CHRONIQUES
DE POURPRE
UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES
Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires
/ N° 038 / Janvier 2017
PAUL VALERY
PAUL VALERY, UNE VIE D’ECRIVAIN ?
BENOIT PEETERS
( Seuil / 1989 )
Biographie. Pas très longue, qui ne satisfait pas complètement son propre projet. Celle de rendre compte du déploiement de l’œuvre valéryenne en tant qu‘elle-même. Point tout à fait de la faute de Benoît Peeters : s’il a beaucoup commenté sa fameuse méthode de travail Valéry reste muet quant à sa mise en pratique circonstancielle. Ne dit mot sur le contenu même de ses productions comme si elles n’étaient que la résultante d’un fonds d’idées connues et admises de tous et dans lequel il se contenterait de puiser à volonté. L’évidence de l’œuvre valéryenne s’impose avec une telle éblouissance que sa netteté scriptuaire rejette toute étude de motivations autres que celle de l’évidence de l’achevé de sa réalisation même. Terrible tautologie des tronçons pythiques qui se réunissent pour redevenir le reptile fascinant quasi idéel qu’il n’a jamais cessé d’être. Rien ne sert de couper les serpents en quatre.
Le livre de Peeters ne remet nullement en cause le schéma quatre tranches ou cinq tranches étanches qui forment le saucisson de la vie de Valéry : une jeunesse symboliste, un long passage plein d’un vide aussi abyssal qu‘apothéosital, un retour inopiné du refoulé poétique, une indigente carrière d’homme de lettres et du monde - incluant la ronde complaisante des ronds de jambes devant les douairières des salons littéraires - une gloire officielle qui ne masque pas le sentiment d’insatisfaction chronique qui mine la fin d’une existence littéraire qui n’a pas atteint sa cible telle la flèche du cruel Zénon qui s’éloigne de son but au fur et à mesure qu’elle avance.
La vie de Valéry ressemble à celle d’un dépressif qui s’ignore. Un velléitaire du cerveau. De grandioses projets qu’il ne mènera jamais à bout, les reléguant dans l’armoire aux fœtus badigeonnés au formol des regrets, une monstrueuse collection de merveilles avortées.
L’aurait pu être le plus grand des poètes de la deuxième génération symboliste, le Maître qui lui manqua et précipita son éparpillement littéraire, un deuxième Mallarmé dont la haute figure morale aurait modifié toute la donne du futur surréaliste de la poésie française. L’abandonna en chemin. Par peur des ferveurs qui ne remplissent point la huche à pain du quotidien. S’enticha d’un projet démesuré et wagnérien dans le rêve de sa totalité non plus artistique mais mécanique. Trouver la clef universelle, le génial passepartout du bricoleur du dimanche, qui permît la réalisation de tous les chef d’œuvre - tous domaines : architecture, musique, poésie, médecine, pensées politiques et diverses, etc, etc… tout en vous dispensant de vous mettre au travail, puisque vous possédez déjà la notice de montage.
Un projet fou. Qui recoupe un peu celui du Tractatus Logicus de Wittgenstein, mais l’esprit analytique du philosophe lui permit de se contenter d’un mini ouvrage d’une centaine de pages. L’arrêta vite les frais de sa pâtisserie philosophique le Viennois. Après se contenta toute sa vie de s’interroger quant à la certitude épistémologique de son coup de maître qui n’était peut-être qu’un coup d’épée dans l’eau. Le doute est une rouille paralysante qui émousse le fil de tous les sabres d’abordage. L’incertitude déstabilisante dont Valéry et Wittgenstein furent saisis sont d’un parallélisme troublant. Peeters nous montre l’incapacité de Valéry à se dépatouiller de la somme pharamineuse de ses Cahiers, une fuite en avant qui fut et son refuge et sa perte. Valéry est le dernier des Aristote, s’accrocha au rêve d’une possibilité universelle de la connaissance, alors que la modernité se dirigeait vers une fragmentation sans cesse accrue du savoir.
