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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 135

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 30

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 030 / Decembre 2016

    GORE VIDAL L'IRREVERENCIEUX

     

    CREATION.

    GORE VIDAL.

    Traduction de Brice Matthieussent.

    526 p. GRASSET. 1983.

     

    Quatrième livre que nous lisons de Gore Vidal et quatrième surprise. Après En Direct du Golgotha ( mais pourquoi ce livre n’est-il pas encore revendiqué par les anarchistes contemporains comme le bréviaire moderne de l’antichristianisme ? ) l’on pensait qu’avec Création l’on allait assister à un cours de philosophie à coups de marteau sur les bibliques bibelots de la Genèse. Fausse route, nous ne traverserons pas la Méditerranée pour descendre vers le sud, notre trajet suivra une seule direction, celle du soleil levant.

    Nous sommes en Grèce en 445 en très bonne compagnie entre Hérodote, Démocrite et Cyrus Spitama. Enfin ceci est une lecture murcienne des faits rapportés car la spitamienne n’incline pas à un si bel enthousiasme. Il faut tout de suite avouer que quoique à moitié grec par le sang de sa mère Cyrus Spitama ne porte guère les Grecs dans son cœur.

    Le grand-père de Cyrus Spitama est un homme célèbre, puisque notre héros n’est rien moins que le petit-fils, en chair et en os, du grand Zoroastre. Qui eut la bonne idée de se faire assassiner juste devant ses yeux et ses oreilles, ce qui permit au petit-fiston d’entendre les paroles adressées par le Seigneur Sage à son officiant. Mais allez croire le témoignage d’un enfant de sept ans qui vient d’ingurgiter une bonne lampée d’haoma boisson sacrée alcoolisée !

    Spitama lui-même en éprouve bien quelques doutes, toute sa vie il sera un zoroastrien modéré. Difficile de faire moins lorsque les nombreux disciples de grand-papa espèrent de vous une révélation définitive. Mais une telle filiation ne présente pas que des inconvénients : l’enfant et sa mère seront accueillis à la cour royale de Darius et il faut reconnaître que tous deux sauront y faire leur chemin. Dans le panier de crabes du harem Lais verra ses talents d’empoisonneuse reconnus à leur juste valeur par la reine-mère Atossa. Quant à notre jeune Cyrus Spitama il deviendra l’ami d’un prince promis à un grand avenir : un certain Xercès.

    Ne les taxez point d’arrivisme, ils ont le cœur pur. Celui de Lais ne saurait résister à la détresse d’un compatriote en difficulté. Elle sera l’égérie publique du clan des Grecs. Car de nombreux grecs vivent à la cour du monarque perse. Ostracisés athéniens, bannis des autres cités, exilés volontaires, tous se retrouvent autour de Darius et tentent d’infléchir sa politique extérieure vers l’ouest. Qu’attend donc le Grand Roi pour voler au secours de l’Ionie ? Une bonne expédition militaire dans l’Attique remettrait les idées démocratiques de quelques uns à l’endroit !

    Cyrus n’en croit pas encore une fois ses oreilles : les grecs conspirent sans regret contre leur patrie et leurs concitoyens. Vanités blessées, ambitions personnelles, attrait des belles dariques d’or pur, ils ne se laissent pas acheter, ils proposent de vendre leur pays et leurs cités… Spitama est si dégoûté de la race Hellène qu’il fonde une contre-proposition géopolitique : les routes de l’avenir persique, celles du commerce et des futures invasions, sont à l’Est.

    Le voici nommé ambassadeur du Grand Roi Darius officiellement pour ouvrir une première voie commerciale, mais il doit surtout ramener des informations militaires de première importance… L’on n’échappe que très rarement à son destin. Le petit-fils de Zoroastre a beau s’acquitter de sa mission avec zèle, au-delà de l’étrangeté exotique des mœurs et des coutumes, il se heurte de plein fouet à la question des retombées métapolitiques des ultimes fondements de la métaphysique.

    S’il était d’âme grecque il s’interrogerait pour savoir pourquoi il existe l’étant et non pas rien. Mais en zoroastrien patenté il se demande ce qu’il y avait avant le Seigneur Sage. Il n’est pas facile de répondre à de telles problématiques. Sans doute vaut-il mieux dans ces cas-là s’adresser à Dieu qu’à ses Saints. Cyrus Spitama a de la chance : le Bouddha en personne lui accordera une entrevue des plus intéressantes.

    Qui ne le convainc pas. Si le monde est juste une illusion, il semble que les sectateurs de l’Eveillé s’accrochent à leur rêve d’une façon suspecte. Quand le Maître leur demande de se dissoudre dans le Néant les disciples jettent les bases d’une organisation religieuse des plus lucratives. Rien au début, la vie au milieu, rien à la fin : l’enseignement de Siddhârta se résume à peu de chose et surtout à une inquiétante inutilité du Seigneur Sage.

    Abrégeons : de l’Inde à la Chine il n’y a qu’un pas. Les tribulations de Cyrus Spitama au Cathay ne seront pas dépourvues de périls jaunes. Mais comme notre héros est décidément vernis par la chance nous le retrouvons taquinant paisiblement le goujon en compagnie de Confucius.

    Une âme d’élite. Qui a lu tous les livres et qui connaît tous les rituels. Hélas l’esprit est triste. Confucius se désespère. Il jouit d’un prestige inégalé mais jamais personne ne lui a donné ce qu’il désire le plus : le pouvoir. Ce n’est ni l’appât du gain, ni la gloire, que Confucius attend de celui-ci. La situation politique est désespérée et nécessite une sagesse supérieure qu’il se targue d’être le seul à pouvoir dispenser. Mais les princes de ce monde chinois en ont décidé autrement. Entre nous soit dit les Grecs agirent de même envers Platon qui fut bien obligé de gouverner sa seule République idéale. D’abord de quel droit ce Confucius d’extraction bien sociale si médiocre occuperait-il une fonction réservée à la plus haute noblesse ? Qu’il applique à sa modeste personne les si bons principes de total respect des institutions ancestrales qui sont le fondement de sa si haute sagesse conservatrice. Et puis une certaine pragmatique réactionnaire n’enseigne-t-elle pas que la mise en branle de la dialectique de l’absolu du mieux serait plus dangereuse que l’observance de la stabilité d’un bien relatif ?

    Cyrus Spimata pousse l’analyse un peu plus loin. Le Ciel confucéen est d’une viduité absolue. Confucius est un simple moraliste qui ne croit pas aux fondements transcendantaux de sa morale. Une société qui ne repose pas sur la divinité est-elle viable ? Les dieux sont politiques. La religion est un leurre partagée par le plus grand nombre. Confucius est un athée désespéré. De tous les hommes qu’aura rencontrés Cyrus Spimata en ses interminables pérégrinations c’est bien Maître K’ung qui lui laissera la plus forte impression d’honnêteté métaphysique. L’inconvenance d’une telle préférence chez le petit-fils du fondateur d’une des croyances les plus exigeantes de l’humanité est si évidente qu’il gardera ses réflexions personnelles pour lui-même.

    Retour à l’expéditeur. Spimata revient en Perse. Au passage il peut constater la dégradation du la situation en Inde livrée à la féroce domination d’un Monarque Universel qui n’est autre que son beau-père. Nous sommes en plein conte voltairien Cyrus y jouant le conte d’un Candide parfaitement lucide…  

    Joie mitigée de retrouver l’ancien ami Xercès au pouvoir. L’extension à l’est n’est plus qu’une chimère oubliée. Xercès a perdu la deuxième guerre médique. Il ne sort plus de son harem et a de fait abandonné les rennes du pouvoir à son épouse qui le fera assassiner pour que son deuxième fils préféré accède au trône…

    Ironie du sort, Cyrus Spimata finira ses jours en Grèce. Artaxercès l’a nommé ambassadeur de la paix auprès de Périclès. Les deux grandes puissances mondiales se sont partagés leur zone d’influence respective. La Grande Grèce se tournera vers la Sicile et l’Occident, la Perse repliée sur elle-même, échaudée par ses mésaventures grecques se regardera surtout le nombril. L’apogée de l’Empire est dépassée… Dernière consolation pour notre vieil héros, il est devenu aveugle ce qui lui ôte le désagrément de voir les grecs abhorrés.

    Création offre d’ailleurs une vision peu académique de la Grèce. Dans la série déboulonnage des idoles les grecs en prennent une sacrée rasade. Menteurs, voleurs, apatrides, versatiles, traîtres, infantiles, jaloux, cupides, il n’y a pas assez d’adjectifs dépréciatifs dans notre langue pour épingler les innombrables défauts des fondateurs de notre culture. Socrate n’est qu’un pesant imbécile, pour bâtir l’Acropole Phidias a recopié sans élégance les plans de monuments perses, les spartiates sont les pires de tous et les Athéniens ne valent pas mieux. Seule la pensée d’Anaxagore mérite quelque attention.

    Vérité en deçà de l’Hellespont, erreur au-delà. Pas de quoi en prendre ombrage. D’autant plus qu’à l’Est la situation n’est guère plus enviable. La force de quelques uns et le dommage collatéral de la veulerie de presque tous les autres prédominent sur la sagesse. Gore Vidal ne professe pas un humanisme optimiste. Les hommes et les empires s’écroulent dans le néant des formes indéterminées comme les atomes de Démocrite qui tombent dans le vide en formant de fugaces agrégations infinies.

    Création est un livre bulldozer qui arase toutes nos certitudes intellectuelles et toutes nos exigences spirituelles. Notre rationalité occidentale repose sur autant de mensonges historiques et de mythes métaphysiques que les prétendues sagesses orientales. Pour ceux qui essaieraient de se raccrocher à leur patrimoine religieux la leçon n’en est pas moins amère : tous les Dieux polythéistes indo-européens se conduisent comme des enfants gâtés qu’il convient de traiter comme des animaux dangereux qu’on éliminera sans état d’âme. Quant au Seigneur Sage et ses avatars monothéistes ils brillent surtout par leur absence. Le concept de création est une idée nuisible.

    Gore Vidal est bien le fils du vingtième siècle. L’antique nihilisme stoïcien, rebaptisé européen depuis Nietzsche, pointe son absurde nez camus. Pour nous, nous ne nous sentons pas acculés dans ce cul-de-basse-fosse de la misère philosophique de la condition humaine. Alexandre a tranché le nœud gordien de l’impuissance hominienne. L’Homme se doit de courir vers l’Imperium de sa grandeur.

    André Murcie.

     

    EN DIRECT DU GOLGOTHA.

    GORE VIDAL.

    Traduit de l’anglais par JEAN-BERNARD BLANDENIER .

    282 p. 2003. RIVAGE POCHE N° 444.

     

    Sur le christianisme nous en avons lu des vertes et des pas mûres, mais là avec cet En Direct du Golgotha, paru pour la première fois en France en 1994, c’est le bouquet ! Nous en sommes d’autant plus surpris que nous ne connaissions de Gore Vidal que sa série de romans consacrée à la politique des USA, au travers de l’histoire de sa présidence. Nous avions d’ailleurs dans le numéro 2 de la revue Louve chroniqué son Empire. Avec un titre pareil, nous aurions dû nous méfier, ce Gore Vidal nous semble explorer des rhizomes parallèles aux nôtres.

    Etrange que ce livre n’ait pas provoqué un scandale en son époque ! Je n’en connais pas de plus politiquement incorrect sur la question. Et de cette dernière il en fait joliment le tour puisque tous les aspects du déploiement historial, idéologique, et métaphysique du christianisme subissent un tir groupé de missiles ravageurs. Les origines juives, les sacro-saintes personnes du Christ et Saint-Paul sont sous le feu ravageur des canons de marine. Je préfère ne pas parler des apôtres, de l’Eglise de Jérusalem, de Marie-Madeleine, la Sainte Vierge qui y touche beaucoup, et de tout le reste du caravansérail.

    Pas fou, Gore Vidal a ouvert le parapluie de la bouffonnerie, piètre protection si l’on songe à tout le mal qu’il profère sur les juifs et les chrétiens. Car les seconds ne rattrapent pas les premiers et leurs motivations à tous sont strictement financières. Ah ces tournées de Paul, déguisé en prêcheur biblique amerloque, qui ratisse large et sec ! Show parfaitement rôdé, tours de passe-passe, paillettes et bites à gogo. Y a que les juifs qui sont pas contents de cette mouture new age ouverte à tous les gentils. Mais comme l’argent entre à flot, les premiers disciples se taisent prudemment tout en n'en pensant pas moins. L’humilité christique n’étant pas la moindre de ses qualités, Paul, trop sûr de lui, à la suite d’une fumeuse échauffourée avec quelques zélotes intransigeants, s’en vient à Rome pour plaider sa cause et convertir Néron. Aussi sûr que 1 = 3, il y perdra sa tête, tout en ayant la suprême consolation d’emmener en enfer avec lui Pierre qu’il ne peut voir en peinture.

    Scénario classique et sans grande originalité murmureront les lecteurs ! Que non l’histoire est beaucoup plus embrouillée. Voici que débarquent venus du vingt et unième siècle, les représentants de deux grandes multinationales de télévision qui se battent pour envoyer en exclusivité une équipe de caméramans avec commentateur pour couvrir la mort de Jésus sur sa croix au Golgotha. La situation est explosive, car d’une part un pirate détruit tous les textes évangéliques dans les mémoires siliconées du futur et d’autre part il est à peu près sûr que le christianisme repose sur une imposture puisqu’au moment de son arrestation le Christ aurait fait croire aux légionnaires que le Christ était en vérité le traître Judas, qui fut aussitôt cloué sur la croix du roi des juifs !

    Je vous laisse tirer l’affaire au clair ! Rire assuré à tous les étages. Le pire de toutes ces grotesques turlupinades c’est que le propos reste des plus sérieux, du début du livre à sa dernière page. En Direct du Golgotha est une critique eschatologique de la passion religieuse. La sainte trinité y est si subtilement ordonnée : sexe, fric et pouvoir, que l’on peut y déchiffrer aussi bien les méfaits de notre modernité que les bourbeux soubassements du christianisme.

    Il aurait pu les oublier, et les passer sous silence. Mais lorsqu’il écrivit son livre Gore Vidal venait sans doute de suivre un régime vitaminé au cuissot de lion… de Juda, car notre auteur ne joue pas dans la dentelle du politiquement correct. Israël, le Mossad, le sionisme, la shoa , en prennent pour leur grade, Vidal ne respecte rien. Pas de cadeau, à chacun ses quatre vérités.

    Anti-manipulatoire et jubilatoire, En Direct du Golgotha, n’épargne personne. Fallait un sacré courage, ou une inconscience rare, pour oser un tel pavé dans la mare du monothéisme. D’autant plus que l’on sent bien que l’auteur n’est guère un adepte des cultes polythéistes qui ne lui sont pas plus sympathiques que les génuflexions devant la croix et les chandeliers.

    Voici donc un livre comme nous les aimons. Pas de bonne nouvelle, mais de gai savoir.

    André Murcie.( Septembre 2004 ).

     

    LA MENAGERIE DES HOMMES ILLUSTRES.

    GORE VIDAL.

    Traduction de FLORENCE LEVY-PAOLINI.

    274 pp. 1999. PAYOT

     

    Le titre français est-il là pour rappeler que Gore Vidal fut un ami de Tennessee William ? Ou une invite gurdjénne déguisée ? Nous ne connaissons guère la traductrice pour en pouvoir décider. Pour notre part nous nous contenterons de proclamer haut et fort que certaines pages de Gore Vidal sont de véritables imprécations antichrétiennes qu'un Julien n'aurait pas reniées.

    Mais ici dans the Smithsonian Institutions, pour reprendre l'appellation d'origine il est question de toute autre chose. Deux, exactement pour combler l'angoisse des maniaco-dépressifs qui se seraient risqués à nous lire. Mais il vaudrait mieux qu'ils s'en abstiennent, car cet acte apparemment anodin pourrait avoir des effets dévastateurs sur leur conduite névrotique.

