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CHRONIQUES DE POURPRE N° 47

CHRONIQUES

DE POURPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 047 / FEVRIER 2017

NOS SAINTETES



L'AUTRE SUAIRE

Enquête sur le secret de Manoppello

PAUL BADDE

( Editions de l'Emmanuel / Editions du Jubilé / 2010 )

Attention nous sommes ici au coeur d'une citadelle ennemie. La communauté de L'Emmanuel est issue du mouvement charismatique. Des forcenés qui essaient de vivre selon le Christ. Des gens de secrète influence et de peu de pouvoir opératif. Cellules préparatoires de l'Eglise qui s'activent dans l'ombre de la catholicité intégriste. Une de ces nombreuses structures pontificales qui n'ont actuellement que très peu d'emprise sur nos existences mais qui pourraient se révéler d'une extrême nocivité idéologique et coercitive si certaines fractions de l'extrême-droite catholique parvenaient à participer à la direction du pays...

Paul Badde est un journaliste allemand. Correspondant de Die Welt à Jérusalem, à Rome et au Vatican. Fut ce que l'on pourrait nommer un allié objectif de Benoît XVI. Le contraire d'un idiot utile que l'on manipule à loisir. Certains se demanderont peut-être pourquoi nous nous intéressons à l'ouvrage d'un tel individu. Ce n'est pas chez lui que l'on trouvera ce que l'on appelle une précieuse analyse critique. N'est pas non plus le genre de personne que sa naïveté pourrait conduire à révéler par mégarde des informations destinées à rester secrètes. L'homme a choisi son camp et n'entend pas le desservir. Un de ces soldats laïcs de l'Eglise, d'autant plus dangereux qu'ils agissent à visage plus ou moins découvert à des postes importants dans des médias de masse.

L'Autre Suaire. Il y en avait déjà un et voici que Paul Badde nous en rajoute un, je n'ose dire second, mais deuxième car l'on assiste à un véritable miracle dans ce livre : celui de la multiplication des petits suaires. Nous ne nous attarderons pas sur celui de Turin dont frère Badde ne remet même pas une demi-seconde l'authenticité en doute. Non lui, celui qu'il traque c'est l'autre. Remarquez ce n'est pas difficile de le trouver, son emplacement est répertorié avec la plus exacte précision depuis plus de cinq cents ans. Je vous refile l'adresse, est stocké aux yeux de tous dans la petite église de Manoppello, une bourgade infime perdue dans les Abruzzes, à quelques kilomètres de la côte Adriatique un peu en contre-bas de Rome.

Pas grand chose, un format A4 de tissu ultra-fin, du byssus, tissé avec des filaments produits par des coquillages. En filigrane, vous apercevez le dessin brun-ocre d'une figure censée appartenir à Jésus. Facile à dire, difficile à prouver.

C'est là tout le sujet du livre. Qui devient passionnant. Badde n'est pas bête, la preuve, le Christ l'a emportée dans sa tombe, cherche donc à établir un faisceau de présomptions qui emportera l'intime conviction des lecteurs.

Son roman fonctionne à la façon d'un thriller à la Dan Brown. Souvenez-vous de Da Vinci Code, ou de chapitre en chapitre, après avoir passé, au travers de mille dangers, en revue toute une kyrielle de théories ésotériques, le héros du roman en vient à établir que sa petite amie est la lointaine descendante de Jésus Christ et Marie-Madeleine. Mais a contrario de tous ces livres qui s'évertuent à démontrer les mensonges de l'Eglise, Paul Badde lui s'acharne au contraire à affirmer que les découvertes les plus surprenantes ne font que confirmer la mythographie évangélique.