Peeters condamne Valéry à n’être que le dernier des grands écrivains. Un homme du passé. Un fossile vivant qui s’accroche au rêve d’une antiquité diluvienne et qui malgré ses efforts ne mord en rien sur son époque. L’est vrai que l’œuvre de Valéry au même titre que celle de Marcel Proust clôt l’héritage du dix-neuvième siècle. Proust dans l’ordre du roman et Valéry dans cette propension à cet esprit typiquement français de ce mode de conversation et de persiflage supérieurs qui sont les traits les plus pointus et acerbes de l’héritage culturel national. Autant Proust par la grandiose édification de son ouvrage est le fils de l’efficacité romaine, autant Valéry reste tributaire de la discutaillerie grecque. Notons au passage, chez nos deux terminators l’abandon de toute référence à la christianologie qui serait, selon divers leaders politiques réactionnaires actuels au service du capitalisme, l’élément constitutif de notre identité. Sic transit gloria mundi…
Peeters loue les qualités intrinsèques de la prose valéryenne. Le moindre de ses écrits trouve sa force complexificatrice en sa fausse limpidité. Donne du sens au moindre lieu commun. Du discours pour la distribution des prix à des chefs d’œuvre comme L’Idée Fixe, Valéry est un virtuose, use d’un instrument aussi docile et flexible que la pensée dissociatrice d’un Montaigne et aussi impressionnante que les grandes orgues de Bossuet. Une combinatoire de l’expression d’un scepticisme ravageur et de l’assurance fascinatoire de celui qui parle en connaissance de cause.
Peeters suit son siècle pour l’appréciation de la poésie de Valéry. La range parmi les vieilleries poétiques qui n’intéressent plus personne. Des bibelots post-mallarméens véritablement abolis des étagères des musées des choses passées et fanées. Remisés à jamais dans les réserves poussiéreuses des catalogues anthologiques que plus personne ne lit. Crime majeur, entachée de symbolisme. La qualifie de retour inopérant au classiscisme. Une œuvre de virtuose, froide et stérile, à juste compte oubliée de tous.
La vulgate surréaliste et son contre-point humaniste a causé beaucoup de mal à la réception de la poésie dans le public français. Les poètes qui se font cuire un œuf à la barre fixe pour nourrir les pauvres ne sont que pitoyables pitres. Peut-être personne ne lit-il plus La Jeune Parque mais qui est capable de terminer la lecture du Revolver à Cheveux Blancs de Breton sans avoir envie de se tirer la balle de la facilité pléonasmique dans la cervelle. Certes la poésie de Valéry est difficile. Faut traverser maint fourrés d'impénétrables épineux avant de parvenir au château de la belle s‘éveillante. S’inscrit dans une tradition historiale de la poésie française dont la méconnaissance s’avère incapacitante, à moins d’être doué d’une extrême sensibilité instinctive. Un recueil comme Charmes mérite attention et relecture. L’est d’une modernité accablante, mais Valéry prend garde de fermer les portes de cette cité à venir. Et il semble que rares sont ceux qui parviennent à retrouver le secret de son ouverture. Peut-être en donnerons-nous plus tard une lecture illuminesente.
Peeters ne fait pas l’impasse sur les aspects négatifs de Valéry, sa lâcheté sentimentale, son positionnement politique réactionnaire et peu démocratique, et surtout son manque de persévérance en tout domaine, et circonstancielle son adaptabilité existentielle qui confine à la lâcheté intellectuelle - ce qui est un comble pour un homme qui a passé sa vie, toutefois avec une certaine mollesse intermittente, à traquer la souris opératoire de la pensée dans les circonvolutions de son cerveau. L’homme Valéry ne sort pas spécialement grandi de cette étude. Une multitudes de petits défauts décevants. Mais qui n’enlèvent rien à la beauté de l’œuvre. Notre époque, entachée d’un étroite moraline puritaine, juge les mondes antérieurs à sa catastrophique advenue, à l’aune de la platonicienne catégorie du Juste. Pas de chance. Valéry ne s’en vante jamais mais son œuvre est à lire selon le critère générationnel aristotélicien. Ce qui permet une vision de son oeuvre beaucoup plus germinative.
André Murcie. ( Août 2016 )
FRAGMENCES D'EMPIRE
JULIANUS REDIVIVUS.
CHRISTOPHER GERARD.
40 p. Cahier d’Etudes Polythéistes N° 3.
Editions ANTAÏOS. 2002.
