Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

CHRONIQUES DE POURPRE N° 37

CHRONIQUES

DE POURPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 037 / Janvier 2017

HEIDEGGER

 

HANNAH ARENDT ET MARTIN HEIDEGGER

HISTOIRE D'UN AMOUR

ANTONIA GRUNENBERG

( Trad : CEDRIC COHEN SKALLI )

 

L'on a renversé de tels tombeaux d'injures sur Martin Heidegger et tellement porté aux nues l'œuvre d'Hannah Arendt que j'ai hésité avant de me lancer dans la lecture de cet ouvrage. Un auteur n'est certes pas responsable de son lectorat, mais cette gauche bien-pensante et démocrate opposée à tout changement révolutionnaire du système m'horripile. Dès les premières pages je n'ai pu que rendre justice à l'impartialité d'Antonia Grunenberg. Elle n'a rédigé ni un livre à charge ou à décharge. Ni à l'encontre d'Heidegger, ni en faveur d'Harendt. Restitue les évènements dans leur contexte historique et ne porte aucun jugement moral sur la conduite ou la pensée des deux philosophes. Les faits parlent d'eux-mêmes et elle laisse à chacun la possibilité de les interpréter à la lumière de ses propres convictions ou partis-pris. Quant à l'histoire d'amour, elle n'y insiste guère. Les conjonctions érotiques de deux êtres sont des données d'évidences reptiliennes dont elle se garde bien de préjuger des pertinences occurencielles. Nous ne possédons pas encore les méthodes d'analyse élective nécessaires à leur compréhension.

A aucun moment Antonia Grunenberg ne met en doute l'importance du travail philosophique d'Heidegger qu'elle présente comme l'une des oeuvres primordiales de son siècle. Notons toutefois qu'elle n'aborde que très peu le second Heiddeger, celui du retour aux Grecs. Alors que tout l'itinéraire philosophique d'Arendt est explicité du début à la fin. Mais le livre est assez intelligemment construit pour que cette dissemblance de traitement ne nous apparaisse pas comme une injustice patentée.

A. Grunenberg commence par exposer la dichotomie constitutive du déploiement de la culture allemande : deux composantes : une élite d'origine germanique, une élite d'origine juive. L'on se respecte, l'on se tolère, l'on tente de vivre en bonne intelligence. Ce qui ne veut pas dire qu'entre soi l'on ne se jalouse point quelque peu. La réussite intellectuelle et économique des juifs n'est pas sans provoquer quelques dissentiments, mais l'on essaie de n'en rien faire paraître, même si des deux côtés l'on n'en est pas dupe. Les juifs font tous les efforts qu'il leur semble nécessaires pour s'intégrer à la nation allemande, tout en préservant leur identité. Fragile équilibre. Lorsque les problèmes économiques s'accentuent, il est facile de désigner la minorité que l'on accusera d'être responsable de tous les maux. Le populisme est une chose, le nazisme par sa volonté d'élimination physique, raciale, et rationalisée des opposants, convaincus ou désignés, en est une autre.

Le professeur Heidegger connut toutes les vicissitudes que rencontre une carrière universitaire. L'alma mater est un panier de crabes. Lieu de pouvoir et de prébendes honorifiques. Les postes sont peu nombreux et les promotions fondées davantage sur le copinage que sur le talent. Après la publication d'Être et Temps, Heidegger obtient ce qu'il désire. Mais le succès est un alcool redoutable. Se sent désormais capable d'infléchir la vocation des universités à la formation d'une élite intellectuelle triée sur le volet. C'est un rêve inatteignable, qui ne correspond pas aux nécessités de massification des formations estudiantines. L'industrialisation moderne et galopante a besoin de cadres techniques, point de penseurs de pointe. Notre philosophe se laisse prendre aux sirènes du parti nazi, celui-ci ne claironne-t-il pas son désir de régénérescence de la patrie allemande ? Tomber dans un piège aussi grossier est déplorable, l'on s'attendrait à ce que le maître de l'herméneutique des textes les plus abstrus de la philosophie occidentale, sache au moins lire entre les lignes d'une proclamation électorale. Adhésion au parti nazi, nomination au poste de recteur, désillusion rapide. Ne faudra que quelques mois à Heidegger pour comprendre qu'il s'est fourvoyé. Se retire très vite, mais le mal est fait. Surtout qu'il ne s'est en rien opposé aux diverses vexations et interdictions dont sous sa juridiction sont victimes étudiants et collègues juifs, notamment son ami Karl Jasper et son maître Edmond Husserl. Attitude peu glorieuse. Entre en résistance en mettant au programme de ses séminaires l'étude de la pensée de Nietzsche afin de la dégager de l'utilisation qu'en font les nazis. Acte d'une portée si maigrement symbolique et de si peu d'efficience que les sbires d'Hitler le laisseront vaquer tranquillement à ses chères études jusqu'aux temps de leur défaite... Juste retour du bâton, les commissions de dénazification lui interdiront d'enseigner durant plusieurs années. Notons que ses collègues agissent souvent davantage poussés par des ressentiments personnels et carriéristes que par convictions idéologiques, même si celles-ci leur permettent d'avancer masqués.