Prend soin aussi de ne pas nous entraîner dans les situations rocambolesques : pas de course poursuite, pas d'assassinats, pas de violence et est-ce nécessaire de le préciser : pas de sexe. Se déplace pépère pénard dans son automobile avec sa charmante épouse sans autre problématique que de trouver un bon restaurant ouvert... Passe son temps à discuter avec des spécialistes, contemple et commente les myriades de tableaux peints à la Renaissance, fait des recherches sur internet, farfouille un peu dans les bibliothèques, bref le genre d'enquête que vous pourriez entreprendre depuis votre propre bureau...

Se heurte à un problème : lui qui vous décrit l'impressionnante collection des draps funéraires répartis aux quatre coins de la chrétienté l'a un suaire de trop : le voile de Sainte Véronique. D'ailleurs même la personne de Véronique le gêne. L'envoie donc ad patres en lui plantant un couteau étymologique dans le coeur. Véronique n'a jamais existé, n'est que la symbolisation de l'expression Vera Iconica, la véritable icône, celle qui révèle bien la trace de la face divine... Tant pis pour le chemin de croix si une de ses étapes est juste un symbole... Sûr le Vatican possède le fameux voile. Grâce à ses relations Badde sera admis à l'examiner. Pouah ! un vulgaire chiffon orné de quelques traces rougeâtres, un leurre qui remplace la véritable relique de Manoppello.

La véritable icône fut transportée en douce pour la mettre à l'abri de l'on ne sait trop quel danger historial. Se débrouille bien jusque-là, notamment en établissant la rupture épistémologique picturale qui autour de 1630 s'opère dans la peinture italienne ( et puis européenne ), désormais le Christ ferme les yeux sur tous les tableaux, alors que quand les peintres avaient le modèle original du suaire de Manoppello stationné à Rome, ils lui laissaient les mirettes écarquillées.

C'est ici qu'intervient le diable. Sacrément rusé l'animal. Paul Badde ne s'aperçoit même pas de ce que le grand cornu se joue de lui. Pourtant Lucifer emploie la même vieille ruse qui lui a si bien réussi au Paradis : la Femme.

En ayant froidement éliminé la chaste Véronique Mister Badde pensait avoir écarté ce genre de tentation funeste. Hélas ! chassez Eve par la porte, elle rentre par la fenêtre. Entrevoyez la problématique : le Christ mort est roulé comme un vulgaire jambon dans ce qui plus tard sera appelé le suaire de Turin, qui à proprement parler est un linceul. Le suaire est ce voile que selon la coutume juive l'on déposait sur la face du mort déjà emballé dans son linceul. Ce sont les irradiations cosmiques que dégageait le cadavre de l'Agneau sacrifié qui s'imprimèrent miraculeusement sur les deux tissus. Se serait-on servi d'un torchon de cuisine pour cette noble tâche de recouvrir la Sainte Face, c'eût été parfait.

Manque de chance l'on usa d'un tissu de luxe : un foulard de byssus, un truc qui à l'époque vous coûtait la peau du cul. Et qui parmi les misérables fidèles qui suivaient Jésus dans ses pérégrinations palestiniennes aurait pu posséder une babiole aussi princière ? Personne !

Objection, votre Honneur. Vous en oubliez une. La femme de mauvaise vie, celle qui avait amassé une jolie fortune en se faisant emplir la tirelire par tous les mâles concupiscents qu'elle rencontrait. Et qui, nécessité professionnelle oblige, devait pour attirer l'œil du client sur ses charmes vénériens les attifer des plus beaux effets. Marie Madeleine, la prostituée repentie. Je n'ose imaginer le scandale inouï qu'elle aurait causé, si écrasée par le chagrin, dans cet intense moment d'égarement, elle n'eût sacrifié sa petite culotte de soie fine pour recouvrir le visage du divin berger. C'est toute l'érotologie chrétienne qui en eût été bouleversée...

