ne coudront de fil blanc nos lambeaux de pourpre.

    ( 2006 / L'encan des philosophes )

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 040 / Janvier 2017

    UN FLEURET NON MOUCHETE

     

    ENQUÊTE SUR UN SABRE

    CLAUDIO MAGRIS

    ( L’IMAGINAIRE / Septembre 2015 )

     

    Même pas un roman. Un court récit qui n’atteint pas les cent pages, mais d’une densité extraordinaire. Cela commence comme tout livre qui veut intéresser son lecteur. Le Narrateur se penche sur son abîme intérieur. Nous croyons être partis pour une introspection toute proustienne. Ne sommes-nous pas en présence d’un vieux prêtre à la retraite ? Pour la vidange des consciences, il faudra repasser. Notre pasteur ne ressasse point ses regrets éternels. Prend le soin de ne pas offusquer ses ouailles en se prévoyant de l’inéluctabilité naturelle de l’existence de Dieu qui n’a pas à être davantage prouvée que cette pomme sur ma table de travail. Pas de quoi fouetter un athée ! D’autant plus que derrière l’écran des certitudes canoniques le lecteur pressent une sorte de scepticisme pondéré des plus sereins. Notre saint homme ne croit que modérément à la bonté des hommes, et celle Du Divin Père ne saurait lui être reprochée puisqu’elle est consubstantiellement inhérente à sa constitution dogmatique…

    Son regard porte sur un gouffre tempétueux bien plus amer. Celui de l’Histoire, avec une Hache majuscule et initiale, serait-on tenté de dire… Ne se prévaut pas de sa courte expérience. L’a bien été diligenté par l’Eglise Mère pour inciter le général Krasnov à insuffler à ses troupes d’occupation de la région de Frioul davantage de modération vis-à-vis des populations civiles… Ne s’étend guère sur le succès de son entremise, à peine le laisse-t-il entendre entre les lignes… Le sort des braves paysans italiens victimes de cruelles et injustes exactions n’est pas le sujet du livre. Le but de Claude Magris n’est pas de jouer sur la corde sensible de la miséricorde des grands principes de l’humanitarisme frelaté des consciences modernes.

    Le héros du roman n’est pas un inconnu. Il est ce que l’on appelle un personnage historique. Une figure mythique pour les amoureux de la geste cosaque. Mais nous sommes loin du Don Paisible de Cholokhov, peut-être aurait-il mieux valu qu’il fût cet officier mort au combat duquel Cholokhov retrouva dans les fontes de son cheval les premiers chapitres de son roman qu’il allait continuer. Mais non, l’ataman Krasnov connut un destin plus tragique que ce cavalier inconnu qui servit peut-être sous ses ordres…

    Ce n’est pas tant la carrière et la disparition longtemps restée non élucidée de Krasnov qui intéressent Claudio Magris. Le personnage de Krasnov est pour notre auteur juste un départ, une piste d’envol pour une réflexion de l’action métapolitique individuelle. Que peut un homme seul face aux forces tumultueuses d’un conflit généralisé ?

    Commence par évacuer la question subsidiaire des traces et des preuves qui témoignent de notre passage dans le vaste monde. Est-ce bien le cadavre de Krasnov dont après la fin de la guerre des officiers allemands en mission recueillent quelques ossements et la garde de son sabre ? A-t-il été réellement abattu par un résistant italien au cours d’un déplacement ? Les avis sont partagés : la solution finale sera apportée par les historiens : Krasnov aura été pendu par les autorités soviétiques en janvier 1947.

    Claudio Magris ne remet pas en doute ce fait désormais historique. Krasnov était violemment anti-communiste. Lui qui se couvrit de gloire en menant des charges de cavalerie de haut vol lors de la première guerre mondiale resta fidèle à son empereur. Fit partie de ces cosaques blancs qui rejoignirent les rangs de Dénikine. Krasnov ne fut pas Makhno. Toute sa culture familiale et politique était en contradiction profonde avec les idéologies néfastes de la chienlit marxiste et anarchiste… Partit en exil, devint romancier…

    Lorsque les Allemands entrèrent en Russie, Krasnov décida de les soutenir. Fut de ces cosaques qui levèrent des régiments et qui crurent qu’en ralliant les nazis, la guerre terminée, leur récompense serait la création d’un état cosaque… Fallut déchanter. Les guerres se perdent aussi… Fut aspiré par le repli des armées germaines qui le cantonnèrent en tant que troupe d’appui dans le nord de l’Italie… La débâcle allemande ne tarda plus. Les anglais proposèrent aux officiers cosaques de signer leur reddition contre la promesse de les installer dans un territoire cosaque dans les Balkans. Les Britanniques ne perdirent pas de temps : suivant les accords secrets de Yalta, ils livrèrent dans les heures qui suivirent nos blanchâtres russkoffs par trop crédules aux agents de Staline… Leur sort était scellé.

    Mais le drame n’est pas là. Il est aussi inutile de s’infatuer de moraline de bonne conscientisation. En défendant La Russie Impériale, en combattant les Rouges et en ralliant les Nazis, Krasnov ne commet aucun choix idéologique. Tout au plus se livre-t-il au jeu du moindre mal optatif et symbolique. Les Cosaques n’avaient pu résister à la puissance des Romanov, pour sauvegarder le maximum de leur indépendance ils s'étaient institués les troupes d’élite de leur vainqueur. Par un glissement progressif vers le déplaisir, ils se rangeront du côté des nazis pour mettre hors d’état de nuire la puissance communiste qui les a chassés de leur territoire. Jeu de dupe du faible qui pense qu’en passsant alliance avec l’un de ses ennemis, il limitera les dégâts et peut-être même entrera dans un cycle de proximales victoires. Claudio Magris ne partage pas l’optimisme des combinaisons néfastes. La souris n’a rien à gagner à entrer dans la guilde des gros matous. L’y perdra sa peau en espérant sauver son âme. A moins que ce ne soit le contraire. Dans les deux cas la situation n’est pas grave, mais désespérée.

