CHRONIQUES
DE POURPRE
UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES
Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires
/ N° 049 / FEVRIER 2017
LA QUILLE ET LE BAUBON
LES MIMES D’HERONDAS.
PIERRE QUILLARD.
Traduction littérale accompagnée de notes.
148 p. 1900. MERCURE DE France.
L’on ne parle plus guère de Pierre Quillard. C’est un peu de sa faute : voici un individu qui s’est au tournant des deux siècles précédents complu en des sodalités poétiques et politiques que notre modernité réprouve. Vous retrouverez de rares poèmes de Pierre Quillard dans les anthologies du Symbolisme et quelques courtes notules dans les archives du mouvement ouvrier.
Etrangement les rares personnes qui aujourd’hui entretiennent encore son souvenir font partie de la mouvance arménienne. Pierre Quillard qui fut en 1897 professeur à Constantinople fut un des premiers qui s’éleva contre la répression systématique des arméniens qui devait quelques années plus tard déboucher sur les tristement célèbres évènements sanglants dont la très disputée qualification génocidaire empoisonne actuellement encore les rapports de la Turquie avec nombre de pays occidentaux…
Symboliste, anarchiste, Pierre Quillard nous est des plus sympathiques qui théorisa l’exercice de la littérature comme une des formes de l’action directe de libération des corps et des âmes de l’emprise sociétale et capitalistique. Il fut notamment un des collaborateurs la Revue Blanche que l’on redécouvre, grâce à une exposition parisienne ( ô si tardive ! ), ces jours-ci.
Né en 1864, décédé en 1912, Pierre Quillard fait partie de cette armée de l’ombre de la littérature de combat dont la gôche française en son ensemble convertie aux délices du libéralisme s’acharne depuis une trentaine d’années à effacer la mémoire. Il existe aussi de silencieux et rampants auto-génocides culturels qui en disent beaucoup plus long que bien des palinodies médiatiques…
Tel n’était pas Pierre Quillard qui avait compris l’importance révolutionnaire de la transmission littéraire. Reprenant la grande tradition d’un Leconte de Lisle et d’un Louis Ménard il consacra toute une partie de son existence à traduire les textes rares de l’antique grécité : ses traductions de L’antre des nymphes de Porphyre et du Livre des Mystères de Jamblique font encore autorité.
Après un tel préambule l’on comprend mieux les raisons qui le poussèrent à donner sa propre version des Mimes d’Hérondas qu’un papyrus découvert en 1889 venait miraculeusement d’exhumer d’un néant presque total. L’on distinguait à peine sa silhouette grâce à un bref fragment d’une lettre de Pline…
Hérondas vécut au troisième siècle avant JC. Ne nous sont parvenus que sept poèmes en entier et quelques miettes peu étendues de huit autres de ses productions. Peu de choses, mais aux âmes bien nées la qualité ne se mesure point à la quantité. Nous ne pouvons nous empêcher de rapprocher ses Mimes d’Hérondas des Mimes des courtisanes de Lucien. Le lecteur curieux se rapportera à nos chroniques, en ce même site de Littera-Incitatus, des mois de septembre 2006 et août 2007 sur Pierre Louÿs, autre grand grécisant symboliste, s’il en fut !
Certes dans les précis de littérature grecque l’on s’extasie sur le charme d’Hérondas et sa résurrection du petit peuple grec, qu’importe que ce soit celui d’Alexandrie ou de l’île de Cos, qui semble se livrer en direct devant nous à de délicieux dialogues qui contiennent sans nul doute beaucoup plus de vérité humaine que ceux de Platon. Le cordonnier en sa boutique, le maître d’école qui reçoit une mère de famille furibarde, les femmes allant sacrifier aux dieux ou se livrant à d’intimes conversations privées, tout cela relève bien d’un vérisme facétieux qui nous dévoile en quelques lignes souriantes peut-être beaucoup plus de la Grèce antique que l’ensemble des ouvrages d’érudition pointilleuse entassés depuis trois siècles par les glosateurs les plus intègres.