Julien ressuscité. L’Empereur Julien au XXème siècle : permanence d’un mythe littéraire. Si nous croyions être les seuls à nous préoccuper de Julien, l’inépuisable et exacte science de Christopher Gérard est là pour nous détromper. Quarante pages d’érudition pure, un nectar digne des Dieux ! Etrange personnage que ce Julien qui ne régna même pas deux années entières et qui fascine encore tant de contemporains. C’est à ne pas y croire, mais que d’études, de biographies, de romans, de réflexions consacrées à cette étoile filante de la nomenclature impériale. Gaston Boissier, Anatole France, Maurice Barrès, Henry de Montherlant, Louis-Ferdinand Céline, André Fraigneau, Gore Vidal, Luc Estang, Jacques Benoist-Méchin, Ernst Jünger, Cioran, Jean Raspail, Bernard Ucla, Claude Fouquet, Pierre Grimal, Gabriel Matzneff , excusez du peu. Encore faudrait-il ajouter par exemple, et sans désirer être exhaustif, le Julien de Druon, le scénario entrepris par Luc-Olivier d’Algange et F. J. Ossang pour un projet de film abandonné, la pièce de théâtre éponyme du très origénien Michel Poissenot, la reviviscence de la conjuration des Hellènes dans Le Songe d’Empédocle d’un certain Christopher Gérard et ne pas oublier de porter au crédit de la tutélaire figure de l’Imperator combattant la hargne sourde et flamboyante qui anime depuis presque dix ans les Chroniques de Pourpre d’André Murcie. Mais les dernières pages de la brochure restent les plus fascinantes. Christopher Gérard y déverse assez d’idées, de vues, de réflexions, de pistes d’études et de préhension, pour nourrir les thématiques contradictoires de quatre ou cinq colloques. . .
D’une discrétion absolue dans le discours aseptisé de l’historiographie officielle le personnage de Julien attire à lui les esprits libres et les rebelles de toutes tendances, un peu comme l’or des indes occidentales suscita la houle tumultueuse de l’aventure flibustière. Christopher Gérard ne manque pas de s’interroger sur la conjonction naturelle de la haute figure du César avec l’altière pensée nietzschéenne. Un peu comme si le solitaire d’Engadine n’avait fait que théoriser la trajectoire étincelante de l’homme d’action. Nous retrouverions-là le même mouvement intellectuel qui déplaça la philosophie ontologico-historique de Hegel selon les présences irradiantes de Bonaparte et de Napoléon.
La Révolution Française et l’Empire apparaissent à beaucoup, notamment à Gilbert Durand élogieusement cité par Christopher Gérard, comme la coupure évènementielle qui précipita l’Europe sur les sentes d’une marchandisation incessante. Nous l’entrevoyons au contraire, comme la rupture antichrétienne essentielle - certes déjà actée par le relativisme de Montaigne, l’essor du cartésianisme et la pensée des Lumières – mais qui nous permet aujourd’hui de nous opposer à l’entreprise totalitaire de la laïcisation de la théologie chrétienne dans et par l’économisme libéral.
Une importante frange de néo-païens comme Christopher Gérard et de néo-spiritualistes comme Luc-Olivier d’Algange entendent préserver une part de Mystère. Ce qu’ils admettent par la notion toute hölderlinienne de Retour est ce mouvement de rétractation du Multiple vers l’Un(ité) du Divin. La relation de l’Un et du Multiple est à l’instar de celle qui fragilise la position théosophique du panthéisme de Spinoza. Nous avons-là un de ces concepts escaliers que l’on peut tout aussi bien emprunter pour monter vers l’ordonnatrice cosmocité théophilique que pour descendre vers l’élémentale naturalité athéïque. Il s’agit d’un de ces concepts instables qui ne se peut fixer que selon une de ses propres représentations. Ainsi à la multiplicité du monde l’on n’aura pas la volonté d’opposer le monde de la multiplicité, mais l’idée sous-jacente de l’Être qui induira forcément l’abandon du Multiple pour l’idée de l’Autre. Soit l’Autre revêt les attributs de l’Un et nous rentrons dans le domaine d’une certaine cultualité chamanique ou mystériosophique du monde, soit l’Autre s’accapare l’étendue du Multiple et nous accédons à l’idée zarathoustrienne, chrétienne et gnostique de la chute. En bout des deux chaînes l’anneau se ferme et se forme. A chacun son christ, à chacun son Prométhée. Même si ce dernier, bien plus amer et moins souffreteux, nous semble à tout prendre préférable au premier qui symbolise l’acceptation passive de l’humaine condition, pour notre part nous nous réclamons d’une métaphysique bien plus politique.
