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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 133

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 36

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 036 / Janvier 2017

    NIETZSCHE

     

    MISERE DU NIETZSCHEISME DE GAUCHE

    DE GEORGES BATAILLE A MICHEL ONFRAY

    AYMERIC PLANVILLE

    ( Editions ADEN / 2007 )

     

    Beaucoup de gens que nous n’aimons pas en prennent pour leur grade. Ce qui est toujours agréable. Et d’autant plus savoureux que nous ne partageons point les prolégomènes pensitifs de l’auteur. Qui ne se cache point et avance à visage découvert. Méthode simple mais efficace. Consiste à mettre le nez de ses ennemis dans leur caca. Sans prendre de gants, car en philosophie il ne faut point s’abîmer en précautions par trop oratoires. Aymeric Manville use d’un style direct et franc du collier ( étrangleur ) qui n’est pas sans rappeler la brutale écriture méchamment ironique de Nietzsche. Un compliment, nous soupçonnons qu’il ne l’appréciera pas à sa juste valeur.

    Parle en marxiste convaincu. S’en tient aux faits et au sens littéral des textes. Appelle un chat un chat, et Nietzsche un fachiste. Pour être historialement plus précis, un précurseur, un fondateur, un pré-théoricien du fascisme, en avance de quelques décennies sur son temps. Le range définitivement comme un idéologue d’extrême-droite. Affaire classée, circulez il n’y a plus rien à ajouter.

    Le scandale éclate toujours là où on l’attend le moins. Ne voila-t-il pas que depuis le reflux des troupes allemandes du sol national à la fin de la deuxième guerre mondiale, Nietzsche est en odeur de sainteté - non pas chez les nostalgiques de l’Occupation - mais dans l’intelligentsia de la gauche française. C’est toujours chez l’ennemi que l’on trouve les meilleurs arguments à son encontre. Aymeric n’est pas avare de citations accablantes : ces beaux messieurs de gauche peuvent s’adonner à toutes les circonvolutions de pensée les plus inimaginables - en fait le plus souvent ils se contentent de passer sous silence des pans entiers de l’œuvre - pour nous présenter le solitaire d’Engadine comme le grand libérateur des époques à venir. Un casseur de dogmes, un destructeur de certitudes, la danse échevelée et le rire tonitruant du marteau prophétique d’une aurore nouvelle débarrassée de toutes superstitions religieuses et philosophiques.

    Aymeric Manville retrace la généalogie de l’accueil de la pensée nietzschéenne par la gauche française, remonte au début du vingtième siècle mais s’attarde plus volontiers sur les épouvantails post-soixante-huitards et actuels qui l’insupportent le plus. Citons-les : Foucault, Derrida, Deleuze, Onfray. Là encore il emploie la même méthode des citations explicites qui lui a si bien réussi pour schématiser l’obscurantisme, l’eugénisme, l’antisémitisme, l’esclavagisme, froidement revendiqués par les textes de Nietzsche.

    N’en fait point une querelle d’interprétation plus ou moins douteuses ou fumeuses. Ces revendications ne sont pas dues à une lecture par trop hâtive ou par trop superficielle. Sont le résultat d’une stratégie mûrement réfléchie. D’un côté nos penseurs se décernent un brevet de courage intellectuel dépourvu de tout a-priori et de subtilité philosophique sans égal. Osent se confronter avec la pensée la plus vénéneuse, et s’en réclamer. En dévoilent des fins dernières des plus surprenantes et des plus rassurantes. Vous repeignent d’un blanc limpide le mouton noir qui faisait tache dans le troupeau. Mais en réalité, s’ils portent Nietzsche au pinacle c’est pour occulter Marx. Celui-ci les gêne : le marxouin est pour la lutte des classes et il n’hésite pas à affirmer que celle-ci passe par la violence. Quelle barbarie dérangeante ! Nos intellectuels de gauche patentés ont tous fait allégeance au système libéral. Se présentent comme des progressistes purs et durs mais ne sont au mieux que des réformateurs. Sûr que dans les années soixante-dix l’était de bon ton de se gargariser d’un positionnement gauchiste des plus tonitruants. Si vous désirez vendre votre production, allez dans le sens des goûts du public. Mais dès la percée triomphatrice de l’idéologie libérale dans les terribles eighties, nos libres penseurs changèrent le fusil d’épaule. Les chiens ont du flair, reconnaissent toujours le maître qui leur lancera les plus gros os à moelle à sucer.

    Reste que si nous partageons allègrement les positions d’Aymeric Manville - surtout envers Foucault, Deleuze et Derrida, Onfray étant un simple vulgarisateur qui ne mérite point tant d’honneur - nous sommes étonnés de l’importance qu’il accorde à l’auteur de Zarathoustra. Certes beaucoup s’en réclament. Mais beaucoup plus s’en démarquent. Aymeric Manville cite lui-même l’opuscule Pourquoi Nous ne Sommes pas Nietzschéens, qui traduit la méfiance instinctive de nombreux penseurs envers son œuvre. La même qu’ils prodiguent à celle de Marx. Et pour terminer la liste nous n’oublierons pas de citer la campagne d’ostracisme contre Heidegger. En fait, ce ne sont point les contenus intrinsèques de ces œuvres qui dérangent. Mais leur hauteur et leur exigence de pensée. A proprement parler leur inscription dans une tradition culturelle typiquement occidentale qui tire son origine en la relecture des sophistes grecs par Platon. Un cheminement des plus tortueux, plein de régressions et de rebondissements qui délimite toutefois, non sans atermoiements et retours, une coupure franche, claire, nette, et précise entre la croyance religieuse et la pensée ( dite philosophique ).

    Certes l’on peut trouver bien des scories en ces œuvres. Et même dans l’existence pas toujours philosophiquement et glorieusement exemplaire de leurs géniteurs si l’on veut s’amuser à ce petit jeu. Nous remarquons que dans son opuscule Aymeric Manville n’en dénonce aucune chez son champion, pourtant rien que la prétention scientifique de ses analyses nous paraît être une chrétienne résurgence du droit divin de la parole qui se proclame Verbe, alors qu’elle est en train de passer par une des phases de son énonciation souveraine des plus verbeuses.

    Ce n’est tout de même pas un hasard si notre époque se revendique de philosophes à la petite semaine, Jacques Ellul par exemple - passons sous silence les chantres démocratiques Alain, Camus, Tocqueville - on nous le présente comme un théoricien éclairé et éclairant de l’écologie. Pourquoi pas ? Son souci écologique transparaît en son œuvre avec toutefois en filigrane une postulation des plus christologiques qui saute aux yeux de ceux qui possèdent quelque flair ! Le retour du religieux est parfois plus subtil, et d’autant plus dangereux car prenant son origine à l’intérieur même de notre pensée fondatrice que le port ostentatoire de la burqa dans nos quartiers. Ce dernier n’étant que la résultante démissionnaire de celui-ci.

    Notre époque se complaît dans le philosophiquement minuscule. Pas de vague, pas de confrontation agonale, la paix des lâches à tout prix, c’est ceci que l’on appelle le politiquement correct que l’on ferait mieux de surnommer l’incorrectement économique, car la valeur non pas d’échange mais de confiscation prime sur l’existence. Pour la petite histoire rappelons que pour Nietzsche l’érection de toute valeur est l’essence même du nihilisme. L’on pense petit car l’on ne cherche plus à renverser le Système Etatico-Libéral auquel on a fait allégeance mais à trouver des lots de consolation, des combines compensatoires d’adaptation qui préservent pour un temps - ne serait-ce que très court - notre paresse, notre tranquillité, nos privilèges ( car c’est ainsi que désormais l’on présente les gains de nos anciens combats, de nos vieilles victoires ). Nietzsche nous donne un influx nécessaire et précieux. L’urgence de la fondation intempestive d’une grande pensée.

    Pour Aymeric Manville il semble que celle-ci existe déjà. Il est sûr que le marxisme reste un indispensable outil d’analyse critique. Mais pratiquement deux siècles après son apparition, il est manifeste qu’il n’a pas suffi à transformer le monde à sa juste mesure. La pensée de Nietzsche non plus d’ailleurs. Révérons les anciennes toges, mais il est inutile de s’en draper encore une fois. Il nous reste encore à forger le futur trident de Poseidon, l’ébranleur sauvage, le branleur fou, de notre humanité.

    André Murcie.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    SUR LE BEAU.

    PLOTIN.

    Traduction de Jérôme Laurent.

    In Sur le beau et Autres Traités.

    Le Monde de la philosophie.

    450 pp. FLAMMARION.

     

    Aussi étrange que cela puisse paraître nous n'avons encore jamais consacré une seule livraison de Littera Incitatus à Plotin. Lorsque, comme nous, l'on se réclame de Julien l'on se devrait de faire tout de même un petit effort envers les néo-platoniciens !

    Certes Plotin reste le mal-aimé de la philosophie grecque. Ces dernières années on lui a même préféré Proclus, insidieuse manière de rejeter dans l'ombre encore plus le maître antique de la renaissance platonicienne de la pensée grecque. Il est vrai que l'on a toujours eu une super bonne raison ( toute trouvée depuis au moins dix-huit siècles ) pour n'accorder à l'auteur des Ennéades qu'une déférente relégation dans l'île des bienheureux philosophes, pas méchants pour un sou mais tellement barbants que l'on préfère les laisser dans une prudente solitude. Plotin serait un auteur difficile.

    Rendons justice à nos ennemis : les traités de Plotin ont un aspect beaucoup plus théorique que ceux de Platon. Non seulement on n'y dialogue guère, même si l'on peut s'y livrer à un jeu de questions-réponses toute théoriques, mais en plus il y manque la goguenardise du personnage de Socrate à qui Platon confie quelque peu le rôle du bouffon de la Cité Idéale. Chez Plotin, pas de pitre psychologique pour égayer la rigueur d'une démonstration ratiocinante.

    Les platoniciens vous diront qu'il vaut mieux s'en remettre à la forme originelle qu'à sa duplication serait-elle en or massif. A les écouter, il serait inutile de relire Plotin qui ne fait que redire d'une manière plus pédagogique les fulgurantes visions de Platon. C'est aller un peu vite en besogne. En admettant que la pensée de Plotin ne serait qu'un calque de celle de Platon, il resterait encore à s'interroger sur l'intrinséquité de deux mondes historiaux qui auraient engendré à huit siècles de distance deux pensées identiques.

    Platon court vers l'unité primordiale. Est-il nécessaire de rappeler qu'il écrit dans une Grèce morcelée qui ne parvient pas à s'unifier sous la férule d'une seule cité. La pensée de Platon est une courbe qui monte et tente de s'élever vers le ciel antérieur. Hyperbole surgis-tu de ma mémoire nous confirme Mallarmé dans un très subtil et ironique démarquage poétique de la volition du Maître.

