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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 23

  • CHRONIQUES DE POURPRE 620 : KR'TNT 620 : DWIGHT TWILLEY / BRUCE IGLAUER / VINCE MANNIMO / CIEL / DOROTHY MOORE / SUN Q / ERIC CaLASSOU / JALLIES

    KR’TNT !

    KEEP ROCKIN’ TIL NEXT TIME

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    LIVRAISON 620

    A ROCKLIT PRODUCTION

    FB : KR’TNT KR’TNT

    16 / 11 / 2023

     

    DWIGHT TWILLEY / BRUCE IGLAUER

    VINCE MANNIMO / CIEL / DOROTHY MOORE

    SUN Q / ERIC CALASSOU / JALLIES

     

     

    Sur ce site : livraisons 318 – 620

    Livraisons 01 – 317 avec images + 318 – 539 sans images sur :

    http ://krtnt.hautetfort.com/

     

     

    Wizards & True Stars

     - Le Dwight dans l’œil

    (Part One) 

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             Dwight Twilley vient de casser sa pipe en bois. Parmi nous, nombreux furent ceux qui flashèrent en 1976 sur son premier album, Sincerely, et qui ont depuis lors toujours considéré Dwight Twilley comme une star, même s’il n’a connu qu’un succès d’estime, comme d’ailleurs Alex Chilton ou encore Alejandro Escovedo. Nous allons donc lui rendre hommage avec un texte tiré du volume 2 des Cent Contes Rock à paraître.

             Que fait-on pour se distraire quand on est teenager en 1967 et qu’on vit dans le trou du cul du monde, c’est-à-dire à Tulsa, dans l’Oklahoma ? On va au cinéma.

             Ça tombe bien, car les Beatles sont à l’affiche avec A Hard Day’s Night. Comme des millions de kids américains, Dwight Twilley a succombé au charme des Fab Four. Il se grise de la fraîcheur de leurs pop-songs et de la pureté de leurs harmonies vocales. La beatlemania fait tellement de ravages dans la cervelle du jeune Dwight qu’il commence à bricoler des chansons sur sa guitare.

             Lorsque la séance de projection s’achève, Dwight rejoint la buvette. Il frissonne encore. Il commande un énorme gobelet de pop-corn et un Coca. À côté de lui, accoudé au comptoir, un kid chantonne un couplet des Beatles, cigarette au bec : « C’était au soir d’une ru-uuude journée, j’avais traaa-aavaillé comme un chien... »

             — Pas mal le film, hein ?, lance Dwight pour engager la conversation.

             — Pour sûr !

             — T’es fan des Beatles ?

             — Foutrement...

             — Moi aussi. J’ai tous leurs disques... J’m’appelle Dwight, et toi ?

             — Phil Seymour.

             Phil et Dwight n’ont que seize ans. Ils rayonnent déjà. En plus de leur passion pour les Beatles, ils ont un autre point commun : le charme physique. Il se dégage d’eux une grâce naturelle, empreinte d’innocence et de candeur. Ils semblent se compléter. Phil a le regard clair et le cheveu cendré, alors que les prunelles et l’abondante chevelure de Dwight tirent sur le brun foncé. Avant même d’ouvrir le bec pour commencer à chanter, ils créent déjà l’harmonie.

             Leur décision est prise. Ils montent un duo, le baptisent Oister, et composent quelques chansons. Dwight maîtrise le piano et la guitare. Phil joue les parties de basse et de batterie. Ils chantent tous les deux et s’égosillent à vouloir rejoindre John, Paul, George et Ringo au firmament. Ils parviennent à ficeler une dizaine de chansons qu’ils enregistrent sur un petit magnétophone à bandes. Ils se réjouissent de la qualité de leurs compos. Mais le plus dur reste à faire.

             — Phil, si nous voulons entendre nos chansons à la radio, nous devons absolument trouver une maison de disques...

             — Ben oui, mais elles se trouvent toutes à New York ou à Los Angeles... Tu sais bien qu’on n’a pas un rond... Je ne peux pas redemander d’argent à mon père, déjà qu’il gueulait comme un peau-rouge sur le sentier de la guerre quand il a reçu la facture du marchand de musique pour l’ampli basse...

             — J’ai entendu dire qu’il existait des maisons de disques à Memphis...

             — Quoi ? À Memphis ? Tu plaisantes ? Ils sont encore plus pouilleux que nous, là-bas, avec leurs champs de coton et leurs tracteurs !

             — C’est pas des conneries, Phil. L’autre jour, le type du magasin de musique m’a dit : vas là-bas, à Memphis, c’est bourré de studios, de labels et de Cadillacs. À tous les coins de rues... Il a même ajouté que certains studios acceptaient les nègres. On a juste assez de ronds pour faire le trajet. On traverse l’Arkansas, c’est tout.   

             Phil n’en revient pas. Pour la première fois, il regarde son copain d’un air suspicieux.

             Le lendemain, les deux compères grimpent à bord d’un vieux break Chevrolet et prennent la route. Dwight conduit, le regard rivé sur l’avenir. Phil sort des bouteilles de Coca de la glacière et les décapsule avec son briquet. Pour tromper la monotonie du trajet, ils s’entraînent à parfaire certaines de leurs harmonies vocales.

             — Je me rappelle du sentiment de libertééééééééé... Maintenant je sais que ça ne pourrait pas être moiiiiiiiii... Parce que je crache le feuuuu-euuuu.... Yeah, je crache le feuuuu-euuuu, awhh !

             Ils entrent dans Memphis et se retrouvent par hasard sur Union Avenue.

             — Phil, regarde-moi ça ! Une maison de disques ! Oh qu’elle est belle ! Tu vois, le type du magasin de musique ne racontait pas de bobards !

             Ils se garent devant le petit bâtiment. L’enseigne indique Sun Records. Ils entrent et tombent sur une secrétaire.

             — Bonjour m’dame ! Est-ce qu’on pourrait voir le big boss ?

             — C’est à quel sujet, jeunes gens ?

             — Voilà. On vient d’enregistrer des chansons et on cherche une maison de disques...

             — Quel genre de chansons ?

             — Ben, du rock !

             — Oui oui, mais quel genre de rock ?

             — Du rock harmonique, en duo.

             — Tout le monde fait du rock harmonique. Elvis, Billy Lee Riley, Johnny Cash... Essayez d’être plus précis.

             — Du rock harmonique un peu comme celui des Beatles, vous voyez ? Mais on compose nos propres chansons...

             Et Phil ajoute :

             — En plus, elles sont pas mal !

             Un sourire éclaire enfin le visage de la secrétaire. Elle se lève.

             — Attendez-moi une seconde, je vais voir si monsieur Phillips est libre.

             Elle revient trois secondes plus tard :

             — Passez dans son bureau. Il va vous recevoir.

             Phil et Dwight entrent dans le bureau. Ils peinent à dissimuler leur déception. Ils s’attendaient à tomber sur un gros magnat fumant le cigare. C’est un type assez jeune et d’allure joviale qui les accueille :

             — Bonjour, je suis Jerry Phillips, le fils de Sam. Asseyez-vous, je vous en prie.

             Il sort du petit frigo installé derrière lui une grosse bouteille de Coca et leur sert deux verres bien remplis. Il poursuit :

             — Alors, vous venez d’où, les gars ?

             — De Tulsa, Oklahoma. Notre duo s’appelle Oister. Voici une K7. Nous avons mis dessus une dizaine de chansons originales qui sonnent vraiment comme des tubes, vous zallez voir !

             — Vous connaissez la réputation de Sun Records, bien sûr...

             — Euh non, pas du tout. On s’est arrêté devant chez vous parce qu’on cherchait une maison de disques.

             Un léger malaise s’installe. Jerry Phillips réalise que les deux jeunes gens ne connaissent ni Sun ni Sam. Il passe outre et insère la K7 dans le lecteur. «I’m On Fire» jaillit des enceintes :

             — Je me rappelle du sentiment de libertééééééééé... Maintenant je sais que ça ne pourrait pas être moiiiiiiiii... Parce que je crache le feuuuu-euuuu.... Yeah, je crache le feuuuu-euuuu, awhh !

             — Vous faites de la pop, hein ? C’est pas mauvais, mais ça manque un peu de substance. Vous devriez muscler un peu votre son et surtout travailler vos voix...

             Phil et Dwight échangent un regard de stupeur.

             — Écoutez, les gars. Je vais rester franc avec vous... Disons que vous m’êtes sympathiques. Je vous donne l’adresse de Ray Harris. Allez le trouver de ma part. Il vous aidera. Vous sortez de Memphis par le Sud, vous traversez la frontière de l’état du Mississippi et vous poussez jusqu’à Tupelo. Vous trouverez Ray et son studio à cette adresse. Ray Harris est un vétéran, l’un des pionniers du rockab, un authentique artiste Sun. Il en connaît un rayon. Si vous cliquez bien avec Ray, vous deviendrez probablement des stars.

             — Mais monsieur Chillips, on ne peut pas se permettre de faire un tel crochet. Il nous reste juste assez d’essence pour rentrer à Tulsa.

             — Pas Chillips ! Phillips, reprend Jerry avec un sourire compatissant. Phillips, comme mon père, Sam. Tenez, prenez ce billet de cinq dollars. Vous me le rendrez quand vous serez riches et célèbres !

             — Promis, monsieur Phillix ! Merci, monsieur Phillix !

             — À la revoyure, monsieur Phinix !

             Phil et Dwight sortent enchantés de leur rendez-vous. Ils cherchent la sortie Sud de Memphis, s’arrêtent à la pompe pour faire cinq dollars de fuel et foncent à tombeau ouvert en direction de l’état du Mississippi.  

             Ils trouvent la maison de Ray sans trop de difficultés. Ils se garent devant. Un homme d’une bonne cinquantaine d’années tond la pelouse. Il porte un stetson et une grosse moustache grisonnante. Il ne semble pas très commode.

             — Mister Harrix ? demande Dwight d’un ton joyeux.

             — Yep. Quic’ vous voulez, les mioches ?

             — C’est monsieur Philliste qui nous envoie...

             — Connais pas c’gars-là !

             — Mais si, le monsieur Philliste de Sam Records à Memphis. On l’a rencontré hier...

             Ray arrête sa tondeuse qui faisait un boucan d’enfer et examine les deux jeunes gens des pieds à la tête.

             — Attendez, vous voulez dire Sun Records ?

             — Oui, c’est ça, Son Records, à Memphis !

             — Et y vous envoie pour quoi, au juste ?

             — On compose des chansons, on les interprète et on voudrait enregistrer un disque. Monsieur Phillic nous a donné votre adresse. Il nous a promis que vous feriez de nous des stars...

             — Bah dis donc... On n’est pas sortis d’l’auberge...

             Ray fait entrer les deux candidats au succès dans sa maison. Un immense drapeau confédéré orne le mur principal. 

             — Vous voulez-t-y boire un p’tit godet ?

             — Avec plaisir, monsieur Horris...

             Ray leur sert deux grands verres de Four Roses. Phil et Dwight n’osent rien dire.

             — Y sont où vos chansons ?

             — Tenez, sur cette K7. Monsieur Phillisse les a trouvées vraiment chouettes... Excusez-moi, monsieur Horrix, vous n’auriez pas des glaçons pour diluer un peu le whisky ?

             — Quoi ? Des glaçons dans l’bourbon ? Mais vous sortez d’où, vous deux ?

             — Tulsa, Oklahoma...

             — Ah bah ça m’étonne pas ! Vous m’avez l’air d’une sacrée paire de branquignoles !

             Ray insère la K7 dans le lecteur. «I’m On Fire» jaillit à nouveau des enceintes. Ray fronce les sourcils.

             — Y’a d’l’idée, pour sûr, mais vous chantez vraiment comme des tarlouzes ! Qu’est-ce que c’est qu’ce travail ! On croirait entendre ces pédales yankees, là, les Simon et Gorefuckell ! Bon, j’veux bien m’occuper d’vous, mais va falloir vous bouger l’cul et tout r’prendre à zéro. J’vais vous apprendre à bosser un vrai son et surtout à chanter. Vous allez marner dans mon studio, tous les jours, jusqu’à c’que ça r’ssemble à queck’chose. On commence demain matin à six heures pétantes, pigé ? Bon, l’est quelle heure ? Oh, shit, déjà quatre heures ! Puisque vous êtes là, vous allez v’nir avec moi tuer l’cochon, là, derrière. J’ai b’soin d’un coup d’main pour lui t’nir les pattes ! Allez hop !

             L’un des murs du studio est couvert de quarante-cinq tours Sun. Dans un coin trône une contrebasse. Phil teste la batterie. Dwight branche sa guitare sur un ampli Fender.

             Ils commencent par retravailler «I’m On Fire». Ray trouve la mélodie chant bien foutue, mais il demande à Phil de soutenir le beat et à Dwight d’éclairer au maximum le son de sa guitare.

             — Enroule ton gimmick sur l’beat, gamin, et sur le re-re, tu entrelaceras un second phrasé, différent du premier, t’as pigé ?

             — Pigé, Roy !

             «I’m On Fire» prend une nouvelle tournure. En quelques semaines, il prend même l’allure d’un hit pop parfait, emmené sur un mid-tempo altier. Comme tonifié par le beat vitaminé, le son des guitares scintille. Ray en connaît un rayon. Lorsqu’il travaillait pour Hi Records, à Memphis, il produisait des stars comme Charlie Rich, Ike & Tina Turner, Bobby Blue Bland ou encore Slim Harpo.

             Pendant un an, Ray fait travailler les deux gosses. Il les trouve doués, mais il se cache bien de le leur dire. Ray part du principe que les chansons sont bonnes. Il suffit de trouver un son. On en revient toujours au même point de départ : le son. Phil et Dwight progressent rapidement. Ils attaquent «Could Be Love» sur un driving-beat pulsé à l’orgue. Ça sent le hit à plein nez. Ray fait une suggestion :

             — Là-d’ssus, gamin, tu devrais ahaner...

             — A quoi ?

             — A-ha-ner, comme on l’faisait dans l’temps, Charlie Feathers et moi.

             — C’est qui Charlie Vizer ?

             — Bon laisse tomber... Tu fais ça : a-ha, a-houu, et tu reprends le chant normalement. T’as pigé ?

             Dwight reprend le couplet et ahane au moment où Ray lui fait signe.

             — Alors, pas mal, hein ?

             — Pour sûr, Roy ! Ça donne un sacré jus ! Vous en avez d’autres des combines comme celle-là ?

             — C’est pas d’la combine, gamin. Si t’es doué pour le métier d’rockab, ça t’vient naturellement.

             Le soir, Ray leur passe des 78 tours Sun et Meteor sur son vieux pick-up. Dwight et Phil découvrent un univers musical dont ils ne soupçonnaient pas l’existence. Le lendemain, Dwight démarre sur une idée. Le morceau s’appelle «TV». Ray tend l’oreille. Voilà que les gamins se mettent à sonner rockab... Dwight tortille son chant :

             — TeeVee... c’est une super-bonne... com-pagnie !

             — Plus hargneux, le chant ! Et pis, sur ta gratte, pique tes notes comme si tu pinçais l’cul d’ta poule. Et toi Phil, tend le beat, mais r’lâche tes épaules et déconnecte tes quat’ membres ! Joue plus sec, faut qu’ça claque, nom de dieu !

             Malgré la nouvelle influence du rockab, Phil et Dwight restent attirés par les morceaux lents. Ils semblent compter sur les balades sirupeuses pour se faire connaître et entrer dans les charts. Ray les aide à construire des harmonies vocales, juste pour leur éviter de sombrer dans la gabegie où s’est noyé Elvis. Après deux essais infructueux, «You Were So Warm» et «I’m Losing You», Dwight propose «Baby Let’s Cruise» qui sonne, là encore, comme un monster hit, digne de ceux signés Brian Wilson. Pourtant peu exposé aux ravages de la sensiblerie, Ray sent le miel de la mélodie lui couler dans le dos. Dwight laisse fuir ses roucoulades vers un horizon saturé de lumière jaune. D’incroyables vibrations altèrent la pureté de sa voix. La chanson s’éteint, victime d’une overdose de beauté.

             — J’en ai encore une, Roy, elle s’appelle «England»...

             Phil qui retient bien les leçons pulse un gros beat nerveux. Dwight pousse un Ouh ! de boxeur. Wow, quel punch ! Ray sent que les gamins sont au point.

             Le lendemain, Phil et Dwight font leurs adieux. Ils serrent Ray dans leurs bras.

             — Oh merci Roy ! Merci pour tout. T’es un type fantastique.

             — Donnez-moi d’vos nouvelles, les gosses. Et j’vous préviens, si vous faites un disque et qu’y l’est mauvais, j’vous botterai l’’cul, parole d’homme ! Maint’nant, tirez-vous !

             Dans la voiture qui s’éloigne, Dwight serre les dents. Il veut surmonter son émotion. Plus déterminés que jamais, les deux compères parviennent à financer un voyage à Los Angeles et finissent par rencontrer Denny Cordell, un Anglais qui vient de monter Shelter Records avec Leon Russell. En écoutant les démos retravaillées du duo, Cordell flaire le gros coup. Producteur indépendant, c’est l’homme qui a lancé les Moody Blues avec «Go Now», Procol Harum avec «A Whiter Shade Of Pale», et qui a ramené Tony Visconti à Londres pour superviser les sessions d’enregistrement des Move. Et comme si cela ne suffisait pas, il compte en plus à son actif la découverte et le lancement de la carrière de Joe Cocker.

             — Bravo, les gars, il y a au moins cinq tubes planétaires dans le tas. Croyez-moi, je m’y connais ! Au fait, comment s’appelle votre duo ?

             — Oister !

             — Non, non, non ! Ça ne va pas ! Qu’est-ce que c’est que ce nom à la con ? Il faut trouver un nom plus flashy !

             — Mussel !

             — Vous vous foutez de ma gueule ?

             — Mais non, monsieur Cardell ! On dit les trucs qui nous viennent à l’esprit !

             — Vous êtes vraiment pénibles tous les deux ! Puisqu’il faut avancer, je vais décider pour vous. Vous allez vous appeler Dwight Twilley Band... Ça sonne bien, non ?

             — Wow, fait Dwight en sautant sur sa chaise, super !

             Phil lance un regard oblique à son partenaire.

             — Voilà ma stratégie, mes petits amis. On va sortir «I’m On Fire» pour lancer la machine. Les ventes du single financeront l’enregistrement du premier album. Vous irez donc à Londres enregistrer avec Robin Cable que je connais bien. Si tout va comme prévu, d’ici quelques mois, vous passerez à la télé et vous pourrez vous acheter des costumes en satin. Je ne veux plus voir ces chemises à carreaux. Maintenant, je vais vous présenter mon associé, Leon Russell.

             Cordell décroche son combiné et demande à sa secrétaire de faire venir Tonton Leon.

             Un type aux cheveux très longs et coiffé d’un haut de forme entre dans le bureau.

             — Mes cocos, je vous présente Tonton Leon, le meilleur session-man des États-Unis d’Amérique. Il les a tous accompagnés, Jerry Lee, les Byrds, Badfinger, Glen Campbell, j’en passe et des meilleurs, hé hé hé... 

             Dwight et Phil échangent un regard où règne l’effarement.

             — Monsieur Rossell, vous êtes de Tulsa, n’est-ce pas ? demande Dwight d’une voix blanche.

             — Pour sûr, kiddie boy. J’y ai même monté un studio. Mais la plupart du temps, je bosse ici, à L.A.         

             Dwight et Phil se souviennent d’avoir aperçu cette silhouette étrange dans les rues de Tulsa. La coïncidence les frappe tellement qu’ils en restent bouche bée.

             Cordell relance la conversation :

             — Ils viennent eux aussi de Tulsa, Tonton... Tu les connais ?

             — Non, je ne crois pas...

             — Écoute ça, Tonton, c’est la démo de leur premier single.

             Une version superbement ficelée jaillit des enceintes du bureau. Tonton Leon se fend d’un sifflement d’admiration.

             — Pas croyable ! Wow, quel son ! Avec une vraie production, ça aura encore plus de ju-ju... Ah ça, mes petits Okikis, vous allez faire un drôle de carton ! Quelle wanita patata ! On dirait Buddy Holly accompagné par George Harrison ! C’est vraiment excitant... Jamais entendu un truc aussi bon. Vous me filez la trique ! Et il se met claquer des doigts et à chanter le refrain en chœur :

             — Parce que je crache le feuuuu-euuuu.... Yeah, je crache le feuuuu-euuuu, awhh !

             Denny Cordell sort une feuille dactylographiée d’un tiroir et la pose devant ses deux nouvelles recrues :

             — Tenez, mes petits amis, signez là. Je m’occupe de tout. Comme dirait mon ami Don Arden, la tranquillité, ça n’a pas de prix....

             Sincerely, Le premier album du Dwight Twilley Band, sortira en 1976, soit deux ans plus tard, suivi, un an plus tard de l’encore plus spectaculaire Twilley Don’t Mind, un album bourré de hits percutant et juteux, vivaces et lumineux, fruités et gorgés d’électricité.

             Ces deux albums rivaliseront de panache avec les deux grands albums des Beatles, Rubber Soul et Revolver, parus dix ans plus tôt, avec toutefois une petite cerise sur le gâtö : une énergie purement américaine. 

             Aucun des deux albums ne grimpera au somment des charts, comme le prévoyait l’infaillible Denny Cordell. Le mystère de cet échec reste, avec la malédiction du tombeau de Toutankamon, l’une des énigmes majeures de l’histoire de l’humanité.     

    Signé : Cazengler, Dwight Eiso-nowhere

    Dwight Twilley. Disparu le 18 octobre 2023

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    Attention pour mémoire : le volume 1 des Cent Contes Rock de Patrick Cazengler.

     

    Dans l’igloo d’Iglauer

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             Contrairement à ce que raconte le titre, Bruce Iglauer n’est pas un Esquimau. On a les titres que l’on peut. Et les manies que l’on peut taussi. Le taussi est important, au moins autant que l’igloo d’Iglauer. Et l’Esquimau encore plus, en souvenir de Rrose Sélavy, laquelle, t’en souvient-il, prônait d’esquiver les ecchymoses des esquimaux aux mots exquis.

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             Trêve de balivernes ! Bruce Iglauer n’a rien de Dada, même si le titre de son autobio joue un peu avec les mots. Comme son label s’appelle Alligator, il se dit «mordu par le blues». Question style, Bruce Iglauer n’a rien de particulièrement mordant. Il écrit bien à ras des pâquerettes. C’est un homme extrêmement ordonné, son livre est bien rangé, Iglauer s’exprime sans détour, il ne prétend à aucun moment être écrivain, il se contente de rassembler ses souvenirs et surtout de rendre hommage à tous les artistes qui lui ont accordé leur confiance. Bitten By The Blues - The Alligator Records Story est ce qu’on appelle un bon book, le genre de book sympa qui mérite l’accolade et même une bonne tape fraternelle dans le dos. C’est le genre de book qui te virilise la cervelle, tu n’hésites pas un seul instant à avouer ta fierté de l’avoir lu. Pour un peu tu te laisserais pousser la barbe.

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             Un bon book. Oui, et même un brave book. À l’image de Bruce qui est un brave mec. Il se situe aux antipodes d’Allan Klein et de Leonard le renard : il ne plume pas les nègres pour s’enrichir, il les respecte. Toute sa carrière de label boss repose sur une seule valeur : l’honnêteté. Et donc le respect. Il n’a qu’une seule passion : le blues - I’ve built a business based on the music I love. J’ai appris à survivre in the ridiculously competitive and ever-changing world of the record business - L’autre point fort d’Iglauer est son catalogue : Alligator couvre toute l’histoire du blues électrique, beaucoup plus massivement que l’a fait Chess. Iglauer a rencontré et enregistré tellement d’artistes fascinants qu’il en oublie de parler de lui. Son autobio est un fabuleux catalogue d’artistes majeurs et mineurs, noirs pour la plupart, à quelques exceptions près, et quelles exceptions, my friend : Johnny Winter, Lonnie Mack et Roy Buchanan !

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             Bizarrement, on a toujours vu Alligator comme un label de zone B. Le graphisme des pochettes ne percutait pas toujours, le carton était plus mou, c’était du Chicago blues, donc un blues un peu plan-plan, tragiquement prévisible, et puis il y avait trop d’Alligators. Iglauer saturait le marché d’albums qui pour la plupart n’avaient rien d’indispensable. On complétait sa série d’albums de Johnny Winter avec les trois Alligators, on faisait l’effort d’écouter les Albert Collins et le Fess d’Alligator, mais il fallait vraiment rester sélectif. Dommage, car Iglauer a commencé avec un coup de maître : Hound Dog Taylor. Il a ensuite passé toute sa vie à essayer de rééditer ce coup de maître, mais en dépit de la qualité de tous les artistes qu’il a signés par la suite, il n’y est jamais parvenu. Pourquoi ? Parce qu’il n’existe qu’un seul Hound Dog Taylor. Et comme on l’a dit récemment ici-même, les trois Alligators d’Hound Dog Taylor sont des albums magiques.

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             Iglauer nous ramène chez Florence’s : «Je crois que personne dans l’audience n’appréciait autant la musique que les trois mecs qui la jouaient. Ce jour-là, je suis tombé amoureux d’Hound Dog Taylor & The HouseRockers. Les soirées que j’avais passées dans les clubs de blues de Chicago m’avaient fait découvrir un univers parallèle, une autre Amérique, une Amérique noire avec sa propre culture et sa fabuleuse musique.» Iglauer n’en finit plus de décrire Hound Dog sur scène : «Hound Dog se penchait sur le micro et chantait d’une voix perçante. Chaque fois qu’il claquait une note aiguë sur sa gratte, il jetait sa tête en arrière et fermait les yeux. Avec son stomping feet, flying slide and comic facial expression, il fascinait. Chaque fois qu’on lui réclamait une chanson, il répondait avec un immense sourire : ‘I’m wit’ you, baby, I’m wit you.’» Merci Iglauer de nous faire partager ces moments extraordinaires. Bien sûr, il évoque aussi Brewer Phillips qui martèle son bassmatic «sur une Tele débraillée, as he danced to the music» et Ted Harvey who banged son beurre en mâchant un chewing-gum. Iglauer rappelle aussi qu’Hound Dog picolait et qu’il se versait un double shot de Canadian Club dans son café du matin. Chaque soir, il était complètement rôti. Iglauer adore aussi ses souvenirs de tournées avec Hound Dog, Brewer et Levi Warren. Il devait conduire la plupart du temps, car les trois autres picolaient trop.

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             Le destin d’Alligator s’articule merveilleusement : Iglauer flashe sur Hound Dog chez Florence’s, il monte un label pour lui, le paye et Hound Dog entre dans la légende. Iglauer a fait avec Hound Dog ce qu’Uncle Sam a fait avec Elvis : il lui a donné des ailes. Si Hound Dog et Elvis nous ont accompagné pendant toute notre vie, c’est grâce à Uncle Sam et Iglauer. On ne leur en sera jamais assez reconnaissants.

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             Iglauer revient sur le genèse d’Alligator : l’arrivée à Chicago et le job chez Jazz Record Mart, at 7 West grand Avenue. Il bosse pour Bob Koester, qui est aussi boss de Delmark Records, le grand label de Chicago blues originel. Charlie Musselwhite bosse aussi chez Jazz Record Mart, mais il est viré après avoir échangé des coups de poings avec Koester. Entre 1970 et 1971, Iglauer apprend avec Bob Koester à enregistrer et à produire des bluesmen. Koester enregistre des très grands classiques du Chicago blues : l’Hoodoo Man Blues de Junior Wells, le West Side Soul et le Black Magic de Magic Sam et l’Hawk Squat de J.B. Hutto. Iglauer évoque même la possibilité d’une relation très forte entre son boss et lui. Il pense que Koester a commencé à le voir comme son fils spirituel, de la même façon que lui, Iglauer, le considère comme son père spirituel. Iglauer admire Koester car il le voit prendre des risques dans sa façon de produire les artistes. Il n’impose jamais rien. Mais Koester ne flashe pas sur Hound Dog Taylor. Iglauer va devoir se débrouiller tout seul. Il commence par découvrir que le job de producteur n’est pas seulement technique : il faut surtout savoir manager les personnalités. Première grande leçon. Deuxième grande leçon : la distribution. Une fois qu’il a enregistré Houng Dog, il faut distribuer le disque ! Alors Iglauer se prend par la main et va de ville en ville faire la tournée des stations de radio, puis des distributeurs locaux. Il apprend son métier de label boss. Trouver les artistes est une chose, les vendre en est une autre. Pendant trois semaines, il va de ville en ville pour vendre Hound Dog Taylor & The HouseRockers. Pendant 14 ans, le bureau d’Alligator est sa chambre - a one-room appartment - Iglauer n’a pas une tune, mais il sort des disques. Quand ça commence à marcher, il passe au two-room appartment, puis, il a presque honte de le dire, a small house. Le small est essentiel. Iglauer est l’honnête homme par excellence : «Selon les rapports de l’industrie du disque, la grande majorité des ventes d’albums ne couvrent pas les frais d’enregistrement. Et les artistes ne reçoivent jamais de royalties sur les ventes. Nous, on a couvert les frais d’enregistrement sur la plupart des Alligators et on a pu verser des royalties sur les ventes aux artistes. Le versement des royalties est le poste budgétaire le plus important chez Alligator. I’m very proud of that.» Prenez des notes, les gars.

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             En fait, c’est Mississippi Fred McDowell qui lui cause un premier choc émotionnel, en 1966 dans un annual folk festival - His music seemed more honest, more direct and more authentic than anything I’d ever heard - Il sait qu’il s’agit du North Mississippi Hill Country Blues. Alors il commande l’album Mississippi Delta Blues paru sur Aroolhie et il l’attend pendant 6 mois, car le disquaire n’arrive pas à trouver une copie. Iglauer tombe raide dingue de l’album - I listened to it almost every day - Puis il flashe sur le Paul Butterfiled Blues Band - gritty, powerful and more grown up than any of the rock’n’roll miusic I was hearing on the radio - Eh oui, il a raison, Iglauer, Butter était largement en avance sur son temps. Il flashe ensuite sur J.B. Hutto, qui enregistre sur Delmark - C’était un merveilleux chanteur with a huge voice qui pouvait monter des notes comme s’il chantait des work songs in a cotton field. A raw guitar player - Et puis voilà Junior Wells, lui aussi sur Delmark avec l’excellent Hoodoo Man Blues, «un petit homme qui aimait les bijoux flashy, les costards de couleurs vives et les expansive shoes.» C’est Buddy Guy qui accompagne Junior Wells sur Hoodoo Man Blues, mais sous le pseudo ‘Friendly Chap’, parce qu’il est sous contrat chez Chess. Iglauer fait un portrait fascinant de ce badass, qui ne sortait jamais sans son flingue et un rasoir, mais nous dit Iglauer, «si tu étais son ami, c’était pour la vie.»

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             Il fait ce que font tous les autres : il essaye de se développer pour survivre. Mais il se vautre. Il finance deux albums qui ne marchent pas, un Big Walter Horton et un Son Seals. Il croyait pourvoir atteindre un marché plus vaste, mais c’est la douche froide. Koko Taylor et Lonnie Brooks seront les artistes qu’il va suivre le plus longtemps. Il manage Koko de 1975 jusqu’au cassage de sa pipe en bois, en 2009, et Lonnie de 1978 à son départ en retraite, en 2012 - They were our friends and parts of our daily lives - Il a raison de préciser tout ceci, car c’est là où Alligator fait la différence. Iglauer voit le label comme une famille - Les commissions qu’on prenait sur leurs concerts couvraient tout juste les salaires de Nora et Matt. For decades, management was one of Alligator’s essential jobs - Iglauer veut dire à travers ça qu’il prenait ses artistes en charge à 100 %. Cet homme est décidément irréprochable. Il est content quand il voit que les albums de Koko (The Earthshaker), de Son Seals et d’Albert Collins marchent bien. Il est surtout content pour eux. Il passe un accord en Europe avec Sonet pour la distribution, et c’est la raison pour laquelle la plupart des Alligators qu’on trouve ici en France sont sur Sonet. Du coup, Alligator devient un label international. Iglauer souffle un peu : il peut prendre des risques et se vautrer dans couler la baraque.

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             Après avoir chanté les louanges d’Hound Dog Taylor, il chante celles de Son Seals - If I had ever had the talent to be a bluesman, the one I would have been chosen to be is Son - C’est le blues de Son qui lui parle le plus. Il pense que Son a libéré beaucoup de colère à travers sa musique. Son a grandi à Osceola, en Arkansas, «the most racist town in the Delta». Selon Iglauer, Son «plays with slash-and-burn physical intensity, avec une disto que seule permet la cheap guitar.» Et il ajoute qu’à la différence du blues d’Hound Dog «which was such great fun et de celui de Big Walter which was subtle and multilayered, le blues de Son was a brash, bold slap in the face.» Son portait un cowboy hat et se prenait pour le John Wayne du blues, a man of few words. Son style repose sur une attaque agressive, il a ses licks, comme Albert King. Le blues de Son n’a rien à voir avec la technique. Pour Iglauer, c’est une question de touche - he played every note though it was the most important note he was ever going to play - Les deux grosses influences de Son sont Albert King (certains disaient que Son jouait comme Albert King on speed) et Little Milton pour le chant. Il adorait aussi Junior Parker. Son sort «an ultra-raw guitar tone» sur une Norma guitar, «a cheap brand sold by Montgomery Ward», précise Iglauer. Sa relation avec Son Seals allait durer plus de trente ans et Son allait sortir «eight memorable albums» sur Alligator. On en reparle.

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             Et puis voilà Koko Taylor, avec son «tradermark powerful, growling vocal style». Elle avait déjà un hit chez Chess avec «Wang Dang Doodle», produit par son mentor Willie Dixon, mais quand Chess disparaît avec le cassage de pipe de Leonard le renard, Koko doit rebosser pour vivre et elle fait la femme de ménage pour les familles blanches des quartiers chics. Koko tourne autour d’Iglauer. Elle aimerait refaire un disque, mais au début, Iglauer ne moufte pas. Et puis elle n’a pas de groupe. Pas de répertoire. Bof. Elle insiste. Elle forme un groupe. Elle verse un acompte pour un van de tournée. Iglauer est impressionné par sa ténacité. Alors il lui booke des dates à droite et à gauche. Koko vient d’un milieu très pauvre du Tennessee, comme tous les autres. Iglauer s’intéresse à elle, à son histoire. Il en parle dans son book. Pour lui, la connaissance du contexte sociologique est aussi importante que la musique. Elle est arrivée en bus à Chicago en 1951. Elle a bossé comme domestique et pris des cours du soir, par pure fierté, car elle ne supportait pas d’être illettrée. Elle a appris la grammaire, l’élocution et un peu de mathématiques - She did it out of pride - La façon dont en parle Iglauer est merveilleuse. Koko devient une héroïne. Elle fait tout à la force du poignet. Elle enregistre son premier Alligator en 1975 : I Got What It Takes. Iglauer lui propose des cuts, elle en choisit 6, Elmore James, Ruth Brown, Magic Sam et Bonnie Bombshell Lee. Willie Dixon lui donne un cut, «Be What You Want To Be». Elle fait aussi son «Voodoo Woman» et propose de reprendre des cuts de Jimmy Reed, d’Otis Spann et de Denise LaSalle. C’est avec The Earthshaker qu’elle devient en 1978 the Queen of the blues. Iglauer la manage et Koko va tourner dans le monde entier jusqu’à l’âge de 80 balais, «never losing the ability to pitch a wang dang doodle». Elle fait 9 Alligators et conclut en affirmant qu’elle et Alligator vont ensemble «like red beans and rice». Là, on sent monter une émotion très forte sous la plume d’Iglauer. On détecte clairement cet esprit en lui qu’on pourrait qualifier d’humanité du blues. La musique n’est rien sans la dimension humaine. Il est sans doute l’un des seuls à l’avoir pigé. Plus on avance dans son book, et plus on mesure la grandeur de cet homme.  

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             Il a l’idée de lancer des bluesmen inconnus dans le cadre d’une collection qu’il baptise ‘Living Chicago Blues’. Iglauer crée son monde. Grâce à lui, Carey Bell, Eddie Shaw et Billy Branch surgissent du néant. Mais le grand lauréat de ‘Living Chicago Blues’ est Lonnie Brooks, «one of the most popular musician on the West side» (of Chicago).  Puis il récupère Albert Collins qui est déjà une sorte de superstar des clubs de blues. C’est son premier non-Chicago artist, «known as the Master of the Telecaster, a Texas-born electric guitar hero, whose stinging, ultra-percusive, echo-laden style had been dubbed ‘The cool sound’.» Iglauer était tombé en pâmoison devant The Cool Sounds Of Albert Collins, un album d’instros paru en 1965. Quand il s’en va le rencontrer pour la première fois, il s’attend à tomber sur un géant, et pouf, il rencontre un petit homme à la voix douce. Mais, ajoute-t-il, Albert joue de tout son corps, «comme Freddie King ou Luther Allison» - Il fait des grimaces, saute partout et se jette dans sa musique - Il finit trempé de sueur. Iglauer est fasciné par le petit Albert. En 1978, Ice Pickin’ sort sur Alligator et du coup, Albert devient encore plus populaire que Son Seals et Koko Taylor qui sont les têtes de gondole d’Alligator.

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              Iglauer va voir jouer Fess pour la première fois au Tipitina, à la Nouvelle Orleans. Sortir un album de Fess sur Alligator, c’est pour Iglauer un rêve qui devient réalité. Il l’enregistre à Sea-Saint, le studio d’Allen Toussaint (Sea pour Marshall Sehorn et Saint pour Allen Toussaint) - We wanted something special. Dr John was on top of that - À la fin de la session, Fess dit que c’est sa session la plus heureuse de toutes celles qu’il a connues. Iglauer en rigole de bonheur : «Des gens voient le Crawfish Fiesta de Professor Longhair comme le meilleur album sorti sur Alligator.» Mais le jour de sa parution, le 31 janvier 1980, Fess casse sa pipe en bois. Des tas de gens se pointent à ses funérailles, et parmi eux Jerry Wexler. Allen Toussaint et Art Neville y chantent pour rendre hommage à Fess. Bien des années plus tard, Allen Toussaint dira à Iglauer : «Fess is with me every day.» «Me too, Allen», écrit à la suite Iglauer. Et comme il voit des tas de gens disparaître, Iglauer se dit soudain qu’il y a urgence à les enregistrer avant que cette culture ne disparaisse avec eux. Il se sent investi d’une mission pour le blues, de la même façon que Jacques Lanzmann se sentit investi d’une mission pour la Shoah.

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             Après Fess, Iglauer passe à un autre géant : Johnny Otis, «a Renaissance man of R&B». Iglauer en brosse un portrait sommaire, rappelant qu’il a commencé comme batteur avant de devenir «a piano and vibraphone player, songwriter, talent scout, producer, bandleader, newspaper columnist, author, preacher, DJ, television host et bien qu’il ne fut pas né African-American, porte-parole de l’African-American community de Los Angeles.» Eh oui, les gars, Johnny Otis n’est pas black mais grec. C’est un grec à la peau sombre. Mais il se sent noir. En tournée dans le Sud pendant les années 50 et 60, il a pris la ségrégation en pleine gueule, pas de restaus, pas de gogues, pas d’hôtels pour les sales nègres. Vert de rage, Johnny Otis en est devenu doublement noir - Si tu le traitais de blanc, il prenait ça comme une insulte et te frappait - À l’âge de 30 ans, Johnny Otis avait déjà probablement été en studio un millier de fois. «Il avait découvert Little Esther (Phillips), Big Mama Thornton, les Robins qui allaient devenir les Coasters et des douzaines d’autres artistes.» Bizarre qu’Iglauer oublie de citer Etta James et Sugar Pie DeSanto. Johnny Otis avait installé une chapelle chez lui et il y prêchait. En 1983, Iglauer propose à Johnny Otis d’enregistrer un Alligator. Comme Johnny Otis n’est pas sous contrat, c’est assez simple. L’Alligator s’appelle The New Johnny Otis Show With Shuggie Otis. Mais ça floppe : trop R&B pour les gueules à blues. Il n’empêche que c’est du big time de Johnny Otis. Et ce n’est pas un hasard, Balthazar, si Ace a réédité TOUT Johnny Otis. On en reparle. 

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             En 1979, Iglauer commet une petite erreur : il dit non à Stevie Ray Vaughan. Il aurait pu l’avoir pour un one-album deal, mais Stevie ne l’impressionnait pas assez. Iglauer le prend pour un imitateur d’Albert King. Tinsley Ellsi dit un jour à Iglauer : «La seule chose qui soit pire qu’un monde rempli d’imitateurs de Stevie Ray Vaughan est un monde sans imitateurs de Stevie Ray Vaughan», à quoi Iglauer ajoute : «ce qui est exactement le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.» C’est pourquoi Iglauer a maintenu pendant tant d’années son rythme convulsif de parutions : pour enrayer la paupérisation artistique qui menace le monde moderne.   

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             En 1984, il achète un vieil immeuble de trois étages pour en faire ses bureaux. Le staff d’Alligator compte alors 12 personnes. Iglauer fait gaffe : il veut leur assurer un minimum de sécurité et de confort. Pour monter d’un cran, il signe trois cracks blancs, Johnny Winter, Lonnie Mack et Roy Buchanan. L’idée est de consolider l’assise financière d’Alligator. Iglauer rencontre Johnny Winter qui est alors une superstar et ils échangent leurs numéros de téléphone. Iglauer se dit charmé par l’albinos qui, justement, vient de produire l’Hard Again de Muddy Waters. Johnny confie aussi à Iglauer qu’il était dingue des Gulf Coast records de Guitar Junior. Ça tombe bien, rétorque Iglauer, Guitar Junior est sur Alligator et s’appelle désormais Lonnie Brooks. Johnny accepte finalement d’enregistrer sur Alligator parce qu’il veut revenir à ses racines : le blues - He saw the label as home of pure, noncommercial blues - Iglauer casse sa tirelire et offre une avance de 10 000 $ à Johnny. Pour lui, c’est une somme énorme, il n’avait pu verser que 1 000 $ à Albert Collins. Mais bon, tu veux la star, alors tu payes. Johnny est sous méthadone, il n’est vaillant et créatif qu’en fin de journée. En studio, il fume de l’herbe et picole sec. Ils enregistrent 17 cuts en quatre nuits et vont faire au total 3 Alligators ensemble. Mais la relation se détériore - By the time we finished with Serious Business, he was tired of me and I was tired of him. Iglauer ne rentre pas trop dans les détails.