    Krasnov n’est pas un imbécile heureux qui prodiguerait confiance en la solidité de la branche pourrie par laquelle il essaie d’enrayer sa chute dans le précipice. Le général ne se targue d’aucune illusion, sait qu’il se trahit lui-même en acceptant le joug de l'aléatoire confiance de ses douteux alliés. Mais à part le suicide - qui serait le renoncement définitif à ses rêves - ne lui reste que la politique du mal en pis. Nous ne sommes pas loin des grandeurs et servitudes militaires d’un pessimiste actif à la Vigny. A moins que toute cette illusoire joute d’ombres noires et de lumières grises ne soit que la figure bariolée d’un nihilisme destructif. Le sombre démenti de toute idendité fondationnelle.

    Le livre de Claudio Magris n’est pas gai. Circonscrit étroitement les limites de l’action métapolitique. Ou vous êtes fort, ou vous êtes faible. Dans ce dernier cas, vos chances de réussir sont minimes. Trés proches du zéro absolu. L’Histoire est impitoyable. Nous oblige à une grande prudence. Ce qui ne signifie point qu’il faille laisser passer son tour lorsque l’instant propice se présente. Avec toutefois cet avertissement implacable, se garder de et garder une pureté d'action non compromissive. Marcher pieds nus sur le fil du glaive. La quête du sabre.

    Terrible leçon de chose : la praxis de l'exercice métapolitique se résout trop souvent, lorsqu'elle n'est plus qu'un avatar de tentative de survie individuelle, en une grandiloquente posture romantique. Lot de consolation que l'on s'attribue soi-même comme une décoration que l'on accrocherait à la boutonnière de notre propre vacuité. Ce que Nietzsche fustigeait sous le concept de décadence.

    André Murcie.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LA REACTION PAÏENNE.

    PIERRE DE LABRIOLLE.

    ETUDE SUR LA POLEMIQUE ANTICHRETIENNE

    DU 1° AU VI° SIECLE.

    Juin 2005. Editions du Cerf.

     

    Etrange nous étions-nous dit que le Cerf, ô combien proche des obédiences catholiques, se soit lancé dans la réédition de ce célèbre ouvrage absent des devantures de nos librairies depuis plus d’un demi-siècle. Il est vrai que la crise du livre et du lectorat incite les maisons d’édition à faire feu de tout bois ( de croix ) et à sortir n’importe quel ouvrage susceptible d’accrocher un public quelconque. Rassurons-nous la divine providence n’a pas permis que sous prétexte d’équilibrer les comptes le Cerf ait entendu une fois de plus le coq chanter à sa porte.

    Cette Réaction Païenne de Pierre de Labriolle n’est pas très vive. Ne comptons guère sur elle pour ranimer la flamme sacrée des vestales. Pierre de Labriolle parle de l’intérieur de son camp. Celui de l’Eglise. Ce qui ne l’empêche point de faire preuve d’une certaine objectivité dans ses expositions. A la limite il aurait mieux valu pour sa renommée de chercheur qu’il ait été beaucoup plus partial, qu’il ait transformé les païens en grands méchants satans et les pieuses brebis de l’Eglise en innocentes colombes spirituelles. On lui aurait reproché son parti-pris ce qui eut été un moindre défaut comparé à sa cécité dialectique.

    Pour Pierre de Labriolle, la cause est entendue. Les chrétiens ont gagné. Certes ils ont parfois mal agi et n’ont pas toujours été d’une scrupuleuse honnêteté intellectuelle. Ils ont même fomenté quelques coups bas mais les faits sont là, indiscutables. De toutes les manières les païens ont commis bien pire : qui ne se souvient des odieuses et meurtrières persécutions de Domitien, de Dèce et de Dioclétien ? Le sang de nos martyrs absout tous nos péchés. Point à la ligne.

    Le concept de renaissance païenne n’entre pas dans les catégories mentales de Pierre de Labriolle. Ces animaux antéchristiques sont classés parmi les espèces disparues. Corps et biens. Ames et maux. Entre nous soit dit plutôt dans la colonne des profits que dans celle des pertes. La Réaction Païenne est paru en 1934, l’Europe traverse alors une de ses époques les plus tumultueuses, dans pratiquement tous les pays qui la composent la question païenne remonte à la surface. Pour une fois le miracle de la résurrection n’est pas chrétien ! Il y a là de quoi s’interroger pour un historien. Si la contribution de Pierre de Labriolle à ces grandes conflagrations se résume à ce rappel des racines chrétiennes de l’Europe nous ne pouvons nous empêcher de penser que nous sommes en présence d’une prospection à bien courte vue. Nous avons l’impression que Pierre de Labriolle bétonne nos fondations pour mieux empêcher tout redéploiement impérieux futur. Le vingt-et-unième siècle sera catholique ou ne sera pas, tel serait l’ultime message labriollien adressé aux futures générations.

    Mais Pierre de Labriolle s’il croit à l’incarnation du Christ en la chair meurtrie du monde a une vision des plus séraphiques de la lutte des idées. Celles-ci se débattent dans le bocal clos des boîtes crâniennes. Monsieur l’Intellectuel ne sort pas de ses livres et encore moins de sa maison. L’opposition paganisme / christianisme aurait été une simple joute d’écrivains des deux bords s’amusant à se lancer arguments et contre-arguments à la figure.

    Nous ne boudons pas notre plaisir. Revisiter Celse, Porphyre et Proclus nous agrée mais confiner l’action païenne à l’étude de ses penseurs émérites nous semble très réducteur. Cette façon de procéder dilue la mise en évidence des enjeux qui structurèrent cette lutte. Ce qui se joue ce n’est ni plus ni moins que la survie de l’Empire. Pierre de Labriolle remarque bien que si l’un des griefs des plus importants de Celse à l’égard des chrétiens consiste en leur renonciation partisane à la vie publique, ce reproche essentiel disparaît des diatribes païennes dès les premiers écrits de Plotin. Mais il ne tire aucune conclusion de ce phénomène se contentant de déclarer que ce sont les milieux néo-platoniciens qui à partir de Plotin et jusqu’à la fermeture de l’école d’Athènes par Justinien en 629 assureront la résistance contre l’hégémonie montante du christianisme.

