CHRONIQUES
DE POURPRE
UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES
Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires
/ N° 036 / Janvier 2017
NIETZSCHE
MISERE DU NIETZSCHEISME DE GAUCHE
DE GEORGES BATAILLE A MICHEL ONFRAY
AYMERIC PLANVILLE
( Editions ADEN / 2007 )
Beaucoup de gens que nous n’aimons pas en prennent pour leur grade. Ce qui est toujours agréable. Et d’autant plus savoureux que nous ne partageons point les prolégomènes pensitifs de l’auteur. Qui ne se cache point et avance à visage découvert. Méthode simple mais efficace. Consiste à mettre le nez de ses ennemis dans leur caca. Sans prendre de gants, car en philosophie il ne faut point s’abîmer en précautions par trop oratoires. Aymeric Manville use d’un style direct et franc du collier ( étrangleur ) qui n’est pas sans rappeler la brutale écriture méchamment ironique de Nietzsche. Un compliment, nous soupçonnons qu’il ne l’appréciera pas à sa juste valeur.
Parle en marxiste convaincu. S’en tient aux faits et au sens littéral des textes. Appelle un chat un chat, et Nietzsche un fachiste. Pour être historialement plus précis, un précurseur, un fondateur, un pré-théoricien du fascisme, en avance de quelques décennies sur son temps. Le range définitivement comme un idéologue d’extrême-droite. Affaire classée, circulez il n’y a plus rien à ajouter.
Le scandale éclate toujours là où on l’attend le moins. Ne voila-t-il pas que depuis le reflux des troupes allemandes du sol national à la fin de la deuxième guerre mondiale, Nietzsche est en odeur de sainteté - non pas chez les nostalgiques de l’Occupation - mais dans l’intelligentsia de la gauche française. C’est toujours chez l’ennemi que l’on trouve les meilleurs arguments à son encontre. Aymeric n’est pas avare de citations accablantes : ces beaux messieurs de gauche peuvent s’adonner à toutes les circonvolutions de pensée les plus inimaginables - en fait le plus souvent ils se contentent de passer sous silence des pans entiers de l’œuvre - pour nous présenter le solitaire d’Engadine comme le grand libérateur des époques à venir. Un casseur de dogmes, un destructeur de certitudes, la danse échevelée et le rire tonitruant du marteau prophétique d’une aurore nouvelle débarrassée de toutes superstitions religieuses et philosophiques.
Aymeric Manville retrace la généalogie de l’accueil de la pensée nietzschéenne par la gauche française, remonte au début du vingtième siècle mais s’attarde plus volontiers sur les épouvantails post-soixante-huitards et actuels qui l’insupportent le plus. Citons-les : Foucault, Derrida, Deleuze, Onfray. Là encore il emploie la même méthode des citations explicites qui lui a si bien réussi pour schématiser l’obscurantisme, l’eugénisme, l’antisémitisme, l’esclavagisme, froidement revendiqués par les textes de Nietzsche.
N’en fait point une querelle d’interprétation plus ou moins douteuses ou fumeuses. Ces revendications ne sont pas dues à une lecture par trop hâtive ou par trop superficielle. Sont le résultat d’une stratégie mûrement réfléchie. D’un côté nos penseurs se décernent un brevet de courage intellectuel dépourvu de tout a-priori et de subtilité philosophique sans égal. Osent se confronter avec la pensée la plus vénéneuse, et s’en réclamer. En dévoilent des fins dernières des plus surprenantes et des plus rassurantes. Vous repeignent d’un blanc limpide le mouton noir qui faisait tache dans le troupeau. Mais en réalité, s’ils portent Nietzsche au pinacle c’est pour occulter Marx. Celui-ci les gêne : le marxouin est pour la lutte des classes et il n’hésite pas à affirmer que celle-ci passe par la violence. Quelle barbarie dérangeante ! Nos intellectuels de gauche patentés ont tous fait allégeance au système libéral. Se présentent comme des progressistes purs et durs mais ne sont au mieux que des réformateurs. Sûr que dans les années soixante-dix l’était de bon ton de se gargariser d’un positionnement gauchiste des plus tonitruants. Si vous désirez vendre votre production, allez dans le sens des goûts du public. Mais dès la percée triomphatrice de l’idéologie libérale dans les terribles eighties, nos libres penseurs changèrent le fusil d’épaule. Les chiens ont du flair, reconnaissent toujours le maître qui leur lancera les plus gros os à moelle à sucer.