    Platon est venu au monde un peu trop tôt. C'est son élève Aristote qui aura l'occasion de réfléchir quant à l'unification expérimentale de la Grèce des Cités sous la férule royale d'Alexandre. De même il partira trop tôt, sans avoir eu le temps de parachever les Lois le traité suprême censé codifier les règles qui permettraient de réussir l'impossible gageure du gouvernement idéal. Nous pouvons nous consoler en remarquant qu'en ajoutant au philosophe platonicien le monarque macédonien, l'on obtiendrait la parfaite synthèse du philosophe-roi...

    A l'inverse, Plotin serait venu au monde un peu trop tard. Un sort facétieux en a fait le compagnon de l'Empereur. Mais à une époque où l'Empire se délite. Ses célèbres hypostases sont à entrevoir comme autant de descentes de l'âme du monde en le monde, comme si l'âme du monde devait renoncer à son âme pour garder son monde. Jeu de dupe, évidemment. En renonçant à sa propre immatérialité l'Un plotinicien se fragmente dans le multiple. Le moteur immobile aristotélicien se voit soumis à l'entropie généralisée de tout mouvement.

    L'Hypostase plotinicienne est une nécessité logique : si vous posez l'Un comme l'Inatteignable par nature, il faut bien que vous opériez une réduction tant soit peu ontologique – et d'autant plus ontologique que l'Être est en-deçà de l'Un – qui vous ramène tant soit peu sur le plancher des vaches, ou des êtres pensants si à un niveau infraphysique la concomitance des placides ruminants qui s'en viennent brouter la même herbe êtrale que vous, vous chagrine.

    Reste une faille dans le système. Si l'Un est inatteignable, comment se fait-il que vous en ayez comme une sorte de prescience. Un peu cachottier notre Un, comme une gente dame calfeutrée dans le mystère de sa beauté mais qui se démène toutefois assez – l'on ne sait top comment – pour que l'on ait la révélation de sa présence cachée en sa tour d'ivoire invisible aux simples chevaliers mortels que nous sommes.

    Les religions révélées n'y vont pas par quatre chemins, leur dieu se débrouille pour envoyer un prophète apporter la bonne nouvelle à quelques élus chargés de la répandre à travers le monde. Le dieu chrétien se dérange lui-même. Plus tard l'on calculera qu'il a laissé 66, 6 % ( serait-ce cela le fameux chiffre de la Bête ) de sa présence dans son placard demeurial dans lequel il s'était condamné tout seul au pain sec et à l'eau ( venu sur terre et en appréciant un peu trop les fruits de cette dernière l'on raconte qu'il aurait amélioré son régime en changeant l'eau en vin ). Mais il lui serait arrivé la même mésaventure qu'aux martiens de H. G. Wells, il aurait contracté un virus qui l'aurait cloué sur son lit de mort, après quoi, un peu vexé sur un dernier «  nique ma mère ! » il serait reparti d'où il était venu en nous laissant en otage la sainte vierge, blanc témoignage de sa sainte verge. Bref ces Dieux uniques et inconnaissables jouent en quelque sorte à cache-cache, voire à ni-vu mais-un-peu- connu, avec notre trop crédule race humaine.

    Ne riez pas s'il vous plaît car notre propos est des plus sérieux. N'oubliez jamais que comme pour les rois de France c'est l'Eglise qui s'est chargé de transmettre la réputation des philosophes à la postérité. Elle a commencé par envoyer à la déchiqueteuse les manuscrits de nos présocratiques par trop mécréants. Ensuite elle a fait son miel de Plotin. Elle l'a beaucoup pillé. Nous avancerons même que c'est la lecture de Plotin qui a permis aux Pères de l'Eglise de mieux entendre Platon et d'entrevoir tout le parti qu'ils pourraient tirer de ce vieux païen.

    C'est que l'ancienneté de Platon ne présentait que des avantages. Se réclamer de Platon ne serait-ce qu'en filigrane c'était adresser un superbe clin d'oeil aux élites païennes. Regardez, nous ne sommes pas aussi différents de vous qu'il le paraîtrait, nous aussi nous nous abreuvons aux miel de l'Hymette. Nous sommes faits pour nous entendre. Nous partageons les mêmes valeurs.

    Il était difficile de jouer les mêmes cartes avec la pensée plotinicienne. C'est que celle-ci fondait le substrat théorique du clan des Hellènes. Toute la mouvance païenne qui à différents degrés s'opposait à la main-mise culturelle de l'Eglise sur l'éducation et la pensée se réclamait de Plotin. Pour ceux qui ne l'avaient pas lu comme pour ceux qui se sentaient en désaccord profond avec de telles vues, Plotin était tout de même une synthèse intellectuelle capable à elle seule de rivaliser avec toute la doxa christologique. Le paganisme n'était pas condamné par l'Histoire puisqu'il était capable d'atteindre encore à de si vastes développements.

    Mais ce n'était pas cela qui effrayait l'Eglise. L'Eglise n'avait pas peur du ver rongeur du scepticisme ou du dragon destructeur de l'athéisme. Le danger principal ne résidait pas en les fortes têtes, très minoritaires en ces temps troublés. La pensée de Plotin irradiait les sectes gnostiques. L'époque n'était guère raisonnable. La montée de l'infantilisme chrétien en est la preuve, la plus irrécusable. Or de par leur démesure délirante les sectes gnostiques inquiétaient l'Eglise. La menace résidait dans cet excès, cette exubérance quasi-charismatique des cérémonies sectaires. Au baiser de paix échangé par les fidèles à la fin de l'homélie hebdomadaire il était dangereux que les larges masses incultes ne préférassent les orgies spermatiques des initiés gnostiques...

    La pensée de Plotin n'est guère gnostique. C'est le christianisme qui possède en lui-même les ferments manichéens d'un Dieu prisonnier de son incarnation terrestre. Toute l'outrance satanique gnostique prend sa source dans l'eschatologie chrétienne. C'est à cet alcool un peu trop fort que les penseurs gnostiques mêlèrent le liquide bienfaisant de la pensée plotinienne. Un peu comme l'eau que l'on verse dans l'anisette, non pour en noyer les parfums trop violents, mais pour en stabiliser la puissance des arômes.

    L'on est surtout ce que les autres font de nous. Plotin était un philosophe des plus académiques, mais toute une partie de son lectorat dévoya le sens de son oeuvre, l'infléchissant selon une vision utilitariste. De l'hypostase de nombreux disciples passèrent à l'hyposextase. Ils commirent cette inflexion – très incarnatoire lorsque l'on y songe – dans le but hédoniste de se faire du bien. Hélas, le mal était fait. L'Eglise se hâtera d'entourer l'oeuvre de Plotin d'une double haie épineuse de patenôtres dilatoires. Plotin, mais c'est très bien, un peu difficile toutefois, dans le même genre d'idées il est plus agréable de lire Platon... il faudra attendre la renaissance italienne pour que que l'on redécouvre Plotin.

     

    Pour revenir au traité en question, nous dirons que Plotin, c'est très beau.

    André Murcie.

    PS : Comment de l'Un passe-t-on au deux. En théorie le problème est insoluble, mais il doit bien exister une solution puisque en pratique il existe si je peux encore m'aventurer à décréter la multiplicité des objets qui m'entourent, je ne peux tenir que pour certain la présence d'un certain nombre.

    Il est une échappatoire très facile à une telle question. Il est impossible d'aller de l'Un au deux pour la simple et bonne raison que l'Un n'existe pas. Je ne peux pas plus remonter du Deux au Un que descendre du Un au Deux puisque la multiplicité du monde induit l'inexistence de l'Unicité. Mais alors je reste bloqué en la seule multiplicité, incapable que je suis de voyager au travers de celle-ci, de me déplacer d'un objet à un autre. En fait ma multiplicité se réduit à sa seule unité. Nous retombons dans la sphère parménidienne dans laquelle je ne peux vraiment me déplacer. Et pourtant l'expérience de la concrétude objectale de la diversité de la multiplicité s'impose expérimentalement à moi avec la force de Socrate se mettant à marcher devant Zénon pour infirmer sa thèse achilléenne.

    L'unicité du multiple est la seule condition qui empêche l'identité remarquable du Un et du Multiple. Le Multiple existe parce qu'il englobe l'unicité. Contrairement à ce que propose Plotin, les parties contiennent le tout. Plotin – comme tous les philosophes grecs qui travaillent avec des concepts d'une indépassable évidence du genre le lourd est plus lourd que le léger ou que le contenant contient le contenu– ne peut admettre que la réalité des choses puisse parfois différer. Alors que lui-même explique que si l'âme qui habite mon corps est séparée de l'Âme elle est aussi en même temps cette Âme-là. Il ne parle pas d'une participation à deux réalités distinctes mais d'une même réalité qui participerait par deux-fois à elle-même, ce qui revient à rejeter le principe aristotélicien qu'une chose ne peut être ici et ailleurs en le même moment alors qu'il assoit toute sa physique sur ce même principe.

    Ce tour de passe-passe antithétique n'est possible que par un léger glissement sémantique. Tout comme pour les chrétiens la sainte vierge se retrouve enceinte des oeuvres de Dieu, il institue que tout objet parfait de par sa propre unicité – et sa perfection réside en son unicité – donne naissance à un autre objet parfait, similaire à lui comme une goutte d'eau à une autre, mais toutefois différent puisqu'il contient l'unicité de sa perfection. Et le tour est joué, l'Un engendre l'Unicité, unicité qui se retrouve jusque dans la nature de toute chose. Extraordinaire descente hypostatique qui n'est pas s'en rappeler la démarche de Spinoza qui naturalise le vieux dieu de la Bible dans la concrétude de la nature.

    Si la première mamelle de la pensée de Plotin s'appelle unicité – remarquons qu'ainsi il se débarrasse du meurtre du père platonicien en accomplissant sur Platon ce que Platon n'a jamais réussi à faire sur Parménide. Car Platon n'arrive à prouver le deux qu'en laissant survivre l'Autre. Qui est et qui n'est pas en même-temps. Plus besoin de s'interroger sur l'être du non-être il suffit de donner à chacun des deux enfants son bout de chocolat unicité pour que tous deux puissent être comme ils l'entendent, serait-ce même selon la modalité du non-être. Un peu comme la lumière d'Einstein qui est tour à tour et en même temps onde et photon. Mais les grecs sont encore plus retors que le grand Albert. Chez eux la lumière est et n'est pas en même temps. Prodigieuse manière de court-circuiter le dieu de la Bible qui sépare la lumière de l'obscurité un peu platement, se contentant de mettre de l'ordre dans l'univers, alors que nos physiciens grecs s'acharnent à le rendre intelligible. C'est-à-dire modelable à merci et à foison par l'esprit humain.