    Commençons par l'aspect le plus simple, du moins le plus courant puisque 99 % de nos semblables avoueront sans trop de peine s'être déjà posé, au moins une fois la question : mes jouets s'amusent-ils à la maison pendant que je suis à l'école ? Pour la Smithonian Institution la réponse est des plus simples : oui, pendant que les visiteurs sont à la maison, les figurines du musée de cire s'en donnent à coeur joie.

    Ce qui est assez déroutant pour un jeune garçon de treize ans qui vient en dehors des heures d'ouverture signer son brevet d'admission au célèbre institut. Mais comme très vite il s'avère que nous sommes en présence d'un surdoué en mathématiques, notre apprenti sorcier va vite vérifier le théorème de l'attirance des corps. Toujours irrésistible quand il s'agit d'un joli mannequin de chair.

    Marrant mais sans plus. L'habituelle métaphore du sempiternel complexe du puritain américain qui veut toujours baiser plus haut que ses couilles. Mais l'affaire se corse. Nous sommes en 1939, et dans les laboratoires secrets du Smithonian Institute l'on se dépêche de mettre au point la future bombe atomique avant les Allemands. L'on y croise quelques cerveaux fameux comme Einstein et Oppenheimer.

    Notre jeune mathématicien participe à cette course contre la montre. Surtout contre la mort. Il est même tout à fait contre. La guerre est une horreur. L'apocalypse européenne lui fait peur. Il se décide donc d'intervenir en personne dans la marche de l'humanité occidentale vers sa propre fin.

    Facile, il suffit de retourner dans le passé et, tout en lui rappelant quelques frasques sexuelles peu édifiantes pour l'électeur moyen, de persuader le président actuel des USA particulièrement va-t-en guerre de ne pas se présenter aux élections. Aussitôt dit, aussitôt fait. Chers lecteurs si vous pouvez me lire, c'est grâce à notre jeune ami américain, qui a privé vos grands-parents de l'expérience assez désagréable du feu apocalyptique.

    Or pendant que nous européens nous nous contenterons d'une petite guéguerre des plus classiques, à l'autre bout du monde les méchants japonnais se jettent sur Pearl Harbour. Tant pis pour eux, à l'impossible nul n'est tenu. Puisqu'ils entrent dans le jeu sans y être invités et vous prennent au dépourvu, ils recevront leur double bombinette sur le coin de leur jaunâtre museau, et s'ils ne sont pas contents, on leur en prépare une troisième.

     

    D'autant plus que notre jeune ami a un autre challenge à relever : intervenir en pleine bataille d'Okinawa pour sauver son clone que l'Institut a créé pour prendre sa place dans le collège ou le professeur de math a reconnu son génie... mal lui en prend, il sauve son double mais se fait exploser la colonne vertébrale par un japonais facétieux qui lui pose une mine anti-char sur le dos.

    Notre ami en compote a une sale mine. Heureusement que son cerveau est le seul organe qui par miracle a survécu au carnage. Les savants de l'Institut vont recomposer un corps, autour du volumineux champignon cérébral. Tout est bien qui finit bien. Notre jeune ami artificiellement reconstitué peut continuer ses recherches mathématiques à l'intérieur du Smithsonian après s'être marié avec son mannequin préféré.

    Pas de quoi fouetter un chat à neuf queues ? Les américanophobes professionnels vont encore démonter que tout ce délire n'a qu'un seul but, exonérer les amerloques de leurs responsabilités hiroschimachiennes ! Sans doute, mais il ne faut jamais se fier aux enrobages de l'amande.

    Le roman est une chose, un des moins bons de l'auteur, les réflexions philo-mathématiques sur la conception de la structure de l'univers sont, sinon des plus révolutionnaires, du moins totalement à contre-courant des schémas idéologiques véhiculés par l'establishment scientifique dominant.

    L'univers n'est pas univoque. Ni début, ni fin. Pas monothéïque pour traduire en langage clair. C'est-à-dire qu'il n'est pas non plus le continuum de sa propre continuité. Nous ne sommes qu'une fragmence de l'univers. Mais en recoller tous les morceaux ne le recolleront pas en son entier. En le sens où il ne possède aucune intégrité. De même que vous ne pouvez mettre un cube à plat, puisque les six faces soigneusement découpées cachent encore six autres faces qui viennent s'ajouter. Tout plan dans l'espace possède son contre-plan dans le même espace. Qui de fait n'est déjà plus le même. Car toute ressemblance passe obligatoirement par une différence initiale.

    Reste le difficile découpage de nos instants temporels. Il n'existe pas de temps uniforme que l'on peut découper en une infinité d'instants tous identiques. Le temps n'est pas divisible en quantas de morceaux de sucres tous égaux. Du genre je prends cinq sucres pour mon café et dix-sept pour descendre acheter mon journal. Alors qu'il s'insurge contre la relativité généralisée d'Einstein, Gore Vidal adopte à sa sauce caramélisée sa théorie restreinte. Il n'ose pas aller jusqu'au bout de l'incertitude et délimite le temps par son inscription en l'espace tridimensionnel. Il ouvre ainsi la possibilité de mille bifurcations possibles et imaginables en chaque fin segmentielle qu'il laisse pour ainsi dire ouverte avant de la fermer. Mais tout cela il l'assemble par une suprématie logicienne qu'il serait facile de faire coïncider avec la volonté du sujet unique.

    A moins que le trajet choisi ne dépende avant tout des opportunités qui s'offrent à nous. Dans le magasin où vous rentrez je peux déjà prophétiser que si vous achetez quelque chose ce ne sera pas un produit que l'échoppe ne vous propose pas. Affirmer que vous y rentrez pour acheter du dentifrice est un véritable pari pascalien. Il existe une chance sur deux pour que Dieu et Dentifrice existent. Un dieu à cinquante pour cent, ne vaut guère plus qu'un dentifrice de même pourcentage.

    Question : combien de millions de dentifrices vous faut-il pour que vous soyez sûr d'en trouver au moins un dans l'espace-temps où vous allez le chercher ? Même question avec le mot dieu.

    Réponse : il en faut un seul. Mais un seul autant de fois qu'il existe d'espace-temps. Aléatoires ou fractionnés. Bref il suffit de poser l'existence d'un seul dentifrice pour démontrer que l'univers ne peut se contenter d'un seul-dieu.

    Attention : le contraire ne saurait-être juste. Car si je ne pose qu'un dieu, je le trouverai à coup sûr dans un seul des espaces-temps. Aléatoires ou fractionnés. Mais mon dieu universel n'aura de par son unicité universelle investi qu'un seul espace-temps. Comme quoi l'idée du Dieu n'est pas la réalité du dieu.

    Quand on vous avait prévenu que Gore Vidal était anti-chrétien !

    André Murcie.

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LES STOÏCIENS.

    JEAN BRUN.

    180 pp. PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE. 1968.

     

    Extrêmement bien fait, dans l'esprit des Sophistes de Jean-Paul Dumont, ce n'est pas pour rien que ces deux écrits se retrouvent dans la même collection. Peu de notes, un maximum de textes, mais l'accent est avant tout mis sur l'articulation systémique de la pensée.

    Certes les stoïciens professaient une véritable vision du monde qu'ils déclinaient sous diverses modalités très compartimentées : logique, physique, et éthique. Jean Brun n'a eu qu'à se laisser guider par le déroulement même du déploiement de la pensée stoïcienne pour présenter les grands points de la doctrine.

    Nous ne nous attarderons pas sur les deux dernières parties du livre dévolues à Epictète et à Marc Aurèle. D'abord parce que nous avons déjà évoqué à maintes reprises la haute figure de l'Empereur philosophe dans nos Chroniques de Pourpre et ensuite parce que nous tenons à consacrer une semaine de Littera-Incitatus tant aux Entretiens de l'esclave qu'aux Pensées de l'imperator.

    Du sujet à l'objet, qu'y-a-t-il si ce n'est une mystérieuse inclination du premier au second ? Il est étrange de voir comment de Zénon à Chrysippe l'on escamote le problème du pourquoi d'une telle propension. L'on ne se pose ni la question de la volonté, ni du hasard, ni de la rencontre. La chose a lieu, parce qu'elle est définie comme chose qui a lieu, et non comme le résultat d'une conjonction singulière.

    Le stoïcisme ne s'intéresse guère à la présence phénoménale de ce qui a lieu. Le phénomène n'est pas représenté comme un accident de la matière ou même comme comme une manifestation conceptuelle. Ce qui a lieu n'existe que par son inscription grammaticale en une proposition quelconque du logos souverain. Le scribe qui a rédigé le début de l'Evangile de Jean devait s'être frotté de stoïcisme en sa jeunesse.

    Evidemment le logos stoïcien tourne en rond sur lui-même. Il n'est pas de nature transcendantale. Rien à voir avec une incarnation christique et de grande délivrance du Verbe johannique. Point d'échappée vers le haut, mais un retour infini sur lui-même. Un retour qu'il ne faut pourtant pas comprendre comme le sempiternel retour du même qui reviendrait en vrac, dans le désordre, comme ces multiples constructions que l'enfant édifie jour après jour avec son unique boîte de cubes habituelle.

    C'est que ce qui revient, ce ne sont pas les collections aléatoires des objets du monde mais l'objet même du monde qui contient toutes les morphoses possibles et imaginables : le temps. Le temps revient, et en tant que temps, il ne peut revenir que comme identique à lui-même. Le temps détient le temps de tous les possibles. C'est pour cela, qu'immanquablement tout reviendra.

    Mais les stoïciens ne s'attardent pas aussi longtemps qu'il le faudrait sur cette question. Peut-être parce qu'ils méjugeaient qu'il leur faudrait toute l'éternité du temps pour faire le tour de cette problématique qu'ils ont pris bien soin de n'entrevoir que sous sa forme dilatoire. Un peu comme ces moulins à prières thibétains qui exigent des millions de combinaisons avant qu'un cycle ne soit terminé. Il faut toujours remettre à demain ce qui aujourd'hui provoquerait de trop nombreux bouleversements.

    Donc le temps qui serait un peu comme l'espace vide qu'occuperait le feu subtil du divin. Ce feu qui brûle et détruit mais qui renaît de ses cendres comme l'inaltérable phénix de la fable. Le monde lui-même se consume, il court à sa mort comme à une certitude absolue. Cela se nomme le destin chez les êtres humains. Pauvres chétifs homoncules qui participent, à leur corps et esprit défendant, au suicide programmé de leur individuation en même temps que de l'univers.

    Le stoïcisme n'est pas de tout repos puisqu'il est incapable de vous offrir la paix éternelle. Vous êtes comme une poignée d'atomes, sans cesse remis en circulation, dans la totale incapacité d'échapper au tourbillon originel. Si nous prenons l'image de la sphère pour figurer cette expansion rétentatoire du feu divin il faut reconnaître qu'il n'est rien de plus globalement terre à terre que cette flamme renaissante.

    Les stoïciens n'hésitent pas à mettre leur langue au feu et à baptiser leur foyer inéteignable du doux vocable de « dieu ». En le sens où nous sommes en présence d'un feu plus intelligent que follet. Nos philosophes ne manquent pas de mots mais dieu, feu, destin, providence, intelligence, désignent une seule et même chose.

    Ce qui fonde l'originalité de la doctrine stoïcienne réside justement – cet adverbe fut-il une autre fois aussi peu justement employé – en ce trop plein de substantifs pour désigner non pas une chose, ni une réalité, mais l'exacte position de l'homme individuel face à l'univers. Les stoïciens n'hésitent pas à charger la barque. Avec un tel incendie il est peu de chance pour que le bois pourrisse, et tout gorgé d'eau qu'il soit, vous entraîne par le fond.

    Face à une telle avalanche il ne reste rien à faire, si ce n'est essayer de ne point trop se laisser emporter et engloutir. Vous vous devez d'adopter la stoïque attitude de rigueur. Attention, l'on n'est pas ici pour rigoler. Les romains adoreront se draper dans la toge de l'impassibilté requise. Les grecs auront un peu plus de mal, toujours à resquiller, à risquer l'acrobatie d'une proposition douteuse...

    Le stoïcisme est ainsi. Il passe de la plus grande intransigeance vis-à-vis de soi-même à une délétère compréhension de la nature de la nature. Qu'elle soit humaine ou divine. Puisqu'elles se retrouvent toutes les deux en tant qu'expression du feu inextinguible de l'âme individuelle comme de l'âme du monde.

    Mais à ce jeu-là, il ne saurait y avoir de bien et de mal. Ce n'est pas parce que ce qui est en haut sera comme ce qui est en bas, mais parce que l'éternel mouvement du feu le plus subtil a pour résultat d'inverser les valeurs. Zénon n'a pas été en vain l'élève de Cratès. Malgré son désir d'agencer une pensée totalement cohérente, il n'a pas su ranger le marteau de la déconstruction philosophique aux magasins des accessoires périmés.

    Nietzsche fut un stoïcien. Non pas par pur assentiment doctrinal. Par simple besoin de surmonter sa santé défaillante. S'il s'est mesuré à la pensée de l'Eternel Retour ce fut par besoin de nier la fragilité de toutes ses victoires remportées sur lui-même. Sur la douleur physique qu'il entrevoyait comme la réapparition christique des pensées honnies qu'il combattait de toutes ses forces.

    Pour nous la pensée stoïcienne reste celle qui prône le retour de l'Imperium. C'est en cela qu'elle nous est essentielle.

    ( 2009 / in Sous le Portique )



    MARC-AURELE.

    CHARLES PARAIN.

    Portraits de l’Histoire n° 12.

    LE CLUB FRANÇAIS DU LIVRE. 224 p. 1957.

    Du même auteur dans la même collection un très beau Jules César qu’il nous faudra bien prendre le temps d’adjoindre à nos Chroniques de Pourpre un de ces jours, mais revenons-en à Marc-Aurèle. Et à Antonin puisqu’il est impossible de parler de Marcus sans évoquer la figure d’Antoninus.

    Le rège d’Antonin s’écoule sans Histoire. Un long fleuve tranquille et paisible, le calme avant la tempête claironne Charles Parain. Pourquoi la postérité a-t-elle été aussi tendre envers Antonin ? Certes l’individu en lui-même n’offre aucune de ces tares qui assurent ceux qui en sont affligés d’une renommée sans égale au cours des siècles. Aimable, l’esprit frappé d’un solide bon sens, économe et vertueux Antonin ne prête guère le flanc à la critique. L’Histoire est toujours partisane et écrite sinon par les vainqueurs du moins par les maîtres. Le parti sénatorial a confisqué l’hagiographie politique. Difficile de trouver des textes classiques dont les rédacteurs n’aient pas été partie prenante de la classe la plus réactionnaire et la plus conservatrice du monde romain. Tout comme les jésuites ont redessiné, pour l’édification du peuple et la plus grande gloire de l’Eglise les portraits des rois de France, la noblesse sénatoriale n’a pas manqué de colorier en rouge sang les toges des empereurs les plus haïs. Néron, Caligula, Domitien, n’ont vraisemblablement pas été des enfants de chœur mais les crimes dont on les accuse demanderaient à être redéfinis. Ces nombreuses mises à mort ne sont dues ni à une fureur homicide ni à une folie métaphysique de démesure. Elles furent simplement la manière la plus expéditive de rogner les ailes de la classe des grands latifundiaires sénatoriaux qui empêchaient toute refonte sociale en faveur des plus modestes et des esclaves. L’exemple et le destin des Gracques étaient assez significatifs. Aucun empereur ne détiendrait assez de puissance politique pour entreprendre une réforme constitutionnelle de redistribution des richesses via le Sénat. Limiter les droits et les possessions des grands propriétaires se révèlera toujours dangereux. Néron, Caligula et Domitien finiront assassinés. Le successeur de Commode, Pertinax connaîtra en quelques semaines le même sort. Sa modeste origine et sa relance de la loi d’Hadrien sur le droit donné à tout un chacun de s’approprier les parcelles des grands domaines laissées depuis plus de dix années à l’abandon et revenues de ce fait à l’état sauvage lui coûteront la vie. Charles Parain va même jusqu’à sous-entendre que si Commode s’est très vite adonné à une vie déréglée c’est aussi parce que, au-delà d’une prédisposition individuelle indéniable, l’intraitable opposition sénatoriale ne lui a pas permis de déployer une politique de refondation indispensable. Belle dissertation en vue sur la comédie augustéenne du pouvoir et le pouvoir symbolique de la comédie caliguléenne !

