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  • CHRONIQUES DE POURPRE 420 : KR'TNT ! 420 : SAM PHILLIPS / MIKE WILHELM / NAKHT / CRITTERS / PANIK LTDC / NAKHT / RAT TAT TAT TAT / DIG IT ! / WASSUP ROCKER ?

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 420

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    23 / 05 / 2019

     

    SAM PHILLIPS / MiIKE WILHELM

    NAKHT / CRITTERS / PANIK LTDC

    RAT TAT TAT TAT / DIG IT ! / WASSUP ROCKER ?

     

    Uncle Sam

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    Quelque part au fond d’une humble cellule cistercienne, le moine Guralnick se livre corps et âme aux affres des vertiges de l’abnégation maximaliste. Il n’est plus que l’ombre de lui-même, mais son esprit ronfle comme le turbo-réacteur d’une centrale atomique. Il a déjà consacré dix années de sa féroce dévotion à Saint-Elvis dont il relate la geste en deux tomes, avec la minutie d’un apothicaire et l’acuité introspective d’un confesseur. Par son côté pénétrant, le verbe du moine Guralnick frise parfois le blasphème. Ses pairs comme ses lecteurs se demandent parfois jusqu’où le moine Guralnick peut aller trop loin.

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    Du haut d’une chaire en bois sculpté, Cowboy Jack Clement déclara un jour : «Si Elvis est une star, alors Sam Phillips est une superstar !» Cette sentence teinta tant et tant aux oreilles du moine Guralnick qu’il décida voici quelques années de se jeter à nouveau corps et âme dans l’étude de la vie d’un Saint. Il s’agissait bien sûr de Saint-Uncle Sam. Ce qui nous vaut un copieux volume, capable de caler la plus branlante des armoires normandes. L’objet vaut le coup d’œil : plus haut que large, râblé, court sur pattes, bien ramassé, aussi orange que le logo d’une entreprise de travaux publics, une vraie bible de sinécure !

    Le moine Guralnick nous brosse dans cette saga le portrait d’un homme qui échappe définitivement aux normes. Il le rencontre pour la première fois lors d’une inondation et le compare à un prophète de l’Ancien Testament, à cause de son aspect et de sa façon de s’exprimer. Le moine Guralnick apprend ensuite que la famille Phillips accueillait sous son toit les nécessiteux. Quoi que vous puissiez désirer, nourriture, vêtements, abri, affection ou amour, les parents d’Uncle Sam vous laissent entrer chez eux. Ils recueillent notamment Silas Payne, un vieux métayer noir devenu aveugle des suites de la syphilis. Le vieillard est un génie du poulailler qui, même aveugle, sait compter les poules sans se tromper. Adopté par la famille, Silas Paye devint Uncle Silas. Il baptise chacune des poules, elles sont des centaines, chante des chansons et raconte au jeune Uncle Sam une Afrique qu’il n’a jamais connue. Il vivra chez les Phillips jusqu’à sa mort. C’est auprès de lui qu’Uncle Sam découvre la liberté émotionnelle et cette incroyable générosité que savent prodiguer les plus pauvres parmi les pauvres. Ces valeurs intéressent au plus haut point l’Uncle Sam en herbe.

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    Dès le début du récit, on voit Sam Phillips enseigner à ses fils Jerry et Knox l’importance de devenir soi-même, la nécessité de devenir rebelle sans basculer dans la marginalité, de toujours choisir l’individualisme plutôt que le conformisme. C’est son crédo : «You don’t need to be an outcast to be a rebel !» Il dit aussi un jour au moine Guralnick : «Ne laissez jamais la célébrité et la richesse interférer avec ce que vous ressentez au fond de vous, moine Peter, si vous vous savez créatif.»

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    À l’aube de l’ère du 706, Uncle Sam en bave des ronds de chapeau. Pas seulement au plan économique. Comme Uncle Sam reçoit des nègres dans son studio, les voisins blancs lui font des remarques perfides - Everybody laughed at me - L’humour trash des rednecks dégénérés peut aller très loin, si loin vers l’horizon : «Oh tu sens bon aujourd’hui, Sam. Comme si t’avais pas traîné avec cette bande de nègres.» Il en faut bien davantage pour détourner Uncle Sam de son objectif. En attendant, il se tape son assistante Marion Keisker qui lui est tellement dévouée qu’elle dit être son esclave, une expression d’usage courant dans cette partie du monde. L’autre personnage clé de cette époque, c’est bien sûr l’immense Dewey Phillips, le prince de l’inconvenance, le faramineux animateur de l’émission Red Hot & Blue que tous les branchouillards éclairés de Memphis écoutent, comme on écoutait le Pop Club au temps de José Arthur.

    Dans la période qui précède la création de Sun Records, Uncle Sam doit travailler avec Leonard Chess et les frères Bihari, mais il comprend très vite qu’il ne fonctionne pas de la même façon. Les Bihari jouent un double jeu qui ne lui plaît pas, et Leonard Chess ne tient pas sa parole. Pour Uncle Sam, business et honnêteté sont deux mamelles libidinales indissociables. Pire encore : il découvre que Leonard le renard s’intéresse plus à l’excitment qu’au feel. Uncle Sam ne vit que pour le feel et voilà toute la différence. Tout le Sun System se situe là. Quand il dit au pauvre Malcolm Yelvington venu auditionner que sa country music ne l’intéresse pas, Malcolm lui demande ce qu’il cherche et Uncle Sam lui répond qu’il ne sait pas. Il saura quand il aura trouvé. On appelle ça une démarche intuitive. Il est en outre convaincu que la clé du mystère réside dans la connexion entre les races, il sait qu’il existe une relation spirituelle entre les blancs et les noirs, un héritage culturel qu’ils partagent depuis la nuit des temps du Tennessee. En attendant de trouver ce qu’il cherche, Uncle Sam se morfond dans son petit bouclard du 706 : «Ahhhhh, si seulement je pouvais trouver un blanc qui sonne comme un nègre et qui a le Negro feel, je pourrais devenir millionnaire !» S’il est venu s’installer à Memphis, la raison est simple. Il nourrit une conviction : cette ville regorge de talents qui n’attendent qu’une seule chose. Quoi ? Qu’on les découvre. Oh no no no, ce n’est pas une théorie de tour d’ivoire, c’est the goddamn truth ! Mais il lui faut un capital. Il va réussir à le constituer en vendant le contrat d’Elvis pour 40 000 $. Uncle Sam devient avec ce coup-là le Clausewitz du rock.

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    Quand il commence à travailler avec tous ces petits rockers blancs, il est convaincu qu’il tient la solution. Il a tout essayé auparavant, le hillbilly, le blues, le R&B, mais ça ne vend pas. Sun ne fait que survivre. Pénible situation. Uncle Sam sent bien que cette nouvelle musique que le Billboard qualifie de rockabilly va exploser dans le monde entier - This revolutionary music that combined raw gutbucket feel with an almost apostolic sense of exuberance and joy (Cette musique révolutionnaire qui combine le raw du slap avec une exubérance quasiment apostolique) - Aux yeux d’Uncle Sam, cette musique incarne l’essence du futur, la puissance du progrès, l’ivresse du défi, tout ce en quoi il croit mordicus cubitus. Sun Records devient vite une vraie usine. Tout repose sur la confiance qu’Uncle Sam a en lui. Eh oui, cette écurie de stars n’est en réalité qu’une petite boutique, a one-man operation. Uncle Sam encourage, enregistre, produit, diffuse, vend, promeut, il est partout. Les gens qui le voient parlent non seulement de l’intensité de sa ferveur mais aussi du vif argent de son regard. Uncle Sam est hanté par le wild sound du rockabilly, un mot qu’il déteste. L’intensité de son regard est telle qu’elle fout la trouille aux gens ! Jack Clement, du haut de sa chaire en bois sculpté dit même que «le cœur du génie de Sam était de savoir inciter les artistes à vouloir lui plaire». Ce bon Jack Clement dit aussi qu’Uncle Sam est le mec le plus dynamique qu’il ait jamais croisé dans sa vie. «There’s nobody like Sam. Il fout vraiment la trouille aux gens.»

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    Uncle Sam réalise soudain que le rock’n’roll peut changer le monde, grâce au défi qu’il incarne, grâce à sa liberté émotionnelle, grâce à son essence spirituelle. Il s’enflamme très vite : «Chacun des artistes qui est entré dans mon studio portait un lui une sorte croyance en Dieu, qu’il en fut conscient ou pas, qu’il l’ait exprimée ou pas, mais ils ont tous fini par me la révéler dans la façon dont ils faisaient ce qu’il faisaient.» Eh oui, pour Uncle Sam, tout cela relève de l’essence même de la spiritualité. C’est avec l’explosion de Jerry Lee dans le petit studio du 706 qu’Uncle Sam mesure l’incalculable portée de sa vision, car au commencement était non pas le Verbe, mais un tout petit laboratoire du son qui aurait su mettre le paquet sur la spontanéité plutôt que sur la perfection - A minimum of polish and a maximum of spontaneity.