    L'unité de chaque chose est constitutive de la chose mais point inhérente à elle-même. Chose et unicité sont distinctes. L'Un refile sont unicité en douce un peu comme un sceau dont une fabrique marque les marchandises dont elle fait le commerce. Estampillage gratuit mais lourd de conséquence. Le monde de Plotin est bien un Univers et pour jouer sur les mots l'on devrait dire un versuni.

    Se pose à nous le problème du polythéisme plotinicien. La présence souterraine du Un partout et divisible pourrait être interprété comme un monothéisme sous-jaccent. Mais ce Un qui de par son unicité fonde la diversité du multiple est un principe que l'on pourrait définir comme une garantie polythéique.

    L'Eglise ne s'y est pas trompée : certes elle a fait semblant d'entendre comme allant de soi l'inscription monothéique de la pensée de Plotin, mais elle n'est pas restée dupe. La couleur du monothéisme, l'apparence du monothéisme, mais ce n'est pas du monothéisme. La mise sous boisseau de l'oeuvre de Plotin n'est pas due à un simple ressentiment. C'est que la multiplicité de Plotin n'est pas fondée sur l'Un, l'Un est plutôt le garant de la multiplicité.

    Il suffit d'inverser le raisonnement – nous ne sommes décidément pas très loin de Spinoza – le multiple, de par sa multiplicité fonde l'unicité de chacun des objets, et c'est de cette manipulation intellectuelle que l'on tire l'Idée de l'Un. C'est bien le Multiple qui devient le garant du principe unitaire de l'Un.

    La pensée de Plotin qu'une doxa infra-christologique plus ou moins inconsciente – car l'on se doit au début de toute entreprise de pensée faire tabula rasa de toute l'historicité chrétienne de la construction philosophique occidentale - présente comme un monothéisme païen – cet oxymore sous-entendant un déni de son paganisme – est à considérer à l'inverse comme l'escalier qui ramène l'idéénité de la pensée platonicienne à la pluralité paganisante.

    Evidemment, l'escalator philosophique peut-être emprunté dans les deux sens ( pour ne pas dire à contresens )...

    ( 2011 / in les Potins de Plotin)

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 35

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 035 / Janvier 2017

    NIETZSCHE

     

    PHILOSOPHIE MAGAZINE

    / H.S. 26 /

    NIETZSCHE L'ANTISYSTEME

     

    Se sont mis à quinze pour concocter le numéro hors-série d'été 2015, et encore je ne compte pas tous les textes de philosophes célèbres dont des extraits soutiennent les articles proposés à notre lecture. Bien présenté, maquette aérée, des illustrations ad hoc, du beau boulot. N'y a que Nietzche qui aurait le droit de se plaindre de la cure d'amaigrissement à laquelle il a été soumis. Certes sont tous gentils avec lui, pas d'insultes, pas de condamnations définitives, on ne le traite ni de nazi, ni d'antisémite, quelques coups de griffes par ci par là, mais de chat bien élevé sur les sofas de la maison, pas de tigre altéré de sang. Un Nietzsche tout propret, dans un costume sur mesure qui lui sied à merveille, le gendre idéal. Pouvez le laisser causer tout seul et ouvrir la bouche à tout moment. N'est pas pire que l'instituteur du village aux idées avancées mais qui sait se tenir loin du précipice. Une fois que vous avez averti vos amis, pas de problème, ils guetteront même ses saillies et goûteront ses deux ou trois paradoxes aventureux, pas de quoi faire rougir la cuisinière. Un Nietzsche sur mesure que l'on a pris soin de raboter afin que rien ne dépasse. L'en devient un peu falot, et inconsistant. Un lecteur peu averti en viendra à regretter que le promeneur solitaire d'Engadine n'ait point davantage développé ses concepts et ne les ait point sagement définis et réunis en un exposé cohérent un peu plus systématique. Ça le méchant Nietzsche, même pas peur !

    Nous font le coup du Nietzsche éthique. Du coup il en devient étique. Un Spinoza à la petite semaine qui n'aurait pas eu le temps de numéroter dans l'ordre logique ses apophtegmes. Un peu bavard, prétentieux, l'élève doué qui rend des copies intelligentes mais avec l'argumentation dans le désordre. On l'excuse, l'a été très malade, d'ailleurs il est devenu fou. Ce sont les médecins qui l'ont dit. L'on n'ira pas au-delà de leur constatation clinique. L'on ampute vingt pour cent de l'existence du philosophe, c'est commode, une manière de lui couper les ailes et de ne pas s'intéresser à la pente fatale d'une pensée clivante et déclinante pour ne pas dire déclivante, qui courait vers l' abysse. Notons qu'un Spinoza sans dieu ce n'est pas un Platon sans eidos, au mieux c'est un athée qui a perdu le théos en route, ce qui n'est pas grave puisqu'il n'est pas privé du A privatif.

    A cet endroit de notre raisonnement notre lecteur se dit que notre philosophe, pour le roi du marteau qu'il a claironné haut et fort être, ne casse rien, même pas trois concepts à un canard. Erreur sur toute la ligne, l'on - Clément Rosset en premier par exemple - se sert de l'auteur de Zarathoustra comme d'un merlin pour taper en passant, mine de rien, sur Heidegger. Ça ne peut pas faire de mal, c'est même très bien vu dans le Landernau philosophique du moment. Du coup l'on évite de poursuivre la descente des escaliers. L'est vrai que Spinoza n'a pas laissé Nietzsche indifférent, mais il l'a examiné en contre-plongée, de plus bas, depuis Aristote. Et c'est-là que le bât blesse les ânes, Nietzsche – philologue de son premier métier – est le philosophe qui, le premier, a initié le retour aux grecs. C'est en donnant ses cours sur Nietzsche qu'Heidegger a porté une attention de plus en plus soutenue aux présocratiques. Mais il est des sentes qu'il vaut mieux ne pas trop emprunter pour ne pas avoir à résoudre des problèmes de conscience. L'on préfère insister sur les collègues de Nietzsche qui connaissaient mieux la culture hellène que l'auteur de La Naissance de la Tragédie. L'est vraiment ( adverbe peu nietzschéen, je vous l'accorde ) tragique de confondre savoir universitaire avec pensée en marche.

    Le nihilisme Nietzschéen n'est guère différent du doute cartésien. A la différence que Friedrich ne nous sort pas de son chapeau son petit moi haïssable. L'en extrait toute une garenne, l'ensemble des Européens. Je doute, donc les Européens sont. Dans la panade, se hâte-t-il d'ajouter. Bref il étend le doute perforateur et nihiliste à la planète pensante toute entière. Faudra vous y résoudre, c'est comme quand votre mère vous servait une soupe aux épinards à tous les repas. Pas la peine d'en faire un drame, vous aviez intérêt à vous y habituer. Amor Fati.

    Mais Nietzsche ne fut pas aussi cruel que nous le pensons. L'a proposé deux solutions, qu'il n'a pas eu le temps de penser. L'a été écrasé par ses deux plus lourdes pensées et aujourd'hui encore, tout le monde fait le tour des deux rochers mais s'en retourne vite batifoler par ailleurs. Le pauvre Camus a bien essayé d'en pousser un vers le sommet de la pente mais la grosse masse rocheuse lui est toujours retombée sur les pieds. A l'impossible nul n'est tenu.

    L'est pourtant enfantin de s'apercevoir que le L'Eternel Retour du Même n'est pas le Même, puisque le Même n'est pas identique à son propre retour. Si Nietzsche n'a pas pu définir exactement ses deux derniers concepts, s'il n'a pas pu systématiser sa pensée, c'est justement parce que celle-ci décrivait un cercle en mouvement perpétuel. L'a toutefois mis au point le module conceptuel qui devait lui permettre de faire le tour de la question. Suffit de pouvoir se déplacer à la même vitesse que le mouvement. Nous ne sommes pas loin du fameux moteur immobile d'Aristote. Son appareil de mesure à pas de géant il l'a pompeusement nommé le Surhomme. Les mauvaises langues y verront une réminiscence du Philosophe Platonicien. Tout comme le spectre de l'Un dans le Même et le fantôme de l'Autre dans le Retour du Même. L'est sûr que Platon avait lui aussi lu d'un peu plus près que ses descendants l'œuvre complète de la sophistique présocratique. Mais Nietzsche s'est simplement servi chez Goethe, lui a emprunté sans plus de complexe sa notion de Surhomme. L'en a fait l'hybride originel, l'Olympien Zeustien, la pomme d'or parfaite de l'Eris, dans laquelle il réunit les jumeaux premiers de sa pensée : Apollon et Dionysos, les contraires qui s'attirent, une philosophie qui ne soit pas une tension érotique mais un entremêlement éristique. Le Surhomme Nietzschéen; est une somme qu'il est impossible de penser en tant que dualité, en tant que multiplicité. Il est le fruit, sur la plus haute branche, le résultat de l'arbre qu'il dépasse, par sa complexité. L'oeuf de cygne dans la couvée des poules.

    Notons que cette pensée est déconcertante, elle va à contre-courant de toute la tradition philosophique de la pensée occidentale qui se déploie en tant qu'érotologie. Nietzsche se rapproche d'Empédocle, construit un sphaïros dont il exclut l'Eros attirant pour ne garder que l'Arès répulsif. Fabrique l'Autre sans l'Un. Et toute la philosophie occidentale, d'un coup en devient bancale. Glisse très vite dans le précipice. Et personne jusqu'à ce jour n'est parvenu à la faire remonter.

    Sauf Heidegger, mais aux prises avec mille difficultés, l'a dû emprunter une route aux lacets incertains, d'où cette sensation d'une pensée qui se retourne sur elle-même, qui semble céder au vertige du rabâchage indéfini, mais qui parvient à ne pas dire deux fois la même chose. Un succès qui attira bien des jalousies. Méfiez-vous du ressentiment des derniers hommes, l'avait pourtant prévenu l'auteur de Par-delà le Bien et le Mal.

    La philosophie de Nietzsche ne se tient ni par-delà le bien – le souverain bien adoré des hommes de foi – ni par-delà le mal – idolâtré par les mécréants de tout poil – mais par-delà la philosophie. Difficile pour nos titulaires bardés de diplômes en chaires savantes de l'analyser. Sont un peu comme ces paléontologues qui nous parlent des dinosaures à partir d'un débris d'os ramassé dans une tourbière. L'on veut bien les croire, mais malheureusement pour eux Nietzsche nous a enseignés qu'il n'était pas bon de croire. Comment un Surhomme pourrait-il faire confiance à un Homme ? Vous qui avez déjà du mal à comprendre vos propres enfants !