Reste que si nous partageons allègrement les positions d’Aymeric Manville - surtout envers Foucault, Deleuze et Derrida, Onfray étant un simple vulgarisateur qui ne mérite point tant d’honneur - nous sommes étonnés de l’importance qu’il accorde à l’auteur de Zarathoustra. Certes beaucoup s’en réclament. Mais beaucoup plus s’en démarquent. Aymeric Manville cite lui-même l’opuscule Pourquoi Nous ne Sommes pas Nietzschéens, qui traduit la méfiance instinctive de nombreux penseurs envers son œuvre. La même qu’ils prodiguent à celle de Marx. Et pour terminer la liste nous n’oublierons pas de citer la campagne d’ostracisme contre Heidegger. En fait, ce ne sont point les contenus intrinsèques de ces œuvres qui dérangent. Mais leur hauteur et leur exigence de pensée. A proprement parler leur inscription dans une tradition culturelle typiquement occidentale qui tire son origine en la relecture des sophistes grecs par Platon. Un cheminement des plus tortueux, plein de régressions et de rebondissements qui délimite toutefois, non sans atermoiements et retours, une coupure franche, claire, nette, et précise entre la croyance religieuse et la pensée ( dite philosophique ).
Certes l’on peut trouver bien des scories en ces œuvres. Et même dans l’existence pas toujours philosophiquement et glorieusement exemplaire de leurs géniteurs si l’on veut s’amuser à ce petit jeu. Nous remarquons que dans son opuscule Aymeric Manville n’en dénonce aucune chez son champion, pourtant rien que la prétention scientifique de ses analyses nous paraît être une chrétienne résurgence du droit divin de la parole qui se proclame Verbe, alors qu’elle est en train de passer par une des phases de son énonciation souveraine des plus verbeuses.
Ce n’est tout de même pas un hasard si notre époque se revendique de philosophes à la petite semaine, Jacques Ellul par exemple - passons sous silence les chantres démocratiques Alain, Camus, Tocqueville - on nous le présente comme un théoricien éclairé et éclairant de l’écologie. Pourquoi pas ? Son souci écologique transparaît en son œuvre avec toutefois en filigrane une postulation des plus christologiques qui saute aux yeux de ceux qui possèdent quelque flair ! Le retour du religieux est parfois plus subtil, et d’autant plus dangereux car prenant son origine à l’intérieur même de notre pensée fondatrice que le port ostentatoire de la burqa dans nos quartiers. Ce dernier n’étant que la résultante démissionnaire de celui-ci.
Notre époque se complaît dans le philosophiquement minuscule. Pas de vague, pas de confrontation agonale, la paix des lâches à tout prix, c’est ceci que l’on appelle le politiquement correct que l’on ferait mieux de surnommer l’incorrectement économique, car la valeur non pas d’échange mais de confiscation prime sur l’existence. Pour la petite histoire rappelons que pour Nietzsche l’érection de toute valeur est l’essence même du nihilisme. L’on pense petit car l’on ne cherche plus à renverser le Système Etatico-Libéral auquel on a fait allégeance mais à trouver des lots de consolation, des combines compensatoires d’adaptation qui préservent pour un temps - ne serait-ce que très court - notre paresse, notre tranquillité, nos privilèges ( car c’est ainsi que désormais l’on présente les gains de nos anciens combats, de nos vieilles victoires ). Nietzsche nous donne un influx nécessaire et précieux. L’urgence de la fondation intempestive d’une grande pensée.