Mais attention ces quelques vers d’Hérondas atteignent à une dimension bien plus subtile, ils touchent à l’essence même du paganisme. Non pas qu’il serait essentiel à la compréhension des rituels religieux de l’antique Hellade, mais parce qu’ils réagissent en véritables marqueurs civilisationnels. Il suffit de lire pour comprendre la faramineuse distance êtrale qui sépare nos tristes époques encore engoncées dans la gangue moralisatrice de notre fonds culturel judéo-chrétien de l’effulgence miroitante de ces temps bénis des Dieux qui n’avaient pas encore été flétris par le sentiment de honte et de repentance christique. Vivre est-il un péché, ou un plaisir ? Toute la différence entre l’hellénisme et le christianisme se résout en cette seule question.
Les premières lignes de Pierre Quillard qui s’extasie que ces textes aient pu être écrit en les lieux-mêmes ou pas beaucoup plus tard anachorètes et moines s’isoleront et se regrouperont pour hurler leur haine de l’homme témoignent de notre sentiment. La lecture d’Hérondas est une merveilleuse machine de guerre contre la chrétienté. D’autant plus efficace qu’elle n’a pas été construite à cet usage.
C’est que Hérondas n’y va pas par quatre chemin pour poser le cul sur la commode du salon et la queue sur le piano. Trash and gore, l’Hérondas qui fait le printemps de l’éros. De toujours l’amour a été cruel et ressenti comme une torture. Les personnages d’Hérondas s’aiment bien les uns les autres, mais l’on s’y livre sans retenue aux joies du fouet et du fer rouge. L’on remplace les hommes défaillants par de bien plus virils braquemards, l’on s’adonne aux complaisances du fétichisme et du viol sans réserve. Et les femmes ne sont pas les dernières à mener les jeux érotiques.
Quand je pense qu’il est de bon ton depuis au moins un siècle de faire la moue devant la poésie alexandrinique sous prétexte de sa fadeur, de sa préciosité, de son esthétique par top artificielle et guindée, j’en reviens à épouser la notion toute mallarméenne des contemporains qui de tous temps ferment les yeux pour ne pas lire entre les lignes.
Grattez quelque peu la bienséance des technicités littéraires et les Mimes d’Hérondas ne vous apparaîtront plus comme la pittoresque représentation de scènes populaires. Prêtez quelque peu l’oreille vous y entendrez les rhombes exaltés des prêtresses de Dionysos, le rut orgiaque des ménades échevelées que le poëte essaie de contenir dans les étroites limites de tableaux de genre. Le chœur profond de la Grèce y bat et palpite encore.
André Murcie.
PASTORALES
LES BUCOLIQUES GRECS.
THEOCRITE. MOSCHOS. BION.
Traduction nouvelle avec notice et notes
d’ EMILE CHAMBRY.
248 p. 1931. CLASSIQUES GARNIER.
Comme par hasard, pour faire le lien avec la chronique précédente sur les traductions des Mimes d’Hérondas par Pierre Quillard il nous faut signaler que ce dernier s’est fendu en en collaboration de Marcel Collière d’une Etude phonétique et morphologique sur la langue de Théocrite dans « Les Syracusaines » brrr ! ce n’est peut-être pas le chemin de lecture que nous indiquerions de prime abord au lecteur qui exprimerait le désir de rencontrer nos charmantes siciliennes.
Mais Théocrite et ses condisciples n’ont point besoin de telles lettres de recommandation. L’abord de ces œuvres est aisé et n’offre que très peu de difficulté. L’on peut dire que l’alexandrinisme commence avec la poésie de Théocrite, non pas parce qu’il en serait le fondateur, mais parce qu’il en est la pierre d’angle.
Si l’on voulait définir l’alexandrinisme autrement que par la connaissance applicative de ses strictes modalités d’écriture il faudrait rappeler les conditions de sa naissance. L’alexandrinisme est de fait la première école littéraire qui ait jamais existé en tant que telle. Nous pressentons la levée des boucliers. Nous ne nions pas l’existence des Physiciens, des Sophistes, de l’Académie, et d’autres groupes constitutifs de l’époque classique.
Mais l’alexandrinisme naît en des circonstances historiques surdéterminées. L’apparition de ce mouvement poétique est totalement subordonnée à la mise en œuvre de la Bibliothèque d’Alexandrie. Pour la première fois va se produire dans l’Antiquité non pas un accroissement de la diffusion et de la libre circulation des œuvres mais un point originel de focalisation littéraire. C’est avec la mise en œuvre de la bibliothèque d’Alexandrie que se fixe enfin cette immémoriale pratique d’écriture qui plus tard prendra le nom de Littérature.