    André Murcie / Août 2015.

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    ESSAI SUR LA VIE

    ET LES ŒUVRES DE LUCIEN.

    MAURICE CROISET.

    396 p. LIBRAIRIE HACHETTE. 1882.

     

    Lucien l’impertinent. Son étoile a pâli ces derniers temps. A croire que l’on supporte de moins en moins les esprits forts et libres. Il n’en fut pas toujours ainsi. A la fin du dix-neuvième siècle Lucien avait le vent en poupe. Pour la raison inverse qui fit que les moines chrétiens s’obstinèrent à perpétuer la mémoire de son œuvre. Il est vrai que l’enfer est pavé de bonnes intentions et les dociles moinillons qui s’évertuèrent à recopier ses dialogues impies croyaient sincèrement jeter un discrédit définitif sur le polythéisme antique. Il paraissait amusant et instructif à l’Eglise de livrer au public ces dires d’un païen des plus patentés qui n’en finissait pas de se gausser des dieux olympiens.

    Hélas, par un de ces malins retournements des décrets de la Providence, imputable au seul Lucifer, il advint quelques siècles plus tard que les railleries de Lucien furent utilisées à très mauvais escient par des esprits corrosifs comme Rabelais, Voltaire et Swift pour miner les assises théoriques de la théologie chrétienne ! Croyant bien faire l’Eglise avait préservé de ses propres autodafés inquisitoriaux des centaines de pages de textes qui devaient alimenter les rivières clandestines de ce Gai Savoir qui des premiers bacheliers de la Sorbonne à l’œuvre de Nietzsche irrigua les courants souterrains et résurgents de la pensée athéique contemporaine.

    Il est facile de situer Lucien en disant qu’il fut l’exact contemporain de Marc Aurèle. Chronologiquement parlant s’entend car les deux œuvres, toutes deux rédigées en langue grecque, sont antithétiques. Un abîme sépare les deux hommes. Même si tous deux sont les fils prodigues de ce que l’on appelait la seconde sophistique. Qui n’a rien à voir avec l’originelle pensée de la Grèce antique pré-platonicienne qui regroupa des penseurs aussi essentiels que Protagoras, Gorgias et Hippias.

    La seconde sophistique ne professait aucune profondeur métaphysique. Elle n’était que l’application stérile de l’art de discourir pour le plaisir d’aligner de belles phrases inutiles. Certains ont avancé que l’absence de liberté de pensée confisquée par le pouvoir autocratique des empereurs empêchait toute expression signifiante. Pour échapper à la censure d’état le discours se cantonnait à l’infini ressassement des formes vides de sa propre élocution. Nous n’adhérons pas à cette explication trop simpliste.

    Alors qu’aujourd’hui l’on peut à peu près tout dire, alors que même les propos les moins consensuels peuvent trouver des espaces de liberté d’expression plus ou moins confidentiels, nous remarquons que l’enseignement de la littérature subit un processus de stérilisation formelle analogue à celui qui prévalut au deuxième siècle de l’Empire Romain. Les générations se suivent et ne se ressemblent pas, certaines d’entre elles sont porteuses d’inquiétudes prémonitoires qui manquent à d’autres qui n’ont strictement rien à dire.

    De toutes les manières la seconde sophistique menait à tout à condition d’en sortir. Tout en vénérant Fronton Marc Aurèle a su s’extraire des futiles préoccupations de son maître. De même il viendra un jour où Lucien décidera de se détourner de la rhétorique officielle en vogue dans les écoles, les prétoires, et les exhibitions publiques. L’acte était courageux : ce Syrien d’origine modeste, né sur les bords de l’Euphrate, dont le grec n’était point la langue maternelle, n’hésita pas à bouder les sentiers de ses premiers succès pour emprunter la voie ardue de la pure philosophie.

    De la pure sottise, oui. Très vite Lucien s’aperçut qu’il faisait fausse route. Alignez les concepts à perdre la raison et la vérité se dérobera. Grattez le philosophe et vous trouverez la sempiternelle couenne de l’animal humain. Mais ce n’est pas parce vous laissez passer la belle caravane des mots vides de sens qu’il s’en faut aller japper avec les chiens.

    Lucien refusa de prendre la pose. Il aurait eu la verve d’un Diogène, mais Diogène en son tonneau joue malgré tout le rôle attendu de Diogène, et à tout prendre peut-être que les jours de pluie le soleil d’Alexandre ne projetait pas l’ombre escomptée. Il aurait pu se réfugier dans le nid douillet du nihilisme et se complaire dans l’incessant refus du parti-pris. Lucien était trop grec pour ne pas trancher dans le vif du sujet.

    Descendez d’un étage. Faute de philosophe nous hériterons d’un littérateur. Lucien se contenta de faire ce qu’il réussissait le mieux : écrire de délicieux dialogues non platoniciens. Certains s’obstinent en traquer en lui l’épicurien inavoué. N’avait-il pas emprunté son absence de métaphysique au divin pourceau ? Mais son comportement ne relèverait-il pas plutôt d’une morale stoïcienne du devoir personnel à accomplir ?

    Lucien ne croit en rien, mais ne croit pas non plus au grand rien. Le nirvana n’est que la dernière illusion du samsara. Il n’est pas plus dupe de la comédie humaine que de la divine comédie. Les Dieux, les morts, les vivants, les héros, les pauvres et les riches, les fous et les sages, ne valent pas grand-chose à eux tous réunis, et dans l’ensemble, pas de quoi s’affoler, tous s’équivalent…

    L’on a souvent condamné Lucien à n’être qu’un éclectique et qu’un moraliste. Il est vrai que certains traits de notre samosatéen préféré ont la féroce vigueur des maximes d’un La Rochefoucauld. Mais ce dernier taillait ses sentences dans le marbre de la postérité. L’écriture de Lucien nous paraît plus civique. Ses écrits sont destinés à ses contemporains.

    A sa manière Lucien a senti la montée des dangers. L’époque est en train de basculer. Les frontières ne sont pas les plus menacées. Tout se passe dans la tête des gens autour de lui. L’ancestral rationalisme romain pétri des plus hautes efficiences pragmatiques est en train de mourir. Une vague de religiosité blafarde commence à corrompre les esprits.

    L’ennemi n’est pas encore clairement identifiable. Souvenons-nous toutefois qu’en ces mêmes années Celse mettait la dernière main à son opuscule Contre les Chrétiens. Peut-être en a-t-il discuté de vive voix avec Lucien ? Peut-être l’Eglise a-t-elle fait disparaître avec sa diligence et sa discrétion coutumières toute une partie de l’œuvre de Lucien s’attaquant au même sujet ?

    Toujours est-il que Lucien est un des derniers esprits libres de la romanité. Il s’exprime en grec, mais il est aussi l’héritier de l’imperiumique conquête du monde. Du temps des Phalanges anabasiques et des Légions victorieuses les Dieux ne la ramenaient pas trop. Ils étaient confinés au limes de la cervelle humaine. La pensée polythéique se résorbait dans l’exigence athéique. Les dialogues de Lucien si irrespectueux envers les Dieux de l’Olympe sont les ultimes témoins de ces temps de romanité triomphante.

    ( 2006 / Samosate fait date )



    MIMES DES COURTISANES.

    LUCIEN.

    Préfaces et traduction de PIERRE LOUYS.

    148 pp. LE CLUB FRANÇAIS DU LIVRE. 1947.



    Je sais, je n’aurais pas dû. Mais je plaide les circonstances atténuantes. Bien sûr après le docte ouvrage de Maurice Croiset, j’aurais pu, pour étayer ses dires et les miens analyser un ouvrage de Lucien un peu plus sérieux que ces impudiques Mimes des Courtisanes ! Pour être tout à fait franc je me dois d’ajouter que Maurice Croiset lui-même ne leur accorde que quelques furtives lignes hâtives en sa volumineuse étude.

    Certes Maurice Croiset explore tous les aspects de l’œuvre de Lucien ; rien d’important n’échappe à sa sagacité. Que ce soit la rencontre de Lucien avec Nigrinus, ou l’influence de Ménippe sur notre écrivain ( ah ! trouvez-moi un seul lycéen de ce pays qui ait entendu parler de la Satyre Ménippée ! ) ou les discrets emprunts de Lucien au Traité des Evidences Divines d’Elien, il y avait vraiment de quoi faire.

    Mais non je me cramponne avec volupté à mon album d’érotomane invétéré. Dégoté chez un bouquiniste, au rayon des antiquités le format faux-carré a retenu l’œil, la couverture a appelé la main, à voir l’usure des à-plats son précédent propriétaire a dû caresser plus souvent que nécessaire les fines tuniques des hyacinthes danseuses de la couverture cartonnée. Nous sommes ici chez un éditeur par correspondance qui proposait des collections faussement luxueuses à un public conquis d’avance. Le papier d’après guerre s’auréole de taches douteuses qui rehaussent l’aspect interlope de la publication. La blancheur virginale des tranches jurent avec l’aspect bleuté des pages, une de ces teintes pastélisées d’ordinaire réservées aux amoureux feuillets des amants démunis.

    Et puis il y a cette différence. Ces quelques pages qui illimitent l’incommensurable distance infrangible qui écarte le Poëte de l’universitaire chevronné, fût-il comme Maurice Croiset professeur à la Faculté des Lettres de Montpellier. Il ne m’étonnerait point que Pierre Louÿs s’en soit allé glaner les renseignements autobiographiques nécessaires à son introduction chez le sieur Croiset. Mais en moins de cent cinquante lignes Pierre Louÿs nous découvre une présence de Lucien que les quatre cent pages de Maurice Croiset ne parviennent pas à dévoiler. Le poëte est non seulement le Voyant par excellence mais aussi le psychopompe mercuriel qui conduit l’âme de son lecteur hors de la grossière caverne des apparences vers l’incandescence sublime du soleil divin.

    Ai-je nommé Pierre Louÿs ? Il fut, comme pour beaucoup, un de mes premiers intercesseurs vers la Grèce immortelle. Celle des Dieux et de la Poésie. Louÿs tel qu’en lui-même, que l’on retrouve si près d’Aphrodite en cette deuxième préface, qui nous souffle à l’oreille que Les Courtisanes de Corinthe sont les soeurs vénusiennes de Chrysis, d’Alexandrie.