Malgré les savantes déductions de notre auteur, malgré Benoît XVI qui vint en personne se recueillir devant l'icône sacrée, les foules ne se sont, ces dernières années, guère déplacées en masse pour communier devant le céleste portrait. Paul Badde le déplore. Dans cette étrange absence de ferveur il lit le signe de la déréliction des temps. Certes l'icône absolue brille comme une promesse, comme la lampe dans la tempête. Termine son livre en disant qu'elle est – ça ne mange ni de pain ni d'hostie - la Face du Roi et de l'Amour. Comme quoi c'est Marie-Madeleine qui triomphe finalement. Inutile d'attendre le retour du roi. La prostituée à la robe de pourpre et de byssus est déjà parmi nous. Cela nous suffit amplement. Nous n'avons besoin de rien d'autre. A moins que ce ne soit l'image vera iconica de l'Eglise.

André Murcie.

 

AH ! RIS ! STOPHANE

 

LES ACHARNIENS.

ARISTOPHANE.

Traduction et commentaires ANNE DE CREMOUX.

Cahiers de Philologie. N° 25. Série : Les textes.

160 pp. Mai 2008. PRESSES UNIVERSITAIRES DU SEPTENTRION.

Www.septentrion.com

 

Ne faites pas la grimace, assurément la philologie est une science austère, mais n'oublions point que Nietzsche, le grand Nietzsche qui maniait son marteau avec la vélocité de Thor, fut lui-même, en personne et en sa jeunesse, professeur de ce noble savoir. Inutile de vous plaindre, vous ne trouverez pas d'entrée en matière philologique plus égrillarde et franchement rigolarde qu'avec ce gredin d'Aristophane.

Avant de pénétrer dans le vif du sujet jetez un coup d'oeil sur la page de garde. Jean Bollack, Pierre Judet de la Combe, André Laks et Heinz Wisman, fondateur et directeurs de la collection, s'y fendent d'une programmatique déclaration d'intention. Il est toujours bon de repérer le fil rouge du non-dit cryptogrammique entrelacé dans la trame dont sont tissés les drapeaux que l'on agite solennellement. Dans le monde feutré des bonnes guerres universitaires l'on désigne ses ennemis sans jamais les nommer.

Quoi qu'il en soit l'on devine que nos quatre mousquetaires – qui seront en ce volume représentés par la d'artagnesque fine lame d'Anne de Cremoux, se déclarent pour un strict retour au texte. Comprenez qu'ils rejettent les surinterprétations théoriques et abusives des chercheurs diplômés qui pensent davantage à prouver les prolégomènes de leur propre thèse, qu'à redonner à lire au public lettré, en l'objectivité de leur apparition historiale, les oeuvres qu'ils étudient.

Respectable position, teintée tout de même d'un certain angélisme quand notre quatuor regrette l'impossibilité de l'instauration d'un véritable débat entre les spécialistes qui ne sont intéressés que par les avancées de collègues qui conforteraient leur propre position. C'est là, nous semble-t-il, oublier, ou feindre d'oublier, que la recherche universitaire est traversée par de solides enjeux idéologiques, et que plus on s'attache à promouvoir des textes fondamentaux, plus l'on se trouve pris en un tourbillon d'intérêts contradictoires.

Pour faire simple, disons que beaucoup s'acharnent à envelopper les classiques dans un sage cocon d'érudition édulcorant, alors qu'un petit nombre essaie de redéfinir le rôle de ces livres essentiels dans l'espoir de les réinsérer dans le cycle actif de la réflexion politique actuelle. En d'autres termes plus métaphoriques, certains rédigent des notices nécrologiques de présentation pour le musée imaginaire de l'humanisme déserté, tandis que d'autres s'obstinent, sur l'Ile des Bienheureux à forger des armes pour le retour des dieux. Pour notre part nous n'avons jamais caché que nous oeuvrons à cette horrible besogne.

Retour au texte donc pour Anne de Cremoux. Le livre est divisé en trois parties. Une courte introduction qui définit rapidement les circonstances historiques qui donnèrent naissance à la pièce d'Aristote et qui très vite dévie vers son sujet principal : les différents problèmes de traduction rencontrés. Ensuite la traduction elle-même, et enfin le morceau du chef : quatre-vingt pages de commentaire, non pas sur le sens de la pièce, mais sur son propre travail de traductrice.