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             Pas grave, il passe ensuite à Lonnie Mack, un autre géant de cette terre - the first blues-rock guitar-hero - Iglauer charge bien la barcasse : «His powerful guitar solos - including unexpected, soaring octave jumps, driving rhythm figures, and fast string bending using the tremolo bar on his signature Gibson Flying V guitar - were all his own.» Iglauer ajoute que le guitariste préféré de Lonnie Mack était Robert Ward, un black de Georgie qui jouait dans les Ohio Untouchables, futurs Ohio Players. Ses chanteurs préférés étaient Bobby Blue Bland et George Jones. Pour Lonnie, il n’existait pas de frontières entre le blues, la country, le R&B et le rock’n’roll. Il naviguait en père peinard sur la grand-mare des braquemards et allait d’un genre à l’autre sans crier gare. Iglauer ajoute que Lonnie venait d’un milieu campagnard très pauvre de l’Indiana, qu’il roulait ses clopes, qu’il buvait sec et qu’il adorait les armes. Pendant des années, il a tourné bourré d’amphètes et d’alcool au volant de sa Cadillac, avec une remorque derrière. Pour Iglauer, Lonnie était l’un des meilleurs - His recordings from the mid-1960s are astounding - Iglauer raconte qu’il est allé le voir jouer dans un club de Covington, Kentucky - Je le connaissais assez pour être invité par lui à aller faire un tour sur le parking et sniffer un rail de coke sur la lame de son énorme couteau de chasse - Au début, ça n’intéresse pas Lonnie de faire un Alligator, puis il finit par accepter. Iglauer le rejoint à Cedar Creek, un studio d’Austin, Texas - a funky, oddly wired place with rattlesnakes living in the tall grass around the building - Lonnie va faire deux Alligator - Two of the most compelling albums in the Alligator calatog - Lonnie a fini sa vie seul dans une cabane en bois paumée au fond des bois et a cassé sa pipe elle aussi en bois en avril 2016, et l’occasion fut trop belle de lui rendre hommage ici-même.

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             Iglauer ne s’arrête pas en si bon chemin : après Johnny et Lonnie, il récupère Roy Buchanan, a secret guitar genius - he called himself an Arkansas gully-jumper - Comme Roy avait reçu une éducation extrêmement religieuse, il était sûr qu’il allait rôtir en enfer, and he was serious. Ado, il s’est tiré de chez lui pour aller à Los Angeles. Il a joué pendant un temps avec Johnny Otis, puis a tourné et enregistré avec Dale Hawkins - Il fut bientôt réputé pour sa technique incomparable, son imagination musicale et sa personnalité excentrique - Iglauer dit sa fascination pour Roy : «He was a master at the difficult technique of playing harmonics.» La preuve ? «The Messiah Will Surely Come Again», un instro mélodique faramineux qu’on trouve sur son premier Polydor paru en 1972. En 1988, il est arrêté à cause d’une shoote avec sa femme. Puis on le retrouve pendu en cellule avec sa propre chemise. On a parlé d’un suicide, mais rien n’est moins sûr. Les cops l’auraient buté et maquillé ça en suicide. Iglauer n’est pas non plus convaincu par la thèse du suicide - So I believe that either explanation could be true - Pour les preuves, il faudra repasser un autre jour.

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             Comme tous ses contemporains, Iglauer voit le marché du disque s’effondrer : «À mes yeux, il était clair que la culture sociale et musicale qui avait amené Hound Dog Taylor, Koko Taylor, Son Seals et Fenton Robinson, et de nouveaux artistes comme Lil’ Ed, était en train de disparaître.» À partir du milieu des années 80, Iglauer peine à trouver de nouveaux bluesmen noirs ancrés dans la tradition du blues électrique. Mais il s’acharne, et le catalogue continue d’enfler : «Koko Taylor, Saffire - The Uppity Blues Women - Lil’ Ed & The Blues Imperials, Little Charlie & The Nightcats and Shemekia Copeland. On a signé des artistes qui enregistraient pour d’autres labels, like Texas roadhouse piano queen Marcia Ball, the gloriously gospel-tinged R&B trio The Holmes Brothers, and Albert Collins’s protégé Coco Montoya, a soulful vocalist and the most elegantly lyrical of blues-rock guitar heroes.» Malgré l’érosion du marché, l’enthousiasme d’Iglauer reste intact. Il n’y va pas de main morte. JJ Grey : 5 albums ! Coco Montoya, 6 albums ! The Holmes Brothers, 6 albums ! impossible de suivre un label comme Alligator. Le seul défaut d’Iglauer serait d’être boulimique. Mais il fait comprendre que c’est la condition de sa survie. Grossir pour ne pas crever.

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             Il est constamment à la recherche de nouveaux talents. Il découvre Lil’ Ed & The Imperials et les signe on the spot. Allez hop en studio ! 13 cuts enregistrés entre 9 h et minuit, one take ! - It was a magical night - Il titre l’album Roughhousin’, «because it was the closest thing I could think of Houserockin’.» Retour au point de départ ! Iglauer ne cache pas sa joie d’avoir découvert Lil’ Ed : «Ils représentent the heart and soul of Alligator’s Guenine Houserockin’ Music spirit.» Et dans son élan charismatique, il ajoute : «Quand on me demande qui est le plus authentique, le plus pur musicien de blues sur le label, la réponse est toujours Lil’ Ed.»

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             Iglauer réussit aussi à récupérer Charlie Musselwhite pour trois albums, Ace Of Harps, Signature et In My Time. Précision capitale : sur deux cuts d’In My Time, il est accompagné par The Blind Boys of Alabama, sur lesquels nous reviendrons aussi.

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             Iglauer est épuisant : il n’arrête jamais. Lui ce n’est pas all nite long, c’est all book long. Il n’en finit plus de lancer de nouveaux artistes, comme par exemple Katie Webster, «known as the Swamp Boogie Queen, the second blues woman signed by Alligator.» Iglauer parle d’elle en termes de soulful voice straight out of church et de real deal blues piano player. Wow, quelle apologie ! Allez hop, trois Alligators. On y reviendra. Il récupère à la suite Marcia Ball, une blanche qui va devenir l’une des «Alligator’s most popular and best-selling artists.» Iglauer est dithyrambique, il parle de world-class blues, et d’une voix qui sonne «comme celle d’Irma Thomas with a Texas twang». Il sait vendre ses disques. Iglauer trouve aussi dans le piano playing de Marcia l’influence de Fess. Mais elle ne veut pas d’Iglauer comme producteur. Elle décide de tout : du studio, du choix des cuts et du producteur. Son premier Alligator est Presumed Innocent, paru en l’an 2000. On a à peine le temps d’écouter Marcia Ball qu’Iglauer nous branche déjà sur Shemekia Copeland, la fille du grand Johnny Copeland. À ses yeux, Shemekia ne chante pas comme Koko, mais «elle utilise le vibrato des best gospel singers». Iglauer annonce qu’il lance «a young female blues singer» et son premier Alligator Turn The Heat Up fait sensation dans le monde du blues. Dr John produit le troisième Alligator de Shemekia, Talking To Strangers, et Steve Cropper le quatrième, The Soul Truth. Iglauer n’en finit plus de bourrer la dinde d’Alligator. Pour lui, Shemekia est le real deal : elle a grandi à Harlem a appris le blues avec son père l’excellent Johnny Copeland. On y reviendra, aussi bien sur la fille que sur le père.

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             Au rayon découvertes, ça continue de pulser. Iglauer fait surgir du néant un certain Michael Hill, un New-Yorkais fan de Jimi Hendrix (comme, se hâte-t-il de préciser, the future Alligator artists Selvyn Brirchwood et Toronzo Cannon). Puis il déterre JJ Grey & Mofro en Floride et sort Country Ghetto en 2007, suivi de 5 autres Alligators. Il se prosterne devant JJ Grey & Mofro,  «Alligator’s best selling albums of the 2000s». Ces albums permettent à Alligator de toucher une audience plus jeune, «a younger rock-jam band audience», précise l’inépuisable Iglauer.

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             Tu approches de la fin du book et tu crois qu’il va se calmer ? Tu te fous le doigt dans l’œil. Il repart de plus belle avec Michael Burks, qui a grandi «immergé dans la blues culture, comme Hound Dog Taylor, Son Seals et Penton Robinson avant lui.» Aux yeux d’Iglauer, Burks est un pur - I doubt that another musician will come to the label so deeply rooted in the traditional blues way of life - Bon allez, nous dit Iglauer, un petit dernier pour la route ! Ce sera Toronzo Cannon, avec The Chicago Way, un Alligator de 2016, salué par Mojo à sa parution - Comme j’en rêvais pour Michael Burks, Toronzo Cannnon devient one of the blues icons of his generation - Et là Iglauer enfonce un sacré clou dans la paume du mythe qui dit aïe ! : «J’espère que des artistes comme Toronzo feront leurs preuves et qu’ils seront capables de perpétuer la tradition du Chicago Blues sans répéter ce qui a déjà été fait.» Car c’est bien là le cœur du problème, quand on parle de Chicago blues. Comment survit-on et surtout comment innove-t-on ? Le seul moyen de le savoir est d’écouter les disques.    

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             En 2018, Iglauer se dit fier de son roster : «Marcia Ball, Tommy Castro, Elvin Bishop, Coco Montoya, Shemekia Copeland, Lil’ Ed & The Blues Imperials, Roomful Of Blues, Curtis Salgado, Corky Siegel, Ric Estrin & The Nightcats and Eric Lindell, along with rising artists like Selwyn Birchwood, Toronzo Cannon and the recently signed Cash Box Kings, Nick Moss Band Featuring Dennis Gruenling and singer/drummer Lindsay Beaver.» Iglauer avait tort de s’inquiéter : la relève est assurée. Bien sûr, il revient sur le passé et sur tous les grands disparus, mais il garde l’œil rivé sur l’avenir - Alligator has created a great legacy, but my focus is always on the future - Il est tordant, Iglauer, car il fabrique de l’avenir avec une musique ancrée dans le passé. C’est toute son ambiguïté. Il continue de chercher des gens «with depth and mudical integrity, like JJ Grey and Anders Osborne.» À la fin du book, il dit pouvoir enfin respirer un peu, avec un catalogue de 300 titres et 46 ans d’existence. Alligator a survécu à toutes les mouvances et tendances, à toutes les turpides et toutes mutations. Mais au plan quotidien, ça reste un combat. Le marché évolue, les disques ne se vendent plus, alors il doit muter vers le numérique et vendre des fucking fichiers. D’autres labels spécialisés dans le blues comme Rounder et Concord ont jeté l’éponge. «Arhoolie Records - founded by my hero Chris Strachwitz - a été revendu to the Smithsonian Institution.» Fin d’une époque. 

    Signé : Cazengler, Bruce Idioert

    Bruce Iglauer. Bitten By The Blues - The Alligator Records Story. The University Of Chicago Press 2018

     

     

    Talking ‘Bout My Generation

    - Part Eight

     

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             Vince Mannino arrive en couve de Rockabilly Generation. Tapis rouge à l’intérieur, avec 8 pages d’interview et la photo centrale. Occasion en or de découvrir un très bel artiste. Vince n’est pas né à Memphis, mais en Sicile, à la campagne. Son premier disco est un Elvis, The Rocking Elvis. Il se fait photographier avec. Bon, il ne dit pas grand-chose de ses autres discos et pas grand-chose non plus sur Dale Rocka. Il cite rapidement Carl Perkins, Roland Janes et Grady Martin, car il est surtout guitariste. Dommage qu’il ne s’étende pas davantage sur Dale Rocka, car les albums qu’ils ont enregistrés ensemble sont fantastiques.

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             C’est en 2014 que Dale Rocka & The Volcanoes éruptent, avec The Midnight Ball. Quel album ! Vince Mannino gratte ses poux derrière Dale Rockab. Big ball dès le morceau titre, wild rockab, tu as là the best Sicilian slice of rockab. Fabuleuse incursion en territoire du bop ! Et puis ça va très vite monter en température et on va se retrouver confronté non pas à des coups du sort, mais à des coups de génie, comme par exemple «Go & Go», two three four, ce démon de Dale te rocke ça vite fait, il en fait un vrai monster bash, les Volcanoes crachent tout leur dévolu dans la balance qui du coup valse dans les décors. Ils sont tout simplement foudroyants de power et leur «Bad Blood» est explosé directement dans la viande par le pire wild killer solo flash qui soit ici bas. Nouveau coup du sort génial avec «Mama Bring Back (My Blue Suede Shoes)», c’est puissant et claqué dans l’ass du boisseau, ils t’explosent même la mafia et tout le vieux saint-frusquin sicilien, Dale chante à la véracité maximale. Leur son devrait faire baver les Américains, Dale chante bille en tête, même avec leur «Quick Kiss», ils swinguent comme des démons et grand retour dans le heavy sludge de rockab avec «That’s Why I Tell You», c’est gorgé de power volcanique, allumé au riff raff sicilien, tu crois rêver tellement c’est bon. Il faut encore les voir rentrer dans le chou de «Remember Last Night», c’est wild et primitif à la fois, avec les voix des Rivingtons dans le coin de swing. Et tout bascule dans la crazyness avec «Hot Rockin’ Baby», une véritable horreur comminatoire, les voilà dans le crazy pur, le wild à tous les vents avec un solo jeté en l’air et le Krakatoa des Volcanoes t’explose à la figure. Vince aurait dû s’appeler Vince Krakatoa.

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             Vince Mannino roule avec un autre gang, Vince & The Sun Boppers. Départ en trombe en 2017 avec Gone For Lovin’. Ça te saute au paf dès «Bad Boy Rock», ah le Vince est bon, il te rocke son rockab dans le lard de la matière et un solo s’en va claquer le dentier du slap. Belle démonstration du génie rockab ! Les Sun Boppers pratiquent la Méricourt du rockab avec un art consommé. Le coup de génie de l’album s’appelle «Black Haired Woman», traîné dans la boue magique du heavy groove aventurier, celui qui fit les grandes heures de Dale Hawkins. Même fête au village avec Vince, il est stupéfiant de véracité boppy boppah. Même sur des structures classiques («Dance With Sally»), les Sun Boppers sont bons. Encore une belle dégelée avec «Devil Eyes». Ils te claquent le cut comme des cracks de la craze. Ils te boppent le beat bien bas. Si tu veux résumer l’art des Sun Boppers, un seul mot possible : easy. Encore un coup de Jarnac avec le morceau titre, assez merveilleux de lovin’ you. Vince chante d’une voix appuyée, un peu piquante, et les Sun Boppers te claquent le meilleur beignet de Sun Boppin’. Tu te régales avec ces mecs-là, ils boppent à la régulière. «It’s You’» est à la fois une belle coque de Sun et une vraie noix de Sicile, les voilà qui te boppent la bobine et qui t’allument le coquillard. Il règne dans tout l’album une fantastique tension de la véracité. Tout l’album est bon, solidement bâti, battu sec et boppé au nec. Ils bouclent avec le fabuleux «You Gotta Be Mine», un nouveau modèle du genre. Vince Mannino ne rate aucune occasion d’afficher son génie rockab.

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             La même année, Vince & The Sun Boppers enregistrent Spinnin’ Around. Heureusement, l’album est un peu moins dense. Il faut se ménager quand on a le cœur fragile. Spinnin’ Around est plus classique, mais on note l’excellence du swagger. On les sent contents de jouer, ce sont de vrais cats à la carbonara. On entend même des échos de fête populaire ici et là. Ça jive dans la nuit d’été, avec une agréable fraîcheur. «Get A Feeling For You» reste classique, mais en même temps très franc du collier. Vince ramène tous les réflexes du bop. Ça joue à la petite clairette. On sent que le rockab est couché au panier. L’album est plus pépère que le précédent. Ils attaquent «One Love» au allez hop, avec la petite cocotte rockab. Et soudain, le volcan des Sun Boppers se réveille : «Red Headed Mama» te saute enfin au paf, il était temps ! Les Sun Boppers se fâchent ! Ouf ! Ça fait du bien. Leur morceau titre est quasi Kiddy, pas loin de «Please Don’t Touch» et ils rendent un fier hommage à Bo Diddley avec «Gal Of Mine», mais dans le pur esprit rockab. Vince embraye sur le heavy swing à la Charlie Feathers avec «Real Gone Papa», aw Gawd comme ce cat est bon, et ils reviennent enfin se lover dans le giron du real deal avec «Don’t Give Up With Love». Ils perpétuent le vieil art du rockab, ils entrent dans les godasses de tous les géants du bop, à commencer par Charlie Feathers et Carl Perkins. C’est magnifique ! 

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             Il existe un troisième album de Vince & The Sun Boppers : By Request. On ne perd pas son temps à l’écouter, bien au contraire. On est tout de suite frappé par la présence de Vince. Aucun accent sicilien. Il chante comme un crack, avec derrière lui tout le swagger d’Axel Praefcke. Ils traînent «King Of Fools» dans la boue magique, avec un talent fou. Ils passent au fast jive avec «Wait A Minute Baby». Vince sait sauter sur l’occase et il te claque un jazz solo dans la foulée. On se croirait à Memphis avec «The One To Blame». Pur jus. Le hit de l’album est le «Long Time Gone» de fin. Heavy rockab de don’t you leave me alone. Clin d’œil à Charlie Feathers - I’m a long gone daddy/ I’m a long time gone - Pur genius.

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             Nouvelle éruption de Dale Rocka & The Volcanoes cette année avec Keep On Rockin’. Ouverture de balda sur l’incroyable élégance du that’s all for me de «Goodbye That’s All». Dale chante au Rocka tranchant et enchaîne avec un autre cut de fantastique allure, «My Mamma Don’t Like Her». Dale Rockab est parfaitement à l’aise dans le mid tempo. Il swingue les deux doigts dans le nez. Puis on perd un peu la magie rockab pour aller sur des choses plus rock et le slappeur Andrea Amico fait des siennes dans le bluesy «Stop Shake Your Hips». Et quand les Volcanoes tapent «No Letter From You», on se croirait à la Nouvelle Orleans. Ils attaquent la B des cochons avec «Rip It Up Hip It Down» et un sens aigu du groove rockab. Tout est bien équilibré dans le cratère du Volcano. Ils sont capables d’aller sur la country, comme le montre «Rusty Moon», mais diable comme ça swingue !

    Signé : Cazengler, Dale Roquet (ouaf ouaf)

    Dale Rocka & The Volcanoes. The Midnight Ball. Rhythm Bomb Records 2014

    Dale Rocka & The Volcanoes. Keep On Rockin’. Bulleye 2023

    Vince & The Sun Boppers. Gone For Lovin’. Rhythm Bomb Records 2017

    Vince & The Sun Boppers. Spinnin’ Around. Rhythm Bomb Records 2017

    Vince & The Sun Boppers. By request. Rhythm Bomb Records 2018

    Rockabilly Generation # 27 - Octobre Novembre Décembre 2023

     

     

    L’avenir du rock

    - Ciel mon mari !

             Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’avenir du rock rêve de monter au Ciel, mais il ne s’agit pas du ciel qu’on fait miroiter aux gens ordinaires. Pendant des siècles, on leur a fait croire qu’en se repentant de leurs péchés et en purifiant leur âme, ils pouvaient espérer grapiller une place au paradis. C’est précisément cette idée qui laisse l’avenir du rock extrêmement perplexe. Manipulés par les cancrelats ecclésiastiques, les gens ordinaires ont fini par voir le paradis comme un terrain de camping : il suffisait d’aller à la messe chaque dimanche pour réserver un emplacement au paradis, alors qu’en réalité pend au nez de tout un chacun une bonne vieille séance de décomposition. Putréfie-toi, mon fils, et tu seras dissout ! Pour en savourer l’avant-goût, on peut relire Une Charogne de Charles Baudelaire - La puanteur était si forte/ Que sur l’herbe vous crûtes vous évanouir - Baudelaire écrase sa puanteur dans le creuset du vers, et fait craquer son crûtes sous la dent. Baudelaire dit vrai, car c’est là que tout se passe, dans les jus, dans les bataillons de larves, il charbonne bien le trait, l’avant-goût qu’il donne devient vertigineux de puanteur poétique - Et pourtant vous serez semblable à cette ordure/ À cette horrible infection/ Étoile de mes yeux, soleil de ma nature/ Vous mon ange et ma passion - il traîne sa gluante persistance à longueur de vers - Alors ô ma beauté, dites à la vermine/ Qui vous mangera de baisers/ Que j’ai gardé la forme et l’essence divine/ De mes amours décomposés - Quand on lit ça, il faut détacher les syllabes de dé com po sés, comme la hyène détache les membres d’une charogne. La décomposition n’a de sens que baudelairienne et l’avenir du rock se réjouit de ce fulgurant trait de réalisme poétique. Affamé de totémisme, il se prélasse dans les poisons toxiques et les noires exhalaisons de la vision baudelairienne, des cuisses ouvertes de sa Charogne jaillit l’éclair d’une absolue perfection poétique, l’avenir du rock s’y abreuve, il se vautre dans cette mare des jus de putréfaction où flottent, soufflées par le vent, les images d’Épinal de l’enfer et du paradis. Alors que les religions sont depuis longtemps entrées elles aussi en décomposition, le rock survit à toutes les avanies et framboises, à toutes les mamelles du destin, de la même façon qu’Avanie et mamelle sont les framboises du festin, mais l’avenir du rock, qui n’est jamais avare d’un coup d’avance, n’hésitera jamais à clamer haut et fort qu’il espère bien monter au Ciel.  

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             Il parle bien sûr du Ciel de Michelle.

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             Rien qu’à la voir arriver sur scène, c’est dans la poche. Après le concert, au merch, on apprendra qu’elle s’appelle Michelle (ma belle) et qu’elle tombe du ciel, puisque son groupe s’appelle Ciel. Brune, cheveux mi longs, yeux clairs, lunettée, fantastique sourire, maigreur sexy, elle chante, bassmatique et ondule comme une authentique rockstar en devenir. Ah il faut l’avoir vue onduler avec sa grande basse blanche, elle fait partie de celles qui savent merveilleusement se fondre dans le groove. Elle y croit dur comme fer. Son trip, c’est d’être sur scène.

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    Elle chante d’une voix perchée et bien fine qui n’est pas sans rappeler celles de Kim Deal, et de Miki Berenyi, au temps de Lush. Elle chante à l’éther pur, avec un joli brin de power. Au début du set, on ne la prend pas vraiment au sérieux, comme c’est souvent le cas avec les premières parties, elle est sexy, c’est vrai, mais on attend de voir ce que ça va donner au plan artistique. Et puis, cut après cut, elle fait son petit bonhomme de chemin, elle avance à la force de son petit poignet et finit par conquérir la ville. Pas de problème, elle va même voler le show.

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             Ciel nous vient de Brighton. Derrière elle, un mec bat le beurre, et un Espagnol aux cheveux teints en blond et nommé Jimenez gratte sur une vieille Jaguar qui en a vu d’autres. Comme on ne connaît pas les cuts du Ciel, alors on boit les paroles. Ils ont un son très indy, mais un peu avant la fin du set, on note la présence d’un gigantesque hit pop. Coup de pot, il figure sur l’un des EPs que Michelle vend au merch : «Baby Don’t You Know». Elle est dedans, et franchement, on est au Ciel avec elle. Straight to the sun ! Elle remonte le courant pop à la seule force de son petit génie sexy et là, bravo, car c’est explosif.  

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             Elle n’a que deux EPs à vendre, the Not In The Sun Not In The Dark EP et le Make It Better EP/ Rather Be Alone EP. «Baby Don’t You Know» se trouve sur le premier. Mais il y a d’autres merveilles sur l’EP, comme par exemple «Back To The Feeling», qu’on entend aussi sur scène. Elle y ramène tout son sucre, elle est exceptionnelle de wild drive juvénile. Ah il faut la voir groover des hanches sur scène, avec sa grosse basse blanche ! Elle fait du rock de Michelle ma belle, these are words that go together well. Elle drive bien le Ciel. «Fine Everything» sonne comme un cut des Breeders, elle fait bien sa Kim Deal. Si tu aimes l’esprit des Breeders, tu vas te régaler avec Michelle ma belle. «Fine Everything» est d’ailleurs le dernier cut du set. Avec «Not In The Sun Not In The Dark», elle replonge dans cet excelsior mirifique de pop humide et si délicieusement féminine. Quelle révélation ! Elle sait monter au front mélodique. Sur scène, elle a vraiment le look d’une égérie, on la boit jusqu’à plus soif, on l’accueille dans le giron, Michelle ma belle est une star en devenir. Elle fait encore du pur Breeders avec «Far Away». Franchement, on ne perd pas son temps à écouter ce genre d’EP. Elle dispense tous ses bienfaits elle est all over son Far Away. Tout est beau sur cet EP tombé du Ciel.

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             L’autre disk est un fat vinyle translucide qui rassemble deux EPs : Make It Better EP/ Rather Be Alone EP. Pareil, on y va les yeux fermés. On retrouve son incroyable fraîcheur de ton dès «Somebody». On peut dire qu’on en raffole, à ce stade des opérations. Elle tape en plein dans le juicy des Pixies au féminin. Elle reste dans l’esprit avec «So Scarred», elle le prend à l’éthérée, avec du gros gratté de poux derrière. Encore du pur jus de Pix Me Up avec «Make It Better». Elle remonte à la surface tout le power des profondeurs de l’underground britannique. C’est bardé du meilleur indie sound d’ici bas. De l’autre côté, ça repart de plus belle avec «Circles», encore plus indy, big sound et petites échappées vocales éthérées. C’est du meilleur effet, même si on connaît ça par cœur. Elle ramène sa poudre d’éther et son big bassmatic dans «Talk». Elle crée une sorte de magie pop, un éther sublimé et lesté de plomb alchimique. Là, elle est en plein dans Lush. Avec «Shut In My Body», elle projette sa poudre de sucre dans l’aveuglante lumière du jour et pulse inlassablement son bassmatic. Ça s’appelle un son. Le son du Ciel. Tout est bien là-haut, même si persiste une impression de déjà vu. Michelle ma belle jette tout son dévolu d’à-valoir dans la balançoire. Au Merch, elle se dit fan des Breeders. Of course !

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             — Why Ciel ?

             — My name is Michelle and my friends call me Celle, and then Ciel, you see ?

             Et elle éclate de ce rire de reine.

    Signé : Cazengler, scié

     

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    Ciel. Le 106. Rouen (76). 5 octobre 2023

    Ciel. Not In The Sun Not In The Dark EP. Not On Label 2022

    Ciel. Make It Better EP/ Rather Be Alone EP. Jazz Life 2023

     

     

    Inside the goldmine

    - The Moore I see you

     

             Ce n’est pas toujours évident de partager le lit d’une gonzesse. Surtout quand il s’agit d’une super-conne. À sa façon, et sans doute sans le faire exprès, Baby Cloche battait tous les records, même ceux atteints par cette madame Bignolle dont on a parlé ailleurs. Quand, dans les conversations de salon, un attablé demandait à Baby Cloche quelle avait été la nature de ses études, elle répondait sans ciller : «Les arts ménagers.» Un autre qui n’avait pas bien compris ce que ça signifiait lui demanda de préciser. Alors elle précisa. Si on lui demandait plus de détails, elle en donnait. Pour la tirer de ce guêpier, il fallut changer très vite de conversation. Un autre jour, alors que nous étions installés sur une terrasse ensoleillée pour prendre un verre, elle posa une étrange question : «J’ai pas quelque chose dans les cheveux ?» Un rapide coup d’œil permit en effet de constater qu’un piaf s’était soulagé sur elle. Pour ne pas la mettre dans l’embarras, il fallut la rassurer : «Non, il n’y a rien.» La fiente allait sécher rapidement et disparaître. Un moindre mal dans ce genre de quiproquo. La pauvre Baby Cloche collectionnait les infortunes, à commencer par ce visage relativement ingrat que sanctionnait une bouche très moche, en forme de moue, au-dessus duquel proéminait un nez grec un peu trop massif. À cela, il fallait ajouter un cou trop gros. Par contre, elle sauvait les meubles grâce à des très jolis seins, de ceux qu’on aime à soupeser dans les moments de vérité. Nous avions fort heureusement tous les deux des aventures parallèles qui nous permettaient de continuer à nous supporter, mais bien sûr, nous n’en parlions pas. Et puis un jour, pensant l’amuser, je lui racontai comment à la fin d’une fête extrêmement arrosée je m’étais retrouvé seul sur un trottoir, lâchement abandonné par des amis qui étaient censés m’héberger. En ayant vu d’autres, décision fut prise cette nuit-là de prendre le volant pour rentrer au bercail. Oh, ce n’était pas un trajet très important, environ une heure de route et zéro circulation. Dans cet état, tout est toujours jouable. La réaction de Baby Cloche fut inespérée. Avec un air mauvais, elle lança : «Tu sais donc pas que c’est interdit de rouler bourré ?».

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             Un petit côté bourru pourrait à l’extrême limite rapprocher Baby Cloche de Dorothy Moore, mais ça s’arrête là. Baby Cloche vit sa vie dans la région parisienne et Dorothy Moore la sienne dans la légende de Malaco. Ces deux femmes font leur petit biz, chacune à sa façon, ainsi va la vie.

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             Dorothy Moore fut l’une des figures de proue de Malaco. C’est vrai qu’à l’écoute de certains albums, on lui trouve un petit côté bourru, par exemple sur Stay Close To Home, qui date de 1992. Chez une femme, le côté bourru n’est pas un avantage. On l’accepte plus facilement chez Michel Simon. Si Dorothy donne cette impression, c’est parce qu’elle chante à la poigne. Elle est aussi capable de délicatesse, comme le montre le «Blues In The Night» de George Jackson. Elle fait le job. Pas d’excelsior, juste du Dorothy. On attend la magie. Elle peut chanter très haut avec autorité, mais elle ne provoque pas d’émotion. Sa voix est trop sanglée. Le hit de l’album est le morceau titre, un shoot de big r’n’b, puis elle tape dans Sam Dees avec «I Betcha Don’t Know It». Dorothy trouve enfin l’ouverture, elle fond comme neige au soleil, elle s’immole sur le beat de Sam Dees, la magie devient enfin sexuelle, c’est important de la préciser, you’re my sunshine ! Elle reste dans la heavy Soul de Sam Dees avec «It’s Raining On My Side Of The Bed». Dès que Sam Dees entre en lice, ça décolle. Elle reste dans le heavy groove de rude mémère avec «What You Won’t Do For Love». Dès qu’on fait attention à elle, elle rayonne Il faut juste lui prêter attention. Puis elle tape dans George Soule avec «A Woman Without Love», elle implore un mec de l’aimer un peu - Don’t let me be a woman without love - Et elle finit avec «Before I Fall In Love Again», elle connaît le biz, elle se cale sur le chameau.    

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             Sur Misty Blue, elle tape une très belle cover du «Funny How Time Slips Away» de Willie Nelson. Elle monte bien par-dessus les toits de Malaco. Dorothy est une fière Soul Sister pleine de verve et de modestie. Sa cover est une vraie merveille d’interprétation coercitive. Et comme Wardell Quezergue est dans le coup, on a du son. Globalement, le balda est très mélancolique. La viande se planque en B. Première énormité avec «Enough Woman Left (To Be Your Lady)», big r’n’b, bien pulsé par un bassmatic dévorant, le tout arrosé de cuivres et de violons. Encore une belle dégelée de heavy funk avec «Ain’t That A Mother’s Luck». Dorothy fait son Aretha, elle est pleine de jus. Et ça continue avec «Too Much Love». Elle se jette dans la balance, so c’mon, elle est de tous les ébats. Dorothy forever ! Elle finit avec l’«It’s So Good» d’Eddie Floyd. Elle y va de bon cœur au yeah yeah yeah, elle fait plaisir à voir. Ça swingue, chez Malaco, on est content d’être là, on se sent en sécurité sur ce genre d’album, les cocos de Malaco t’accueillent à bras ouverts.  

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             Si d’aventure, on se plonge dans son album sans titre paru sur Malaco en 1977, on se régalera de deux Beautiful Songs, «I Believe You» et «With Pen In Hand». Elle chante son Believe You d’une voix un peu verte, mais c’est une vraie merveille. Avec le Pen, on sent qu’elle est extrêmement concernée par la beauté du geste. Comme sa Soul atteint l’horizon, elle reste fabuleusement juste dans le lointain. Sur les balladifs, elle est fantastique. Elle offre chaque fois un vrai panorama, comme avec «Love me». Elle fait aussi de la diskö Soul («Make It Soon»), mais ça reste très bon esprit. La maison Malaco est une maison sérieuse. Elle fait encore de la Soul de haut rang en B avec «Loving You Is Just An Old Habit», elle l’allume à pleins poumons, avec une verdeur qui l’honore. Elle peut se montrer aussi très pugnace, comme on le voit avec «Daddy’s Eyes», Dorothy est une Soul Sister très fiable et d’une grande intégrité. Elle reste dans la Soul ultra-fouillée, et ultra-chantée pour «For The Old Time’s Sake». Elle réussit un équilibre entre la grande modernité et la facture classique. On l’applaudit à tout rompre.  

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             Dorothy n’est pas jojo sur la pochette d’Once Moore With Feeling, mais elle s’impose dans son balda, avec deux cuts, «With A Little Prayer» et «The Going Up & The Coming Down». Elle tape la Prayer de King Floyd au yeah yeah yeah, dans une ambiance très New Orleans. Puis elle remonte à son niveau, qui est le très haut niveau, avec The Going Up, ah elle sait jiver une Soul de bonne compagnie. On y savoure le balancement du swing harmonique. Elle finit par te tétaniser. Elle ouvre son balda avec un «Special Occasion» signé Sam Dees et enchaîne avec la belle Soul dansante de «What Am I To Do», pur jus de Malaco, tout est beau, ici, la présence de Dorothy, l’orchestration et le petit diskö beat. En B, elle te tartine «Being Alone» avec un aplomb extraordinaire. Cette fantastique shouteuse colle bien au terrain de la Southern Soul.

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             Un joli portrait sensible d’elle orne la pochette de Definitively Dorothy. Il s’agit sans doute de l’un de ses meilleurs albums. Toute la viande se planque en B, à commencer par «Since I Don’t Have You Since I Fell For You». C’est dingue comme la classe de Dorothy te parle. Plus tu l’écoutes, et plus tu réalises qu’elle est souple et belle. «Sleeping Single In A Double Bed» sonne vraiment comme la diskö des jours heureux. Moore is Moore. Elle boucle sa B avec «Mississippi Song» - Mississippi/ This is your song - Grosse compo avec du violon à gogo - It’s been a long time coming/ So Mississippi this one’s for you - Elle le prend bien dans ses bras, le vieux Missip. Dans son balda, elle tape une reprise du «Rain» de Mac Rebennack, elle s’inscrit bien dans le groove, elle a du métier et fait de l’excellent travail. Encore un joli shoot de Soul d’insistance métronomique avec «I Feel The Hurt Coming On», et elle balance avec «Can’t Keep A Good Love Down» un sacré coup de diskö funk. No no no ! Mais si, Dorothy est une Soul Sister tout terrain.

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             Le portrait qui orne la pochette de Talk To Me est un peu trop angélique, mais bon, ça doit bien correspondre à l’idée que Dorothy se fait d’elle même. Voilà encore un bel album de Soul. On s’y sent bien, dès «Talk To Me (Every Beat Of My Heart)». «It’s All In The Game» sonne presque comme une Beautiful Song. Elle chante au doux de sa peau de pêche. Dorothy est une femme subtile et langoureuse. Elle adore danser, comme le montre «There’ll Never Be Another Night Like This», monté sur un soft dancing beat et puis voilà qu’elle rend allégeance au roi George avec «Something In The Way He Smiles». Elle atteint à la perfection de Malaco. C’est le cut idéal pour une gentille géante comme elle - Now I believe it now - C’est la cover de rêve, montée sur un joli beat diskö. Elle termine cet album attachant avec «Lonely», une soft Soul de Malaco arc-boutée sur une diskö beat rebondi. Le mélange est heureux. 

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             Une belle énormité se niche sur Time Out For Me : «Whatever You Can Do». C’est du hard r’n’b bien planté dans la gencive de Volt, elle rocke sa chique avec une bel aplomb, elle peut devenir féroce, elle pousse l’aaoooouuh d’une panthère noire, c’est une fière Soul Sister, I can do better ! Et tu as des funky guitars qui te groovent bien l’oss de l’ass, aaaouuuh, alors elle y va, la mémère, elle pousse son same thang, oh ! Elle attaque l’album avec un heavy balladif, «Walk Through This Pain». Elle adore faire durer le plaisir. On la voit encore se battre pied à pied  avec la très grande Soul orchestrée d’«He May Not Be Mine», bien épaulée par des chœurs féminins. Elle te claque encore un balladif intense et doré sur tranche avec «I Still Get Turned On». Tu peux lui faire confiance, elle te borde ça correctement.

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             Par contre, Winner n’est pas un très bon album. Le côté ingrat de sa voix reprend le dessus. Elle a des côtés chauds sur «Are You Ready» et on en profite pour aller se lover dans son giron. Si tu lis les notes de pochette, tu vas tomber sur le nom d’Andre Williams, mais ce n’est pas le même Andre Williams. Il a une voix trop aiguë. Avec «I Thank You», elle remercie son mec, comme le fait Brenda Holloway dans «You Made Me So Very Happy».

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             Dorothy fait sa grosse mémère langoureuse sur la pochette de Feel The Love, un album pas très dense dont on retiendra trois choses, à commencer par «Be Strong Enough To Hold On». Elle y va doucement, c’est du tout cuit. Elle s’explose les trompes sur le récif de la Soul, à coups d’ouh baby. Elle s’implique énormément. Elle tape «All Night Blue» au deep gluant, au so in love with you. Elle y va, suivie par des chœurs de gospel. La troisième chose est un beau balladif, «Ain’t Nothing Changed». Très froti, en fin de compte. Elle tape aussi deux compos de George Jackson, «Seein’ You Again», où elle se plaint de le revoir, et «Talk To Me», plus diskö. Globalement, Doro se distingue par une voix à part, parfois bourrue, comme déjà dit. Avec elle, tu es chez Malaco, alors c’est assez moite, mais pas trop. Juste un peu.  

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             Son dernier album sur Malaco s’appelle More Moore et date de 1997. Elle sourit, sur la pochette, avec un petit regard en coin qui en dit long. Elle attaque au vieux groove de Malaco chargé de regrets, «You Should Have Been Good To Me». C’est la heavy Soul suprême de Malaco. Elle chante comme une reine. Fantastique présence ! Elle est niaquée jusqu’au bout des ongles. Tous les cuts de l’album font 4 minutes. Ça laisse du temps pour réfléchir. Heavy Soul toujours avec «Knee Deep In A River». Elle jette l’ancre dans le deepy deep avec des chœurs de gospel et cette fois, ça explose. Les chœurs font le power du blast. Elle renoue avec l’intensité dans «Why Is Leaving You So Hard To Do». Elle appuie sur le champignon et fait de la clameur de why. Plus loin, elle frise l’orgasme avec «Stop What You’re Doing To Me» - You’re driving me crazy baby/ I’m out of my mind - Elle y va la garce, c’est Doro, la reine de Nubie.

    Signé : Cazengler, Dorothy Mou

    Dorothy Moore. Misty Blue. Malaco Records 1976 

    Dorothy Moore. Dorothy Moore. Malaco Records 1977 

    Dorothy Moore. Once Moore With Feeling. Malaco Records 1978

    Dorothy Moore. Definitively Dorothy. Malaco Records 1979

    Dorothy Moore. Talk To Me. Malaco Records 1980

    Dorothy Moore. Time Out For Me. Volt 1988 

    Dorothy Moore. Winner. Volt 1989 

    Dorothy Moore. Feel The Love. Malaco Records 1990

    Dorothy Moore. Stay Close To Home. Malaco Records 1992   

    Dorothy Moore. More Moore. Malaco Records 199

     

    *

             Il est des choses qui vous attirent, vous ne savez pas pourquoi. Bien sûr il y a la pochette, ce taureau blanc et ce titre Myth. En plus ce morceau Dionysus, tout ce qui évoque la Grèce antique me fascine, je file sur leur bandcamp, première étrangeté : tiens ils sont turcs ! Etrange, en règle générale les Turcs ne sont pas philhellènes, quant à la photo si elle dérange toutes les idées reçues que l’on peut se faire de la société turque, elle n’est pas spécialement rock, mettons les pieds dans le plat, elle a un petit côté carrément variétoche : sont très beaux tous les deux, elle dans sa robe rouge et lui sous sa casquette et ses cheveux frisés, le look étudié de deux étudiants, enfants sages d’une bourgeoisie aisée, tout pour déplaire, n’empêche que souvent les apparences sont trompeuses, alors on écoute, on essaie de comprendre, on fouille, on cherche. Et l’on trouve.

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             Première trouvaille due à mon incompétence visuelle, ce n’est pas un taureau blanc, c’est pis puisque c’est une vache. S’éclaire ainsi le nom du groupe : Sun Q pour Suzy Queen, comme pour la Suzy Q de Dale Hawkins.

             En farfouillant un peu ils se présentent comme un groupe russe, cette dimension internationale doit avoir été choisie afin de jouir d’une plus grande liberté culturelle de création.

    MYTH

    SUN Q

    Avant d’écouter l’album afin de se mettre dans l’ambiance il convient de regarder le TEASER de présentation que vous trouverez sur le FB du groupe.

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    Attention ce n’est pas très long, je conseillerais presque de l’écouter avant de le regarder, afin de s’apercevoir que le doux fredonnement des premières images se transforme en une sorte de mélopée arabisante qui n’est pas sans rappeler le Zeppelin, l’image n’est ni noire ni blanche, plutôt d’un grisâtre évanescent, sans doute ce parti-pris d’une fluidité incontrôlable est-elle transcription de la lapidaire formule qui tente de définir le projet musical du groupe : If magical realisme was music… un mantra à lire comme un appel au réalisme magique d’un Malcolm de Chazal par exemple. Que chacun regarde et décrypte cette série de visions archétypales selon son monde intérieur, avec si possible activation de votre œil pinéal.

    Lui : Ivan Chalimov. Elle : Elena Tiron. Ils ne sont pas seuls sur cet album, si la base de l’album a été enregistré en Russie, divers musiciens et chœurs ont étoffé les premières pistes, le mixage a été réalisé en Angleterre et masterisé aux USA, un processus complexe supervisé depuis la Turquie et la Moldavie...