    Uncle Sam est un mec sérieux. Il s’angoisse facilement et un jour son médecin Henry Moskowitz lui conseille de boire un verre ou deux de temps en temps, juste pour calmer la tension intellectuelle. Relax ! Uncle Sam n’y avait jamais pensé. Il suit le conseil du bon docteur et se met à siffler des verre de whisky avec du lait. Il est ravi de constater que ça le relaxe et il est d’autant plus ravi qu’il se découvre un nouveau rayon d’ouverture d’esprit.

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    Lorsque Carl Perkins et Johnny Cash le trahissent en allant signer en cachette chez Columbia, Uncle Sam encaisse bien le coup. Il commence par éviter de s’apitoyer sur lui-même et se dit que la vie lui va lui réserver d’autres belles surprises. Alors here we go ! Depuis toujours, il croit dur comme fer au pouvoir de la pensée positive - the power of positive thinking - Au fond, il se dit que les pauvres Carl et Cash se font rouler par «a bunch of bullshitters talking big money» (une bande de baratineurs à la mormoille qui promettent monts et merveilles). Même chose avec Roy Orbison, lui aussi attiré par les sirènes de la bonne fortune. Mais avec Roy, c’est encore un autre problème : Roy est un perfectionniste et le perfectionnisme terrifie Uncle Sam.

    Et puis à un moment donné, il finit par perdre confiance dans ses deux mamelles, le business du disque et le défi que constitue la gestion d’un label indépendant. Il voit venir les rouleaux compresseurs. Il voit venir l’emprise du very big business sur le marché du disque et le danger que ça représente pour le processus créatif. Uncle Sam décroche. Il se met à boire. Ça le relaxe. Il adore ça. Avec son gros nez rouge, il s’intéresse à l’actualité et admire Fidel Castro, c’est un héros, un révolutionnaire digne de la Révolution Américaine. L’épisode de la Baie des Cochons le choque par son côté stupide : comment ont-ils osé s’attaquer à un homme comme Castro qui défend les intérêts de son peuple ? Au plan personnel, Uncle Sam fait exactement comme bon lui semble. Il reste marié avec Becky, mais vit avec Sally. Jamais d’explications. C’est comme ça et c’est pas autrement. Si t’es pas content, c’est la même chose. He doesn’t give a fuck, comme on dit dans la région. Il se fout éperdument de ce que pensent les autres. Vers la fin de sa vie, Uncle Sam se met à prêcher des heures entières, avec ses cheveux et sa barbe rouge. Il se livre à ce que Jack Kerouac appelle the spontaneous bop prosody, ce qu’Uncle Sam appelle le free spirit.

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    Il accepte de tourner un docu avec Morgan Neville. Le plan de Morgan est de laisser Sam talk himself out, c’est-à-dire parler jusqu’à plus soif. Mais dans la vie de tous les jours, c’est exactement la même chose. Certains soirs, Uncle Sam convoque la famille, Jerry, Knox, Sally et leur enseigne les aspects psychologiques du business. Jerry n’en peut plus : «Ça devient ridicule, on est assis là pendant dix heures à l’écouter parler.» Uncle Sam place désormais toute sa foi dans le Verbe, non seulement pour modifier la structure des molécules et déplacer des montagnes, mais aussi pour ramener Jésus et le Rock And Roll Hall Of Fame à Memphis. Il s’épuise en vain. Le Hall reste à Cleveland et Uncle Sam ne pardonnera jamais à Ahmet Ertegün d’avoir influé pour le choix de Cleveland alors que de toute évidence, le choix de Memphis s’imposait.

    Le chemin de croix de Saint-Uncle Sam est jalonné de pierres blanches, c’est-à-dire de rencontres toutes plus spectaculaires les unes que les autres. Sans Uncle Sam, pas de rock, pas de rien. On en serait restés à Perry Como. C’est aussi simple que ça. B.B. King est l’un des premiers à entrer dans le studio d’Uncle Sam, mais il joue dans un style trop prévisible, même s’il tape dans le wonderful old Mississippi feel. Mauvaise pioche, car B.B. est le cousin de Bukka White, sans doute plus intéressant. Par contre, l’exubérance de Joe Hill Louis parle plus à Uncle Sam - Let’s go hey Caldonia ! - oui, le pouvoir hypnotique de ce boogie lui plaît infiniment, il dévore des yeux un Joe Hill Louis qui se met en transe - crude, raw, perfect in its imperfection - Uncle Sam envoie l’enregistrement de «Boogie In The Park» à Jules Bihari, mais comme personne n’a signé de contrat, Bihari dit à Uncle Sam qu’il n’y a pas de deal donc il n’y a rien. Uncle Sam est tellement choqué par cette arnaque de bas étage, par cet ignoble degré de bassesse, par l’horreur de cette infamie qu’il songe à monter un label. En attendant de prendre une décision, il découvre Roscoe Gordon qui selon lui, ne joue ni du blues, ni de la pop, ni du rock - So we’re gonna call it Roscoe’s Rhythm, lui dit Uncle Sam, qui hennit d’enthousiasme comme un étalon sauvage.

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    Un beau jour Leonard le renard débarque à Memphis. Il flashe sur Uncle Sam et son studio. Il voit tout de suite le blé qu’il peut tirer d’un partenariat et lui propose un deal à 50/50 à la tope-là mon gars. Le premier cut qu’Uncle Sam lui envoie par la poste, c’est le fameux «Rocket 88» d’Ike Turner, qu’on dit être le premier disque de rock’n’roll. Grâce à ce coup fumant, Leonard le renard va se faire des couilles de veau d’or. Pas Uncle Sam.

    Et donc enter Ike, qui vient de Clarksdale. Ike fait un carton dans le petit studio d’Uncle Sam, debout derrière son Wurlitzer et tapant comme un brute sur ses touches. Et comme l’ampli guitare est crevé, le son sort en fuzz. Dans la cabine de contrôle Uncle Sam exulte. Il saute en l’air. Cet Ike que les gens n’aiment pas va rester l’un des plus grands admirateurs d’Uncle Sam, et ce jusqu’à la fin, comme on peut le voir dans le film de Dick Pearce, On The Road To Memphis. On voit en effet entrer dans le champ un Ike dressed to kill en pantalon jaune et chemise mauve et quand Uncle Sam légèrement déstabilisé par un échange musclé lui demande : «Do you love me ?», Ike lui répond sans ambages : «You know I love you. Ain’t gonna never change.»

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    Après Ike, un autre géant se pointe au 706 : Wolf. Et son guitariste Willie Johnson, cherubic face and haunted eyes, qui semble jouer sur deux guitares à la fois - The dirtiest sound you could ever imagine - Uncle Sam frétille comme un saumon en rut. À ses yeux, Wolf est l’artiste définitif, «he sang with his damn soul». Wolf emprunte son howl au blue yodel de Jimmie Rodgers, mais aussi à Tommy Johnson, le bluesman de Crystal Spings, Mississippi, qui ponctuait son blues de worldless falsetto ululations. Avec Wolf, Uncle Sam trouve enfin ce qu’il cherchait : something different - The most different record I ever heard - Aux yeux d’Uncle Sam, si on ne fait pas quelque chose de différent, on ne fait rien. Quand Wolf part à Chicago en 1954 au volant d’un pick-up de 4 000 $, avec en poche les 3 900 $ tirés de la vente de la ferme que lui avait laissée son grand-père, Uncle Sam verse des larmes de sang - Wolf aurait amené une autre approche du rock’n’roll, l’équivalent d’Elvis - Et il ajoute : «J’ai eu beaucoup de chance, mais je regrette d’avoir perdu Wolf. Ça paraît dingue de dire ça, mais c’est un fait. Personne n’a pris autant de plaisir que moi dans la musique de Wolf.»

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    Puis il flashe comme un psychopathe sur Harmonica Frank, a beautiful hobo, short, fat, very abstract. Uncle Sam dit de lui qu’il avait une extraordinaire largesse d’esprit - He had the greatest mind of his own - Et ajoute que ceux que Kerouac appelait les clochards célestes ont par nature l’esprit beaucoup plus ouvert que la moyenne des gens - and that fascinated me from the beginning - Le problème, c’est qu’Harmonica Frank est dur à vendre. Pourquoi ? Parce qu’il faut le voir jouer. C’est un visual act, il chante avec un harmo dans sa bouche, a very fascinating character et Uncle Sam dit qu’on ne gaspille pas les fascinating characters.