Chacun remarquera que dans les deux cas précités nous ne sommes pas très loin de l’unité cosmologique du logos parménidien. Ce n’est pas à proprement parler le mouvement que condamne Parménide : il admet le chemin qui ramène le troupeau du multiple au cœur de l’Etre, mais à l’instar de Polyphème pour empêcher le fuite et la perte d’Ulysse dans les tribulations du divers il pousse l’énorme rocher du mensonge devant l’entrée de la caverne, ô combien platonicienne ! Nous sommes du troisième sentier, d’Héraclite et d’Empédocle, qui institue la fragmentation incessante du monde en un cycle guerroyant, qui ne va pas de l’un à l’autre, mais de l’un à l’un, car le secret de l’affaire est connu : l’Un n’est pas unique, sinon il ne serait pas l’Un mais le Tout. Cycle guerroyant de l’Eros et de l’Arès qui empêche aussi bien l’extrême anihilisation néantifiante que l’absolue conglomération agglutinante. Ce que nous appellerions l’Être, si nous devions nous servir de ce vocable que nous estimons aujourd’hui trop phagocyté par une vision christo-philisophique très occidentalisante, ce ne serait pas cette énergeïsation infinie et indéfinie en permanent devenir, mais le questionnement même quant à la nature de l’energeia. L’Être peut être une modalité de la question, mais jamais en aucun cas, la modélisation de la réponse. Car si l’on peut formuler une seule question, il n’y a jamais une seule réponse, mais des réponses. Ether apeironique. Eris.
La multiplicité du monde se doit de correspondre à la fragmentation unitale de l’Imperium. Julien qui vécut en des temps de profonde incertitude, ceux du déclin et de la corruption de l’Empire, trimballait un sacré passif métaphysique sur ses épaules. Lui qui dut durant des années composer avec son éducation chrétienne, n’en ressortit pas indemne. Son paganisme fleure trop le mysticisme. Et c’est d’ailleurs pour cela que nous le trouvons si grand car dans le peu de temps et de liberté qui lui furent impartis il comprit, par on ne saura jamais quelle profonde acuité exemplaire, qu’il fallait d’abord refonder l’Empire.
Nous savons donc la tache qu’il nous incombe d’accomplir.
( 2006 /in Julien César )
MISOPOGON.
JULIEN.
94 p. Classiques en poche.
LES BELLES LETTRES. Janvier 2003.
Texte établi et traduit par Ch. Lacombrade.
Introduction et notes par Aude de Saint-Loup.
Pour tous ceux que le prestige des couvertures or et pourpre de la collection Budé intimidait quelque peu, les Belles Lettres se décidèrent au début du millénaire à lancer leurs Classiques en Poche qui offrent au lecteur le plaisir du texte original et d’une traduction des plus précises mais exemptée de l’appareillage philologique à vocation universitaire trop spécialisée. L’idée était d’autant plus attrayante que ceux qui n’ont jamais reculé devant la cherté des Budé doivent être rarissimes ! Notons que depuis l’incendie de ses dépôts, les Belles Lettres se sont adaptées à la bourse moyenne du public car la plupart de titres réédités depuis la catastrophe sont désormais proposés à des prix nettement moins exorbitants.
Félicitons-nous de cette entreprise éditoriale qui nous donne l’occasion de relire Julien. Etrange de voir combien les discoureurs autobiographophilesques qui encombrent le paysage de la didactique lycéenne ne se réfèrent jamais à Julien pour asseoir la catégorie de leur genre littéraire préféré ! Il est certain que quand le contenu d’une œuvre déborde de trop par l’ampleur des thèmes abordés la simple problématique de sa structuration nos beaux rhétoriqueurs s’empressent d’opérer au plus vite un repli stratégique des plus silencieux.
Les invectives de Julien à l’encontre des habitants d’Antioche sont trop violentes pour que l’on puisse négliger de les entendre. Et pourtant que ne ferait-on pas pour leur infliger une sourdine ! Ainsi dans son introduction, dans l’ensemble assez bien faites, Aude de Saint Loup en vient elle à reprocher à Julien le peu d’efficacité de ses mesures économiques. Ses édits du maximum sur le prix du blé étaient mal venus, ils auraient provoqué la raréfaction du produit et contribué par la stricte logique du fonctionnement du marché noir à son augmentation. Rien de plus vrai, rien de plus juste. A part que c’est justement ce mécanisme qu’explique et dénonce Julien. Mais Julien qui n’a pas lu Adam Smith, donne un nom très précis à la main anonyme du marché qui ajuste à la hausse les jeux de l’offre et de la demande. Les gros propriétaires sont expressément visés par Julien. Le mécanisme de leur spéculation n’est pas analysé, il est dénoncé. Au sens marxiste du terme serait-on tenté d’ajouter.