Pour Aymeric Manville il semble que celle-ci existe déjà. Il est sûr que le marxisme reste un indispensable outil d’analyse critique. Mais pratiquement deux siècles après son apparition, il est manifeste qu’il n’a pas suffi à transformer le monde à sa juste mesure. La pensée de Nietzsche non plus d’ailleurs. Révérons les anciennes toges, mais il est inutile de s’en draper encore une fois. Il nous reste encore à forger le futur trident de Poseidon, l’ébranleur sauvage, le branleur fou, de notre humanité.
André Murcie.
FRAGMENCES D'EMPIRE
SUR LE BEAU.
PLOTIN.
Traduction de Jérôme Laurent.
In Sur le beau et Autres Traités.
Le Monde de la philosophie.
450 pp. FLAMMARION.
Aussi étrange que cela puisse paraître nous n'avons encore jamais consacré une seule livraison de Littera Incitatus à Plotin. Lorsque, comme nous, l'on se réclame de Julien l'on se devrait de faire tout de même un petit effort envers les néo-platoniciens !
Certes Plotin reste le mal-aimé de la philosophie grecque. Ces dernières années on lui a même préféré Proclus, insidieuse manière de rejeter dans l'ombre encore plus le maître antique de la renaissance platonicienne de la pensée grecque. Il est vrai que l'on a toujours eu une super bonne raison ( toute trouvée depuis au moins dix-huit siècles ) pour n'accorder à l'auteur des Ennéades qu'une déférente relégation dans l'île des bienheureux philosophes, pas méchants pour un sou mais tellement barbants que l'on préfère les laisser dans une prudente solitude. Plotin serait un auteur difficile.
Rendons justice à nos ennemis : les traités de Plotin ont un aspect beaucoup plus théorique que ceux de Platon. Non seulement on n'y dialogue guère, même si l'on peut s'y livrer à un jeu de questions-réponses toute théoriques, mais en plus il y manque la goguenardise du personnage de Socrate à qui Platon confie quelque peu le rôle du bouffon de la Cité Idéale. Chez Plotin, pas de pitre psychologique pour égayer la rigueur d'une démonstration ratiocinante.
Les platoniciens vous diront qu'il vaut mieux s'en remettre à la forme originelle qu'à sa duplication serait-elle en or massif. A les écouter, il serait inutile de relire Plotin qui ne fait que redire d'une manière plus pédagogique les fulgurantes visions de Platon. C'est aller un peu vite en besogne. En admettant que la pensée de Plotin ne serait qu'un calque de celle de Platon, il resterait encore à s'interroger sur l'intrinséquité de deux mondes historiaux qui auraient engendré à huit siècles de distance deux pensées identiques.
Platon court vers l'unité primordiale. Est-il nécessaire de rappeler qu'il écrit dans une Grèce morcelée qui ne parvient pas à s'unifier sous la férule d'une seule cité. La pensée de Platon est une courbe qui monte et tente de s'élever vers le ciel antérieur. Hyperbole surgis-tu de ma mémoire nous confirme Mallarmé dans un très subtil et ironique démarquage poétique de la volition du Maître.
Platon est venu au monde un peu trop tôt. C'est son élève Aristote qui aura l'occasion de réfléchir quant à l'unification expérimentale de la Grèce des Cités sous la férule royale d'Alexandre. De même il partira trop tôt, sans avoir eu le temps de parachever les Lois le traité suprême censé codifier les règles qui permettraient de réussir l'impossible gageure du gouvernement idéal. Nous pouvons nous consoler en remarquant qu'en ajoutant au philosophe platonicien le monarque macédonien, l'on obtiendrait la parfaite synthèse du philosophe-roi...
A l'inverse, Plotin serait venu au monde un peu trop tard. Un sort facétieux en a fait le compagnon de l'Empereur. Mais à une époque où l'Empire se délite. Ses célèbres hypostases sont à entrevoir comme autant de descentes de l'âme du monde en le monde, comme si l'âme du monde devait renoncer à son âme pour garder son monde. Jeu de dupe, évidemment. En renonçant à sa propre immatérialité l'Un plotinicien se fragmente dans le multiple. Le moteur immobile aristotélicien se voit soumis à l'entropie généralisée de tout mouvement.