    Pénétrez-vous de la prose chatoyeuse de Pierre Louÿs. Tant pis si vous en oubliez Lucien, de Samosate. Qu’importe puisque vous n’échapperez pas à la Grèce éternelle surprise en les étreintes chryséléphantines de ses ardeurs cachottières et intéressées. Ö graciles nymphettes énamourées, auriez-vous donc disparu à tout jamais si le poëte ne vous avait saisies dans l’entrelacs de vos jambes et le camée de ses mots ?

    Dans vos marchandages incessants, dans ces colifichets de pacotille que vous vous arrachez, dans la recherche éhontée de nouveaux protecteurs, sommes-nous si loin du Banquet idéal ? Pierre Louÿs nous entraîne en un autre logos, celui de l’agapê de ce qui est sagesse, conçu non en tant que désir de connaissance mais en tant que plaisir de la connaissance.

    Nous sommes sur la ligne du partage des eaux de l’œuvre de Pierre Louÿs. D’un côté, encore la littérature avec ces Chansons de Bilitis, artefact et jeu de la création, et l’autre versant ombreux, comme une sente secrète, et ces Dialogues de courtisanes, que je feuillette ici, en une édition de poche des années soixante-dix, intitulée Aphrodite Classique… Nous aurions voulu l’inventer que nous n’y serions point parvenu.

    Quand je pense à ces doctes ouvrages parus ces dernières années, sur lesquels nous appesantirons plus longuement dans une prochaine livraison, qui tentent de prouver que l’érotisme antique n’était pas aussi folichon que nous nous l’imaginions, que les romains de la décadence vautrés dans le stupre et l’orgie sortent tout droit des phantasmagories bourgeoises du dix-neuvième siècle, tout cela pour dédouaner le christianisme de ses côtés les plus prudes et nous faire accroire que le puritanisme chrétien serait un héritage des sociétés païennes et non un une originelle tare biblico-évangélique je ne peux m’empêcher de rire et d’ouvrir une quelconque édition des Mimes des Courtisanes de Lucien de Samosate.

    Tout compte fait il n’y a rien de bien salace dans ces délicieuses saynètes et à part une idylle saphique racontée un peu en détail pas grand chose à se mettre sous la langue. Rien, si ce n’est cette indécente vénalité des personnages mis en scène, si naturelle qu’elle en devient sociologique. Par ces minuscules dialogues nous touchons, grâce à Lucien, grâce à Pierre Louÿs, comme par miracle, au quotidien des petites gens de cette Grèce mythique qui surplombe notre horizon intellectuel. Nous avons l’impression de glisser la main dans une petite fente chaude et par ce simple geste nous entrons en communication avec un monde de chair et de soleil oublié depuis trop longtemps dont les livres et les études savantes ne nous auront permis qu’une appréhension essentielle mais desséchante.

    Pour retourner à Lucien il reste encore à s’interroger sur le jeu idéologique des représentations érotiques et sociales de la femme chez notre auteur. Quelle connivence mimétique Lucien escomptait-il entretenir avec ses lecteurs en rédigeant ces quinze scènes de la vie érotique comme Balzac n’aurait pas manqué de les définir. Perspectives porno-psychologiques à fouir.

    ( 2006 / Samosate fait date )



    ŒUVRES CHOISIES.

    LUCIEN.

    Traduit et présenté par

    JEAN SURET-CANALE.

    255 p. Janvier 2007. LE TEMPS DES CERISES.

    6, avenue Edouard-Vaillant. 93 500 PANTIN.

    Tel : 01 49 42 99 11. Fax : 01 49 42 99 68.

    Site : www.letempsdescerises.net

    Courriel : contact@letempsdescerises.net

     

    En voici qui ne cachent pas le rouge de la couverture dans leur poche. Il n’y a qu’à jeter un rapide regard sur les titres de la collection précédemment édités pour comprendre que l’on est chez les durs de purs. Karl Marx, Bakounine, Trotsky, Ho Chi Minh, Engels, Lénine, Rosa Luxemburg, et Staline pour couronner le tout ! Les mauvais esprits diront que nous sommes chez les archéo-marxistes qui nous refont le coup des Editions Sociales, comme au bon vieux temps où le Parti Communiste raflait vingt pour cent des voix à chaque élection…

    C’est fou comme vingt ans après la chute du mur du Berlin, la révolution russe fait encore peur. Pas une émission politique dans les médias sans que les chiens de garde du libéralisme ne repassent une couche de peinture fraîche sur les méfaits de l’économie communiste qui consomma la perte de la si Sainte Russie ! C’est à croire que l’on craint que les masses populaires ne s’en aillent un de ces jours réexaminer l’expérience d’Octobre 17 à la lumière de la paupérisation galopante de l’Europe du vingt et unième siècle.

    Au train où croissent les inégalités et où périclitent les acquis sociaux, la comparaison risque de tourner au désavantage de notre modernité ! Si les dinosaures ne veulent plus mourir et s’ils se remettent, fidèles aux vieux principes lénisto-gramsciens de conquête du pouvoir culturel, à réimprimer des brochures de propagande, les dirigeants de nos techno-structures politico-économiques ont du souci à se faire !

    Et Lucien, que vient-il faire dans cette galère, s’étonnera le lecteur peu au fait de cet incessant travail de taupe rouge qui s’obstine à saper les fondements idéologiques du capitalisme post-industriel ? Fidèles à Marx qui y consacra sa thèse d’étudiant, nos petites cerises rouges sur le gâteau de l’édition capitaliste l’ont sans ménagement attelé au même banc de nage qu’Epicure.

    Par principe je ne suis guère attiré par les extraits choisis. Mais il me faut bien reconnaître que la sélection des textes a été établie avec intelligence. L’essentiel minimal de ce que l’honnête homme, pardon pour cette appellation qui fleure tant son idéologisme bourgeois, se doit d’avoir lu. L’angle de visée est évident. Dieu et Dieux sont dans le collimateur. Et peut-être plus que ces augustes fantoches du ciel et de la voûte ouranienne, cette faculté de croyance qui gît au fond de l’esprit humain comme le soubassement obligatoire et inaliénable de la bêtise intellectuelle.

    Le scandale ne réside pas en l’existence des Dieux mais à cet incroyable comportement des homoncules à se soucier de leur existence. Les Dieux ne valent même pas la peine que l’on fonde un système quelconque de pensée sur leur inexistence. Si Lucien est si radicalement anti-philosophe c’est pour la simple et unique raison que la philosophie est inutile.

    En effet tout système basé sur l’ordonnancement des desseins du divin est de par son essence même un mensonge. Quant à Epicure qui nous enjoint de ne point prendre souci des Dieux, il s’enferme dans une systématique a-religieuse qui n’est que l’avers de la religion. Lucien n’est pas à proprement parler athée. Se définit-on par ce qui n’existe pas ?

    L’ on ne peut pas dire que les hommes préhistoriques se moquaient du résultat de leur chasse comme de leur première chaussette car nos lointains ancêtres étaient incapables de penser la réalité tangible de cet accoutrement si utile au bien-être de nos fragiles panards. C’est par de semblables raisonnements que nous pourrions nier l’athéisme dogmatique de Lucien. Toute la différence entre le vide qui est encore un espace et le rien qui n’est rien que l’absence de toute présence et que présence de toute absence, c’est ce qui sépare la pensée de Lucien de toute systémie métaphysique.

    S’il fallait rapprocher la position a-métaphysique de Lucien de l’athéisme moderne, il faudrait le mettre en perspective avec l’athéisme de Valéry qui dénie toute configuration idéalisante de la réalité au profit de l’exacte concrétude des choses et des opérativités circuitielles du cerveau.

    Les dieux hors de question, il reste à Lucien l’énorme contingent des hommes. Faibles créatures toujours prêtes à tomber dans le miroir de leurs peurs que leur tendent leurs semblables. Nombreux sont les faux devins qui profitent des imbéciles ! Vous ne pourrez vous retenir de lire à suivre les agissements d’Alexandre pas le Grand, mais Le Prophète. Le lecteur curieux trouvera une très belle évocation de notre arnaqueur dans L’Ascension d’une Dynastie Gauloise de Gilbert-Charles Picard que nous analysâmes en nos Chroniques de Pourpre en d’autres temps… La grandeur de ses impudences n’a d’égale que la stupidité des foules et des individus qui boivent ses paroles.

    Lucien dévoile les tours de magie du charlatan. Farces et attrapes en tout genre et en papyrus-pâte ! N’acceptez aucun maître à penser. Le rire des cyniques résonne dans les propos de Lucien, mais le cynisme est une démarche encore trop cohérente pour Lucien. Les Diogène de carrefour ont la langue bien pendue, mais au fond ils jouent au cynique. Pour un individu sincère, combien de tricheurs qui suivent la mode ou le mouvement. Et la sincérité du chien qui croit à sa niche est aussi une imposture.

    Certes Lucien est plus près des effronteries des cyniques et des pourceaux d’Epicure que des arrière-mondes platoniciens et des rodomontades stoïciennes. Mais il refuse de rentrer dans la ronde des idées enchaînées. Il est seul, à côté des autres. Lucien ne rentre dans aucune grande coterie philosophique. Aujourd’hui nous dirions qu’il était un homme libre. En vérité, comme cette expression s’accorde mal avec Lucien, il devait se classer parmi les grands méfiants.

    Lucien ne fait confiance à personne. La nouveauté ne l’égare point : un chrétien qui court au supplice le fait rire au même titre qu’un Epictète qui ne se plaint pas de sa jambe broyée. Aucune pitié pour l’imbécile qui creuse sa propre tombe avec sa cervelle. Tant pis pour lui. Le martyr est un prosélyte qui nous prendrait bien par la main pour que nous partagions avec lui les joies du bûcher ! Qu’il y monte tout seul, et qu’il sente passer sa douleur !

    Ces dix extraits de Lucien sont roboratifs. Lucien coupe dans le vif des idées inutiles. Rien de moins masochiste que notre auteur. Nous ne saurions que remercier Le Temps des Cerises de nous glisser cet opuscule de Lucien dans la poche. Mais au fait pourquoi pas le temps des grenades ?

    ( 2007 / in Lulu de Samosate ).

     

    LUCIEN DE SAMOSATE.

    SATIRISTE ET CONFERENCIER ( 12O – 190 ).

    CYRIL FARGUES.

    In HISTOIRE ANTIQUE.

    N° 29. Janvier-Février 2007.

    Distribué en kiosque.

     

    Lucien, le retour. La gloire de Lucien s’est quelque peu estompée en la deuxième moitié du vingtième siècle, qu’il revienne par deux fois dans l’actualité éditoriale et journalistique en le début de cette année ne peut que nous faire plaisir. Et nous mêmes qui y avions consacré une livraison de Littera Incitatus en septembre dernier !