Que les chrétiens aient tout fait pour conduire la rénovation païenne de Julien à l’échec est indubitable et nous paraît quelque part de bonne guerre. Les églises bourdonnaient de prières collectives pour demander au Seigneur de préparer la défaite de l’empereur… Je ne sais si dans sa magnanimité sa seigneurie répondit, mais les latifundiaires comprirent très vite la portée révolutionnaire des critiques impériales. La voie de Julien était étroite. Une grande partie des élites intellectuelles étaient déjà christianisées et l’Eglise qui demandait à chacun de ne pas remettre en question sa place, si médiocre, si dure, si injuste fût-elle, démontrait de fait qu’un large terrain d’ententes communes unissaient les intérêts des hellènes les plus fortunés avec les saintes volontés de Dieu à instaurer un royaume messianique…
L’autorité de Julien reposaient sur les minces troupes pétulantes de l’armée. Et puis sur rien, si ce n’est dans les campagnes un sentiment diffus de religiosité païenne dans les couches les plus pauvres de la population encore attachées aux cultes traditionnels ancestraux. L’Eglise mettra plusieurs siècles à vaincre cette sourde hostilité des populations campagnardes qui vécurent la conversion forcée au christianisme comme la dépossession culturelle de leur seule richesse qui les fondait dans une communauté triomphatrice. Ce sont les républicaines légions paysannes qui bâtirent Rome, ce furent dans les campagnes que l’Empire agonisa longuement.
Les masses citadines, celles qui politiquement auraient pu infléchir le cours des évènements, étaient déjà passées de l’autre côté. Trop versatiles, car trop dépendantes de la main qui distribuait l’anone ou l’aumône, elles ne pouvaient être un solide point d’appui pour Julien. Elles l’auraient adulé et suivi sans problème s’il était revenu victorieux de son expédition, elles l’oublièrent dès qu’il eut expiré sur la route des onagres.
Une tournure d’esprit due à son éducation prédisposait Julien à un sens plus aigu que bien de ses prédécesseurs à une certaine vigilance sociale. Les conditions et les circonstances historiques qui l’amenèrent au pouvoir, s’il voulait réussir sa révolution païenne, imposaient en même temps un retour à des préceptes de redistribution des richesses selon des principes productivistes plus équitables.
Toutes les études que nous avons lues jusqu’à ce jour sur le Misopogon insistent sur la première partie de l’œuvre. La colère, la naïveté, l’indignation, les maladresses de Julien face à une population que sa simplicité et son accoutrement de philosophe indisposaient sont passés au crible de la raison raisonnante. Pour la fin du traité l’on évacue en toute hâte… De toutes les manières l’Histoire ne lui a-t-elle pas donné tort ?
La référence à Caton n’est pas la preuve des immenses lectures et de la vaste culture de l’empereur mais le signe d’une intense réflexion historiale sur les origines républicaines de l’Imperium. L’on a l’impression que l’on se trouve à la croisée de deux chemins, l’un catonien qui monterait vers l’Empire, et l’autre Julanien qui ferait retour à la Res publica.
Julien n’exprime pas ses rancoeurs envers l’accueil que les citoyens d’Antioche lui ont ménagé. A-t-on seulement remarqué qu’il ne les accuse pas d’être chrétiens mais d’avoir déserté, non pas les anciens Dieux, mais leurs devoirs cultuels envers les fondements propitiatoires de leur cité. Il agit en antique censeur qui fustige les mœurs de ses concitoyens. Il cherche à restaurer l’ancien sens civique.
Il n’agit pas en païen attristé qui se perdrait en inutiles lamentions contre l’irréversible montée du christianisme mais en homme d’état qui s’insurge contre la dégradation de la vie civile. Ce n’est pas la décadence qui conduit au christianisme, c’est le christianisme qui est l’expression achevée de la décadence. Les faits devaient lui donner raison. Quelques mois plus tard son assassinat marque la fin de l’Imperium et le commencement d’une longue nuit dont nous ne sommes pas encore sortis.
( 2006 /in Julien César )
L'EMPEREUR JULIEN REDECOUVERT.
CHRISTOPHER GERARD.
In NOUVELLE REVUE DE L'HISTOIRE. N° 36.
Juin 2008.