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    Bon, Uncle Sam renâcle à monter son label. Il sait que ça va lui bouffer du temps, alors que seule la partie créative du process l’intéresse. Certainement pas la compta. Un jour Sleepy John Estes débarque au 706. Il est aveugle depuis deux ans et vient de s’acheter un dentier. Il commence à chanter et comme son dentier le gêne, il le jette à travers la pièce. Paf ! Ça frappe beaucoup Uncle Sam qui adore les gens authentiques. Alors il lui demande de ramasser son dentier et lui dit : «Save them teeth, you might have a girlfriend that you want to see» (Ramassez votre dentier, ça peut vous servir pour draguer une copine).» Malheureusement, Uncle Sam ne parvient pas à vendre Sleepy John Estes. Cet enregistrement qu’il considère comme priceless ne sortira que trente ans plus tard, en Angleterre. Voilà où réside le génie d’Uncle Sam : dans le temps qu’il accorde à tous ces artistes extraordinaires. Et c’est loin, très très loin d’être fini. Rufus Thomas passe aussi au 706 pour enregistrer le fameux «Bear Cat», pompé sur le «Hound Dog» de Big Mama Thornton, ce qui vaudra à Uncle Sam un procès intenté par Don Robey, le propriétaire du hit. Ah et puis tiens, voilà Elvis. Première session et découverte d’un son nouveau avec un Uncle Sam qui depuis la cabine lance aux apprentis sorciers : «Try to find a place to, start and do it again !» - Et vlan, c’est «That’s Alright Mama» en une prise, sans studio tricks - There was just the purity of the music - Après cette session qu’il faut bien qualifier d’historique, quand Elvis, Scotty et Bill sont repartis chez eux, Uncle Sam reste seul au 706 pour savourer ce moment. Il vient de découvrir un continent. Mais à la différence de cet abruti de Christophe Colomb, Uncle Sam ne fera pas de mal aux gens, bien au contraire. Le sommet de sa collaboration avec Elvis sera «Mystery Train» : à la fin, on entend Elvis éclater de rire. Il croyait que la prise était finie, mais non, la bande tournait - It was in Sam’s mind the very essence of perfect imperfection (dans l’esprit de Sam, on avait là l’essence de la parfaite imperfection).

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    Uncle Sam vend donc Elvis pour sauver Sun, mais il ne peut pas schmoquer le Colonel. D’ailleurs, il l’appelle Tom, et non Colonel, et n’a absolument aucun respect pour ce porc qui l’a insulté en insinuant qu’Elvis n’aurait jamais connu le succès s’il était resté sur un petit label comme Sun. Uncle Sam a vu en outre Parker phagocyter le pauvre Bob Neal et réussir à récupérer le management d’Elvis. Uncle Sam a une sainte horreur des manigances. Alors on imagine sa tête quand il entend dire, bien des mois avant la vente effective du contrat, qu’Elvis est à vendre. Oh, une simple rumeur ! Mais ça le rend fou, car ça met sa boîte en danger. Alors il tape du poing sur la table et appelle Bob Neal pour lui demander des comptes. Il explique à ce con de Bob que cette rumeur est non seulement en train de couler Sun, mais pire encore, elle met sa vie en danger, you’re messing with my life. Il atteint un niveau de colère homérique : «That has got to stop !» (Il faut arrêter ça immédiatement). Mais c’est trop tard.

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    C’est là qu’il comprend qu’il doit vendre. Il doit passer par cette ordure de Colonel et ça le débecte, il ne supporte pas qu’on l’oblige à agir contre son gré, mais en même temps, la froideur de son intelligence lui commande d’agir et de vendre. Le génie d’Uncle Sam consiste à transformer une situation éminemment périlleuse (les manigances du Colonel dans son dos) en remise à plat financière, celle qui va lui permettre de continuer à découvrir des artistes différents en toute liberté, dans la joie de Sun et dans la bonne humeur du power suprême. Ce dont sont manifestement privés RCA et le Colonel. Quand Uncle Sam entend le premier single d’Elvis sur RCA, le fameux «Heartbreak Hotel», il grommelle - It was just too goddamn slow for a rhythm man - Et ajoute que ça sonne comme a morbid mess. Uncle Sam dit et redit à Steve Sholes, le mec qui a financé le rachat du contrat d’Elvis : «N’essayez pas de transformer Elvis en ce qu’il n’est pas. Ce serait une grave erreur que de vouloir en faire some damn country artist, ou n’importe quoi d’autre, si ça ne lui correspond pas. Just keep it as simple as possible.» Évidemment, ces pommes de terre vont faire tout le contraire et transformer un mec aussi parfait qu’Elvis en baudruche. Bien des années plus tard, Elvis invite Uncle Sam à venir le voir chanter à Las Vegas. Ils se retrouvent après le concert et Uncle Sam lui dit que «Memories» est une chanson qui plombe le set. Mais Elvis lui répond : «Mais Monsieur Phillips, j’adore cette chanson». Et bien sût il va continuer de la chanter. Et quand Uncle Sam déclare qu’Elvis est depuis Jésus le plus grand homme qu’on ait vu marcher sur terre, il est obligé de préciser : «Je ne parle pas de lui en tant qu’individu mais en tant qu’influence.»

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    Et puis voilà Carl Perkins. Uncle Sam entend tout de suite quelque chose dans sa voix There was some real push to the way this old lantern-jaws farm boy played and sang (Il y avait vraiment un truc puissant dans la façon dont jouait et chantait ce plouc à gueule de lanterne) - Il sonnait comme un hopped-up Hank Williams par la façon dont il sautait sur le râble de ses paroles. Mais Uncle Sam est encore plus éberlué par sa façon de gratter sa gratte, par les dancing little fills qu’il place entre deux hoquets spasmatiques, par la façon dont il alterne la chant et la guitare, avec un naturel qu’il n’a encore jamais vu chez les autres hillbillys. Uncle Sam est complètement fasciné par Carl’s coutagiously upbeat, shimmering hop style. Il dit à Carl qui rougit de fierté : «You’re my rocker now !» Sacré compliment, surtout après le départ d’Elvis. «Blue Suede Shoes» explose la boutique Sun. Les ventes atteignent les 865 000 copies durant le deuxième trimestre 1965. Au secours ! Ils ne sont que trois chez Sun, Uncle Sam, Marion et Sally - The world had turned upside down - Ils y passent les jours et les nuits, à faire les cartons, à taper les factures, l’enfer ! Pour Carl, Uncle Sam est un dieu : c’est lui qui lui paye ses premières fringues chez Lanski, puis sa première Cadillac. Mais quand il vient la chercher pour aller enregistrer sa première télé à New York, elle n’est pas prête. En attendant, Mr. Canepari lui propose une Chrysler Imperial huit places de 1953, «built like a railroad car», oui, solide comme un wagon de chemin de fer. Quand Dick Stuart s’endort au volant de la Chrysler, la bagnole fait quatre tonneaux et plonge droit dans un ravin. C’est la solidité de la Chrysler qui sauve la vie de Carl. Merci Mr. Canepari !

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    Mais comme chacun sait, Uncle Sam ne s’entend pas aussi bien avec tout le monde. Exemple, Charlie Feathers, the cream of the crop, un esprit incandescent basé à Shayden, Mississippi, pas loin d’Holy Springs. Un Charlie Feathers élevé au bluegrass de Bill Monroe et au cotton-patch blues, mais doté d’un sale caractère. Il ne croit personne. Il fatigue tout le monde. Uncle Sam n’en veut pas. Trop country.

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    Épisode beaucoup plus épineux : Johnny Cash. Aux yeux d’Uncle Sam, Johnny Cash n’est pas simplement un nouveau bon chanteur, c’est un chanteur différent - a singular one - Uncle Sam le fabrique littéralement. Il en fait une star. Le problème c’est que Johnny Cash se conduit comme la dernière des bordilles. Il signe en cachette un pré-contrat chez Columbia qui prend effet le jour où son contrat Sun s’achève. Méchante connerie. Johnny Cash ne sait même pas comment il va pouvoir annoncer la nouvelle à Monsieur Phillips, un homme auquel il doit tout, absolument tout, sa chemise, sa bagnole et sa femme. Sans Uncle Sam, Cash n’est rien. Sans Uncle Sam, Cash n’est qu’un con. Et ce con réussit l’exploit de lui faire un enfant dans le dos. Ah ils sont forts, les Walk the line ! Évidemment Uncle Sam entend parler de cette histoire de pré-contrat. Mais il refuse d’y croire. La rumeur persiste, véhiculée par les distributeurs. Même genre de rumeur que celle qui annonçait la vente du contrat d’Elvis. Mais si, il a déjà signé chez Columbia ! Uncle Sam n’y croit pas. Il fait confiance. Si c’était vrai, Johnny lui aurait dit. Et si c’est un problème d’argent, une augmentation du pourcentage des royalties, on règle ça d’homme à homme. Hélas, il finit par apprendre la vérité. Il appelle aussi sec ce con de Bob Neal qui est forcément au courant et lui dit qu’il arrive dans cinq minutes et qu’il veut voir Cash. Il voit Cash et lui balance, en le fixant dans le blanc des yeux : «Alors tu as signé avec un autre label ?» Et Cash répond, en fixant le sol : «Oh non, Monsieur Phillips, c’est pas vrai !» Uncle Sam est atterré. Il a des bulles au coin de la bouche. Cash lui ment ouvertement - The man was lying to him to his face - Il ment comme un arracheur de dents. Une authentique sous-merde. La reine des fiottes. Le pire résidu de fausse-couche qui ait jamais existé ici bas. Uncle Sam sait qu’il ment car il a mené l’enquête en se rendant à l’American Federation of Musicians à New York. Il sait que Cash a signé un agreement. Cash continue à nier. La scène est tellement atroce qu’on souffre avec Uncle Sam. L’air devient irrespirable. Le pauvre Uncle Sam rôtit en enfer à cause de cet homme en qui il plaçait toute sa confiance. Plus question d’écouter les disques d’un mec comme Cash.