    Ce néo-platonisme est déconcertant. Non pas en sa généalogie philosophique elle-même. De Platon à Plotin la filiation est évidente. Plotin a en quelque sorte occidentalisé la pensée de Platon en la débarrassant de ses teintures orientales. Les emprunts égyptiens par lesquels Platon dénatura le vieux fond sophistique de l’antique Grèce, que nous nommons aujourd’hui présocratique, Plotin les ignore mais les remplace par une interprétation toute stoïcienne du concept de logos, non plus entrevu en tant que dynamis aristotélicienne du devenir démocritéen mais en tant que l’image de l’unicité monothéique initialisatrice. Ce coup de force de Plotin nous permet de comprendre pourquoi le christianisme s’est si rapidement installé en Grèce. N’oublions pas que les Evangiles furent écrites en langue grecque et que beaucoup d’entre elles, tant parmi les apocryphes que les canoniques, portent les traces du savoir grec. N’insistons pas sur la tarte à la crème logosique du cuisinier Jean.

    L’autre interprétation de l’œuvre platonicienne qui prévalut chez les esprits plus profondément païens reste marquée par le vieux fond d’incrédulité protagorienne de la sagesse grécisante originelle. L’on ne s’attarde guère dans le monde des idées éternelles que l’on ne déclare au plus vite intangibles que pour mieux s’en défaire. Mais on ne les oublie pas : on se sert même de leur précieuse êtralité pour développer une pragmatique des plus questionnantes sur le monde grossier et illusoire qui nous entoure. En d’autres termes l’on déploie une stratégie ô combien critique de scepticisme généralisé quant aux idées reçues et aux comportements humains : croyances religieuses, coutumes sociétales, exercice du pouvoir politique, tout est passé au crible dialectique de la raison raisonnante.

    Le paganisme de la première Rome resta tributaire de cette deuxième manière d’appréhender le monde. Les rites suffisaient aux Dieux. Leur stricte observance permettait de les tenir éloignés de sa liberté de conscience. Deux augures ne pouvaient se regarder sans se pouffer de rire. Le soir après boire dans les campements de légion l’on affirmait bien que dans les anciens temps Castor, Pollux et Mars étaient descendus, en chair et en os, dans d’obscures batailles, dont plus personne ne se souvenait du nom, redresser la déroute de bataillons romains en déshérence, mais il n’était pas nécessaire de croire en la verbeuse vérité de ce manège enchanté.

    Alors pourquoi à ce paganisme triomphant de libre-penseurs se substitua-t-il dès le troisième siècle ce mysticisme païen de mauvais aloi ? Il existe une réponse traditionnelle à cette question, que très souvent l’on pose sous une forme moins virulente que la nôtre. L’on accuse l’air du temps, la mode des religions orientalisantes à laquelle le paganisme avait dû de gré ou de force s’adapter. L’explication paraît si courte que l’on ajoute que l’institution impériale en limitant les ambitions politiques des uns et des autres les avait forcés à chercher des dérivatifs de moindre qualité : puisque l’on ne pouvait plus espérer devenir consul l’on se lançait dans d’abstruses recherches religieuses. Au relativisme politique l’on préférait l’absolu intérieur de sa conscience.

    L’inquiétude est mauvaise conseillère. La pression barbare sur les frontières dés les débuts du règne de Marc Aurèle aurait paniqué les esprits. Puisque les Légions n’étaient plus invincibles et n’assuraient plus la paix des Dieux et de l’âme l’on s’est raccroché à la première bouée de survie spirituelle qui passait à portée de main. Un peu comme les passagers du Titanic qui faute de chaloupes se sont regroupés afin de chanter « Plus près de Toi mon Dieu… » !

    Il y a sûrement en ces arguments du vrai, du beau et du juste, pour parler comme Platon. Mais soyons un peu comme les cyniques, appelons un chien un chien, et mordons à l’endroit où ça fait mal. Pour filer la métaphore animalière nous expliquerons qu’en l’absence de grives l’on se contente de merles. Le premier paganisme, des origines à Marc Aurèle, est un paganisme politique. Tout comme toute politique il ne peut s’exercer que s’il est au pouvoir, ou dans une dialectique de conquête du pouvoir. Lorsque Constantin désigne le christianisme comme l’unique religion de l’Etat Romain la ligne de front principale du paganisme s’effondre.

    Il ne s’effondre pas sous les coups du boutoir constantinien. Mais de l’intérieur, sur lui-même. L’institution impériale s’est coupée des grandes masses. Lorsque l’on pense à la ferveur populaire qui entoura Néron et à l’indifférence polie qui prévalut à la mort de Marc Aurèle non seulement l’on pressent la distance intersidérale qui éloigne sur un plan strictement métaphysique le statut du Sage de celui de l’Artiste mais l’on comprend comment le principat s’est coupé de ses racines républicaines et se trouve tout près de s’offrir à un détournement monarchique théocratique.

    Un Aurélien, un Dioclétien auront vu le danger chrétien. Ils essaieront d’y parer. Mais ni le renouveau théologique Sol Invictien du premier, ni l’instauration de la Tétrarchie du second ne parviendront à infléchir la trajectoire catastrophique. La décision de Constantin n’entérine qu’un état de fait : le paganisme politique a perdu la bataille politique. Autant dire qu’il ne reste plus rien de ses éléments essentiels.

    Par la force des choses la deuxième ligne de repli du paganisme se constituera sur ses aspects les moins constitutifs. Le visage religieux du second paganisme néo-platonicien porte en sa nature même la définition de sa défaite. Il n’est plus qu’un combat d’arrière-garde car il est caractérisé et par son propre renoncement à sa propre dimension ontologique et par son acceptation de continuer la lutte sur le terrain choisi et imposé par un ennemi implacable.

    Toutefois il faut reconnaître que les néo-platoniciens ne rendirent jamais les armes, et si le combat cessa ce fut bien faute de combattants. Et même une fois qu’ils furent morts et enterrés l’Eglise n’en fut pas quitte pour autant. D’abord durant des siècles se multiplièrent de nombreuses sectes gnostiques qui de l’intérieur même du christianisme entretinrent toute une confuse mystique néo-platonicienne qui n’osa jamais avouer son nom. Mais cela n’était rien par rapport à ce que par ironie nous nommerons le réveil de l’an mille. Car la renaissance païenne européenne autour de Macile Ficin quelque mille années après la mort de Julien s’opéra sous la forme même de sa disparition, celle du néo-platonisme. Comme ces scorpions que l’on a congelés et qui une fois réveillés repartent de l’avant à l’endroit exact de leur vie arrêtée.