    Rien de bien novateur dans l’article de Cyril Fargues au demeurant fort bien fait. La vie de Lucien nous est principalement connue par ses propres ouvrages plutôt avares de confession et depuis sa biographie écrite par Maurice Croiset en 1888 aucune bouleversante découverte n’est venue remettre en question les connaissances si patiemment collectées par l’illustre professeur.

    Près de quatre-vingt ouvrages de Lucien nous sont parvenus. Comme par hasard les deux documents iconographiques les plus importants de l’article sont des reproductions d’illustrations provenant d’une ancienne édition du Dialogue des Courtisanes ! L’on ne refera jamais l’âme humaine plus prête à tournoyer aux alentours des rondeurs féminines qu’à cheminer dans les méandres philosophiques d’une pensée. Mais ne jetons surtout pas la première pierre à nos divines péripapéticiennes. Le premier livre de Lucien que nous-mêmes avons chroniqué était de bien entendu ces fameuses Courtisanes, de plus traduites par Pierre Louÿs ! Cela dit les chromos de Richard Ranft ( 1862-1931 ) ne nous convainquent guère. La Vénus de la première icône qui soulève ses voiles est davantage pourvue de graisse que de grâce et les perspectives architecturales de la deuxième image sont d’après nous plus prometteuses que les espérances érotiques de la jeune hétaïre qui se lève de son lit.

    Par contre Cyril Fargues s’attarde sur la postérité littéraire de Lucien. S’il a fallu reconstituer, page par page, à partir des citations des grammairiens et de la réfutation d’Origène, le Contre les Galiléens de Celse, l’autodafé de Lucien nous fut épargné. Les chrétiens ont été assez stupides pour préserver son œuvre qui témoignait si peu de respect pour le panthéon des anciens grecs. Ils ne se sont pas doutés que pendant un millénaire et demi ces mêmes ouvrages de Lucien allaient se retourner contre le christianisme et alimenter le combat anti-chrétien durant des siècles et des siècles.

    A tel point que Lucien peut être aujourd’hui considéré comme un allié objectif de cette réaction païenne et sénatoriale qui du deuxième au quatrième siècle tenta de s’opposer en toute connaissance de cause au développement du cancer chrétien. L’Histoire vous a de ces retournements ! Lucien serait-il le premier à rire de se voir rangé parmi la longue chaîne des défenseurs de l’Imperium, lui qui en sapa les bases cultuelles et qui était politiquement et culturellement plus proche de la Grèce que de Rome ?

     

    Julien l’avait lu avant de rédiger son Imprécation contre le Christianisme, les érudits byzantins qui pressentirent la chute de la deuxième Rome emportèrent en leurs bagages nombre de ses manuscrits. A la Renaissance L’Eloge de la Folie d’Erasme et L’Utopie de Thomas More trahissent les inspirations de leurs auteurs. Toujours portés, par un vieux fond de gauloiserie indécrottable, l’adepte de Gay Sçavoir que fut Rabelais n’oublia point Lucien en son Tiers-Livre. Cyrano de Bergerac et Swift puisèrent aussi à pleine main dans le coffre lucianique.

    Mais le meilleur restait à venir. Voltaire s’en empara ; nous ne pensons pas que ce fût lui qui transmit le flambeau à Karl Marx, l’université allemande dut se charger de cette tâche, mais le philosophe du matérialisme dialectique ne manqua pas de s’enthousiasmer pour sa critique de l’opium du peuple. Cette caution prolétarienne se révéla funeste à la longue. Lorsque les élites universitaires s’autorisèrent la critique du marxisme, l’on jeta aux oubliettes de la mémoire Lucien et son oeuvre en même temps que l’auteur du Capital. En ces années de redéfinition idéologique la gauche recentrait les origines du socialisme sur le legs de la chrétienté. L’on sacrifia Lucien sur l’autel de l’alliance avec les chrétiens de gauche. Lucien fut une des premières victimes de la social-démocratie rampante qui prenait doucement les commandes du pays.

    L’on comprend mieux pourquoi des éditions comme Le Temps des Cerises essaient de ré-instiller le goût des sarcasmes lucinéens à leurs lecteurs. En ces temps amers de retour du religieux il n’est pas étonnant de voir Lucien monter aux avant-postes. Les écrits du natif de Samosate n’ont pas pris une ride. C’est que les Dieux sont toujours les dieux, et les agenouillements rituelliques et les grotesques pèlerinages qui se mettent en branle en Occident et en Orient ne sont pas de nature à nous faire changer d’avis. Cette ferveur, principalement monothéique, qui se répand sur toute la zone d’influence de l’Europe, nous inquiète.

    L’apparition littéraire de Lucien sous les règnes de Marc Aurèle et de Commode nous effraie. Il nous semble que son œuvre prenait alors acte des reculs de la sophistique grecque. Cette dernière avait tendance à se transformer en anodine rhétorique de gala. Entre la grandeur tragique de Gorgias et les railleries de Lucien un abîme s’est creusé.

    Le rêve de Protagoras d’un homme qui soit la mesure de toute chose a périclité. Désormais pour les futures masses impuissantes, le moindre caillou ramassé sur les bords du chemin de l’ignorance sera la preuve de l’existence de Dieu. Lucien plante le couteau dans le dos, entre les deux omoplates, des Dieux au plus mauvais moment. Il ne sait pas encore que son monde vacille. Pour l’avoir tant critiqué il est tant soit peu responsable de la tragédie qui s’annonce. Mais l’on ne saurait se passer du rire de Lucien.

    Nos actions sur le monde sont des serpents à deux têtes. Nous ne savons même pas de quel côté nous finirons par aller. Ni même n’avons conscience des labyrinthiques efforts d’orientation auxquels nous nous soumettons. Méditons l’exemple de Lucien, afin de rester au plus près de nos volitions impérieuses. Nous n’avons droit à aucune déperdition. Depuis Lucien le monde s’est complexifié. L’Imperium n’est plus? et notre tâche est immense. Le fait que Lucien ne se soit jamais sectairement rangé parmi les cyniques, les sceptiques et les hédonistes, est un précieux enseignement. Nous ne pouvons nous contenter d’une vue des choses toute théorique et partielle ; le plaisir critique ne saurait être une fin en soi.

    ( 2007 / in Lulu de Samosate ).

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 34

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 034 / Janvier 2017

    NOS ANCÊTRES LES GAULOIS

     

    ANTONINOS D'APAMIA

    LE DERNIER ROI SAINT DES GAULOIS IBERES

    JEAN-JACQUES SOULET

    ( Auto-Edition / 2012 )

     

    Il est des livres que l'on range sur les rayons poussiéreux des bibliothèques afin de les mieux oublier et d'autres qui dérangent. La fibre chrétienne n'étant pas mon fort, cet ouvrage consacré à Saint Antonin était condamné à une sombre relégation idéologique sur la plus basse des étagères lorsque cet été la lecture des Eaux d'Apamia du même auteur ( voir Chroniques de Pourpre N° 23 ) excita ma curiosité.

    Belle couverture quadrichromique mais quatre cent vingt pages de texte en petits caractères, attention lecteur, vous voici confronté à une oeuvre de longue patience. De grande sapience aussi. Jean-Jacques Soulet vous prend par la main et vous voici parti sur les traces d'Antoninos pour une minutieuse enquête. Sans doute hésiterez-vous, vous ne lui voulez aucun mal à cet Antoninos, mais enfin... Lorsque je vous aurai dit que vous le connaissez mieux sous le nom de Saint Antonin, je crains que votre face n'arbore une moue de dédain, les biographies hagiographiques des bienheureux de la Sainte Eglise, il vaut peut-être mieux que vous n'ayez point à exposer le peu d'estime que vous leur portez... Je partage votre point de vue, mais attention nous sommes ici davantage dans un livre d'Histoire que d'histoire sainte.

    Jean-Jacques Soulet use d'une méthode que l'on pourrait qualifier d'indienne. Une stratégie sioux. D'abord repérer les traces de l'ennemi, ensuite les suivre longtemps, longtemps, l'opération est plus difficile que vous ne le croiriez, elle nécessite du flair et surtout cette agilité intellectuelle qui consiste, au départ d'un glanage accumulatif et conséquentiel de maigres indices, à concevoir l'intelligence qui préside à l'entreprise itinérante de votre future proie. Dans le seul but de deviner le terme de ses pérégrinations en bout desquelles vous l'attendrez. Et alors pourra commencer le tourbillon des poneys fous autour des charriots rassemblés en un rond défensif … Dix fois, cent fois, vous tournerez rétrécissant à chaque tour le rayon de votre cercle, jusqu'à ce qu'enfin en un dernier effort le mur défensif soit percé et qu'au soir de cette mémorable bataille vous rapportiez en votre tipi les scalps sanglants de votre victoire.

    Le problème avec Saint Antonin, c'est que vous en avez deux pour le prix d'un. L'Histoire officielle est formelle : elle a repéré deux Antonins, l'un d'Apamée antique cité de Syrie et l'autre de Pamiers sise en Ariège. Jean-Jacques Soulet simplifie le problème. Coupe le problème en deux et réunit les deux éléments en un seul et même individu. Trop de similitudes entre les deux pour ne pas se douter de l'embrouille. Nous avons la solution mais pas l'explication.

    Nous la fournit. Avant tout politique. Le jeune Antoninos a du souci à se faire. L'est le rejeton royal du royaume d'Apamia. Mais il s'est converti à ce qu'aujourd'hui nous appelons catholicisme mais qu'à l'époque l'on désignait sous le nom de chrétien. En opposition avec les partisans de l'arianisme. Des chrétiens aussi mais qui refusent de croire que le Dieu unique ait pu se faire homme. Sont partisans d'un monothéisme que nous qualifierons d'intégral comparé à la trinité catholique. Or les Wisigoths depuis leur capitale toulousaine voient d'un très mauvais oeil ce transfuge religieux aux portes de leur royaume. Rappelons que soixante kilomètres séparent Pamiers de Toulouse. A peine âgé de dix-sept ans Antoninos ne doit son salut qu'à la fuite au plus loin, en Orient... Laissons-le se former durant de nombreuses années auprès de moines augustiniens et suivre un enseignement qui couvre aussi bien les domaines de la foi que de la médecine, de l'architecture, de l'hydrographie. Intelligence vive qui acquiert les nouvelles connaissances mais aussi fille d'un peuple non dépourvu d'un savoir et d'un savoir-faire ancestral.