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    Bien atteint malgré tout le power of positive thinking, Uncle Sam tente de redémarrer avec des gens comme Warren Smith et Sonny Burgess, mais la magie Sun en a pris un coup dans le casque. Bon, Uncle Sam trouve que Warren Smith dispose d’un potentiel illimité pour la country, donc c’est pas sa came. En plus, Smith n’est pas particulièrement bien apprécié par ses musiciens. Uncle Sam ajoute que Smith est le genre de mec qui a besoin d’être adulé. Mec compliqué. Par contre, c’est beaucoup plus simple avec Sonny Burgess qui ramène chez Sun un peu de ce mayhem qu’apprécie tant Uncle Sam. Il enregistre une version pourrie de «Red Headed Woman». Sonny veut la refaire mais Uncle Sam la trouve parfaite. Pareil avec le «Come On Little Mama» de Ray Harris, joué et chanté à la maniacal energy. Les paroles sont incompréhensibles et Uncle Sam adore ce genre de frichti éruptif. Roy Orbison ramène aussi sa fraise au 706 et comme il voit qu’Uncle Sam ne s’intéresse pas assez à lui, il quitte Sun dans la foulée de Carl Perkins et de Johnny Cash. Uncle Sam ne fait rien pour le retenir. Roy est trop parfait. C’est pas sa came. D’ailleurs, il avait confié à son nouveau lieutenant Jack Clement le soin d’enregistrer et de produire Roy Orbison. Clement voulait aussi produire Cash et Carl Perkins, mais Uncle Sam se les réservait.

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    Un beau jour, Jerry Lee débarque chez Sun avec son père Elmo et annonce qu’il est le Chet Atkins du piano. Comme Uncle Sam est en déplacement, c’est Jack Clement qui l’auditionne. C’est même tellement bien qu’il l’enregistre. De retour au bercail, Uncle Sam écoute la bande et s’exclame : «Now I can sell that !» Il veut Jerry Lee au 706 aussi vite que possible. Il s’aperçoit très vite que Jerry Lee est le mec le plus talentueux qu’il ait rencontré. Pas le plus charismatique (c’est Elvis), pas le plus menteur (c’est Cash), pas le plus profond (c’est Wolf), mais le plus musical, celui qui shoote le plus de jus dans sa musique. Un type capable de s’approprier n’importe quelle chanson pour en faire du Jerry Lee. Uncle Sam n’a encore jamais rencontré un type doué d’une telle confiance en lui. Et tout explose avec l’enregistrement de «Whole Lotta Shakin’ Goin’ On», a breathtakingly iconic moment, J. M. Van Eaton et Roland Janes accompagnent ce démon de Jerry Lee, puis ils enregistrent l’encore plus faramineux «Great Balls Of Fire» composé par un nègre nommé Otis Blackwell. Jerry Lee monte à New York et débarque devant les caméras du Steve Allen Show et à la fin du set, il donne un violent coup de talon dans son banc de pianiste. Comme par réflexe, Steve Allen renvoie le banc d’un coup de pied sur scène. Godness Gracious ! «Whole Lotta» se vend à un million d’exemplaires. Jerry Lee explose Sun à son tour. Puis le scandale éclate à Londres et la carrière du pauvre Jerry Lee bat de l’aile. Uncle Sam fait partie de ceux qui prennent sa défense. Ses cachets passent de 10 000 $ à 250 $. Jerry Lee sait qu’il ne peut rien faire. Se jeter par terre et pleurer ? No way. Il reste Jerry Lee, the only one.

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    Avec Billy Lee Riley, Uncle Sam rencontre le même problème qu’avec Charlie Feathers : temperamental and difficult to work for. Surtout quand il a bu. Et ses disques ne sonnent pas comme des hits aux oreilles d’Uncle Sam, ce qui est bien pire. Mais quand il se rend à Chicago et qu’il voit Chuck Berry en session chez les frères Chess, Uncle Sam voit toute la différence. Pour lui, Chuck a cet abandon. Rien ne peut résister au génie de Chuck. Dernier essai avec Charlie Rich, un pianiste extraordinairement doué et amateur de jazz. Aux yeux de Barbara Pittman, la compagne de Jack Clement, Elvis était mignon, mais Charlie est vraiment un bel homme - Handsome - Uncle Sam voit clairement son potentiel artistique. Charlie Rich amène un autre genre de sex appeal chez Sun, avec ses cheveux grisonnants et sa forte stature.

    Autour d’Uncle Sam gravitent son frère Jud et ses fils Jerry et Knox. Jud s’est mis à boire pour de vrai, il boit en allant se coucher et il boit dès le réveil. Mais il est tellement flamboyant qu’on ne sait jamais s’il a bu ou pas. Jerry commence à se faire tatouer et Uncle Sam s’en aperçoit. Il lui lance : «Man, if you want to be a freak why don’t you just cut your damn arm off ?» (Fils, si tu veux te rendre intéressant, pourquoi ne te coupes-tu pas un bras ?). Une sortie digne des oracles de Delphes qui reste dans la légende de la famille Phillips.

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    Mais au fond de lui, Uncle Sam en a marre. Il songe déjà à vendre Sun. Il voit comment évolue l’industrie musicale et il sent que les jours des labels indépendants sont comptés. Inutile de se raconter des histoires et d’en raconter aux autres, surtout aux artistes sous contrat. Le 1er juillet 1969, il vend Sun à Shelby Singleton. Il faut savoir que Warner Bros. a racheté Atlantic en 1967 pour la coquette somme de 17,5 millions de $ et Leonard le renard a vendu Chess à GRT 6,5 millions de $ en décembre 1968. Le moment est venu de passer à autre chose. Jerry Lee en veut terriblement à Uncle Sam : «Sam Phillips screwed everything up». Après la vente, Uncle Sam décide de se retirer et pendant vingt ans. C’est simple, il disparaît complètement des radars. Il vit de ses rentes et gère des stations de radio. Il se laisse pousser les cheveux et la barbe et teint tout ça d’une couleur qui mettra un peu de temps à se stabiliser. Méchant look ! Pour lui, c’est plus une question d’obligation que de vanité de soigner son look.

    Lorsque le docu de Morgan Neville est présenté à Memphis, on organise à la suite un concert en l’honneur d’Uncle Sam. Fier d’avoir été avec les Jesters le dernier artiste produit par Uncle Sam, Jim Dickinson monte sur scène et claque une violente version de «Cadillac Man». Puis Billy Lee Riley, costard rouge et white hair rocks the house avec son vieux «Red Hot». S’ensuit Ike Turner, aussi jeune de corps et d’esprit qu’Uncle Sam, qui s’en vient stormer Memphis avec «Rocket 88». C’est à Jerry Lee que revient l’honneur de fermer la marche des géants, ce qu’il fait in typical Jerry Lee Lewis fashion, avec un coup de talon dans le banc de pianiste.

    Uncle Sam est un gros veinard. Ses deux femmes, Sally et Becky l’ont adoré jusqu’au bout. En 1993, pour le cinquantième anniversaire de leur mariage, Becky lui écrivit : «Mon très cher Sam. Voici cinquante ans, j’ai offert mon cœur à l’homme de mes rêves. Dès le premier moment où je t’ai vu, ce jour de pluie en septembre, j’ai su que tu serais l’homme que l’allais aimer ma vie entière. C’était un sentiment vraiment surprenant. J’en étais convaincue, sans même y avoir réfléchi. J’éprouvais réellement ce sentiment... alors que je te voyais pour la première fois avec ce vent et cette pluie sur tes cheveux.»