    Nous n’avons pas encore parlé de Marcus Aurelius. Charles Parain ne porte guère l’Empereur philosophe dans son cœur. A l’image de son père adoptif Antonin il n’a pas su mettre un frein à la main-mise idéologique et économique du Sénat sur l’Etat et la société civile. De Marc-Aurèle qui passa son existence à fortifier son âme Charles Parain stigmatise avant tout la faiblesse de caractère. Tout juste lui reconnaît-il de savoir désigner les meilleurs serviteurs de l’Etat. Souvent il nommera à des postes cruciaux des gens de peu, des hommes nouveaux tel ce général Pertinax, mais doués des qualités les plus hautes.

    Marc-Aurèle ne se dérobera pas à ses devoirs. Sur dix-neuf années de règne il en passa plus de dix-sept dans les camps, aux frontières, à contenir, difficilement, les invasions barbares. C’est que le système craque. A l’intérieur les terribles inégalités économiques dues à l’exploitation des esclaves ont fait exploser les sentiments d’unité sociale et nationale. A l’extérieur les barbares, qui ont depuis plus d’un siècle beaucoup appris aux frontières à se frotter aux légions et aux marchands, ont acquis en quelque sorte des leçons gratuites de romanité. Leurs nouveaux modes de pensée les façonnent et les attirent vers l’Empire. Les années Mar-Aurèle se déroulent comme la chronique d’une catastrophe annoncée.

    Certes il faudra encore plus de quatre siècles pour que l’Imperium s’effondre, mais le fruit est tellement pourri de l’intérieur qu’il n’existera aucune force de régénération possible. A l’occasion des persécutions de Lyon, qui verront périr dans les arènes quarante-huit malheureux chrétiens, Charles Parain règle son compte au christianisme. L’Eglise a deux fers au feu. Une ligne dure à la manière de Saint Hyppolite qui refuse toute compromission avec le pouvoir politique et une autre, plus molle, ondoyante, pragmatique, à la façon du pape Calixte. L’on retrouve en l’affrontement de ces deux protagonistes le schéma opératif de la Structure Absolue de Raymond Abellio. L’opposition des contraires n’est qu’une forme illusoire et transitoire du rassemblement des semblables. En moins de vingt décennies l’Eglise sera associée par Constantin au pouvoir impérial. Les riches en resteront toujours plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres.

    De même l’Empire dépecé, le moyen-âge n’apportera aucune notable amélioration au fossé qui sépare les plus pauvres des plus riches. De nos jours la situation n’a guère évolué. Si l’on excepte un mieux-être matériel, dû aux modes de production et de reproduction industriels et non à une plus grande prise de conscience et de repentance de la misère des classes défavorisées par les plus heureuses, l’écart entre les riches et les pauvres s’est même creusé. L’esclavage fut la forme d’exploitation de l’homme par l’homme que connut l’Antiquité. Notre modernité n’a pas à se prévaloir de l’existence du salariat comme d’un progrès moral exceptionnel. Cette dernière phrase est totalement réversible : l’existence de l’esclavage n’a à aucun moment à nos yeux valorisé la société romaine comparativement à la nôtre.

    L’Imperium n’a jamais été une société idéale. Il est simplement notre fondement. Vingt siècles avant nous Rome avait réussi à rassembler en une communauté de destin une superficie de terres et de peuples si vastes que nous avons tant de mal aujourd’hui à en souder, ne serait-ce que la moitié d’entre eux, autour de la simple nécessité du concept de volonté de survie. Si l’Imperium est mort c’est bien parce que le faisceau entremêlé des égoïsmes des classes les plus riches et de la veulerie généralisée des esprits a remporté la victoire sur l’élan révolutionnaire qui avait présidé au déploiement de l’Empire.

    Nous qualifions cette montée en puissance de l’Imperium de révolutionnaire car elle se fit au détriment de la principale classe des possédants. Nous ne sommes pas dupes des contre-attaques incessantes que celle-ci mena impitoyablement contre ses apprentis fossoyeurs. Jamais définitivement sortie par la porte elle ne manqua pas de rentrer par les fenêtres, en nombre et en force. Mais le projet révolutionnaire de l’Imperium ne pouvait pas mourir. Même si socialement il n’aboutit vraiment jamais son aspect métapolitique subsista.

    Nos assertions déroutent et engendrent la méfiance. Les utopistes de gauche nous reprochent de nous revendiquer du concept d’Imperium romanum qu’ils assimilent à sa triste réalité sociale. Les pragmatiques de droite sentent bien que nous n’accepterons pas de laisser agir sans contrainte, au nom de supposées valeurs héroïques supérieures, les lois féodales du marché libéral. Remarquons que nombre d’hommes de gauche les ont rejoints ces vingt dernières années tout en se réclamant de l’éthique intransigeante de l’humanisme démocratique. Quant aux utopistes de droite, ils sont en nos territoires européens d’antique romanité, même s’ils se réclament d’un strict rationalisme ou d’un sentiment élevé quasi païen du Sacré, trop imprégnés à leur corps défendant de schèmes transcendantaux chrétiens pour qu’ils puissent se reconnaître en notre action.

    Ainsi nous ne suivrons pas Charles Parain dans sa condamnation sans équivoque de l’ère des Antonins. Si insatisfaisante soit-elle aux regards de ceux qui rêvent d’une autre réalité sociale elle reste une présence métapolitique intangible. Elle est l’unique source d’opérativité révolutionnaire qui ne soit pas chargée du syndrome amoindrissant de l’échec des luttes définitivement perdues. Nous ne devons pas oublier que le cycle révolutionnaire initiée par la révolution française s’est achevé et refermé sur une défaite totale. Celle-ci était prévisible car elle fut trop vite dévoyée par l’idée nauséeuse de la représentativité démocratique de quelques uns à agir au mieux de leurs propres intérêts au nom de l’intérêt communautaire.

    Cet horizon démocratique est actuellement indépassable pour la masse hagarde et titubante de nos concitoyens qui sont dans l’incapacité mentale de penser selon d’autres schémas conceptuels. Ils sont et théoriquement et pragmatiquement incapables d’agir tant au niveau politique que social car prisonniers d’une vue téléologique libérale d’après laquelle l’Histoire Humaine est faite pour aboutir au grand marché de la merchandisation généralisée.

    Mais l’Histoire Humaine est un mythe monothéiste. Il existe seulement un combat pro imperio. Qui dépasse de très loin les manquements d’un Antonin ou d’un Marc-Aurèle que nous définirions comme des bornes exemplaires. Qui témoignent du chemin qui nous reste à parcourir.

    ( 08 / 09 / 03 / in Restons Stoïques ! )

     

     

     

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 29

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 029 / Decembre 2016

     

    ECLATS DE GRECE

     

    LES ORIENTALES.

    VICTOR HUGO.

    Livre de Poche N° 1969.

     

    Nous avons toujours eu une secrète attirance pour ce recueil de Victor Hugo. Il s’agit d’un livre clef de la lyrique française. Il marque avant tout une rupture avec la Grèce d’André Chénier. Le romantisme déploie ses ailes. A l’Antiquité exhumatoire encore figée dans son classicisme du dix-huitième siècle, qui culmine avec les ébauches chénéennes, Victor Hugo rajoute l’épaisseur des siècles qui ont suivi.

    L’attrait du Moyen-Âge fut une étape obligée des premiers cercles romantiques de la Muse Française. Comment se revendiquer de la monarchie sans se retourner vers ces hautes époques de foi naïve et imperturbable qui virent le Royaume de France s’édifier province après province. A rebours de la Révolution Française vieillissants nostalgiques et jeunes idéalistes ne s’attardèrent point dans les déliquescences théoriques du concept de la royauté absolue qui s’épanouit en queue de poisson dans les idéologies pré-révolutionnaire des époques voltairiennes.

    L’Angleterre avec ses flamboyants romans gothiques avait en quelque sorte donné le la. Mais il fallut bien en revenir aux souvenirs encombrants de ces époques nues. Cet impeccable sein antique que l’on ne pouvait pas voir attirait tout de même le regard. L’on ne s’affranchirait pas aussi facilement qu’on l’ignorait de la Pléiade.

    La Grèce se rappela d’elle-même au bon souvenir de ses héritiers. Par la petite porte de l’actualité serait-on tenté de dire, puisque au fin-fond de l’Europe les Turc massacraient avec une allègre obstination de pauvres chrétiens qui tentaient d’échapper à leur domination. Sans doute un Byron avait-il des vues moins orthodoxes sur l’essentialité métaphysique de la Grèce mais l’opinion européenne n’était pas au diapason sulfureux de notre Don Juan.

    L’on ne peut pas dire que les royaumes très chrétiens se précipitèrent pour porter secours à la Grèce. Nous ne pouvons nous empêcher d’établir un parallèle avec cette politique de quasi non-intervention de la Communauté européenne lors de la dernière guerre des Balkans…

    Mais en ces temps-là la jeunesse romantique s’émut. Il est à craindre que la lascivité des harems ait davantage fasciné les jeunes esprits que les lointaines et scolaires évocations des marbres de Phidias mais l’on prit fait et cause pour la Grèce. Les artistes s’en mêlèrent. Leurs cœurs battaient à l’unisson du public.

    Souvenons-nous des toiles de Delacroix et remarquons qu’à part les tout premiers poèmes du recueil que l’on pourrait qualifier de politiques, très vite Hugo en vint à davantage s’intéresser à la troublante tristesse des captives et dans un glissement progressif vers le plaisir à la splendide et cruelle indolence des sultanes de préférence aux combats de libération de la terre sacrée…

    Dans sa préface à la première édition Victor Hugo n’y va pas par les quatre vents de l’esprit : « Au siècle de Louis XIV l’on était helléniste, maintenant on est orientaliste ». Au cas où l’on n’aurait pas compris il explicite à la page suivante : « jusqu’ici on a beaucoup trop vu l’époque moderne dans le siècle de Louis XIV, et l’antiquité dans Rome et la Grèce : ne verrait-on pas de plus haut et de plus loin, on étendrait l’ère moderne dans le moyen-âge et l’antiquité dans l’Orient ?

    Par un juste et ironique retour des circonstances à s’objectiver dans l’absolu de la nécessité évènementielle, Les Orientales, à la génération suivante inspireront cette recherche perfective de beauté formelle, cette eidétique grecque, qui fut aux sources hippocréniques du Parnasse.

    Nous n’avons pas le temps en cette chronique de remémorer l’engendrement généalogique des Orientales mais elles furent à titre divers et parfois contradictoires génitrices du renouveau du sentiment de grécité dans les lettres françaises, de la Revue Fantaisiste à l’école romane, elles irradièrent un des courants fondamentaux de notre littérature.

    Outre leur réussite formelle et leur plasticité incomparable Les Orientales nous séduisent surtout par le projet poésélitique que le Poëte définit en son avant-dire. Il ressemble tant au nôtre que nous nous devons de nous y arrêter.

    Il n’est pas facile d’établir un lien logogique entre les idylles et les bucoliques de Chénier et l’engagement du poëte dans la défense du roi. L’irruption de la Révolution a forcé Chénier à brûler les étapes. Hugo survenu en une époque moins brutale disposera de beaucoup plus de temps que son prédécesseur. Entre l’urgence des Iambes et Les Châtiments, il existe un abîme.

    Les modernes se gargarisent du terme de poésie engagée comme si au dix-neuvième siècle certains poëtes ne furent pas davantage au feu de l’action que bien des idéologues du vingtième.

    Les Orientales orientèrent avant tout, beaucoup plus le lyrisme de leur siècle que la politique européenne de ces mêmes temporalités. Elles sont le premier recueil métapolitique de la lyrique française. Par-delà les évènements elles participèrent si bien à la modification des consciences que par rebond dialectique, elles viennent encore aujourd’hui plaider en faveur d’une Grèce plus grande, non amputée de ses terres originelles sur laquelle nous bâtissons notre Retour.

     

    André Murcie.

     

    L’ARCHIPEL EN FEU.

    JULES VERNE.

    256 p. Editions KHOSEIS / HATIER. 1994.

     

    Un des voyages extraordinaires les moins connus de Jules Verne publié en 1884. Le seul à en avoir réellement parlé est Jacques Laccarière dans son Dictionnaire Amoureux de la Grèce.

    Je dis réellement car les notes de Guy Riegert en fin de volume sont assez éloquentes sur l’assourdissant silence qui accompagna la réédition du livre. Nous avons toujours eu l’intuition que les approches génésiques, intertextuelles et formelles de la littérature développée depuis les années soixante-dix ne participent pas comme l’on pourrait s’y attendre d’une certaine radicalité critique énamourée d’elle-même mais bien d’un projet d’étouffement et d’asphyxie de la littérature en tant que problématique de l’intelligence. Ainsi Guy Riegert parvient à écrire plus de vingt-cinq pages sur L’Archipel en Feu sans que le seul sujet du livre, la guerre d’indépendance de la Grèce, soit abordé ne serait-ce que par l’un de ses aspects les plus mineurs.

    Qui a lu Vingt mille lieues sous les mers n’aura pas oublié la fabuleuse promenade d’Aronax et de ses compagnons dans les ruines de lAtlandide engloutie ni les centaines de kilos d’or récupérés dans les épaves des galions espagnols que le Capitaine Némo livre aux partisans de la Crète insurgée. Tout ce qui touchait de près ou de loin à la Grèce intéressait Jules Verne ! Il est à craindre que de nos jours ce soutien actif et romancé à une lutte armée de libération populaire ne soit assimilé à du terrorisme.

    Les Grecs ne s’y trompèrent pas qui le publièrent en feuilletons quotidiens dès le mois de juillet 1884 et qui ont imprimé, plus d’un siècle plus tard, toujours à Athènes, la présente édition…

    Pour la petite histoire nous noterons que l’ouvrage n’est guère manichéen : le rôle du méchant traître est assumé par un Grec. Une espèce d’amateur pirate qui vend son intérêt au plus offrant… Certes Jules Verne ne rate jamais une occasion de rappeler la moindre exaction ottomane toujours plus atroce que les précédentes, mais les crimes imputables aux grecs sont eux aussi dénoncés sans réserve.

    Il faut reconnaître que c’est l’un des rares livres de notre littérature d’imagination dans lequel on peut suivre les différentes phases de cette guerre d’indépendance. L’action en est resserrée sur quelques mois, d’octobre 1827 à septembre 1828, mais le rappel du passé des différents personnages permet à l’auteur de dresser un panorama des plus précis des principales batailles et péripéties qui émaillèrent cette longue libération. Le double jeu des puissances étrangères, France, Angleterre, Russie, est particulièrement bien démontré. Le lien est aussi établi avec la guerre d’Indépendance des USA. Par contre pas un seul mot sur la Révolution française. Chacun surmonte ses contradictions comme il peut !

    Le centenaire Jules Verne qui vient de s’achever a suscité bien des attroupements autour de la statue du grand homme que les nouvelles générations ne lisent plus. Pour le peu que nous en ayons suivi, malgré les numéros spéciaux de plusieurs magazines d’information de premier plan, malgré un effort non négligeable de l’édition qui sut profiter de l’occasion pour publier textes rares et inédits, il ne s’est pas trouvé un vernophile averti pour nous dresser le portrait d’un Jules Verne métapolitique, qui se serait servi de ses romans pour modifier les consciences et influer sur le cours des évènements.

    Nous affirmons que le choix de la guerre d’indépendance de la Grèce ne fut pas pour Jules Verne un prétexte aléatoire, une toile de fond historique destinée à donner à ses personnages une épaisseur de vraisemblance romanesque. Et si tout est bien qui finit bien – le héros et son héroïne se marient et s’en viennent finir leurs jours que l’on pressent heureux et comblés d’enfants en Grèce - cette happy end n’amoindrit pas pour autant le pessimisme foncier de l’auteur.

    Ni le nôtre. Car nous ne sommes point gent à nous contenter de demi-victoire.

    André Murcie.

     

    CITRONS ACIDES.

    LAWRENCE DURRELL.

    Le Livre de Poche N° 3324. 1972.