Nous commencerons par regretter l'absence du texte original d'Aristophane. Une édition bilingue aurait rendu justice à la phénoménale entreprise de justification opérée par Anne de Cremoux et n'aurait en rien fait office de doublon avec celle des Belles-lettres. De toutes les manières le lecteur tant soit peu désireux de goûter la touche cremouxéenne se verra obligé de rouvrir son Budé afin d'en apprécier les multiples saveurs.

Pour notre part nous recommanderons au lecteur de lire comme un texte en soi, pour le seul plaisir du texte, sans se rapporter une seule fois à Aristophane, l'ensemble des notes d'Anne de Cremoux. C'est un pratiquement un commentaire vers par vers de la comédie. Attention, pas le stérile empilement de variantes oiseuses qui rendent de nombreuses lectures bien rebutantes, mais le récit aventureux des hésitations, des partis-pris et des ultimes décisions.

La philologie est certes une science inexacte, mais Anne de Cremoux nous la transforme en art de grande subtilité. Choisir entre le génie de la langue grecque, l'habitude du français, les réalités sociales de deux cultures disparates, jouer sur les mots, les sons, les registres de langue, Anne de Cremoux est une grande analogicienne qui résout des équations à termes fluctuants et inconnues clairement identifiées. Est-ce de la broderie millimétrée ou une effroyable guerre d'usure ?

Je vous laisse répondre à cette question. La réponse est dans la traduction. Certains passages sont de véritables objets théâtraux dans lesquels notre traductrice a retrouvé cette moliéresque facilité, cette plasticité de langage, qui emporte l'adhésion du lecteur, lequel grâce à cette magie du verbe, agit déjà en sa tête comme un metteur en scène, campe les personnages, les mimiques et les attitudes, bref voit la pièce plus qu'il ne la lit.

Mais peut-être conviendrait-il à se pencher enfin sur nos Archaniens. Et Aristophane. Quelle formidable leçon de liberté de pensée ! Nos contemporains adeptes forcenés des consensus mous peuvent en prendre de la graine. Une telle pièce représentée pendant les évènements d'Algérie aurait envoyé son auteur en prison. En pleine guerre du Péloponnèse, le héros de la pièce s'en va passer un traité de paix avec les ennemis d'Athènes et se livrer en sa petite propriété aux joies sereines du marché libre. Finies les privations et les rationnements. Le ravitaillement de bouche et de bite est désormais assuré.

La pièce se termine en apothéose avec le départ du soldat fatigué à la guerre et son malheureux retour alors que Justeville se goinfre par tous les bouts. Entre temps Périclès aura été accusé d'avoir déclaré cette funeste guerre de trente ans pour une sombre histoire de cul... Aristophane ne respecte rien, mais encore moins que ce que vous pourriez accroire à une simple lecture. Anne de Cremoux nous explique les chausse-trappes des jeux de mots et les sous-entendus en tiroirs qui sans son aide secourable passeraient inaperçus.

Les Archaniens sont une terrible dénonciation de la guerre. Tout le monde s'accordera sur ce résumé hâtif. Mais dans les rares Lignes interprétatives qu'elle consacre à l'analyse de la comédie Anne de Crémeux passe un peu trop vite sur la solution de rechange proposée par Justeville. Justeville remplace la guerre par le marché. N'est-ce pas chez Aristophane une analyse à courte vue ? Ne sont-ce point les conditions mêmes de l'extension de la concurrence du marché qui ont précipité le conflit entre Sparte et Athènes ? Entre Voltaire qui veut cultiver son jardin et Aristophane qui désire échanger avec ses voisins ne sommes-nous pas dans l'impasse de la salvation individuelle ? Bien plus tard le christianisme ne se présentera-t-il pas comme la solution généralisée du salut individuel ?