    Signé : Cazengler, Sam Syphilis

    Peter Guralnick. Sam Phillips. The Man Who Invented Rock’n’Roll. Little, Brown 2005

     

    Le dilemme de Wilhelm

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    Un vieux copain d’enfance me disait l’autre jour : « La dernière fois que je t’avais vu dans les années soixante-dix, tu avais l’album de Mike Wilhelm dans les mains. Et quand je t’ai revu trente ans plus tard au salon, tu avais le même disque dans les mains. Bizarre, n’est-ce pas ? »

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    Bizarre en effet. J’avais ramené cet album de Londres en 1976. Mike Wilhelm était entré chez moi par la grande porte avec Loose Gravel et le single « Frisco Band » et il faisait alors partie de la bande des héros, au même titre que les Groovies, les Stooges et Captain Beefheart, Jerry Lee, Wolf et Jesse Hector. Il est vrai qu’à l’époque de la parution du single, nous écoutions « Frisco Band » en boucle. Et cet album ramené de Londres - simplement titré Wilhelm - n’en finissait plus d’épater la galerie. On trouvait sur ce disque des versions imparables de classiques du blues, de type « Dust My Blues », que Mike envoyait dans la barbe d’Elmore, il fallait voir comme. On sentait tout de suite que Mike Wilhelm était un éminent spécialiste du blues. Il sortait un son énorme, avec ce vieux standard. Chris Wilson faisait partie de l’équipe qui jouait « Slow Blues », un blues classique joué dans la meilleure des traditions. On trouvait aussi sur cet album le fameux « Junko Partner » dont parle Dr John dans se mémoires, le chant des taulards d’Angola. Dennis Wilson se trouvait dans les chœurs. Mike Wilhelm tapait aussi dans le folk-rock dylanesque avec « Goin’ To Canada ». Il chantait à la force d’une voix terrible. Et on tombait ensuite sur « Styrofoam », popularisé par Sean Tyla, pur jus de blues-rock monté au gimmick marche-arrêt dans une fantastique ambiance de son clair. Encore plus spectaculaire : « Black Mountain », fouillis de guitares monté sur drumbeat choo-choo train, fantastique épopée et l’harmo fait le sifflement du train round the bend. Puis Mike tape dans une subtile compo de John Phillips, « Me And My Uncle » et en fait un blues de desperado, c’est la vraie voix du blues blanc - Texas cowboys rode into town - Il tape ensuite dans le psyché californien de très haut vol - type Moby Grape - avec « Hear The People ». C’est le grand rock californien pris dans la vélocité des nappes de bottleneck ensoleillées. S’ensuit un fantastique heavy blues, « Bad News », amené au stomp, et on sent la merveilleuse alchimie de la moutarde qui monte au nez. Il termine sur un hommage sidérant à Robert Johnson, « Phonograph Blues », qu’il joue seul. Vous cherchez un grand disque ? En voilà un.

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    Pour ceux qui voudraient écouter « Frisco Band », rien de plus facile : on trouve ce cut magique sur une espèce de compile parue en 1996, « Thanks For The Memories ». Il semble que Loose Gravel ait été enregistré en 1976 dans un café de Frisco. Les morceaux sont exceptionnels. Mike Wilhelm et ses deux collègues jouent une sorte de folk-rock acide, au sens ravageur du terme. Avec « Blue Skies & Sunshine », il tape dans l’atmosphère des bouges. « Can You Do it/ Waiting In Line » est un vieux boogie blues sans espoir. Mike Wilhelm attaque « Frisco Band » au bottleneck et emmène le cut aussi sec à l’autel des dieux du rock. Il chante ça au velouté, avec un léger parfum de gangstérisme - We’re a Frico band in your town - Il enchaîne avec le « Love In Vain » de Robert Johnson et indique que le vieux Robert l’a volé à Mick Jagger en 1936. Hommage stupéfiant. Il fait décoller ce truc et bricole une chute terrible - All my love in vain - Il continue avec du Robert Johnson revu et corrigé par Johnny Cash : « Travelin’ Riverside Blues ». On tombe sur le vieux tagaga des Memphis Three. Mais Mike en fait une horreur de blues rock. Puis c’est « Gravel Rash », boogie blues rock embarqué pour le meilleur et pour le pire - Gravel rash baby ! - et il revient au heavy blues pour « Sittin’ On Top Of The World ». On trouve à la suite des versions superbes de « Styrofoam » et de « Dust My Broom ». Mike chante comme un bandit de grand chemin. Il tape aussi dans le fameux « The Last Time » des Stones pour rigoler. Le riff est là, fidèle au poste. Pour un disque passé inaperçu, c’est pas mal, non ?

    Desperado ? Charlatans ? Loose Gravel ? Avec Mike Wilhelm on entre dans un univers exceptionnellement riche. Il suffit de voir les rares photos de Loose Gravel, ce trio de bikers californiens chevelus qui ressemblaient à de vrais truands. Mike Wilhelm portait les cheveux longs séparés par une raie sur le côté, une longue barbe et du cuir noir. Ses joues étaient creuses et sa mine rébarbative. Sur son site, il fait mention de la piraterie et rappelle qu’il existe un lien entre San Francisco et les pirates, par le simple fait que Robert Louis Stevenson y séjourna. Stevenson ? Oui, l’auteur de L’Ile Au Trésor et donc de la fameuse chanson « The Derelict » qu’on retrouve sur le mini-album « Back On The Barbary Coast » qu’il enregistra avec Chris Wilson - Fifteen men on a dead man’s chest/ Yo ho ho and a bottle of rum ! - Mike et ses frères de la côte - James Ferrel, Danny Mihm et Chris Wilson - trinquaient à la santé du diable avec « The Derelict ». Ils entonnaient cette chanson de pirates avec ferveur et nous donnaient à savourer un pur moment de sauvagerie mythologique.

    Il faut dire que Mike Wilhelm est une force de la nature. Il parle comme Mark Lanegan d’une voix naturellement grave, joue de la guitare comme un virtuose et combine tout ça avec une physionomie d’aventurier, visage taillé à la serpe avec des pommettes hautes et le regard plissé d’un homme qui ne craint ni la mort ni le diable.

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    L’amusant de la situation est qu’il a, comme beaucoup d’artistes cultes, échoué à une époque sur New Rose : on trouvait sur ce label si injustement critiqué des gens comme Bruce Joyner, Jeffrey Lee Pierce, Chris Bailey et Tav Falco, pour ne citer que les plus connus. Mean Ol’ Frico parut sur New Rose en 1985 dans la plus parfaite indifférence, et pourtant, quel album ! Mike y chantait « A Moving Experience » d’une voix de crocodile et attaquait ensuite un boogie blues affolant de tenue et d’intégrité, « Can’t Bank On You ». On trouvait dans son backing band des gens comme John Cipollina et Greg Elmore, de Quicksilver. Cipo passait une fantastique partie de slide dans « Howard Hughes Bughes » et on se retrouvait dans une espèce de Chicago blues à la Butter avec de l’harmo, des cuivres et un joli driving beat. Wow, quel son ils sortaient ! Puis Mike tapait dans une vieille compo de Van Dyke Parks, pur country-rock lumineux qui renvoyait au temps béni des Charlatans. On avait là une vraie chanson au son plein et imprégnée d’esprit intrépide. Mike Wilhelm jouait comme un dieu. Précisons qu’à cette époque, on trouvait très peu de disques de ce niveau. Puis il nous gâtait avec une reprise sublime de « Chimes Of Freedom » et marquait ainsi son allégeance à Bob Dylan. Sur la B, il repassait au son classique californien avec « Jamming In The Park » qui sonnait comme Quicksilver, logique, vu qu’on y retrouvait Cipo, Greg Elmore et le beat de « Mona ». S’ensuivait un « Bead Deal Blues » intense et suivi à la clarinette et Mike revenait à Dylan avec « From A Buick Six » superbe d’embarquement pour Cythère. Pour finir, il rendait deux hommages vibrants : le premier à Muddy avec « All Aboard (Mean Ol Frisco) » chanté dans l’esprit et battu à la diable par Greg Elmore, et le second à Big Bill Broonzy, « Keys To The Highway » qu’il jouait à la décontracte absolue. Ah mais quel fantastique bluesman !

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    Autre album de Mike Wilhelm sur New Rose : Wood And Wire. C’est l’occasion de tirer un coup de chapeau à Patrick Mathé, le boss de New Rose, qui fit paraître un album condamné d’avance. Mike Wilhelm joue ses cuts à l’ongle scintillant et au picking éclairé, avec un son extraordinaire. Avec « Charlie James », on s’ébahit de la virtuosité de ses ongles. Ah il faut l’entendre ramener sa grosse voix de bouc ! Il chante « 500 Miles » comme un punk et joue en picking. Il gratte tous ses trucs à l’ongle sec. Ce picking de cordes claires finit par monter au cerveau. Avec Nob Hillbillies », on voit qu’il en pince de plus en plus pour le picking. Mike Wilhelm pourrait bien être l’orfèvre florentin du bluegrass d’herbe grasse. Il joue « C Street Rag » au coin d’un chariot de la Conquête de l’Ouest. Franchement, le mec de New Rose était courageux de sortir un album aussi âpre - comme le sont tous les albums de puristes, Don Cavalli, John Fahey, etc. - Mike Wilhelm prend « Devil’s Gate » à l’haletante. Il joue des arpèges mystérieux et passe à la virtuosité survoltée. Avec « I Saw Her », on croirait entendre Alexandre Lagoya au coin de feu, dans les ruines d’un ranch isolé. Il a une flèche plantée de la dos et au loin hurlent les coyotes. Il va bientôt s’écrouler dans les braises. Puis il claque « Ghost Train » à l’ongle SNCF et tape « Love Is Strange » à l’arpège cavaleur. Il y a dans cet album un brouet de technicité qu’on ne voit pas couramment.