L'Hypostase plotinicienne est une nécessité logique : si vous posez l'Un comme l'Inatteignable par nature, il faut bien que vous opériez une réduction tant soit peu ontologique – et d'autant plus ontologique que l'Être est en-deçà de l'Un – qui vous ramène tant soit peu sur le plancher des vaches, ou des êtres pensants si à un niveau infraphysique la concomitance des placides ruminants qui s'en viennent brouter la même herbe êtrale que vous, vous chagrine.
Reste une faille dans le système. Si l'Un est inatteignable, comment se fait-il que vous en ayez comme une sorte de prescience. Un peu cachottier notre Un, comme une gente dame calfeutrée dans le mystère de sa beauté mais qui se démène toutefois assez – l'on ne sait top comment – pour que l'on ait la révélation de sa présence cachée en sa tour d'ivoire invisible aux simples chevaliers mortels que nous sommes.
Les religions révélées n'y vont pas par quatre chemins, leur dieu se débrouille pour envoyer un prophète apporter la bonne nouvelle à quelques élus chargés de la répandre à travers le monde. Le dieu chrétien se dérange lui-même. Plus tard l'on calculera qu'il a laissé 66, 6 % ( serait-ce cela le fameux chiffre de la Bête ) de sa présence dans son placard demeurial dans lequel il s'était condamné tout seul au pain sec et à l'eau ( venu sur terre et en appréciant un peu trop les fruits de cette dernière l'on raconte qu'il aurait amélioré son régime en changeant l'eau en vin ). Mais il lui serait arrivé la même mésaventure qu'aux martiens de H. G. Wells, il aurait contracté un virus qui l'aurait cloué sur son lit de mort, après quoi, un peu vexé sur un dernier « nique ma mère ! » il serait reparti d'où il était venu en nous laissant en otage la sainte vierge, blanc témoignage de sa sainte verge. Bref ces Dieux uniques et inconnaissables jouent en quelque sorte à cache-cache, voire à ni-vu mais-un-peu- connu, avec notre trop crédule race humaine.
Ne riez pas s'il vous plaît car notre propos est des plus sérieux. N'oubliez jamais que comme pour les rois de France c'est l'Eglise qui s'est chargé de transmettre la réputation des philosophes à la postérité. Elle a commencé par envoyer à la déchiqueteuse les manuscrits de nos présocratiques par trop mécréants. Ensuite elle a fait son miel de Plotin. Elle l'a beaucoup pillé. Nous avancerons même que c'est la lecture de Plotin qui a permis aux Pères de l'Eglise de mieux entendre Platon et d'entrevoir tout le parti qu'ils pourraient tirer de ce vieux païen.
C'est que l'ancienneté de Platon ne présentait que des avantages. Se réclamer de Platon ne serait-ce qu'en filigrane c'était adresser un superbe clin d'oeil aux élites païennes. Regardez, nous ne sommes pas aussi différents de vous qu'il le paraîtrait, nous aussi nous nous abreuvons aux miel de l'Hymette. Nous sommes faits pour nous entendre. Nous partageons les mêmes valeurs.
Il était difficile de jouer les mêmes cartes avec la pensée plotinicienne. C'est que celle-ci fondait le substrat théorique du clan des Hellènes. Toute la mouvance païenne qui à différents degrés s'opposait à la main-mise culturelle de l'Eglise sur l'éducation et la pensée se réclamait de Plotin. Pour ceux qui ne l'avaient pas lu comme pour ceux qui se sentaient en désaccord profond avec de telles vues, Plotin était tout de même une synthèse intellectuelle capable à elle seule de rivaliser avec toute la doxa christologique. Le paganisme n'était pas condamné par l'Histoire puisqu'il était capable d'atteindre encore à de si vastes développements.