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    Jane Doe :  nom donnée aux Etats-Unis aux cadavres féminins dépourvus d’identité, Jane Doe Identity est aussi le titre d’un film d’horreur d’André Ovredal ) : ne vous laissez pas séduire par la beauté du chant d’Elena, ni par le magnifique boulot des musicos, surtout le batteur, à première écoute cela ressemble à un irréprochable morceau avec section de cuivres et harmonium aux mieux de leurs formes, le tout impeccablement mis en forme, pas une seconde d’ennui, rien de bien novateur dans la structure, mais envoûtant, n’y a qu’à suivre, réfléchissez avant de fermer les yeux et de céder au balancement océanique, sachez où vous allez, s’agit d’une traversée des apparences, vous risquez de reprendre pied sur le rivage d’une autre dimension dont le sable serait constitué de la cendre des morts. Children singing : quoi de plus innocent que des enfants qui chantent, l’image qui accompagnait le single sorti en avant-première( juillet 2021 ) est davantage fantomatique, la voix si douce et si pure d’Elena s’élève, elle nous conte une histoire, pas drôle, trois fois rien, ne pas trop s’arrêter au sens des mots, d’ailleurs ils s’arrêtent pour laisser place à un pesant oratorio, une batterie aussi funèbre que le crépuscule des dieux, étaient-ce d’ailleurs des enfants, ou leurs seules voix perdues dans les interstices d’un monde équivoque. Tree : grincements, morceau beaucoup plus torturé que les précédents, elle ne dit pas I’m free mais I’m tree, sachez désapprécier la différence, keyboards en larmes, voix suppliante, traversée des cycles de l’humanité au végétal, unité pythagorienne du monde, le sang se transforme en sève, le chant en rêve cauchemardesque, l’on ne peut s’empêcher de penser à Gatzo le héros d’Henri Bosco recherchant l’âme d’Hyacinthe prisonnière d’un arbre dans la forêt en flammes. Animals : vous avez dans ce morceau l’explication de la pochette, après le règne végétal, le règne animal, orphisme et chamanisme sont plus proches que l’on ne le pense communément, ici ce n’est pas le bestiaire fantastique d’Apollinaire, simplement le cheval, la vache, le chien, trois incarnations, une véritable performance vocale d’Elena, d’une farouche retenue sur un rythme balkanique endiablé. Magnifique. Dionysus : beaucoup plus heavy, l’on change de règne, l’on quitte la sphère terrestre, Dionysus est celui qui meurt pour devenir immortel, qui subit victorieusement l’œuvre au noir, l’on ne reconnaît plus la voix d’Elena, elle vous claque les syllabes à la gueule, les guitares écrasent et forgent le riff, le morceau n’est pas très long, la présence des Dieux est nuisible aux humains corrodés par la mort. I am the sun : voix célestiale, musique rayonnante, la divinité repose en la frange infrangible de sa propre présence, percussions templières, une ampleur irradiante s’empare du morceau, la voix monte haut, elle glisse comme la barque de Ré sur le flanc laiteux de la vache divine. Mythe égyptien de la déesse vache Athor, épouse et mère de Ré, qui possède aussi une face sombre, car chaque soir Ré se meurt… Still searching for the skrulls : joyeuse ballade et balade sur le chemin de la vie, douces vagues, bonheur ineffable d’être êtres charnels dans le mitant de nos existences, au zénith du partage, le ciel est si azurescent qu’il semble infini, pourtant le début ne fut pas paradisiaque et la fin ne sera pas heureuse, l’on sait déjà ce que l’on trouvera au bout du chemin. La voix d’Elena se démultiplie pour cacher la réponse. Guitare et keyboard perdent leur élan lentement comme une bougie qui s’éteint. Elizabeth Siddal : (vous ne connaissez peut-être pas Elizabeth Siddal, mais vous l’avez déjà vue sur le tableau de John Everett Millais qui la choisit pour représenter Ophélie noyée flottant sur les eaux, elle fut l’épouse de Dante Gabriel Rossetti, peintre elle-même, poëtesse, tuberculeuse, addict au laudanum, morte à l’âge de 31 ans, un personnage éminemment décadent et romantique) : retour à la case départ, l’on entrevoit le cheminement en son entier, la mort, que l’on peut assimiler au règne minéral du tombeau, l’exhaussement végétal, la floraison animale, l’asymptotique lieu du divin, puis l’île en vue des morts d’Arnold Böcklin, et maintenant le corps qui s’en va, qui glisse au fil de l’eau clapotante, imperturbable comme ce riff appuyé vite oublié, par cette vie partie mais encore si proche que la voix d’Elena essaie de rappeler, comme s’il valait encore mieux la brûlure des tourments que le rien, elle crie l’on retrouve le motif du teaser allongé d’une funèbre note finale. Crystal doors : il suffit de lire ce dernier titre pour comprendre pourquoi sur l’Instagram de Sun Q vous trouvez une photo de Jim Morrison, dans le même ordre idée vous irez lire les poèmes d’Ossip Mandelstam, d’Euripide et de Joseph Brodsky pour comprendre comment cet album prend sa source en poésie métaphysique. Musique lente et répétitive même si la batterie maintient une rythmique implacable, on n’arrête pas le voyage dans la mort, ces portes de cristal sont proches de celles de corne et d’ivoire de Gérard de Nerval, Elena se tait la musique continue son chemin inlassablement, un satellite détachée de son orbite terrestre qui se perd dans l’espace… l’aventure n’est pas terminée, nous parviennent les échos de la voix d’Elena, semblent se métamorphoser en une sorte d’apothéose mais qui peut dire ce qu’il y a derrière les vantaux transparents de ces portes…

             Très bel album.

             Avant cet opus, Sun Q a livré un EP en 2015, un album neuf titres intitulé Charms en 2018, plus deux ou trois singles isolés. You Tube propose plusieurs vidéos. Nous évoquons dans les lignes qui suivent quatre d’entre elles visibles aussi sur le site du groupe.

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    La première, très courte, est un reportage sur un concert donné en 2021 elle permet d’entrevoir Elena et Ivan (guitare) sur scène mais aussi le batteur, un bassiste et une violoniste. Le plus intéressant reste les vues du public, des étudiants vraisemblablement, des étrangers qui nous ressemblent étrangement. La deuxième : Searching for skulls, beaucoup plus intéressante, un clip qui associe images couleurs ou de ce flou grisâtre qui doit relever d’un choix esthétique, s’entremêlent des passages sur scène, des vues en studio, des feuillets d’écriture, sans oublier les lyrics en une graphie biscornue qui s’affichent très discrètement sur l’écran. Des vidéos de ce genre vous en trouvez des centaines sur YT mais celle-ci est particulièrement agréable à regarder car elle colle à l’esprit du projet, ses plans qui se succèdent donnent l’illusion qu’ils ne sont pas disposés de manière aléatoire. La troisième : Big Fish morceau tiré de leur premier EP, sur scène, très rock, basse, guitare, batterie, bien filmée en plans d’ensemble américains rapprochés, permet de voir Elena, c’est une chose d’enregistrer en studio et une autre de chanter live. Tire son épingle du jeu avec brio. La quatrième Secret Ways Live in SPB ressemble à une longue dérive de blues psychédélique, espace confiné, obscurité mauve et mouvante, public sur le chemin de la transe, Elena en sueur accrochée à son micro, prêtresse vaudou nous emmène jusqu’au bout de la nuit. Ne la regardez pas, sinon vous serez comme moi, encore un concert où vous auriez aimé être. Le temps perdu malgré ce qu’en dit Proust ne se retrouve jamais. In another place, another time comme le chante Jerry Lee Lewis…

    J’ai gardé le meilleur pour la fin, le slogan qu’ils affichent pour la sortie de leur opus :

    SUN Q IS A MYTH

             Que pourrions-nous rajouter ?

    Damie Chad.

     

    *

    Musicien, compositeur, peintre, poëte, photographe, Eric Calassou est un artiste   que nous suivons sur KR’TNT depuis plusieurs années, depuis notre première rencontre lors d’un concert Du groupe Bill Crane groupe de rock’n’roll dont il était et reste le fondateur. Cette fois-ci nous intéressons à son œuvre de plasticien. Ne vaudrait-il pas mieux substituer à cette appellation peu signifiante celle de voyant au sens rimbaldien et révélatif de ce terme ?

             Attention, le lecteur consciencieux  qui désirerait prendre connaissance de l'ouvrage en son entier se reportera à :  Photographique Fantastique Wattpad Livre couverture

    PLASTIC RESURGENCY

    ERIC CALASSOU

    ( WATTPAD ) 

    1

    HÂTIVE CONVERSATION ENTRE SHERLOCK ET WATTSON

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             Drôle d’OTPI, Objet Transmissif Parfaitement Identifié provenant de la planète Wattpad. Le titre ne dit pas grand-chose. Résurgence plastique, serait-ce une allusion écologique aux millions de tonnes de plastique jetés à la mer qui au milieu du Pacifique forment un sixième continent ? Nous ne savons pourquoi : un sixième sens nous détourne de cette hypothèse militante. Pourtant ce cloaque bourbeux noirâtre sur lequel s’inscrit le titre n’est pas sans faire penser à des résidus pétrolifères souillant et polluant la surface de nos océans…

    Soyons logique si ce n’est pas une dénonciation de nos déchets plastifiés, c’est donc une glorification. D’ailleurs ce terme de résurgence n’induirait-il pas une identification avec la résurrection du Christ ? Ne nous perdons pas dans des considérations inconsidérées. Déroulons, la première page. Que voyons-nous ? Rien, c’est tout blanc ! Normal, c’est une page blanche. Abordons la suivante.

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    Que voyons-nous ? Rien, si un trou noir ! Pas d’erreur possible c’est même écrit dessous BLACK HOLE (N° 1). Avouons que c’est troublant. Ne nous prenons pas pieds de la pensée dans le premier trou venu, déroulons le parchemin nettique en son entier, et par la suite trouvons, non pas la réponse, mais la question qui donnera sens à cette œuvre.

    Qu’avons-nous trouvé ? Une suite de 48 photographies, représentant on ne sait trop quoi, peut-être des bouts de plastiques déchirés, des lambeaux informes, de différentes couleurs. Voilà, c’est tout. Ah, si tout en bas une courte notule de trois lignes apportant quelques renseignements sur Eric Calassou.

    2

    DEUXIEME ROUND

    Nous tenons le bon bout. Si nous étions dans une nos habituelles enquêtes criminelles nous dirions que nous avons découvert le coupable.  Nous sommes en présence d’une œuvre d’Eric Calassou. Quarante-huit photographies. Plutôt quarante-huit objets photographiques. Elles ne représentent ni des gens, ni des animaux, ni des maisons, à peine si nous apercevons sur quatre ou cinq d’entre elles des rails, une bouteille, des bananes et une espèce de cadran de réveil, Eric Calassou n’est pas un reporter de la réalité.

    Ces photos ne représentent donc rien ? Ne soyons pas si péremptoires. Déjà elles se représentent elles-mêmes. Elles sont aussi le fruit d’un long travail. D’un long désir. De l’artiste. Il est des tas de programmes informatiques qui permettent de trifouiller à sa guise la moindre photographie. Nous ignorons comment il a opéré, voudrions-nous vraiment le savoir, ce qui compte c’est le résultat obtenu.

    Et si c’était du n’importe quoi ? Si notre artiste comptait sur le hasard pour bien faire ? Le problème c’est que si vous comptez sur le hasard pour parfaire votre résultat vous rendez par ce fait le hasard nécessaire. Ce n’est plus le dé qui s’arrête sur le nombre qu’il décide, c’est vous qui le stoppez dans sa course sur le chiffre qui vous semble le plus adéquat. Cette affaire est plus sérieuse qu’il n’y paraîtrait de prime abord !

    3

    TROISIEME ROUND

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             Comme disait Maurice de Scève, peut-être devrions-nous nous pencher un peu plus sérieusement sur les objets du délit, pas les quarante-huit, n’allons pas très loin, par exemple ce BLACK HOLE (N° 2). Il est indubitable que ce trou n’est pas troué. Un trou sur une surface plane ne peut pas être un trou, nous avons donc affaire à de l’art abstrait. Pas si abstrait que cela, puisque se dessine parfaitement sur la gauche supérieure un animal. Un chat, un chien, un renard. Que chacun décide selon ses propres critères.  Ce n'est pas là l’essentiel.

    Si le trou est noir, il est d’autant plus noir qu’il recèle en son fond deux étamines blanches, et moins évident que cela, toutes les formes que nous devinons ou que nous imaginons sont guidées par d’étranges effets de transparence. Pour être plus clair : noir +transparence = noir. Or nous voyons des choses, ou du moins des formes. Bref, déjà louons cet artiste qui déjoue l’opacité du noir.

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    Comme dirait l’autre, cela me soulage, essayons avec une autre couleur. Tenez ce BAD BLOOD. Du sang rouge, on en boirait, un véritable grenache pour vampires assoiffés, l’on discerne bien des formes, rehaussées par ces transparences cette-fois-ci davantage blanche, mais il est difficile de savoir à quel objet, à quelle substance pour parler comme Descartes, appartiennent ces formes.

    QUATRIEME ROUND

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             Aurions-nous plus de chance avec ce DARK VEINS (N° 3), du vert, du saumon, du jaune, et ces transparences encore plus transparentes, et toujours ces formes qui ne ressemblent à rien. Ou à elles-mêmes si vous préférez. Je préfère à rien. Ah bon ! Oui cela ouvre davantage de perspectives. Le rien n’est que l’autre côté du tout. Ce qui ne ressemble à rien ne ressemble-t-il pas à n’importe quoi ?

             Tout est question d’échelle. Nous avons tendance à retrouver ce que nous connaissons déjà. Exemple quand vous avez perdu vos clefs vous retrouvez vos clefs. Quand je suis perdu dans mon monde je retrouve donc le monde.

             Exactement. Or là vous ne le retrouvez pas, ce que vous trouvez, c’est un autre monde. Cet Eric Calassou de malheur, cet Eric Calassou de bonheur, barrez la mention inutile, vous plonge dans l’infiniment grand ou dans l’infiniment petit. Cette photo peut aussi bien être la représentation d’une aurore boréale, que les teintes d’une feuille de pommier, à ceci près que vous êtes sûr qu’ Eric Calassou n’a jamais voulu représenter le rayon vert cher à Jules Verne ou les magnificences automnales d’une feuille.

             Donc chacun y voit ce qu’il veut ? Totalement Oui et parfaitement non.

    Expliquez-vous.

    CINQUIEME ROUND

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             Prenez THE ABYSSAL FOREST N° 1, peut-être y verrez-vous les fûts élancés d’une forêt, perso il est évident que nous assistons à la rencontre de trois corbeaux. C’est mon côté abyssal. Parce que je regarde avec des yeux qui ont été éduqués par Edgar Poe.

             L’auberge espagnole, chacun apporte avec lui ce qu’il veut. Oui mais certains voient davantage que d’autres. Non, ils n’ont pas un imaginaire plus grand que les autres, c’est qu’ils se sentent autorisés à voir ce qu’ils voient. Par qui ? Mais par Eric Calassou.

             Si j’étais vous, j’aimerais que vous m’expliquiez pourquoi au début de son opus Eric Calassou nous montre un trou pour un peu plus tard nous poser devant un abysse. En plus pour les esprits distraits il l’écrit en toutes lettres sous chacune des lames idoines.

             Parce que tel est son plaisir. Un grand trou ou un petit trou n’est-ce pas toujours un trou.

    SIXIEME ROUND

             Vous oubliez que l’insignifiance a le sens de ne pas avoir de sens. Plastic Resurgency, contrairement à ce que vous insinuez n’est pas un acte aléatoire. Certes je reconnais qu’Eric Calassou brouille un peu les cartes. Il vous les étale devant vous sans rien cacher. Mais il ne les a pas mises dans l’ordre. A vous de le retrouver. Une espèce de processus alchimique. Tout dire et ne rien dévoiler. Pensez un peu à toutes ces couleurs, ne correspondraient-elles pas à quelque chose. Mais laissons cela.

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             Je préfère attirer votre attention sur le grand arcane 18. Vous parlez de THE OPENING, je consens à y voir un trou puisque vous semblez y voir un trou, serait-ce une obsession quasi-psychanalytique ? Ne serait-ce pas vous qui verrait des trous partout. The opening ne signifie pas ‘’ trou’’ mais ‘’ ouverture’’. Pensez à Rilke et à sa notion de l’Ouvert, le lieu de passage poétique par excellence.

             Voyez-vous si notre coupable, le dénommé Eric Calassou est coupable de quelque chose, ce n’est pas d’avoir au petit bonheur la chance traficoté des photographies, mais d’avoir en toute intelligence créatrice indiqué la route qui mène à la sente la plus secrète.

    Damie Chad.

     

     

    *

    Au mois de février 2018, il m’est arrivé une drôle d’aventure, je la relate dans la livraison 362, que les âmes sensibles s’abstiennent de se précipiter pour la lire, les cauchemars les plus déplorables risquent de perturber leur sommeil durant des années, je m’en souviens bien, cela s’est passé un jour où je me rendais à un concert des Jallies. Trois années, entrecoupées du carnavalesque épisode covidique, se sont écoulées avant que je ne retrouve les Jallies le 21 / 04 / 2022 à Fontainebleau. Chance, voici que les Jallies redonnent un concert au Glasgow de Fontainebleau ce jeudi 09 novembre.

    Les lecteurs s’étonneront de cette bizarre obstination à voir les Jallies. Nous les suivions depuis leur début, nous avions dû assister à une dizaine de leurs concerts moi et Alain, parfois surnommé dans nos chroniques Mister B, donc ce soir la voiture fonce vers Fontainebleau. Un trajet sans péripétie, même pas un cycliste à écraser. Ce n’est pas ce qui me rend triste. Tourne dans ma tête le joyeux souvenir de ce vieux dimanche après-midi vers quatorze heures trente lorsque le téléphone a sonné :

    _ Allo Damie ?

    _ Salut Alain !

    _ Qu’est-ce que tu fais ?

    _ Rien de spécial, et toi !

    _ Ben, comme un dimanche après-midi, calme plat. Il n’y a pas de concert ce soir ?

    _ Si, des Jallies !

    _ Tu viens me chercher, comme d’hab, huit heures à la maison !

    _ Impossible !

    _ Tu es pris ?

    _ Non, il faut partir maintenant !

    _ Ah, c’est un concert d’après-midi !

    _ Pas du tout, mais c’est à quatre cents kilomètres au fin-fond du centre de la France, dans un endroit que j’ai du mal à localiser sur la carte.

    _ Tu y vas ?

    _ Si tu viens, oui !

    _ Dans une de mi-heure je suis chez toi, l’on trouvera facilement, j’ai récupéré un GPS !

    Je ne vous raconte pas la suite de l’histoire avec ce GPS si fantaisiste que nous avons fini par remiser sur la banquette arrière à côté de Zeus. Pas le dieu de l’Olympe, ce jour-là il n’avait pas pu venir, tout simplement mon chien. Bien sûr, comme l’on est des rockers, l’on est arrivé à temps…

    C’était le bon temps, hier soir Alain n’est pas venu. Il ne viendra plus jamais voir les Jallies. Ce n’est pas qu’il ne les aime plus. C’est qu’il repose au cimetière…

    JALLIES

    (GLASGOW09 / 11 / 2023)

    FONTAINEBLEAU

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    Les filles se sont installées les premières, mais que peuvent espérer trois pauvres filles sans les garçons pour les protéger. Les voici, sans se presser, ils se saisissent doctement de leurs instruments, la cérémonie peut commencer. Difficile de raconter un concert des Jallies, les filles n’arrêtent de bouger. Comme toutes les filles elles sont interchangeables. Chacune peut faire ce que les deux autres ne sont pas en train de faire. Elles ne se disputent pas, elles se décident sur le vif, à l’instant. Un jeu délicieux. Au bout de trois secondes, elles se sont partagées les ustensiles, caisse claire, micro, guitare, cela doit leur rappeler les cours de récréation quand elles jouaient à papier, pierre, ciseaux.

    Faut être juste. Dès qu’elles ouvrent la bouche vous ne voyez plus qu’elles. Est-ce pour cela que les deux gars derrière font un boucan inimaginable. Vous scotchent contre le mur dont ils ne vous décolleront pas. A tel point que les filles ont inventé une nouvelle stratégie, quand il y en a une qui chante ses deux copines harmonisent à fond à ses côtés, un bourdonnement d’essaim d’abeilles emplit vos oreilles, alors les garçons accélèrent et les filles surenchérissent.

    Derrière ce rideau mouvant de filles vous reconnaissez Tom à son chapeau. Pour sa guitare pas de souci, elle fuse tous azimuts. Un hors-bord lancé à toute vitesse, attention les courbes sont nerveuses, le son prend sans arrêt la tangente, jamais là où il devrait être, vous trousse de ces soli zig-zag vrombissants en moins de six secondes, une féconde imagination au bout des doigts, ramène toujours un grain de sel ou de soufre là où on ne l’attend pas, un ingénieux, aussi rusé que le renard, aussi fourbe que le serpent, aussi insaisissable que le furet, aussi subtil qu’un traité d’Aristote. Mama mia ! quel guitariste ! Le guy qui sait se faire entendre, coupez-lui l’électricité et vous aurez l’idée d’une île sans trésor, d’un océan sans eau.

    Kros use de la technique dite du rhinocéros. Il ne slappe pas, il cogne. Si fort que sa contrebasse noire et tuméfiée essaie en vain d’échapper à ses ramponeaux systématiques en effectuant une volte sur elle-même, avec un tutu elle ressemblerait à une danseuse d’opéra tournoyant sans fin sur ses pointes. Dans un western il endosserait le rôle de la grosse brute sympathique à qui l’on pardonne tout, certes il vous démolit le septième de cavalerie qui s’en est venu arracher des mains des féroces séminoles qui les retiennent prisonnières les trois pauvres orphelines, aucune d’entre elles ne saurait résister à son sourire jovial, à ses cris de guerres stentoriens et à ses adresses hilarantes au public. Kros c’est l’éléphant dans le magasin de porcelaine, mais il vous dégomme les soupières et les bibelots avec une telle adresse que vous applaudissez pour l’encourager.

    Non, je ne les ai pas oubliées, j’ai gardé les trois plus belles pour la fin. Bérénice la brune, Leslie la rousse, Vanessa la blonde. C’est comme au jeu du marchand des couleurs, nommez la teinte que vous préférez, elle s’enfuira si vite que jamais vous ne la rattraperez. Elles n’accaparent pas le micro c’est le micro qui se bat pour être à toutes les trois. Bérénice au chant nerveux, Leslie aux roucoulades insidieuses, Vaness rentre-dedans et bouscule-tout. Toutes ensemble et chacune selon sa personnalité. Un point commun, la vitesse, en accélération constante, une patinoire inclinée à quarante-cinq degrés, pas étonnant qu’elles reprennent Slippin’ and Slidin’ de Little Richard, gazelles gracieuses et galopantes, insaisissables, sourires mutins et voix accrocheuses.

    Question métaphysique : est-ce du swing ou est-ce du rock ‘n’ roll ? Disons que c’est du pur Jallies. Début du deuxième set : mise au clair : cette fois-ci ce sera davantage rock’n’roll. Cela en a tout l’air. Oui mais voilà, les choses ne vont pas se passer tout à fait comme annoncées. Ce sera plus rock qye rock. D’abord un truc sympa, trois fois rien, c’est l’anniversaire de Leslie, soigneusement applaudie. Son interprétation de Funnel of love de Wanda Jackson et ses reprises de Janis Martin, ainsi que sa version de A train Kept A Rollin de Johnny Burnette ( merci pour la dédicace ) ont éveillé une sympathie certaine envers sa personne et par ricochet sur ses copines. L’atmosphère s’est magiquement transformée, prémices de la montée d’une hystérie collective.

    Tiens, Kros emmène sa contrebasse devant, nos trois grâces s’écartent pour lui laisser la place, il ne joue pas, il prend la parole, il annonce son départ, il quitte les Jallies après plusieurs années de bons et loyaux services, il a d’autres projets, un groupe punk et un autre folkly, il remercie ses camarades et le public. Ovations et applaudissements, galvanisé il interprète Hound Dog de Presley  ( oui l’on sait c’est de Big Mama…), à l’emporte-pièce, au chalumeau, au lance-flammes, z’après il rentre dans le rang et nos demoiselles prennent la relève, l’on ne sait pas, l’on ne sait plus, mais elles se mettent à swinguer vertigineusement et à rocker comme des roquettes, Bérénice hisse le grand pavois de sa voix, les danseurs s’élancent, comment dans un espace si confiné parviennent-ils à évoluer ? Ça caracole de tous côtés sans carambole. Vanessa annonce les deux derniers titres. Puis un troisième et un quatrième. Kros se permet la plus mauvaise blague du siècle, un morceau de Queen !

    C’est bien Queen mais pas n’importe laquelle, ni Mary, ni Elizabeth, la Rock’n’roll Queen d’Ady des tout premiers temps du groupe, et c’est la débandade, les filles y jettent tout leur cœur et toute leur hargne, les guys vous font un feu roulant, maintenant l’on sait que c’est parti pour ne plus s’arrêter. Le répertoire Du groupe est repris de fond en comble mais ça ne suffit pas alors en avant toute on tape dans le meilleur, un Stray Cat et Led Zeppelin, un Whole Lotta Love à la caisse claire, un swing-rock déglingué monstrueusement beau et halluciné comme l’iceberg qui s’est rué sur le Titanic. Kros nous bombarde d’un Tutti Frutti épileptique, Tom mange les cordes de sa guitare, la Vaness en pyromane avertie jette l’huile bouillante de sa voix sur le feu, l’on était parti jusqu’au petit matin, hélas les portes du pub sont ouvertes en grand et tout le monde est prié (et poussé) de descendre au plus vite les quelques marches de pierres glissantes et abruptes qui donnent accès à la rue du Coq Gris.… Il est bien connu que dans la nuit tous les cats sont gris.

    Il est pile une heure du matin et c’est l’heure pour les honnêtes citoyens de la bonne ville de Fontainebleau de s’endormir paisiblement dans leur lit douillet…

    Je n’ai pas tout conté de ce concert mirifique, une ambiance unique, une joie indescriptible et une communion extatique du groupe avec son public.

    Damie Chad.

    Post-scriptum : je sais, je ne me suis guère attardé sur nos trois merveilleuses fillettes mais bientôt je vais y être obligé. Le groupe continue, le remplaçant de Kros est même venu lui emprunter pour un morceau sa contrebasse, s’en est sorti comme un chef. Mais Vanessa m’a confié que les filles sont en train de concocter aussi une formule davantage ramassée, uniquement les trois filles sous le nom de Jallies-pocket, je vous tiens au courant, promis, juré, craché si je mens je vais en enfer. Ne me plaignez pas, l’enfer est cette partie du paradis où se retrouvent les rockers.

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE 619 : KR'TNT 619 : CHRISSIE HYNDE / LARKIN POE / RUMER / MARIE NIGHT / SHRINE / THE MONARCHS / THE DEVIL AND THE ALMIGHTY BLUES

    KR’TNT !

    KEEP ROCKIN’ TIL NEXT TIME

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    LIVRAISON 619

    A ROCKLIT PRODUCTION

    FB : KR’TNT KR’TNT

    09 / 11 / 2023

     

    CHRISSIE HYNDE / LARKIN POE

    RUMER / MARIE KNIGHT

    SHRINE / THE MONARCHS

    THE DEVIL AND THE ALMIGHTY BLUES

     

     

    Sur ce site : livraisons 318 – 619

    Livraisons 01 – 317 avec images + 318 – 539 sans images sur :

    http ://krtnt.hautetfort.com/

     

     

    Wizards & True Stars

     - Chrissie & chuchotements

     

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             Quand Chrissie Hynde est apparue dans les pages des canards anglais en 1978-1979, beaucoup de petits mecs sont tombés amoureux d’elle. Leur état s’aggravait chaque fois qu’ils l’entendaient chanter à la radio. Ça a commencé avec « Stop Your Sobbing », puis il y a eu « Kid » et le coup fatal arriva avec « Brass In Pocket », trois des plus beaux singles de l’histoire du rock anglais. Chrissie incarnait la femme fatale en perfecto rouge, la brune incendiaire, celle dont on rêvait de partager la vie, et elle amenait tout ce qu’on aimait dans le rock : une certaine forme de sensualité portée par une classe magistrale. Le parfait rock’n’roll animal au féminin.

             Elle devint tout simplement une sorte d’idéal féminin. En tant qu’icône, elle prenait la suite de Brian Jones, de Ronnie Bird et de Sonny & Cher. Elle recraquait l’actualité compliquée des années 78-79 à sa façon, par petites touches de magie sixties alliées à une incroyable maturité. C’est ainsi qu’on évaluait sa stature.

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             Pourtant écrit dans un style elliptique, Reckless fait partie des grands classiques de la rock culture. On s’est tous jetés sur cette autobiographie tant désirée. Chrissie explique qu’elle a dû attendre la disparition de ses parents, car elle craignait - à juste titre - que certains passages de son livre ne les choquent. Ses parents étaient des gens trop normaux.

             Elle commence bien sûr par évoquer son enfance à Akron dans l’Ohio - dont est aussi originaire Lux Interior - That’s when Akron was the center of the universe - puis ses premiers souvenirs de concerts, et pas n’importe quoi, puisqu’il s’agit de Mitch Ryder & The Detroit Wheels - Guitarist Jim McCarty, within the space of two songs, dismantled, rebuilt and changed my entire outlook of the world (en l’espace de deux morceaux, le guitariste Jim McCarty démonta, reconstruisit et changea toute ma vision du monde) - Puis elle voit les Stones - Puffy-eyed Brian with his tartan boots and Vox Teardrop guitar. How could anyone forget that ? (Brian avec ses cernes sous les yeux, ses boots tartan et sa guitare Vox Teardrop - Comment peut-on oublier ça ?) - et Jackie Wilson - It was definitely more nuts than any rock show I’d been to (C’était encore plus dingue que n’importe quel autre concert que j’ai pu voir dans ma vie) - Le gorille de Jackie Wilson l’arrache de son siège et l’amène au beau Jackie qui lui roule une pelle. Ça faisait partie du spectacle.

             Elle parle admirablement bien de sa découverte du sexe et des drogues. Pour elle, la meilleure drogue pour baiser, c’était l’alcool. Elle ne s’attarde jamais sur les détails. Elle file d’événement en événement. Elle s’éprend tour à tour de Tim Buckley, puis de Ziggy Stardust - Witnessing Bowie en stage with Mick Ronson was life-changing, I’m sure, for everyone there - et enfin Iggy. Fun House est son disque de chevet, avec White Light White Heat du Velvet et Raw Power - Nobody was obsessed with Iggy Pop like I was (Personne ne pouvait être plus obsédé par Iggy que je l’étais). Jusque-là, son parcours musical est un sans faute : Bowie, Stones, Velvet et Stooges...

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             Elle fréquente un heavy biker et veut le quitter. Mais on ne quitte pas un heavy biker. Pour sauver sa peau, elle doit quitter le pays. Elle arrive à Londres en 1973. Elle veut absolument jouer dans un groupe. Elle commence par rencontrer Nick Kent dans une party, complètement par hasard - Mainly he was fascinated by anyone in music if they were damaged and weird, or deranged an destructive or addicted - Oui, Nick Kent ne s’intéresse qu’aux gens abîmés et étranges, ou destructeurs et camés. Nick et Chrissie écoutent Goat’s Head Soup, les Groovies et les Dolls. Nick la fait entrer au NME, puis elle travaille chez McLaren et Viv, two guenine English eccentrics. Elle débarque ensuite à Paris et répète avec des Keef look-alike dans le sous-sol de l’Open Market. Elle parle de Paris comme de l’une des périodes les plus heureuses de sa vie, avant de rentrer chez elle à Akron et de monter un groupe de reprises nommé Jack Rabbit à Cleveland qui hélas ne marche pas. Elle chantait « Fight The Power » des Isley Brothers et « Slippery When Wet » des Commodores. 

             Retour à Londres pour quelques essais avec Johnny Moped, et Mick Jones qui n’était pas encore dans les Clash. Puis avec les futurs Damned dans les Masters of the Backside. Elle avait une culture musicale que les punks anglais n’avaient pas - I was a little bit too musical for that punk scene - Elle leur parlait de Bobby Womack et ils écoutaient encore Mott The Hoople. Pour elle, l’Américaine, l’Angleterre est un vrai pays de science-fiction, l’exact opposé des États-Unis. Les soins dentaires gratuits, l’allocation qu’on appelle ‘the dole’ et le droit de vivre dans un squat, tout cela est impossible aux États-Unis. Elle n’en revient pas ! Elle rend de beaux hommages aux Lou’s, à Patti Paladin et aux Slits. Elle traîne avec les Clash - Joe Strummer looked like a statue covered in pigeon shit after every show (le pauvre Joe était couvert de glaviots après chaque concert) - et Lemmy - Lemmy was bigger than punk - et elle poursuit sa quête obsessive : monter un groupe. Elle voit des tas de musiciens, et fait tout à l’instinct - I never doubted it. That was my main, possibly my only strong point - natural instinct - C’est la grande force de Chrissie. Elle n’a jamais douté de son choix de vie. Elle ne fonctionnait qu’à l’instinct.

             Par miracle, elle rencontre Pete Farndon puis Honeyman-Scott qui admirait Dave Edmunds. Avec eux, elle peut enfin monter le groupe dont elle rêvait, les Pretenders. Chrissie raconte l’histoire classique du groupe avalé par le succès, les premières dissensions, les excès des tournées. Puis c’est la rencontre avec Ray Davies. Elle ne parle même pas dans son livre du mec des Simple Minds. Dans les dernières pages, le rythme s’accélère brutalement avec l’éviction de Farndon qui se shoote et que les deux autres ne supportent plus, puis la mort de Jimmy à 25 ans, pendant son sommeil, des suites d’un abus de coke, et enfin la mort de Pete, des suites d’une overdose. L’histoire tourne au vertige.

             Tout au long de ce récit passionnant, Chrissie tient son rang, elle refuse toute forme de compromission et fait tout ce qui est en son pouvoir pour échapper aux mirages de la gloire. Elle n’en veut pas, mais elle est obligée de vivre avec - The one thing I hated about drugs was the assholes you had to hang out with to get them - En matière de drogues, la seule chose qu’elle ne supportait pas, c’était ces mecs qu’ils fallait fréquenter pour avoir sa came. Elle se montre intransigeante de bout en bout.

             Le seul défaut des Pretenders est qu’ils frimaient un peu. Pas Chrissie, mais les autres derrière. Ils avaient le même goût du m’as-tu-vu que les Clash. Les photos de presse étaient tout simplement insupportables de pose et d’arrogance. Mais on n’écoutait pas les Pretenders, on écoutait Chrissie Hynde. Rien à foutre des autres. Elle aurait pu avoir n’importe quel backing-band, l’impact serait resté exactement le même. D’ailleurs, le groupe a été décimé. Qui se souvient des événements ? Personne. Le destin tragique de Canned Heat nous a vraiment affecté, pas celui des Pretenders.

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             Pas mal d’albums au compteur. The Singles Collection pourrait presque suffire à rendre un homme heureux, car c’est du concentré de Chrissie. Cette compile est aussi définitive que le Singles Going Steady des Buzzcocks ou l’Off The Bone des Cramps. Ça démarre avec « Stop Your Sobbing » et sa voix de rêve humide, la compo du chéri Ray. Véritable machine à remonter le temps. Hit de juke de rêve. Chrissie devint avec ça la reine des fourmis, au sens polnareffien des choses. Encore un hit racé avec « Kid », bien coupé sous le vent, emmené par une voix d’Américaine qui la ramène à Londres, cette brune maquillée qui te plante son regard dans le tien, alors que derrière défile le thème. Elle a du chien à ne plus savoir qu’en faire, elle te pompe l’âme, mais pas de sexe, juste du mythe romantique bon esprit, if you see what I mean. La classe de l’Américaine débarquée à Londres pour briser les cœurs, comme rêvait de le faire Johnny Thunders avec ses Heartbreakers. Et derrière, on entend une basse élastique, impossible que ce soit Farndon, c’est trop bien joué. Chrissie est dans la perfection absolue, « Kid » est le hit des temps honnis, le hit des culs de basse fosse. Pur jus encore avec « Brass In Pocket », elle monte avec la puissance américaine, elle fabrique son époque et réinvente la féminité. Elle est la plus grande shouteuse américaine d’Angleterre, ce n’est pas rien, niveau PP Arnold - I’m special, so special - on s’abreuve encore de ce hit trente-cinq ans plus tard, on s’en goinfrait à l’aube, après une nuit arrosée de vodka - Gonna use my fingers - et on repartait dans la vie de tous les jours - Special so special - alors elle montait avec des petites chutes de maintien qui indiquaient son impatience. Il y avait en elle du Francis Scott Fitzgerald, évidemment. On retrouve la basse subtile dans « Talk Of The Town ». Elle rôde dans la chanson comme une chatte noire aux yeux translucides. Elle chasse la souris blanche. C’est une fureteuse, elle fouine dans la mélodie, petit museau humide et ces yeux bruns qui te disent le sexe de maybe tomorrow, tu ne l’auras pas, tu ne l’auras jamais, regarde, elle n’a pas de fesses, elle n’a pas de cuisses, elle n’a pas de seins, elle n’est que la déesse du rock et les hommes tombent sous son charme, y compris les guerriers tatoués. On reste dans l’âge d’or des singles avec « Day After Day ». Chrissie en profite. Elle règne sur l’Angleterre. Elle dégouline de classe. On peut même parler de majesté. Hit fumant et beau. Doux comme un geste d’amour pur. On a tous rêvé d’aimer une reine du rock. Avec Chrissie c’est possible et bien sûr impossible. Mais l’idée du possible peut rendre fou. Attention. Démence de « Message Of Love » - And it’s good good like Brigit Bardot - le hit parfait, la voix fatale et ça descend dans les entrailles de l’exaction - Me and you we’ll be together/ Your eyes like the heavens above/ Talk to me darling with the message of love - c’est dingue, il n’existe rien au-dessus de ça. Elle chante son « Middle Of The Road » avec du chien, un chien qu’elle tire du ventre. Quelle attaque ! Pour une Américaine, c’est facile, elle sait poser les conditions avec un certain aplomb. Encore un slow rock mid-tempo de rêve avec « Show Me », mené à la baguette, suprême de légèreté. Elle sonne carré dans le vent mélodique. « Don’t Get Me Wrong » est l’un de ses derniers hits. On retrouve cette classe indécente. Si elle avait eu les ongles sales, on l’aurait surnommé Chrissie la crasse. Mais c’est Chrissie la classe, elle a toujours su rester au-dessus de la mêlée. Il émane d’elle une sorte d’essence aristocratique. On frise le rock FM avec « Don’t Get Me Wrong », c’est sûr, mais on sait que Chrissie vient des punks et de Nick Kent, alors ça la préserve de la vulgarité. Et puis elle tente de remonter la pente avec « My Baby ». Comme toutes les stars brûlées par la lumière, elle garde la nostalgie de l’odeur de brûlé.

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             Le premier album des Pretenders sort en 1979. Dans son livre, Chrissie rend hommage à Chris « Nevermind The Bollocks » Thomas  et Bill Price qui ont enregistré et produit cet album qui s’inscrit dans la veine des grands albums de pop anglaise puisqu’il ne propose pas moins de quatre hits planétaires. Le premier morceau de l’album, « Precious », annonce la couleur. Avec ce bel uptempo, Chrissie allume le brasier - Maybe wanna - et rétablit la suprématie de la pop anglaise. Petite cerise sur la gâtö : elle signe tous les hits. « Tattooed Love Boys » est une belle pièce qui ne tient la route que par la voix de timbre voilé. Elle s’amuse bien. Elle sait qu’elle va devenir la reine de Saba. Puis elle tape dans le répertoire de Ray Davies avec « Stop Your Sobbing ». Ray Davies et Jimi Hendrix seront les seuls auxquels elle empruntera des chansons. En début de B, on tombe sur « Kid » qui est un morceau véritablement hanté par l’esprit de la grandeur pop. « Kid » fait probablement partie des dix plus grands hits pop de tous les temps. Tout est dans la subtilité d’interprétation : c’est l’art magique de Chrissie Hynde. À partir de là, elle n’en finira plus de fasciner les rockers de banlieue. Elle enfonce son clou avec « Brass In Pocket » et puis « Lovers Of Today », un balladif de circonstance. « Mystery Achievement » est un bon cut de clôture, bien poundé par Martin Chambers, mais heureusement que Chrissie est là pour donner du sens - au sens de la sensualité - à cette pop anglaise qui n’attendait que ça. Elle porte tout. Pas une seule Anglaise ne sonne comme elle - Ooooh my mind - et elle envoie valser ses plaintes fugitives dans la stratosphère.

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             Pretenders II sort deux ans plus tard. Avec la pochette, les Pretenders tentent de réactiver le vieux mythe des belles pochettes d’albums de rock anglais, notamment celles des Stones. La photo est belle, mais les pauvres Pretenders friment un peu trop. La seule qui s’en sorte honorablement, c’est Chrissie, qui justement se plaint dans l’autobio de la qualité surfaite de l’image. Tout le monde n’est pas Brian Jones, n’est-ce pas ? Chris Thomas produit. Et encore une fois, Chrissie signe tous les hits. On tombe rapidement sur « Message Of Love ». Rien qu’avec ce titre, Chrissie Hynde mérite de figurer au panthéon du rock anglais. C’est le même jus que « Jumpin’ Jack Flash » et ça vaut tout l’or du monde. Nouvelle reprise de l’ami Ray avec « I Go To Sleep », une bluette qui devient sérieuse parce qu’elle l’interprète. On retrouve sa pop de haut rang avec « Talk Of The Town », et son chant un brin aristocratique. C’est de la petite pop magique vraiment digne de celle des Beatles. Il faut attendre « Day By Day » pour retrouver le chemin du frisson. Chrissie sait donner de l’élan, de l’épaisseur et une carrure interplanétaire à ses chansons. Elle a tout compris à l’esprit du rock. Sa vision ne souffre d’aucun zonage. Elle conduit sa pop avec l’autorité d’une reine antique. Chrissie est une invaincue. On retrouve l’effarance de sa classe dans « The English Roses », elle y méduse la mélodie, elle pointe le doigt sur l’horizon flamboyant. Sa chanson est d’une beauté surnaturelle. Elle tient tête et se fond en même temps dans la beauté du monde.

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             Changement de personnel pour Learning To Crawl. Deux morts. Chrissie retrouve un guitariste et un bassman. Curieusement, le son reste le même, comme on le voit avec « Middle Of The Road ». C’est encore un hit fantastique - Big diamond ring & silk suits ah c’mon baby - et elle envoie ça avec des yeh-yehh qui en disent long sur l’étendue de sa classe. Et voilà qu’elle roule des r et qu’elle miaule comme cette panthère qui rôde la nuit autour des plantations. Elle fait l’oraison funèbre des deux morts avec « Back On The Chain Gang ». C’est une fois de plus de la pop très haut de gamme, un nouveau hit mondial. Elle y met toute la délicatesse et toute la fermeté d’accent grave dont elle est capable. Belle pop toujours avec « Time The Avenger », on retrouve la même recette. Cette femme emmènerait n’importe quel groupe au paradis. D’ailleurs, on se fout des Pretenders comme de l’an quarante. C’est elle qui fait tout, les compos, la magie du chant, l’ambiance, elle sauve un peu la pop anglaise des années 80. À sa façon, elle a réussi à injecter un vrai shoot d’adrénaline dans le cul flapi de la vieille Angleterre. Nouveau hit planétaire avec « Show Me » - Show me the meaning of the world - qui sonne un peu comme « Kid », mais ça reste magique, pas de problème de ce côté-là. Elle fait ce qu’elle veut de la mélodie, elle la colore, elle l’élève, elle l’éclaire de l’intérieur, elle la vit de l’intérieur, elle touche le firmament du bout des doigts, car elle est une géante. Sur « Thumbelina », on entend beaucoup trop ce pauvre Martin Chambers qui frime depuis le début avec ses rouflaquettes effilées. Ils finissent cet album solide avec un nouveau hit de belle tenue, « 2000 Miles ». En trois albums, Chrissie a aligné dix hits qu’on peut bien qualifier d’intemporels, n’ayons pas peur d’utiliser les grands mots. Alors chapeau bas. En plus, elle a un charme fou. Elle est certainement ce qui est arrivé de mieux à l’Angleterre des années 80.

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             La valse des accompagnateurs se poursuit, comme on le voit avec la parution de l’album Get Close en 1986. On retrouve le même son, et pour nous, c’est tout ce qui compte. C’est bien la preuve que les accompagnateurs de Chrissie sont parfaitement interchangeables, et ce depuis le début. Elle chante toujours avec la même classe et ses paroles éclatent au grand jour - Can this really happen/ In this day and age/ Suddenly to just turn the page/ Like walking on stage my baby - Mais on trouve des morceaux un peu âpres sur cet album, et notamment des horreurs à tendance disco. Tout s’arrange en B avec le « Don’t Get Me Wrong » qui est le hit de l’album - I see neon lights/ Whenever you walk by - Elle emmène ça avec une élégance incomparable. C’est une illustration de ce qu’on appelle la perfection. Par contre, elle massacre « Room Full Of Mirrors ». Elle croyait bien faire en reprenant ce vieux hit psyché de Jimi Hendrix, mais la production des années 80 a transformé ce vœu pieux en massacre à la tronçonneuse.