    Les Charlatans étaient comme les Groovies, un gang à part. Ils s’habillaient avec des costumes « victoriens » et sur pas mal de photos, on les voit porter des armes. C’est l’époque où ils jouaient au Red Dog Saloon, à Virginia, dans le Nebraska. Ils portaient des armes, parce que dans ce patalin, tout le monde en portait. Mike portait un Colt 45 Peacemaker et les autres avaient des Derringers. Il avait aussi un 357 Magnum chargé dans la poche arrière. Michael Ferguson portait en permanence un Beretta. Mike explique qu’il n’y avait que 5 flics dans tout l’état et des rednecks partout. Alors forcément, comme les Charlatans portaient les cheveux longs, ils se mettaient en danger. Les gens disaient à Mike :

    — T’as l’air d’un freak et tu portes une arme ? Alors tu ne dois pas être si con que t’en as l’air.

    À l’époque des Charlatans, Mike est surtout fasciné par Nervous Norvus, Johnny Cash et Carl Perkins qu’il tient pour l’un des plus grands guitaristes de rock. Il écoute aussi John Lee Hooker et B.B. King (« Powerful stuff »). Il rappelle surtout qu’il s’est mis à jouer de la douze cordes à cause de Leadbelly. Sa première douze fut une Dan Electro puis quand il en eut les moyens, il s’offrit une Rickenbacker.

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    L’album officiel des Charlatans sort en 1969. Il s’ouvre sur un énorme classique folk-rock digne des Byrds, « High Coin ». On sent immédiatement la classe dominante. On trouve quatre brillantes compos de Darrell De Vore sur cet album, à commencer par « Easy When I’m Dead » joué avec le brio du brillant. « Time To Get Straight » est digne de figurer sur l’album « Five Dimensions » des Byrds, ainsi que « Doubtful Waltz » et « When The Movies Are Over ». Cette belle pop psyché sonne au velouté du gros cirque californien. Ces morceaux envoûtent littéralement. Mike Wilhelm se réserve la part du lion avec « Folsom Prison Blues ». Il sort sa meilleure vox populi et joue ce cut culte au picking des Appalaches mâtiné de bluegrass d’Orzac. Wow, quelle petite pêche alerte ! Ça grouille de jus. Mike prend son « Wabash Cannonball » au débotté et en fait un sacré rock’n’roll de country-size des collines de la frontière sauvage. Ce mec sait rester altier. Mike Wilhelm fut conçu pour jouer et chanter du rock, ça ne fait aucun doute, il a toutes les incitations, toutes les déclinaisons, toutes les dispositions et toutes les installations pour ça.

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    Deux albums des Charlatans sont sortis dans les années 80 : Alabama Bound et The Autumn Demos. L’un comme l’autre sont hautement recommandables car très joués. C’est la branche swing de la scène de San Francisco. Quand on écoute « Alabama Bound », on voit que ces musiciens sont très sérieusement ancrés dans le son bluegrass d’accords clairs. Ils jouent comme de parfaits démons. Voilà ce qu’il faut bien appeler un jug-band, comme l’étaient les Groovies au temps de Sneakers. De la même façon que Jim Dickinson, ils se passionnent pour le « Codine » de Buffy Sainte-Marie. Le morceau-phare de l’album s’appelle « Devil » - I’d like to be the devil to satisfy my man - Sacrément accrocheur, arpeggié dans l’âme. Et on a ce fabuleux country-rock à la suite, « Long Came A Viper », beau brin de hit dylanesque, avec exactement la même diction. Sur « By Hook Or Crook », ils sonnent carrément comme les Stones d’« Off The Hook » et sur « Baby Won’t You Tell Me », Mike Wilhelm prend un solo à la sauvage incroyablement dédouané. L’A s’achève sur l’excellence ferroviaire de « Side Track ». Ils démarrent la B avec une reprise des Coasters, « The Shadow Knows » et enchaînent avec « 32-20 » de Robert Johnson, emmené à grand train de choo-choo et joué à la dentelle des enfers par l’ami Mike. Ah quel rythme ! Ce mec est beaucoup trop doué. Quant au mimi-LP des Autumn Demos, c’est encore pire. On goûte à l’incroyable vitalité du son dans « The Blues Ain’t Nothing ». Ces gens-là ont le diable dans le corps. En B, on tombe sur « No 1 », une belle pièce de folk-rock qui sonne comme un hit inconnu et qui est une parodie des hits sixties. Quant à « Jack Of Diamonds », c’est joué au tagada, mais pas celui de Johnny Cash, c’est un tagada beaucoup plus soutenu. On est là dans le far-west de saloon. Simple souci cohérence.

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    Mike Wilhelm est toujours d’actualité. En 1997 paraissait Live In Tokyo et bien sûr il attaquait avec « Banzai Boogie », un énorme raid de boogie. Plus loin il présentait « Charlie Jones » : « This is a song I learned from Mance Liscomb, from Texas. It’s called Charlie Jones ! » - Et il nous claquait ça à l’arpège ultime. Puis il annonçait « Stateboro Blues » : « This is by Blind Willie MacTell ! » Et il jouait des milliers de notes claires. Ça devenait particulier, car on entendait beaucoup trop de notes. Même chose avec « Friend Of The Devil », trop chargé de notes claires. Mike nous chantait ça au beau baryton tout en démultipliant ses kyrielles de notes translucides. Puis il allait chercher « Fresno Shuffle », un vieux shuffle des années cinquante. Il swinguait bien son chant, oooh bah doo bee doo wapp ! Il revenait au blues des origines, avec Robert Johnson et son fameux « Come On In My Kitchen » et comme John Hammond, il enchaînait avec « Walking Blues » - My favorite memory of Pigpen playing guitar for the Grateful Dead - Il présentait chaque fois ses chansons d’une manière spéciale. Pour « C Street Rag », il lançait aux Japonais : « That sounded like many pianos pushed down a cliff. This is my attempt to recreate that sound ! » - Et il bouclait son set avec un fantastique « Love Is Strange » joué en duo avec un guitariste japonais - When you get it you never want to quit !

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    En 2002, il sortait « Junko Partner », encore un sacré disque, qui est aussi une sorte de compile, puisqu’on y retrouve pas mal de choses connues de nos services. Elle vaut évidemment d’être traquée et rapatriée, car c’est du double concentré de Mike Wilhelm. On y retrouve le fantastique « Goin’ To Canada », fantastique aventure folk-rock des familles, ainsi que « Styrofoam », vrai punk-rock stratosphérique. Mike revient à l’Americana des Appalaches avec « Black Mountain » et c’est avec une joie non feinte qu’on retrouve sa fabuleuse version du « Me And My Uncle », le folk-blues signé John Phillips. Avec « Slow Blues », on est au cœur du blues à l’état le plus pur et Mike enchaîne avec sa version sauvage de « Dust My Blues ». Merveilleuse pièce que ce « Bad News » heavy-boogie joué à la slide. Puis il sort sa meilleure voix de crocodile pour « A Moving Experience ». Comme tous les grands chanteurs américains, il bouffe tout. Il passe ensuite au heavy blues avec « Can’t Bank On You » et nous gratifie d’une belle dégelée atmosphérique. Et voilà une version magique de « High Coin », l’un des hits de l’album des Charlatans. Rien d’aussi lumineux, Mike l’emmène au paradis du picking enchanté. C’est mélodiquement pur et rehaussé de tortillettes country. Hallucinant ! Pur génie. On voit rarement des cuts aussi effervescents. Puis il explose littéralement le beau « Chimes Of Freedom » de Dylan. Il rejoint son idole à l’angle de la mélodie. Il rend aussi hommage à Bo et à Quicksilver avec « Jammin’ In The Park », puis avec « From A Buick To Six », il devient carrément violent. Ça reste hot jusqu’au bout du disque, avec d’autres merveilles du type « All Aboard » ou « Keys To The Highway » de Big Bill Broonzy. Encore un album dont on sort sur les genoux. Trop de qualité et trop de densité. C’est le genre du disque qu’il faut éviter lorsqu’on sait sa constitution fragile.