Mais ce n'était pas cela qui effrayait l'Eglise. L'Eglise n'avait pas peur du ver rongeur du scepticisme ou du dragon destructeur de l'athéisme. Le danger principal ne résidait pas en les fortes têtes, très minoritaires en ces temps troublés. La pensée de Plotin irradiait les sectes gnostiques. L'époque n'était guère raisonnable. La montée de l'infantilisme chrétien en est la preuve, la plus irrécusable. Or de par leur démesure délirante les sectes gnostiques inquiétaient l'Eglise. La menace résidait dans cet excès, cette exubérance quasi-charismatique des cérémonies sectaires. Au baiser de paix échangé par les fidèles à la fin de l'homélie hebdomadaire il était dangereux que les larges masses incultes ne préférassent les orgies spermatiques des initiés gnostiques...
La pensée de Plotin n'est guère gnostique. C'est le christianisme qui possède en lui-même les ferments manichéens d'un Dieu prisonnier de son incarnation terrestre. Toute l'outrance satanique gnostique prend sa source dans l'eschatologie chrétienne. C'est à cet alcool un peu trop fort que les penseurs gnostiques mêlèrent le liquide bienfaisant de la pensée plotinienne. Un peu comme l'eau que l'on verse dans l'anisette, non pour en noyer les parfums trop violents, mais pour en stabiliser la puissance des arômes.
L'on est surtout ce que les autres font de nous. Plotin était un philosophe des plus académiques, mais toute une partie de son lectorat dévoya le sens de son oeuvre, l'infléchissant selon une vision utilitariste. De l'hypostase de nombreux disciples passèrent à l'hyposextase. Ils commirent cette inflexion – très incarnatoire lorsque l'on y songe – dans le but hédoniste de se faire du bien. Hélas, le mal était fait. L'Eglise se hâtera d'entourer l'oeuvre de Plotin d'une double haie épineuse de patenôtres dilatoires. Plotin, mais c'est très bien, un peu difficile toutefois, dans le même genre d'idées il est plus agréable de lire Platon... il faudra attendre la renaissance italienne pour que que l'on redécouvre Plotin.
Pour revenir au traité en question, nous dirons que Plotin, c'est très beau.
André Murcie.
PS : Comment de l'Un passe-t-on au deux. En théorie le problème est insoluble, mais il doit bien exister une solution puisque en pratique il existe si je peux encore m'aventurer à décréter la multiplicité des objets qui m'entourent, je ne peux tenir que pour certain la présence d'un certain nombre.
Il est une échappatoire très facile à une telle question. Il est impossible d'aller de l'Un au deux pour la simple et bonne raison que l'Un n'existe pas. Je ne peux pas plus remonter du Deux au Un que descendre du Un au Deux puisque la multiplicité du monde induit l'inexistence de l'Unicité. Mais alors je reste bloqué en la seule multiplicité, incapable que je suis de voyager au travers de celle-ci, de me déplacer d'un objet à un autre. En fait ma multiplicité se réduit à sa seule unité. Nous retombons dans la sphère parménidienne dans laquelle je ne peux vraiment me déplacer. Et pourtant l'expérience de la concrétude objectale de la diversité de la multiplicité s'impose expérimentalement à moi avec la force de Socrate se mettant à marcher devant Zénon pour infirmer sa thèse achilléenne.
L'unicité du multiple est la seule condition qui empêche l'identité remarquable du Un et du Multiple. Le Multiple existe parce qu'il englobe l'unicité. Contrairement à ce que propose Plotin, les parties contiennent le tout. Plotin – comme tous les philosophes grecs qui travaillent avec des concepts d'une indépassable évidence du genre le lourd est plus lourd que le léger ou que le contenant contient le contenu– ne peut admettre que la réalité des choses puisse parfois différer. Alors que lui-même explique que si l'âme qui habite mon corps est séparée de l'Âme elle est aussi en même temps cette Âme-là. Il ne parle pas d'une participation à deux réalités distinctes mais d'une même réalité qui participerait par deux-fois à elle-même, ce qui revient à rejeter le principe aristotélicien qu'une chose ne peut être ici et ailleurs en le même moment alors qu'il assoit toute sa physique sur ce même principe.