Hannah Arendt s'est réfugiée aux Etats-Unis. Elle retrouve à New York toute la diaspora juive en exil forcé. Cette intelligentsia est traversée par deux forts courants superficiellement en opposition mais de fait convergents et complémentaires : les pragmatiques qui œuvrent pour la création d'un Etat juif en Palestine, et les cérébraux qui tournent en rond en leur judéité pour parvenir à définir l'identité nombriliste juive. Arendt ne choisit pas entre les deux, se livre à du cabotage. Notons qu'elle est partisane d'un état mixte – juif et palestinien – mais le triomphe des sionistes purs et durs relèguera cette solution au rang des utopies... Son cheval de bataille sera l'analyse critique des états totalitaires. En ces temps de guerre froide elle cloue au piloris avec une égale rudesse, et le nazisme, et le communisme. Ne reste donc plus que la troisième alternative, la démocratie. Bienvenue au pays de l'oncle Sam, cela elle ne le dit pas, c'est nous qui l'ajoutons, car nous avons mauvais esprit.

Ce qui choque un peu nombre de nos contemporains c'est qu'à partir des années cinquante, Hannah Arendt, chantre de la démocratie libérale, renoue contact avec ce vieux nazi de Martin Heidegger. Kolossale contradiction dialectique ! Les relations entre les deux anciens amants n'atteindront jamais les températures les plus brûlantes. Se respectent, mais ne s'aiment plus. Aujourd'hui la mort les sépare peut-être moins que la vie, le combat aura cessé faute de combattants. Le livre aussi.

Ce livre d'historiographie philosophique est terriblement d'actualité. L'on s'aperçoit que ce ressassement incessant de l'identité juive dont à longueur d'années sur les média nationaux, intellectuels, écrivains et artistes d'origine juive se complaisent à nous entretenir, vient de loin. C'est un héritage des milieux sionistes du dix-neuvième siècle, l'est basé sur le combat pour l'acquisition et puis l'appropriation ad vitam aeternam d'une terre juive. Il s'agit d'un brouillage idéologique destiné à faire oublier les spoliations territoriales dont les palestiniens furent, et sont encore de nos jours, victimes. Le mécanisme est d'une extrême simplicité : il suffit de se prévaloir des injustices et des criminelles épreuves subies au cours de la récente Histoire pour s'exonérer de toutes les défaillances éthiques et exactions physiques que l'on est en train de commettre. En toute connaissance de cause. En toute conscience.

De même la passation sous silence – que nous avons évoqué au début de notre chronique - de l'entreprise heideggerienne de retour aux Grecs s'inscrit dans une logique politique des plus précises. Ce que l'on reproche sans l'avouer à Heidegger – nous parlons ici du penseur et non de l'individu – ce ne sont pas ses stupides et rapides accointances avec le régime nazi, c'est la radicalité de sa pensée qui opère une ablation de tout l'apport religieux christo-monothéiste emmené par la chrétienté. Débarrasse l'arbre de la philosophie de ses parasites qui l'étouffaient depuis des siècles. Heidegger ne prépare pas tant la venue de l'Être – ce qui devrait ravir tous les monothéistes conséquents avec leur propre pensée - qu'il n'ouvre la voie à un nouvel déploiement révolutionnaire de l'Imperium. Et cela ne lui sera jamais pardonné.