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    Live At The Cactus date de 2007. C’est toujours Patrick Mathé qui veille au grain puisque l’album est paru sur Last Call, qui est la suite de New Rose. Ce disque propose un concert enregistré au Cactus, à Rennes, en 1993. Le syndrome Wilhelm se reproduit : trop de virtuosité. Il tape dans les Byrds avec une reprise de « Feel A Whole Lot Better » qu’il pince et qu’il repince à la folie. Puis il passe à Dylan avec « Chimes Of Freedom ». Ce mec joue vraiment comme un démon. Les notes jaillissent de partout. This is a train song, lance-t-il pour présenter « 500 Miles » et le train accélère. Il noie ça dans les arpèges. Il joue à l’effervescence pure. Il claque des vieux accords de blues pour « Slow Blues ». Il chante ça d’une voix de mentor et éclate un nouveau coup de « Devil’s Gate ». Il prend « If You Live » de Mose Allison au boogie blast et claque des vieux coups de night time pour « Night Time Is The Right Time ». Mike Wlihelm est un bouffeur d’écran. Il perd patience et attaque fiévreusement son « Dust My broom ». Il passe ensuite au saint des saints avec une version hallucinante de « Shake Some Action ». Il joue le riff à merveille - I will fly away/ to get to you some day - Et il redescend comme il faut sur le petit passage d’accords du refrain. Il sait aussi jouer le ragtime, comme on le constate à l’écoute de « Make A Pallet On Your Floor ». C’est énorme d’Americana patentée. Le voilà qui s’en prend à « Statesboro Blues » qu’il chante avec force et il met « Johnny B. Goode » en charpie. Il explose tout.

    Aujourd’hui il n’explose plus rien, puisqu’il vient de casser sa pipe en bois. Voilà un autre géant qui disparaît de la surface de la terre, mais ne cédons pas à la tristesse, car Mike Wilhelm ne rêvait que d’une chose : monter au paradis des nègres retrouver tous ces vieux crabes qui le fascinaient, à commencer par Mance Liscomb et Robert Johnson. Il est d’ailleurs l’un des rares blancs avec Jim Dickinson autorisés à entrer là-haut.

    Signé : Cazengler, le Wilhain petit connard

    Mike Wilhelm. Disparu le 14 mai 2019

    Charlatans. The Charlatans. Phillips 1969

    Mike Wilhelm. Wilhelm. United Artists ZigZag 1976

    Mike Wilhelm & The Frisco Jammers. Mean Ol’ Frisco. New Rose Records 1985

    Mike Wilhelm. Wood & Wire. New Rose Records 1993

    Loose Gravel. Thanks For The Memories. Bucketfull Of Brains 1996

    Mike Wilhelm. Live In Tokyo. PSF Records 1997

    Mike Wilhelm. Junko Partner. Mis 2002

    Mike Wilhelm. Live At The Cactus. Last Call 2007

    Charlatans. The Autumn Demos. Line Records 1982

    Charlatans. Alabama Bound. Eva Records 1983

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    Cream Puf War #2. February 1993

    17 / 05 / 2019MONTREUIL

    LA COMEDIA

    KRITTERS / PANIK LTDC

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    La teut-teuf carbure, je suis à la bourre, l'a beau slalomer et griller les feux, elle ne s'appelle pas Marcel Proust, elle ne peut pas rattraper le temps perdu, comble d'énervement la radio ne diffuse que de la daube noire, un truc à pousser les auditeurs sur les rails du premier train qui passe. Bref entubé dans l'embouteillage, j'en viens par désespoir à caler le poste sur Europe 1. C'est ici que se révèle l'influence protectrice que les Dieux de l'ancienne Hellade exercent sur ma modeste personne, depuis le premier jour de mon existence, voire même depuis l'instant originel de ma conception, car de cette position ondine des plus humainement raplapla, naîtra tout à l'heure une de ces coïncidences extraordinaires, qu'André Breton a théorisé sous le concept de hasard objectif. Mais je ne vous en dis pas plus pour le moment. La conjonction suprême s'établira plus tard. En attendant l'animatrice Emilie Mazoyer annonce sans s'y attarder la sortie du nouveau disque de Christophe composé de duos, intitulé Christophe, ETC.

    I'M NOT YOUR ANIMAL

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    Pas du tout une profession de foi personnelle, perso I' wana be your vicious beast si, et uniquement si, vous êtes belle et très riche, c'est le nom du groupe que je n'ai pas vu. Plus exactement à la prestation duquel je n'ai assisté qu'à la toute fin de la prestation, un morceau et demi. Puis toujours me vanter d'avoir vu la queue, renardière, de l'animal enfui. Comme dit Platon, c'était beau, juste et vrai. Mélodie – pas du tout en sous-sol – mais superbement envoyée, du vent portant dans les voiles et une belle allure. De l'americana pur jus, normal puisque Dave Rosane, d'origine américaine, reste impassible sous sa casquette et au vocal, le restant de l'équipage s'active au doigt et à l'œil, et l'ensemble vous a un de ces goûts de revenez-y, un peu comme la boite à gâteaux en fer dans laquelle vous n'arrêtiez pas de puiser toutes les cinq minutes lorsque vous étiez un insupportable gaminos. Bref à revoir in extenso.

    ( Document : FB : Rey Ducul )

    CRITTERS

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    Changement de climat. Proviennent d'un pays dans lequel la mélodie n'existe pas. Vous montent le son comme vous dressez un mur de parpaings devant la porte de votre perception. Esthétique béton armé. Sont les adeptes d'un punk trash citadelle. Autant pour se défendre que pour attaquer, rien de plus jouissif que de faire s'écrouler les murs que l'on vient de construire sur le corps de vos ennemis afin de faire sauter les cadres vermoulus de notre vieux monde. Guitares incisives, batterie broyeuse, voix caninesque, les Critters ont les dents longues, un seul programme déchirer la bêtise ambiante, mastiquer les mastodontes qui nous écrasent. Les Critters produisent le son qui tue, qui vous tombe dessus et vous plaque contre vous-mêmes. Pas moyen de transiger, cette musique est un appel à la résistance totale, sans rémission. Un réservoir d'énergie brute dans lequel il faut prendre des forces, se ressourcer, acquérir une nouvelle vigueur. La set-list est toute une programmatique : Crève, Guerre, Illusion, Contrôle, Marche, Délirium, Mort, Retour, une rage sublunaire, hécatienne, ne vous laissent aucun répit, adoptent la technique du punk bulldozer, là où ils passent les illusions ne repoussent pas. Baptiste, Ben, Raphaël et Dagon – bonjour Lovecraft – nous offrent le punk du non-retour à la situation initiale, sont à vos trousses, vous poussent, et vous mordent cruellement les talons et les tympans pour vous embarquer dans leur croisière destructrice. Rajoutent le zeste empoisonné de l'humour au cyanure, rien de tel pour remplacer le sel que l'on étale sur les blessures que l'on vient d'occasionner. Un set mené tambour-battant qui vous revivifie et vous file l'impression que vous vaincrez un jour ou l'autre.

    PANIK LTDC

    Pas de panik, les troubadours du chaos sont de retour. Avaient fait leur apparition au début des eighties, enregistré un album en 1983 devenu légendaire, puis s'étaient volatilisés comme un sel de nitroglycérine qui ne supporte pas les états de grande stabilité. Ont dû s'apercevoir qu'ils manquaient à l'équilibre des forces en présence car ils se sont reformés et les voici de nouveau pour continuer le combat rock.

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    Quatre sur scène. Rey Ducul est à la batterie. L'a la haine, ou un amour démesuré – les sages nous ont appris que toute passion est à proscrire – en tout cas cela l'habite et lui file un pêchon inimaginable. L'objet de sa plus grande convoitise ou de son ire dévastatrice, c'est sa caisse claire. La regarde d'un air sombre. Y revient toujours, n'a pas batifolé sur un tom ou sur une cymbale qu'il se retourne vers lui, et en avant la castagne, vous l'azimute salement, l'est pris d'une fureur sacrée, on ne sait pas pourquoi mais en tout cas le résultat est d'une efficacité redoutable, avec un tel élan le combo ne peut que rocker à mort. Train d'enfer et rocket man.

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    Faux flegmatique Denis de Wiz, l'a sa technique à lui pour coller ses lignes de basses sur la cataracte de son drummer, en épouse toutes les secousses avec une facilité déconcertante, un hercule de foire qui vous sinuoïse les barres d'acier suédois sans effort apparent, il vous les ondule comme de vulgaires élastiques, ressemblent aux méandres de la Seine sur la carte de France, vous les sort et vous les tord en style toboggan de la mort. Z'avez intérêt à avoir les oreilles bien accrochées pour suivre le déferlement des vagues tempêtueuses.

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    Dans sa chemise à carreaux et son pantalon noir, avec son air sage et concentré, vous pensez que c'est le seul membre de cet équipage de forbans que Tante Agathe admettrait de recevoir à sa table. Ne l'invitez point, l'est du genre à cacher un explosif dans la soupière fumante. L'a sa manière à lui de poser le riff Papagaz  APoil, ne vous le brosse pas du tout dans le sens indiqué par son surnom, ne l'enveloppe pas dans la gaze, vous fait exploser la bouteille de butane, au moment où vous ne vous y attendiez pas, vous prend par surprise, par traîtrise, et puis il se retourne vers sa guitare comme si c'était un objet des plus anodins. Furie froide.