    Première édition chez Buchet / Chastel. 1961.

     

    Acides sont les citrons qui se doivent couper en deux ou trois et se partager entre ennemis. Mais ne nous pressons pas de porter à nos lèvres un fruit par trop amer.

    Tout commence si bien ! Nous sommes en 1953 et Lawrence Durrell débarque à Chypre. Quel style ! Quelle patte ! Quel régal ! Et ce n’est qu’une traduction ! Due à Roger Giroux.

    Comme tout écrivain qui essaie de ressembler à l’archétype platonicien du Littérateur, Durrell s’en vient quérir un peu de tranquillité nécessaire à l’éclosion de son œuvre, un travail pas trop contraignant de professeur, et, the last but not the least, une maison !

    L’acquisition de celle-ci est l’occasion de rencontrer les autochtones, marchands turcs, fermiers et villageois grecs. Petites gens locales et anonymes, pochards hauts en couleurs, et cette race impavide de fonctionnaires, anglaise de laquelle Durrell est somme toute un représentant d’élite….

    Tout nouveau, tout beau. Parlant couramment le grec, ouvert, peu protocolaire et pourvu d’un solide sens de l’humour typically british, Durrell se fait accepter sans aucune ombre par l’entière population de son village… Stranger in paradise.

    Quant au vocable ENOSIS peint à satiété sur tous les murs il préfère ne pas le voir. Sûr de sûr, un jour, dans vingt ans Chypre s’arrimera à la Grèce, mais en attendant les Englishes sont ici chez eux…

    Faut dire que depuis la mort de Byron en 1818 à Missolonghi, les rosbeefs jouissent d’une place à part dans le cœur des Grecs. Ainsi Durrell se berce-t-il de douces illusions ! La Grèce elle-même ne doit-elle pas à la Grande-Bretagne d’être tombée du bon côté du rideau de fer lors de la dernière guerre mondiale ?

    Mais les peuples ne sont guère reconnaissants. Même avec une puissance occupante des plus débonnaires. Ne voilà-t-il pas que Grecs et Chypriotes n’ont plus qu’une seule envie : celle de se retrouver chez eux au plus vite. Dans les lycées de l’île la jeunesse s’impatiente… l’E.O.K.A, terroriste ou de libération, selon votre camp choisissez la bonne option et la juste cause, entreprend les premiers attentats… le cycle manifestations, grèves, répressions, condamnations se met en place…

    Dans un monde ou l’Action n’est pas la sœur du Rêve, Lawrence Durrel se voit offrir une place d’attaché de presse diplomatique. Le service de l’intelligence en quelque sorte !

    Durrel déchante très vite. La paye est bonne mais le poste est idéal pour s’apercevoir que la Couronne Britannique a laissé pourrir la situation. Depuis soixante ans l’administration a géré les affaires courantes sans investir une livre sterling dans le pays.

    Après ce constat, allez empêcher les chypriotes de tourner leur espoir vers la mère patrie originelle ! Durrell qui perd sa foi en la mission civilisatrice et régénératrice de l’Angleterre n’insiste pas. Il ne renouvellera pas son mandat et s’éclipsera sans bruit dès que le nouveau gouverneur à la poigne de fer n’aura plus besoin de lui…

    Durrell se tire, mais Londres perdure. L’administration de sa très gracieuse majesté joue sa dernière quinte flush biseautée. Les tommies prendront bien le bateau mais ils laisseront derrière eux une poudrière dont la mèche n’est pas prête à s’éteindre. En sous-main ils ont poussé la minorité turque de l’île à entrer dans le jeu. An nom des populations opprimées l’énosis est repoussée aux calendes grecques… Chypre sera métamorphosée en république impossible. Un demi-siècle après le problème n’est toujours pas réglé. Grèce et Turquie se regardent en chiens de faïence et la communauté internationale s’escrime à entretenir un statut-quo explosif…Pour la petite histoire, remarquons que les anglais ont fomenté une situation similaire en Palestine…

    Citrons acides s’arrêtent en 1954, bien avant les rebondissements des millésimes 59, ou 74 et 2005… Mais son analyse de l’Orient grec n’a perdu ni de son acuité ni de son actualité. Cette compréhension si pertinente sera déclenchée par un journaliste israélien qui lui fait grief de penser la Grèce selon la nostalgie de l’antique Imperium gréco-romanum et non d’après les canons théologaux de l’Empire Byzantin. La Grèce moderne est fille de Byzance et non de Rome. La différence entre les deux capitales est essentielle : Rome est de l’ordre de la politique et Byzance se caractérise par sa croyance en «  l’unité indivisible de l’Eglise et de l’Etat. » L’historiale conjonction islamo-orthodoxale qui s’en suivit n’a pas arrangé les choses.

    Durrell ne cache ni son pessimisme ni ses préférences : « Par-ci, par-là, un esprit lucide comme celui de Julien comprenait que le noyau vital s’était brisée, l’étincelle perdue ». Certes derrière l’agonie de l’Imperium, Laurence Durrell entrevoit l’affaissement progressif et irréversible de l’Empire Britannique. Cette lecture d’un monde qui s’achève ne saurait être la nôtre.

    Là où Durrell ne pressent qu’écroulement et déclin, renoncement et décrépitude, nous discernons les préparatifs d’un nouvel affrontement. L’Histoire se remet en route. Nous vivons la fin d’une longue période de sommeil monothéique. Un cycle nouveau débute. Le noyau initial et originaire de l’Imperium sort d’une longue torpeur. Ce ne sont encore que frémissements et frissons d’aube future. Turquie, Irak, Afghanistan, il suffit de prêter une oreille aux rumeurs du monde pour entendre les convulsions qui embrasent l’espace conquis par Alexandre le Grand. La donne a changé. Mais les enjeux sont toujours les mêmes.

    André Murcie. ( 2005 )

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LETTRES ET MAXIMES.

    EPICURE.

    Lettre à Ménécée sur le bonheur.

    Lettre à Hérodote. Lettre à Pytoclès.

    Traduction de JEAN SALEM et OCTAVE HAMELIN.

    Maximes. Traduction de l'abbé CHARLES BATTEUX.

    LIBRIO N° 363. 88 pp. Avril 2000.

     

    Ça ne doit pas peser bien lourd au poids du papier, tellement ils ont grossi les caractères ! Que la substantifique moelle d'un penseur les plus importants de l'humanité, peut-être conviendrait-il mieux de dire de l'humanitas, puisse contenir en si peu d'espace, laisse rêveur.

    Première impression de lecture : l'inhistoricité de ces écrits. En le sens où Epicure se préoccupe de l'individu et non de l'animal humain collectif. Certes ce n'est pas en soi une nouveauté : la leçon de la philosophie est d'une clarté absolue : chacun se doit de faire des efforts afin d'atteindre la sagesse et ressembler du mieux possible à ce parangon mythique de vertus que fut Socrate. Même les sophistes que la postérité a relégués à n'être plus que des présocratiques ( et notons qu'ils furent plus loin que pré- ) se sont souciés de la Cité. D'une manière moins idéale que Platon, mais ô combien pragmatique. Gorgias n'hésitant pas à rédiger – à moins qu'il ne l'improvisât, la défense de Léontium d'une main, pendant que de l'autre il écrivait le Traité du Non-Être dans lequel il assurait que rien ne saurait être communiqué.

    Epicure ne s'adresse pas au citoyen, ou alors pour lui proposer de n'envisager les règlements institués par la communauté que sous leur seuls aspects utilitaires. Pas question de mourir pour la loi, plus prudent de profiter des protections ou des possibilités que par chance elle vous accorderait et surtout se mettre à l'abri de ses éventuelles et dommageables prérogatives en essayant de se faire oublier !

    L'épicurisme est en quelque chose une philosophie de la clandestinité. Pour être heureux, vivons cachés. Il ne s'agit pas de créer des zones libres de résistance auto-proclamées qui finissent de par leur intransigeance militante par attirer les suspicieux regards de l'autorité. Au contraire, tout se passe en privé. Entre quatre murs, chez soi, en un petit phalanstère d'amis sûrs et dévoués. L'on ne se confronte pas à l'ennemi extérieur. L'on se contente d'exorciser ses paniques intérieures.

    L'épicurien essaie de vivre dans l'autarcie des désirs raisonnables. La doxographie attribue à Epicure jusqu'à cinq cents ouvrages. Perdus corps et biens dans le naufrage de l'antiquité. Osons le dire, c'est peut-être tant mieux. Pas pour nous, mais pour la postérité de leur auteur. Entre nous soit dit, comment faire confiance aux préceptes ataraxiques d'un maître qui ait besoin d'une telle somme de travail pour vous aider à faire preuve d'un calme olympien !

    Nous aimerions avoir en notre dispositions de plus amples développements de la Physique d'Epicure. La sereine modernité de ses explications toute rationnelle des différents phénomènes naturels, nous émeut d'autant plus fort lorsque l'on pense, vingt-trois siècles après, au retour en force des doctrines créationnistes aux Etats-Unis d'aujourd'hui. Quelle régression spirituelle ! Mais à la réflexion, il nous semble deviner chez Epicure un manque de désinvolture athéïque. L'on dirait qu'il est tout le temps mobilisé contre l'envahissante présence des Dieux. Sa pensée les retient, les empêche de prendre pied sur les murailles de ses raisonnements mais ne parvient pas à les rejeter si loin de ses remparts qu'ils ne subsisteraient plus que comme d'anciennes légendes folkloriques d'un autre temps que l'on évoque, un sourire railleur aux lèvres.

    Epicure conjure les Dieux, il ne les raye pas d'un coup de coup de calame majestueux. Il cherche à vous rassurer, comme ces enfants que l'on console parce qu'ils ont cru un peu trop fort à l'histoire du petit Chaperon Rouge et à qui l'on est obligé de mentir en expliquant que les vilains loups ne sont pas aussi méchants que cela.

    L'on nous objectera qu'en tant que matérialiste Epicure ne peut qu'envisager des Dieux soumis à l'incessant ballet agré / et / désagrégatif atomique. Il ne ne crie pas aux quatre coins de l'horizon que les Dieux n'existent pas, mais ils susurrent pour ceux qui veulent l'entendre en toute logique qu'ils sont mortels. L'on nous renverra même à nos chères études en décrétant que les Dieux épicuriens font de fait référence à des pratiques cultuelles historiales.

    Les Dieux sont issus de notre cerveau, ils sont les produits de notre imagination. Phantasmes séculaires dont nous devons nous déprendre au plus vite. C'est justement parce que la négation des Dieux nous paraît une irrémissible erreur métaphysique que nous nous insurgeons. Le christ n'est pas autre chose qu'un dieu mortel. Plus stoïcien qu'épicurien, nous le concédons ! Mais le personnage christique n'a rien à voir avec l'annonce nietzschéenne de la mort de dieu. Celle-ci étant à comprendre comme la condition sine qua non de l'Eternel Retour. Etant entendu que ce qui revient, ne saurait être décliné selon la sempiternelle variation atomique de l'univers se recomposant sensiblement de la même manière à chaque instant.

    Ce sont bien les Dieux qui reviennent, et avec eux cette plus lourde pensée que les chaînes de l'amor fati peuvent être brisées. La programmatique instinctive épicurienne dénie ce surpassement. Le jeu reste essentiellement combinatoire. La doctrine du Jardin s'éloigne des Dieux, de façon faussement ostensible, juste le temps de satisfaire les adeptes les plus tempêtueux. Mais ce dédain s'assimile à une fuite. Epicure les congédie mais refuse de les combattre.

    Il serait bienséant d'écrire que ne point disserter sur un tel sujet équivaut à en nier l'existence. Mais la leçon de l'épicurisme nous la résumerions en une seule sentence : «  Refuse l'hybris ! » qui n'est autre qu'une version plus explicite de la devise delphique. Ce « Connais-toi toi-même ! » dont Socrate fit ses choux gras. Epicure rapetisse le monde grec. L'individu est élevé au rang de l'omphalos nombriliste.

    «  Tu vivras comme un dieu parmi les hommes » est une des dernières phrases de la Lettre à Ménécée sur le bonheur, comme un dieu oui, mais un dieu ignoré. Un dieu qui se suffit à lui-même, bien dans la lignée des épicuriennes définitions du divin. Tout le monde ne peut pas être Empédocle ou Alexandre le Grand, mais enfin, il y a des limites qu'il faut se dépêcher de franchir si l'on ne ne veut pas finir en capilotade.

    Il ne s'agit pas d'être comme un dieu, sicut deis comme le recommande la Bible, mais d'être un dieu. L'imitation ne vaut jamais l'original ! Excusez l'anachronisme, mais il m'a toujours semblé que si sympathique que puisse paraître sa philosophie, Epicure n'a jamais atteint la rock'n'roll attitude !

    ( 2010 / in L'Epicerie d'Epicure )

     

    EPICURE

    ET LES PHILOSOPHES DU BONHEUR.

    JEAN MONTENOT. ALAIN RUBENS.

    In LIRE N° 390. Novembre 2010.

    Deux noms, mais c'est Jean Montenot qui s'est tapé tout le boulot, présentation, articles de fond, bibliographies, et mêmes petits encarts colorés et anecdotiques pour reposer le lecteur. S'est quand même fait aider par Epicure en personne qui lui a refilé les quatre pleines pages de sa fameuse Lettre à Ménécée.

    Quant au sieur Alain Rubens, il ne faut pas s'étonner si en période de troubles révolutionnaires certains y passent plus vite que d'autres. Arriver à placer un couplet sur cette rombière de Martine Aubry dans un dossier sur Epicure, il faut vraiment être stupidement bête pour y réussir. Il y a vraiment des tranchants de guillotine qui se perdent. Des coups de pied au cul aussi, mais que voulez-vous depuis Carl Perkins, un grand catlosophe du Tennessee, nous détestons salir nos chaussures de daim bleu.

    C'est encore un truc américain, d'américaine plutôt – décidément Alain Rubens et notre noble majesté ne devons point partager les mêmes amerloques références, bref c'est une de ses femelles démocrates et incidemment psychologue, une certaine Caroll Gilligan, qui a pondu la théorie du care, en totale opposition avec Elvis, baby, I just don't care. Entre nous soit dit entre la philosophie d'Epicure et la care attitude la distance est aussi grande que celle qui sépare la compréhension de la mécanique quantique ondulatoire de l'apprentissage de la table de multiplication par deux.

    Les esprits grincheux vont encore dire que je m'égare alors que je n'ai jamais été aussi près d'épouser les rails de la voie tracée par la pensée d'Epicure. Je suis même au coeur béant de l'aiguillage divergent de la pensée épicurienne. Car ( sans e final ) il n'est pas de hasard. Dans la vie, peut-être. Mais dans la pensée, jamais.

    L'on pourrait passer un peu vite, tourner les pages à toute vitesse et reposer le magazine sur le guéridon sans plus y penser. Après tout Lire est une honnête revue de divulgation qui n'a jamais prétendu penser plus haut que son cul. Si vous n'avez jusqu'à maintenant pas encore entendu parler d'Epicure, ou alors trop vaguement pour qu'il soit davantage qu'une célèbre obscurité, ce dossier vous ouvrira toutes les portes dont vous avez besoin pour vous faire une idée et vous fournira toutes les pistes nécessaires si vous désirez en savoir plus.

    Toutefois un travail sans prétention d'artisan qui prend soin de ne point se confondre avec de la haute voltige artistique, pour peu qu'il sonne et résonne juste, n'en rentre pas moins dans la parturience philosophique. Pour parler comme Heidegger nous dirons que le chemin se met à tourner et à retourner sur lui-même, à peine les premiers pas entrepris. D'une autre façon l'on peut affirmer que toute pensée s'articule incessamment selon les déclivités que nous lui offrons d'emprunter.

    Si Epicure appelle le care, l'on peut certes s'amuser à feindre d'être estomaqué par un tel rapprochement. Jouons les offusqués, puisque les dénigreurs ne sont pas les payeurs nous ne payerons rien. Couvrir d'opprobre et de ridicule le premier inconnu qui passe est un jeu convenu d'autant plus agréable qu'à tous les coups que l'on porte, l'on gagne. Mais il faut connaître l'autre côté des cartes biseautés que nous présentons aux chalands.