    Revenons à ce mystérieux royaume d'Apamia gommé des ardoises de l'Histoire. Faut éplucher les textes pour en trouver mention. Un petit territoire coincé entre la Narbonnaise et le Royaume Wisigoth. Possède sa spécificité ethnique. Appartient à la tribu gauloise des Sotiates, peuple ingénieux, héritier du savoir – tant théorique que pratique – des druides, et qui excellait entre autres domaines en la construction des canaux, des ponts, des aqueducs, des moulins, les champions de l'hydrographie. Bien supérieurs aux romains à qui Jean-Jacques Soulet dénie à leur profit la paternité du Pont du Gard. Le genre d'assertion qui bouscule quelque peu les certitudes historiales officielles...

    Antonin ne restera pas toute sa vie en Orient. Reviendra en occident, voyage de ville en ville. Ne fait pas que passer. Y séjourne plus ou moins longtemps. Jean-Jacques Soulet étudie de près villages et bourgades dans lesquelles il s'attarde. N' y reste pas inactif. Soigne les malades, la meilleure façon d'opérer des miracles, mais il existe entre toutes ces résidences des traces tangibles et des témoignages qui présentent d'étranges similitudes. Que ce ce soit en France, en Espagne ou en Angleterre, il reste encore des vestiges de ses actions : tout un lot d'églises paléo-chrétiennes construites sur le même modèle et de nombreuses dérivations et aménagements de cours d'eau. Avec aussi l'édification de moulins dont la propriété et les bénéfices sont à chaque fois portées au bénéfice de l'Eglise. Dans une enquête policière nous serions en présence d'un faisceau de faits qui désignent le coupable.

    Sera exécuté – on parle de martyre – lors de son retour dans son royaume d'Apamia en l'an 506. Epoque historique cruciale. Antoninos possède une trentaine d'années en 476 lorsque Odoacre dépose Romulus Augustule et l'Imperium Romanum. Période tumultueuse. Le monde change de base. Notre pays est divisé : francs, romains, wisigoths, Eglise, entament une partie d'échecs métapolitique. Vous en connaissez le résultat. Jean-Jacques Soulet en décrit certains rouages. Un ordre féodal est en train de se mettre en place. Rogne et annexe les droits des populations. S'approprie à des fins lucratives notamment les bénéfices des moulins qui appartenaient à l'Eglise. Ils servaient à celle-ci pour ses oeuvres de charité. Permettez-nos de ne point trop souscrire à cette vision idéale des choses.

    Le Royaume d'Apamia fera pendant des siècles exception à la règle. Protégés dans leurs canaux les habitants parviendront à maintenir leur indépendance consulaire vis-à-vis de leur suzerains successifs. Ne sera rattaché à la couronne de France que par Philippe le Bel. C'est dans les coutumes et les arts de ce royaume gaulois qu'il faut aussi chercher l'origine du saint-chrême qui permet l'onction ordinatrice des rois et de l'emblème de la Fleur de Lys. Jean-Jacque Soulet rappelle à plusieurs reprises que Saint Antonin n'est pas un titre ecclésial mais l'attribution nomenclatuaire destinée à rappeler le caractère sacré de la personne du basileus, mot d'origine grecque qui signifie roi.

    L'on aborde-là toute une dimension politico-ésotérique de toute une partie du revivalisme royaliste de notre époque. Lorsque les Francs de Clovis fondent sur Toulouse, les wisigoths tentent de soustraire à leur avance leur fabuleux trésor – récupéré lors du pillage de Rome et qui contiendrait, outre centaines de kilos d'or et de pierres précieuses, les objets sacerdotaux et cultuels du temple de Jérusalem détruit par Titus - l'évacuent sur Carcassonne et de là peut-être en Espagne, à moins qu'il ne restât enfoui dans les alentours de Rennes-le-Château... quoi qu'il en soit les rois de France post-wisigothiques sont des imposteurs et certains attendent le Retour du Vrai Roi... Pour ne donner qu'un exemple littéraire de cette thèse, nous citerons les aventures d'Arsène Lupin de Maurice Leblanc...

    Jean-Jacques Soulet n'effleure qu'à peine cette question mythographique. Cherche un autre trésor. Davantage historial. Désire simplement exhumer de l'oubli cette peuplade des Sotiates qui n'est plus qu'un nom parmi tant d'autres au milieu des énumérations de la Guerre des Gaules de Jules César. Une démarche qui n'est pas la nôtre puisqu'il s'obstine à rendre aux Sotiates ce qui n'appartient pas à César. Vous ai résumé en deux pages à gros traits hâtifs et forcément caricaturaux le contenu de ce fort volume. Qui demande et exige une lecture attentive tant par sa méthodologie que par la richesse de son contenu dont je laisse dans l'ombre de nombreux aspects. Jean-Claude Soulet sait faire parler les anciennes chroniques, les passe au scalpel, là où vous ne voyez que l'association d'un nom et un adjectif il flaire d'instinct une contradiction, qu'il sait relier au mouvement même du texte qui permet d'entrevoir l'intention du scripteur. L'est un sorcier de l'herméneutique. Ne cache point son point de vue initial, mais à chaque fois que les vieux écrits accréditent quelque peu sa thèse il se hâte de la conforter par des faits mainte fois établis par des témoignages objectifs en le sens artefactif de ce terme. Redonne vie à la figure d'Antoninos d'Apamia – non point par volonté thuriféraire - mais afin d'arracher les écailles mortes des savoirs momifiés.

    Un seul reproche à adresser à cet opus : les illustrations par trop grisâtres et exigües, mais les esprits curieux trouveront sur le net de belles images couleur qu'ils pourront étudier en toute quiétude. Mais que cela ne soit pas un frein à votre désir d'acquisition. Jean-Jacques Soulet fait partie de ces éveilleurs qui braquent leurs projecteurs sur les ignorances communément partagées. Il est vrai que beaucoup préfèrent les lumières tamisées... Intellectuellement incorrect.

    André Murcie. ( Janvier 2017 )

     

    Cet ouvrage est disponible en librairie à Pamiers et à Foix.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE



    VIE D’APOLLONIOS DE TYANE.

    PHILOSTRATE.

    In ROMANS GRECS ET LATINS,

    présentés et traduits par PIERRE GRIMAL.

    GALLIMARD 1958.



    J’ai vainement recherché dans ma bibliothèque une traduction du dix-neuvième siècle, sous couverture jaune. Mercure de France, Garnier, je ne sais plus. En dernière instance je me suis rabattu sur la célèbre édition des Romans Grecs et Latins de Pierre Grimal. Je le regrette. Ce n’est pas que je remettrais en doute la traduction de notre éminent helléniste mais que penserait le lecteur moyen si le même volume nous offrait en ces dernières pages une lecture des quatre Evangiles ? Pierre Grimal a dû pressentir le vent du boulet de la contestation paganisante puisqu’il a pris garde de terminer son livre sur une présentation de La Confession de Saint Cyprien.

    Un but des deux cotés, et la balle au milieu. Trente pages de fariboles chrétiennes contre trois cents de billevesées païennes, c’est ce que l’on appelle un arbitrage consensuel au-dessus de tout soupçon ! Il est étonnant en notre ère de classification structuraliste de la littérature qu’aucune voix ne se soit élevée pour dénoncer la confusion des genres opérée par Pierre Grimal. Entre les Récits d’Edification Religieuse et le Roman il semblerait tout de même que nous ne soyons pas dans le même champ sémantique de communication projectuelle, pour parler comme les théoriciens en vogue du moment ! A notre connaissance il n’y a que Michel Onfray qui se soit servi de cette édition de Pierre Grimal pour remettre en cause les attendus théorétiques du pape du pacte autobiographique. Une volée de bois vert sur les incompétences lecturales du sieur Philippe Lejeune des plus revigorantes, mais Onfray se garde bien d’aborder les étranges rapports qui relient le polythéisme à la notion d’incroyance. Nous avons déjà abordé cette problématique dans deux articles consacrés au chantre officiel de l’athéisme philosophique moderne.

    Le nom de Philostrate n’évoque plus grand chose aujourd’hui. Mais celui qui le portait eut son heure de gloire. Ses Vies des Sophistes qui traitent des rhéteurs, de ceux que l’on appelle la seconde sophistique pour les démarquer de la sophistique pré-socratique attira l’attention sur sa personne. Il fit partie du groupe d’intellectuels qui gravita autour de Julia Domna épouse de Septime Sévère et mère de l’empereur Caracalla. Il semble que ce soit l’Impératrice elle-même qui ait commandé à Philostrate l’écriture d’une nouvelle biographie d’Apollonius. La disparition du livre de Damis, le fidèle disciple du thaumaturge, dont Philostrate ne paraît en aucun moment remettre en question le témoignage, nous prive d’une étude essentielle. Nous sommes dans la totale incapacité d’appréhender en quoi la réécriture de Philostrate pourrait s’apparenter à une véritable relecture de la vie d’Apollonios.

    C’est d’autant plus dommageable qu’après la mort de Commode l’Empire entre dans une zone de turbulences. Le règne de Septime Sévère retarde peut-être quelque peu l’échéance mais le départ de la course à l’abîme n’en est pas pour autant annulé. Une inquiétude sourde ronge les esprits qui, devant l’incapacité des hommes et des autorités à résoudre les difficultés sociales et politiques, se tournent vers les Dieux. Nos années actuelles avec leur retour du religieux feraient bien de se pencher sur ce qui se passa en cette période historique qui précède la grande glaciation culturelle des quatrième et cinquième siècles…

    Mais il serait temps de s’intéresser à la pensée d’Apollonios de Thyane qui est d’autant plus difficile à saisir que celui-ci n’a laissé aucun message explicite. Apollonios n’est pas un fondateur de religion. Loin de là ! Les Dieux de son temps lui suffisent amplement. Les seules admonestations qu’il se permette sont relatives aux strictes observance des rites et des cultes. N’ayez crainte, il n’était pas un chaud partisan des coupures épistémologiques. Son travail consistait surtout en longues discussions avec les desservants des temples. Il ne tentait pas d’imposer de radicaux changements dans les offices religieux. Aux prêtres qui accomplissaient leurs taches sans trop se creuser la tête, par habitude, par routine, il se permettait de rappeler les présupposés et attendus métaphysiques de leur gestes. En quelque sorte il ravivait la foi en la proximité des Dieux…

    A lire la Vie d’Apollonios de Thyane par Philostrate, une évidence s’impose. Apollonios se souciait davantage des Dieux que des hommes. La sagesse qu’il rechercha en Egypte et en Inde n’était pas pour le commun des mortels. La philosophie qu’il enseignait n’était pas d’essence démocratique ! Il ne chercha jamais à agrandir le petit groupe de disciples sur la fidélité desquels il ne se faisait aucune illusion. Son enseignement tient en peu de préceptes : ne pas manger de viande et ne point trop se mêler des affaires du monde. Une espèce d’épicurisme qui ne douterait pas de la présence des Dieux ! Philosophiquement Apollonios se réclamait de Pythagore, religieusement l’Orphisme était sa doctrine officieuse. Pour le reste il faisait confiance aux Dieux.