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             Packed va certainement rester aux yeux de ses fans son album le plus faible. Dommage, car la pochette était réussie. Pour une fois, on pouvait se noyer dans l’intensité brun clair de son regard. Elle amène dans cet album pas mal de beaux balladifs, mais ce sont pour la plupart des resucées de « Talk Of The Town ». On a déjà entendu « Let’s Make A Pact », « Sense Of Purpose » ou « Criminal ». Elle rate encore une cover de Jimi Hendrix, « May This Be Love ». Ça ne fonctionne pas. C’est comme si elle cassait la patte valide d’un canard boiteux. Elle essaie de redorer la pilule du rock avec « Downtown (Akron) » - sa ville natale, mais la messe est dite depuis longtemps. Pour la première fois depuis le début de sa carrière, Chrissie semble perdre de la vitesse.   

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             Sur Last Of The Independents, on retrouve les ingrédients habituels : voix de la reine des nuits de Londres, de cette Américaine qui a coulé tous les rêves de gloire des Anglaises. Chrissie était dix mille fois plus fatale que toutes les reines de Soho réunies. « Hollywood Perfume » reste dans le registre habituel, celui d’un sex-appeal hors normes, épaulé par une belle basse jazzy. Mais c’est un peu trop produit. On est en 1994, sale époque pour le rock. Sur « Night In My Veins », on voit bien que la voix mène la barque. Pur Chrissie. Tout est solide sur ce disque. Tout ne tient que par la voix. C’est une vraie voix, comme chez Esther Phillips. Elle entre dans « Money Talk » par les intestins. Et elle peut aussi monter si haut qu’elle donne le vertige. Elle a ce qu’on appelle un faramineux chien de sa chienne. Il faut voir à quelle altitude elle emmène son Money Talk - to meee ! Avec chaque morceau, elle crée l’événement. Elle est partout, comme le frelon des Andes. Retour à la classe monumentale avec « Revolution », cette beauté formelle qui n’appartient qu’à elle, c’est du chain gang perlé de street slang cult pulp. Elle chante avec le velouté du cuir sur la peau. Son art toucherait le cœur d’un soudard. Look out ! Elle tend le bras - You hear your children sing freedon ! - Impressionnant. « Everymother’s Son » est la berceuse à la mormoille que tout le monde connaît, mais elle amène ça avec tellement de classe qu’on ne peut que s’incliner. Elle fait un hit de « Colours », par la simple force de sa voix. Elle a une façon unique de faire sonner le thing d’everything - Calling to me ah ! - Il faut voir ce qu’elle envoie. « Forever Young » est un balladif qui nous prend au piège. Quelle garce !

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             Paraît ensuite un album live, The Isle Of View, autant dire un festival. Elle joue acoustique, avec des violons. Ça met d’autant plus sa voix en valeur. Elle attaque le set avec « Sense Of Purpose ». Elle grimpe très vite, avec un bel éclat de voix. L’Américaine en impose. C’est du balladif, mais elle y met pas mal de vigueur et de petite hargne. Surprenant, bien foutu et surtout bien chanté. Chrissie tient son cut par la barbichette. Sa petite rogne passe à l’immortalité. Elle nous rend tous dingues de sa voix. Elle peut faite tout ce qu’elle veut, on la suit. Encore du balladif bien enveloppé avec « Chill Factor ». Elle tape dans le haut de gamme et montre qu’elle peut aussi éclater. Belle version acoustique de « Back On The Chain Gang ». Elle gratte ça à l’arpège. Elle règne sur un empire, celui des sens - I’m back oh oh on the chain gang - c’est une purge, un petit moment de magie. Le fait qu’elle joue au coin du feu ravive les pulsions libidinales. C’est une sensuelle, il faut voir comment elle ramène son « ahhhh back on the chain gang ». Avec « Kid », elle redevient la reine moderne de la pop anglaise. Version acoustique de « Brass In Pocket ». Elle se fond dans l’arborescence de la jouissance, sa voix dit la pureté verlainienne du plaisir en toute chose. Elle sait allumer. C’est traité sixties. Elle n’en finit plus de rallumer la chaudière. Elle geint admirablement bien. Et elle continue de rebâtir sa mythologie avec « Lovers Of Today », « I Go To Sleep » et même « Revolution », un peu tarte à la crème, mais elle chante ça divinement bien.

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             Nouveau retour en force avec l’album Viva El Amor. Elle retrouve le mordant des compos d’antan avec « Popstar » - Your baby wants to be a popstar/ Probably just to spite me/ She thinks it’s so easy to get to the top/ But a girl like that, she won’t know where to stop - Quelle niaque ! Elle passe ensuite au beau balladif avec « Human ». Elle redescend dans la soute de la mélodie. La voix, rien que la voix. Elle descend encore plus loin dans les entrailles du balladif avec « From The Heart Down ». S’ensuit une belle pièce, « Nails In The Road » qu’elle fond dans une nappe inattendue. Elle explose quand elle veut. Retour à l’étage des hits monstrueux avec « Who’s Who », encore un fantastique règlement de compte - Your future exists in her shopping lists/ Please call your office - On ne sait pas à qui c’est destiné, mais c’est d’une rare violence. Elle continue de régler ses comptes dans « Baby’ Breath » - The love you have to offer/ Is only baby’s breath - et le pauvre malheureux qui est visé s’en prend plein la gueule - You think you’re wild/ In your designer jeans - Elle en fait de la charpie. Elle le bouffe tout cru. Elle fait ensuite sa Sharon Tandy dans « One More Time » : elle grimpe de façon spectaculaire dans les octaves. Et voilà qu’elle explose le souvenir sacré de Sharon Tandy. Encore une chanson puissante avec « Legalise Me » - oh baby doll - et dans « Samurai », elle parle d’un mec qui entre dans sa chambre et qui se déshabille. Elle continue de cultiver cette forme de sensualité qui évoque celle de Marlene Dietrich. Elle termine l’album sur une autre histoire du cul intitulée « Biker » - You bring the biker out of me oh oh oh.

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             Énorme album que ce Loose Screw paru en 2002. Elle attaque avec « Lie To Me », un gros rock bien tiré des bretelles et doté d’une couenne épaisse. Comme d’habitude, la voix fait tout et derrière on a veillé à ce que le son reste dense et bien carré. Elle reprend sa belle allure mélodique pour « You Know Who Your Friends Are ». Elle donne du champ à sa profondeur de champ. On retrouve le charme de « Talk Of The Town » avec les oh oh oh qui descendent. Elle ressort son timbre de voix fêlée pour « The Losing » et réinstalle sa suprématie dans « Saving Grace ». Beat infernal et voix impériale qu’elle réinstalle dans les hauteurs habituelles. C’est le grand retour de l’émotion chrissique, cette grâce infinie, cette merveilleuse expression développée qu’elle a en commun avec Esther Phillips. On retrouve dans « Saving Grace » la Chrissie qui faisait rêver Londres, la grande prêtresse du rêve rock éveillé. Elle a vraiment cette grandeur en elle, cet éclair malin de la classe supérieure. Et pour finir, surprise de taille avec une reprise de Charles Trénet : « I Wish You Love ». C’est de la pure magie. Elle peut le prendre perché et le chanter tout le long sur le haut de son registre. Surtout, ne commettez pas l’erreur de prendre Chrissie Hynde pour une chanteuse pop à la mode. Elle évolue depuis trente ans dans la cour des grandes.

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             Retour aux affaires en 2008 avec Break Up The Concrete, un album mitigé et mitigeur, où on retrouve bien sûr le chien de la chienne qu’on aime bien et tout particulièrement dans « Boots Of Chinese Plastic » - You look fantastik/ With your boots of Chinese plastik ! - Elle peut se permettre de se moquer des mecs, elle en a largement les moyens. « The Nothing Maker » est aussi une belle pioche, elle chauffe son couplet et joue de son charme vieillissant (n’allez pas voir les dernières images d’elle sur le net, c’est dur - même chose pour Moe Tucker - toute ridée - et Ellie Greenwich - toute bouffie). Bon, mais du moment qu’on a la voix, tout va bien. Quarante ans après ses débuts, elle peut encore miauler d’une voix de chauffarde des barrières. Mais on sent les limites du système avec des morceaux comme « Don’t Cut Your Hair », où le batteur l’oblige un peu à se secouer et elle frôle un peu le ridicule. À un moment, ça ne marche plus. Elle risque de passer pour la mémère qui joue encore les rockeuses, comme le fait le pépère-héros national de la France profonde. Mais d’un autre côté, il faut toujours essayer de suivre les artistes qu’on a vraiment admirés. Ils ne peuvent que réserver de bonnes surprises. Dans « Love’s A Mystery », elle refait son vieux numéro de charme, même tempo que « Talk Of The Town ». Elle n’arrive plus à se renouveler. Elle fait un morceau pornographique avec « The Last Ride » - We take shelter in each other - et on tombe enfin sur une belle pièce, « Almost Perfect ». Elle tente de groover la situation et ça accroche car elle chante dans une ambiance laid-back fabuleuse de douceur traînarde. Voilà le hit de l’album et le retour de la très grande Chrissie. C’est un morceau exceptionnel. Elle traîne dans le vieux groove usé de circonstance. Dommage qu’elle n’ait pas traité tout l’album sur ce registre. Du coup, elle redevient invincible et rayonnante.  

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             JP, Chrissie & the Fairground Boys était annoncé comme une sorte de retour au rock, par le biais d’une entreprise relationnelle métabolique. Malheureusement, l’espèce de JP montré sur la pochette en compagnie de Chrissie ruine tout le travail. On a exactement le même problème avec les albums de Wanda Jackson produits par Jack White, où on se retrouve avec des solos de guitares complètement m’as-tu-vu qui n’ont rien à faire sur un disque de Wanda. Chaque fois qu’il ouvre la bouche pour chanter, ce JP de malheur amène la honte sur l’album. Dommage, car ça partait assez bien, avec « Perfect Lover », où Chrissie sonnait comme une vieille pute avec des descentes de baryton, et « If You Let Me », où elle retrouvait sa vraie voix d’ensorceleuse. On sent toutefois chez elle un besoin de rajeunir en fréquentant des petits frimeurs barbus. « Australia » est une belle pièce de power-pop à l’ancienne qui permet à Chrissie de se déployer, jusqu’au moment où le JP de malheur arrive en braillant et c’est foutu. Quand il ne chante pas, ça va, comme par exemple dans « Misty Valleys », où Chrissie chante divinement. Elle revient au sommet de son art et monte dans les octaves ovipares. Elle redevient la reine de Nubie des bas-fonds londoniens, elle tient la beauté du ciel par la barbichette. On retrouve notre chère vieille Américaine qui a eu cette chance incroyable d’être reconnue par les Anglais pour son seul talent. D’autres morceaux font vomir, à cause du JP de malheur. On implore Chrissie de nous sauver de la médiocrité, comme elle l’a fait toute sa vie. Mais comment a-t-elle pu accepter d’enregistrer un disque avec un tel ringard ? Ah les femmes qu’on croit fortes sont parfois très faibles. « Your Fairground » donne le frisson, même si on entend le JP de malheur derrière - Where does the sun go - la voix est là, Chrissie geint. Ne touchez pas à ce trésor. Encore un hit avec « Never Drink Again », elle y va de bon cœur, c’est envoyé ! Elle embarque ça où elle veut et elle finit l’album sur un coup magique, « Fidelity », qu’elle amène comme elle amenait jadis ses vieux hits, avec un tact et une classe inégalables.

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             Sur la pochette de Stockholm, on la voit poser en gilet cravate, comme si rien n’avait changé depuis 1979. Elle cultive le mythe wildien de l’éternelle jeunesse et elle a raison, car c’est aussi son fonds de commerce, même si elle atteint l’âge canonique de 62 ans. On trouve de belles choses sur cet album qu’elle a fait avec Björn de Peter, Björn & John. Quand on veut la situer dans l’histoire du rock, on parle souvent de rock au féminin, mais il serait plus juste de parler de romantisme, au sens où l’entendait Chateaubriand. Il suffit d’écouter « You Or No One » pour en avoir le cœur net. C’est une nouvelle apologie du romantisme. Elle chante comme une égérie fatale, avec une classe irréprochable. Dans « Dark Sunglasses », on retrouve les envolées généreuses de la grande époque. On sent chez elle l’élancé de la constance et ce goût immuable pour la très grande pop. Elle rejoue les petites rockeuses dans « Down The Wrong Way » (Neil Young joue sur ce morceau). Elle connaît toutes les ficelles, alors pour elle c’est un jeu. Elle parle de pills et de choses interdites. Et ça tient, car elle tient sa voix. Elle rentre dans le lard d’« A Plan Too Far » à l’ancienne mode. Elle sait driver un beat. Elle sort cet accent cassé de la décadence chère à notre jeunesse et envoie son refrain décorer le plafond. Avec « House Of Cards », elle rallume le brasier des vieux hits. C’est la révélation du disque. Elle secoue sa pop et redevient la reine antique du rock anglais. Ah comme nous aimions l’entendre chanter, au temps jadis...

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             Et puis la voilà de retour avec Alone. Pochette coup de poing, Chrissie semble décidée à en découdre, en vieille akroneuse qui se respecte. Précisons que Dan Auerbach produit l’album. Chrissie attaque avec « Alone », un modèle de heavy rock. Elle y module bien sa tension sexuelle - Yeah ! I like it - Elle rejoue de tous ses charmes. On a là l’un de ces rocks classiques et sans histoires qui réchauffent si bien le cœur. Encore un petit coup de stomp avec « Gotta Wait ». Nouvelle preuve de l’existence d’un dieu du rock. Le stomp plaira aux masses, car il est bien sourd. Et le reste de l’album va plus sur le balladif intimiste, qui est quand même le fonds de commerce de notre héroïne. En B, elle profite justement de « Blue Eyed Sky » pour renouer avec son cher intimisme. Elle n’a rien perdu de son charme fatal et de sa présence. « The Man You Are » confirme la tendance au calme. Elle dit à l’homme qu’elle aime qu’elle ne veut ni fleurs, ni bagues, ni promesses. Elle veut juste qu’il soit l’homme qu’il est. Pas mal, n’est-ce pas ? Franchement, ce mec a beaucoup de chance. Ce sont en général les femmes très intelligentes qui demandent ça à leur compagnon. Les autres préfèrent les bagues. Dans « I Hate Myself », elle avoue qu’elle se hait for being jealous et elle boucle avec un balladif suprêmement empirique, « Death Is Not Enough ». Chrissie n’en finit plus d’étendre l’empire de sa mélancolie. La mort n’est rien, elle le sait.  

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             Elle refait surface en 2019 avec le Valve Bone Woe Ensemble et un album du même nom. Dès « How Glad I Am », cette folle s’enfonce dans la classe. Elle fait de cette reprise de Nancy Wilson un fabuleux hit de Soul jazz qu’elle groove à la folie Méricourt. Et tout l’album va rester à ce niveau d’excellence, avec à la suite un hommage à Brian Wilson avec « Caroline No ». Elle jazze la mélodie, elle excède le maximum de ses possibilités. Elle rame dans le limon du groove. Elle passe ensuite à Sinatra avec « I’m A Fool To Want You », elle fait des merveilles révolutionnaires, et derrière, ça joue au Hynde System. On reste dans l’émerveillement avec « I Get Along Without You Very Well », encore un shoot de deep deepy jazz, elle s’y prélasse et atteint des sommets dans l’art de caresser le feeling dans le sens du poil. Elle bascule dans le mythique avec l’« Once I Loved » de Carlos Jobim. Elle se fond dans la magie du Brazil, c’est un miracle d’équilibre interprétatif, elle chante dans son for intérieur. Tout ce qu’elle propose sur cet album est effarant de classe, comme ce heavy groove de jazz, « You Don’t Know What Love Is » qu’elle prend à pleine voix. Elle devient déchirante. Elle tape aussi dans Nick Drake avec « River Man », elle se jette dans le Drake avec tout son sucré de petite chatte. Il faut savoir que Drake met un certain temps à se développer. Elle rend hommage à son ex Ray avec « No Return ». Belle énergie d’anticipation, c’est groové à la trompette de la renommée. Et elle termine avec un clin d’œil à Charles Trenet et « Que Reste-t-il De Nos amours » - Et je pense aux jours lointains - alors elle se demande ce qui reste et ça vire à la démence subliminale, une photoo/ Vieille photoo de ma jeunesse, alors oui, elle y va aux amours fanés, cheveux au vent, que reste-t-il de tout cela, dites-le moi. À travers Chrissie Hynde, tout le génie de Gainsbarre se reflète dans celui de Charles Trenet.

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             Spectaculaire retour en 2020 avec Hate For Sale. Elle nous shake son punk dès le morceau titre d’ouverture de bal, elle chante à la rémona. Le guitar slinger s’appelle James Walbourne. Par contre, Chambers pose un problème : on est plié de rire en le voyant sur la pochette. Il bat tous les records de ridicule du vieux pépère qui veut faire le coq. Elle enchaîne avec un coup de génie intitulé « The Buzz ». Elle fait son business, c’est le même qu’avant, elle est tellement sexy, makes you feel, elle chante au long du fantasme, elle reste the queen of the underground - I can’t get no relief - il n’y a qu’elle pour tourner comme ça autour d’un beat, ahhhh, comme dirait Jean-Pierre Marielle, comme elle est bonne ! Welcome in the fairy sexy world of Chrissie Hynde ! Ils font aussi un reggae qui fonctionne avec « Ligthning Man ». Le vieux Chambers se prend pour un rasta, mais c’est Wilkinson qui fait tout le boulot à la basse. Il pouette à la Jamaïque et Chrissie s’éclate la rate au coin des couplets. Elle est merveilleusement juteuse et juste. Nouveau coup de génie avec « Turf Accountant Daddy », heavy schluff demented, elle te saute dessus comme la nympho de l’immeuble, c’est la reine du rodéo, la gueuse du rock, elle est terrifiante, ça descend dans les catacombes, God comme c’est big ! Elle renoue avec les clameurs vénales de Sonny & Cher. Et ça continue avec « You Can’t Hurt A Fool », elle mène le bal, ferme et déterminée, elle met tout l’album et tous les sens en alerte. Ça navigue encore une fois au plus au niveau de l’état des lieux. Chrissie est celle qu’il te faut. Elle crève l’écran à tout instant. C’est encore elle la commodore avec « I Didn’t Know When To Stop ». Elle te dégringole tout et ça prend feu au premier coup d’harmo. Elle chante comme si elle réglait ses comptes. Tout sur cet album est puissant. Elle revient au junkie walk dans « Junkie Walk », elle n’en démord pas - When you walk the junkie walk - et ça bascule dans l’enfer du paradis - Every junkie has to die - Et puis on la voit monter le chant d’un ton dans « Didn’t Want To Be This Lonely ». C’est donc elle la reine. Il faut s’en souvenir. Elle chantera jusqu’au bout. 

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             Retour aux affaires en 2021 avec un hommage à Dylan : Chrissie Hynde Sings Bob Dylan. Standing In The Dorway. Elle ne choisit pas les cuts les plus connus. Elle sort «You’re A Big Girl Now» de Blood On The Tracks et le tape au big Bob. Elle l’allume bien, elle réactualise d’une certaine façon la magie dylanesque. L’autre cover magique est celle de «Love Minus Zero/No Limit» tiré de Bringing It All Back Home. Pur jus de grande époque. Elle tape dans le cœur battant du mythe - The bridge at midnight trembles/ The country doctor rambles - Mais elle fait des choix de cuts plus obscurs, comme le morceau titre, tiré de Time Out Of Mind. Elle y ramène tout le chien de sa chienne et le diable sait qu’elle n’en manque pas. Elle va plus dans la harangue avec «Sweetheart Like You» tiré d’Infidels. Elle y va à la bavache, beaucoup de texte, mais elle capte bien la mélodie chant. Elle sait cultiver le climax dylanex. Son «Blind Willie McTell» est tiré des Bootleg Series et devait figurer sur Infidels, nous dit la légende de la Mer Morte. C’est monté sur le fil mélodique d’«House Of The Rising Sun». Même balancement de vagues. Elle n’en finit plus de finasser. Elle a des choix très pointus. Bob doit être fier d’écouter ça. Elle est chaude, intime. Elle termine avec «Every Grain Of Sand» qu’elle tire de Shot Of Love. Mais il ne faudrait pas que ça dure trois heures.

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             Et pouf, elle repart à la conquête des charts avec un nouvel album des Pretenders, l’excellent Relentless. Boom dès «Losing My Sense Of Taste». Elle émerge d’un épais bouillon. Plus elle vieillit et plus elle rocke. Elle démarre l’album en mode rentre-dedans, avec cette façon géniale qu’elle a conduire la mélodie chant à travers le funnel of love. Il pleut du feu dans cette purée. Elle retrouve ses accents de prune offerte, mais avec une sensualité unique. Il faut attendre un peu pour voir arriver les coups de génie. Le premier s’appelle «Merry Widow». C’est un peu comme si elle écrasait son champignon - I’m a divorcee/ I’m a merry widow - elle éclate dans le rayonnement latéral d’accords de Blade Runner. Elle reste merveilleusement présente dans l’éclat de ses chansons. Elle retrouve sa voix de chef de meute pour «Let The Sun Come In», sa voix ne change pas, toujours aussi pure et juste - We don’t have to get fat/ To get old - Son grain de voix te transperce le cœur. Et puis voilà la pop magique de «Just Let It Go». Elle a du génie, il faut bien l’admettre. «Just Let it Go» est l’illustration parfaite du power suprême de Chrissie Hynde. Elle revient au wild rockalama avec «Vainglorious» et elle termine avec «I Think About You Daily», elle sait rester merveilleusement intime sans l’être. Cette femme est un épais mystère, et elle nous plonge une fois de plus dans sa magie. 

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             L’idéal pour conclure serait de visionner Alone With Chrissie Hynde, un portrait documentaire balladif signé Nicola Roberts. Pas de témoignages, Chrissie préfère gérer ça à sa manière, ce qu’elle appelle glander. Alors elle nous emmène faire un tour à Paris où visiblement elle possède un appart. Elle y achète des T-shirts Elvis et des fringues. Elle profite de la balade pour faire l’apologie de la solitude - Be yourself all the time - et de la classe. Elle cite comme exemples David Johansen, Johnny Thunders, Charlie Sexton, Bob Dylan et Amy Whinehouse. Pas facile pour un film d’entrer dans la vie d’une femme aussi classe. Puis elle nous emmène à West London où elle possède un autre appart - I’m a bit of a loner - Elle peint et indique que la solitude is a luxury. On la voit jouer dans un club avec les nouveaux Pretenders et répondre à une interview. Elle est très directe. Alpaguée sur le féminisme et les vegans, elle répond qu’elle don’t give a fuck et ajoute avec toute la morgue dont elle est capable un fuck off retentissant. Nicola Roberts fait là le portrait d’une femme indépendante et complètement libre. Elle adore les parcs à Londres et les forêts d’Akron, elle adore partir en tournée et dormir dans des bus. Elle préfère les chambres d’hôtels à sa chambre à Paris ou à Londres. Alors évidemment, on n’échappe pas au plan avec Dan Auerbach, histoire de rappeler qu’il a produit l’album du même nom, Alone. Ce mec ne rate pas une seule occasion de faire sa petite promo à la mormoille. Il fait écouter Lazy Lester et Slim Harpo à Chrissie, comme si elle ne les connaissait pas ! Quel prétentieux ! Elle revient à son thème de prédilection, la solitude, et explique qu’il faut faire de son mieux avec ce qu’on a. Elle fait un tour au Boogaloo, a North London pub, pour chanter un cut avec Mother’s Little Helper, un trio rockab. La seule allusion au passé est Sid & Nancy qu’elle va voir au cinéma. Elle dit qu’il lui aura fallu 35 ans de recul pour voir ça. Elle rend aussi hommage à Tim Buckley qu’elle écoutait quand elle avait 17 ans. La balade à Akron est le moment fort du film. Elle emmène la caméra dans le centre commercial où elle travaillait quand elle était ado, puis dans la rue où elle a grandi, puis dans la forêt locale et enfin dans un cimetière. Par contre, rien sur Robert, rien sur Ray, rien sur Sex, rien sur ses enfants. Les fans sont gâtés car le DVD propose en bonus un concert des Pretenders filmé en 1981 au Rockpalast, et bien sûr, Chrissie monte au firmament des rock chicks, comme elle dit.

    Signé : Cazengler, Chrissy Dinde

    Pretenders. Pretenders. Real Records 1979

    Pretenders. Pretenders II. Real Records 1981

    Pretenders. Learning To Crawl. Real Records 1984

    Pretenders. Get Close. WEA Records 1986

    Pretenders. Packed. WEA Records 1990

    Pretenders. Last Of The Independents. WEA Records 1994

    Pretenders. The Isle Of View. WEA Records 1995

    Pretenders. Viva El Amor. Warner Bros. Records 1999

    Pretenders. Loose Screw. Artemis Records 2002

    Pretenders. Break Up The Concrete. Rhino Records 2008

    Pretenders. The Singles Collection. WEA Records 1987

    JP, Chrissie & the Fairground Boys. Fidelity. Rocket Science 2010

    Chrissie Hynde. Stockholm. Caroline Records 2014

    Pretenders. Alone. BMG 2016

    Chrissie Hynde With The Valve Bone Woe Ensemble. Valve Bone Woe. BMG 2019

    Pretenders. Hate For Sale. BMG 2020

    Chrissie Hynde Sings Bob Dylan. Standing In The Dorway. BMG 2021

    Pretenders. Relentless. Parlophone 2023

    Nicola Roberts. Alone With Chrissie Hynde. DVD 2018

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    Mojo #247 - June 2014. The Great Pretender by Jill Furmanonsky

    Chrissie Hynde. Reckless. Ebury Press 2015

     

     

    Larkin Poe taux roses

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             C’est le genre de concert qu’on dit incertain. Une façon de dire qu’on y va à reculons. Mais comme on n’est jamais à l’abri d’une bonne surprise, on passe le reculons en marche arrière, donc on avance, mais à reculons. Dans la vie, il faut avancer, sinon on recule. Essaye le reculons en marche arrière, tu verras c’est marrant.

             Trêve de balivernes. Pourquoi tant d’aprioris ? Tout bêtement parce que Larkin Poe est catalogué American roots rock. Originaires d’Atlanta, les deux sœurs Lovell sont maintenant installées à Nashville, ce qui veut bien dire ce que ça veut dire : nous voilà au cœur du rock US plan-plan, celui qu’on qualifiait autrefois de Southern rock, un rock typiquement américain et dont les figures de proue furent Lynyrd Skynyrd, Marshall Tucker Band, Molly Hatchet et Black Oak Arkansas. Ennui garanti à 100%. On fuyait tous ces albums comme la peste, de la même façon qu’on fuyait ceux des mauvais groupes de hard-rock anglais. On ne va pas re-citer de noms, inutile de gâcher de la place.

             Revenons à nos moutonnes, les sœurs Lovell. Le risque d’ennui est certain, mais assumé. On y va en plus avec les oreilles vierges. Pas d’écoute préalable. Ce sera à prendre ou à laisser. Take it or leave it. Bien évidemment, le groupe qui assure la première partie est dans la veine American roots rock. Il s’appelle Sheepdog. Ce sont des Canadiens déguisés en Allman Brothers Band. Jolie collection de clichés. Voici quelques années, ils jouaient en première partie des Rival Sons. On a quitté la salle au bout de deux cuts. Solide sur scène mais sans surprise. Tout repose sur la férocité du soliste. Mais qui va aller écouter ça aujourd’hui ? Ils doivent très bien savoir qu’ils sont hors du temps et que leur rock seventies vieillit mal, même si le soliste est bon. Sur le moment, on éprouve un certain malaise. On se demande vraiment ce qu’on fout là. Où est passé l’avenir du rock ? Malaise d’autant plus aigu qu’on relisait ces derniers jours les chroniques de Mick Farren parues dans le NME et dans d’autres canards, et certaines d’entre-elles ne vieillissent pas très bien non plus, à cause du traitement de l’actualité politique d’une autre époque. Farren est très politique et l’actu politique d’une autre époque est ce qui vieillit le plus mal. S’immerger dans le passé peut parfois s’avérer périlleux. Même sentiment de désuétude à la revoyure, voici quelques jours, du film que Les Blank a tourné sur Leon Russell : A Poem Is A Naked Person. Trop complaisant. Tout le monde ne s’appelle pas Abel Ferrara. Sheepdog + Farren + Tonton Leon, tout cela ne s’entrelace pas très bien. Ce malaise révèle en fait un besoin toujours plus pressant d’avenir.

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             Et soudain, elles déboulent sur scène, entièrement vêtues de blanc. Virginales et plutôt sexy. Rebecca Lovell chante et gratte une Strato blanche, sa grande sœur Megan gratte une lapsteel. Elles sont tout bonnement adorables. Elles jouent en face à face et dégagent une énergie fabuleuse. Un gros beurreman black et un bassman blanc vêtu d’une combinaison blanche les accompagnent. Tous les aprioris volent en éclats : elles s’imposent avec un rock solide et une réelle fraîcheur de ton.

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    On craque pour le sourire de Rebecca, mais aussi pour son corps parfait. Elle ramène tout le chien de sa petite chienne, ouaf ouaf, elle a des mouvements du buste qui ne trompent pas sur ses intentions, elle a une vraie dégaine de real rock’n’roll animal. Elles échappent au piège du roots rock pour faire du Larkin, et ça marche. Rebecca forever ! Sa frangine passe des solo de slide assez diaboliques et elle a une façon de hocher la tête qui montre qu’elle rocke pour de vrai. Tu sens tes naseaux frémir. C’est quasiment une révélation. Elles concentrent tout le power et suscitent une réelle émotion. Elles sont parfaitement au point.

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    Rebecca établit un vrai contact avec le public, elle a du métier. On sent qu’elle adore la scène. Elle jubile. Elle indique à un moment que Megan et elle font le groupe depuis 18 ans. Le premier cut du set et le dernier sont de véritables killer cuts. Après enquête, on saura qu’il s’agit de «Strike Gold» et «Bolt Cutters & Family Name», tirés de leur dernier album Blood Harmony. On reconnaît aussi au passage une cover du «Jessica» d’Allman Brothers Band, et une version acoustique du «Crocodile Rock» d’Elton John. On voit le corbeau d’Edgar Poe sur la grosse caisse, mais après enquête, il apparaît que Larkin Poe est le nom de leur ancêtre. Rien à voir avec Edgar Poe. Dommage.

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    Elles rendent hommage à leur façon à deux géants disparus : Ray Charles avec «Georgia Off My Mind» et Screamin’ Jay Hawkins avec «Bad Spell». Dommage qu’elles n’aient pas tapé des covers de ces deux vieux cadors. Le blues qu’elles tapent en cœur de set est une cover du «Preachin’ Blues» de Son House, qu’on va d’ailleurs retrouver avec d’autres jolies choses sur Peach. On ne se lasse plus du ravissant sourire complice de Rebecca Lovell et de son feeling.  

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             Alors on va faire une razzia au merch. On en ramasse trois : Venom & Faith, Self-Made Man et Blood Harmony.

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    On retrouve effectivement les deux killer cuts pré-cités, «Strike Gold» et «Bolt Cutters & Family Name». Ils tournent comme sur des roulettes. Bim bam boom ! «Strike Gold» stompe le boogie rock. Idéal pour lancer un set. Ça ne fait pas un pli, c’est extravagant d’énergie et même un brin glammy par le stomp et les ouh ouh ouh. Elles raflent la mise avec les deux doigts dans le nez. Même topo avec «Bolt Cutters & Family Name», un cut amené sous le boisseau et conçu pour exploser. Et ça explose encore sur la base d’un stomping stomp. Leur péché mignon, c’est le stomp, avec comme cerise sur le gâtö la voix de Reb. Hard to beat ! C’est un album incroyablement abouti. On y retrouve encore le «Bad Spell» d’hommage à Screamin’ Jay, Reb l’attaque à l’heavy disto, on se croirait chez le Vanilla Fudge. Elle charge bien sa barcasse, mais d’un certain côté, ça reste sans surprise, même avec son ravissant sourire. S’ensuit le coucou à Ray du cul, «Georgia Off My Mind», très boogie rock, Reb chante ça à la revoyure. Sur l’album, le «Southern Comfort» passe mieux que sur scène. Les frangines ramènent leur grosse patate dans «Summertime Sunset». Reb sait claquer un beignet derrière les oreilles, avec des effets de chat perché demented. Elle est absolument parfaite, personne ne peut lui résister, surtout quand elle sourit. Et Meg viole toutes les conventions à coups de slide, elles sont bien meilleures que tous ces groupes de gros poilus qui ont encombré les hit-parades depuis cinquante ans. Elles sonnent comme l’artefact de l’apanage, elles jouent à la coulée d’or, l’Athanor dégueule, Reb & Meg rockent l’Amérique. Tu ne t’ennuies pas sur cet album. Reb pourrait bien être une petite superstar. 

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             Quand on remonte dans le temps, la qualité s’en ressent. Malgré sa jolie pochette, Venom & Faith n’est pas un album indispensable. Elles proposent un rock classique et sans surprise, même si Reb est déjà une battante. Elles restent bien dans la ligne du parti. On peut dire ce qu’on veut, mais ça reste incroyablement bien foutu. «Mississippi» sonne comme une image d’Épinal. On voit Reb remonter le courant du fleuve au yeah yeah dans «California King» et le cut sauveur d’album s’appelle «Blue Ridge Mountain» qu’elles reprennent d’ailleurs sur scène. Joli stomp, c’est à ça qu’on le reconnaît. Reb est bonne. «Ain’t Gonna Cry» est plus heavy, elle ne va pas pleurer, oh la la ce n’est pas le genre et voilà que la malheureuse s’aventure sur un terrain miné avec «Hard Time Killer Floor Blues», le terrain de Wolf. Elle n’aurait jamais dû s’attaquer à ça. La voix de Reb dans l’abattoir ne passe pas. Aucune crédibilité. Avec Hard Time, on parle de choses sérieuses. Ce n’est pas une amusette. Évidemment Meg se fend d’un solo de lapsteel les pieds dans une mare de sang. C’est insupportable. Elles bouclent avec «Good & Gone», un blues blanc bien stompé. Reb chante comme une crack, alors effectivement, tu peux tenter le coup sur 5 albums.

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             Avec Self-Made Man, Reb & Meb s’en sortent les deux doigts dans le nez. Très bel album solidement parfumé de blues-rock, généreux, bien produit. S’y niche un sacré coup de génie, le bien nommé «Tears Of Gold To Blue». C’est un fabuleux hommage à Elvis - Tupelo rest my Soul - Hit bien senti - Tupelo rock & roll/ Sing in the kitchen - Meg l’illumine au lapsteel de back in the days gone by. Quelle surprise ! Elles vont encore faire un tour au bord du fleuve avec «Back Down South». Meg t’infecte ça vite fait de slide dévorante. Elles sont vraiment très bien. Même si ça reste du sans surprise, on ne s’ennuie pas une seule seconde. Leur «Keep Diggin’» est assez fin, gorgé de blues rock - Oh the rumor - Elles font l’album du fleuve. Encore du blues de référence avec «God Moves On The Water», puissant, gorgé de slide et de beat tribal. Pas facile de créer l’événement dans un genre aussi roboratif. Petit crochet par la morale avec «Ex-Con», cette histoire de taulaurd rentré dans le rang. Il a fait son temps, but now the time has come for me to get back in my mama’s good grace.

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             Peach est encore un bel album de blues-rock et même d’heavy blues du fleuve, ah elles adorent le fleuve, les Nashvillaises d’adoption. Elles tapent dans les vieux coucous comme «Come On In My Kitchen», «Black Betty» et tout le saint-frusquin du bam balam, elles y vont de bon cœur, elles tapent même dans le «Preachin’ Blues» de Son House - I wanna get me some religion - Elles s’amusent bien avec le vieux Son. Reb tape «Freedom» à la saturation du beat, combine connue et pratiquée par tous les défenseurs de la cause du peuple. Reb est excellente dans son rôle de mère courage. Elles ont tout le son du fleuve électrique. C’est devenu leur pré carré. Le hit de l’album s’appelle «Cast ‘Em Out», heavy boogie rock qui renvoie à Nashville Pussy. Avec «John The Revelator», elles font un peu main basse sur le mystère qui appartient  aux noirs. Cet album finit par ressembler à un hold-up. Elles développent une puissance énorme avec «Wanted Woman-AC/DC». Ça chevrote dans les tubulures. Ça vibre de partout dans la carlingue. Elles te rockent le boat vite fait. On se croirait une fois encore chez Nashville Pussy. Même genre de dévolu jeté par-dessus la jambe. Elles terminent ce petit tour au bord du fleuve avec «Tom Devil». Elles se prennent vraiment pour des négresses, elles tapent dans le chain gang beat, ce qui peut laisser perplexe. Les frangines font main basse sur un imaginaire trempé de sueur, de sang et d’horreur. Mais comment les blancs osent-ils se comporter ainsi, en faisant du blé sur le dos de l’art nègre ?

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             Kindred Spirits est le genre d’album quitte ou double : si tu l’écoutes avant d’aller au concert, tu ne vas pas au concert. Donc écoute-le après. Le truc qui cloche sur cet album de reprises, c’est précisément le choix des reprises. Il ne faut jamais oublier que l’Américain moyen écoute pas mal de daube. Dans le choix des sœurs Lovell, on tombe sur les noms de Phil Collins, d’Elton John et de Derek & The Dominoes. Normalement, tu t’enfuis en courant. Elles reprennent d’ailleurs de «Crocodile Rock» d’Elton John sur scène. En soi, ce n’est pas un si mauvais cut, c’est la personne d’Elton John qui pose un problème. On se souvient tous de ses atroces interviews de cocaïnomane dans le NME. Kindred Spirits, c’est un peu comme si les sœurs Lovell avaient raté leur exam. Elles massacrent le «Rockin’ In The Free World» du vieux Young et le «Devil In Disguise» d’Elvis. Versions ralenties. C’est un désastre. Elles font une cover nashvillaise de «Nights In White Satin». Pas terrible. Le seul cut qu’on sauve et une belle version de «Who Do You Love» grattée à coups d’acou. Mais c’est uniquement parce qu’on les aime bien.

    Signé : Cazengler, Larkin Pot de chambre

    Larkin Poe. Le 106. Rouen (76). 14 octobre 2023

    Larkin Poe. Peach. Tricki-Woo Records 2017

    Larkin Poe. Venom & Faith. Tricki-Woo Records 2018

    Larkin Poe. Self-Made Man. Tricki-Woo Records 2020

    Larkin Poe. Kindred Spirits. Tricki-Woo Records 2020

    Larkin Poe. Blood Harmony. Tricki-Woo Records 2022

     

     

    L’avenir du rock

    - Rumer veille (au grain)

             Son panier au bras, l’avenir du rock s’en va faire ses courses. Il descend la rue Saint-Martial et arrivé sur la place Notre Dame, il enfile les arcades pour entrer chez son charcutier préféré, Pradine, grand tripouteur de saucisses sèches archi-sèches. Prince de la faconde, Pradine sait recevoir ses clients :

             — Comment allez-vous bien, avenil du lock, pal ce beau joul de plintemps ?

             — Bien et même fort bien, monsieur Pradine. Une faim de loup, voyez-vous, m’amène chez vous. Woouuuh-ooouuuuuuuuuh ! Qu’avez-vous à me proposer aujourd’hui ?

             — Un bougalou taillé dans la bavette d’un blun-café d’Aublac et fumé à la poutle dans l’œil, vous allez me maudile, avenil du lock, car vous ne poullez plus vous en passer, ha ha ha ha !

             Pradine sort de sa glacière en céramique un quartier de bœuf extrêmement odorant, et de ses petits doigts boudinés, il entreprend d’en tailler deux belles tranches, flic flac, avec ces virevoltes de gestes vifs transmis de génération en génération, depuis la nuit des temps. Il s’essuie les mains sur son vieux tablier gris-bleu, s’empare du crayon coincé sur l’oreille et écrit le prix sur le papier gras où ont atterri les deux belles tranches palpitantes.

             — Vous felez passer ce bougalou avec un Malcillac, je vous lecommande ce clu, un Moulia des familles, vous m’en dilez des nouvelles, avenil du lock, ha ha ha ha !

             — Mettez-moi aussi des fritons, monsieur Pradine, j’en ai les narines qui en frétillent d’avance...

             — Ah vous me faites plaisil, avenil du lock, vous êtes un fin goulmet. La lecette que j’utilise poul pétlile mes flitons vient de mon gland-pèle Célestin, ses flitons étaient lenommés dans toute le Louergue voyez-vous, l’alchevêque envoyait sa selvante chaque lundi quélil une boullasse lemplie de flitons bien flais, ha ha ha ha !

             — Et quel est donc ce plat de boules qui me fait de l’œil ?

             — Ah, vous n’avez pas les yeux au fond de votle poche, avenil du lock, ha ha ha ha ! C’est la pansette de Gelzat voyez-vous, glillée ou en papillottes de Padilac, elle fela votle délice, c’est un plat de plince à Cassaniouze, voyez-vous...

             — Cassaniouze ? Voulez-vous parler de la mine de Cassaniouze ?

             — Paldi, oui, la mine de Cassaniouze, ha ha ha ha !

      

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             Monsieur Pradine ne sait probablement pas que Tardi et Christin plantèrent le décor de Rumeurs sur le Rouergue à Cassaniouze, et pour rester dans l’univers de la bonne gamelle et de la fête au palais, passons de la Rumeur à la Rumer. Monsieur Pradine te dirait que Rumer, c’est «la délectation galantie». Cette jeune femme d’origine pakistanaise s’appelle en réalité Sarah Joyce. Miraculeusement, elle reprend le flambeau d’une tradition, celle de la grande pop au féminin, jadis illustrée par Jackie DeShannon, Dusty chérie, Dionne la lionne et Karen Carpenter.

             Dans un vieux Mojo, Andy Fyfe s’interrogeait sur ce qui faisait la grandeur de Rumer. «L’évidence numéro 1», nous dit-il, est la voix, une voix qu’il rapproche de celle de Karen Carpenter, and the limitless love for all things ‘70s, oui, une passion pour le son des seventies. Fyfe ajoute que Rumer has both the voice and her emotional baggage, mais elle n’est pas une victime, comme Karen Carpenter, qui devint anorexique et qui en mourut. Toujours dans Mojo, Lois Wilson rappelle qu’un jour de 2010, Rumer reçut un étrange coup de fil : Burt Bacharach, alors âgé de 82 ans, désirait la rencontrer car il avait craqué sur une chanson intitulée «Slow». Burt voulait savoir si Rumer était d’accord pour venir chanter chez lui. Alors, nous dit Lois, Rumer éclata en pleurs, car recevoir un appel de Burt, c’est un don de Dieu. Et un mois plus tard, elle débarque chez Burt à Malibu.