    Il suffit d'inverser le raisonnement. Si Epicure appelle l'épicare, l'on peut s'étonner d'un tel rapprochement. Qu' y a-t-il dans la doctrine épicurienne de si fragile qu'elle puisse être mise en relation avec la dernière galéjade des sciences humaines ? L'esclave est autant sa propre honte que celle de son maître qui ne s'élève que sur la petitesse de son ilote. La force qui repose sur le faisceau de faiblesses pour les dominer appuie sa suprématie sur un matelas d'invalidité.

    Par le seul fait que la doctrine du care ait pu être mise en relation transactionnelle avec la pensée épicurienne nous devons en déduire que cette dernière possède une faille dont nous n'avions jusqu'à lors point pris conscience.

    Elle a été pourtant et à plusieurs fois dénoncée. Mais elle apparaît ici dans son terrible manquement à elle-même. Déjà les anciens reprochaient aux disciples d'Epicure leur absence d'implication politique. Epicure refuse le politique. Cette prise de position péremptoire s'explique en grande partie par l'historicité de l'implantation de l'Ecole Epicurienne dans Athènes. La ville lèche ses plaies, elle n'aspire plus qu'au calme et au repos. Après la tempête spartiate et l'ouragan macédonien, la cité de l'olivier se dissimule derrière le moindre rameau de son arbre symbolique pour se faire oublier. N'en jetez plus, pour vivre heureux, vivons caché !

    Le microcosme subit toujours les influences du macrocosme. La pensée Epicurienne qui est celle du repliement intérieur, du choix du petit groupe d'amis, d'une vie vécue si possible en autarcie économique dans son propre jardin, reste tributaire dans sa forme la plus extérieure, dans l'innocence inhérence de son auto-formation même tributaire du monde qui l'entoure.

    Epicure condamne le politique. Deux mille cinq cents ans plus tard il est rattrapé par la citoyenneté positiviste. Lui qui pensait bâtir une citadelle auto-protectrice se retrouve transformé en cheval de Troie. Ses légumes sont victimes du climat général. Sa précieuse niche écologique de survie philosophique est envahi par les frelons des pensées délétères. Il a pu donner illusion un certain laps de temps, mais les temps ont changé.

    Il semble être une forte tête, il exhorte ses contemporains à se détourner des Dieux, mais ses imprécations sont aujourd'hui lettres mortes, le citoyen est devenu indifférent à la présence des Dieux pour la simple et seule bonne raison qu'il ne saurait pas quoi faire de leur existence. Ils ne font pas de politique, ils ne se prévaudront jamais de les égorger. Ils détestent avoir du sang sur les mains.

    Au refus du politique Epicure a joint l'acceptation de la femme. Cela plaît à notre siècle de féminisme exacerbé. Un philosophe non-phallocrate a tout pour séduire. Sa condamnation de fait de toute violence politique chatouille voluptueusement nos idées faibles. Mais il n'est de pire castrateur que notre Epicure, sa sexualité ne dépasse pas une bonne hygiène physique. Le désir du corps féminin ne l'émeut guère. Point trop n'en faut.

    Mais l'eau contenue finit tôt ou tard par trouver la pente par où elle s'écoulera. Les médisants racontent que les compagnes de nos pourceaux retenus s'en donnaient à corps joie. A la communauté platonicienne des femmes de la res publica platonicienne elles substituèrent la communauté des hommes. Juste retour du bâton avec lequel on avait voulu les battre.

    Vingt siècles plus tard l'on assiste en la société dépolitisée de l'Amérique à une intumescence sans fin de ce que tonton Freud un peu surpris nommait l'hystérie féminine. Qui n'est qu'une façon très parcimonieuse mais aussi très redondante de nommer une chose par la nature même de cette chose. De natura rerum, nous écrit en toutes lettres Lucrèce.

    Lorsque l'animal politique perd sa qualité fondatrice il redevient ce qu'il fut, à son stade antérieur, animal. Pourcelle qu'Epicure hors de son jardin rejeta dans la jungle démocratique. Du jardin à l'éden il n'y a qu'une porte pas très catholique, mais un peu tout de même, à franchir...

    L'on a souvent accusé le stoïcisme d'être une morale préchrétienne, mais a-ton pensé qu'aujourd'hui l'épicurisme pourrait être la morale du post-christianisme ?

     

    ( 2010 / in L'Epicerie d'Epicure )

     

    LES EPICURIENS.

    Une Philosophie du plaisir

    d’Epicure à Michel Onfray.

    LE MAGAZINE LITTERAIRE. N° 425.

    DAVID RABOUIN. MARCEL CONCHE. ANDRE COMTE-SPONVILLE. JULIETTE CERF. MICHEL ONFRAY. JEAN SALEM. ROGER-POL DROIT. PIERRE-MARIE MOREL. JACQUES SCHLANGER. FRANCIS WOLF. GUILLAUME DYE. CHANTAL LABRE. JOSE KANY-TURPIN. JEAN-CHARLES DARMON. PHILIPPE SOLLERS. PIERRE FRANCOIS MOREAU. PHILIPPE DELERM. MICHEL DELON. JEAN-FRANCOIS BALAUDE. JACQUES NEYME. JACQUES ROUBAUD.

    Distribué en kiosque. Novembre 2003.

     

    Cela peut paraître inconcevable mais il y a près de dix ans de cela, en Italie, La Lettre sur le Bonheur d’Epicure se vendit en quelques semaines à plus de quatre cent mille exemplaires. Il est vrai que l’opuscule bénéficiait d’un traitement de faveur puisqu’il s’agissait de lancer ces nouvelles collections de brochures à bas prix que nous connaissons en France sous l’appellation, aujourd’hui démonétisée, de « livre à 1 franc . ».

    Qu’importe l’éditeur avait vu juste. La pensée d’Epicure est dans l’air du temps. Un peu comme quand dans les années quatre-vingt l’idéologie libérale triomphante s’accompagna de la remontée en flèche de la cote musicologique des opérettes d’Offenbach. Nous entrions alors dans le nouvel âge de la barbarie post-moderne et il était de bon ton de s’empêcher de réfléchir en écoutant de la musique légère.

    Nous devrions exulter ! Il n’est pas si courant que nos contemporains se jettent avec tant d’empressement sur les trésors de l’antique sapience grecque. Hélas ! un marteau ne vaut que par l’usage que l’on en fait, et sans en vouloir philosopher, il serait bon d’en asséner quelques coups à un contentement par trop optimiste.

    L’on ne manquera pas de nous le rappeler plusieurs fois tout au long de ce dossier. La philosophie d’Epicure est la fille de la crise de la Cité grecque. Après la conquête d’Alexandre si la zone géographique de l’extension de la grécité a été multipliée par mille la potentialité démocratique du citoyen a été réduite à zéro. L’établissement des monarchies hellénistiques signe la mort de la liberté participative individuelle. Nous sommes à même de comprendre cela : ne sommes-nous pas confrontés à des forces coercitives, états, nations, multinationales, si puissantes que l’idée de révolte se révèle, très vite, inutile et sans espoir ?

    Que faire ? Après avoir sacrifié, et notre force vitale et nos heures les plus précieuses, aux divers molochs de la production, il ne nous reste plus qu’à nous réfugier dans notre petit intérieur cossu et,  la porte soigneusement fermée à clef, essayer de vivre en tachant d’accéder à un profond bonheur domestique. Notre caverne protectionniste s’apparente au fameux jardin d’Epicure. C’est du moins ce que l’on aimerait nous faire accroire. Entre l’ataraxie épicurienne et la médiocre tranquillité de la petite-bourgeoisie déclassée, il n’y aurait guère plus que l’épaisseur d’une feuille de salade.

    Soyons-sûrs que la plupart de nos épicuriens modernes entrevoient le scénario ainsi. Ils puisent en l’enseignement d’Epicure une leçon d’enfermement individuel de repli égoïste sur eux-même et leur petite famille. Circulez, je ne veux rien voir. Surtout pas ce qui fâche et dérange !

    La lecture d’Epicure établie par notre modernité n’est pas des plus exaltantes. A l’aune libérale toute promotion exige une réduction. L’aspect métaphysique de l’Epicurisme est ainsi promptement évacué. L’on s’extasie devant l’atomisme du maître d’Agrigente. N’eut-il pas l’intuition fulgurante de la scienticité moderne ? Eloignez-vous des Dieux, vous vous rapprocherez de la puissance élémentale de la terre. C’est bien parce qu’il rejette les Dieux en un ailleurs si lointain qu’ils semblent ne point exister, qu’Epicure développe la physique de Démocrite et de Leucippe, et non pas le contraire. Les lectures contemporaines confondent nihilisme et athéisme. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de Dieux que les Dieux ne sont pas, mais bien au contraire c’est parce qu’il n’y a pas de Dieux que les Dieux sont. La philosophie d’Epicure sans cette extraordinaire tension n’est qu’un catalogue cauteleux de prudence incapacitante. Pour sot qu’il soit le lecteur se doit de dégager le souffle vital de cette tranquillité exacerbée. Epicure n’a pas toujours eu bonne presse. Ses écrits sont un démenti sans appel à l’idéalisme platonicien. Quand on sait combien ce dernier a formé l’ossature de ce qui allait devenir l’idéalisme chrétien l’on ne s’étonne plus de voir comment Nietzsche s’est dès ses premiers écrits livré à une réévaluation généalogique de l’enseignement d’Epicure.

    Nos contemporains se réclament d’Epicure pour apporter une caution morale à l’hédonisme généralisé qui forme le fond de l’idéologie de la jouissance moderne. Ils ont transformé la doctrine militante du maître originel en simple art de vivre, et d’agrément. Ils n’imagineront pas à combien d’années-lumière des libertins des dix-septième et dix-huitième siècles, en lutte contre l’obscurantisme intellectuel et l’emprise sociétale de l’Eglise, ils se situent.

    De même ils ont oublié que durant des siècles le gai savoir épicurien a été l’un des vecteurs fondamentaux de la littérature européenne. L’on en retrouve des traces jusque dans des films comme Le Cercle des Poètes Disparus. A interpréter l’épicurisme comme une des modalités d’insertion du consommateur de base dans les niches écologiques de survie disséminées dans les recoins les plus surprenants des rouages économiques, toutes ses aspérités révolutionnaires ayant été soigneusement rognées, nous avons rompu la chaîne de transmission opératoire qui fit que le caractère follement anarchisant de la théorie a été perdue.

    Ce dossier du Magazine Littéraire participe de ce que nous sommes en train de dénoncer. Si l’on y dresse avec assez de justesse le parcours généalogique de la doctrine au cours des siècles jamais l’on ne s’y interroge en quelle manière nos épicuriens actuels pourraient échapper à cette accusation de sectarisme philogénésique qui est comme sa marque de famille. Il faudrait que nos épicuriens cessent de se recruter essentiellement dans la mouvance social-démocrate.

    L’épicurien moderne aménage sa chambre : désormais le lit sera à deux places. Plutôt Thélème que l’abbaye. Le féminisme est passé par là ; Epicure fleurait un peu le machisme. Désormais au jeux du hasard clinaménique l’on adjoint ceux de l’amour. Il n’est ni bon, ni juste, ni beau, de laisser nos sœurs femelles à la porte du jardin. Elles ont un droit d’entrée plein et entier.

    Epicure nous interdit d’avoir peur de mourir. Le progrès ne cesse de reculer les limites de notre angoisse. Ce n'est pas notre mort qui nous effraie mais celle de nos amis, nos frères, nos semblables qui nous est insupportable. Epicure n’apporte pas de consolation suprême. A y réfléchir ces infléchissements de la doctrine originelle nous semblent frapper du sceau de la moralinette chrétienne. Alors que la doctrine du maître était conçue comme un fortifiant destiné à nous rendre plus combatif face aux aléas de la vie, nos contemporains y recherchent une émollience de confortabilisation de leur précarité existentielle. En creux s’y dessine la nostalgie consolatrice de la coquille vide du galiléen. Tout comme la doctrine du christianisme primitif s’est peu à peu teintée de philosophie grecque nous devons être extrêmement vigilants à ce phénomène d’hédonisation christomodernale des antiques philosophies.

    (30 / 04 / 04 / In Epicure de rappel )

     

    MARIUS L’EPICURIEN.

    WALTER PATER.

    Traduit de l’anglais par GUILLAUME VILLENEUVE.

    382 p. Domaine anglais. AUBIER. MARS 1993.

     

    S’il est un livre qui porte mal son titre c’est bien celui-ci. Lecteur qui penses te vautrer dans le stupre et l’infamie des pourceaux d’Epicure, rebrousse chemin. Que nul n’entre ici s’il n’a derrière la tête l’idée de troquer sa toge contre la bure du moine !

    Que notre entrée en matière ne dissuade les amoureux de la littérature. Nous sommes très loin du roman historique à la Walter Scott. Walter Pater fut une de ces âmes anglaises, inquiètes et savantes de la fin du dix-neuvième qui, dans la lignée d’un John Ruskin, cherchèrent leur paix intérieure et leur havre de réflexion entre les murs confinés de la prêtrise et du professorat. Marius l’épicurien passe pour son chef d’œuvre, assertion à laquelle nous souscrirons d’autant plus volontiers que nous n’avons lu aucun autre de ces ouvrages. Rappelons que ce Marius l’épicurien fut feuilleté avec dilection par Marguerite Yourcenar lorsqu’elle composait Les Mémoires d’Hadrien.

    L’action se déroule à Rome sous le règne de Marc Aurèle. Ceux qui s’attendent à revisiter le Guide Michelin seront très vite déçus. Point de colonnes rutilantes ou de couchers de soleil sur le Colisée. La couleur locale et le détail typique ne sont pas livrés avec le héros. Marius ou le manuscrit trouvé dans une cervelle, cet intitulé valéryen traduirait mieux le projet pastérien. Les quatre-vingt premières pages sont effrayantes, l’on ne sort pas d’une ligne d’une espèce de monologue extérieur de notre jeune chevalier Marius. Par la suite cela ne s’arrange guère. Tous les déplacements sont en plans coupés, la caméra ne quitte jamais le visage ou la silhouette de notre cynéraïque adeptophile.

    Quant aux autres personnages ils agissent depuis la subjectivité de Marius comme autant de comparses, comme autant de concepts, que la combinatoire des évènements et de la pensée ramènent périodiquement sur le devant de la scène intérieure. Ecriture dense et serrée d’une trame si compacte qu’elle annexe sans rupture de ton de nombreuses pages d’Apulée, de Lucien, de Marc Aurèle, d’Aélius Aristide, d’Eugène de Césarée, de Fronton, de Pline le Jeune… Quand on sait qu’André Breton se prenait pour un audacieux novateur sous prétexte qu’il avait inséré trois photomatoniques clichés noirâtres de Paris dans L’Amour fou, il y a de quoi rire ! Tout au plus notre papal surréaliste avait-il plagié la bande dessinée ! Le classicisme absolu de Walter Pater s’apparente par ses littérales incrustations davantage à une véritable démarche maldororienne !

    Pour être franc, Marius n’est pas plus épicurien que vous et moi. Ce fils de bonne famille qui se retrouve trop jeune, trop vite, trop seul, est bien trop solitaire pour accéder à un quelconque jardin épicurien. Le mythe du jardin ne sera même pas effleuré par Walter Pater même à la fin lorsque notre héros monte tout droit au paradis. Ce n’est pas parce que l’on a évacué l’idée des Dieux que l’on obtient son brevet d’épicurisme. Marius n’est qu’un honnête intellectuel qui ne s’en laisse compter ni par l’apparence des phénomènes ni par le poids d’une tradition séculaire. Ce n’est pas pour cela qu’il serait un esprit libre. Sans vaudrait-il mieux le décrire en tant que conscience dégagée.