    Julien occupe une place de choix dans cette Réaction Païenne. Par un miracle plus apllonien que christique ses écrits nous furent en effet préservés et Pierre Labriolle ne pouvait décemment passer sous silence de tels documents qui s’inscrivent si conformément dans le sujet de son ouvrage. Mais surtout parce que Pierre de Labriolle a une très nette conscience du danger dont la mort de Julien a délivré l’Eglise.

    Néo-platonicien dans l’âme à son accession au pouvoir Julien en était revenu, grâce à son expérience politique acquise en deux années de règne, à un paganisme d’esprit impérieux beaucoup plus pragmatique. Au retour de son anabase perse Julien était prêt à casser définitivement, par la force et tous les moyens coercitifs nécessaires, les reins du christianisme et de l’Eglise. Un javelot chrétien a eu raison des derniers martyrs si chers au cœur éploré de notre Pierre très-chrétien de Labriolle.

    Nous vivons actuellement les temps d’une nouvelle renaissance païenne. Multiforme et contradictoire. Pour nous, nous nous plaçons dans une continuité historique impérieuse car elle nous paraît la seule qui puisse s’opposer au christo-mothéisme-libéral en cours de déploiement.

    ( 2008 in Les Cabrioles de Labriolle )

     

    LA FIN DU PAGANISME.

    GASTON BOISSIER

    ETUDE SUR LES DERNIERES LUTTES RELIGIEUSES

    EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

    LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

    TOME I. 394 p.

     

    Membre de l'Académie Française et de l'Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, ponte éminent de l'université au dix-neuvième siècle, Gaston Boissier est un oublié de la célébrité. Pour notre part nous prenons toujours autant de plaisir à parcourir ses livres. Nos chroniques sur Cicéron et ses amis ou sur La conjuration de Catilina publiées dans les trois premiers volumes de nos Chroniques de pourpre témoignent de notre attachement à son érudition tranquille. Nous comprenons que les chercheurs modernes le boudent tant soit peu, il ne s'embarrasse guère de multiples précautions méthodologiques pour affirmer ce qu'il pense et il professe une trop respectueuse soumission aux sources textuelles pour ne pas paraître suspect aux chantres de notre modernité pointilleuse.

    Cette entrée en matière risque de nous attirer quelques sourires de dérision exaspérée parmi les ailes droite et gauche de notre lectorat mais nous ne nous sommes jamais prévalu d'un quelconque respect aux molles normes des sciences d'analyse dites humaines pour nous en inquiéter. D'autant plus qu'à la simple lecture de ce premier tome il appert que la fin du paganisme est pour notre cicerone avant tout un fait historique depuis longtemps résolu qu'il convient d'analyser en tant qu'objet d'étude dépourvu de toute résonance opératoire. L'exact contraire de notre position.

    Ce premier tome commence en toute logique par l'analyse du règne de Constantin. De nombreuses pages sont consacrées au commentaire du fameux ( et aujourd'hui controversé en son existence même ) Edit de Milan. Gaston Boissier ne s'arrête pas au texte lui-même tels que Lactance et Eusèbe l'ont rapporté, mais il essaie d'en comprendre la dialectique sociétale qui a pu engendrer une telle promulgation. Que cet Edit ait été pour Constantin une manière de se démarquer de la politique christophobe de ses prédécesseurs et anciens concurrents éliminés ne fait pas de doute. Tout nouveau pouvoir entend dès les premières années de son entrée en fonction établir une différence avec la situation antérieure à laquelle il est censé apporter quelques nouveaux remèdes.

    La persécution de Domitien n'ayant pas eu l'effet escompté il semblait que les temps fussent mûrs pour l'instauration d'une nouvelle donne religieuse ou pour plus exactement parler d'un nouveau pacte social. L'on a beaucoup glosé sur le choix de Constantin, est-il celui d'un convaincu qui s'est avancé à visage couvert, ou l'option opportuniste d'une réunification de l'Empire tétrarchique selon la première idéologie acceptable qui se présentait ?

    Le premier déçu fut vraisemblablement Constantin. Cet homme qui croyait avoir riveté pour longtemps le sentiment d'appartenance national et qui aurait pu à rebours de Louis XV clamer haut et fort «  Avant moi le déluge ! » dut s'en mordre les doigts. A peine proclamé religion officielle le christianisme ne manqua pas de retourner sa hargne et son ressentiment contre lui-même. Constantin dut se salir les mains et trifouiller dans le cambouis hérétique. Mauvais Donatistes et bons Ariens lui donnèrent bien du fil à retordre.

    L'Eglise y perdit son ascendant divin mais ce fut pour elle une magnifique occasion de se mêler au pouvoir régalien de l'Etat. En acceptant de devenir la serve de l'Empereur, elle apprit et comprit les mécanismes de la servitude, qu'elle ne tarderait pas à appliquer à la société civile et politique.

    L'Histoire est connue et nous ne la répèterons pas. Gaston Boissier préfère poser la question qui fâche. Pourquoi l'Eglise, notons qu'il emploie plutôt le terme de christianisme de préférence à notre vocable qui porte le débat sur un plan beaucoup plus politique que culturel, vainquit-elle si facilement ? Bien entendu il n'apporte aucune réponse définitive mais en analysant le règne de Julien il retourne l'interrogation en demandant pour quelle raison le paganisme se laissa vaincre sans pratiquement résister ?

    Excellente méthode. Ce n'est jamais par la faute de nos ennemis qui sont plus forts que nous mais de la nôtre qui sommes plus faibles qu'eux. Au lieu de s'en remettre au ciel ou aux dieux il convient de s'en prendre d'abord à soi-même.

    Le Julien de Gaston Boissier est des plus intéressants. Il en fait non le champion d'un paganisme philosophique mais un dévot assez peu dissemblable de ses méfrères chrétiens. Julien n'est pas le chantre de l'Imperium mais un des derniers païens qui se désolent du peu de foi de ses alter-égos. Selon Boissier si les temples sont désertés ce n'est pas parce que l'Eglise en a proscrit depuis Constantin la fréquentation mais parce que les fidèles ne croient plus aux anciens dieux depuis belle lurette. Julien ne serait qu'un passéiste qui tenterait de ranimer une flamme éteinte depuis longtemps.