Puisque nous ne saurions résister à un mauvais jeu de mots ( ce qui est la base même de la littérature ) nous dirons que la Bibliothèque d’Alexandrie est ce moment où les lettres se transforment en bêle-lettres. L’on prend le temps de scruter les mots tels qu’ils sont reproduits sur leurs supports, l’oralité du chant laisse place au champ de la lecture. L’oreille n’écoute plus l’esprit c’est celui-ci qui commande l’œil. D’où une réduction de l’amplitude hyperbolique du son en faveur d’une focalisation plus serrée du sens. Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve ici les termes mêmes de Valéry ; la querelle de la poésie pure qui déchira les salons de l’entre-deux guerres n’est sans aucun doute que la resucée d’un des multiples avatars de l’alexandrinisme.
L’on y perd. Entre L’Odyssée et Les Syracusaines existe le même ordre de grandeur qui illimite l’océan et emprisonne les étroites berges d’un paisible ruisseau agreste. Aujourd’hui Théocrite n’est plus qu’un nom sans importance. Les lecteurs cultivés qui ont eu la démarche de vouloir feuilleter un de ses poèmes dans une anthologie doivent se faire rare. Par contre Homère triomphe. Même si on ne le lit plus vraiment chaque année il se trouve un romancier plus ou moins à court d’imagination pour nous pondre une resucée de son œuvre…
Mais attention aux illusions de perspective notre littérature française doit beaucoup plus à Théocrite qu’à Homère. Peut-être est-ce de la faute de notre aimable syracusain si nous n’avons jamais pu accoucher d’une véritable poème épique national. Sans parler des échecs répétés des siècles précédents les petites épopées de Victor Hugo n’engendreront que la syncope de La légende des siècles. Un chef-d’œuvre certes, mais un canevas d’instants surajoutés, une mosaïque de tesselles inaboutie.
Le surtitre qui englobe nos trois poëtes alexandriniens reste à méditer. Bucoliques grecs nous sommes à l’opposé de l’anabase fondatrice de l’hellénisme. Virgile lui-même porte dans ses premiers poèmes la marque infamante de cette réduction. Et toute notre Pléiade s’abreuvera à cette préciosité minusculatoire. Vertige de l’imitation, carence de la reproduction toujours en deçà du modèle mythifié qu’elle se propose, l’épopée n’est plus à la mode, c’est le sonnet qui devient à la page.
Toujours la même attention sous-multipliée à la puissance 14 qui devient la norme. Entre la fixation du texte opérée par les savants exégètes de la Bibliothèque d’Alexandrie et les exactes théorisations mallarméennes il existe une continuité germinative. Cette régression ad libitum est un désastre, ce n’est pas un hasard si Mallarmé emploie cette image si antiquisante du coup de dès pour la fixer.
Pour filer la métaphore nous dirons que le coup de Vénus inscrit déjà les tours et détours de la carte de tendre. Tout cet entre-deux si français qui court en notre classicisme du seizième au dix-neuvième siècle, cette galanterie dans les mœurs épigrammatiques des très riches heures de notre noblesse ( mais la dernière pointe tue ) s’exhale de Théocrite.
Rendons ici un discret hommage à André Chenier qui rouvrit les vannes de la poésie lyrique. Il prépara par des voies antiques l’explosion de la poésie moderne. Il a abondamment puisé dans le trésor de l’alexandrinisme, n’hésitant pas à pasticher pour mieux s’inspirer. Emile Chambry a raison dans sa savante introduction de ne pas suivre à la lettre les indications et les leçons des philologues. Il est de fortes chances pour que telle pièce soit d’une main étrangère, pour que tel morceau attribué à Moschos soit plutôt de Théocrite à moins que ce ne soit exactement le contraire.
Broutilles que ces raisonnements alambiqués de clercs obscurs. L’important n’est point là. Il existe une petitesse pointilleuse de la littérature. En cela l’alexandrinisme est une calamité industrieuse qui a perverti bien de beaux esprits. Mais il est aussi ce moment de plénitude et triomphal où la lettre devient reine et splendeur.
C’est pour cela, pour cette royauté exhaussé de l’esprit humain pour la première fois institutionnellement proclamée que nous nous devons de lire et relire nos bucoliques grecs. Notre civilisation occidentale s’est inscrite-là en cette étrange coutume de tendre un miroir de papier à la représentation de ses rêves. La victoire de l’hellénisme n’est ni plus ni moins que le triomphe de la poésie sur notre barbarie intérieure.
André Murcie.