    Mais l’on comprend pourquoi Walter Pater l’a transformé en franc-tireur d’Epicure. Pour mieux le confronter au stoïcisme de Marc Aurèle. Il est toujours préférable de porter deux coups d’une seule pierre ! Platoniciens et Aristotéliciens vos doctrines sont évacuées sans trop férir. La première est déclarée top philosophique et la deuxième évoquée en moins de trois lignes. Pas de débordements intempestifs. Nous restons dans le strict domaine de la morale. Sans quoi comment la doctrine christique pourrait-elle jouer à armes égales avec ces deux poids-lourds de la métaphysique grecque ? Déjà que pour équilibrer les deux plateaux de la balance Walter Pater vole sans cesse au secours du christianisme du deuxième siècle en l’alourdissant des développements théologiques ultérieurs que le Moyen-Âge la Renaissance et les Temps Modernes apporteront…

    La thèse de Walter Pater est d’une mécanique imparable. Avec Marc Aurèle le paganisme touche à son acmé. Mais cela n’est pas suffisant. La grandeur d’âme de Marc Aurèle atteint ses limites. Celles de la souffrance du corps. Corps malade de l’imperator bien sûr, mais aussi corps des institutions qui malgré un exhaussement caritatif formidable n’arrivent point à juguler la misère et les injustices sociales, corps de l’Imperium tout entier qui affronte les premières vagues des barbares qui trois siècles plus tard le submergeront.

    Heureusement l’Eglise est là. Elle seule détient le remède universel. Elle seule vaincra la mort. Ce n’est pas un hasard si la scène centrale et fondationnelle du roman se situe dans le cimetière hypogique et catacombique d’une riche famille chrétienne. Seul le christianisme vous guérira de la mort. Reconnaissons à Walter Pater une certaine malignité théorique. C’est comme si nous étions en face d’une inversion de la critique nietzschéenne du christianisme entrevu en tant que fumées évanescentes de l’âme fantomatique et inexistante au profit de ce que plus tard les pères de l’Eglise désigneront comme le corps glorieux du Christ.

    Entreprise des plus retorses qui exalte le siècle des Antonins pour mieux condamner l’Imperium. Rarement avons-nous lu portrait plus bienveillant d’Antonin et de Marc Aurèle. Antonin qui ne fit pas couler le sang d’un seul chrétien est porté aux nues de la Jérusalem Céleste, avec Marc Aurèle et les rares martyrs de Lyon nous retombons dans l’Urbs pécheresse de marbres et de pierres.

    Le troisième chapitre de Marius l’épicurien, qui fut écrit entre 1880 et 1884, intitulé comme par hasard Changement d’air est consacré à la station que Marius fit en le Temple d’Esculape dans le familial espoir de recouvrer une pleine et robuste santé. Nos lecteurs ne manqueront pas de relire dans l’Ecce Homo, rédigé en 1888, les pages afférentes aux modifications de régime alimentaire auto-préconisées par le solitaire d’Engadine dans l’espoir de retrouver la santé. Physique.

    Et mentale. Le christianisme reste la plus grande catastrophe écologique survenue dans le domaine de la pensée métaphysique occidentale. A l’épidémie de peste ramenée par les armées de Marc Aurèle correspond la propagation de cette catholique lèpre intellectuelle de l’abdication individuelle et collective si bien contée par Walter Pater.

    ( 2006 / In Epicure de Rappel )

     

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 28

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 028 / Decembre 2016

    ANTOINE BOURDELLE

     

    BOURDELLE ET L'EROTISME GREC.

    100 EPIGRAMMES GRECQUES.

    MICHEL DUFET.

    Aquarelles d'ANTOINE BOURDELLE.

    Traduction par PAUL-LOUIS COUCHOUD et RENE MAUBLANC.

    136 pp. L'OEIL DU TEMPS. 1976.

     

    Un petit trésor à un 1 euro que vous dénicherez en occasion près de Beaubourg. L'on connaît le sculpteur, mais l'on oublie qu'il avait aussi un sacré coup de crayon. Un peu comme Rodin dont il fut le praticien mais de qui il sut s'écarter pour devenir lui-même. Mais ceci est une autre histoire.

    C'est Paul-Louis Couchoud ( rappelons que nous avons déjà consacré dans notre cent cinquante-et-unième livraison du 19 novembre 2008 une chronique sur un de ses ouvrages tant soit peu similaire intitulé Sur des tombeaux grecs ) qui demanda à son beau-frère d'illustrer ce choix d'épigrammes qu'il avait traduites avec René Maublanc. Nos deux compères ont plutôt tapé sur les valeurs sûres, Platon, Callimaque, Simonide, Anacréon, en puisant à de tels tonneaux l'on ne risque pas d'impair. Michel Dufaut s'est contenté de nous donner lecture de l'ensemble. Pour les illustrations, tant pis pour nous, nous n'avons droit qu'à une cinquantaine de reproductions. En noir et blanc. Attention ces deux couleurs se changeront en un gris marasmique si vous vous obstinez à poser votre livre à plat sur votre table. Un petit truc : il suffit de tenir le volume incliné pour que les dessins vous apparaissent en toute limpidité. En plus comme les Dieux de l'antique Hellade ne sont jamais tout à fait méchants pour peu que vous vous intéressiez à leur sort, nous sommes gratifiés d'un splendide hors-texte de 16 planches couleur à damner tous les saints du paradis. L'on aurait préféré feuilleter in extenso l'in-quarto original paru aux Editions de l'Ibis, mais le rêve ne nous interdit aucune opération analogique.

    Dans sa préface Michel Dufet s'excuse du terme aujourd'hui un peu trop galvaudé d'érotisme grec associé à l'art d'Antoine Bourdelle. C'est le terme « grec » qui pose problème. La statuaire de Bourdelle est d'une chasteté absolue, la beauté du corps y est toujours traduite dans l'expression de la force, chaque parcelle de bronze reposant dans le creuset d'une énergie, d'une dynamique qui transcende toute bestialité. Ce qui ne veut pas dire que Bourdelle spiritualise ses modèles, au contraire il les rassemble en leur propension à être pleinement eux-même. Mais dès que l'on parle de sculpture, la Grèce s'impose à l'idée. Telle un tic. Incontrôlable. Bourdelle était au-delà de toute préférence. L'artiste n'était pas de parti pris. Il fit son miel de tout ce qui lui semblait beau. Au tympan d'une église romane comme au fronton d'un temple. Il ne possédait pas ce regard que nous qualifierons d'idéologique. Qui nous caractérise tant, ( et qui est pourtant notre moindre défaut ).

    Il existe comme une inconséquence entre la sculpturale grandeur des oeuvres de Bourdelle et son penchant longtemps manifesté à illustrer des livres. Près d'une trentaine, le nombre dénote une certaine volition à poursuivre ce type d'activité. Ce n'est pas comme le chat qui s'amuse avec la souris mais plutôt l'éléphant qui voudrait se faire plus petit que la souris. Pourquoi vouloir rentrer en un si maigre volume ? Et se plier au jeu de l'a-plat par-dessus le marché ! En cette fin du dix-neuvième siècle – autant que dans les débuts Renaissant – durant laquelle le jeune Bourdelle affirma sa personnalité d'artiste, nous étions en des temps de plus vaste culture, d'art total, dessiner, peindre et écrire était alors conçu en tant que le seul et même geste de la main. Pensons à Mallarmé qui fut l'ami indispensable des peintres et le rêveur élaboratif d'un Livre qui devait se lire selon l'espace architectural de sa mise en scène seigneuriale.

    Nous serions prêt à parier que Bourdelle n'est pas allé au livre par le pinceau mais par la plume. Sa correspondance trahit l'écrivain. Nous sommes en face d'une confrontation. L'illustration est contre le texte. Et pas n'importe lequel. Celui mythique, indépassable, que les Grecs gravaient sur les stèles de leurs intentions intérieures. Quelques vers qui ricochent sur le cours paisible ou mouvementé d'une existence pour en souligner le sens ultime ou l'exquise frivolité. Car nous ne sommes pas plus égaux dans la vie que dans la mort.

    Tout est une question d'espace. A occuper ou à défendre. Qu'il les place en haut, en bas, sur la gauche ou à droite, assis, debout, ou couché, le résultat est sempiternellement le même, le corps prend toute la place. Du rectangle de la page ou de l'ovale de notre oeil. Par contre il ne dépasse jamais. Pas question d'aller jouer la fille de l'air ou l'Apollon du belvédère ailleurs que dans le lieu imparti. Même Priape avec son zizi – perchoir pour mouettes rieuses - qui pointe en avant comme un orgue de Staline, se souvient qu'il n'est qu'un bout ( mais le bon ) de statue que l'on ne peut décemment décrire comme mutilée, mais rongée par le sel du temps et de la mer. Achias le poëte l'affirme. Sans lui nous n'en saurions rien. De visu nous l'aurions peut-être intitulé, jeune homme en chasse, mais nous ne pouvons nous tromper sur les nécessités de l'appendice, car Bourdelle le confirme.

    Question archer Bourdelle ne peut être mis en doute. Mais il parvient encore à nos étonner en évoquant les Amours de la belle Irénion. Point de petits anges joufflus au derrière pompadour aussi grassouillet qu'un tableau de Boucher. Bourdelle vise à l'archaïque essentiel : il les signifie par leur symbole, la flèche. Imaginez la scène, Irénion, debout, pâmée les yeux levés en direction de l'Olympe, drapée dans sa robe, qui laisse voir ses seins nus, seule, entourée de traits pas du tout menaçants. Bourdelle a dû rembobiner le film à l'envers. Il s'est trompé de sens. Zénon n'avait pas entrevu la chose. La flèche qui vole en arrière. Tonton Freud n'avait pas non plus prévu le truc. Le désir ne vient pas de l'inconscient mais de l'objet. De nos voeux, pour user d'un langage racinien. Réminiscence anacréontique de l'amour mouillé ou des arroseurs cinématographiques arrosés ?

    Chaque dessin attire le commentaire. Gloire aux héros nous terminerons sur les vignettes dévolues à la célèbre inscription de Simonide de Céos, ici, une fois n'est pas coutume excellemment traduite en son interprétation «  Passant, va dire aux Lacédémoniens qu'ici nous gisons, conformément aux ordres. » La première, dans le port-folio, ressemble au pathétique de nos monuments aux morts. Des lances traversent l'image et l'amoncellement des cadavres. Le bouclier est au centre, oblong comme un cercueil, mais protecteur. L'hoplite qui le porte si haut, est à terre, assis, sa tête sans vie repose sur son épaule. Plus que le dessin Bourdelle a saisi l'idée emblématique du sacrifice des soldats qui montent encore la garde des Termopyles de leurs corps défaits.

    Mais il y a le second. Noir et blanc, mais l'on imagine un simple crayonné sur fond jauni. Des trois cents, il n'en reste qu'un, seul à genoux au milieu de la page. Il n'est pas Atlas qui supporte la voûte stellaire sur son dos. Seulement deux boucliers. Ronds, qu'il brandit de ses deux bras écartés. Deux énormes couilles boursouflées et tout son corps n'est plus qu'un sexe fripé après l'effort. L'image est d'une force extraordinaire. Comment se fait-il que Bourdelle n'ait pas pensé à la statufier ? Telle qu'elle, elle ressemble à l'esquisse, au projet de cette statue que l'on pressent posée en face de l'Héraclès vainqueur.

    La troisième est une reprise de la précédente. Elle est d'ailleurs en-dessus, comme en filigrane, avec en dessous l'hoplite tracé à l'encre noire, toujours à genoux mais les boucliers à terre. L'oiseau ouvre et referme ses ailes. Est-ce vol abattu que Bourdelle a désiré noter ? Une légende spécifie : encre et lavis. Nous serions tentés de rajouter : entre lavis, la mort.

    Du beau Bourdelle. Et nous n'avons même pas évoqué les couleurs. Amateurs de beauté, procurez-vous cet opuscule !

    André Murcie.

    TÊTES HURLANTES.

     

    Où avais-je la tête ? C'est en regardant sur Internet les images consacrées aux sculptures de Bourdelle que cela m'est revenu d'un coup. Ces trois têtes hurlantes, je les avais déjà vues. En bronze et en airain. Ni dans le musée parisien, ni dans le musée-jardin d'Egreville ( 77 ). Elles m'avaient sauté à la gorge, et m'avaient causé une si forte impression que je ne me souvenais plus que d'elles. Elles avaient bouffé le lieu, l'endroit, la circonstance. Atroces, je n'avais même pas songé à déchiffrer les inscriptions sur le piédestal. Non, elles étaient là comme trois têtes coupées, abandonnées au bord du chemin. Qui ? Pourquoi ? Certainement pas les trois Parques ( encore moins les Grâces ) puisque d'hominiens mâles, quoique terriblement têtes donc grammaticalement féminines. A me gueuler dessus. Comme si je leur avais marché sur les pieds. Vindicatives, mauvaises, méchantes. De véritables harpies. Le pire c'est qu'elles manquaient de sens. Un peu comme si l'improbable sortait de terre et se mettait en travers du sentier. Un film d'horreurs verdâtres. L'on devrait interdire de déposer de tels objets en pleine nature. Songez à la frousse bleue d'un gamin qui se retrouve nez à nez(s) avec de telles teignes. De quoi en attraper une jaunisse.

    Il me suffit de lire la légende pour que toute ma tête me revienne. En Ariège, sur mes terres natales donc, dans le charmant village de Junac-Capoulet. De caput legionis, tête ( encore ! ) de légion, preuve que César ou Manlius, est passé par là. Ouf, me voici rassuré, en terre conquise de connaissance.

    Par quel miracle ce chef-d'oeuvre de Bourdelle a-t-il atterri au fin-fond de l'Ariège préhistorique – nous sommes à quelques kilomètres de Niaux – je l'apprendrai vite. Par l'entremise de Paul Voivenel qui était un de ses amis. Maintenant si tu ne vois de Paul dans la venelle obscure qui te sert de cerveau, ami je ne peux rien pour toi. Documente-toi.

    Ces trois têtes furent une étude réalisée par l'artiste pour le projet du monument aux morts de Montauban. Comme les quatre cavaliers de l'Apocalypse ou le chevalier à la triste figure elles portent bien leur nom : elles incarnent la peur, la souffrance et la mort. Qui dit pire ? Un joyeux programme en perspective ! En plus c'est comme le chiendent ou les têtes de l'hydre de Lerne, ça n'arrête pas de repousser et de se multiplier. Une fois que c'est entré dans votre tête, impossible de leur trancher le cou pour les jeter dehors. Elles vous collent à la rétine intérieure ( le fameux troisième oeil ) et n'en font qu'à leur tête. Bonne nuit le petits et bonjour les cauchemars. Merci du cadeau, monsieur Bourdelle. Grand guignol ('s band dirait Céline ) et happening guillotine. Je n'ose imaginer ce que Mallarmé aurait fait de cette trinité de baptistes dans son Hérodiade. Reprenons tous en coeur avec Apollinaire. Soleil cou coupé. Zone noire.

    Les esprits optimistes relativiseront en rappelant que la guerre de 14-18 est terminée depuis belle-lurette et que ce n'est plus la peine de s'inquiéter. Le problème c'est que Bourdelle lui, tout comme moi, savait très bien que nous sommes tous en guerre avec la vie.

    André Murcie.

     

    BOURDELLE.

    DES MAINS POUR CREER.

    MARIE SELLIER.

    44 pp. Paris-Musées. 2002.

     

    Pour enfants. Le texte est succinct et policé en très grosses lettres. Les pages sont colorées bleu franc, vert appuyé, rouge magenta, orange mordoré... les sculptures s'y détachent plus ou moins bien. Mais l'ensemble permet une première approche synthétique de l'artiste. Le texte de Marie Sellier mesure l'essentiel d'un caractère et l'essence fragmentée d'une oeuvre colossale.

    Petite remarque iconographique : étrange de retrouver dans les yeux de Bourdelle le magnétisme du regard de Klimt. Pour la petite histoire indiquons qu'ils furent tous deux torturés et exaltés par le personnage de Beethoven. La force du génie n'appose jamais son coin au hasard. Il existe des réseaux de créativité, des méridiens de rencontre tutélaire sur lesquels les plus grands se branchent selon des efficiences indistinctes à la commune humanité.