    Julien n'aurait pas su galvaniser les foules païennes qui attendaient de leur Imperator autre chose que des prières et des sacrifices. Ce Julien dévot nous déplaît souverainement. Gaston Boissier passe sous silence les attaques incessantes de l'Eglise contre les superstitions païennes : rouvrir les temples et rameuter les foules aux cérémonies était aussi un moyen de ne pas avoir l'air de céder devant les railleries christanophilesques. Il est une dimension que Gaston Boissier ne prend jamais en compte dans son appréciation de l'oeuvre julienne : c'est pourtant un des facteurs clé de toute entreprise d'importance : Julien n'a même pas bénéficié de trois années pleines pour réaliser son programme. Le parvis des temples n'aurait-il pas retrouvé leur ancienne animation si Julien avait pu bénéficier d'un règne de vingt ans ?

    Gaston Boissier ironise : parmi les partisans déclarés de Julien il y avait davantage de courtisans prêts à passer sous les fourches caudines de ses caprices les plus étranges que de membres de cette élite romaine qui refusa de le rejoindre. L'on ne changera pas la nature humaine, par contre nous avons déjà maintes fois expliqué pourquoi la noblesse païenne se cantonna dans un attentisme prudent. Les réformes de Julien n'étaient pas que religieuses, elles attentaient aussi à l'ordre économique et exigeaient sinon une nouvelle répartition des richesses du moins un contrôle des agiotages financiers. Ce n'est pas en organisant un service de charité païenne que Julien espéraient s'attacher la fidélité des grandes masses plébéiennes, les propriétaires terriens n'étaient pas dupes de ce que l'Empereur leur réservait : un bon édit du maximum avec une véritable police des prix.

    Toutefois Gaston Boissier ne partage pas les mêmes préventions que nos contemporains envers Julien. L'Hélios-Roi son plus fameux traité dont nombre de penseurs s'obstinent à décrier l'aspect fumeux, lui apparaît comme une oeuvre des mieux-venues et dont le dessein général s'accordait à merveille avec son projet de reviviscence paganiste. De même il ne méjuge pas de l'interdiction prononcée par Julien aux chrétiens qui voulaient enseigner les belles-lettres. Il va même jusqu'à louer cette mesure qui en écartant les chrétiens des textes païens leur aurait permis d'approfondir l'exégèse de leurs propres écrits sacrés.

    Ne voyez aucune cruelle ironie en cette assertion, nous sommes au coeur même de la problématique boissérienne : ce que l'on pourrait nommer la coupure épistémologique entre le paganisme et le christianisme, si elle s'est effectuée comme sur du velours, la faute en reviendrait à l'imprégnation des cervelles chrétiennes par la culture greco-latine.

    Ainsi Tertullien, le premier grand vitupérateur du paganisme, qui couvre d'insulte et d'opprobre l'ensemble de la production littéraire romaine et hellénique, n'est qu'un incorrigible nostalgique de la rhétorique cicéronienne. A tel point que l'on ne peut comprendre le sens d'un de ses derniers traités Le Manteau si l'on ne remet pas en perspective son écriture avec le désir d'accomplir une espèce de traité de style à la manière de... dans le but de démontrer à ses concitoyens que le christianisme n'avait pas éteint en lui les flamboyances de la Littérature antique.

    De même Saint Augustin et saint Jérôme ne parviendront jamais à se détacher de leur profonde admiration envers leurs premières amours littéraires. Les contempteurs ne sont pas contents. L'étrange conversion d'Augustin qui passe son temps entouré de quelques disciples à lire et relire l'Hortensius de Cicéron et qui avoue l'insipidité des textes bibliques est des plus récréatives. Quant à Jérôme l'exécrateur par excellence de la paganité, il faut entendre les sophismes qu'il emploie pour expliquer son indéfectible soumission à la beauté des dialogues platoniciens, c'est à ne pas y croire !

    Minucius Félix est beaucoup moins connu qu'Augustin et Jérôme. Il n'en a pas moins rédigé une petite apologétique christophile. Son Octavius, dialogue cicéronien – encore un – qui compte la conversion d'un pauvre païen – de fait il est plutôt aisé - aux lumières de la doctrine chrétienne nous laisse songeurs. Minucius Félix n'a pas l'air d'accorder une large créance aux arguments puisés dans les écrits testamentaires. Cela ressemble à une conversion par l'absurde. Pas une seule fois il ne citera le nom du Christ ou n'entreprendra d'éblouir son futur condisciple par la relation d'un des nombreux miracles opérés par le sieur Jésus.

    Minucius Félix ne prêche pas à un converti mais à une personne instruite qui n'est pas née de la dernière pluie. Pas question de l'enivrer avec le mauvais vin teinté de trop d'eau des noces de Cana. L'intelligentsia païenne ne saurait être appâté par des produits frelatés. Il lui faut le pur miel de l'Hymette et surtout pas une contre-façon. C'est donc en recensant les auteurs grecs et latins dont certaines déclarations seraient en parfaite adéquation avec la dogmatique chrétienne que notre heureux Minucius tente de s'emparer de l'âme du préposé Caelius. Il ne réussira que trop bien. Caelius n'a pas l'impression d'être astreint à de profonds changements puisque tout son endoctrinement fait appel à ses lointains souvenirs scolaires. Le christianisme avance en catimini, sur les pantoufles feutrées de la culture gréco-latine ! Qui s'en méfierait !

    Au-delà des anecdotes personnelles il faut comprendre l'interpénétration du christianisme par la culture païenne comme une évidence historique. Dès que le christianisme eut quitté les cuisines et les dortoirs des esclaves pour entrer dans les appartements des couches sociales plus huppées il dut changer de nature. Les contes à dormir debout des Evangiles furent rejetées comme nourriture intellectuelles indigestes. Entre un apologue christique et un paradoxe philosophique la distance est immense. Les esprits habitués à la philosophie eurent du mal à admettre les historiettes bibliques.

    Le travail des premiers pères de l'Eglise consista à combler le fossé. Il fallut plus d'un siècle de commentaires ardus pour bâtir autour des textes sacrés chrétiens toute une série d'échafaudage intellectuels destinés à en ravaler les mornes façades. C'est avec des matériaux philosophiques directement empruntés à l'ancienne littérature que créa les trompe-l'oeil nécessaires à simuler une profondeur spirituelle originellement absente.