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             Burt ne s’était pas trompé. On trouve chez Rumer tout ce qui fit la grandeur de Carole King, d’Aretha et de Dionne la lionne - The perfect balance between effusion and restraint, ruminating on love, loss, death and rebirth - The seasons of the soul - C’est-à-dire le titre du premier album auquel Mojo attribue le rarissime 5 étoiles. Seasons Of My Soul est en effet un album miraculeux. Rumer t’embarque dès l’«Am I Forgiven» d’ouverture de bal, une pop très Jimmy Webb, très Bacharach, can we begin again, on s’amourache aussi sec. Le «Blackbird» qu’on entend vers la fin n’est pas celui de Lennon, non, elle compose tout, elle travaille sa pop au hideaway - Now there’s a blackbird singing - Comme le montre «On My Way Home», elle est capable de merveilles, elle attaque au full of sorrow - Now I hear you say/ It’s time to walk away - Elle termine avec une compo du grand David Gates, «Goodbye Girl», elle atteint au genius à coups de let me tell you goodbye. Le «Slow» qui a tapé dans l’œil de Burt est un fantastique balladif de dérive adriatique. Elle charge toutes ses ambiances et celle de «Take Me As I Am» en particulier - Don’t tell me it’s alrigh/ It’ll never be alright - Elle chante à l’intimisme déferlant et produit une beauté surnaturelle. Puis elle atteint au mythe avec «Aretha» - I got Aretha in the morning - Elle rend hommage - I got the blues/ In springtime/ Baby you got the words - Elle se fond dans Aretha. Plus loin, elle tape son «Saving Grace» au groove pépère, comme Croz, elle l’ultra-chante. Pour l’avenir du rock, c’est du gâtö, mais pas n’importe quel gâtö : de la fouasse.

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             Deux ans plus tard paraît Boys Don’t Cry. C’est un album de reprises triées sur le volet. Elle démarre sur le mythique «PF Sloan» de Jimmy Webb. Elle l’enchante littéralement. Elle enchaîne avec l’«It Could Be The First Day» de Croz. Attention, magie ! Elle est heavy on the (magic) beat. Elle passe à Todd Rundgren avec «Be Nice To Me» et reste dans la magie pure. Elle renvoie Laura Nyro dans les bras de Todd via sa passion, ça bascule dans la bénédiction extravagante, elle se fond dans le jazz groove de pop évasive. Ce choix de reprises n’en finit plus de l’honorer. Elle rentre dans chacune d’elles à la passion consommée, comme le montre encore ce «Travelin’ Boy» de Paul Williams. Tranquille et magnifique à la fois, et elle enchaîne avec le «Soulsville» d’Isaac, elle le tape au groove de feeling pur, elle chante tout à la dentelle de Calais. Elle tape un peu plus loin dans le «Sara Smile» d’Hall & Oates, mais elle le prend au heavy soft. Elle atteint avec cet album des hauteurs inexplorées, surtout quand elle tape dans des auteurs pas très évidents comme Townes Van Zandt («Flyin’ Shoes»), elle en fait son affaire. Même chose avec l’«Home Thoughts From Abroad» de Clifford T. Ward, un auteur britannique que tout le monde a oublié, elle en fait une œuvre d’art - I miss you/ I really do - et ça monte encore d’un cran avec le mythical «Just For A Moment» de Ron Wood & Ronnie Lane. En plus, elle ramène toutes les pochettes d’albums dans le booklet. Rumer + Plonk Lane = magie pure. L’équation fatale. Elle l’éclate dans le canyon, elle tombe dans les bras d’un immense compositeur, on la sent amoureuse de Plonk car elle chante de tout son être, avec des surélévations extraordinaires. Ça continue d’évoluer avec le «Brave Awakening» de Terry Reid. Elle retombe dans les bras d’un autre géant. Elle s’y fond et on découvre l’incroyable vulnérabilité de Rumer. Elle se plonge dans le destin des géants de la pop anglaise, il faut la voir allumer l’art supérieur de Terry Reid, elle chante de toutes ses forces et elle finit par décoller, par flotter dans la stratosphère, elle est stupéfiante.   

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             On retrouve la merveilleuse rumeur de Rumer dans Into Color, un album paru en 2014. Après un départ en mode diskoïdal, elle revient à la chanson avec un «Reach Out» digne de Burt, qu’elle chante d’une voix chaleureuse - Why don’t you reach out and touch me in the dark - et elle passe au balladif de latence orchestrale avec «You Just Don’t Know People». C’est elle qui compose mais on la sent influencée par Burt - Take a little walk in the sunshine - Elle n’en finit plus de rayonner - Most people are kind - Elle se paye même des arrangements de trompettes, comme souvent chez Burt. Elle attaque «Baby Come Back To Bed» comme un hit de Marvin, c’est l’apanage du romantisme, elle tente de le ramener - Baby come back to bed/ Don’t tell me there’s somewhere else/ In the world you would rather be/ But here with me - Elle rebondit sur le somewhere else in the world. C’est tellement puissant qu’on y revient. Rumer donne là une grande leçon de tendresse, elle a hérité de toute la magie de Burt. Elle n’en finit plus de grandir, cut après cut. «Play Your Guitar» est l’un de ses plus beaux grooves - Don’t give up/ We need your love - C’est encore de la magie pure - They’re trying to break us down/ We need your love - Elle est héroïque - Can’t you see this is war - Cet album est une caverne d’Ali-Baba, elle tartine son «Sam» au will you hold my hand tonight. Pour «Pizza And Pinball», elle passe en mode good time music, comme Jackie DeShannon, elle y va au go clickety-clack, elle rocke les mots dans le fleuve de sa pop enchantée - It’s a beautiful day/ Let’s go outside and play - Et avec «I Am Blessed», elle monte son chant au sommet du feel de cristal, elle est éberluée par ce qu’elle découvre - Love can be found in this world - Alors elle en fait sa renommée.     

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             Deux ans plus tard paraît (enfin) un hommage à Burt : This Girl’s In Love (A Bacharach & David Songbook). Quand on connaît les albums de Dionne la lionne et les reprises de ces géantes que sont Jackie DeShannon et Dusty chérie, on se dit que la messe est dite depuis un bon bail, mais on se trompe. Car Rumer ré-interprète tous ces hits parfaits pour en faire du mythe pur. Si on cherche le pur mythe pop, c’est là, à commencer par sa version de «The Look Of Love». C’est marrant car la blancheur de Rumer tranche avec le black groove de la lionne, mais la torpeur latente engage les mêmes légions de frissons dans le combat des Thermopyles épidermiques : belle présence, grâce infinie, accents poignants et descentes aux graves, tout est là. Deux autres reprises mythiques, «Walk On By» et «This Girl’s In Love With You», sont rassemblées vers la fin. Avec «Walk On By», Rumer tape dans l’intapable, alors elle y va doucement, au walk on by, les petits coups de trompettes sont là, elle y va au when you say goodbye et ça marche. Elle reste dans le cercle magique avec «This Girl’s In Love With You» et Burt chante l’intro. Oui, le vieux Burt ! Il chante au feeling de vieux prince - I need your love/ I want your love - Avec «One Less Bell To Answer», elle se fond si bien dans la dignité de Burt qu’elle en devient irréelle, elle passe sans ambages à la clameur supérieure quand ça lui chante. Elle travaille son Burt au corps, c’est le principe même du Burt, c’est une pop pleine de dynamiques, ça bouge constamment. Et elle rebascule dans la magie avec «(They Long To Be) Close To You». Elle y va toute seule avec un pianiste - Why do stars fall from the sky - C’est tellement puissant. Elle nous fait le coup de la reprise de génie pur, elle la travaille à la féminine attentive, elle chante à la sensibilité extrême - Cause like me/ They long to be close to you - Elle prend aussi «You’ll Never Get To Heaven (If You Break My Heart)» à la materneuse, elle vise le soft, mais le soft puissant, pas le petit soft à la mormoille. Puis on la voit se frayer un chemin vers le sommet de la mélodie dans «Land Of Make Believe». Elle joue avec le ballon de Burt au soleil du paradis, elle le travaille à la pointe de la glotte comme l’otarie joue avec son ballon, superbe Rumer lumineuse, elle est ivre de Rumer power et elle s’écroule à la renverse. Elle adore tellement Burt qu’elle en perd l’équilibre. Elle s’enivre encore des évidences bachariennes : «What The World Needs Now Is Love» et «A House Is Not A Home». On sort de cet album complètement sonné.

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             C’est dur à dire, mais Nashville Tears - The Songs Of Hugh Prestwood déçoit considérablement. Elle garde pourtant le sens des attaques à la Fred Neil. En fait, on arrive la bouche en cœur, pensant que Rumer va nous gaver de miracles comme elle l’a fait avec ses premiers albums, mais ce n’est pas le cas. On sauve «Ghost In This House» pour sa beauté formelle à la Mickey Newbury. Elle épouse la mélodie de Prestwood, mais le problème c’est que Prestwood n’est pas un grand compositeur. Ses balladifs country suscitent un léger ennui. On préfère la Rumer de Burt. Du coup la pauvre Rumer se trouve écartelée entre son génie vocal et la pauvreté de cette country passe-partout. Elle essaye pourtant de la chauffer («Starcrossed Hanger Of The Moon» et «The Song Remembers When»), où elle semble allumer l’intimité.

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             On retrouve tous ses gros hits sur Live From Lafayette paru en 2021, à commencer par l’infernal «Aretha» - I got Aretha/ In the morning aw yeah/ I got the blues/ In springtime - Quel hommage, il est encore plus vibrant en live qu’en studio - Oh Aretha/ I just don’t wanna go to school - Elle chante avec tout le power d’I got the blues in springtime. Encore une merveille avec «Play Your Guitar» - Don’t give up/ We need your love - Elle l’attaque au groove de music people in the city, elle est complètement black dans sa blancheur, cette façon qu’elle a de groover son just play your guitar. Merveille absolue ! On retrouve aussi l’excellent «Pizza & Pinball» - It’s a beautiful day/ let’s go outside  - Avec ce clickety clac clac qu’on trouve aussi chez Jackie DeShannon («Brighton Hill»). Elle swingue le jazz. Elle fait aussi une cover spectaculaire du «Sara Smile» d’Hall & Oates qu’elle reprenait déjà sur Boys Don’t Cry. Autre cover de choc : «Love Is The Answer» de Todd Rungren qu’elle chante à la voix de rêve, à l’assaut charnel de shine on babe. Les chœurs d’hommes fendent la bise. Pure Rumerveille. Son grand hit est probablement «You Just Don’t Know People» tiré lui aussi d’Into Colour, elle l’attaque bille en tête au take a little walk in the sunshine, c’est du heavy genius comme on l’a déjà dit. Toutes ses chansons sont puissantes, elle navigue au long cours mélodique, avec la voix qui va. «Take Me As I Am» est tiré de son premier album et elle irradie - Don’t tell me it’s alright - Elle ne veut pas d’embrouilles, elle exige la franchise, elle chante au sommet du feel, comme elle chante à la ramasse du génie vocal («Learning How To Love»). Son chant devient de l’art pur.

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             Oh ! Vient de paraître un B Sides & Rarities Vol. 2 ! On y va ? On y va ! La surprise vient d’un cover des Bee Gees, «How Deep Is Your Love», un cut languide qu’on a tellement détesté à l’époque. Mais Rumer en fait un lagon dans lequel on entre avec elle. Alarmante de beauté, elle ramène toute sa Soul pour en faire un coup de génie, elle retravaille la mélodie à sa façon, au care for you/ And you want to show me how deep is your love. C’est l’une des love songs ultimes. Elle tape aussi dans Van Morrison et Carly Simon. Plus loin, elle s’en va se fondre dans le groove de Burt avec «Wives & Lovers». Elle jazze sa voix et redevient la reine du round midnite. Le groove d’orgue chancelle fabuleusement et elle arrondit les angles à petits coups de glotte douce. Elle tape un autre hit de Burt, «Anyone Who Had A Heart» et lui redonne tout son sens. C’est d’une pureté mélodique extrême, comme l’est plus loin «The Windows Of The World», un autre hit de Burt, let the sunshine through. Encore un coup de génie avec «Old Fashioned Girl», où elle raconte que la fête est finie et qu’elle va prendre son mec dans ses bras, comme une old fashioned girl - I’ll take care of you baby - Tous les mecs rêvent d’entendre ça. Elle en fait un groove magique. Merci Rumer pour cette rumeur. 

    Signé : Cazengler, Rumerde

    Rumer. Seasons Of My Soul. Atlantic 2010   

    Rumer. Boys Don’t Cry. Atlantic 2012   

    Rumer. Into Color. Atlantic 2014       

    Rumer. This Girl’s In Love (A Bacharach & David Songbook). EastWest 2016 

    Rumer. Nashville Tears - The Songs Of Hugh Prestwood. Cooking Vinyl 2020

    Rumer. Live From Lafayette. Cooking Vinyl 2021

    Rumer. B Sides & Rarities Vol. 2. Cooking Vinyl 2022

     

     

    Inside the goldmine

    - Shadows of Marie Knight

             Ce petit bout de femme n’en finissait plus d’éberluer. Elle parlait d’une voix extrêmement perchée qui avait pour effet d’hypnotiser son auditoire. Personne n’osait l’interrompre, car elle déroulait d’interminables monologues tous plus passionnants les uns que les autres. Elle puisait dans un vécu richissime, tiré du privilège d’avoir vécu dans le Quartier Latin de l’entre-deux guerres. Elle avait alors épousé un artiste peintre qui faisait deux fois sa taille, et dans leur salon de la rue du Sommerard se côtoyaient des éminences aussi peu cardinales que Picasso et Fernand Léger. Lady Merry recréait les ambiances de ces dîners fabuleux, elle donnait des milliers de petits détails qui reconstituaient les tablées, elle y mettait un tel enthousiasme qu’on se sentait transporté dans le passé. Lady Merry était une sorte de joyau relationnel. On se disputait sa présence. On se l’arrachait. Chacun la voulait pour soi. La petitesse de sa taille contrastait violemment avec la force de sa présence. Elle avait une bobine bien ronde construite autour d’un nez en trompette et une masse de cheveux raides et argentés taillés à hauteur des oreilles lui casquait le crâne. Elle disposait d’un charisme épouvantable. Elle n’en faisait pourtant pas un jeu. C’était dans sa nature que de se montrer aussi pétillante de vie, aussi drôle dans ses commentaires, aussi littéraire dans la syntaxe de ses jugements, aussi sardonique dans ses moqueries, sa voix tintait à n’en plus finir comme tintent les verres de cristal dans les salons des grands hôtels de l’Avenue Foch. Chacun prétendait bien la connaître, mais elle brouillait merveilleusement les pistes. Toujours mariée ? Oh quelle idée ! Elle fut l’une des premières égéries du Quartier Latin à rejoindre ouvertement les rives de Lesbos. Elle fut aussi l’une des premières graphistes professionnelles de renom, courtisée par les plus grands éditeurs parisiens pour son talent, un talent qu’ils voyaient comme une plus-value à son extravagance. Lady Merry s’inspirait de ce qu’elle observait dans la rue et chez les gens pour nourrir son imaginaire, et proposait toujours des idées charmantes et pertinentes à la fois. Personne ne la vit jamais commettre la moindre faute de goût. Elle fit des adeptes. Elle enfanta sans même le savoir. On devenait graphiste non par vocation, mais par osmose avec le vif argent de Lady Merry.

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             D’une Merry l’autre, dirait Céline. Comme Lady Merry, Marie Knight préférait la compagnie des femmes à celle des hommes. Pour les ceusses que ne seraient pas au courant, cette inclination est souvent gage de délicatesse.

             Pourtant connue comme l’une des stars du gospel, compagne de Sister Rosetta Tharpe sur quelques albums, Marie Knight apparaît aussi sur des compiles Kent (par exemple Cry Cry Crying, un somptueuse compile parue en 1984) car elle est avant toute chose l’une des grandes Soul Sisters de son époque. 

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             Paru en 1957, Songs Of The Gospel est un pur album de wild gospel. Dès «The Storm Is Passing Over», on est prévenu : elle y va la Marie, avec derrière elle le wild guitar slinger des Millionaires. Il va d’ailleurs faire des miracles sur pas mal de cuts, «Put My Trust In Thee» est un gospel rock assez demented. La Marie ramène énormément de raunch dans tous ses cuts puis elle passe au gospel blues avec «I Can’t Keep From Crying». Elle tape dans tous les registres avec un égal bonheur. On la voit encore gueuler par-dessus les toits du Mississippi avec «Prayer Change Things» et elle revient en B avec l’excellent gospel pop de «Just Walk With Me». C’est bourré à craquer de Black Power. Elle tape enfin dans le gospel craze avec «O Lord Remember Me» et plonge l’église dans la transe avec un pur final de tous les diables. Oh the voice !, s’exclame-t-on à l’écoute de «My Home Over There». Elle semble régner sur la terre comme au ciel, le temps d’une chanson. Elle termine avec the wild energy de «You Better Run», preuve que le gospel a enfanté le jump, c’est exactement le même son et la même énergie, solo d’orgue et bassmatic endiablé.

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             Par contre, le Lift Every Voice And Sing paru en 1960 est plus classique. C’est un gospel bien propre qui ne fait pas de vagues. Trop soigné pour être honnête, taillé pour plaire aux blancs. Il n’empêche que Marie Knight dispose d’une voix énorme, elle dégage autant qu’une chanteuse d’opéra. Mais ça bascule dans le Spirituals, les blackos cherchent à plaire.    

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             Dans les liners de Today, Tony Heilbut rappelle que Marie Knight a démarré très tôt avec Madame Ernestine B. Washington, surnommée the songbird of the cast et pionnière du Gospel batch. Elle fait vite partie du fameux Church of God in Christ. Et c’est en 1946 que Sister Rosetta Tharpe lui propose de duetter. Elles vont tourner ensemble pendant neuf ans. Sur Today, elle est accompagnée par Floyd Waite (piano), Virgie Knight (organ) et trois autres mecs. Pour qui aime le real deal du Gospel batch, cet album est du gâtö, il faut la voir balancer «Pushing For Jesus» dans la gueule de Dieu, elles y vont les mémères, toute l’énergie est là, elle pulse, la Marie, I can’t stop ! Elle repart toute seule à l’assaut du ciel avec «My Eye Is On The Sparrow», elle est intense et brûlante, elle développe une fantastique intensité soutenue à l’orgue d’église - I sing because/ I’m happy/ I sing because/ I’m freeeee ! - Franchement tu te poses des questions quand tu écoutes «The Florida Storm». Car derrière cette fonceuse, ça joue le rumble des enfers. Pas surprenant puisque le guitariste n’est autre que Louisiana Red, épaulé d’un bassman et d’un beurreman, ils développent une fantastique énergie de Gospel jump. La Marie va chercher le sommet du Gospel batch, elle dispose pour ça de toutes les facilités. Elle dispose d’une voix d’une rare puissance, elle fait vibrer sa glotte ad vitam sur «Is My Home Over There» et elle développe the surnatural power. C’est une façon de dire qu’elle ramone autant qu’une Soul Sister de Stax, surtout dans «Move On Up A Little Higher». Elle attaque encore «He’s Got Enough Left Over» à la heavy Soul. Elle frise le génie en permanence, ça vaut tout l’Aretha, tout le Soul Sister System. Avec «Step By Step», elle bat Janis à la course. Elle tient le Gospel par la barbichette avec «I’m Going To Work Until The Day Is Done». Pour ça, elle prend sa voix ferme et définitive, I’m going to pray fort Jesus. Les blacks ont récupéré la religion des blancs pour en faire de l’art, c’est incroyable, car ça devient de l’art moderne. Elle s’éclate au Sénégal with Him, et pour aller chanter «Where He Leads Me», elle monte là-haut, tout là-haut.         

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             On trouve dans le commerce un autre album de Marie Knight (featuring Larry Campbell) : Let Us Get Together - A Tribute To Reverend Gary Davis. C’est un album de Gospel gratté à coups d’acou. Comme la Marie est une grande artiste, elle en profite pour faire du Gospel-folk de tous les diables. Quel son ! Ça voltige autour d’elle ! Encore plus puissant, voici «You Got To Move», le vieux standard repris jadis par les Stones, elle l’embarque au paradis, aw when he Lawd gets ready, tu ne trouveras pas mieux, même dans le rock, Larry Campbell joue l’acou manouche, c’est dire si cette équipe est balèze. Encore de la fantastique allure avec «I Am The Light Of This World», Marie swingue son âme et les filles pulsent derrière. C’est en place, avec du bon beurre. Marie va loin car elle rocke les dynamiques du Gospel batch. C’est précisément là où le rock prend sa source. La Marie est rompue à tous les arts de l’envol. Elle fait autorité sur Lawd qui écrase sa banane devant Marie pleine de grâce. Elle passe au Gospel de good time avec «When I Die», ils swinguent comme des démons, c’est visité par les licks énormes de Larry Campbell - When I die/ I’ll live again.

    Singé : Cazengler, Mari Knyctalope

    Marie Knight. Songs Of The Gospel. Mercurey 1957   

    Marie Knight. Lift Every Voice And Sing. Carlton 1960   

    Marie Knight. Today. Blue Labor 1976             

    Marie Knight featuring Larry Campbell. Let Us Get Together - A tribute To Reverend Gary Davis. DixieFrog 2007

     

     

    Shrine impériale

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             Tu peux difficilement espérer voir de tes yeux voir plus bel objet que Shrine Northern -The 60s Rarest Dance Label, une compile Kent/Ace tout juste sortie du four. Elle fait partie de ce qu’on appelle les disques parfaits : contenu, contenant et réputation irréprochables. Ce sont les Chansonnettes qu’on voit rayonner sur la pochette. Et dedans, tu as 14 titres qui devraient régaler tous les fans de Soul sixties. Un brin de littérature accompagne cette bonne compile : d’une part des liners d’Andrew Rix et d’Ady Croasdell, et d’autre part, un vibrant article d’Ady dans Record Collector.

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    ( Eddie Singleton + Raymona Liles)

             Shrine ne tombe pas du ciel. Raymona Liles, aka Miss Ray, est la première femme de Berry Gordy. Elle fait partie des pionnières de Motown dès 1960, mais quand Gordy et elle se séparent, Miss Ray quitte Detroit et s’installe à New York où elle se maque avec Eddie Singleton. Puis le couple s’installe à Washington DC et monte Shrine. Ils tirent des singles Shrine à 2 000 ex. Mais ils auront du mal à tenir la cadence, le label va vite les mettre sur la paille. Ils bossent un peu pour Florence Greenberg, chez Scepter, à New York, mais ça ne suffit pas à boucler les fins de mois. Épuisés, ils voient Shrine couler. Glou glou, terminé. Raymona et Singleton rentreront à Detroit et Singleton va même bosser pour Motown pendant quelques mois.    

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    ( Bettye Swann & Addy Croasdell )

             Dans Record Collector, cet enfoiré d’Ady s’amuse même à donner les prix, car évidemment, les singles Shrine sont recherchés par les collectionneurs de Northern Soul. Si tu veux te payer l’«I Won’t Be Coming Back» de J.D. Bryant, tu vas devoir sortir 8 000 £. Ça les vaut, mon gars, car non seulement J.D. Bryant a le look d’une superstar, mais il sonne comme une superstar, avec son «I Won’t Be Coming Back». Singleton compose «I Won’t Be Coming Back» pour Ben E. King, mais comme il vaut une démo parfaite, il demande à Bryant de la chanter. Singleton trouve la démo tellement bonne qu’il décide de la garder pour Shrine. L’Ady qualifie ce single d’«all-nigher anthem». Il a raison, le bougre. Mais bon, il vaut mieux rapatrier l’album. On fait de sacrées économies.

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             L’Ady raconte aussi qu’au moment où Shrine coule, Eddie Singleton ferme son bureau et abandonne son stock. Il ne sait pas qu’en Angleterre, les DJs raffolent de ses singles, notamment Keb Darge. Les Anglais, sont complètement dingues : ils cherchent les hidden gems et les singles Shrine en font partie. Keb Darge ramasse tous ceux qui sont parus et boom, ça explose sur son dance-floor. Quand il apprend ça, Eddie Singleton réussit à récupérer ses masters, parmi lesquels se trouvent des cuts inédits comme ceux des Prophets, de Bobby Lee ou encore de Little Bobby Parker. L’Ady recommande chaudement l’emplette de la compile car elle permet «aux collectionneurs et aux lovers of classic rare Soul to get their hands on these tracks for under £20», ce qui est un excellent argument commercial. 

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             C’est vrai qu’on se régale, même quand on a trop écouté les compiles Soul. Celle-ci se prévaut d’une certaine fraîcheur de ton. Le «No Other Way» des Cautions est puissant d’ouh-ouh. Une vraie tribu primitive ! - Tall and slender, good dancers who were really into the Temptations - C’est le seul groupe à avoir fait deux singles sur Shrine. Les Cautions sont le group à succès de Shrine, the bread-and-butter group, nous dit Rix, mais au moment où ils font rentrer les sous, Shrine coule à pic. Glou-glou. L’Ady nous dit que Keb Darge a payé £8 sa copie de «No Other Way». Elle en vaut aujourd’hui 800. Drôle de dérive. Il semble que ce soit spécifique à la Northern Soul. On a déjà vu sur des salons des mecs revendre leur collection d’albums garage pour se payer des singles de Northern. Il faut rester cependant vigilant et ne pas trop entrer dans le délire des prix, car c’est la qualité des singles qui doit primer. Le problème est que l’Ady n’a pas grand-chose à dire sur les cuts, un problème qu’on retrouve aussi chez les disquaires : il ne parlent plus de musique, mais de la valeur des disques. Autrefois, les disquaires ne parlaient que de musique.  À présent ils sont, à de rares exceptions près, obsédés par Internet. 

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             On monte d’un très gros cran avec les DC Blossoms et «Hey Boy», heavy r’n’b de légende, suprême de fraîcheur, là tu te lèves et tu danses. Jacqui et Vicki Burton ont démarré en 1962 chez OKeh. Elles s’appelaient les Blossoms et quand elles ont entendu parler de Shrine, elles ont déboulé - We rushed down there to get a piece of the action - Comme il existait déjà des Blossoms à Los Angeles (celles de Darlene Love), elles ont dû se rebaptiser DC Blossoms. Selon Rix, il est possible que leur single ne soit jamais arrivé chez les disquaires, comme d’ailleurs 11 autres smash singles enregistrés et prêts à paraître, car Shrine avait glou-glouté.

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             Les Cairos tapent «Stop Overlooking Me» au pire beat sec de Shrine. Sur cette compile, tout dégouline de classe. Les Cairos amènent un truc à eux, des pom pom pom de doo-wop. L’Ady parle de stomping beat, il a raison.

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             L’autre star de ce panier de crabes, c’est Little Bobby Parker avec «I Won’t Believe It Till I See It», tapé au big Motown Sound. On se croirait chez Little Stevie Wonder. Imbattable de force tranquille et de sucre masculin. Little Bobby Parker deviendra grand et se fera connaître en tant que Bobby Parker avec «Watch Your Step». L’Ady ne le commente pas, car ce hit fait partie des inédits et n’existe pas sous la forme de single.

             Ah il y va le Ray Pollard avec «This Time (I’m Gonna Be True)». Pour Singleton, ce hit de Pollard reste l’un de ses meilleurs souvenirs - I remember being moved to tears with the excitment - L’Ady ne rate pas l’occasion de rappeler que le single de Ray Pollard est extrêmement recherché et qu’il vaut la peau des fesses. Pendant que les collectionneurs se mettent sur la paille, nous on jerke au Palladium grâce à Kent. Merci Kent.

             L’Ady revient sur les Prophets et «If I Had (One Gold Piece)». C’est l’un des membres du groupe qui envoie le single fabriqué à partir des Masters à Andy Rix, en Angleterre. Les Prophets y vont au doo-wop exaltant avec des voix d’anges et belles harmonies vocales.

             Les Chansonnettes font du bon Motown avec «Don’t Let Him Hurt You», elles tapent en plein dans le Motown Sound et au beat it de sucre. High-school girls ! L’Ady se régale à chanter leurs louanges - There’s plenty going on as the girls swing in and out of this in-demand dancer - Il raconte aussi que Ken Darge a récupéré à l’époque une copie cassée en deux et qu’il l’a recollée avec de la superglu - And it played quite well - L’Ady ne nous épargne aucun détail.

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             Bobby Reed profile son r’n’b sur le beat sixties, son «Baby Don’t Leave» est un vrai scorcher. L’Ady n’en parle pas, car il fait aussi partie des inédits. Par contre, il vante les mérites d’un tas d’autres Shiners, Linda & The Vistas, Jimmy Armstrong, The Epsilons, Sidney Hall et The Cavaliers, ce qui permet de penser qu’un jour va tomber du ciel le volume deux de la Shrine impériale.

    Signé : Cazengler, c’est pas du Shrinois

    Shrine Northern. The 60s Rarest Dance Label. Kent Dance/Ace Records 2023

    Ady Croasdell : Sacred and round. Record Collector # 548 - September 2023

     

     

    *

    Je ne suis pas spécialement monarchiste mais parfois il est nécessaire de fourrer ses idées politiques dans la poche. Depuis Louis XIV tout le monde sait qu’un roi n’attend pas, alors je fonce à toute vitesse sur la route de Troyes. La météo a prévenu : grand vent dans le grand-Est, le long de la route pas un arbre ne bouge, les Dieux du rock aiment et protègent les rockers !

    La salle est pleine comme un œuf, une bise rapide à Béatrice la patronne en plein boum, tout au fond nos majestés ripaillent, en sujet servile je me hâte de les imiter en m’attaquant à une planche de charcutaille aux côtés de Billy, d’Ingrid et de Cyril. La vie est belle quand elle est rock.

    TROYES / 04 – 11 – 2023

    BAR LE 3B

    THE MONARCHS

             Il est des signes qui ne trompent pas, sont tous les quatre en train de prendre place, Fabien le seul qui est assis, non pas sur un trône mais derrière sa batterie, tape trois secondes sur ses fûts pour s’assurer que tout est en place. Puissance sonore assurée ! L’on pressent que les Monarchs vont diriger leur peuple d’une poigne de fer ! 

             Un petit instrumental n’a jamais tué personne. C’est ce que l’on dit. Dès les premières notes de Summertime, je n’en suis plus aussi sûr.  Oubliez la trompette nostalgique d’Armstrong, c’est Jerry Rocka qui est au saxophone, ce n’est plus l’été languide du Sud des USA si bien évoqué par Julien Green, mais une rimbaldienne saison en enfer, changement climatique assuré, un siroc(k)co saharien déferle sur la planète et la transforme en astre désertique.  Entrée fracassante. Envol de fusée. Jerry vous brandit son sax en pleine figure, son embouchure se transforme en corne d’abondance amalthéenne, un souffle torride s’en échappe, le râle de Pasiphaé manœuvrée par le taureau divin vous submerge. N’est pas seul Jerry, l’est méchamment aidé par ses trois acolytes. Z’ont le son américain des groupes instrumentaux, cette furie hélicoïdale à la Dick Dale qui vous emporte vent debout au milieu des tempêtes.

             Deux guitares et une batterie. Pas d’erreur, Stéphane joue bien de la basse. Mais comme il me dira entre deux sets il ‘’s’amuse un peu’’, comprendre qu’il fait partie de ces bassistes qui jouent de la basse comme d’une guitare solo. Ce n’est pas qu’il swingue jazz comme une big mama, c’est qu’il leade rock, un régal de regarder le jeu de ses doigts sur ses cordes, cela vous amplifie et rehausse la force d’impact monarchique. Plus tard le groupe jouera Ragnar, une de ses compositions, dans lequel il donne à chacun de ses camarades l’occasion de se livrer à un petit solo éruptif.

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              Fabien n’a pas le choix, le rôle de la section rythmique lui échoit, ce qui ne semble pas l’effrayer, sourire aux lèvres et chewing gum en bouche, il assure, il colle au groupe en le même temps qu’il le soutient, pose les fondations et s’envole de sa frappe lourde et souple. En haut et en bas. Ubiquité parfaite. Table d’émeraude.

             She’s as skinny as a stick of macaroni, j’suis comme Larry Williams, j’aime Bony Moronie (hélas, elle ne m’aime pas !), un morceau idéal pour attirer l’attention du lecteur distrait qui n’aurait pas compris que The Monarchs n’est pas un groupe spécifiquement instrumental. L’a du coffre Yannis, sa voix, un poil sur-réverbérée pour qu’il puisse s’entendre vu la configuration des lieux, ne vous lâche plus. Elle n’est plus qu’un instrument au même titre que sa guitare dont il fait ce qu’il veut, couteau incisif et percussif, elle tranche et elle cogne, écumante comme un torrent de montagne elle marrie la flexibilité du cobra à la force du tigre, subtile et frondeuse. Infatigable notre Stéphane, pas le genre à se lancer dans un discours de réception à l’Académie Française entre deux titres, précision minimale ‘’ de Roy Orbison’’ par exemple, et il enchaîne aussi sec sur une de ces nombreuses et inaltérables pépites rockabilly dont le répertoire des Monarchs est constitué.

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             Sur sa guitare, il commence souvent par trois petites notes aigrelettes, le temps que ses congénères lui emboîtent le pas en démarrant sur les chapeaux de roue, ensuite c’est le festival cordique, elle ronronne, elle darde, elle attaque, elle se tapit une seconde dans les broussailles du silence pour bondir sur vous, Yannis à la particularité de lancer ses notes comme des étoiles de ninja, toutes blessent mais la dernière ne tue pas car elle est immanquablement suivie d’une kyrielle d’autres, jaillissement de vif-argent parfaitement maîtrisé.

             Ils ont la classe, Jerry sanglé dans son costume noir à liseret blanc, beau comme un croque-mort qui vient pour vous enterrer dans un western, Stéphane au sourire énigmatique qui affleure dans son bouc grisonnant aux contours méphistophélesques, Fabien une allure désinvolte qui cache de sérieux atouts, l’on ne sait pas trop lesquels mais on lui fait confiance, Yannis n’a que deux yeux, se sert de son troisième pour tenir ses pairs au calme, l’en garde encore un quatrième pour vérifier la set-list. Deux sets incandescents. Pas de rappel. Munificence royale, ils offriront carrément un troisième set.

             Maintenant ils ne furent pas seuls. La piétaille du public leur a emboîté le pas d’un commun élan au premier accord, l’on se serait cru à la bataille de Bouvines derrière Philippe Auguste, un délire tumultueux, nos chastes (l’adjectif est-il vraiment approprié ?) demoiselles n’ont cessé de danser et nos beaux messieurs de se trémousser, Bastien et Jerry ont quitté leurs chemises afin de montrer leur impressionnante musculature, jusqu’à Béatrice la patronne qui a annoncé dans la liesse générale qu’elle baissait le prix du Mojito !  Vent de folie sur le 3 B. Nos Monarques ont conquis une nouvelle province, ils ont ajouté un fleuron troyen à leur couronne.

    Damie Chad.

            

    *

    Le diable est présent en tout lieu, à n’importe quelle heure, même à Oslo, les mauvaises langues prétendent qu’il se cache partout où l’on trouve du blues, pour une fois elles n’ont pas tort :

    THE DEVIL AND THE ALMIGHTY BLUES

    THE DEVIL AND THE ALMIGHTY BLUES

    ( Blues for the red sun / 2015 )

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    Arnt Andersen : chant / Petter Svee : guitare / Torgein Wardelmar : guitare / Kim Skaug : basse / Kenneth Simonsen : drums.

    The gosth of Charlie Barracudas : corde de pendu grince au vent rouillé, tout de suite dans l’ambiance, une voix qui s’enfonce en vous comme un couteau dans le dos, une batterie commence à compter le temps imparti qui vous reste à vivre, inutile de penser aux instants heureux que vous avez traversés, ils sont terminés, le pire poisseux vous attend, Arnt ne raconte pas des fariboles à la Andersen, la guitare gargouille, elle vous refile la chtouille, - l’Andersen faudrait l’abattre, on a dû s’en charger puisqu’on ne l’entend plus, Svee et Torgein vous vomissent dessus un de ces soli barbelés dont vous vous souviendrez toute votre mort, autant vous passer vous-même la corde autour du cou, au moins une fois de l’autre côté vous serez en sécurité. Le Keeneth fait monter la pression dans vos artères, votre cœur explose. Totalement écœurant. Distance : changerions-nous d’ambiance après le retour du fantôme aux dents longues, une chanson d’amour. Z’y mettent toute la gomme, ça balance terrible mais le vocal d’Andersen vous coupe le moral, c’est fini, c’est foutu, à croire que le bonheur ne sert à rien, sûr que c’est vrai mais entre nous elle a bien fait de le quitter car le chagrin lui fiche une pêche d’enfer et les copains derrière lui bourrent le mou à cent kilomètres à la seconde. Storm coming down : devraient être sponsorisés par le Giec, vous annoncent une sacré tempête, le coup du papillon, un fait insignifiant et c’est parti pour la destruction finale, commencent finaudement, un rythme en excroissance normale, l’Andersen appelle les forces du mal, évidemment elles rappliquent, les guitares valdinguent comme des folles, attention batteur particulièrement vicieux, vous chaloupe le rythme sans effort, un peu comme quand vous montez la Côte de l’Enfer à Provins en vélo électrique, vous êtes pénardos vous n’y croyez pas, mais des grêlons comme des rochers s’abattent sur vous et vous cassent le dos, votre colonne vertébrale se tortille à la manière d’un lombric, c’est à ce moment que Kim vous fait gronder sa basse à la manière d’un loup-garou affamé, on entend plus que lui, plus une espèce d’hennissement intermittent qui vous glace le sang que vous n’avez plus. Vous aimeriez que ça finisse, mais non ils vous font le coup de la locomotive qui fonce dans la nuit à la fin de la Bête Humaine. L’Andersen est dans son élément, indubitablement les sensations fortes lui filent du punch. Root to root : tiens un blues bringuebalant qui ressemble à un blues, ces gars commencent à se civiliser, tout le monde le sait le blues c’est très roots, vous avez les cordes qui vous distillent un peu de tristesse, dommage qu’elles soient en tripe de loup solitaire hurlant à la déglingue, l’Andersen vous gueule dessus toute sa solitude et sa tristesse, vous lui refilerez bien deux euros pour le consoler, vous retenez votre geste car c’est quand même trop beau à entendre, si vous avez la corde sensible ( et les oreilles en béton précontraint ) vous adorerez, par moment c’est presque lyrique, et un guitariste se la joue à l’espagnole, et puis arrive le solo blues que vous attendiez depuis votre premier cadeau de Noël, vous l’étirent au maximum, vous le font durer au moins trois éternités, vous restez la bouche ouverte, vous en redemandez c’est vraiment du spoonfull non pas en argent mais en diamant.  Never darken my door : faut toujours qu’ils noircissent le tableau. Vous aimez le blues ? Très bien vous aurez du rock. Non ce n’est pas un instrumental mais ça y ressemble tellement vous courez d’un musicos à l’autre pour recueillit l’ondée bienfaisante qui pulse de partout. Un peu vitriolée certes cette pluie revigorante, mais vous vous en moquez, se laissent aller, ne peuvent plus s’arrêter, foncent dans le blues pour vous éclaircir les idées. L’Andersen hurle comme un peau-rouge autour du poteau de torture. Doucement les gars, on se calme, on n’est pas des brutes semblent-ils dire at the end. N’ayez crainte ils ont tort. Tired old dog : dans la série nos amis les bêtes soufrent moins que moi, vous vous asseyez sur votre derrière et vous écoutez de toutes vos oreilles, vous pouvez aussi remuer la queue puisque vous aimez, le combo vous file la bonne dose, celle qui est over, l’Andersen quand il se plaint c’est plus fort que lui faut qu’il hurle à la lune, alors ses copains vous imitent la lune qui explose et qui vient s’écraser sur son museau. Je vous rassure, lui en faut plus pour le faire taire.