Juste trois pages, bellement illustrées, consacrées à la réédition du Julien l'Apostat de Lucien Jerphagnon chez Taillandier que nous avions nous-mêmes chroniqué en juin 2006 dans notre vingt-cinquième livraison de Littera-Incitatus. Oui mais trois pages de Christopher Gérard, inlassable combattant de la renaissance païenne et traducteur du Contre les Galiléens - le titre est assez évocateur pour que nous nous abstenions d'en résumer le contenu - l'ouvrage de l'Empereur Julien que l'Eglise a durant des siècles tenté d'interdire. Oui mais trois pages essentielles, emplies d'intelligence mesurée, autrement plus pertinentes que les grégoiriennes brocarderies automnales d'un Glen W. Bowersock !
Le premier tiers de l'article est dédié à Lucien Jerphagnon, historien et philosophe, d'obédience protestante, thuriféraire d'Augustin, plotinien convaincu et spécialiste reconnu de Julien, curieux mélange de liberté de conscience et d'esprit. Que chacun puise en cette salade si richement composée les friandises qui lui conviennent. Pour notre part, comme des enfants mal élevés nous en laissons les morceaux que refuse notre régime, sur le côté de l'assiette. Toutefois, que ceux qui voudraient suivre notre exemple se donnent d'abord la peine de goûter aux différents ingrédients par eux-mêmes. Nous avons au moins en commun avec Lucien Jerphagnon, de nous en remettre qu'à notre propre et seul palais. Tant pis si le nôtre est plus proche du Patatin que le sien.
Résumer les vingt mois de règne en trois colonnes brisées d'illustrations, n'est guère facile. Christopher Gérard réussit le prodige de nous tracer en si peu d'espace une esquisse assez saisissante du dernier des empereurs romains. Ceux qui lui succédèrent étant à ranger dans la profession des fossoyeurs. Le temps manqua à Julien. Ses décisions sont connues, mais il est difficile d'en reconnaître les intentions profondes, car ses réformes étaient loin d'avoir atteint leur plus haut point de déploiement lorsqu'il disparut.
De même nous est inconnue la réalité du rapport de force idéologique existant entre le pouvoir effectif de l'Eglise sur les consciences et le degré de résistance des milieux païens. Peut-on encore parler à l'époque précise du règne de Julien d'un maintien efficient de « l'hellénisme traditionnel » ? Nous ne le pensons pas. Il subsiste bien des îlots de culture hellénique : le christianisme n'a pas encore tout éradiqué, mais nous restons convaincus que l'assise sociale de ces milieux est déjà vieillissante et réactionnaire. Nous entendons par ce dernier mot qu'ils sont coupés de l'esprit nouveau des jeunes générations déjà adonnées à d'autres représentations mentales.
Il suffit de regarder la déperdition héréditaire des jeunes générations européennes actuelles, en leur grande majorité détachées du substrat littéraire occidental, pour comprendre ce que nous voulons dire. Ce mouvement est et sera d'autant plus précipité, qu'au niveau des états, tout est sciemment et méthodiquement organisé pour que l'enseignement de la littérature soit dévoyé en d'obscures manipulations linguistiques dégagées de tout rapport direct avec nos textes fondateurs.
Penser que des professeurs chrétiens puissent transmettre un hellénisme traditionnel sans déroger aux exigences de leurs croyances idéologiques est un leurre. L'histoire de la philosophie moderne constitue en elle seule une dénégation expérimentale réalisée en grandeur nature. De Descartes à Jankélévich la transmission de la philosophie originelle grecque a été pervertie par la théologie chrétienne.
Julien a courageusement pris le taureau par les cornes. Que son action ait été mal ressentie par des milieux « a priori favorables à sa politique » nous n'en doutons pas. C'est que ces pseudo-partisans étaient déjà pervertis en leur schèmes conceptuels par la doxa christique. Sans s'en apercevoir, ils avaient remplacé par la liberté orthodoxale de conscience catholique, l'originelle exigence de la pensée grecque.
Le paganisme militant de Julien ne saurait être un problème. La pensée grecque a toujours su remettre les Dieux à leur place. A rebours du christianisme, ce ne sont pas les Dieux qui fondent la philosophie, mais la philosophie qui fondent les Dieux. Ceux-ci ne sont tolérés que comme gardiens hypothétiques, censés s'opposer à toute main-mise monothéique sur la philosophie. Notons que l'ennemi peut aussi bien venir de l'intérieur que de l'extérieur.
Gérard Christopher a raison. L'on n'en finit pas de redécouvrir la prescience politique de Julien.
( 2008 / in Julien Apostar )