    Jusqu'à l'ultime fin de l'imperium occidental l'enseignement antique survécut. L'on étudiait la grammaire et la rhétorique sur les écrits des anciens écrivains païens. Il était impossible de faire autrement : l'attrait de la culture antique était trop précieux et trop fort pour que l'Eglise s'en débarrassât trop vite. Plus tard l'Eglise parvint à rejeter le legs antique. Mais l'imprégnation avait été trop puissante. Le cheval de Troie de la philosophie grecque introduit au coeur de la théologie chrétienne attendit près d'un millénaire que l'on vienne le réveiller, encore qu'il ne dormit jamais que d'un oeil et qu'il remplit merveilleusement son office.

    L'Eglise n'avait qu'à s'en prendre à elle-même si elle n'avait pas prêté une oreille assez attentive aux leçons d'Homère ! L'on peut même dire qu'elle fut punie par là où elle pêcha ! A la fin de ce premier tome nous n'en sommes pas là ! Gaston Boissier se contente de nous révéler «  Comment les éléments sacrés et profanes se sont fondus ensemble dans le christianisme ».

    Le lecteur ne manquera pas de lire, pour rire un peu ou se dégourdir les zygomatiques, l'Appendice consacré aux Persécutions. Le livre fut écrit au moment ou les lois laïques séparaient l'Eglise de l'état, est-ce un hasard si nous entreprenons de le commenter au moment même où ces mêmes lois sont dans la mire convergente des idéologies communautaristes ?

    Les persécutions des premiers chrétiens font de nos jours figure de tarte à la crème. L'on a beau les grossir démesurément ou en exagérer à outrance l'importance, elles n'attisent que la pitié et la commisération quand on les compare aux innombrables tortures tant physiques que morales engendrées par l'Eglise inquisitoriale. Et si on pousse l'outrecuidance à les mettre en relation avec la déportation et l'élimination systématique des opposants du troisième reich allemand opérées dans le silence général des nations très chrétiennes et occidentales, leur dénonciation ne suscitent plus qu'un silence gêné chez beaucoup d'historiens modernes. Gaston Boissier qui vient avant les tumultes explosifs du vingtième siècle incriminé, se défend d'en proscrire l'existence. Ces regrettables persécutions ont bien dû exister puisque l'on en parle, même si nous ne possédons pas de preuves tangibles, nous assure-t-il. Que dieu l'entende !

    Pour nous, nous trouvons tant soit peu contradictoire que ces mêmes chrétiens qui ne jurent que par les palmes du martyre de leur Dieu, de leurs saints et de leurs adeptes, soient les premiers à dénoncer la cruauté des persécutions. Qu'aurait été le Christ si les légionnaires romains ne s'étaient pas donnés le mal de le clouer sur sa sacrée croix ? Les persécutions ont-elles davantage engendré le christianisme que le témoignage des premiers prédicateurs ?

    Ce premier tome est des plus instructifs. Dans sa courte introduction Gaston Boissier ne se cache pas d'avoir réduit ses recherches à la lecture minutieuse des seuls documents littéraires. Cette fin du paganisme n'est pas un livre d'histoire mais un ouvrage littéraire. Ce parti-pris nous charme. L'Imperium est notre héritage certes, il est notre commandement historial et notre devenir politique certes, mais il s'est historialement façonné et transmis selon son inscription littéraire en l'Histoire du monde. Nous ne devons pas l'oublier. Ce n'est pas un hasard si notre combat pro imperio ad imperium est avant tout un combat littéraire.

     

    ( 2008 / La faim du paganisme )

     

    LA FIN DU PAGANISME. ( II )

    GASTON BOISSIER.

    ETUDE SUR LES DERNIERS LUTTES RELIGIEUSES

    EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

    LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

     

    Gaston Boissier ou la force tranquille du style. Inimaginable, imparable, indécelable, il vous ferait avaler des couleuvres longues comme des boas constrictors ou des anacondas géants. Ne souriez point lecteurs fidèles, Gaston Boissier rédigerait votre arrêt de mort pour avoir un peu trop surfer sur Littera-Incitatus, que vous lui enverriez une lettre de remerciement pour la fluidité de son éloquence et l'impression de beauté qui aurait imprégné votre âme lors de cette saine lecture. Il fut élu Secrétaire Perpétuel de l'Académie Française après la mort de René Doumic – rappelons que ce dernier se rattache à la constellation Louÿs / Hérédia - et malgré le peu de respect que nous professons à l'égard de cette vénérable assemblée, il nous faut reconnaître que pour une fois il avait été choisi quelqu'un qui sût écrire.

    Le sous-titre ne rend pas justice de la deuxième partie conclusive de ce volume qui aurait dû s'intituler : en quoi le christianisme a-t-il contribué à la chute de l'Empire Romain ? En rien, ou bien en quantité si négligeable qu'il serait davantage séant de n'en point parler. La réponse de Gaston Boissier est assez nette et péremptoire pour être rapportée au plus vite. Notre auteur prend le taureau du paganisme par les cornes et vous l'achève sur l'autel des regrets perdus à tout jamais.

    Gaston Boissier le manifeste à plusieurs reprises, le combat ne finit pas faute de combattants, mais au vu de la documentation examinée, il semblerait qu'une des deux équipes, celle dont nous sommes les fervents supporters, ait déclaré forfaits avant l'ouverture des hostilités. Publié pour la première fois en 1891, l'étude de Gaston Boissier bénéficie avant tout de la prodigieuse connaissance littéraire de son géniteur. Voici un monsieur qui a tout lu, et chose infiniment plus rare, qui a pris le temps de réfléchir sur ce qu'il fallait accorder de signifiance historiale à chaque texte qu'il soumet à maintes hypothèses. Un écrit vaut moins par ce qu'il raconte, ou par ce que l'auteur a voulu lui confier et lui faire dire, que ce par quoi sa parturience signifie dans et par les circonstances qui l'ont vu naître. En d'autres termes, souvent l'objectivité d'un phénomène est à rechercher hors de l'objet en question.

    Donc une vision littéraire, de-ci, de-là, un rapport archéologique est cité mais l'on pressent plutôt une coquetterie adjacente d'un pur lettré qui notifie en bas de page, comme par un pur dédain, un fait avéré ou une découverte récente qui vient appuyer ses déductions, mais dont il prend bien garde de tirer un avantage définitif. Gaston Boissier est un mallarméen qui s'ignore, l'Imperium est né et est mort dans les livres, et tout le reste est littérature.