    Ils n’ont pas inventé la poudre bleue mais ils savent s’en servir. Ne sont pas nés de la dernière pluie, ces damné danois. D’habitude ils jouent dans leur propre groupe, mais une fois tous les deux ans ils se réunissent pour produire une galette électrique. Alors comme on a beaucoup apprécié la première on écoute la deuxième. Z’ont tout prévu pour que vous ne vous mélangiez pas les pinceaux, l’ont sobrement intitulé :

    II

    (  Blues for the red sun / 2017 )

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    These are old hands : ce n’est pas qu’ils ont changé de son, c’est qu’ils ont changé d’amplitude. Un peu moins blues, un peu plus stoner, imaginez une tornade infinie qui souffle dans un désert illimité, l’Andersen gueule moins, l’a la voix d’un barde qui aurait mis en musique une nouvelle de Jack London, vous comprenez maintenant sur la couve ces chiens de traineaux couchés dans la neige, en fait ce sont peut-être des yacks enlisés in the snow, l’on s’en moque, suivez votre imagination, tout ce calme vous pensez à Mountain, vous n’avez pas tort les lyrics causent d’un gars qui a rêvé d’être un marin et qui n’a jamais osé, maintenant c’est trop tard, l’a raté sa vie et ses rêves, pour sûr vous lui ressemblez, alors les guitares gémissent sans fin, elles flambent, elles brûlent, elles s époumonnent sur le bûcher des vanités inaccomplies, le vent du désert s’engouffre maintenant dans les voiles de vos rêves, vous êtes une frégate bondissant sur les vagues de l’autre côté de la vie. Prodigieux. North road : la route du nord, blues pur, le vocal en avant et l’accompagnement derrière, pas pour longtemps car les deux lignes se rejoignent vite et voguent de concerve, cette route du nord vous la connaissez, vous êtes présentement en train d’y marcher dessus, c’est celle qui conduit votre vie jusqu’à votre mort, oui c’est triste et désespéré mais ils vous la font parcourir magnifiquement, toute la grandeur humaine dans cette voix glaçante, toute la démesure de votre bestialité dans cette musique grandiose qui vous entraîne de plus en plus rapidement sut ce chemin inéluctable, à croire que l’on y prend du plaisir, l’homme serait-il un animal masochiste… quelle cavalcade inespérée, le rythme s’alentit. Vous atteignez le bout de la piste. Démentiel. When the light dies : un titre à la Doors, que voulez-vous quand vous êtes juste devant la porte de la sortie définitive, il est normal que la lumière s’éteigne, l’Andersen connaît le blues, une guitare et une voix suffisent à votre bonheur (à votre malheur aussi), les copains ne l’entendent pas ainsi, ils alimentent les grandes orgues de la tristesse pour qu’il soit conscient de sa solitude. Low : ce qui s’appelle avoir le moral au plus bas, le thème rappelle un peu Rivière… ouvre ton lit de Johnny ; alors l’Andersen clame son envie d’en finir, les autres appuient systématiquement sur chacune de ses blessures vocales, c’est lent et c’est fort, un peu comme l’eau de la vie qui traverse le marc du café pour se transformer en un désespoir encore plus noir, encore davantage brûlant, si vous n’avez jamais entendu des cymbales ruisseler de larmes c’est le moment d’écouter. Solo funèbre. How strange the silence : combien est étrange cette musique lorsque le blues cherche à traduire le silence de l’inconscience de la mort. L’Andersen gueule bien fort au début, normal les contraires s’appellent et se ressemblent, alors il baisse d’un ton pendant que les instruments haussent leur tonalité, ensuite l’on essaie de patauger dans un no man’s land entre bruit et silence, l’on claudique quelque peu, enfin ils optent pour le carnage sonore, puisque l’on ne peut se taire totalement autant hurler à la mort. Il existe bien un point où tous les antagonismes s’annulent et s’extrémisent en même temps. Neptune brothers : hé ! hé ! plus fort que la mort le rock’n’roll, les Dieux sont avec nous, que sommes-nous sinon des hommes habités par le serpent du rêve qui brûle notre sang, nous chevauchons à toute vitesse, la musique descend des montagnes en galopant vers le delta, un bras pour le blues, un bras pour la mort, le sable marécageux du rock au milieu. Le morceau claque comme le fouet sur les flancs de la cavale chimérique, une guitare se dresse comme le serpent obnubilé par le mouvement du cadencé du flutiste, désir de mort et désir de vie sont tous deux du désir…

             Ce deuxième opus est bien plus original que le premier, alors tout de suite on se jette sur le troisième, n’en n’ont commis aucun autre même s’ils donnent encore de nombreux concerts. Comment d’après vous dit-on trois en langue danoise ? Solution à la ligne suivante :

    TRE

    ( Blues for the red sun  / 2019 )

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    Salt the earth : une guitare mélodique, très rare chez eux, pas de panique les cordes s’enrouent très vite, drummin’ beaucoup plus rond, lorsque les Romains eurent détruit Carthage, ils labourèrent le sol et y semèrent du sel pour que rien ne repousse, alors méfiez-vous de cette entrée agréable, l’Andersen clame et vous remet les idées au clair, la vie est si peu agréable qu’il vaut mieux l’éradiquer, les instrus vous la font un peu à la grandiloquence d’un générique de film-catastrophe annoncée, pas la peine de se prendre la tête, en finir au plus vite semble être la bonne solution, tout doux, il est tout de même une dimension pathétique à cet état d’esprit, ne plus hurler, ne plus tonitruer, ressentir la tristesse de cette vie, faudrait-il s’apitoyer sur soi-même, pas de fausse pitié, tout balayer d’un revers de main, d’un envol de guitares, même si les remontées d’humanité de trop d’humanité tergiversent trop longtemps, la hargne et la passion de la destruction reprennent le dessus. Soyons logique. One for sorrow : surprenants ces chœurs féminins, Andersen nous remet dans le droit chemin, va-t-il nous faire le coup du mal-aimé, de l’étranger exilé sur sa terre natale, non il est le serpent qui connaît tous vos secrets et dont la morsure distille le chagrin, morceau enjoué, avec un final endiablé, est-il nécessaire qu’il en existe un seul pour niquer tous les autres. En plus notre cantador paraît content de lui. Serait-ce un relent de masochisme christique. Lay down : encor un titre qui ne trompe pas son monde, ainsi que l’affirmait Alfred de Musset ‘’ les chants les plus beaux sont les plus désespérés’’, notre moribond n’a pas perdu toutes ses forces, l’Andersen a encore la niaque pour raconter ses derniers instants, pourtant l’on ne sent pas le désespoir, mais le regret des beaux instants passés, une musique endormeuse comme la Meuse de Charles Péguy, le vocal pourrait être qualifié de nihilisme tempéré, les guitares ne regardent plus la lune noire de la mort mais la rondeur des jours dont elles déroulent les lourds anneaux, un rythme qui ne cache rien mais empli de sérénité, le plus beau reste cette voix d’autant plus présente qu’elle est un peu aspirée par un écho grandiloquent, une guitare si pleine que vous ne savez point si elle est un soleil levant ou couchant. L’on pense à l’aigle sur la pochette, s’élève-t-il vers l’azur ou s’apprête-t-il à tomber sur sa proie. Heart of the mountain : intro mélancolique, tant de grandeur, tant de beauté, un fier sommet immarcescible, l’Andersen nous conte la légende impérissable, une basse monumentale remet les choses à leur juste niveau, la montagne est morte, ce joyau inaltérable n’est plus, les guitares ont l’âme lourde, la batterie palpite comme un cœur débordé,  l’onde de choc musicale envahit tout, une guitare flamboie comme le sceptre de l’archange qui devant les portes du paradis empêchait quiconque d’entrer,  la montagne n’est pas venue à toi, l’Andersen résume la situation: de ce colosse aux pieds de granit il ne reste rien.  No man’s land : une entrée presque jazzy, les guitares ne jouent plus au percolateur atomique, la batterie agite les sonnailles alléchantes de ses cymbales, envie de danser au-dessus des abîmes, le magicien aux couleurs d’arc-en-ciel nous enchante, chœurs féminins à l’unisson, trop beau pour être vrai, entre les couleurs du rêve et le rien peut-être existe-t-il un lieu où il ferait bon vivre, dans le pays des hommes où il n’y a plus un seul homme. Retour des chœurs féminins pour nous rappeler que la beauté a existé, qu’elle n’est pas une fable.  Magnifique instrumentation. Time ruins everything : retour au blues, une guitare crie dans le lointain, bientôt se confirme ce que promettait le titre, une vérité si profonde que ce n’est pas tout à fait du blues, l’est trop plein de vigueur, un fruit qui laisse échapper son jus nourricier, un chant de défaite et de rancœur définitive, velours mélodique, le rêve d’une rencontre impossible se précise à l’horizon, un instant de bonheur qui serait éternel, l’on en connaît la triste fin, à tel point que la mort nous apparaît comme une suprême consolation, le temps ne suspend jamais son vol nous rappellent les derniers mots d’Andersen.

             Le premier album était du blues, le deuxième sonnait heavy. Celui-ci est mi-figue-mi-raisin, pas assez désespéré pour être blues, pas assez lourd pour laisser toute la place au désespoir. Ce troisième ménage la chèvre et le chou. L’arrondit les angles. Un arrière-plan mélodique qui essaie de nous persuader que si tout est perdu, il a existé comme une possibilité de quelque chose d’autre qui aurait pu avoir lieu.

             Est-ce pour cela que 2021 et 2023 ne nous ont pas offert un nouvel album. Une fois que le nihilisme du premier CD a été métamorphosé en un dit légendaire dans le deuxième, le troisième ne pouvait être qu’une redite. Trop d’espoir tue le désespoir. Le blues est aussi mortel. Toute forme musicale qui atteint à son apogée est condamnée à se répéter indéfiniment ou à se taire. Reconnaissons à The Devil and this Almighty Blues le mérite d’avoir renoncé à se recopier.

             Le lecteur qui n’aura pas unanimement cédé à la force du groupe aura peut-être consacré quelques instants à se demander pourquoi le Diable n’est jamais venu fourrer le bout de son nez au moins une fois dans les trois disques. Même pas une petite malédiction, au moins pour la couleur (bleue) locale. Nos cinq mousquetaires l’auraient-ils oublié au premier carrefour. A moins que.

             A moins que nos cinq bretteurs aient tout compris, la malédiction du blues ce n’est pas le Diable, vous savez celui qui Please allow me to introduce myself… Non, ce n’est pas personnage arrogant, la malédiction du blues c’est le blues lui-même cette musique qui ne peut pas être elle-même sans se renier elle-même. D’ailleurs historialement parlant lorsque le blues se renie ne quitte-t-il pas son statut de Diable pour devenir un serviteur de Dieu. Dans ce cas-là il vaut mieux qu’il reste un Homme…

    Damie Chad.

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE 618 : KR'TNT 618 : KIM SALMON / EDDIE PILLER / LAWRENCE / THE HEAVY / MARTIN WEAVER / EUCHRIDIAN / GRAVE SPEAKER / SITUS MAGUS / NICOLAS UNGEMUTH

    KR’TNT !

    KEEP ROCKIN’ TIL NEXT TIME

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    LIVRAISON 618

    A ROCKLIT PRODUCTION

    FB : KR’TNT KR’TNT

    02 / 11 / 2023

     

    KIM SALMON / EDDIE PILLER / LAWRENCE

    THE HEAVY / WICKED LADY

    EUCHRIDIAN / GRAVE SPEAKER

    SITUS MAGUS / NICOLAS UNGEMUTH

     

     

    Sur ce site : livraisons 318 – 618

    Livraisons 01 – 317 avec images + 318 – 539 sans images sur :

    http ://krtnt.hautetfort.com/

     

    ENTRONS DANS LA DANSE

    UN PEU EN AVANCE

    A CAUSE DES VACANCES !

     

     

    Wizards & True Stars

    - Kim est Salmon bon

    (Part Five)

     

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             Il semblait logique qu’un vaillant saumon comme Kim Salmon vienne jouer sur un fleuve, en l’occurrence la Seine, oui, celle qui coule sous le Pont Mirabeau d’Apollinaire, grand admirateur des harengs qui sont, comme chacun sait, les cousins des saumons. Et pour couronner le tout, notre cute cat Kim s’accompagne de saumons fumés. Place au dadaïsme tutélaire ! L’occasion est trop belle d’associer ces deux grands prêtres de la modernité : Kim Apollinaire et Guillaume Salmon.

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             Mais nous avons un hic en travers de la gorge : Kim Salmon’s Smoked Salmon passe en première partie de Cash Savage, ce qui est un peu le monde à l’envers. C’est comme si on vendait au rabais quarante ans de prestige et une belle ribambelle de brillants albums. Dur à avaler, mais comme il faut bien faire contre mauvaise fortune bon cœur, disons que ça permet de voir Kim avec des oreilles bien fraîches. Qui dit première partie dit set plus bref. Notre vaillant saumon est d’ailleurs pris de court vers la fin du set, lorsqu’on lui dit qu’il ne reste plus que 6 minutes. «Fucking hell !», s’exclame-t-il, et il doit faire le Choix de Sophie, choisir entre ses blasters les plus précieux pour conclure. Donc pas de «We Had Love», qu’on entendait rocker the boat au soundcheck. Ce sera «Swampland» dans une version complètement faramineuse de légendarité, avec un cute cat Kim au sommet de son lard fumant, ah il faut le voir, le vieil Aussie de Perth claquer sa chique d’In my heart/ There’s a place called swampland, c’est encore plus dévastateur qu’en 1986, quand tomba du ciel l’album Weird Love, terrific classic ! Kim n’a rien perdu de cette fantastique bravado d’ampleur cathartique, de ce sens suraigu de la razzia furibarde, de ce goût inné du hit tentaculaire, il faut bien partir du principe que chaque cut de Kim est une vraie compo, portée par une double brioche de brio, chant et guitare. Kim est un wild king de la Tele, il télémaque son temps, il assure à la susurre, King Kim Salmon règne depuis le début des années 80 sur l’underground global et sa faune de globos. 

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             En début de set, il fait surgir du sol une énorme reprise de «Frantic Romantic» qui fut le premier single des Scientists paru en 1979, une sorte de petite perle power-pop inexorable devenue avec le temps un gros blaster scénique. Kim trime ses trames et contrefait ses contreforts, il élabore des dérobades et délite son déluge, c’est une pop incroyablement sophistiquée qui passe en force, on croit la connaître, mais on la découvre. On appelle ça un morceau de bravoure. Comment veux-tu qu’un groupe monte sur scène après Kim Salmon ? Ça paraît insensé. D’autant que les hits se succèdent, tous plus magistraux les uns que les autres, tiens, il annonce «Obvious Is Obvious», un fantastique cut dylanesque tiré d’Hey Believer, son premier album solo, une nouvelle merveille tétanique. Ce qui est incroyable dans cette histoire, c’est qu’avec le cat Kim, le dylanex passe pour du salmonex, il dispose de ce génie qui lui permet de s’approprier les genres et d’en faire une affaire strictement personnelle, exactement comme le firent Jerry Lee ou Lux Interior qui s’appropriaient les cuts pour les digérer et en couler des bronzes tutélaires. Tu sens bien l’extraordinaire power dylanesque dans Obvious, et pourtant tu as ce démon de Kim sous les yeux, claquant son dévolu à la revoyure, avec un souffle qui te flatte l’intellect, il harponne ça d’une voix forte de stentor raunchy, c’est peut-être cette niaque permanente qui frappe le plus, ce power vocal qui lui permet de propulser chacun de ses cuts jusqu’au firmament. Impossible de ne pas faire de parallèles avec d’autres grands seigneurs de la scène, comme Greg Dulli ou Frank Black, ou encore des cadors du songwriting comme Chip Taylor. Le cute cat Kim navigue à ce niveau, il dégage sur scène une chaleur rayonnante qui est celle de l’excellence. Aux yeux de ses fans les plus anciens, Kim Salmon est une sorte de Graal du rock. 

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             Son choix de cuts n’en finit plus d’édifier les édifices. Retour à la prédilection avec «Fix Me Up», un glamster qui date du temps béni de Kim Salmon & The Surrealists, eh oui, on se souvient tous de ces fabuleux albums qui n’intéressaient pas grand monde et qui étaient bourrés de hits et d’élégance, on pourrait presque dire la même chose des Beasts Of Bourbon, qui sont presque passés à l’as, à l’époque, et boom, Kim te claque «Cool Fire» tiré d’un vieux smash nommé Black Milk, le genre de vieux smash qu’on était tellement content de sortir d’un bac, chez Born Bad, au temps béni des vrais disquaires. Tu sortais ça avec les mains moites et tu en bavais d’avance, tu savais que le soir même, tu allais jerker au Palladium avec Tex et Kim. Il y a des cuts moins connus comme «Self Replicator», tiré d’un single passé à l’ass et en vente au merch, mais là, on s’enfonce dans les ténèbres imbroglionales de l’underground, tout ce qu’on peut en dire, c’est que Kim en fait une version sauvage, et à ce stade des opérations, il est impossible de ne pas éprouver un chagrin sincère pour le groupe suivant, car ce démon de Kim leur a déjà volé le show. Au petit jeu du monde à l’envers, les conseilleurs ne sont pas les payeurs. 

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             Alors profitons de cette occasion en or pour mettre le nez dans une fantastique box Scientifique, A Place Called Bad, parue en 2016. Quatre CDs bourrés de dynamite, dirait James Coburn. Comme toutes les box bien faites, celle-ci permet de faire le tour du propriétaire dans les meilleures conditions, et faire le tour des Scientists, ce n’est pas une mince affaire. Le disk 1 s’appelle ‘Cheap & Nasty: The Rise Of Perth Punk’, le disk 2 ‘Set It On Fire: Storming The Eastern States’, le disk 3 ‘When Words Collide: Cachet And Casualty In London’ et le disk 4 ‘Live Cuts’, mais comme il est cassé, on ne pourra pas l’écouter. Tant pis. Au fond, ce n’est pas dramatique, car avec les trois premiers disks, on se tape une belle overdose : le disk 1 est un volcan d’énergie fortement influencé par les Dolls, le disk 2 sent bon les Stooges et les Cramps, et le disk 3 se présente comme le summum du doom de gloom. Si tu ne l’as pas fait avant, là tu es obligé de prendre les Scientists très au sérieux. Cette box remet bien les pendules à l’heure. En gros, tu établis une sorte de confrérie suprême, c’est-à-dire la quadrature du cercle : Stooges, Cramps, Gun Club et Scientists. C’est aussi simple que ça. Avec des diagonales qui seraient les Dolls et le Velvet. Te voilà chez toi. Cette box est un peu ta maison.

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             Kim t’accueille avec «Frantic Romantic», ouverture de bal, la voix est déjà là, avec des échos de jingle jangle et ce chant punk-out. Quelle énergie ! Pas étonnant que ça tienne la route depuis quarante ans. Sur ‘Cheap & Nasty: The Rise Of Perth Punk’, les Dolls sont partout. Avec «Shake Together Tonite» on se croirait sur Too Much Too Soon, exactement le même swagger et les même clameurs de chant, c’est en plein dans le mille. Et un peu plus loin, Kim adresse un fabuleux hommage aux Saints avec «Bet Ya Lyin’». On voit tout de suite que les Scientists développent d’incroyables capacités à sonner comme leurs modèles. À ce petit jeu, ils sont imbattables. Encore du Sainty Sound avec «Pissed On Another Planet». Vénérable et encore Dollsy en diable, ils tapent ça au heavy boogie de la déglingue. Tout est déjà vénérable chez Kim, c’est ce qu’il faut retenir de cette période. Il replonge dans les Dolls avec «I’m Looking For You», même tranchant, c’est très spectaculaire, peu de groupes ont su rendre hommage aux Dolls. Kim passe à la power pop avec «High Noon», fast et sans pitié, et soudain, le ciel te tombe sur la tête : «Teenage Dreamer» sonne vraiment comme «Sister Ray», avec de faux arrêts et une sorte de niaque vengeresse. Ce disk 1 s’achève avec deux coups de génie : «Making A Scene», tapé au dépoté de gros popotin de bassmatic, et «It’ll Never Happen Again», claqué du beignet, sans pitié pour les canards boiteux. Brillantissime.

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             Dans le booklet, Erin Osmon rappelle que Kim a démarré en écoutant le premier album des Modern Lovers, le premier Dolls, Raw Power et le Velvet. Au Western Institute of Technology, il rencontre l’excellent Dave Faulkner, futur Hoodoo Guru. Ils montent les Cheap Nasties en 1976. C’est le premier punk rock band de Perth. C’est en 1978 que Kim monte les Scientists avec le fan des Ramones James Baker (beurre) et Boris Sujdovic (bass). Puis ça splitte vite fait et James Baker intègre les Hoodoo Gurus. Kim tombe vite fait sous la coupe des Cramps et pond «Swampland» : «It’s [the Johnny Kidd & The Pirates] ‘Shakin’ All Over’ riff and some kind of pentatonic thing going downwards. I have these fractured urban guitars and the lyrics were just a thing to hang on them.»

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             Alors justement, parlons-en ! «Swampland» t’accueille à bras ouverts sur ‘Set It On Fire: Storming The Eastern States’, l’in my heart te cueille à l’accueil, ça bassmatique férocement, Kim te monte ça en neige et ça prend feu sous tes yeux, admirable d’in my heart, on est comme marqué au fer rouge, à l’époque, et quarante ans plus tard, Kim sabre le goulot de son set à coups d’in my heart. Ça explose, même si c’est joué sous le boisseau. Voilà le genre de cut qui supporte bien la surchauffe d’une Tele, celle de Télémaque Salmon, et boom, il enchaîne aussi sec avec «We Had Love», le hit Scientific par excellence, le pur ravage salmonique , il te chante ça par en dessous et bham ça déraille dans le we had love, c’est à n’en pas douter l’un des plus gros classiques de wild rock de tous les temps. Pur jus de Kim Salmon. Le solo passe comme un ouragan. Et pour éviter de calmer le jeu, il enchaîne une cover de «Clear Spot», clin d’œil demetend au Captain, un vrai shoot de Bifarx Me Sir, même si pas la voix, mais il ramène toute la niaque d’Aussie dont il est capable. Car Kim est un vrai punk. Plus loin, retour aux Stooges avec «The Spin», pas loin de «Down In The Street», même crasse infectueuse. Si tu aimes le wild Scientific groove, alors «Rev Head» est fait pour toi. Kim le jette dans le cratère des enfers, c’est d’une décadence atroce et putride, ça pue le sonic corpse. Il faut dire que le wild rock Scientific est lourd de conséquences, le «Set It On Fire» est aussi habité qu’un classique de Jeffrey Lee Pierce, Kim et ses cats visent l’apocalypse en permanence, c’est ciblé, pas d’issue, pur rock de no way out. Pas de meilleur hommage aux Cramps que «Blood Red River». Ils visent l’absolution magnanime, ça craque de crasse trashique, voilà un pur un chef-d’œuvre d’auto-destruction sonique. Le bassmatic te reste en travers de la gorge et les poux coulent comme de la lave, «Nitro» est gorgé du désir de vaincre et de mourir, le Kim s’eskrime à la surface du chaos. Voilà encore un hit Scientific pur : «Solid Gold Hell», riffé au gras-double et tu as le bassmatic de Boris Sujdovic qui sort du virage et qui se met en travers, sa ligne de basse entre dans la chair du cut comme la main d’Orlac, elle gronde à l’envers, c’est une sublime descente aux enfers. Les Scientists percutent l’antimatière, ils se jettent dans le mur du son, c’est sans espoir. On se noie dans leur lac. Boris Sujdovic est un fou, comme le montre encore «This Life Of Yours», il hante le boogoloo de va-pas-bien. Globalement, les cuts Scientifiques sont très sombres, mais très chantés, ça flirte en permanence avec l’extrême doomy doomah, ces mecs-là sont fascinés par le néant, ils font de cette fascination un art, tout vibre dans la baraque, c’est fait pour sentir le grondement du chaos. «Backwards Man» est encore plus terrifiant que ses collègues. Les Scientists ont tellement de son.

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             C’est à l’époque de ce disk 2 que Tony Thewlis intègre le gang qui du coup va s’installer à Sydney. Et puis c’est l’appel du grand large qui les conduit à aller s’installer en Angleterre, comme d’autres Aussies, en l’occurrence Birthday Party et les Go-Betweens. Ce qui nous conduit tout droit dans les bras du disk 3, ‘When Words Collide: Cachet And Casualty In London’, un double concentré de doom, l’un des épisodes les plus sombres, les plus torturés de l’histoire du trash-rock. Sujdovic, Thewlis et le beurreman Rixon s’installent dans un flat de Fulham, Kim, sa femme Linda Fearon et leur baby Alex trouvent un flat à Brixton. Kim entre en contact avec Lindsey Hutton qui les branche sur Kid Congo Powers et le Gun club, et là ils commencent à tourner sérieusement en Angleterre. Ils vont aussi jouer en première partie des Sisters of Mercy et le manager des Sisters va les prendre sous son aile. Et pouf, c’est parti. Mais les années londoniennes sont âpres, les Scientists vivent dans la pauvreté, Rixon fait une petite overdose, alors c’est compliqué de trouver quelqu’un pour le remplacer au beurre, et Sujdovic qui n’est pas en règle rentre au pays, alors pour Kim, c’est la fin des haricots : Rixon et Sujdovic sont des Scientists irremplaçables. Il tente encore le coup en trio avec une batteuse et Thewlis, mais il finit par jeter l’éponge et rentre à Perth avec femme et enfant.

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             Ils attaquent le disk 3 avec le très stoogy «Hell Beach», et un harague iggy-poppienne, c’est du pur Dirt, du pur we don’t care. S’ensuit un fourre-tout de la mythologie rock, «It’s The Last Thing To Do» qui sonne comme un cut des Cramps et qui finit en bad music for bad people. Leur boogaloo est bourré de mauvaises intentions. Ça vire parfois Birthday Party. L’immeuble s’écroule avec «Demolition Derby», ils font le «Death Party» du Gun Club, même plan, même riff d’écrasement, avec un Kim goulu comme une goule. Tout ici n’est que dégelée royale, qu’immeubles en ruines, que flammes de l’enfer, que pur sonic trash. Ils tentent le coup de Suicide avec «Atom Bomb Baby», c’est saturé de friture, ils n’en finissent plus de rendre des hommages superbes : Cramps, Suicide, Gun Club, en veux-tu en voilà. Tu crois pouvoir souffler et tu tombes sur un «Go Baby Go» saturé de fuzz, il y a tellement de fuzz que le cut a du mal à respirer, le côté sombre des Scientists met le rock en danger, «Go Baby Go» est un vrai triangle des Bermudes. Et voilà l’apanage du chaos sonique pur : «Psycho Cook Supreme». Ils cultivent les fleurs du mal du XXe siècle, ils scient dans la putréfaction, la fuzz creuse des cavernes dans le cadavre du rock et la basse rôde dans l’ombre comme un prédateur, aucun groupe n’est allé aussi loin dans l’expression du malaise. «Murderess In A Purple Dress», c’est «Sister Ray» : même paquet d’attaque, ils y vont au just don’t care, c’est explosif, rampant, complètement Scientific. Ils rentrent dans la gueule du Temple avec «Temple Of Love», véritable purge d’hardcore Scientific, Kim screame dans le pilon des forges, il bascule dans la folie, c’est bombardé d’électrons. Il hurle dans sa fuite éperdue. Il revient taper une power cover d’«You Only Live Twice». Il chante du haut du Twice. On croit entendre Dracula. Puissant et ténébreux. Il saigne sa mouture à outrance et des vagues de sonic trash balancent la barcasse. Retour à l’extrême brutalité avec «Human Jukebox», aucune finesse, ça dégrossit au débotté crampsy/noisy, Kim chante avec l’insistance de Lux, c’est battu en brèche, travaillé par tous les orifices, chanté à la Maggie’s Farm no more - I am a human jukebox ! - Ça sonne comme le postulat définitif. Et puis voilà «Distorsion», ravagé, dents pourries, chanté sous la mousse de cimetière, ça baigne dans les noires exhalaisons baudelairiennes, c’est aussi une montagne de fuzz avariée, le cut est en dessous, ils jouent la carte de l’extrême saturation du son, les notes se désintègrent dans leur procession mortifère, il n’existe rien de plus putride dans l’histoire du rock. Une horrible avalanche. Voilà encore un cut frappé en pleine gueule : «Place Called Bad», qui donne son nom à la box, Kim le prend pour une enclume, les coups d’accords sont d’une violence terrible, on s’effare de la barbarie de l’attaque, il chante encore une fois comme Dracula, reculé dans l’ombre. «Place Called Bad» est le son du diable. Les Scientists sont des bruitistes d’avant-garde, des inconvénients à deux pattes, «Hungry Eyes» est encore un prodige malsain d’antimatière, ça finit par devenir assommant. Trop chanté à l’écartelée, te voilà au fond de l’égout, aucun espoir, et Kim Salmon continue de pousser le bouchon. Il noie son «Braindead» de rockalama, ils sont en plein dans les Cramps, mais à leur façon. Ah cette façon qu’ils ont de sonner le tocsin avec des guitares ! Et pour finit, tu as «It Must Be Nice» to die at night.

             Voilà ce qu’il faut bien appeler une œuvre. Une box sert à ça : contenir une œuvre. Libre à toi de lui redonner sa mesure.  

    Signé : Cazengler, Kim Savon

    Kim Salmon’s Smoked Salmon. Le Petit Bain (Paris XIIIe). Le 20 octobre 2023

    Scientists. A Place Called Bad. Box Numero Group 2016

     

     

    In Mod We Trust

     - Piller tombe pile

     (Part Four)

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             Petit à petit, Eddie Piller prend la dimension d’un mythe, tout au moins en Angleterre. La récente parution de son autobio conforte cette réalité. Joli titre : Clean Living Under Difficult Circumstances, avec en sous-titre A Life In Mod From The Revival To Acid Jazz. Eddie Piller raconte sa vie de fan et montre à sa façon qu’on peut rester fan toute sa vie, en allant voir jouer des groupes, en créant des fanzines, et accessoirement des labels. Gildas a vécu exactement la même vie, et mené son petit bonhomme de chemin avec la même exigence. Dig It! et Acid Jazz même combat. Même prestige. Ce sont ces mecs-là qui font la vraie histoire du rock, certainement pas les autres. Rappelons que le rock est un art trop sacré pour être confié aux betteraviers.

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             Pour simplifier : Gildas gaga et Eddie Mod. Deux visions de deux grandes variantes de l’underground, extrêmement pointues d’une part, et à l’échelle d’une vie, d’autre part. Quand on veut bien faire les choses, la règle est de ne pas les faire à moitié. Bon, il existe un book paru aux Musicophages qui raconte le brillant parcours underground de Gildas. Passons donc au brillant parcours underground d’Eddie. 

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             Mod ça veut dire quoi ? La réponse est dans la question. Elle est aussi dans la photo de couverture du fat book d’Eddie. Mod ! Le Vespa et la parka en sont les symboles apparents. Derrière ces deux symboles se masse une immense culture qu’étale au grand jour ce vaillant book de 400 pages. Mod est un phénomène culturel exclusivement British, totalement impensable ailleurs. Pour donner une image qui permet de mesurer la portée de l’impensabilité, l’Angleterre avait les Who et la France Johnny Halliday. La France n’a voulu ni de Ronnie Bird ni de Vince Taylor qui auraient pu sauver les meubles. D’où cette incapacité vieille de 50 ans à prendre le rock français au sérieux, à quelques exceptions près. Parlons de choses sérieuses.

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             Eddie Piller est né après la bataille, en 1962. Il n’a donc pas vécu les Who. Ceux qui sont nés dix ans avant ont pu les vivre, même ceux nés en France, via les EPs magiques. «My Generation» reste l’hit rock indétrônable. Piller est entré en Mod, c’est-à-dire en religion, via l’anthemic punk snarl «I’m Stranded» des Saints, ce qui n’est pas si mal au fond, même si ça n’a rien à voir avec les Who. Lors d’un voyage en Australie, il va voir les Saints sur scène. C’est l’époque Eternally Yours avec Algy Ward on bass, Ed Keupper est encore dans le groupe - They simply took my breath away - Il indique que la tension entre Chris Bailey et Ed Keupper «made the set edgy and exceptional, hard and fast. I was in heaven.» Qui ne le serait pas ?

             Avec cet excellent fat book, Eddie Piller raconte son éducation, avec un luxe extravagant de détails qui rappelle le book de Stuart Braithwaite (Spaceships Over Glasgow, les disques, les parents, les premiers concerts, les fringues). Mais comme il attaque avec un épisode en Irlande du Nord au moment des Troubles, son fat book rappelle aussi celui de Jackie McAuley (I Sideman, le danger de mort que représente le simple fait de passer la frontière et d’entrer en Ulster), mais les références constantes aux scooters renvoient surtout à l’excellent Quadrophenia tourné par Franc Roddam et sorti en 1979. Eddie Piller le qualifie de guenine masterpiece, qui incarne «the short-lived concept of new realism». Il est fasciné par le personnage de Jimmy Cooper qu’on voit rouler en Lambretta dans Shepherd’s Bush sur fond de «The Real Me» - I was hooked - Qui ne le serait pas ? Il a 15 ans quand il voit Quadrophenia au cinéma - It became a manual as to how we should dress, dance and live - Eddie cite même des réparties de Jimmy Cooper - I don’t wanna be like everybody else, that’s why I’m a mod, see? - et il cite aussi sa réplique favorite - Do the bastard’s motor - quand Jimmy Cooper et ses deux potes vont casser la Mark 2 Jaguar de John Bindon qui leur a vendu a big bag of paraffin fakes, c’est-à-dire des fausses pilules. Selon Eddie, le personnage de Jimmy Cooper est basé sur Irish Jack, an early Who roadie, mais aussi sur «my mod hero, Peter Meaden, qui était certain que le personnage était basé sur sa propre amphetamine-driven descent into mental illness».

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             Alors, oui, l’idéal est d’accompagner la lecture du fat book avec une revoyure de Quadrophenia : le film et le book s’éclairent mutuellement. Jimmy Cooper, c’est Eddie Piller. Pas étonnant qu’Eddie se soit complètement identifié à l’excellent Jimmy Cooper. On entre dans ce film incroyablement parfait par la grande porte : les scoots roulent dans la nuit, en meute. Ça parle cockney, et boom, direct dans un club Mod, un groupe joue «High Heel Sneakers». On entend plus loin le «Be My Baby» des Ronettes et boom, grosse transe de Mod craze sur «My Generation». Comme entrée en matière, on ne peut pas faire mieux. Puis Franc Roddam tape dans la réalité sociale de Jimmy Piller : il est coursier, comme Eddie Cooper. Il roule en Lambretta, il poppe des pills, des Blues, comme Eddie Cooper, il regarde les Who à Ready Steady Go dans la télé noir et blanc, et porte son Levi’s mouillé pour lui donner sa forme. Tout est sociologiquement extra-pur. Et puis Brighton et les scoots alignés, et puis «Green Onions» dans le dancing club, et puis la petite séance de baise dans la ruelle - a quick wham bam thank you mam - et puis le boy next door qui choisit the wrong girl, et puis Jimmy Piller viré de chez lui, le film s’accélère, descente into the amphetamine-driven mental illness, Jimmy Piller en tonic suit et mascara, fascinant acteur, la bombe Mod explose, «the summer of sex, drugs violence, immaculate tayloring & sweet Soul music» - Here are the Mods and Quadrophenia is their movie - Comment pouvait-on résister à ça ? Un mec rappelle que les Who écrivaient des big anthems, à la différence des Beatles et des Stones qui écrivaient des hits. Ce n’est pas la même chose. Il faut comprendre à travers Quadro que Mod constituait «a social revolution» - Own clothes, own transportation, own music - Un monde à part, avec une identité propre - I’m a stylish person. I look like something - Avec son film, Franc Roddam a réussi a much more realistic approach que celle de Tommy. Plus street, plus rock. Les Who étaient alors hors de contrôle. Moonie cassa a pipe en bois juste avant le tournage de Quadro. Johnny Rotten fut pressenti pour le rôle de Jimmy Piller, mais les assureurs ne voulaient pas de lui, malgré des essais plus que prometteurs. Alors Franc Roddam a pris Phil Daniels pour le rôle. Pour la bataille Mods/Rockers à Brighton, Roddam a 600 figurants et 2000 spectateurs massés sur la balustrade du front de mer. Le fighting a eu lieu pour de vrai. Comme il est documentariste, son film sonne vrai - Realistic quality - Fantastique ! À voir et à revoir et à revoir et à revoir ! The ultimate rock movie. The absolute beginner !

             Parenthèse : Eddie ne met pas de majuscule à Mod. Ici, on l’écrit Mod, comme on écrit Soul ou encore Dieu.

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             Même s’il s’identifie complètement à Jimmy Cooper, le destin d’Eddie n’est pas aussi noir. Il part du bon pied, car ses parents sont des Modernistes. Son père qui s’appelle aussi Eddie «roule en Lambretta dans les années 50, il va écouter Tubby Hayes ou Joe Harriott au Flamingo Club in Soho.» Dans la même rue vivent les Langwrith, propriétaires du Ruskin Arms et leur fils Jimmy Langwrith va fonder un groupe nommé Small Faces - While West London’s The Who had been styled and dressed as mods by Townshend’s guru and former Marriott’s Moments manager Peter Meaden, Small Faces, from the East End, were the real deal: grassroots mods - Fran Piller, la mère d’Eddie, est l’une des fans les plus ferventes des Small Faces. Elle va présider leur fan club. Mais les Small Faces tombent sous la coupe de Don Arden qui les plume et qui fait d’eux des pop stars. À l’âge de quatre ans, Eddie se retrouve sur la pochette du pressage US de There Are But Four Small Faces, photographié avec trois autres bambins de l’East End par Gered Mankowitz, autour d’un panneau ‘Itchycoo Park’. Et à Noël 1967, Steve Marriott offre au petit Eddie «a fully functionning air rifle». Les racines d’Eddie sont pures. Comme Astérix, il est tombé dedans quand il était petit. Voilà pourquoi ces fat books sont essentiels : ils grouillent de détails fascinants.

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             C’est donc avec Quadro qu’Eddie va entrer en religion. Il va transformer sa vie en parcours initiatique. Music first - I wanted more of it and I wanted it now - Puis John Peel, puis un disquaire, Small Wonder, «which made me feel part of something». Il entre dans sa communauté. Le sentiment d’appartenance est vital. Il sent qu’il fait partie des élus. Il flashe sur l’«Another Girl Another Planet» des Only Ones. À l’été 1978, il s’amourache du punk-rock via les Saints et les Only Ones, mais aussi de la black music. Il dit qu’on peut aimer à la fois les TV Personalities et George Benson. En 1978, il existait un lien entre les punks et les Soulboys. Il aime le punk pour son impact - it was angry, loud and full of energy - mais il découvre que le jazz-funk d’Hi-Tension peut avoir le même impact. Il a 15 ans quand il découvre les Buzzcocks sur scène. Puis il décroche du punk qui devient un cliché, even an embarassment. Et c’est là qu’un mec le branche sur un concert des Chords. A mod band ? - I wanted to be a mod - Il évoque bien sûr les amphètes, le fameux Drinamyl qu’on appelle aussi purple hearts - Stimulation, not intoxication - puis il passe aux fanzines, il crée le sien, Extraordinary Sensations, un titre qu’il emprunte aux Purple Hearts, question de cohérence. Il tire son premier numéro à 20 exemplaires.

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             Il sait que les Who et les Small Faces constituent les racines de la Mod culture, mais vu son âge, il devra se contenter de vivre le Mod Revival de 1979. Pour les Mods, l’essentiel est de se distinguer des punks - Clothes spoke volumes, certainly louder than the music - En 1979, «one of the biggest mod records was ‘Glad All Over’ by the Dave Clark Five.» Et puis arrivent les groupes du Revival, il les cite tous, et il en met trois au-dessus de la mêlée : The Chords, The Purple Hearts et Secret Affair. Il rend aussitôt hommage à Gary Bushell qui dans Sounds est le seul à prendre le Mod Revival au sérieux. Eddie flashe aussi sur Small Hours, car le groupe est monté par l’ex-bassman des Saints, Kym Bradshaw. Comme Eddie écume les London clubs, il voit tous ces groupes inconnus. Il en raffole : Squire et ses «archaic Edwardian stipped jackets», Back To Zero (il flashe sur le chanteur Brian Betteridge), The Mods from North London. Il compare les concerts des Mod bands à ceux des punk bands où tout le monde crache - The mod revival dance was a joy - Et puis les Purple Hearts, dont il est dingue - Punky, mod garage delivered by four kids from up the road - et il ajoute époustouflé : «I was blown away - they were the ultimate mod band.» Tous ces groupes, à commencer par les Purple Hearts, les Chords et Secret Affair s’engouffrent in The Jam’s wake et vont signer des contrats en 1979. Il évoque aussi The Playn Jayn qui étaient un grand espoir de la scène Mod. Et puis bien sûr les Jam. Eddie n’en démord pas - In 1965, Peter Meaden had described mod as the ‘New Religion’. Now Paul Weller took it one stage further and made the concept a reality - Peter Meaden apparaît dans l’intro - A philosopher-poet who saw the Soho mod scene as a total, all-consuming way of life - Il est le premier manager des Who que lui arrachent Lambert & Stamp. Il manage ensuite Jimmy James & The Vagabonds. Comme Guy Stevens, Peter Meaden voit en Mod un mouvement capable de changer le monde. Meaden voit les Mods comme des toréadors, mais aussi comme des combattants Viet Cong, «fighting against the establishment from the left field, mais most importantly, he defined the concept of mod thus: ‘Modism, or mod living, is an aphorism for clean living under difficult circumstances.» Et Eddie ajoute : «Ça ne veut rien dire et en même temps, ça dit tout. It means everything.» Peter Meaden sera consultant sur le tournage de Quadro - This film’s about me, man, this is my life - Mais il se suicide deux mois plus tard et ne voit pas le film. Alors Eddie rend hommage à Peter Meaden en reprenant sa formule pour titrer son autobio. Fantastique.

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             Son autre grand héros est Tony Perfect, le mec de Long Tall Shorty. Eddie va le trouver un soir après un concert pour lui demander s’il veut bien lui accorder une interview pour son fanzine, et Tony le reçoit bien - He kick-started my creative journey - Son autre grand pote est Terry Rawlings avec lequel il va monter le label Countdown. Comme Jimmy Cooper dans Quadro, Eddie se maquille. Il expérimente l’eyeliner, mais en référence à Clockwork Orange qui est alors interdit et qu’on trouve sur des VHS de contrebande.

             Eddie Piller écrit dans un style vif et alerte, un style qu’on pourrait qualifier d’amphétaminé. Quand il évoque son costume de collégien, il écrit : «It looked the absolute bollocks.» Ses phrases sonnent comme des paroles de chansons des Who - In fact, a schoolboy mate of mine from Hainault/ was knocking out five blues for a quid - Il a aussi une façon très lapidaire de raconter la fin brutale de sa scolarité : «But fuck me, the college course was crap. I was gone within a term and a half.» Et quand il évoque son nouveau style de vie, il le fait à l’emporte-pièce : «I was 17 and the mod lifestyle was costing me money - something I still didn’t have anywhere near enough of.» C’est fabuleusement articulé, dans le sharp, c’est-à-dire le rocking clair et net. On l’entend presque parler. Il parle cockney, comme Jimmy Cooper dans Quadro. Quand il s’entend bien avec un mec, voilà comment il dit les choses : «Still, we got on like a house on fire.»

             Comme il aime bien Sham 69, Eddie va au concert, mais ça devient dangereux, à cause des skins - Jesus fucking Christ, it was one of the most terrifying nights in my life - Dans ce book, la violence surgit à tous les coins de rue, comme d’ailleurs dans Quadro. Lorsqu’il voyage en Australie, il découvre les Sharpies, l’équivalent des working-class bootboys d’Angleterre, mais les Aussies forcent le trait avec un «incredible haircut - a type of proto-mullet with enormous sideburns», et pouf, il cite l’excellent Lobby Lloyd, et Billy Thorpe & The Aztecs.

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             À une époque, Eddie bosse pour le label Bearsville, et ça tombe, bien car il se dit «massive fan of Rundgren’s first American group, The Nazz.» Il trouve en Todd Rundgren des «modish sensibilities, more so than most Americans.» D’ailleurs, Rundgren fait une cover du «Tin Soldier» des Small Faces sur The Ever Popular Tortured Artist Effect. Et bien sûr, le fin du fin pour un Mod, c’est d’admirer Georgie Fame. Il raconte comment il le rencontre. Georgie Fame lui dédicace un doc : «To Eddie. Stay fast! Georgie Fame.»

             Et puis bien sûr le scoot. Son premier scoot est un Vespa 90 d’occasion. Puis quand il en a marre des pannes et du mauvais phare, il se paye un Vespa P Range. Il évoque aussi les scooter clubs in London. Plus il avance dans sa vie, et plus il est déterminé à vivre the mod life, une attitude alimentée par «a desire to dress better, find rather and more authetic music and travel absolutely everywhere by scooter.» Il roule avec, passée sur l’épaule, une énorme chaîne lestée d’un très gros cadenas. C’est à la fois son anti-vol et une arme d’auto-défense. Les combats avec les skins sont fréquents à l’époque. Les Mods se rassemblent à Carnaby Street, là où se trouvent les boutiques de fringues et les disquaires spécialisés. Mais aussi les skins. Leur façon d’approcher est toujours la même : «Got a spare 10 pence?». Le skin n’attend pas la réponse, il frappe tout de suite - a punch in the head as the skins robbed the kids of their pocket money - C’est là qu’il voit la Mod scene pour laquelle il se passionne depuis trois ans glisser «in a sea of violence». Dès 1980, la chasse aux skins est devenu un sport national pour les Mods. Eddie raconte aussi qu’il est harcelé par des flics de quartier, l’occasion pour lui de dire qu’il ne respecte plus la flicaille.

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             Après son fanzine, Eddie monte le label Well Suspect Records et lance des groupes. Il commence par flasher sur Fast Eddie et son charismatic vocalist Gordon Tindale - one of the best live groups I’d ever seen - Il les voit comme «the biggest band on the scene after The Style Council et The Truth.» Un premier single paraît sur Well Suspect. Puis catastrophe nationale in Mod-land : le split des Jam. Weller en a assez. Six mois après, il monte The Style Council avec l’ex-Merton Parka Mick Talbot et un batteur de jazz, Steve White. Mais les fans de base ne lui pardonneront pas le split des Jam. Eddie fait aussi l’éloge de l’organ-driven The Truth. C’est le deuxième Mod Revival. Eddie indique qu’à part Long Tall Shorty et Small World, les groupes du premier Mod Revival de 1979 ont disparu.