La résurgence des intégrismes, juifs, chrétiens et musulmans n'est pas dû au hasard. Ce sont des glacis de protection idéologique que le marché libéral suscite pour détourner la colère des peuples. Le capitalisme est à bout de souffle. Son économie triomphe partout, ses capacités de nuisance militaires sont énormes mais son aura recule dans la tête des gens qui lui doivent obéissance. Est encore assez fort pour fournir aux révoltes naissantes des produits de détournement et de substitution. Ne cherche plus la nouveauté, ou l'originalité, réactive les vieilles lunes religieuses qui l'ont tant aidé durant des siècles. Remisées durant des lustres, elles ont acquis l'attrait non négligeable du neuf. Faut voir comment individus et partis politiques s'y ruent dessus. Deviennent des objets de soumission sociale, explosifs et incapacitants quant aux libertés de pensée et d'action.

Par ce qu'il dit, par ce qu'il ne dit pas, ce livre est riche d'enseignement. Beaucoup plus que son auteur a dû le penser. C'est lorsqu'une pensée est actée par celle des autres et mise en relation avec les évènements du monde qu'elle acquiert sa totale signifiance.

André Murcie. / Septembre 2015.



FRAGMENCES D'EMPIRE

 

SAINT AUGUSTIN.

LA PASSION DE LA PHILOSOPHIE.

In LE MAGAZINE LITTERAIRE N° 439. Février 2005.

JEAN-CLAUDE ESLIN. LAURENT GERBIER. LUCIEN JERPHAGNON. SERGE LANCEL. JEAN-MARIE SALAMITA. PIERRE-EMMANUEL DAUZAT. LAURENCE DEVILLERS. GOULVEN MADEC. THOMAS BENATOUIL. ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC. DIDIER OTTAVIANI. LAURENT GERBIER. PIERRE-MARC DE BIASI. MICHEL SENELLART. DAVID RABOUIN. BENOZZO GOZZOLI.

 

D’abord nos félicitations à David Rabouin qui fut le maître d’œuvre de ce dossier sur Saint-Augustin. Nous n’avons que très rarement feuilleté un cahier du Magazine Littéraire consacré à un auteur, fait avec autant d’intelligence et de science.

A en croire l’éditorial de Jean-Louis Hue, Saint-Augustin serait à la mode, jusqu’à Gérard Depardieu qui éprouva l’intense besoin de lire en public Les Confessions. Il en faut pour tous les goûts, plus surprenant tout de même Lucien Jephagnon qui vient de travailler dix longues années à l’édition de ses œuvres dans La Pléïade : avoir été le biographe de Julien et finir en faisant allégeance à l’un des esprits les plus sectaires du christianisme, n’est-ce pas une des formes les plus abjectes du reniement de Saint Pierre !

Né en 354, mort en 430, Saint Augustin illustre à merveille la trajectoire de ces générations qui, en toute connaissance de cause, optèrent de manière délibérée pour le christianisme. Certes les circonstances plaident quelque peu en leur faveur : il n’y avait nul besoin d’être un fin politologue pour pressentir l’imminence de la catastrophe : l’Empire vivait ses derniers jours. Et même si sa coquille vide devait survivre encore plus d’un siècle, il était en fait déjà mort, enseveli dans les lambeaux de pourpre dont on recouvrit le corps exsangue de Julien…

Le cas de Saint-Augustin est d’autant plus urticant qu’il ne s’agit pas d’un pauvre plébéien affranchi qui aurait profité de l’opportunité du déploiement de la nouvelle religion pour se tailler une place au soleil dans la société en formation, mais bel et bien un membre de l’élite provinciale, un intellectuel de haut niveau, frotté de philosophie grecque et devenu maître en l’usage de la rhétorique, qui passa avec ces armes et bagages là, dans le camp de l’ennemi.