    Premier arrêt sur image : La tête d'Apollon. Ce n'est pas la représentation d'une tête proprement dite mais la pétrification volcanique d'une vision énigmatique. Le Dieu ne parle pas. Il ne dit ni oui, ni non. Mais il ne signifie rien non plus des diversités humaines. Il est au-delà des hommes et des Dieux. Il est la solitude magistrale de la totalité. La tête du Dieu se retranche du corps que Bourdelle a dédaigné d'ajouter. Car l'on ôte et l'on additionne rien à l'absolu, ni le zéro ni l'infini. Auto-suffisance de la pluralité. Cette sculpture dépourvue de toute représentation anecdotique nous aide à comprendre la concrétude de la première pensée grecque. Si ce que nous nommons fort fallacieusement les présocratiques sont si difficiles à comprendre ce n'est pas que nous serions en peine d'entendre le cheminement logique de leur rationalité, ce sont les cailloux du chemin qui nous font défaut.

    Avec cette tête Bourdelle nous offre la première pierre, fondatrice et originaire en quelque sorte. Une stratification lithéenne de ce que plus tard Platon définira en tant qu'eidos. Forme sur laquelle vingt siècles de philosophie plus ou moins chrétienne ont tant pesé que nous l'avons usée et épurée. Déformée pour employer une terminaison au plus proche de son étymologie. Non plus l'objet mais la forme de l'objet que nous avons séparée de l'objet même.

    La sculpture de Bourdelle ne sera jamais conceptuelle. En cela elle est une outrance réversible à l'art moderne qui ne conçoit l'objet que pour en appréhender la forme. Encore que celle-ci nous est rarement restituée en dehors de toute accointance idéologique. Pour ne pas dire moralisatrice. Malgré sa débauche éjaculatoire de coups publicitaires notre modernité reste puritaine. Ce n'est pas un hasard si elle est commandée par des modes opératoires venues des USA.

    Il manque toutefois une chose à cet Apollon : l'insolence jeunesse des Dieux. Bourdelle a quarante ans quand il donne la tête Apollon et le Dieu porte son âge. Auto-portrait de l'artiste en Apollon. Mais à part le portrait d'Alexandre ( celle conservée à Boston ) quelle tête pourrait se permettre de rivaliser avec ce visage immobile ?

    Après Apollon, Bourdelle est revenu vers les Hommes. Ses figures, et il en décapite ( faut-il pour autant parler d'art révolutionnaire sous prétexte de tous ces chefs décorporéisés ) du néant par dizaines, sont des empreintes d'émotivité pure. Bourdelle s'adonne aux sentiments primaux, la peur, la folie, la souffrance, autant de bornes à l'expressivité des coquetteries existentielles, comme à un retour vers notre animalité générative. Toute sculpture de Bourdelle est une insémination artificielle du vide vers le plein.

    André Murcie ( in Bourdelle de Bourdelle )

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LES SCEPTIQUES GRECS.

    JEAN-PAUL DUMONT.

    240 pp. 1966. PUF.

     

    La même thématique que Long & Sedley ont traité dans le chapitre de leurs Philosophes Hellénistiques dans la partie consacrée à La renaissance du pyrrhonisme mais en total contre-pied avec la méthode de Jean-Paul Dumont. Nos universitaires anglais auront en effet pris soin, ainsi qu'ils l'expliquent dans leur préface de limiter au maximum les citations de Sextus Empiricus préférant donner la parole à de plus illustres inconnus. Jean-Paul Dumont ne s'en cache guère : son livre aurait pu être sous titré Exposé de la pensée de Sextus Empiricus, car à part les passages de Diogène Laërce, repris dans volume, qui traitent de notre auteur empirique, les citations de ses devanciers sont des plus rares.

    Comme toujours, dès qu'il parle des penseurs grecs, Jean-Paul Dumont fait montre d'une clarté ensoleillante. Notre présentateur possède ce don inné de parfaite humilité de savoir s'effacer devant son sujet. Inutile de l'accuser de tirer la couverture à lui : son oeuvre est dévoilement. Montage de textes certes, mais d'une précision absolue, qui met à nu l'articulation de la pensée. Jean-Paul Dumont n'expose pas, il donne à voir la logique unifiante qui structure tout effort cognitif de longue haleine.

    Affirmer quelque chose est d'une extrême facilité, le premier imbécile venu y pourvoie sans peine. Mais développer les enchaînements de toutes les contradictions et de leurs résolutions successives qui se déploient en un vertigineux réseau de contre-argumentations relève d'une tâche subtile car il ne suffit pas de décrypter le simple sens déductif d'un raisonnement qui tire à hue et à dia, mais il faut parvenir à restreindre et accomplir la signifiance phénoménale de l'exercice de la pensée au vouloir dire de ce qu'elle prétend nommer.

    L'on a l'habitude de réduire la philosophie sceptique à l'énoncé d'un relativisme opiniâtre d'opinions diverses difficilement conciliables. Ne possédant aucun savoir particulier qui lui permettrait de trancher en un sens ou en un autre, le philosophe sceptique adopte sa position de repli préférée et vous laisse vous débrouiller tout seul quant à démêler l'insoluble problématique. Et pendant que vous vous prenez la tête, il se balance paisiblement telle une perruche moqueuse sur le perchoir de son jugement suspendu. Rien à voir avec l'épée de Damoclès, le sage vaque à ses occupations en toute tranquillité d'esprit.

    La philosophie sceptique est d'une toute autre radicalité. Votre opinion ne l'intéresse guère : accrochez-vous à vos idées si vous y tenez, elles ne sont que l'écume de la mer dispersée aux quatre coins cardinaux de notre monde par la moindre brise inopérante. Le sceptique ne bavarde pas : pensez ceci, croyez cela, assurez-vous du contraire, si cela vous fait plaisir. Il place ses bâtons de dynamite à des endroits hautement plus stratégiques. Ce ne sont pas vos petites boursoufflures mentales qui le dérangent.

    La certitude dont le sceptique songe à vous débarrasser, c'est le siège sur lequel vous êtes assis. Je ne parle point du coussin où vous couchâtes votre postérieur auguste, encore moins du fondement conceptualo-métaphysique de votre pensée, mais de cette bonne vieille terre d'univers sur laquelle vous fîtes vos premiers pas.

    Le sceptique coupe les ponts qui vous relient au monde. Il ne peut décider de la véracité de l'existence de notre bonne vieille planète et de tout ce qui l'entoure. Il existe bien quelque chose mais le sceptique est incapable d'en découper les pointillés qui rattachent le phénomène à votre humble personne. Aucune séparation n'est possible entre les corps. Aristote avait obvié la difficulté en surmontant la régression à l'infini de toute conceptualisation hominienne en décrétant qu'il fallait bien admettre, pour couper court à cette vis rétrogradable sans fin, un moteur immobile originel. Repos, tout le monde respire. Mais Sextus Empiricus dénonce la supercherie truismique. Le moteur inénarrable est de fait appelé par la logique de la pensée qui introduit la nécessité de sa présence pour établir une congruence séparative entre le monde et l'intellectualisation qui le pense.

    De même Platon pour opérer une coupure franche et radicale entre le monde de l'Intelligible idéal et le devenir incessant de la matière établira celle-ci comme une montée infinie et tangentielle avec la sphère de l'Être. La chose, réelle ou intelligible, pactise-t-elle avec son reflet nominéen ? Sextus ne nous laisse aucune illusion, nous n'en saurons jamais rien. Vaut mieux suspendre son jugement en attente de plus amples informations. En ce paragraphe le lecteur attentif et judicieux ne manquera de rapporter notre métaphore à la vision élémentalement liquide de Thalès. De même il s'apercevra, en se souvenant des écrits de Luc-Olivier d'Algange, que c'est à cette essentialité nodale de Platon que s'enta toute la postérieure réflexion néo-platonicienne.

    Ironiquement, le sceptique se retranche du monde en arguant qu'il ne peut établir s'il en est oui ou non retranché. Selon nous, nous touchons ici à l'apport le plus important de la pensée sceptique à la pensée occidentale. Le sens se détache parce qu'il fait sens, et non parce qu'il nie ou qu'il affirme. Héraclite l'avait déjà dit : certes mais pour affirmer l'incessant devenir de toute chose, de toute pensée. Le sceptique sort du fleuve et refuse de s'y baigner.

    Mais l'on revient à Gorgias comme le berger de l'être à ses chèvres capricieuses. Jean-Paul Dumont n'oublie pas de nous souffler en note que Sextus n'a pas manqué de recopier en plein milieu de son oeuvre le fabuleux Traité du Non-Être. L'on pourrait accroire que le sophiste et le sceptique s'équivalent. En quelque sorte oui, puisque tous deux enferment le monde entre parenthèses munies de gros cadenas. Peut-être est-on davantage certain du vide sidérant que renferment les crochets gorgiens, mais ce n'est point-là la différence. Cette dernière est de l'ordre éthique. Sextus en est soulagé. L'on sent que pour lui avoir réduit la chimère du monde est une action marquée de gravité métaphysique.

    Gorgias s'en rengorge. Le magicien a enfermé le volatile dans le chapeau et l'a fait disparaître en un tour de main. L'on palpe sa fierté de nous avoir pigeonnés. Son rire démontre à l'excès qu'il ne voit en son geste aucune recherche sapientale. Gorgias fait le pas de plus que le « rien de plus » des sceptiques leur empêche de tenter.

    Très prudemment Empiricus se défend de sa dévotion envers les Dieux. Ceux-ci existent puisque le sentiment religieux en est la preuve. Démonstration risible puisque Sextus passe son temps à décréter que ce n'est pas parce que quelque chose existe qu'elle serait la conséquence d'une vérité quelconque. Mais très vite il entre en contradiction avec lui-même en nous rappelant que croire en la providence est une impiété. C'est bien sûr le stoïcisme qui est visé, mais auparavant il a pris soin d'arracher la tapisserie qu'il vient de poser en démontrant qu'il ne saurait y avoir d'idée de dieu. Il va de soi que si dieu n'est pas une idée il peut difficilement être !

    En fait le dieu des sceptiques est auto-sceptique. L'on a l'impression qu'il suspend lui-même son propre jugement quant à son existence et à son efficience ! En bout de chaîne le philosophe sceptique traîne deux boulets évanescents, un monde fantomatique et un dieu en proie à des interrogations métaphysiques. Sextus a raison de terminer en glorifiant l'adepte de la sagesse sceptique qui n'a pas de mal à garder son équilibre malgré le plancher fondamental qui se dérobe sous lui. Le sceptique fait au mieux et ça ne lui réussit pas trop mal.

    Sachez goûter la différence avec Gorgias, qui abolissant le non-être, se retrouve seul avec l'idée que le dieu pourrait tout aussi bien s'appeler Gorgias. Grands éclats de rire !

    ( 2010 / in Fosses Sceptiques )

     

    LE DOUTE.

    Dossier du MAGAZINE LITTERAIRE. N° 499.

    Juillet-Août 2010.

    CARLO LEVY. JOSEPH MACE-SCARON. MAXIME ROVERE. PHILIPPE SELLIER. LAURENT NUNEZ. GILBERT ROMEYER DHERBEY. PHILIPPE BOULANGER.

    JEAN-CLAUDE VUILLEMIN. PIERRE-MARC DE BIASI. GUILLAUME METAYER. JEAN-PIERRE COMETTI. JEAN ALLOUCH. FLORIAN PENNANECH. BRUNO BLANKEMAN.

     

    Nous n'avons pas coupé en deux la liste des auteurs par hasard. Nous avons respecté l'ordre idoine du dossier mais avons tenu à marquer une séparation symbolique entre les deux groupes généalogiques. Le premier nous mène des Grecs à Valéry en culminant dans les modélisations paradoxales de la mathématologie moderne, il serait le chemin philosophique par excellence. Nous pourrions le surnommer : une courte histoire du scepticisme.

    Le second serpente et s'abaisse vers les sables mouvants de la mise en scène littéraire : de Flaubert à Anatole France, de Lacan à Genette, pour finir par se perdre chez Modiano... Nous l'intitulerions Splendeurs et Misères du Doute Européen. Obligez-vous à ne pas confondre cette tournure d'esprit si relativiste des bourgeoises causeries des salons parisiens avec le nihilisme européen et radical de Nietzsche. Ce dernier est arme de destruction pure, la précédente jeu stérile d'intellectuels qui se font mousser.

    Qu'est-ce que le scepticisme ? Ne pas donner de réponse, serait la meilleure réponse, mais cette manière de faire – si orientale – induit un interlocuteur, car le doute métaphysique présuppose l'altérité existentielle de quelque chose qui est la condition même de sa prophylaxie dubitative. Ce qui nous explique en quoi le christianisme est une terrible maladie dégénérative de l'âme humaine puisqu'il nécessite la déréliction altérique d'une divine unicité spirituelle qui ne peut se corrompre qu'en prenant figure humaine.

    La pensée sceptique est un peu comme le célèbre couteau sans manche auquel il manque la lame. En dubitoc. Cette matière si peu organique ne l'empêche point d'être efficiente. Le scepticisme est une pensée de volition et de guerre. Historialement, elle fut mise au point par ceux-là mêmes qui étaient à même de moins douter. Le scepticisme est par ricochet inattendu la résultante de la foi platonicienne en le monde des idées. Si celles-ci constituent le monde réel, on ne peut que douter du déploiement de la réalité de notre monde.

    C'était pour les tenants de l'Académie une façon un peu paradoxale de revenir au questionnement originel du vieux maître Socrate. Nous l'analysons aussi comme un effet de la loi gravitationnelle de la pensée grecque dont le point focal n'est pas la pensée platonicienne, comme durant plus de quinze siècles les développements christianologiques de sa doxa théologique ont pu le laisser entendre, mais la pensée sophistique.

    Car le doute est venu après. Scorpio sphinx in a scepticot dress, dirons-nous pour parodier un vers de Bob Dylan, dans l'idée évidente que la philosophie est avant tout à entrevoir en tant que désir(e). Mais revenons-en à des citations plus classiques. La sophistique ignore le doute. Elle s'en écarte de par sa seule implantation dans le domaine chaotique du possible.

    Il suffit de ne pas nier pour nier. Nous résolvons du même coup l'aporie du menteur, car il suffit de penser hors du paradoxe pour être de nature et d'essence affranchi de toutes les jongleries verbales et menteries êtrales auxquelles l'on ne participe point. La seule chose dont on puisse douter c'est de l'unicité de toute brillance. La sophistique est autant en dehors de son ombre que de son éclat.

    A postériori l'on peut considérer la pensée sophistique comme celle du refus absolu de toute circonstance extérieure à elle-même. Et souvent se présente-t-elle ainsi selon sa déclinaison athéïque. Mais cette représentation si emplie de véhémence romantique, si belle et si enthousiasmante soit-elle, n'est qu'une représentation dont on pourrait en toute logique remettre les images en doute.

    Mais c'est justement parce qu'elle pense d'ailleurs, que la sophistique remet en doute de par sa seule essentialité d'être au-delà de l'être – et nous voyons ici la limitologie que nous imposons à l'historialité ontologique du Dasein heideggerien – que le concept d'être est lui-même mis en cause par le mouvement inhérent – entéléchique dirions-nous si la pensée d'Aristote n'était pas, par son effort à casser la gangue platonicienne, quelque peu entachée de débris hypermnésiques – par le seul fait que l'être n'est plus pensé en tant que globalité englobante mais en tant que concept.

    La pensée grecque pervertie qu'Heidegger stigmatisera comme l'oubli de la pensée de l'être est avant tout l'oubli de la pensée de l'être en tant que conceptualisation du concept d'être. La dialectisation de la pensée sophistique en opposition avec la dialectique socratique si vous préférez.

    L'on a l'habitude d'expliciter l'essor du scepticisme antique en assurant que la méthode de la systématisation questionnante des a priori axiomatiques de toute proposition était la meilleure fin de non recevoir de toute la théorétique stoïcienne. Une arme imparable dont l'efficacité était d'autant plus étonnante qu'elle ne nécessitait qu'un très court apprentissage. Existe-t-il une certitude, qui ne se présenterait pas comme théologique, capable de s'opposer à un principe d'incertitude généralisé ?