Il est dommage qu'Anne de Cremoux ne se permette que quelques lignes sur le symbolisme des marchandises échangées, ail, sel, et filles. Certes la verve d'Aristophane se s'en donne à coeur joie en des scènes d'un haut comique, mais n'y aurait-il pas en même temps comme le déploiement d'une critique acceptante de l'ordre du monde, tant sur le plan de la jouissance immédiate que sur les niveaux d'aliénation de soi aux autres par l'inhérence de la fonction même de l'échange ? L'humour gras d'Aristophane serait-il un rire jaune ?

André Murcie.

 

LES NUEES. ARISTOPHANE.

Traduction HILAIRE VAN DAELE.

Présentation, notes et groupements de textes :

JEAN-CLAUDE RIEDINGER.

166 pp. HATIER / LES BELLES LETTRES. 1996.

 

Les Nuées ne furent pas l'occasion d'un franc triomphe pour Aristophane. Les juges le placèrent en troisième position, ce qui ne serait pas si mal s'il n'y avait pas eu que trois concurrents ! Ce fut ce que l'on appelle un succès posthume. Non pas survenu après la mort de l'auteur mais après celle d'un des personnages principaux de la pièce. Encore cela est-il dû davantage au calame de Platon qu'à celui d'Aristophane.

Si les lycéens ont de nos jours encore l'inespéré – pour beaucoup incompris - bonheur de traduire Les Nuées, la faute en revient à une certaine tradition littéro-philosophique platonicienne qui voici depuis vingt-cinq siècles établit l'unité de mesure philosophale selon un indéboulonnable étalon socratique. Aristophane ayant eu la mauvaise idée de se moquer de Socrate, ce dernier ayant été condamné vingt-cinq années plus tard à mort, en l'insigne et indigne procès que l'on sait, Platon dans sa défense outragée de son maître vénéré ne manqua point de rappeler, pour expliquer les causes de sa condamnation, ces vieilles scènes où le roi de la maïeutique était tourné en ridicule. Notons que ce dernier état de l'être qui passe pour nullement mortifère en France, était donc mortel en l'antique Athènes. Comme quoi l'on n'arrête point les progrès de la médecine.

Par contre l'on s'arrange toujours pour récrire une version canonique de l'Histoire. L'on répète à satiété, pour tenter d'étouffer l'incongruité du scandale – un grand, et de surcroît grec, écrivain classique reconnu, qui osât se moquer de Socrate – qu'Aristophane en désignant la personne du dit donc Socrate, visait en réalité ses irréductible ennemis, les sophistes.

Pauvre Aristophane qui se serait laissé emporter par sa truculence réactionnaire, et qui abusé par la popularité éclatante du fils de Sophronisque, aurait symboliquement utilisé ce nom célèbre au lieu de directement nommer un Protagoras ou un Gorgias ! D'après nous ce serait plutôt le contraire, en s'attaquant à Socrate, Aristophane, en plus de flatter le stupide nationalisme des peuples qui aiment mieux que le bouffon de service, dénoncé en sa royale splendeur, soit encore un congénère de leur propre tribalité plutôt qu'un étranger, s'en prit à icelui duquel la timide renommée ne serait pas à même d'entraîner une riposte aussi étendue que des rhéteurs beaucoup plus en vue n'auraient pas manqué de déployer. La prudence est aussi la mère de la sécurité idéologique.

En introduisant Socrate dans sa comédie, Aristophane cherche à flatter le profond conservatisme niché au tréfonds de tout individu et à jouer sur l'anti-intellectualisme primaire qui anime les corps constitués comme les assemblées populaires. Bien sûr que par delà la figure de Socrate il recherchait aussi à atteindre ces nouvelles manières de penser propagées par la sophistique. Et sans aucun doute, non pas parce qu'il éprouverait quelques intimes désagréments vis-à-vis de cette méthode en elle-même, mais parce qu'il ressent l'apparition de la sophistique comme le signe irrécusable de la crise des valeurs traditionnelles. Le vieux monde était en train de s'écrouler, la flotte athénienne dominait encore la méditerranée grecque, mais toute une époque issue des guerres médiques était en voie de disparition.