Il ne suffit pas de lire pour comprendre. Esprit inquiet et religieux Augustin ne manqua pas d’interpréter la théorie platonicienne du beau, du bon et du juste ainsi que le recouvrement des hypostases plotiniennes sous leurs formes les plus grossières. Alors que les sages antiques exigent que l’on s’élève vers une certaine pureté conceptuelle, comme nombre de ses contemporains, Augustin recherchait sans en avoir conscience les dures figures de bois des vieilles représentations populaires et idolastriques les plus sensibles : trop cultivés pour se prosterner devant des statues de pierre, ces hommes qui vivaient dans des temps de déréliction sans fin, se raccrochèrent aux poupées intellectuelles du Dieu unique à grande barbe, inséparable de son fils chéri et de toute la sainte famille… La fameuse querelle iconoclastique qui plus tard sévit à Byzance provient en partie de cette origine clandestine de la perpétuation d’une certaine religiosité païenne dans la foi chrétienne.

Saint Augustin était étranger à toute nos ratiocinations : il se contenta d’emprunter à Saint Paul les règles fondamentales de son enseignement. Il n’est rien de ce que Saint-Augustin ait dogmatisé qui ne soit déjà esquissé dans Les Epîtres de Paul. A la différence que là où Paul se contente de trois ou quatre paragraphes pour exposer un point de doctrine, Augustin écrit un traité de théologie à part entière. C’est avec raison que l’on considère Augustin comme le véritable fondateur du christianisme post-antique. Paul avait tracé les plans, Augustin fut le maître maçon qui éleva les murs de l’édifice idéologique de l’Eglise que nous connaissons.

Tout ce qui nous rend la doctrine chrétienne irrecevable, Augustin l’a sciemment théorisé et dogmatisé. La notion de péché, le sentiment de culpabilité, la haine de la sensualité, le mépris de la chair et la peur de l’acte sexuel, la grâce divine parcimonieusement distribuée sans aucune logique, l’obéissance passive et absolue aux commandements de l’Eglise, bref l’héritage le plus nauséabond de la culture occidentale procède de l’œuvre de notre docteur séraphitus.

Il est amusant de voir en ce dossier comment l’on a beau virevolter autour du pot l’on en vient toujours à buter sur cette face sombre des écrits de Saint Augustin. L’on nous prévient que cet aspect doctrinal qui risque de choquer nos mentalités d’homme moderne est à replacer dans son contexte, dans son époque, qu’il ne faut pas céder aux répulsions de notre sensibilité actuelle. Mais à peine a-t-on tourné la page de l’article qui tentait de nous rassurer sur tel ou tel aspect de la pensée augustinienne que nous nous apercevons que la contribution suivante traite de la même problématique entrevue sous le plan d’une aporie indépassable et… incontournable.

Il est facile d’entrevoir que le livre sur lequel s’assoit la vogue de Saint Augustin ces dernières années n’est autre que Les Confessions qui raconte le long cheminement de son auteur vers sa conversion. En d’autres termes le lecteur moderne privilégie l’ Augustin païen au Saint catholique qu’il deviendra !

Pour nous nous préférons nous attarder sur La Cité de Dieu. Un événement impensable est à l’origine de l’ouvrage : la prise de Rome par les troupes d’Alaric en 410. Nous ne reviendrons pas sur les très lourdes responsabilités du Pape et des chrétiens de l’Urbs dans cette incroyable reddition qui ébranla avant tout les consciences chrétiennes. Privé du bouclier protecteur de l’Imperium qu’elle avait mis tant de hargne à abattre, la civilisation chrétienne s’apercevait tout à coup qu’elle aussi était mortelle. Ce fut un coup de tonnerre, un éclair luminescent qui posait le problème dans toute son acuité pragmatique. Plus question d’espérer en la Jérusalem Céleste apocalyptique ; car si l’apocalypse était bien au rendez-vous, le glorieux rempart des 144 000 pierres vivantes ne s’était pas interposé pour abriter le troupeau des fidèles apeurés...

Comme pour mieux enfoncer le clou de la croix, quelques semaines après la mort d’Augustin, les Vandales s’empareront de sa bonne ville d’Hippone dont il était l’évêque. La cité de dieu n’était pas plus sur la terre que dans les cieux. En déchirant le manteau de pourpre de l’Imperium, les chrétiens étaient devenus les orphelins de leur propre dieu !

L’on comprend mieux pourquoi au fondement de la foi augustinienne nous rencontrons, humaine surprise, le cogito cartésien. Sans nul doute la seule chose que je puisse croire, si je me trompe en ma croyance, c’est que le chrétien ne doute pas qu’il croit.

( 2006 / in Quia absurdum est )

 

Les commentaires sont fermés.