    Nous ne doutons point de l'ostracisme méthodologique dont doit être victime notre académicien chez nos historiens modernes. Entre parenthèses, ils ne devraient pas tant se prévaloir de leur scientificité doctrinale ; eux qui encensent à tout bout de champ les mérites incontournables de notre si belle démocratie, alors qu'ils sont rétribués par des institutions éducatives aux mains de gouvernements démocratiques, ne sont guère différents d'un Gaston Boissier qui éludait les responsabilités du christianisme alors qu'il était immergé dans une élistique idéologie réactionnaire fondamentalement chrétienne qui en Europe ne perdit sa prédominance qu'à la suite des désastres de 14-18.

    De plus, Gaston Boissier, il ne l'avoue jamais mais cela transparaît à chacune de ses pages, est habité par l'intime conviction, qu'entre lui et un aristocrate romain du quatrième siècle, la différence n'est pas aussi grande que l'on pourrait l'accroire. Ne sont-ils pas tous deux, par-delà les siècles et leur statut social, réunis par le partage d'un même bagage intellectuel : le trésor des littératures latines et la prééminence intellectuelle accordées à celles-ci sur toute autre vision ou analyse possible et imaginable du réel !

    Le paganisme subsistera longtemps après la victoire définitive dans les campagnes, mais il ne faut pas se faire d'illusion, la dernière bataille s'est jouée à Rome, les combats d'arrière-garde menés par les humbles ne remettront jamais en question l'hégémonique puissance de l'Eglise. Les seuls qui auraient pu inverser les plateaux de la balance sont les riches familles de l'aristocratie sénatoriale de l'Urbs Aeterna.

    Encore qu'il s'agit d'une vue de l'esprit. La société romaine fut avant tout une société d'obéissance. Le plus misérable des esclaves comme le plus haut des dignitaires observaient une même loi, chacun se devait d'obéir à son maître hiérarchique, fût-il le moindre petit maître fauché comme les blés après une pluie de sauterelles ou à plus forte raison l'Empereur lui-même. Certes l'on pouvait tenter sa chance à la roulette russe de l'époque, tous les coups étaient permis pourvu que l'on gagne, Claudien le dernier des grands poëtes latins païens disparaîtra mystérieusement pour avoir aidé la tentative d'Eugène et de Flavien qui tentèrent de s'opposer à Théodose en organisant la sécession de l'Italie...

    Mais dans l'ensemble l'intelligentsia païenne voulut jouer sur les deux tableaux. Refuser en même temps et le christianisme et la révolte. Etrange époque où l'on faisait semblant de ne pas voir : d'une main l'on administrait l'Empire et de l'autre on maintenait coûte que coûte un culte dont la précarité s'accentuait chaque jour. Le vent avait tourné : les chrétiens avaient été rejoints par la grande masse flottante des indécis et des arrivistes qui s'arriment toujours du côté du pouvoir ou de leurs intérêts.

    L'on peut moralement se ranger sous la bannière de Symmaque qui mène l'ultime escarmouche symbolique : l'Autel de la Victoire institué par Auguste et que Théodose ordonne de reléguer hors de l'enceinte sénatoriale, mais il était déjà trop tard. De capitulation en capitulation la noblesse s'est coupée du peuple, un peu comme la gauche européenne actuelle qui de reniement en reniement voit avec surprise les couches populaires privilégier par leur vote les forces de droite qui promettent d'aggraver leur situation.

    Pour être impartial il faut reconnaître que le peuple romain n'existe plus : on l'a transformé depuis longtemps en foule de consommateurs crétinisée. Toute ressemblance avec nos contemporains gavés de jeux télévisés et de RSA en peau de chagrin ne serait pas forcément stupide.

    Les chrétiens ne font que pousser leurs pions, les païens reculent sans cesse, privés de chefs et d'un programme politique. Encore une fois la comparaison avec l'échec des récentes luttes ouvrières en France trahies par les directions syndicales et démunies de toute perspective finale, est des plus éloquentes. La terrible leçon de l'épopée de Julien abandonnée en rase campagne par la noblesse païenne n'a porté aucun fruit. L'on prend les mêmes et l'on ne recommence même pas, des fois que l'on réussirait et qu'il faudrait se démunir de quelques latifundia inexploitées faute de main-d'oeuvre et d'insécurité.

    A ce petit jeu de dupes, à trop vouloir garder l'on ne gagne rien : les Barbares se livrent à une répartition sauvage qui résoudra en quelques confiscations le problème du partage des richesses en le déclinant sous la forme, ô combien irritante mais si habituelle, de l'accaparement individuel.

    L'Eglise n'y est évidemment pour rien. Selon Gaston Boissier, les causes de la disparition de l'Empire remontent à loin, bien avant l'introduction du christianisme. Pas aux temps bénis d'Adam et Eve comme l'on pourrait l'escompter, mais déjà sous Auguste. Le ver était dans le fruit.

    Il est sûr que l'homme est une poire véreuse. Qu'il se porte naturellement vers les solutions les moins contraignantes et les plus agréables. Qu'il soit païen ou chrétien. Et nous sommes certains que l'on compterait, en tout temps, en tous lieux et à toute heure, à quelques infinitésimales virgules près, le même pourcentage d'imbéciles heureux chez les uns comme chez les autres.

    Mais nous partons du principe que le christianisme possède un délétère degré de pénétration et de destruction bien plus élevé que le paganisme. Si le christianisme s'est répandu, en quelque sorte si facilement dans l'Imperium, c'est que sa doctrine coïncidait, avec beaucoup plus de congruence théorique que les évanescences doctorales du paganisme, à cette société romaine d'ordre et de soumission que nous avons stigmatisée dans les premiers paragraphes de cette chronique.

    Le christianisme a agi comme un caméléon bactériel. Son influence mimétique a masqué sa téléologie démagogique. Notre vampirisme démocratique qui vous promet tout le bonheur qu'il ne vous apporte pas à l'unique condition que vous entreteniez sempiternellement, à l'intérieur comme à l'extérieur de vous, le désir de sa parousie épiphanique sans cesse reculée provient tout droit de la chape de plomb christologique qui s'est abattue durant des siècles sur l'Europe.