             Il truffe aussi son récit de références vestimentaires - I actually preferred Clark’s desert boots to guenine Hush Puppies - Mais comme il doit bosser pour vivre, il doit aussi faire attention - Real Clarks were far too expansive for us - Le seul jean qu’affectionnent les Mods est le Levi’s 501, avec «a theree-quater-inch turn-up». La seule alternative au 501 était, nous dit Eddie, «a pair of sta-prest slacks» - The holy grail was a pair of original Levi’s Sta-Prest with tags - Il n’hésite pas à entrer dans les détails. Il flashe aussi sur les Levi’s jackets en daim ou dark indigo - but the much rarer white was seriously cool - Et puis les costards, si possible sur mesure, les fameux tonic suits. Sans oublier la parka, «the M51 US Army fishtail parka of Korean War vintage», décorée d’un logo de groupe peint dans le dos et de badges ou de patches cousus sur les bras. Dans le dos de sa parka, Eddie a peint le logo des Chords. Bref, c’est un manège enchanté : parkas, scooters, desert boots and... Carnaby Street. Sa boutique préférée s’appelle Well Suspect - which sold the best mod clothes in London - un nom qu’il va utiliser plus tard pour monter son premier label. Il y achète son premier costard, deux semaines de salaire : «a three-button-bum-freezer suit in a dogtooth pattern with 4-inch side vents and grey silk linings.» Et puis tu as le délire des boating blazers, les vestes à rayures, «yes with matching trousers, just like the one Brian Jones was wearing to one of his many court appearances and on the sleeve of Through The Past Darkly.» Eddie maîtrise l’art de nous plonger dans la mythologie. L’histoire du rock anglais, lorsqu’elle est bien maniée, n’est qu’une magnifique mythologie. Et pouf, il embraye sur le délire de l’attirail Mod - Harringtons, monkey jackets, US Army trench coats, donkey jackets, Crombies, M51 US Army parkas, MA1 green bomber jackets, desert boots, loafers, off-the-peg suits and jackets, button-downs, Fred Perry polo shirts - Eddie saute sur le «great secondhand mod gear at junk shops», il se grise de tout ce carnaval de «turtlenecks, de Levi’s denim or Harrington jackets, even paisley silk scarves.» Tout était disponible «if you put in the time and effort.» Il se fait tailler un premier costard sur mesure chez Steve Starr - Three buttons, 15-inch bottoms and a 5-inch centre vent - Il sait ce qu’il veut. Tony Perfect de Long Tall Shorty est aussi un client de Steve Starr. Et il conclut ce fabuleux chapitre consacré aux fringues ainsi : «Ce printemps-là, au lieu de me concentrer sur mes examens, je mis toute mon énergie into the important things in life - clothes, music, fanzines and scooter. I was on top of the world.» Et forcément, le mouvement prend de l’ampleur : «À l’été 1980, mod was probably the biggest youth cult in the country.» 

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             Oh et puis bien sûr les disques ! Quand il va en Irlande, il emporte du trié sur le volet : «What’s Wrong With Me Baby» by The Invitations, «Ain’t There Something That Money Can’t Buy» by the Young-Holt Trio, «My Baby Must Be A Magician» by the Marvelettes et «Landslide» by Tony Clarke. Il cite aussi «Smokey Joe’s La La» by Googie René Combo. Puis les deux versions de «Wade In The Water» par Ramsey Lewis et Marlena Shaw, le «Tainted Love» de Gloria Jones et le «Move On Up» de Curtis Mayfield. Il évoque plus loin la northern soul scene animée par Ady Croasdel et Tony Rounce, deux gardiens du temple qu’on retrouve dans tous les booklets d’Ace. Eddie fait encore l’apologie des Q-Tips, «fronted by a charismatic singer called Paul Young», mais aussi The Step, mod-soul hybrid comme les Q-Tips, et puis les Dexy’s Midnight Runners - Their incredible debut LP catapulted them to superstardom. Searching For The Young Soul Rebels is undoubtedly a work of great genius and in my opinion one of the best British albums ever made - Voilà, c’est dit.

             Eddie trouve un job dans une boîte de prod nommé Avatar. Il est coursier. En parallèle, il fait le DJ au Regency, manage Fast Eddie, il sort un deuxième single sur Well Suspect Records et tire son zine Extraordinary Sensations à 4 000 ex. Ah on peut dire qu’il est bien occupé ! Il monte aussi une petite boutique de disques à Kensington Market, qu’il baptise Marvel’s Records : il a racheté un lot de 1 000 singles sur des sixties black music labels, from Sue to Specialty, en passant par OKeh et Golden World, qu’il revend à la pièce. Puis il sort une première compile, The Beat Generation And The Angry Young Men, «after a Fifties beat-poetry anthology that had always caught my mod eye».  

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             Alors on écoute la Deluxe Edition de The Beat Generation And The Angry Young Men qui propose 17 cuts. Deux groupes se détachent nettement du lot, The Directions et bien sûr Long Tall Shorty. Deux cuts chacun. Avec «It May Be Too Late», The Directions tapent dans le registre de la Beautiful Song, mais ici, c’est Moddish et chargé d’espoir. Et plus loin, ils tapent dans le Mod craze avec un «Weekend Dancers» élancé vers l’avenir. L’«I Do» de Long Tall Shorty va plus sur les Pirates de Mick Green, avec un son bien lesté de scuzz. Et puis wham bam, ils percutent la Mod craze de plein fouet avec «All By Myself», c’est en plein dans le mille dès les premières mesures, Mod-punk en diable, fantastique Tony Perfect d’all by myself, et en plus du vaillant Mod craze, tu as les Stooges et Buzzcocks. Ce petit cut qui n’a l’air de rien est pourtant si complet. Eddie a mis aussi deux cuts de ses chouchous les Purple Hearts, dont le «Concrete Mixer» de fin amené au heavy beat de «Keep On Running» et qui vire heavy dub. Il fallait y penser. Quant au reste, c’est plus délicat. Les Mads claquent leur «Mods Are Back In Town» bien sec du beignet, avec une petite thématique, mais ça ne dépasse pas le stade de l’exacerbation. On dira la même choses de Les Elite (sic), avec un «Career Girl» chanté au souffle court sur des étalages de clairette exacerbée, disons pour faire simple qu’il s’agir d’un son à part entière, reconnaissable entre mille, et donc recommandable entre mille. Les Mads cassent leur petite baraque avec un «Psycho R’n’R Art» bien décharné, un Mod rock d’orbites décavées, complètement hagard. Eddie avait quand même du pif. On peut le féliciter chaudement pour cette première tentative de fédération des énergies Moddish. Car à part lui, personne n’osait se mouiller. 

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             Puis tout s’accélère : Eddie monte Countdown Records avec son ami Terry Rawlings. Ils sont épaulés par Dave Robinson, le boss de Stiff Records. Le premier groupe qu’il signe est l’excellent Makin’ Time - They were ridiculously young but impressively smart, all vintage knits and white Levi’s - avec Fay Hallam au Farfisa. Mais avant de sortir l’album de Makin’ Time, Robbo, comme l’appelle Eddie, a l’idée d’une compile «featuring new tracks from some of the biggest bands on the mode scene.» Et pouf ! Here it comes : 5-4-3-2-1 Go! The Countdown Compilation. C’est un succès, 30 000 copies vendues dans le monde ! C’est justement Makin’ Time qui ouvre la balda avec «Only Time Will Tell», pur jus de wild Mod craze, avec Fay Hallam en tête de beat de black bombers. On reste dans l’excellence Moddish avec The Alljacks et un «Guilty» cuivré de frais, assez puissant et même gigantic. Dancing Mod craze ! Franchement, c’est admirable. Eddie avait du flair. Fin du balda avec Stupidity et «Bend Don’t Break», Mod-punk envoyé au let’s go ! Heavy horns, c’est tout de suite dans la poche. En B, on retrouve l’excellent Ed Ball dans The Times et «Whatever Happened To Thames Beat», cockney à gogo, et plus loin, The Scene et «Inside Out (For Your Love)», Mod sound un peu dénudé, mais altier, chanté aussi en cokney. Et ce sont les chouchous d’Eddie qui referment la marche : Fast Eddie et «I Don’t Need No Doctor», pur jus de r’n’b et big energy. Quel blaster ! Eddie avait bien raison de s’extasier sur Gordon Tindale.

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             Comme Makin’ Time fait le buzz via la compile, Eddie sort leur premier album sur Countdown : Rhythm And Soul ! Tout un programme. Album chaudement recommandé à tous les amateurs de Mod craze. La force de Makin’ Time, ce sont les deux compositeurs : Fay Hallam et Martin Blunt, le bassman. Rien que sur l’A, ils alignent trois hits fabuleux. «Take What You Can Get» (Blunt) est un beau jerk moddish chanté par Mark McGounden, bombardé au bassmatic et orné de nappes d’orgue dignes de Question Mark. On danse le jerk au Palladium. Attention, ce n’est pas fini. Fay prend le micro pour «Feels Like It’s Love», elle y croit dur comme fer, c’est une battante, elle y va du menton et des hanches, c’est la reine des Mods, avec Billie Davis. Elle règne dans un monde où les garçons se coiffent soigneusement et se gavent d’amphètes, et où les filles sont discrètes et distantes. Mark McGounden signe le troisième hit de Makin’ Time, «Here Is My Number», un classique Mod bien produit, battu sec et plein d’ampleur. Hit de rêve avec un passage chanté à l’unisson, comme chez Motown. Fay et Mark dégoulinent de Soul-shaking. Lors une accalmie, Fay monte au créneau. Encore un hit signé Blunt, «Only Time Will Tell», battu sec dès l’intro. Fay s’y colle. Magnifique de Northern soûlerie, fabuleuse énergie ! L’ami Neil Clitheroe bat comme dix Thors. C’est lui qui emmène les cuts en enfer - hey hey will you change your life - c’est d’une netteté prodigieuse - So I’m sorry baby - Magnifique pétaudière de dance Soul. Les Makin’ Time sont un jukebox à huit pattes. On passe en B avec la bave aux lèvres pour écouter «I Gotta Move», excellence speedée et nappée d’orgue. Il faut attendre «I Know That You’re Thinking» pour renouer avec le soft rock à l’Anglaise bardé d’harmonies vocales et d’éclatantes relances. Fay allait devient avec cet album la chouchoute du Mod Revival. Merci Eddie !

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             Comme la première a bien marché, il pond une autre compile Countdown, cette fois avec des groupes australiens : Party At Hanging Rock. C’est nettement moins bon que la compile anglaise. On y trouve les Saints avec «Gypsy Woman». On se demande ce qu’ils foutent là. En plus, c’est la troisième mouture du groupe avec Harrigton et Janine Hall. On retrouve aussi Stupidity avec «Try Not To Let It Show», toujours aussi cuivré de frais. Mais les autres groupes laissent un peu à désirer. Certains ont même l’air empotés. Grooveyard sonne comme les Smiths. C’est aux Happy Hate Me Nots et «You’re An Angel» que revient l’honneur de sauver les meubles : bonne veine, très sec et net, très Moddish. En B, on retombe sur des Aussies qui sonnent comme les Smiths et franchement, c’est pas terrible. Les Painters And Dockers sonnent comme le 13th Floor avec leur «Basia», donc, on se demande ce qu’ils foutent là. The Reasons Why ne laisseront pas non plus de souvenirs impérissables, oh la la, pas du tout. Leur «Undecided» est bien intentionné, mais très pauvre. On est aux antipodes des Prisoners et de Makin’ Time, au propre comme au figuré. On comprend qu’Eddie se soit intéressé aux Huxton Creepers, car leur «Happy Days» est gratté aux accords de la rengaine. Ça sent bon le vécu. Party At Hanging Rock n’est donc qu’un document sociologique.

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             Puis il découvre The Prisoners - Of all the groups I’ve ever seen plau live, I can safely say The Prisoners were far and away the best - Et il ajoute : «They were the perfect band.» In From The Cold sort sur Countdown. Cap sur la Mods craze avec «All You Gotta Do Is Say», salement cuivré, joué à la teigne et arrondi aux angles par la bonté du chant. C’est le r’n’b according to Graham Day. Jamie Taylor te noie tout ça d’orgue. Wow, comme ces mecs avancent bien, et quel port altier ! This is the sound of British Mods. Même chose avec «Deceiving Eye» : l’ami Day y va au harsh, il bat tous les records de hargne. L’autre big Mod rock se niche en B et s’appelle «Find And Seek». Ils font tournicoter le London groove et produisent une belle excitation. On les voit aussi emprunter un riff aux Pretties pour «Be On Your Way». On se croirait dans «Midnight To Six, Man». So much confusion ! Régale-toi aussi du bassmatic d’Allan Crockford dans «The More That I Teach You», et dans «I Know How To Please You», tu vas trouver un léger parfum de Spencer Davis Group. Saluons aussi le morceau titre, bien convulsif, mais ce n’est pas un hit. Les Prisoners jouent tous les cuts au convulsif fondamental et ce pâtissier du diable qu’est Jamie Taylor nappe tout de B3. Mais les Prisoners sont furieux. Ils détestent la pochette, ils détestent leurs fringues, ils détestent tout. Pourtant, l’album fait un carton. C’est aussi le dernier album Countdown.

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             Eddie flashe aussi sur un groupe américain, The Untouchables, «with an exciting mixture of Soul and ska». Billy Zoom est le guitariste du groupe. Eddie réussit à les ramener sur Stiff. Leur deuxième album s’appelle Wild Child. Quelle surprise ! Billy Zoom n’est plus là, mais ils sont six et bien déterminés à vaincre. Ils proposent un dancing Mod-rock US sec et net. Ils attaquent leur morceau titre avec un son pète-sec et montent «I Spy For The FBI» au beat va-vite. La surprise vient du «Freak In The Streets», gorgé d’une grosse énergie de rap/funk. Ils passent ensuite au reggae beat avec «What’s Gone Wrong», ça reste bienvenu, même si ça putasse un peu avec l’UB40. Et boom, back to the fast Mod craze avec «Free Yourself». Ils privilégient le ventre à terre énergétique tapé au sec et net. En B, le festin se poursuit avec «Soul Together» monté sur un riff funky des Stones. «Mandigo» est plus ska, Skip, c’est pas un scoop. Ils terminent en beauté avec «Lovers Again», belle volubilité aux pleins pouvoirs, et «City Gent», plus rockalama, fougueux comme un poney apache, doté de la meilleure cohésion sociale. Arrêt/départ, arrêt/départ, avec un son plein comme un œuf de Pâques.

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             En 1986, Eddie s’intéresse au jazz et fouine dans la collection de disques de son père. Il flashe sur Jimmy Smith, Jimmy McGriff et Ramsey Lewis. Mais aussi Harold McNair dont Andrew Loog Oldham lui dit qu’il est «the hippest mod he’s ever met». En 1986, Eddie voit aussi la mod scene splitter, avec d’un côté les «psych and freakbeat mods, all Marriott hair, Austin Powers and paisley», qu’on appelle les swirlies, mais ce n’est pas la tasse de thé d’Eddie qui préfère rester dans le jazz. À 23 ans, il a déjà fait trois labels, managé 3 ou 4  groupes, possédé 20 scooters et il continue d’aller chez le même tailleur depuis l’âge de 16 ans. Il se demande s’il n’est pas trop vieux pour tout ça.

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             Il lance ensuite le James Taylor Quartet qui tape dans l’œil de John Peel. Alors Peely passe un coup de fil à Eddie : «Blow Up, James Taylor Quartet. I love it. I’m going to play it to death. Fabulous mix mix of punk sensibilities and jazz. I’d like to get the band in for a live session - When can you sort that out?». Eddie est scié ! C’est Peely qui lance donc le James Taylor Quartet. Dans la foulée, Eddie sort Mission Impossible sur son troisième label, Re-elect The President. Puis il monte Acid Jazz, un label qui devient une sorte d’institution du bon goût.

             «I finally undestood that mod was just a state of mind.» À la dernière page de son palpitant mémorandum, Eddie Quadrophenia se souvient de cette phrase de Jimmy Cooper : «I don’t wanna be like anyone else, that’s why I’m a mod, see?». And now I finally understood what he meant.

             Ce texte et l’hommage qu’il formule est dédié à Jean-Yves.

    Signé : Cazengler, tripe à la mode de Caen

    Eddie Piller. Clean Living Under Difficult Circumstances. A Life In Mod. Monoray 2023

    The Countdown Compilation. 54321 Go! Countdown 1985

    Countdownunder - Party At Hanging Rock. Countdown 1986

    The Beat Generation And The Angry Young Men(Deluxe Edition). Well Suspect Records 2016

    Makin’ Time. Rhythm And Soul. Countdown 1985

    Prisoners. In From The Cold. Countdown 1986

    The Untouchables. Wild Child. Stiff Records 1985

    Franc Roddam. Quadrophenia. DVD Universal Pictures 2006

     

     

    Lawrence d’Arabie

     - Part Four

     

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             Lorsque Felt disparaît, Lawrence d’Arabie monte un nouveau one-man band conceptuel : Denim.

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             Back In Denim paraît en 1992, avec un beau logo sur la pochette. Dès le morceau titre, Lawrence d’Arabie annonce la couleur : glam ! Eh oui, souvenez-vous, comme Nikki Sudden, il est venu au rock par le glam et T. Rex. Admirable pastiche, il explore les soutes du glam, il s’amuse sur un back-beat à la Gary Glitter. Même ambiance, gros beat porté par l’écho du temps. Quelque chose de tribal règne ici-bas, babe. Encore du glam avec «I’m Against The Eighties». Il croise son glam avec celui de Lou Reed et n’en finit plus de faire monter la pression harmonique des guitares. C’est l’apanage de l’artefact. Il va loin et rejoint l’esprit de fête. On se croirait à la radio. Cet album grouille de merveilles, comme ce balladif d’inspiration sous-cutanée qu’est «I Saw The Glitter On Your Face» : il joue ça au groove d’Americana. C’est l’une des grandes forces de Lawrence d’Arabie qui n’a pourtant jamais joué dans les Byrds et pourtant, il sonne comme Gene Clark. C’est à la fois dévastateur, inspiré, déchirant, avec des pointes dylanesques. Il tape ensuite dans l’ampleur du big sound pour «American Rock». Lawrence d’Arabie est le maître des réalités, il sait se montrer imparable, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Il fait passer son cocotage comme une lettre à la poste. Il pousse le pastiche très loin, il secoue la bite du concept, il va droit au but, fait du Lou Reed à l’Anglaise et termine en apothéose. Tout aussi impressionnant, voilà «Living In The Streets». Il ramène des riffs historiques sur fond d’électro. Ça cocote sec, une fois de plus. Notre Denim boy nous fait un festival de heavy riffing. Rien d’aussi rock’n’roll que cette débauche d’excellence. Lawrence d’Arabie n’en finit plus de créer la sensation. Avec «Here Is My Song For Europe», il se rapproche de Jason Pierce, il part en mode de heavy romp d’électo. Il adore le son qui ne fait pas de cadeaux. On le voit aussi créer son monde à la force du poignet électronique dans «Fish And Chips» et revenir au pop-rock avec «Bubblehead». Derrière, des mecs font des chœurs idoines. Lawrence d’Arabie claque toutes ses syllabes de don’t be cruel et les chœurs vacillent, comme frappés par des flèches en plein cœur, alors ça devient passionnant.

             Mais Lawrence d’Arabie ne fait rien pour devenir célèbre. Il préfère rester en retrait - An illusion - Il se dit le contraire de Jarvis Cocker qu’on voyait partout.

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             Lawrence d’Arabie récidive avec Denim On Ice, quatre ans plus tard. Il faut avoir écouté «Shut Up Sidney» au moins une fois dans sa vie. Il tourne tout en dérision - Shut up Sidney/ That’s not rock’n’roll - Effarant, d’autant plus effarant qu’il le fait pour de vrai - Kim Wilde - You what - Spandau, oh got lost - Dans «The Great Pub Rock Revival», il évoque Roogalator et les Ducks Deluxe et revient à la très grande pop anglaise avec «It Fell Off The Back Of A Lorry». Il pianote et chante à la revoyure. Quelle classe ! Il revient aussi à son obsession pour Lou Reed avec «Brumburger», baby’s got a gun, c’est du rap Only Ony, mais son vice reste bien le glam, comme le montre «The Supermodels». Avec «Job Center», il tourne la lose en dérision et se fâche contre Le Corbusier dans «Council Houses» - Walter Gropius man/ I loved your style - So British. Il s’amuse aussi avec le dentier de son grand-père dans «Granddad’s False Teeth», émaillé de retours d’accords de brit-rock. Il n’en finit plus de tout tourner en dérision salutaire, mais avec du son. Puis il va pulser le bouchon de «Silly Rabbit» très loin, au yeah-yeah-yeah, de façon inexorable. Fantastique shoot de pop ! Et cet album superbe se termine avec un «Myriad Of Hoops» beaucoup plus intimiste. Lawrence d’Arabie creuse sa pop et vise la pureté, c’est soutenu au bass driver de croisière. Lawrence d’Arabie y croit dur comme fer et nous aussi.

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             Denim toujours avec Novelty Rock. L’album se veut très electro-rock, et Lawrence d’Arabie ouvre son bal avec «The New Potatoes», l’hymne des nouvelles patates. Comme on l’a vu, il adore faire joujou avec le glam et la petite pop. Il faut attendre «Ape Hangers» pour frémir un bon coup - You said stop/ I said go/ I’m always saying yes and you’re always saying no - Voilà un admirable hit de juke. Il fait sa petite pop envers et contre tout. On retrouve le pervers un brin moqueur qu’on aime bien dans «Tampax Advert» mais le vrai hit du disk se trouve en fin de course : «I Will Cry At Christmas» - I will cry/ A tear - C’est tout Lawrence d’Arabie, bien nappé d’orgue - Loneliness is a virtue - Le dandy refait enfin surface - I need some space I can breathe/ At least walk away with some pride - Fantastique désespérance.

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             Avec Go-Kart Mozart, Lawrence d’Arabie va plus sur le Day-Glo past et l’eerie synthetic future, pas loin d’un Clockwork Orange nightmarish mish mash. Il enregistre Instant Wigwam And Igloo Mixture en 1999, et là-dessus se niche un coup de génie arabique intitulé «Wendy James». Il fait son aw Wendy à la Bowie - I will have an electric guitar/ Wendy James - et il ajoute, à demi hystérique : «I won’t have no string quartet !» C’est un pastiche glam effarant, une fois de plus - You’re second to the very Joan Jett/ Aw Wendaï ! - Une bombe de glam moqueur, joué à la vie à la mort de la mortadelle. On a beaucoup de pop électro sur cet album déroutant. Il règle ses comptes avec «We’re Selfish And Lazy And Greedy» et le casque saute sous les coups de boutoir des infra-shits d’Arabie. On a là une moquerie électro d’enfant aux dents gâtées. Avec «Sailor Boy», Lawrence d’Arabie nous entraîne dans une salle de jeux électro et chante en cockney d’Amsterdam à la con. Il fait comme il lui plait et il nous sort le son du diable dans «Mrs Back To Front And The Bull Ring Thing». Mais il s’arrange toujours pour revenir avec une petite compo intéressante dans le genre de «Plead With The Man» - Yes I will plead with the man for some gear.

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             Pas mal de belles choses sur Tearing Up The Album Chart paru en 2005, à commencer par «Electric Rock & Roll», joli shoot de pop electro. Lawrence d’Arabie adore l’electro beat, comme Stereo Total - Oh oh yall gonna go downtown/ Tonite - Il shoote du bon vieux glam dans son electro-pop. S’ensuit l’un des coups de génie auquel il nous habitue, «Listening To Marmalade», matraqué au riffing absolu - All those records - Et il ajoute : «Pictures of rock stars stuck on the wall» - Aha ! Il gémit son hoquet et se moque des mecs qui vivent dans le souvenir de Marmalade. On le voit plus loin s’amuser avec tout le jargon rock dans «Fuzzy Duck» - Lucky custard/ Bacon fat/ Wooden o/ Incredible hog/ Heavy jelly/ Mogul trash - et il passe au fast glam avec «Transgressions», il nous sort un étrange brouet de drums compressés et de solos de machines. Il faut attendre «Donna & The Dopefiends» pour le voir faire son Lou Reed - Hey Donna/ I want to score - Il s’amuse comme un petit fou - The trees have no leaves in Alphabet City -  Retour au fast glam electro avec «England & Wales». C’est le fonds de commerce arabique. Quel shoot ! - Apples & pears/ You take the piss I don’t care - Embarquement pour Cythère garanti - When all else fails it’s England & Wales - Et comme on le constate à l’écoute de «City Centre», il fait ce qu’il veut de la pop. Il la chante au défilé de son imagination, mais avec quelque chose d’unique dans les jeux de langue. Même s’il tape dans l’electro beat, il reste le plus pointu des rockers britanniques. Il faut le voir sur la photo intérieure, en slibard, assis sur les gogues, avec écrit au feutre sur le ventre : «Go Kart Mozart Classic Upstarts».

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             Lawrence d’Arabie nous prévient : Go-Kart Mozart are a novelty rock band. C’est donc avec circonspection qu’on aborde On The Hot Dog Streets paru en 2012. Sa petite pop électro commence par dérouter, mais un peu plus loin, sur le deuxième disque, il vire glam et quel glam, Glen ! Ça commence avec «Synth Wizard», une petite pop électro finement glammy - I believe in new day/ New day comes when old day’s gone - Dans sa façon d’écrire transparaît une morgue fascinante et c’est là qu’on commence à le prendre très au sérieux. Dans «Talk With Robot Voice», il dit ne plus vouloir que les femmes lui fassent de mal, mais il avoue être encore sensible to vagina allure. Lawrence d’Arabie épate et déconcerte. On se sent hooké. Avec «Spunky Axe», il part en virée glam - Sally & Jake shake your spunky axe hoo hoo - et on entend des chœurs de filles nubiles sur le tard du cut. Ça miaule et ça woof-wooffe. C’est un chef d’œuvre de dérision. Il revient à ses obsession sexuelles dans «Electrosex» - Mae West/ Blonde hair/ Big chests/ Mae West/ Loves sex - tout ça sur canapé de glam de bon aloi. On le sait, glam et sex ont toujours fait bon ménage. Puis cet enfoiré de Lawrence d’Arabie nous fait les Dolls avec «Queen Of The Scene». Mais il anglicise les Dolls, c’est une fois de plus terrible et bien écrit, comme tout le reste de l’album - Pink baked bean/ New York scene/ TV screen/ Ah oooh/ But you’re so mean - Quel admirable pastiche ! Il termine sa D avec un «Men Look At Women» délicieusement décadent, au sens de Kevin Ayers et de Lou Reed, mais avec quelque chose de dandy en plus. Du coup, on se replonge dans l’A et la B avec plus de sérieux. Si on passe le cap d’une réticence aux machines, la petite pop électro de «Lawrence Talkes Over» passe plutôt bien. On sent de vagues réminiscences d’«Obladi Oblada» et de Jimmy Page - Mr A&R Man/ He don’t understand - tout ça sur le beat du Walrus des Beatles - We’re a novelty band/ We’re taking over - Lawrence d’Arabie crée son monde, un joli monde pop gorgé d’ironie et d’influences. Son «Retro Glancing» sonne comme un vieux hit pop et sa musique des mots fascine - Poxy this and poxy that/ Poxy tit and poxy tat/ You and me - et il déclare dans le texte d’accompagnement : «I want to capture the illeteracy of rock’n’roll with its emotions and insights, combine these elements with literacy and assess the impact firsthand.» En gros il veut transformer l’illettrisme du rock et restituer ses émotions et son impact à sa façon, plus cultivée. Son «Come On You Lot» d’ouverture de B accroche terriblement. Quel popster ! Il jette tout son anglicisme dans sa pop, un art si difficile. Et pour rester en cohérence avec lui-même, il s’en prend dans le texte aux filles vulgaires. Son «Blown In A Secular Breeze» est un retour à la Beatlemania. Il finit son cut en sifflant, gonflé d’espoir. Son bubblegum tient si bien la route. Il bricole ses belles satires sur l’air enjoué d’Obladi. Avec «White Stilettos In The Sand», il passe au cokney - They’re after sex that’s hard to find/ In boring old England - Il dote sa pop électro d’une classe insolente. Tout est bon chez ce magistral popster lettré.

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             Paru en 2018, Mozart’s Mini-Mart grouille littéralement de coups de génie, n’ayons pas peur de monter sur des grands chevaux. Au moins quatre. Il se moque de la pauvreté dès «Relative Poverty» - Awopbopalula a tenner a day - C’est vrai que ça peut faire marrer de vivre avec un euro par jouer - He’s living in a relative poverty/ Godness gracious/ A tenner ! - Quand ça vient d’un mec comme Lawrence d’Arabie, c’est imparable. Il fait son T. Rex dans «A Black Hood On His Head» et joue ça au vrai relentless britannique. Il retrouve le secret du monster beat. Et voilà qu’il fait chanter le coq dans «A New World», c’est dire l’humour de l’electro pop king. Il en fait même un hymne et met des chœurs en route - And I can feel the new tomorrow comin’ on - C’est exceptionnel. Il reprend la main - And she would feel the new morning comin’ on - et bien sûr, des chœurs de gospel batch entrent dans la danse. Encore un hit pop avec «Cronium-Plated We’re So Elated», c’est même du stomp electro, du glam des enfers. Difficile de résister à un tel charme. Il se moque aussi de la dépression avec «When You’re Depressed», il nous claque ça au riff anglais - I won’t have sex - On le voit revenir à la très grande pop avec «Big Ship» - Love is a big ship following me - Lawrence d’Arabie reste le surdoué que l’on sait. Même s’il traîne avec des machines, il sait ce qu’il fait. Il revient aussi à la dope avec «I’m Dope» et fait tout rimer avec dope : cop, joke, misanthrope, hope, rope - Coz I’m dope/ I don’t hold out hope - Il fait même un hit de dance-floor : «Knickers On The Line By 3 Chord Fraud». L’Arabie regorge de ressources inexplorées. On le sait depuis l’époque de Lawrence d’Arabie, le vrai.   

    Signé : Cazengler, le rance d’Arabie

    Denim. Back In Denim. Boy’s Own Recordings 1992

    Denim. Denim On Ice. Echo 1996

    Denim. Novelty Rock. EMI 100 1997

    Go-Kart Mozart. Instant Wigwam And Igloo Mixture. West Midland Records 1999

    Go-Kart Mozart. Tearing Up The Album Chart. West Midland Records 2005

    Go-Kart Mozart. On The Hot Dog Streets. West Midland Records 2012

    Go-Kart Mozart. Mozart’s Mini-Mart. West Midland Records 2018

     

     

    L’avenir du rock

     - Heavy load

             S’il est une chose que l’avenir du rock apprécie par-dessus tout, c’est le poids. Le poids des mots, le poids des idées, le poids du poids, le poids du sens. Il ne jure que par le lourd de sens. Dès qu’il voit qu’un être ou qu’une œuvre manque de poids, il fait demi-tour. Il n’a que mépris pour la surface des choses, qu’on appelle aussi la superficialité, le jeu des apparences et cette profonde bêtise dans laquelle se complaisent hélas trop de gens. Ses oreilles font le tri des conversations et ses yeux le tri des images. Il est ravi lorsqu’un tri auditif concorde avec un tri visuel, il sait qu’il aura accès au poids. Cette quête du poids présente des avantages mais aussi des inconvénients. Elle flirte avec l’addiction. D’autres appelleraient ça de l’élitisme. L’avenir du rock voit plus cette quête comme une condition de survie. Il ne supporte plus d’entendre les gens parler des reportages qu’ils ont vu à la télé, ou de se vanter d’être devenus comme des millions d’imbéciles des épidémiologistes à la petite semaine. L’avenir du rock ne veut pas finir comme ça, rongé de l’intérieur par le poison des medias. En même temps, il comprend que les gens puissent s’estimer trop faibles pour se lancer dans une quête de poids. Certains le font pourtant, mais ils grossissent. Ils confondent poids et poids. La notion de poids est pourtant simple. L’histoire du rock offre quelques beaux exemples : Jimbo, Elvis, Wolf, Jeffrey Lee Pierce. Les mêmes imbéciles pourraient aussi reprocher à ces superstars d’avoir pris du poids, mais dans ces cas-là, le poids fait partie du poids, c’est pourtant simple à comprendre, non ? Et pour faire bonne mesure, on peut ajouter à cette liste les noms de Frank Black, David Thomas, Fats Domino et Leslie West, des gros qui font partie des plus grands artistes du XXe siècle : beaucoup d’albums, aucun déchet. L’avenir du rock raffole de ce poids-ci, de ce poids chiche, de cette fabuleuse masse volumique qu’exacerbe l’idée même de la densité artistique. Il en est des choses du rock comme des choses de la vie : lesté de poids, l’être est l’être. Heavy, comme envie ou encore en vie. Envie d’Eve Future bien sûr. 

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             Pas étonnant qu’un groupe anglais se faisant appeler The Heavy reçoive l’aval de l’avenir du rock. The Heavy dispose en outre d’un privilège extraordinaire : le chanteur est un black, et quel black ! Kelvin Swaby est une petite fournaise à deux pattes.

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    L’idéal serait de commencer l’exploration de ce poids lourd par The House That Dirt Built paru en 2009. Car il s’y niche une pépite nommée «How You Like Now». Kelvin Swaby l’attaque à la James Brown, au there was a time, au stormer de shaky shaker, ce mec ramène tout le Black Power dans un Heavy lourd de conséquences. Encore un big shoot d’excelsior avec «Oh No! Not You Again». Kelvin Swaby screame comme un démon. Les cuts suivants sont hélas moins intenses. «No Time» se veut plus ambitieux, presque blanc, bien chargé de son, ça rue dans les brancards, ça vire heavy Soul de pop généreusement cuivrée. Ces mecs ont un bon concept, ils flirtent parfois avec Led Zep ou le blue beat. C’est un mélange très curieux. Ils opèrent un grand retour à la Heavyness avec «What You Want Me To Do». Ils ne s’appellent pas The Heavy pour rien. Ils vont piétiner les plates-bandes des blancs, dommage qu’ils ne restent pas au niveau d’«How You Like Now».

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             Leur premier album s’intitulait Great Vengeance And Furious Fire et bénéficiait d’une pochette typographique. C’est souvent ce qu’on fait quand on manque d’idées. En 2007,  Kelvin Swaby et ses amis se prévalaient déjà de la clameur d’un son entreprenant, d’une bonne bedaine d’aubaines, qu’ils chargeaient d’infra-basses et qu’ils couronnaient d’un chant d’incendie urbain.  On voyait tout de suite qu’ils regorgeaient de ressources inexploitées et avec «Set Me free», ils se montraient tout simplement jawdropping - Why don’t you wanna set me free - Ils doublaient leur heavy beat de gros coups d’acou et Kelvin Swaby n’en finissait plus de poser sa question. Puis ils attaquaient «You Don’t Know» au gras double de British Blues, mais ça tournait vite au heavy doom fantasmatique - Maybe you won’t satisfy me - Ils faisaient du Led Zep encore plus puissant que Led Zep, surtout Kelvin Swaby qui faisait bien son Plant. Il semblaient assis on top of the world. Tout l’album était énorme. Ils tapaient «In The Morning» au heavy rock anglais et ça prenait de sacrées proportions. Avec «Dignity», ils sonnaient comme le Spencer Davis Group - And I don’t care who knows it - On avait là du «Gimme Some Loving» on fire - You always fuck with my dignity !

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             The Glorious Dead ? C’est le ciel qui te tombe sur la tête ! T’y crois pas ? Alors écoute «Just My Luck». Kelvin Swaby attaque ça au just my luck, il nous fait une crise d’early wild Led Zep de Communication Breakdown, un truc de dingoïde indomptable, ils emmènent ça au paradis de l’early Zep et là tu entends l’avenir. C’est dire s’ils sont balèzes. Si on en pince pour la densité, alors il faut se taper le «Can’t Play Dead» d’ouverture de bal. Une fois de plus, Kelvin Swaby te tombe dessus, c’est une brute, une énorme brute black et ses amis claquent bien la paillasse du rock. Le son tombe d’en haut, comme les chutes du Niagara, la violence du choc te déplace la cervelle. Encore du punch à la Cassius Clay avec «What Makes A Good Man». Ils saturent le spectre du son, c’est mastérisé à outrance, le casque saute dans tous les coins. Pour te mettre les oreilles en chou-fleur, c’est le cut idéal. Et puis voilà «Be Mine» qui sonne comme un hit interplanétaire - Take all my tears - Ce mec fait montre d’une présence inexorable - Take all my money/ Take all my time - Il lui donne tout, son temps, ses larmes, son blé et sa bite. Kelvin Swaby et ses amis créent leur univers de toutes pièces. Le gros stomp de «Same Ol’» est cousu de fil blanc mais ça n’est pas grave, le principal c’est que ce blackos chante tout le chien de sa chienne de vie, il épouse à merveille le désir de ses copains blancs qui veulent stomper le sol d’Angleterre. Ils terminent cet album superbe avec «Blood Dirt Love Stop», un vieux décombre d’Heavy Soul, fin de soirée chez les Heavy, c’est l’heure de Kelvin Swaby, il adore se glisser dans un satin jaune imaginaire. Il en a les moyens physiques et artistiques, sa glotte est montée comme celle d’un âne alors il peut déployer tout son génie de petit Soul Brother transplanté dans la vieille Angleterre.  

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             Paru en 2016, Hurt & Mercyless est encore l’album de toutes les énormités. Boom dès «Since You Been Gone», ce big Soul crunch de bad downhome rock, c’est joué au heavy Heavy, au deep down beat, le meilleur d’Angleterre, et Kelvin Swaby n’en finit plus de courir sur l’haricot de la Soul. Laisse tomber Primal Scream, c’est The Heavy qu’il te faut. Ces mecs bouffent littéralement la motte du rock. S’ensuit un «What Happened To The Love» brûlé dans les grandes longueurs, ça court au long d’un fucking drive, Kelvin Swaby chante comme James Brown, il met le feu aux plaines. Avec «The Apology», ils font du raw r’n’b explosif, Kelvin Swaby est un démon, il taille sa route dans le son, il chante avec l’énergie de James Brown, il écrase son champignon, ces gens-là évoluent bien au-delà du Brit tock. Ça repart de plus belle plus loin avec «Last Confession» qui sonne comme le «Lust for Life» d’Iggy. Même assise rythmique. Ils y vont de bon cœur. C’est tout ce qu’on leur demande - This is my last confession - Kelvin Swaby a l’air catégorique. Ils nous font même le coup du final explosif. Ils attaquent «Mean Ol’ Man» au Stax d’Heavy. C’est bien vu, en plein dans l’angle, chœurs et beat de rêve. Kelvin Swaby est toujours prêt à incendier le killing floor, comme le montre encore «Slave To Your Love». Il est infernal. Encore pire que le MC5 et Mitch Ryder. Ces mecs carburent au slave to your love, c’est en place. C’est tout de même incroyable qu’un groupe puisse sortir ce son en Angleterre !   

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             Paru en 2019, Sons reste pour l’heure leur meilleur album. C’est une véritable poudrière, boom encore dès «Heavy For You», tapé dans une heavyness inimaginable, ils ont même l’air complètement dépassés, Heavy for ya ! C’est beaucoup trop heavy, on ne sait plus si on entend du big Heavy ou du heavy Heavy. Trop c’est trop. Kelvin Swaby casse la baraque avec «The Thief», il s’adresse aux poulets, il a du son, trop de son. Le gros avantage qu’ils ont sur Primal Scream, c’est qu’ils disposent d’un vrai shouter. Ça change tout. Ils passent au groove de funk avec «Better As One». Kelvin Swaby y va franco de port, c’est heavy on the beat, il fait son James Brown. On les voit ensuite partir en cavalcade infernale avec «Fire» et ça se termine bien sûr en final apocalyptique. Kelvin Swaby est au-devant de tout, surtout de «Fight For The Same Thing». Il fait de la wild Soul, il allume ses cuts en permanence. Tu ne peux pas battre The Heavy à la course. Avec «Put The Hurt On Me», Kelvin Swaby plie the Heavy aux lois du heavy funk. Puis il s’en va driver le funk de «Simple Things», là tu as le vrai black brother. Ces mecs ont du génie, qu’on se le dise ! Ils sont capables d’allumer autant que le MC5 («A Whole Lot Of Love»). Ils fondent leur heavy drive dans le Soul System avec un brio digne des grandes heures du MC5.

    Signé : Cazengler, the Heavynasse

    The Heavy. Great Vengeance And Furious Fire. Counter Records 2007 

    The Heavy. The House That Dirt Built. Counter Records 2009

    The Heavy. The Glorious Dead. Counter Records 2012  

    The Heavy. Hurt & Mercyless. Counter Records 2016  

    The Heavy. Sons. BMG 2019

     

     

    Inside the goldmine

     - Weaver report

             Il avait passé toute sa vie à tirer la langue, mais sa pauvreté faisait l’objet de sa fierté. Francisco se targuait d’être l’un des plus anciens RMIstes locaux. Un jour qu’on dégustait des huîtres sur une terrasse ensoleillée, il s’élança dans une périlleuse apologie de la pauvreté. Les verres de blanc aidant, il s’enflamma. Il essayait de me convaincre des bienfaits de la pauvreté et il posa au sommet du gâtö de son raisonnement la cerise que voici : la pauvreté, c’est la liberté ! Avec l’arrivée de la troisième bouteille de Sancerre, l’idée parut incontestable, portée par un lyrisme hugolien qu’on ne lui soupçonnait pas. Il compara nos deux situations : comment pouvait-on accepter de bosser pour un patron, de payer des impôts, de payer un loyer, à ses yeux tout cela était inacceptable, il me traita gentiment d’esclave et m’assura de sa compassion. Et il repartit de plus belle, arguant que la vie était trop précieuse pour qu’on pût la gaspiller, il affirma qu’il valait mieux être libre que d’être riche, son enthousiasme ne connaissait plus de limites. Un capitaine de flibuste ne serait jamais allé aussi loin dans l’apologie de la liberté. Puis la conversation bascula sans qu’on sût pourquoi sur le rock’n’roll, celui des pionniers, dont il était friand. Au temps de son adolescence, il appartenait à un gang de rockies qui circulait à bord d’une DS pour aller voir chanter Gene Vincent, Jerry Lee, Vince Taylor et tous ceux qu’on pouvait choper en France.

             — Francisco, sais-tu que Jerry Lee, Chuck Berry et Little Richard viennent jouer au Zénith le mois prochain ?

             — Non, chavais pas. Aussi bien, c’est réglé, j’ai pas un flèche.

             — Mais il n’est pas question que tu payes. T’es invité !

             — C’est ça, appelle-moi con... Invité par qui d’abord ?

             — Ben par Jerry Lee !

             — Tu déconnes !

             — Non, tiens, voilà ton billet. Tu vois, au dos, il a mis un petit mot pour toi...

             Francisco m’arracha le billet des mains et lut à voix haute la petite phrase :

             — Putain l’enfoiré qu’est-ce qu’il écrit mal... For... my... ch...

             — Chap... For my chap !

             — Ah oui, c’est ça, for my chap Frenchisco...

             Et là, bouleversé, il se mit à chialer.

     

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             Pendant que le morve de Francis coule sur le cadeau de Jerry Lee, Martin Weaver bâtit sa légende. Ils n’ont en commun que la pauvreté, enfin, c’est l’idée qu’on se fait de Martin Weaver, même si on n’en sait rien. Mais quand on est underground à ce point-là, on ne doit pas être bien riche. Alors pour les besoins de la goldmine, faisons de Martin Weaver un homme très pauvre, ce qui permet de l’apparenter à notre vieux RMIste. 