Ce tour de passe-passe antithétique n'est possible que par un léger glissement sémantique. Tout comme pour les chrétiens la sainte vierge se retrouve enceinte des oeuvres de Dieu, il institue que tout objet parfait de par sa propre unicité – et sa perfection réside en son unicité – donne naissance à un autre objet parfait, similaire à lui comme une goutte d'eau à une autre, mais toutefois différent puisqu'il contient l'unicité de sa perfection. Et le tour est joué, l'Un engendre l'Unicité, unicité qui se retrouve jusque dans la nature de toute chose. Extraordinaire descente hypostatique qui n'est pas s'en rappeler la démarche de Spinoza qui naturalise le vieux dieu de la Bible dans la concrétude de la nature.
Si la première mamelle de la pensée de Plotin s'appelle unicité – remarquons qu'ainsi il se débarrasse du meurtre du père platonicien en accomplissant sur Platon ce que Platon n'a jamais réussi à faire sur Parménide. Car Platon n'arrive à prouver le deux qu'en laissant survivre l'Autre. Qui est et qui n'est pas en même-temps. Plus besoin de s'interroger sur l'être du non-être il suffit de donner à chacun des deux enfants son bout de chocolat unicité pour que tous deux puissent être comme ils l'entendent, serait-ce même selon la modalité du non-être. Un peu comme la lumière d'Einstein qui est tour à tour et en même temps onde et photon. Mais les grecs sont encore plus retors que le grand Albert. Chez eux la lumière est et n'est pas en même temps. Prodigieuse manière de court-circuiter le dieu de la Bible qui sépare la lumière de l'obscurité un peu platement, se contentant de mettre de l'ordre dans l'univers, alors que nos physiciens grecs s'acharnent à le rendre intelligible. C'est-à-dire modelable à merci et à foison par l'esprit humain.
L'unité de chaque chose est constitutive de la chose mais point inhérente à elle-même. Chose et unicité sont distinctes. L'Un refile sont unicité en douce un peu comme un sceau dont une fabrique marque les marchandises dont elle fait le commerce. Estampillage gratuit mais lourd de conséquence. Le monde de Plotin est bien un Univers et pour jouer sur les mots l'on devrait dire un versuni.
Se pose à nous le problème du polythéisme plotinicien. La présence souterraine du Un partout et divisible pourrait être interprété comme un monothéisme sous-jaccent. Mais ce Un qui de par son unicité fonde la diversité du multiple est un principe que l'on pourrait définir comme une garantie polythéique.
L'Eglise ne s'y est pas trompée : certes elle a fait semblant d'entendre comme allant de soi l'inscription monothéique de la pensée de Plotin, mais elle n'est pas restée dupe. La couleur du monothéisme, l'apparence du monothéisme, mais ce n'est pas du monothéisme. La mise sous boisseau de l'oeuvre de Plotin n'est pas due à un simple ressentiment. C'est que la multiplicité de Plotin n'est pas fondée sur l'Un, l'Un est plutôt le garant de la multiplicité.
Il suffit d'inverser le raisonnement – nous ne sommes décidément pas très loin de Spinoza – le multiple, de par sa multiplicité fonde l'unicité de chacun des objets, et c'est de cette manipulation intellectuelle que l'on tire l'Idée de l'Un. C'est bien le Multiple qui devient le garant du principe unitaire de l'Un.
La pensée de Plotin qu'une doxa infra-christologique plus ou moins inconsciente – car l'on se doit au début de toute entreprise de pensée faire tabula rasa de toute l'historicité chrétienne de la construction philosophique occidentale - présente comme un monothéisme païen – cet oxymore sous-entendant un déni de son paganisme – est à considérer à l'inverse comme l'escalier qui ramène l'idéénité de la pensée platonicienne à la pluralité paganisante.
Evidemment, l'escalator philosophique peut-être emprunté dans les deux sens ( pour ne pas dire à contresens )...
( 2011 / in les Potins de Plotin)