    Le terrain devenant glissant, Gaston Boissier siffle la fin de la partie et remet la balle au centre. Un partout. Match nul, le christianisme n'a pas été plus destructeur que le paganisme. Mais il est obligé de se couvrir sur ses arrières. La Renaissance, qui a rouvert les portes de la fosse dans laquelle on avait jeté la bête païenne pour mille ans, a dans sa critique de la papale religion retrouvé les reproches que le christianisme des premiers temps adressait au paganisme. Circulez, il n'y a rien à voir, tout est perdu, fors l'honneur chrétien.

    ( 2010 / La faim du paganisme )

     

    ARISTOTE, EPICURE, PLATON… 

    LES TEXTES FONDAMENTAUX DE LA PENSEE ANTIQUE.

    SOPHIE-JEAN ARRIEN. REMI BRAGUE. FRANCOIS GAUVIN. CATHERINE GOLLIAU. LUCIEN JERPHAGNON. SOPHIE PUJAS. JACQUELINE DE ROMILLY. OLIVIER SOUAN. PAUL VEYNE.

    LE POINT. HORS-SERIE N° 3. Juillet – Août 2005.

     

    Cela devient une tradition : voici trois ans que l’hebdomadaire pro-libéral de centre-droit se découvre l’âme antique dès que le zénith étéen s’installe au zodiaque des saisons ! Ne nous en plaignons pas. Surtout que ce numéro spécial est plutôt bien fait. Choix de textes intelligent, lexique supplétif, bibliographie, notes, commentaires, introduction, iconographie, rien n’a été laissé au hasard. Bien sûr, la couverture n’affiche que les grosses pointures qui pour la plupart ne se fendent que d’un court topo très rapide alors que par exemple une Sophie-Jean Arrien se paye le part la plus importante et la plus soignée du boulot, mais ainsi fonctionne l’impitoyable loi, dura, sed lex, des hiérarchies du savoir universitaire… les seconds couteaux doivent se contenter des miettes de la célébrité et de la miche du gros labeur. Quand l’on pense que tous nos pontes nationaux se sont permis de dénoncer la honteuse pratique de l’esclavage antique dont ils perpétuent avec une si troublante unanimité les modalités d’exploitation !

    Nous n’interviendrons pas sur l’exposition et le commentaire des pensées explicitées. Disons que l’ensemble peut être lu avec intérêt par tout néophyte qui chercherait pour des raisons diverses à acquérir quelques notions essentielles sur les penseurs de l’Antiquité. Les grandes figures et les différentes écoles sont exposées dans l’ordre chronologique avec clarté et netteté. Par contre nous dénoncerons avec force l’esprit qui a présidé à l’établissement de cette hyperbole philosophique qui court de manière trop unilatérale des premiers présocratiques à Saint–Augustin.

    Nous vivons des temps de grande résurrection : celle de Saint–Augustin que l’on s’est complu à aller chercher dans les poubelles du christianisme. Quand l’on pense qu’un Jerphagnon, l’un des biographes de Julien, s’est empressé de collaborer durant plus de dix ans à cette ineptie intellectuelle ! La doxa libérale avance sur des sandales feutrées. Il y aurait donc une progression logique de la philosophie antique qui poindrait des premiers grecs pour culminer et s’épanouir d’une façon ultra-naturelle dans la théologie chrétienne ! Alléluia ! Hosanna sur les encensoirs et les sistres ! Le paganisme se résoudrait à la vitesse du sucre plongé dans un verre d’eau en le monothéisme catholique ! Logique de la pensée, logique de l’Histoire. Merci Plotin d’avoir su infléchir les Idées platoniciennes vers les hypostases trinitaires de la Sainte-Eglise !

    Comme si l’unité grecque ne résolvait pas son unicité en l’altérité de la multiplicité de l’univers. A l’inverse de la pensée hébraïque les grecs ne pensent pas Le Dieu mais la physis. Les physiciens grecs, quand ils parviennent à codifier l’unicité de la diversité qui s’offre à eux, c’est toujours sous forme d’un élément qui loin de dissoudre la concrétude obstinée du monde, s’ajoute à la somme des données irrémédiables de toutes les présences de l’étant. L’Etre ne nie pas l’Etant, il s’y additionne. La pensée philosophique agrandit le monde, elle le démultiplie. Le monothéisme judéo-chrétien l’amincit, l’épure, le rapetisse. Cela transparaît d’une manière caricaturale lorsque l’on compare les exigences de l’éthique romaine avec les interdictions de la morale chrétienne.

    Certes il est bien un chemin qui mène de Platon au christianisme en passant par Plotin, mais la pente qui descend est aussi la côte qui monte. Parménide avait raison il existe bien deux chemins, mais les fragments du Poème manquent de par leur délabrement de préciser que dans les deux cas il s’agit du même chemin et du chemin même, c’est l’homme protagorien qui par sa démarche, ascendante ou descendante, en signifie le sens. Entre Julien qui escalade les cimes impériumiques et Saint-Augustin qui dégringole vers les marécages du royaume, nos élites intellectuelles ont choisi le moindre effort de reconquête de soi. Dans sa Cité, ils espèrent que Dieu pourvoira à leur petitesse.

    Ce numéro du Point s’inscrit dans cette vaste conjuration si inconsciente qu’elle en devient, sinon naturelle, du moins instinctive, qui consiste à couper l’homme moderne de ses origines antiques, de le laisser sans armes et sans prétention face à ses prédateurs christo-libéraux. N’oublions jamais que celui qui est spolié de son héritage l’est toujours doublement : par ce qu’il a perdu, et par ce dont ses ennemis se sont accrus.

    Toutes ces dernières années les élites libérales ont essayé de détourner les regards de leurs concitoyens de l’idée imperiumale. Critiques acerbes, mensonges éhontés, amalgames douteux, conjurations du silence et des médisances, rien ne nous aura été épargné. Mais notre résistance et nos combats commencent à porter leurs fruits. L’idée de l’Imperium n’a pas été éradiquée. Nous en avons maintenu et perpétué le souvenir et la présence active, à tel point que nos ennemis se doivent de changer de tactique. Puisqu’ils ne peuvent rejeter dans les limbes de l’ignorance oublieuse le legs prodigieux de nos futures renaissances ils s’essaient à le piller, à s’en accaparer, à le pervertir selon leurs finalités afin de nous priver de nos armes essentielles. Mais jamais ils ne coudront de fil blanc nos lambeaux de pourpre.

    ( 2006 / L'encan des philosophes )