Athènes est aux abois et Aristophane s'en prend à Socrate. Socrate n'est pas plus coupable qu'il n'est innocent. Mais si Aristophane tape avec le gros gourdin de la farce à attrape attique sur la figure de Socrate, c'est selon nous, en toute connaissance de cause. Aristophane ne se trompe pas d'adversaire. La preuve que cela fait mal à l'endroit exact où il cogne c'est que deux mille cinq cents ans après, l'on cherche encore à lui retirer sa victoire en prononçant l'irrecevabilité du combat. On annule l'épreuve pour ne pas tenir compte du résultat.

Nous qui en règle générale ne faisons pas grand cas des schémas réducteurs de la psychanalyse nous ne résisterons pas au plaisir de remarquer que Les Nuées sont un triple complexe oedipien sous les auspices de la mort du père. Entre Strepsiade que son fils corrige à coups de poings, Socrate, père spirituel, que Platon tient à blanchir des huées blasphématoires d'Aristophane, et notre modernité qui s'obstine à dénoncer l'accusatoire erreur aristophanesque, nous sommes en plein drame de linge sale familial.

Quand on aura ajouté que la première leçon socratique des Nuées consiste à déchirer le voile de la fiction du grand Zeus père des Dieux au profit d'un très démocritéen tourbillon, l'on comprendra mieux au travers de quels filtres notre modernité aura reçu l'augural enseignement des Nuées. Faute d'arbre monothéique, l'on se raccroche aux petites branches platoniciennes.

Mais le véritable scandale est peut-être ailleurs. Le mélange des personnages de Strepsiade et de Socrate, pour peu qu'on y réfléchisse quelque peu, s'agrège en un parfait conglomératique Père Ubu. Qui rappelons-le, n'est pas tant méchant parce qu'il prononce des gros mots ou déclamerait d'abstruses théories fumeuses, mais par sa ladrerie accaparatrice.

Aristophane n'y va pas par les quatre chemins de l'esprit qui souffle et se déplace, comme chacun sait, sur des pattes de colombes. L'enseignement de Socrate n'a qu'un seul but : enrichir son détenteur. Encore faut-il entendre que la richesse, comme la propriété, repose sur le vol. Bien mal acquis vous profite mieux et ne s'usure que si l'on s'en sert.

L'on comprend mieux l'aristocratique indignation de Platon, cinq lustres plus tard. Si la recherche socratique est ravalée aux grossières satisfactions des bas appétits du lucre, l'on ne sauvera pas du marasme idéologique les sempiternels rapports fondateurs de domination sociale. Tuer le père équivaut à détruire l'ordre idéen des choses.

Pour nous, il en est de même. Pleurer hypocritement la mort de Socrate injustement accusé par Aristophane permet de reléguer dans l'ombre la pensée sophistique, tout en la vouant à la vindicte des esprits peu éclairés. D'une pierre deux coups, premièrement l'on vous fait participer à la reconstruction incessante d'un faux-dilemme : ou vous êtes pour le bien, le beau, le bon, Platon et Socrate, ou vous êtes contre le mal, les futurs délateurs, les sophistes et Aristophane. Deuxièmement, l'on vous empêche de rire à gosier rabelaisien ouvert, à cul béant pour reprendre l'idoine expression d'Aristophane. Le rire étant le propre de l'homme, l'on essaie de vous confiner dans le sale. Entendez cette expression comme la désignation d'un sentiment de stricte moralité, défini en tant qu'horizon indépassable du cynisme aristophanesque.

André Murcie.

 

 

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