    Il est étrange de voir comment Descartes, alors qu'il ne mesure pas la portée a-théologique de son propre mode opératoire – ré-institue au fondement de sa pensée la nécessité de l'existence du doute, dont le seul fait qu'il ne puisse douter de son existence suffit à poser sur son abîme sans fond un plancher a-aporétique des plus solides.

    Pour combien de temps le doute est-il cadenassé au fond de ses propres abysses ? Pour toujours, affirme Descartes, pour mille ans répond Pascal qui fait le pari de rouvrir incessamment sous peu le puits apocalyptique de la destruction programmée. L'on comprend mieux pourquoi Valéry s'est obstiné avec tant de hargne à pousser Pascal au fond de son trou dont les espaces infinis l'effrayaient. C'est que Valéry nous a défini avec une exactitude démoniaque le lieu exact de la pensée sophistique. Au plus près du corps, au plus loin des étoiles.

    Qui pleure-là parmi les diamants extrêmes ? Répondez tous en choeur : la Jeune Parque ! La mort dont on ne peut douter qu'elle annihile la vie. Attention : si vous doutez, c'est que vous croyez et si vous croyez c'est que vous ne pensez pas. Donc vous doutez ! La vie et la mort comme phases d'un même processus. Valéry ne pense jamais des entités métaphysiques, il conçoit des phénoménisations du réel. Ce n'est pas le lampyre photophore qui éclaire le monde mais l'oeil qui voit la lumière. Aucun doute là-dessus, n'est-ce pas clair !

    ( 2010 / in Fosses Sceptiques )

     

    LES PHILOSOPHIES HELLENISTIQUES.

    LONG & SEDLEY.

    Tome 1 : PYRRHON.

    Traduction de JACQUES BRUNSCHWIG & PIERRE PELLEGRIN.

    N° 641. GF. Avril 2001.

     

    De l'oeuvre monumentale de Long et Sedley consacrée aux philosophes hellénistiques, en cette modeste chronique nous ne nous intéresserons qu'aux soixante premières pages du premier des trois volumes de la traduction française publiée chez Garnier-Flammarion.

    Pyrrhon n'est plus qu'un nom. Mais il était déjà une légende vivante du temps d'Epicure, de Zénon et d'Arcésilas. Jugez du peu ! Il nous reste si peu de lui que l'on est forcément déçu lorsque l'on feuillette la dizaine de pages dans lesquelles sont réunies les maigres bribes doxographiques qui font allusion à sa pensée.

    Oui, mais quelle réputation ! Victor Hugo lui a taillé un costume d'une noirceur absolue. Pyrrhon est devenu le symbole du négationisme par excellence. Certes bien avant Hugo nous avions eu Montaigne et son scepticisme souriant. Mais la réputation de Pyrrhon est au-delà du nihilisme. Pyrrhon est l'homme qui refuse de croire même raisonnablement, sans trop d'ardeur ou d'illusions, en la raison. De croire, comme en celle de ne pas croire.

    Pyrrhon en a imposé aux grecs. Il apparut à ses contemporains comme un élément bien plus perturbateur que Diogène le scandaleux car il fut un Socrate radical, ce que Socrate lui-même eut peur d'être. Car Socrate, jusqu'au dernier moment de son existence resta un grec bavard et discutailleur et un citoyen d'Athènes convaincu.

    Pyrrhon fut un véritable sage. Le jeu du guru attractif auquel se livrait Socrate vis-à-vis de ses disciples, il ne le pratiqua jamais. Pour Pyrrhon le monde ne valait pas une chandelle. Les choses étant ce qu'elles sont ou ce qu'elles ne sont pas, il ne faut s'étonner de rien et ne pas s'efforcer à comprendre. Toute préhension du monde par l'intellect ou la sensation est sujette à caution.

    Il retenait son jugement. La formule fit florès. Elle était loin de cette honnêteté foncière, de cette scrupuleuse prudence à ne pas vouloir avantager un camp plus que l'autre que nous lui prêtons aujourd'hui. Pyrrhon n'était pas un adepte de la cauteleuse respectuosité démocratique. Il ne prenait pas parti car il était déjà parti ailleurs, dans le retrait de l'implication publique et privée.

    L'on ne peut rien attendre de la vérité et atteindre du fondement. L'Homme passe comme l'oiseau dans le ciel sans laisser de trace. Tout au plus peut-il s'astreindre à ses seuls prolégomènes. Il s'agit tout simplement d'être bien dans sa tête. Tout le reste n'est que fumée et roupie de sansonnet. Pyrrhon n'a rien écrit. Ses disciples immédiats ou plus lointains se sont chargés d'exposer sa pensée.

    Son existence fut nécessaire. Elle aida à dégonfler bien des baudruches et en protégea beaucoup des risques outrecuidants des dérives sectaires. Il agit en creux et nul Platon ne s'avisa de détourner à son profit le message du Maître. Il fut un sujet en retrait. Ce n'est pas lui qui se serait prêté à la dialectique cartésienne du renversement des valeurs. L'on ne pose rien sur le doute, car Pyrrhon étaient de ceux qui douteraient de leur doute sans rechercher pour autant à se saisir au plus vite de la plus proche marotte conceptuelle qui passerait sous leur nez en cet instant.

    Notons que Pyrrhon ne dit pas que le monde est inconnaissable mais que nous ne pouvons rien saisir du monde. Affirmer l'inconnaissabilité du monde serait en effet une démarche anti-pyrrhonienne. La preuve en sera donnée plus tard avec la fabrication de la notion mystique de l'Inconnaissable. L'Inconnaissable sera le dernier avatar de la vision christo-athéïque du Dieu chrétien. Mais c'est-là un chemin qui mène du néo-platonisme aux théories d'inconnaissance d'un Joe Bousquet. Renaissance catharique d'un prométhéosisme suspect – si l'on me permet ce vilain mot-valise – fruit d'une étrange greffe hybridée qui emprunta autant de surgeons aux hérésies chrétiennes qu'au romantisme allemand, à l'oeuvre de Percy Bysse Shelley qu'à l'histoire, disons naturelle, de la philosophie antique.

    Pyrrhon est notre dose d'anti-délire. Il n'interdit rien mais il ne permet rien non plus. Ce faisant, il ouvre tous les champs du possible. La vieille évocation pindarique prend tout son sens. L'esprit ne s'envole pas. Il explore. Pyrrhon est le garde-fou de la conscience occidentale. Il semble que depuis deux mille cinq cents ans, il soit resté fidèle à son poste. La pragmacité romaine qui unifia l'Imperium est l'exemple parfait de ce que nous avançons.

     

    Encore convient-il d'entendre cette phrase en sa juste résonance.

     

    Mais il convient de comparer Pyrrhon et Gorgias. Entre le Traité du Non-Être et les assertions de Pyrrhon la distance est immense. Ils disent pourtant tous deux que l'on ne peut appréhender le Monde, avec en plus cette affirmation de la présence ou de l'absence de l'Être chez Gorgias, comme une réalité première, invisible mais théoriquement nécessaire à l'intelligibilité du monde.

    Pyrrhon n'a plus besoin de l'Être. Il sait que l'on peut se saisir du monde. Alexandre l'a fait. Etrangement notre père du scepticisme ne doute pas de la réalité phénoménale du monde. Gorgias provient d'un autre monde, d'un monde mis en pensée, comme l'on met un tonneau en perce pour le boire jusqu'à la lie. Long & Sedley n'ont pas intitulé leur ouvrage Les philosophes hellénistiques par hasard. Les conditions ont changé. La philosophie grecque change de braquet. Elle ne sera plus jamais la même. Elle n'a plus à s'interroger sur le mystère du monde mais à y vivre dedans. Les pieds en plein dans le plat.

    Le scepticisme de Pyrrhon provient de ce que la philosophie grecque ne désire plus rien. L'anabase est terminée. Gorgias se devait d'être d'une autre trempe. Le monde était encore en projet. La sophistique était une philosophie de l'action immédiate, de l'action directe. Tout était encore à prendre et à réaliser.

    Le pyrrhonisme c'est un peu le retour à la case départ, mais une fois que tout ce que l'on escomptait a été accompli. Et que l'on sait que l'on ne repartira plus jamais. Il y a de la frilosité chez un Pyrrhon. Un peu comme Segalen qui découvre qu'il n'y a plus d'extrême lointain.

    Le pyrrhonisme est aussi une philosophie du repli sur soi. Les attitudes antithétiques d'un Pyrrhon et d'un Gorgias sont éloquentes. Le premier est dans le refus du monde, le second s'efforce d'y briller et d'être un meneur d'hommes.

    ( 2009 / Ôte-moi d'un Doute )

     

    LES PHILOSOPHES HELLINISTIQUES.

    LONG & SEDLEY.

    Tome 3 : LES ACADEMICIENS.

    LA RENAISSANCE DU PYRRHONISME.

    Traduction : JACQUES BRUNSCHWIG & PIERRE PELLEGRIN.

    N° 643. GF. Avril 2001.

     

    LES ACADEMICIENS

     

    Platon a dû s'en retourner dans son urne. A la mort d'Arcésilas, un petit siècle après la remontée du fondateur au royaume des Idées, l'Académie n'est plus l'université des doctrines platoniciennes. Arcésilas et Carnéade lui avaient imprimé une orientation des plus discutables. L'affaire est bien plus grave qu'un retour aux sources socratiques.

    Certes Platon avait annexé la figure du Sage athénien. Si dans ses premiers dialogues nous avons droit au « vrai » Socrate, c'est revêtu de l'autorité morale et légendaire du vieux maître dont il avait lui-même contribué par ses écrits à forger le mythe que plus tard, la maturité venue, l'auteur de La République et du Téétète asséna ses redoutables théories idéales.

    En sa jeunesse Socrate fut un véritable sophiste, vous prouvant par A + B que vous avez tort, tout en reconnaissant que la thèse contraire débouche elle aussi sur une inconséquence. Pour être plus exact, Socrate était beaucoup plus vicieux que la phrase précédente pourrait le laisser accroire. En fait Socrate vous démontrait de A à Z que quelle que soit votre manière de procéder vous n'arriverez jamais à avoir raison. Les chemins de recherche de la Vérité, heideggeriens avant l'heure, ne conduisaient nulle part. Toutes les pistes, les unes après les autres, se révélaient fausses.

    Plus tard, Platon dont le voyage à Syracuse avait formé la jeunesse, devenu grand et responsable, éteignit la mèche de ce ferment d'anarchie intellectuelle. Il s'éteignit paisiblement laissant à ses disciples une oeuvre suffisamment vaste et retorse pour leur occuper l'esprit durant des siècles et des siècles. Sans doute s'en fut-il persuadé que son école n'embaucherait plus que des répétiteurs.

    C'était sans compter sur la malignité du public avide de sensations nouvelles et la jalousie de ses futurs collègues. L'Académie suscita très vite des convoitises. La concurrence fut plus rude que prévue. Les successeurs du maître intangible se virent dépassés et sur leur droite et sur leur gauche. Aristote et son Lycée, Zénon et son Portique, Epicure et son Jardin, encore tenons-nous pour nul et non advenu Diogène et son tonneau.

    La rentrée des classes s'annonçait rude. Arcésilas et son successeur Carnéade comprirent qu'ils avaient intérêt à rénover leur enseignement s'ils voulaient attirer de nouvelles têtes. Plus question de refiler du Platon lyophilisé aux nouvelles générations ! Les choses n'ont d'importance que par les déductions que l'on en tire. Tout est dans l'empaquetage.

    Prenez l'intangible théorie des Idées, sans la nommer une seule fois, n'est-ce pas lui être absolument fidèle à ne pas s'en écarter d'un iota, que par rapport à l'immuabilité des Formes Premières, dont on taira l'existence, tout discours, toute opinion, toute thèse ne sont que foutaises. Le chemin de la Vérité n'est pas la Vérité.

    Nos deux compères surent y faire. Leurs plus proches amis en vinrent à douter quant à leur position idéale. Avaient-ils encore une Idée derrière la tête lorsqu'ils disaient que l'on ne pouvait que suspendre son jugement devant toute assertion puisque l'on était incapable d'apporter la preuve de sa véracité ou de sa fausseté. Sous-entendu allez saisir le soleil dans le reflet d'une vitre !

    Ils étaient encore plus malins que cela. Ils attaquèrent leur ennemis à la base. Avec leur volontarisme logico-politique les stoïciens leur apparaissaient comme une dangereuse secte aux dents trop longues. Pas besoin d'aller très loin. Prenons le problème à la racine. Dans notre tête, dès que notre cerveau perçoit une sensation, comment affirmer la justesse de notre ressenti ?

    Berkeley ne fera que reprendre la problématique treize siècles plus tard ! L'on a du mal à le concevoir, mais la querelle fit rage. Un peu comme celle des universaux qui secoua le moyen-âge, et que plus personne n'ose reprendre à son compte aujourd'hui. Carnéade fut un superbe stratège. Il n'empêcha pas le triomphe du stoïcisme mais il en retarda la victoire de tout un siècle. Et encore dut-il passer avec armes et bagages chez l'ennemi romain pour parfaire sa suprématie.

    Le dogmatisme platonicien sauvé par les thèses Pyrrhoniennes ! La machine métaphysique ne tournait plus Pyrrhon ! Comme toujours l'on s'affronta sans être totalement conscient des enjeux ! Les disputes philosophiques ont ceci en commun au travers des siècles qu'il ne faut point s'attarder au contenu même des opinions professées par les uns ou les autres.

    Ce qui importe c'est de comprendre ce que signifie le retour de telle position à tel moment et ce qu'il symbolise. L'alignement du mouvement officiel du platonisme sur une problématique sceptique ne veut pas dire que platonisme et scepticisme s'équivalent, mais que la pensée platonicienne n'était plus capable de rendre compte de la nouvelle réalité historiale en devenir de l'espace méditerranéo-hellénistique. La grécité se mettait à douter de sa suprématie. Le temps de prendre conscience qu'Alexandre était mort et que la Grèce entrait dans une lente période de déclinaison. La pensée précède, accompagne, et rejoue toujours le déploiement des faits historiaux. Elle est plus rapide et en même temps plus longue à prophétiser, à deviner, et à rappeler la réalité qu'elle suscite et rejette. Nous parlons de la pensée conçue en tant, en temps, qu'historialité hégélienne de sa propre histoire de pensée.

     

    LA RENAISSANCE DU PYRRHONISME

     

    A trop vouloir jouer avec le feu, certains finissent par s'y brûler. C'est Enésidème académicien des plus respectables qui s'en fut créer ce mouvement de pensée que nous appelons sceptique et que lui-même avait intitulé renaissance pyrrhonienne dont Sextus Empiricus du deuxième siècle après J. C. reste le plus célèbre représentant.

    Les sceptiques recherchaient l'ataraxie à leur manière. Disons plutôt qu'ils essayaient de se retrancher de toute prise de tête. Le sceptique n'affirme pas plus qu'il ne nie car il n'en sait rien. Mais peut-être sait-il tout ou du moins croit-il savoir quelque chose. De toutes les manières ce n'est pas grave, ce peut-être un cas plutôt que l'autre. Du moins pour maintenant. Après l'on verra. Tout est relatif, même la relativité. Du coup l'absolu en devient hypothétique et l'hypothèse absolue.

    La nature des choses nous échappe. Mais peut-être pas tant que ça ! Que dire de plus ? Le moins assurément ! Le doute est beaucoup plus une question de méthode que de fondement. L'on ne doute pas. L'on construit son doute. Comme un soldat prêt à liquider le premier qui oserait lever la main sur son officier. Le scepticisme est une anti-phénoménologie en puissance. L'on ne construit pas une citadelle intérieure, l'on retire les murs de sa tour d'ivoire, pierre par pierre.

    L'on a l'impression que le pyrrhonisme cherche à nous protéger. Non pas de nos contemporains, mais des objets qui nous entourent. Il est donc un superbe antidote à la fétichisation des marchandises. Il fonctionne comme une hygiène mentale. Une espèce de rituel matinal, non plus dédié à un dieu, mais à notre solitude d'Homme. Le roi est nu et nous pouvons mirer notre nudité dans notre solitude exemplaire.

    Mais nous aimons aussi revêtir d'autres oripeaux aux couleurs plus éclatantes.

    ( 2009 / Ôte-moi d'un Doute )