    La politique ne l’intéressait guère. Sans doute pensait-il que les meilleures utopies ne pouvaient déboucher que sur la pire tyrannie. Mais contrairement à Epictète il ne comptait pas sur son auto-persuasion pour ne pas ressentir les douleurs du tripalium. Lorsque Domitien le met aux fers il se délie de ses chaînes par la magie efficiente de sa pensée et s’enfuit de sa prison en s’envolant. Difficile à croire, mais Philostrate ne doute pas un quart de seconde de ses pouvoirs surnaturels de super-yogi qui l’apparente à notre cinématographique Superman.

    La discrétion d’Apollonios est exemplaire. Ainsi quand il ordonne à ses disciples de voyager en refusant d’emprunter les transports maritimes il leur évite de périr noyés dans une terrible tempête. Il ne lui viendra pas à l’idée de mettre en garde marins et passagers qui s’entassent sur leurs navires. Il ne cherche pas opérer des miracles publics pour convertir les foules. Seuls sont capables d’entendre et de comprendre ceux qui se sont déjà avancés d’eux-mêmes sur les voies de la Sagesse. Les autres qu’ils continuent leur chemin en toute liberté. De toutes les manières vos erreurs ne vous tueront pas puisque vous serez réintégré dans le jeu des forces cosmiques grâce à la combinatoire automatique de la transmigration des âmes.

    Certes tout cela nous dessine une pensée bien plus indienne que grecque. Apollonios serait-il un chantre du non-agir bouddhique ? Nous serions tenté de répondre non car Apollonios reste un grec attaché à la concrétude des choses. Il se peut que l’apparence du monde ne ressemble en rien en sa réalité, le reflet du bâton brisé plongé dans l’eau n’est peut-être qu’une fausse image du bâton mais l’existence du bâton n’est pas idéelle selon le mage de Thyane. Si le non-être est une icône de l’être, le non-être participe aussi de l’être. Il peut y avoir deux routes, l’une qui conduise vers le Vrai et l’autre vers le Mensonge, mais le Mensonge ne s’apparente pas à la Mort. Les dernières paroles d’Apollonios de Thyane sont empreintes d’un optimisme étonnant «  tant que tu es parmi les vivants, pourquoi t’inquiètes-tu de ces choses ? ».

    Le maître nous a donné l’exemplarité de sa vie, mais ne retient la leçon que celui qui veut. Pas de commandement post-mortem. Pas de testament, pas de bonne nouvelle à suivre. Vous n’êtes pas obligés de croire et d’imiter. Faites comme vous le sentez et surtout ne vous prenez pas la tête, le jeu n’en vaut pas la chandelle.

    Les messages religieux se ressemblent tous. Au fond du fond l’on ne trouve qu’une morale vaguement humanitaire à laquelle tout un chacun peut souscrire. Mais l’obédience des religions au principe monothéiste ou polythéiste est lourd de conséquence. Entre la postérité christique et thyanique la différence saute aux yeux. Le christianisme qui délivra un message d’amour aux hommes les emprisonna sous une tyrannie sans égal. Nous payons encore la catastrophe politique qu’il engendra.

    Le respect qu’Apollonios témoigna aux Dieux laissa l’humanité libre de ses errements. C’est en cela qu’il émane encore aujourd’hui un incroyable sentiment de subversion de l’enseignement d’Apollonios de Tyane.

    ( 2006 / in Apollonius, n'est-ce pas, hien ! )

     

    APOLLONIUS DE TYANE ET JESUS.

    JEAN-LOUIS BERNARD.

    253 p. GUY TREDANIEL EDITEUR. 1994.

     

    Pour quelles raisons la figure d’Apollonius de Tyane a-t-elle disparu de l’imaginaire occidental dès les quatrième et cinquième siècle de l’ère christique ? Que l’étoile du thaumaturge païen ait pâli de la montée triomphale de l’Eglise relève d’une simple évidence qui ne mérite aucun développement complémentaire. Pourtant les œuvres d’un Virgile, d’un César et de bien d’autres ont somme toute confortablement survécu au naufrage généralisé du monde antique.

    La faute en incomberait-elle à notre cartésianisme diffus ? Nos contemporains aiment les Dieux grecs et Romains. Du moins tant qu’ils ne descendent point de l’Olympe et qu’ils s’y cantonnent à rejouer ad vitam aeternam les quatre cents coups de leurs plus belles scènes mythologiques. Avec un Catulle, un Ovide ou un Trajan, l’idée de divinité est baignée dans un scepticisme si généralisé que tout un chacun s’en accommode sans le moindre mal. Comme le demande si opportunément Paul Veyne, les Anciens croyaient-ils à leurs Dieux ? Nom de Zeus ! Quant aux esprits inquiets ou mystiques ils ont pris l’habitude de se contenter des idéelles conceptualisations platoniciennes. Un peu de philosophie, et les Dieux seront bien gardés pour ce qu’ils sont : les représentations naïves et populaires des grandes forces sauvages de la nature…

    Mais avec Apollonius, pas moyen d’éviter le problème. Il fallait bien qu’il en réchappât un dans le souvenir des hommes, un païen intelligent qui crût aux Dieux de l’Hellade et de la romanité ! Et qui s’inscrit dans une généalogie philosophique des plus éminentes : Pythagore, Empédocle, Apollonius, jugez de l’ascendance. Dans notre monde moderne vous pouvez m’en croire, il vaut mieux se réclamer d’Empédocle que prétendre descendre de la cuisse de Jupiter.

    Mais Jean-Louis Bernard n’aborde pas la problématique apollinienne du même côté que nous. Dans un premier temps il rappelle qu’aux temps héroïques des réactions païennes, le personnage d’Apollonius de Tyane était l’argument massue que les détracteurs du christianisme gardaient en réserve pour contrer les miracles de Jésus. Aux chrétiens qui se vantaient des différents exploits réalisés par le fils de Dieu lors de son incarnation, les tenants du paganisme avaient beau jeu d’opposer qu’Apollonius en avait accompli autant et même plus, et tous bien mieux homologués que ceux du messie.

    L’authenticité historique d’Apollonius n’a jamais fait l’ombre d’un doute dans l’Antiquité. Les témoignages sont nombreux, concordants et fiables. Par contre rappelle Jean-Louis Bernard les premiers écrits chrétiens observent avec une régularité insidieuse un silence total sur la vie et sur la fin du Crucifié. Entre la vie du Jésus historique et du Jésus évangélique les différences seraient légion !

    Dans ses Epîtres ô combien trafiquées, Paul n’évoque jamais le Jésus biographique de l’Eglise, aucune représentation d’un dieu mis en croix dans les catacombes de Rome… Le premier Christos / Chrestos serait avant tout une hypostase gnostique d’origine plus grecque que sémite… Ce n’est que bien plus tard que l’Eglise née de l’unification de différentes sectes gnostiques et de la volonté politique de Constantin que l’on aurait mis au point le Jésus-Christ cruxifixial…

    Comme pour mieux retirer les clous de la croix, Jean-Louis Bernard émet l’hypothèse que si Paul mettait tant de zèle à pourchasser les chrétiens, besogne inquisitoriale dont il avait été chargé par le Sanhédrin, c’est que natif de Tarse, où Apollonius fit ses premières études, il ne supportait pas que de sectaires inconnus s’arrogeassent, les attitudes et les actions empreintes de la plus haute spiritualité, du maître de Tyane.

    La thèse de Jean-Louis Bernard se laisse dès lors deviner. Les quatre Evangiles canoniques bâtis à partir du livre originel de Marcion, qui connut Paul, empruntent beaucoup à la vie d’Apollonius. Contrairement à ce pensait Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra n’était pas le cinquième évangile, celui-ci avait déjà été écrit par Philostrate aux alentours de la fin du règne de Septime Sévère… Il suffit d’articuler sa Vie d’Apollonius de Tyane sur le tableau des correspondances des synoptiques pour comprendre l’ampleur des dégâts théologiques…

    Vous pensez être au bout de vos surprise, elles ne font que commencer. Pour une fois elles ne proviennent ni de l’imposteur christique ni de notre mage imperiumeux. A ce stade de notre exposé Jean-Louis Bernard doit vous apparaître comme un fils spirituel de la basoche médiévale et des compagnons du gay sçavoir. Un satané libertin ! Vous vous trompez.

    La plus grosse partie du livre est un résumé explicatif de l’ouvrage de Philostrate. Fort bien fait d’ailleurs. Mais vous risquez de vous frotter les yeux plus d’une fois. Tout ce que raconte Philostrate est pour Jean-Louis Bernard pain béni et parole d’évangile si je peux me permettre une telle métaphore ! Rien ne l’étonne. Quelquefois il transsubstantie le récit sous forme de transcription scientifique, mais non la jeune fille n’était pas morte mais en état de catalepsie avancée ! mais c’est pour mieux s’envoler dans les nuages d’une imagination débridée.

    Apollonius de Tyane était parvenu à un niveau de conscience bien supérieur au nôtre. Là où vous arrêtez votre regard à la limite séparative des objets, comme les yeux de la mouche qui commencent à voir les premières formes structurelles de la matière, l’œil limpide d’Apollonius était capable de discerner la fusion totale des règnes de la nature. Vision alchimique qui repose sur l’interdépendance unitaire du minéral, du végétal, de l’animal, et de l’aither, ce stade plus subtil de l’univers accessible aux seuls Dieux et totalement inodore, incolore, et insensible au commun des mortels.

    A l’enterrement de Mallarmé, Degas se demandait combien de temps il faudrait à la nature pour recomposer un cerveau identique à celui du poëte. Selon Jean-Louis Bernard, aux alentours du règne de Tibère, dame physis avait façonné deux vases destinés à recevoir l’eau la plus pure de la compréhension orphique de l’incarnation de l’esprit dans la matière. Après expérience il apparut que le moule christique avait eu des fuites et que l’on avait dû opter pour le graal apollonisien.

    La suite de l’Histoire est connue. Comme dans un thriller grandeur nature ou un jeu de poker menteur, l’Eglise a effacé les preuves, les traces et les témoignages de la vie et de l’œuvre du divin Apollonius pour le remplacer par l’image mortifère de son Christ Spectral. Dans la série «  plus croyant que moi tu meurs, Jean-Louis Bernard n’en a pas moins jeté un gros rocher sur les fondations branlantes du christianisme. Nous l’en remercions. Lui et Apollonius.

    ( 2006 / in Apollonius, n'est-ce pas, hien ! )