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             Par contre, on est bien certain d’une chose : Martin Weaver n’est pas un amateur. En 1968, il opte pour la formule power trio et démarre un projet nommé Wicked Lady. Le groupe splitte en 1972. Leur premier album paraît en 1993 et s’appelle The Axeman Cometh et on voit tout de suite, avec «Run The Night» qu’ils sont bien décidés à en découdre. Grosse énergie, avec un côté pète-sec. Martin Weaver est le prototype du soliste décidé à enfoncer son clou. Son côté «je-fonce-tout-droit/advienne-que-pourra» l’honore. On voit aussi avec «War Cloud» qu’il sait monter des œufs en neige. On trouve le morceau titre en B. Il est un peu long et déborde du cadre, mais c’est bien, Weaver est un chic type. Comme les cuts sont longs, le rééditeur spanish Guerssen a prévu un double album. Ils attaquent la C avec «Wicked Lady». Ces mecs se posent sur un riff et partent en mode hypno. Simple et efficace. Alors Weaver peut partir à l’aventure. On entend de belles échappées belles dans «Out Of The Dark». Weaver n’a aucun scrupule, il s’en va wahter dans le cosmos, il est passionnant et on n’en perd pas une miette. Il peut se montrer très cosmique, très interrogateur, il questionne sans fin les insondables mystères de l’espace. Même si parfois ses thèmes ne payent pas de mine, Weaver s’arrange toujours pour allumer ses lampions à coups de wild frantic drive de distro, comme le montre «Living On The Edge». Cette façon qu’il a de revenir dans le thème fait de lui un immense axeman, il joue à l’incendiaire préméditée, il inflige de sérieux revers aux tempérances, il est une sorte de délice approprié, il oblige les gongs à plier, il délatte les jambages, il taille à la volée, il enjoint le mitan à gagner les bords, il est l’envoyé des dieux fumants d’un Olympe sonique.

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             Leur deuxième album s’appelle Psychotic Overkill. Joli titre et ouverture de balda avec le mythique «I’m A Freak» - I’m a freak baby - cisaillé dans les tibias, fabuleuse présence de freak baby - On a losing streak/ And I’m coming after you - Aw yesssss, Martin Weaver sait de quoi il parle. Ce power trio est imbattable. C’est d’ailleurs cet I’m a freak baby qui donne son titre à une merveilleuse collection de coffrets heavy-rock chez Grapefruit. La surprise de ce double album est l’impeccable cover de «Voodoo Chile». On peut même parler d’une belle cover d’uncoverable, Weaver est dessus, il épouse Jimi comme le serpent épouse Eve, dans ses contractions octoïdales, Weaver est fabuleusement fidèle au spirit du Voodoo. Autre grosse surprise avec «Passion», en ouverture de B, joué à la heavyness. Ils s’installent dans le confort de leur fournaise, alors Weaver peut raconter son histoire - Everybody needs a hand - Oui, c’est ça. Il a raison, en plus. Leur «Tell The Truth» est encore bien traîné dans la boue. Ils s’amusent bien tous les trois, ils remettent leur petit train en marche, le gratté de cocotte de Weaver sonne bien caverneux, ça sent l’incisive pourrie de l’intérieur. Encore de la belle cocotte creuse en C avec «Why Don’t You Let Me Try». Quel son ! Ils sont dans leur monde, il ne faut pas les embêter avec nos commentaires à la petite mormoille. Ça monte sur la cocotte de Weaver, ça devient vite insidieux - I should do a lot of things baby/ Why don’t you let me try - Ils redeviennent plus classiques avec «Sin City» et des couplets de British Blues montés sur la cocotte salée du vaillant Weaver. Il est toujours à la manœuvre, il cocotte sec et part en virée, ses solos restent extrêmement élégants. Ils bouclent en D avec «Ship Of Ghosts». Ils savent lancer une machine. Cut classique mais inspiré. Ils multiplient les zones musculeuses et ça se développe en permanence. Ces mecs se situent au-delà de tout soupçon, avec cette belle basse d’attaque frontale de pompompom-poutoutou-poum. On leur tire un beau coup de châpö. 

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             Pas de surprise avec On The Treshold Of Reality, l’album des Mind Doctors qui, selon des sources obscures, aurait été enregistré en 1976 et publié pour la première fois en 2002. C’est un album de pur drugbuddy freak-out. Weaver donne du temps au temps, comme le veut la loi du psyché. Chaque cut est l’illustration sonore d’un voyage intérieur, ou d’un acid trip, ce qui revient au même. Tout s’en va rejoindre la voie lactée. Weaver reste un musicien expérimental. Il faut laisser le temps aux roses d’éclore, tel est son message. Le cut qu’on retiendra s’appelle «Praeludian 3 (Bach)», amené par un très beau thème de guitare. On se croirait chez Peter Green. Les notes s’accrochent dans les plis du groove. Tous les cuts de l’album sont des intros, pas de chant. À toi de jouer avec ton oreille. Tu y vas ou tu n’y vas pas. Les cuts s’enfilent en enfilade et s’en vont se perdre dans l’écho-dream. Quatre ou cinq cuts s’enchaînent, c’est sûrement voulu par Weaver. Inutile de vouloir savoir le pourquoi du comment, Weaver milite par une diaspora psychédélique où tous les cuts et tous les sons iraient se fondre dans une même voie lactée. Libre à toi de t’en contenter ou pas.

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             Grand retour de Martin Weaver dans les années 20 avec Doctors Of Space. La médecine de l’espace vaut bien celle de l’esprit. Il applique son premier traitement avec First Treatment. Pas la peine d’attacher ta ceinture, «Journey To Enceladus» est un acid trip configuré. On note une belle évolution des tendances hallucinantes, avec une guitare qui se fond dans les spoutniks. Pure énergie cosmique. Tu as là tout le mieux du pire. Les vagues sont belles et même parfois inespérées. Martin Weaver propose une suite à Syd Barrett, enfin, sa vision de la suite. Mais qui va écouter ça aujourd’hui, à part les stroumfphs habituels, les explorateurs d’espaces underground ? Cette culture s’englue dans son passé trippeur, mais c’est ce qui fait sa force. Au moins elle est à l’abri des méfaits de la pseudo-modernité. Ces gens-là taillent leur route dans l’undergound, à l’abri les regards torves et avec du son. Martin Weaver revient aux affaires. Il nous embarque pour 21 minutes avec «Into The Oort Cloud», tu entends bien les machines de l’espace. C’est toi qui décides, tu y vas ou tu n’y vas pas. Tu peux te fier à Weaver, il ne déçoit jamais. Son Oort Cloud est plein d’aventures, monté sur un gros beat de percus, alors ça devient un jeu d’enfant, bien dirigé, tu suis car c’est bon, Weaver sait créer la magie hypnotique, si tu veux de l’hypno à gogo, c’est là, il chevauche son drive d’hypno comme s’il montait un cheval blanc. On se souviendra de cette cavalcade. Encore une merveille avec «Ceres Rising». Scott Heller fait le programming des spoutniks hallucinés, c’est de l’Atmospheric & rac, du beautiful Ceres construit sur le répétitif d’une séquence organique. Fantastique dégelée royale de Mad Psychedelia ! Et on assiste médusé au retour du thème. Du coup, on y retourne. Les Doctors Of Space ont du génie. 

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             Le Dr Weaver continue de prodiguer sa médecine de l’espace avec The Covid Sessions. En fait, les Doctors Of Space ne sont que deux : Dr Weaver, guitare, et Dr Space aux synthés. On trouve de vieux remugles de Wicked Lady dans «Hold My Beer». Dr Weaver is on the move. Il joue dans le groove comme il l’a toujours fait. Il donne du temps au temps des cuts, jamais moins de six minutes. Dans «From The Depths Of The Universe», on assiste à un joli développement. Il faut être sous acide pour profiter pleinement de cette aubaine. Le Dr Weaver explore l’univers. Il s’en donne à cœur joie, ça joue vraiment dans l’espace. Bass, guitar, cover painting, tout est signé Dr Weaver. Comme son nom l’indique, «Afro Ghost Ritual» est une belle démonstration de beurre tribal. Mais tu n’apprendras rien de plus que ce que tu sais déjà de la condition humaine. Ainsi va la vie. Il amène «Frankie Coca» au groove de basse. Il se balade dans le son comme dans l’espace, léger comme une plume, il adore flotter. C’est comme s’il nous disait : regardez comme je flotte bien. Il est doué pour la flottaison, comme le montre encore «Untouchable Trademark». C’est son vieux dada. Il adore dérouler sa psychedelia, elle est bonne et longue comme une nuit de Chine, il est le roi des drones et se moque ouvertement du succès commercial. On voit les falaises de marbre s’écrouler à l’orée de «Drowned In Drone», elles s’écroulent bien sûr dans le lagon d’argent, le Dr Weaver te concocte l’un de ces Big Atmospherix dont il a le secret, c’est très présent et en même temps dispersé dans le cosmos. Il ravage l’inconscient collectif à la wah définitive, c’est bien vu, bien cuit, bien entendu, les coups de wah débouchent invaincus dans l’univers, là tu as le vrai son de l’underground, ce magnifique mix de wah et de spoutniks. Le Dr Weaver n’en finit plus d’arroser sa fin de cut de wah divine.     

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             Les ceusses qui se paieront le voyage  de The Astral Sessions Vol 2 - The Spacious Void Of Mind se régaleront de «Bursting Bonso», un cut organique qui se développe en direct sous nos yeux, à partir d’un thème de synthé et des volutes du Dr Weaver. Ils passent vite en mode hypno et ça devient terrific. Formule gagnante, combinaison explosive, et la guitare s’envole par-dessus le groove hypno du thème aztèque, ils génèrent des petites plages de calme pour repartir de plus belle et ça tourne à la folie pure, l’hypno du thème aztèque remonte à la surface comme une menace et ça te donne au final l’un des meilleurs shoots d’hypno de tous les temps. Le Dr Waever monte ça en neige du Kilimandjaro. Les vagues sont claires et nettes : elles sont là pour vaincre. Et puis après les tempêtes, ça revient toujours sur le thème aztèque, ils ne sont jamais paumés, ils peuvent tenir 13 minutes sans problème. Le beat est parfois à côté du tempo, mais c’est sûrement voulu. Ces deux vieilles barbes combinent l’incombinable : les riffs psychédéliques et les spoutniks, un peu comme au temps d’Hawkwind. Mais pour la mad psychedelia, on peut faire confiance au Dr Weaver, il en est l’un des maîtres. Dès «Vortex Jam», on entre dans des remous de glouglou et on s’en accommode fort bien. Ce sont les motifs synthétiques du Dr Space qui nous ramènent chaque fois dans l’actualité. Ses spoutniks sont obsessionnels, alors que le Dr Weaver voyage dans le son comme un gros vampire affamé de ténèbres. «The Way Clear» est un jus de jam informelle, perdu dans le délire d’une vision, mais c’est assez monumental. Ces deux vieilles barbes taillent des falaises dans le marbre. Le son se déplace comme de gros nuages dans le ciel de l’Olympe. Tu sais que tu voyages. C’est le plus important. C’est encore le Dr Space qui amène «The Quiet man» au sequencing, alors c’est tout de suite hypno, les pieds dans le tapis, tout est très bien calculé, fabuleusement imaginé, all over a certain space, le beat organique du Dr Space bat comme un cœur, un gros cœur de bœuf, on croit entendre des personnage du Satyricon de Fellini dans ce délire.

    Singé : Cazengler, Weaver de terre

    Wicked Lady. The Axeman Cometh. Guerssen 2012

    Wicked Lady. Psychotic Overkill. Guerssen 2012

    Mind Doctors. On The Treshold Of Reality. Kissing Spell 

    Doctors Of Space. First Treatment. Space Rock Productions 2020  

    Doctors Of Space. The Covid Sessions. Doctors Of Space 2021    

    Doctors Of Space. The Astral Sessions Vol 2. The Spacious Void Of Mind. Doctors Of Space 2022

     

    *

    What is it, ce couple préhistorique marchant main dans la main, tiens les rôles sexuels sont déjà partagés, l’homme tient d’une main une massue de chasseur et de l’autre sa compagne future reproductrice se contente d’être belle, je ne voudrais pas que l’on m’accuse d’indélicatesse, mais elle ne possède pas… disons une poitrine opulente, d’ailleurs ne serait-ce pas un jeune garçon. J’avoue que question homosexualité préhistoriale je n’y connais pas grand-chose. Regardons la chose de plus près. Remarquons que le titre du CD est d’origine grecque, Philia, que vous pouvez traduire par ‘’amitié’’. Toujours un peu ambigüe l’amitié chez les grecs, à part que les grecs antiques portaient la chlamyde et n’étaient pas vêtus de fourrures d’animaux sauvages. Sauf Héraclès qui promenait fièrement sur son dos la peau du lion de Némée sur son dos.

        ,euchridian, grave speaker, situs magus, nicolas unghemut,

    Vous ouvrez la pochette et les notes vous aident à comprendre : reproduction d’une gouache de James Tissot (1836 – 1902 ) intitulée : Caïn menant son frère Abel à la mort… Très intéressant, les fans de metal se revendiquent plus facilement de la descendance forgeronne de Tubal Caïn que de la race bêlante d’Abel, notre devoir de kroch-niqueurs nous enjoint de nous pencher sérieusement sur le problème.

    PHILIA

    EUCHRIDIAN

    ( Tattermalion Records / Septembre 2023 )

    Aucune information particulière sur ce groupe si ce n’est qu’ils viennent d’Ecosse.

    Matt Davies : vocals, lyrics, riffs, arrangements / Guillaume Martin : guitar, bass. / Mika Kallio : drums.

    Donc la couve, nous ne nous y attarderons que pour remarquer que James Tissot fut élève du lycée de Vannes en même temps que Villiers de l’Isle Adam et ami de Whistler et de Manet tous trois très proches de Mallarmé. Il fut un peintre connu qui sut rester dans les canons de la modernité sans tomber dans des outrances. Le lecteur pourra comparer Le déjeuner sur l’herbe (1863) de Manet avec sa Partie Carrée ( 1870 ), titre des plus borderlines, et comprendre ainsi pourquoi il refusa d’exposer avec les impressionnistes. Suite à une crise religieuse, à partir de 1888, il se consacra exclusivement à des sujets bibliques. Ce n’est pas un hasard si ce portrait d’Abel et Caïn est assez équivoque. Ses portraits de jeunes dames excessivement huppées et vêtues n’attendent que l’œil oblique du spectateur qui les déshabillera. Est-ce significatif si le premier titre de l’EP se nomme ‘’douceur’’ pour évoquer le clair côté de la force.

        ,euchridian, grave speaker, situs magus, nicolas unghemut,

    Pour le versant obscur de ladite force du désir, le dos du CD présente une gravure de Frederic Leighton (1830 - 1896), intitulée Caïn et Abel, le regard est attiré par Caïn cachant sa face contre un rocher, ployant sous le poids du remord, à moins que ce ne soit celui du regret quand l’on porte les yeux sur le corps nu d’Abel comme une amante prête à s’offrir. Leighton est classé parmi les préraphaélites, génération qui rendit l’ambiguïté d’autant plus explicite qu’elle était d’autant plus ambigüe… C’est aussi un tableau de Leighton que Telesterion a choisi pour illustrer la pochette de son dernier CD chroniqué dans notre livraison 617 de la semaine dernière.

    Sweetness : un riff que vous me permettrez de qualifier de marécageux sur lequel la batterie s’en vient faire de grands splashes, en eaux troubles, le rythme est lent et la voix gutturale, imaginez vos gargouillis alors que vous injuriez et maudissez l’ennemi en train de vous étrangler, atrocement beau, la beauté de l’horreur indicible, les lyrics sont à la hauteur, non il n’y a ni colère, ni rages exprimées, aucune brutalité, la guitare chante au loin, car c’est bien un chant point d’amour mais de désir, la mère a perdu un de ses deux fils, mais il ne s’agit pas d’Eve mais d’Ashera cette ancienne déesse, qui fut la prime déesse, celle dont on ne sut quoi faire lorsque les tribus guerrières et conquérantes voulurent un dieu mâle à leur ressemblance, Yahweh puisque vous voulez connaître son nom, alors on donna Ashera comme épouse à Yahweh… Caïn n’a pas été jaloux d’Abel, il le désira autant que Yahweh désirait Ashera, toutefois l’exemple de Yawheh indiquait l’individu femelle comme réceptacle du désir mâle, pourtant le charme charnel d’Abel si gracile… Cette version de la légende caïnique n’est ni très rabbinique ni très catholique je l’admets, elle s’est perpétuée toutefois jusqu’à aujourd’hui par divers canaux ( par exemple La Cèbe de Léonard de Vinci ), sous une autre forme, ce n’est pas l’idylle de Dieu avec Ashéra mais celle du Christ avec Marie-Madeleine, légende dans laquelle on se plaira à entrevoir  un avatar religieux de la montée du féminisme actuel. The rule of three : avis aux amateurs, nous sommes en plein du côté obscur de la force. Un guitare impitoyable tamponne le bourdon d’un riff dans vos oreilles, vous détesterez ces écrasements de batterie qui passent sur vous tel le rouleau compresseur sur le dos du crapaud, quant à la voix c’est celle de la conscience qui interroge Javert dans Les Misérables, sûr qu’elle vous pousse au suicide, avant de commettre cet acte fatidique que vous ne regretterez pas car il sera trop tard, examinons la situation sereinement, si cette implacabilité musicale vous laisse la possibilité de réfléchir. De prime abord c’est très simple : pourriez-vous appeler amitié le sentiment que vous éprouvez si subrepticement vous poussez dans le dos ce beautifull friend qui s’écrase la tête la première trente mètres plus bas sur le rocher. Pendant que vous vous interrogez les musicos essaient de transcrire le travail émotionnel de vos méninges qui s’escriment à répondre à cette question simple. Musicalement, vous adorerez, c’est d’une violence inouïe, parfois vous avez une césure, ce genre de faux-plat que les cyclistes détestent parce que la côte innocente leur coupe les mollets, la basse continue son train-train insidieux et la batterie vous abreuve de triolets rythmiques déconcertants, peut-être pour que votre esprit s’intéresse à cette fameuse règle de trois qu’il faut ou qu’il ne faut pas enfreindre. Un dernier hurlement de quelqu’un qui s’écrase sur un rocher. Ouf c’est fini. Oui mais qui vient de tomber ? Pas le copain que vous avez proprement occis en l’envoyant voir ailleurs si vous y étiez, pas vous-même puisque vous êtes vivant. Quelle est cette troisième personne ? La règle de trois peut-elle mathématiquement se déchiffrer comme une équation dont il faut extraire l’inconnue. Bien sûr j’ai la réponse : elle est écrite en toutes lettres dans les quatre premiers vers du premier morceau : In the moonlight / She wraps around me / And you become me / A trinity of insanity /. Le troisième membre de la trinité serait-il le désir qui joint (ou ne joint pas) un être à un autre être. A deux serions-nous toujours trois ? Et si le désir n’est pas là, où est-il ? Dans quel carrefour hécatien se niche-t-il ?

             Si vous aimez le doom, ce CD qui ne ressemble à aucun autre est pour vous.

    Damie Chad.

    Le nom Euchridian qui si l’on en croit les racines grecques signifierait ‘’ heureuse brisure mentale’’ est d’après nous forgé à partir d’Euckrid nom du héros d’un conte de Nick Cave’And the Ass saw the Angel’’ paru en 2012.

    *

    Ils ne veulent ressembler à personne. Ils ne donnent même pas leurs noms, tout ce que nous savons c’est qu’ils se réclament du Massachusett.

    GRAVE SPEAKER

    (Piste Numérique / BC / YT / 13 - 10 – 2023)

    Un petit indice au bas de la pochette, ce chiffre 17, encore un truc pour avertir les parents américains que leur progéniture court de graves ( c’est le cas de le dire ) dangers (sans parler des dommages collatéraux) s’ils écoutaient par hasard cet opus. Le plus marrant ce sont les quatre notifications en rouge dans le carré blanc : Satanic Worship (culte satanique), Gory imagery, Fantaisy Violences et le plus étonnant Face Melting Riffs, on est donc loin du saint riff rédempteur de nos french Barabbas !  Bénédiction de ce côté-ci de l’Atlantique malédiction sur l’autre rive. Heureusement dessous il est rappelé que cet objet maléfique est destiné à to be play louded, ainsi quand les parents l’écouteront les gamins de moins de dix-sept ans pourront aussi l’entendre malgré la porte fermée à clef.

        ,euchridian, grave speaker, situs magus, nicolas unghemut,

    Pochette sataniste, je veux bien, mais on a vu mieux pour exprimer le pire, monochrome rouge, de loin on pense plutôt à un groupe qui se revendiquerait de la Révolution russe ! Quand on ajuste ses lunettes on reconnaît dans la figurine noire la silhouette d’un chevalier du Temple ce n’est que lorsque l’on pose son nez juste au-dessus mode hélicoptère en vol stationnaire que l’on reconnaît sous le capuchon noir… la Mort. Auraient-ils lu la dernière aventure des Services Secrets du Rock’n’roll, fidèlement rapportés dans nos colonnes d’après le journal intime de l’Agent Chad ?

    Blood of old : quelques notes lourdes comme des gouttes de plomb fondu que l’on vous verserait dans la gorge, de surcroît la basse coupable de ce vil méfait se permet de swinguer comme si elle était en train de jouer dans le quartet de Charlie Parker, les cymbales vous font entendre ces désagréables cisaillements infinis, ce cliquètements de monnaie de singe, dont elles sont coutumières et la loco-doom se met en marche, sans se presser, elle traîne derrière elle un lourd convoi, attention  son shuffle au ralenti n’arrêtera pas de tout le disque, c’est la donnée de base, une guitare essaie de pousser quelques coups de sifflets stridents pour se faire remarquer, mais ils ne parviennent pas à recouvrir le roulement funèbre de ce convoi mortuaire. J’allais oublier le principal, ces lourdes tentures de voix qui s’élèvent  de temps en temps, des espèces de menaces adjugées sans préavis, ce qui n’est pas fair-play puisque nous sommes les premiers concernés en tant qu’espèce humaine destinée à être éradiquées, après quoi les guerriers qui nous auront occis et leur chef s’endormiront pour mille ans. Earth of mud : on croyait être tranquille pour mille ans, mais non le train cauchemardesques reprend son trajet, la voix lointaine s’élève sur les premières mesures, de quoi refroidir votre sang dans vos veines, elle assène ses dix-huit vérités à la queue-leu-leu sans se presser, ponctuées de coups de batterie mélodramatiques, c’est Lui qui parle, qui est-il au juste, cela importe peu, au début vous vous retrouvez dans une situation que content les Eddas vikings, celle du combat de la fin du monde, soyons fataliste, le pire n’est-il pas toujours certain, mais une maudite guitare claironne bien fort les points sur les i, vous ne vous en tirerez pas à si bon compte, quand le drame sera terminé, ça recommencera ad vitam, enfin ad mortem, aeternam, car tous les mille ans il faudra remettre le couvert. Non la terre n’est pas un tas de boue comme le titre l’énonce si poétiquement. Juste un tas de merde. The bard’s theme :  comment font-ils pour augmenter ce sentiment de frustration qui monte en nous au fur et à mesure que l’intensité du riff augmente, très simple ils augmentent la dose, la guitare s’en vient faire son numéro en haut du trapèze et le speaker nous raconte une belle histoire. Un véritable film médiéval avec des scènes chocs, la guitare imite les gémissements de la Reine du château qui copule avec Lui l’Immortel, elle a trahi le Roi, mais qu’auriez-vous fait à sa place. Tirez-en la bonne leçon, un jour vous mourrez, que vous le vouliez ou non. C’est votre destin, ne vous préoccupez pas de Lui, l’Immortel survivra. C’est son destin.  Grave speaker : Il se tait, Il ne parle plus, le silence n’est-il pas la parole la plus criminelle, il est gentil durant son absence la musique se fait douce, elle vous berce, la loco-doom glisse sur les rails du rêve, les vôtres, quand le Maître ne parle plus vous imaginez l’impossible, au loin Il se gargarise sa voix imite les Choeurs antiques, celles des drames les plus noirs, puis plus rien, la solitude est-elle la meilleure des compagnes, vous êtes un chien perdu sans collier, mais au loin les échos de la vois du Maître retentissent, vos tourments s’apaisent, vous avez retrouvé votre chemin il est pavé de vos meilleures intentions, la voix doucereuse caresse votre échine. Earthbound : pourquoi ce doom funèbre laisse-t-il échapper comme une plainte narquoise, est-ce le moment de la grande explication, non pas avec vous, mais avec celui tout en haut qui L’a précipité dans la chute, le riff se déplie tel un grand serpent qui lève la tête et monte sans arrêt vers les hauteurs du ciel, il est l’heure de mourir, non pas pour vous, pauvres humains mais pour l’autre Lui qui se sent inaccessible cadenassé dans sa forteresse imprenable. Il l’appelle, Il Le défie. Make me crawl : un bourdonnement allègre, pour une fois la vitesse augmente sensiblement, la basse ravageuse entonne le halali, la batterie devient butoir qui cogne sur les portes du Paradis, les hordes démoniaques entonnent le chant de guerre, tu veux me faire ramper, tu vas voir ce que tu vas voir, la guitare s’abat et fend les heaumes des cohortes célestes, elle entonne le clairon celui qui mène à la victoire pendant que l’on patauge dans des flots de sang angélique. Le portail vole en éclats.

             Ce n’est pas un CD à écouter mais un film à grands spectacle à regarder. Le Grave Speaker n’est pas fou, il interrompt l’action au moment décisif. Que va-t-il se passer ? Qui remportera la victoire ? Le principe du Mal ou le principe du Bien ? Ce qui est sûr c’est que Grave Speaker sortira la deuxième pellicule l’on se précipitera pour voir l’Episode 2. Comme cela au lieu de répondre ‘’c’est vachement bien’’ à ceux qui nous demanderont si ça vaut le coup d’aller le voir, tous en chœur on répondra : ‘’ C’est vachement mal !’’ et l’on ajoutera : ‘’ D’ailleurs c’est interdit au moins de soixante-dix-sept ans !’’.

    Damie Chad.

     

    *

    Un peu de rangement n’a jamais fait de mal à personne ( c’est vous qui le dites ), coincé entre deux tomes du Littré, un CD égaré-là je ne sais comment,  un sampler de la revue Metallian, des années que je ne l’achète plus, c’est vieux, confirmation immédiate au dos de la pochette, CD offert avec le N° 72 de Metallian Magazine, en 2012, aucun souvenir de l’avoir écouté, je scrute la liste des seize titres, je dois être d’humeur chauvine, ou alors c’est le flair du rocker,  je cherche les groupes français qui proposent des titres en français, n’y en a qu’un, le dernier de la liste Situs Magus, oui je sais c’est du latin, mais le titre de l’album est en français Le Grand Ouvre. Je suis certain que c’est un opus alchimique, première fois que je rencontre l’expression Grand Ouvre pour Grand Oeuvre, je trouve cette notion d’ouverture associée à l’alchimie profondément intéressante. Après vérification juste une erreur typographique, il faut lire :

    LE GRAND ŒUVRE

    SITUS MAGUS

    (Avant-Garde / Septembre 2012)

    J’ai retrouvé leurs traces. Mais ne serait-ce pas un individu solitaire. Facilement. Deux articles élogieux sur les webzines Trashocore et La Horde Noire parus à l’époque de la sortie. L’est sorti en CD mais aussi sous forme d’une metalbox tirée à 75 exemplaires. Divers sites payants ou gratuits vous proposent d’écouter l’opus. Preuve que ses géniteurs tiennent à ce que le contenu ne soit pas perdu. Ce n’est pas une question de gloriole personnelle, les noms des musiciens ne sont pas notifiés, mais le désir que la ‘’chose’’ ne se perde pas. Preuve qu’ils y accordent non pas une certaine importance mais une importance certaine. Démarche typiquement alchimique. Ceux qui chercheront trouveront. Quant au nom du groupe, je traduirai ‘’ Situs’’  non pas littéralement, mais par ‘’accompli’’. Le mage accompli car il a réalisé l’œuvre au rouge.

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    La couve a de quoi dérouter. De prime abord, un petit côté capharnaüm, en bas l’on discerne tout l’attirail nécessaire à l’alchimiste, un traité secret, l’athanor, les cornues, une tête de mort surmontée d’un corbeau, au-dessus une représentation du sphinx les yeux levés vers les cieux, semble tenir entre ses mains un homonculus. Ensemble bien mystérieux pour les néophytes en alchimie…

    J’entends avant même qu’ils n’aient prononcé le moindre mot des lecteurs s’écrier, moi je ne crois pas à l’alchimie. Moi je crois au Père Noël. Parce que je sais qu’il n’existe pas. C’est en ce sens que vous pourriez dire que vous croyez en Dieu. Il ne s’agit pas de croire ou de ne pas croire en Dieu ou en l’alchimie. Mais de penser Dieu ou l’alchimie. Penser Dieu n’est-ce pas créer au-dedans de soi un petit homonculus. Penser l’alchimie est déjà plus difficile, car l’œuvre alchimique est ardue. Les modernes, disons les (bo)bodernes aiment à penser l’alchimie comme une spiritualité. Un peu comme le zen. L’alchimie est avant tout une pratique. La chose qui s’y apparenterait le plus serait l’équitation. Parce que malgré votre adresse tout dépend du cheval. Il est des chevaux particulièrement retors. Surtout ceux qui parlent la langue des oiseaux. Et toc. Enock.

    Ouverture : sonorités étranges venus d’ailleurs, de l’intérieur de soi, bruitages tubulures, vagues phoniques intumescentes, viennent-elles vers vous ou vous emmènent-elles ailleurs, juste les premiers pas décisifs, sommes-nous sur le sentier désagrégatif de toutes les choses du monde ou sur la sente obscure de l’unité qui se confond avec le chemin du serpent qui y pourvoie. Œuvre au noir :  à peine avez-vous entrepris le premier pas que le monde se décompose, vous êtes entré dans le monde de la mort, de la mortification du terreau initial, pour ce faire la première opération consiste à défaire, de se défaire de soi-même et d’entrer dans la stérilité du monde, musique en tant que déambulation, étape après étape, coupées par des instants de repos et de contentement de l’œuvre désaccomplie, la voix gutturale de la mort chuchote à votre oreille, c’est vous qui êtes en train d’agonir, vous tenez la barre de votre désintégration, ne pas oublier que celui qui s’enfonce dans la mort est le bourreau qui décapitera le corbeau des illusions abandonnées, une lente glissade vers quelque chose qui se transforme en étron de néant, en êtron de rien, toute défaite est une victoire, les cloches sonnent, les mêmes qu’au début, vous avez composté le lieu en un tas résiduel, mais le temps subsiste, car il y a un temps pour tout. Œuvre au blanc : une continuité avec ce qui précède car si le tout peut être considéré comme une unité indivisible, le pareil devient le même, jusqu’à lors nous avions affaire à un étrange ballet de sonorités argileuses surgies de nulle part, voici  une rassurance, c’est bien un groupe de rock qui joue, fausse assurance qui ne dure pas, la monstruosité se réveille, jamais le background n’a été si compatible avec le jeu d’un groupe de black metal, la pâte monte, elle gonfle, il semble qu’elle va éclater, mais non le cataplasme  retombe comme un soufflet raté, est-cela l’aube du monde, cette course éperdue vers une innocence révolue, emballement musical, estompée par des pas bassiques, reprises du cheminement dans l’extérieur de soi, s’il y a une unité c’est celle qui coordonne le moi avec le non-moi, l’être avec le non-être, cris déchirés, l’on assiste au couronnement de la vierge, à son dévoilement, glissement, crissement de tulle, la blancheur point, elle voit le jour, elle s’identifie à lui, comme il devient elle, un tout indiscernable qui monte en éblouissance, l’on n’a jamais été aussi proche du but que l’on n’atteint jamais car la blancheur opalescente du lait n’est pas le lait. Contemplation. Le regard n’est pas la chose contemplée. Œuvre au jaune : stade intermédiaire de l’accomplissement. L’aurore du jour écarte ses doigts  de rose jaune, la monstruosité phonique est en accord avec l’horreur indicible de la voie de l’accomplissement, le chemin tourne sur lui-même, il pleut une espèce de douce coloration incarnadine qui s’étend au monde entier de l’animalcule végétatif en formation, tout se précipite jusqu’ à prendre la coloration du sang des règles. Etourdissement triomphal. Jusqu’ à cet écroulement rampant. Œuvre au rouge : victoire de la rubification, L’œuvre n’est pas seulement, elle est réalisée. Tunnel incompréhensif de décompression. Toute la puissance du monde coagulée en l’extraordinaire pouvoir d’être hors des griffes du temps et de l’éternité du lieu de toute présence. Ce n’est pas un cadeau, mais un fardeau, pour un peu le chant deviendrait compréhensible, moment d’égarement de la folie qui saisit la sagesse et copule arbitrairement avec elle car le tout se confond avec elle, la démesure de l’esprit déploie ses ailes de phénix sur le monde. Arrêt brutal, la musique revient à ses débuts, tout n’est-il pas compressé. Quelque chose a-t-il vraiment changé. Vous avez franchi un palier qui ne mène à rien puisqu’il mène à tout. N’êtes-vous pas Prométhée attaché à son rocher avec cette faculté inouïe de se détacher quand il veut, pour se retrouver face à l’immense rocher rouge de sa volonté, qu’il suffit de réduire en poudre pour enfin comprendre que lorsque la totalité du monde s’incarne en un seul individu, celui-ci n’est pas encore sorti de lui-même. Débâcle sonore déculminatrice. Barrissements. Retour à l’initialité de toute infinitude.

             L’œuvre est magistrale. En est-elle pour autant grande ? En le sens que l’accomplissement d’une chose conduit autant à son début qu’à sa fin. Il semble que Situs Magus nous offre une vision très pessimiste de l’accomplissement alchimique. Non pas parce qu’elle risque de déboucher mais parce que tout accomplissement est essentiellement un échec.

             Victor Hugo n’amène-t-il pas Pégase au vert ?

    Damie Chad.

     

    *

    Un truc que je n’avais jamais remarqué, ça m’a sauté aux yeux avant même  la totalité de la couve du bouquin, une pub à même la première de couverture pour un autre livre : en l’occurrence Le roman des lieux et des destins tragiques, présenté par Les Editions du Rocher et Vladimir Fédérowski, j’étais un peu étonné parce que je ne voyais pas le rapport entre Fédérowski et la photo des Who au bas de laquelle la banderole réclamique attirait le regard, par contre le nom de Nicolas Ungemuth, je connaissais, de l’équipe de Rock ‘n’Folk, en plus les grosses lettres ROCK déclenche chez moi un réflexe de pavlov-dog. Donc j’ai pris.

     

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    LE ROMAN DU ROCK

    NICOLAS UNGEMUTH

    ( Editions du Rocher / 2012)

             L’apparition d’Ungemuth dans Rock’n’Folk fut assez folklorique. L’avait un tic, voire un toc, commençait toujours par démolir à la Grosse Bertha un de ces disques devant lequel le lecteur moyen de la revue s’inclinait à plusieurs reprises par jour chaque fois qu’il passait devant les rayonnages de sa collection de vinyles. Ne respectait rien, ni personne. En outre pour mettre le doigt sur les immenses lacunes de votre savoir rock il mettait l’opus qu’il honnissait en parallèle avec un album inconnu qu’il portait aux nues, il en hennissait de plaisir. Une vieille technique empruntée aux surréalistes, ne lisez pas ceci, lisez cela. Les premières fois c’était marrant, ulcérant pour les soupes-au-lait, mais on s’habitue à tout, et puis il ne disait pas toujours que des insanités Ungemuth.

             Le roman du rock, pas mal comme titre ai-je pensé, en fait c’est une collection dirigée par Vladimir Fédérowski (idée vraisemblablement pompée sur la collection de chez Laffont, Le dictionnaire amoureux de…)  ainsi la plupart des titres débutent par ces mots, exemple pris au hasard : Le roman du Mexique. Paru en 2012, manque de chance, il manque les deux dernières décennies, nous lui pardonnons, à l’impossible nul n’est tenu, par contre, beaucoup plus choquant à mon goût, impasse totale sur les premières années, rien sur le country blues, rien sur le rhythm’n’blues, et crime indicible, rien sur les pionniers.

             C’est un malin Ungemuth, débute par Elvis. L’a pressenti la critique. Certes c’est un pionnier, le meilleur de tous. Ça se discute. Le pire aussi. C’est ce côté qui intéresse avant tout notre Nicolas. L’est 0K pour Sun, le tout début chez RCA, ensuite il s’enthousiasme pour les enregistrements effectués à Memphis sous la houlette de Chips Moman, il applaudit le NBC Show. Il étrille le Colonel et voue aux gémonies les films qu’il fait enregistrer à son poulain. Qui ne serait pas d’accord avec lui. L’ajoute même que de-ci de-là, si l’on ne chipote pas trop, l’on décèlera quelques perles cachées. Après c’est la démolition en règle.

             Après Elvis c’est au tour de Dylan de passer à la moulinette. De 1962 à 1964, Bob is perfect, de Freewheelin’ à Blonde on blonde, vous ne trouverez jamais rien de supérieur chez Dylan et peut-être même chez les autres. Le mec ne révolutionne pas le rock, il lui fait atteindre une dimension, lui fournit tout le background culturel qui lui manquait jusqu’à lors. Ensuite Dylan se contente d’être un chanteur comme tous les autres, quelques bons albums, quelques mauvais surtout ! Une différence entre Elvis et Bobby. L’un a subi, l’autre a choisi. Une victime pathétique et un malin qui n’en fait qu’à sa tête. L’un coincé dans son statut de superstar, l’autre en profitant.

             L’on passe aux Stones, pas très bons au début, la meilleure période c’est entre Aftermath et Exile on main Street pour les albums, sans faire d’impasse sur quelques singles dévastateurs, z’ont leur botte secrète qui pendant un temps les tire de tous les errements, la formule Stone qui hélas s’use si l’on s’en sert trop souvent sans imagination, après 72 la veine se tarit, l’inspiration géniale s’assèche, qu’importe pierres qui roulent sur leur lancée amassent de la mousse ce qui permet de remplir les coffres-forts…  

             Voici les Who, les préférés de notre auteur, de 1964 à 1969 ils sont géniaux, toujours un train d’avance sur les autres, mais ce petit jeu est dangereux. Vous pousse à la surenchère. Nicolas estime que Tommy est pompier, Who’s next infantile, Quadrephonia un œuf avarié qui tombe à plat, le pire, la faute morale ne pas avoir arrêté le groupe à la mort de Keith Moon…

             Plus de vingt pages sur les Kinks, leur reconnaît de grandes qualités, dans les deux sens si j’ose dire, un côté dur, un côté subtil. Entre 1963 et 1970 c’est le summum, après ils n’existent plus. Niveau qualité sonore, cela s’entend. Vous commencez par comprendre la méthode Ungemouth, les Romains partageaient l’année en jours fastes, et en jours néfastes. Nicolas n’emploie pas la même période temporelle, les groupes ou les chanteurs sont bons trois, quatre, cinq, six ans, après l’inspiration n’est plus au rendez-vous, c’est la déche, la misère noire. Tenez prenons deux exemples : les Beatles, des chansonnettes, des fariboles pour midinettes, à leurs débuts. Ensuite l’extase : Rubber Soul et Revolver, deux chefs-d’œuvre absolus, après quoi l’on passe du petit n’importe quoi au grand n’importe quoi.  Je sens qu’il y a des fans qui renâclent.

             Pauvres fans, ils sont la preuve par neuf de la méthode Ungemuth, ne faut pas s’en prendre uniquement aux artistes, ils ont quelques excuses, la fatigue, les maisons de disque qui pressent le citron tant qu’il est bon, l’argent, la belle vie, les modes qui changent… nous l’admettons, mais Ungemuth dit chut : c’est cinquante-cinquante, les idoles ne sont pas les seules responsables, si elles sont incapables de se reprendre c’est de la faute des fans qui n’ont plus de jugeote, qui se précipitent sur les mauvaises galettes, qui en redemandent, ne se découragent qu’après plusieurs années de mauvais traitements, sont prêts à gober des œufs d’autruche coquille comprise.

             C’est toujours bien de se moquer des autres. Tenez pour le deuxième exemple, il est double, à savoir Phil Spector et Brian Wilson. Vous frétillez, vous connaissez, des idées toute fraîches, des arguments se pressent dans votre cervelet, notre Cat Zengler ne nous a-t-il pas régalés tout dernièrement de quelques chroniques consacrées à ces deux zigotos. Oui leurs débuts sont éblouissants et leurs fins des plus pathétiques. Je ne reviens pas sur leurs parcours. Simplement j’attire votre attention sur les différences de méthode, l’Ungemuthienne et la Cat zenglerienne. La première est sans appel. Elle sépare le bon grain de l’ivraie, elle tranche avec la rapidité de la guillotine. Clair et net, sans bavure. Le Cat ne se gêne pas pour affirmer que tel 33 est à côté de la plaque, et confirmer que le suivant n'est guère meilleur, mais l’est pas comme l’entomologiste qui dissèque un insecte entre deux plaquettes de verre dans son laboratoire aux murs blancs, le Zengler l’observe les bestioles dans leurs milieux naturels, il les aime, non il ne les demande pas en mariage, mais il éprouve de la sympathie, il suit leurs pérégrinations, il analyse les obstacles qu’elles rencontrent, dès qu’il trouve un témoignage en faveur ou en défaveur il le mentionne, farfouille dans les livres, il croise les contradictions, puis il passe en revue l’ensemble des enregistrements, il en découvre des nouveaux, des inédits, avec lui un dossier n’est jamais définitivement clos… L’a un gros défaut notre Cat Zengler, l’est définitivement du côté du rock’n’roll.

             Bien sûr il a tout comme Ungemuth écrit sur Lou Reed, Iggy et Bowie, mais ne s’intéresse pas qu’aux gros calibres, va farfouiller du côté des seconds (et même des troisièmes) couteaux, des inconnus, des derniers rangs, des oubliés, bref pas uniquement des stars.

             Ce qui est étonnant c’est qu’Ungemuth déclare que si le rock’n’roll n’est plus ce qu’il a été c’est parce qu’il ne produit plus de stars, de pointures égales à toutes celles que nous venons de passer en revue. Les projecteurs médiatiques ne se tournent plus volontiers vers les rockers, le public se détourne du rock vers d’autres musiques, n’empêche que dans Kr’tnt ! chaque semaine l’on peut découvrir les grognards tombés au champ d’honneur des décennies précédentes, mais aussi des figures ou des groupes qui explorent d’autres voies, z’ont leurs cohortes pas très nombreuses de passionnés qui les suivent ou les encouragent, ce ne sont pas des stars planétaires, ils creusent toutefois leur sillon avec ténacité et conviction.

             Ne restent plus que 80 pages pour explorer Heavy Metal, Progressive, Punk, Post Punk, l’Indie américain, la Pop anglaise, pas assez de place pour tout le monde, Ungemuth ne s’attarde pas, il condamne sans réserve, ceux qui arrivent trop tôt, ceux qui suivent trop tard, de toutes les manières, aucun n’aura ni l’aura ni le génie des grands ancêtres qu’il a méthodiquement saucissonnés dans les deux premiers tiers du livre.

             Finit en beauté, huit pages pour cinquante ans de rock français. Expéditif. Parfois il vaut mieux se taire.

    Damie Chad.