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    Un trio d'enfer, qui vous charge les canons des deux côtés par la gueule et la culasse. Mais tout cela ce n'est rien. Pouvez avoir le meilleur des bands, mais ce sera la débandade si vous n'avez pas un chanteur, un vrai, qui vous prend les choses en main. Suffit de pas grand-chose, un micro, une voix et l'autorité naturelle du torero qui vous guide le taureau vers la mise à mort sans état d'âme. Christian Panik a tout en magazin. Un look de pirate, crête d'iroquois et tatouages de flibustier, au Louvre vous pourriez étiqueter la réplique en bronze de son chef, tête de gladiateur ou d'empereur, Spartacus ou Commode, en tout cas pas un commode, ne venez pas lui marcher sur les arpions, l'est le punk survivor, mais attention grattez l'écorce, vous trouverez le rocker, cette manière de brandir le micro à la Gene Vincent, ou de s'y plier dessus, comme s'il regardait un cobra entre les yeux... ne chante pas, il éructe, vous assène les mots comme la bôme folle de la voile d'artimon qui s'en vient fracasser les crânes, l'a le verbe haut qui saccage les consciences, les vocables-torpilles qui décanillent les certitudes, les phrases-oriflammes qui s'enflamment et vous marquent le cerveau au fer rouge, l'a l'air terrible du vieux boucanier qui ne fait pas de quartier, pas jeune mais encore vert, met genou à terre, reprend souffle contre un baffle, se relève et repart au combat, avec encore plus de rage.

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    Les Panik sont bien les fils du kaos. Vous tourneboulent la salle comme une serpillère, devant la scène c'est le souk, la chierie chérie des anarchistes, la chienlit, le pandemonium... total Panik !

    Damie Chad.

    ( Photos : IF LEOUF )

    P. S. : non, je n'ai pas oublié ce que je vous ai promis dans l'intro, c'est dans la chro suivante.

    AUJOURD'HUI PLUS QU'HIER...

    PANIK LTDC

    ( 2018 / Combat Rock / CR 095 )

    Guy Benarroch : guitare / Christian Rivi : chant / Guillaume Medard : basse / Reynald Melloni : batterie

    Couverture esthétique minimaliste punk, deux couleurs : noir désespoir et vert cru. Nous ne sommes pas loin de la couverture du disque des Pistols, mais le montage photos trash à l'intérieur se rapproche de l'iconographie de Clash.

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    L.T.D.C. : pure french punk, l'est clair que la voix est posée devant, l'accompagnement derrière, montées et retombées de guitares, le message est privilégié, un hymne à la fidélité à la soi-même, Les Troubadours Du Chaos sont de retour, ne renient rien de leur passé, le monde a peut-être changé, mais le punk est toujours là, la situation a empiré, il y a encore, et plus que hier, besoin de L.T.D. C. Ton existence : ne pas être un convaincu de sa propre insuffisance est un constat de vaincu. A chacun sa responsabilité existentielle. Se faire violence est nécessaire. Ne pas se plaindre, ne pas avoir pitié. Ne pas creuser sa propre tombe, c'est ainsi que l'on apprend à vivre. Juste un vieux punk : ouverture mélodramatique la batterie embraye et les guitares s'embrasent, parfois l'on donne l'image d'une tour de guet délabrée rongée par le lierre mais la fierté est toujours là, la guerre n'est pas terminée, le vieux punk est de retour et son chien a les crocs, étendard d'un slogan et feu nourri de guitares comme un ultime baroud d'honneur. Aujourd'hui plus qu'hier : le chant de la survie et de la renaissance, il est temps de sortir de la chrysalide dans laquelle on s'était laissé enfermé, les guitares se taisent et la voix scande son désir de vivre encore ses rêves au grand jour sur les barricades de la faim du monde, sifflottement de Gavroche final. J'ai pas envie : longue intro musicale, un regain d'adolescence, le refus du monde tel qu'il se présente, simplement être soi contre tous, pas de solution, revendication stirnérienne de sa propre unicité, envers et contre tout. Ne rien vouloir du monde et des autres. Ethique punk. Juste avoir les mots qui cartonnent et détruisent. Je ne suis pas un gourou, juste un accélérateur de particules humaines. Un agrégateur de colères brutes. Superstar : critique sardonique du star system médiatique, à chacun sa voice, dénonciation de l'intérieur, parfois il est nécessaire d'endosser le costume de la médiocrité affligeante pour mieux en dévoiler les insuffisances, entre l'être et le paraître il faut savoir choisir. Ils sont tous là : belle intro pulsative, qui crache sa violence à la gueule du monde, dans la série il vaut mieux être seul que mal accompagné, ne pas céder aux belles promesses, aux sourires enjôleurs, ce sont des plantes carnivores qui te font signe pour mieux t'assimiler, une seule échappatoire : rester dans la tribu des irréductibles. Julia : rien à voir avec une chanson d'amour aussi creuse qu'un arbre mort, mais un refrain d'avertissement, petite le monde n'est pas un conte de fée, la vie est un combat, ne jamais transiger avec ses rêves, vaincre la tentation du néant, la route est dure mais tu en es capable. Ton sourire en est la preuve. La nuit je mens : reprise vitaminée de Bashung, faut du culot pour transformer l'onde crépusculaire en cri de haine et de colère, en sentier de feu, être sa propre murène se mordre les flanc de rage devant l'inconstance du monde et de soi, parfum subtil d'auto-dérision, il ne faut s'en prendre qu'à soi-même. Une relecture décapante, un a-romantisme cruel. Toujours tourner le couteau contre soi-même. Version scalpel. Après le set Cristian Rivi m'apprend que Christophe lui a demandé de partager un de ses duos. La vie que j'aime : c'est ainsi et rien d'autre. Être soi et le crier bien fort. Vivre à fond. Idées et désirs. Délires d'éros et franc-parler. Punk for ever. Never dead.

    Il existe une profonde contradiction entre le nihilisme fondamental du punk et la revendication claire et précise de son éthique. L'anglais monosyllabique bouffe et brouille les mots, les ravale à peine prononcés, dévalue en quelque sorte leur portée ''philosophique'', teinte de dérision toute déclaration de principe. La clarté élocutoire des voyelles françaises interdit ce genre de subterfuge. Panik s'est attaqué à cette gageure, énoncer clairement le message, le revendiquer, l'articuler proprement. La voix de Christian Rivi n'est donc pas noyée dans le fond sonore. Les guitares grondent méchamment et la batterie est une véritable chasse à courre. Mais le chant mixé devant, cette option est d'autant plus accentuée que dans plusieurs morceaux la voix se retrouve seule en première ligne, ou soutenue par les chœurs. Ce parti-pris sera jugé par certains comme une transgression, une dérogation aux lois vocales du chant rock, mais le punk n'est-il pas lui-même une transgression ! L'on peut aimer, ou ne pas aimer, mais cette tentative ne laissera pas l'auditeur indifférent. Risque même de le séduire.

    Damie Chad.

     

    SUDDEN / NAKHT

    ( Vidéo-clip / 2019 )

    Soirée apérock au Chaudron, au Mée-sur-Seine, non il ne s'agit pas d'un concert, mais de la projection du clip du premier single du prochain album de Nakht, l'est déjà sur le net depuis une dizaine de jours, mais ce soir, c'est sur grand écran et le réalisateur et le groupe sont là pour répondre à toutes les questions. C'est aussi une très bonne occasion pour la soixantaine de participants de se rencontrer et de discuter entre amis, connaissances et amateurs...

    Nous ne sommes qu'en partie responsables de nos actes créatifs, écrire un livre, enregistrer un disque, tourner un film, signifie certainement que l'on a envie de dire quelque chose de précis, peut-être pas un message destiné à bouleverser l'humanité entière, mais au moins trouver un écho ( si possible favorable ) chez quelques uns de nos semblables humains, oui mais parfois il vaudrait mieux ne pas savoir comment l'ont interprété, lecteurs, auditeurs, spectateurs... Si l'on savait ce qui se passe dans la tête des gens, l'on risquerait d'être fort surpris. Je prends un cas au hasard, le mien. J'ai vu le clip de Nakht avant cette soirée du 15 mai 2019, je l'ai analysé à ma manière que j'expose ci-après en un premier temps, pour en une seconde temporalité la confronter à la vision de ses géniteurs.

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    VISION 1

    Une chose est sûre l'objet est à la démesure de Nakht, Alain Lebon a su capter et traduire la force et la puissance du groupe. Couleur froide, un bleu blême, seulement percé d'éclats éteints d'un orange blafard, d'un orange d'ange déchu, avec en contrepoint un jeu d'ombres menaçants et de blanc mortel. L'ensemble prend très vite l'apparence d'un film, c'est bien une histoire qui nous est mise en scène, mais découpée en tranches, distribuées en un incessant désordre flashique. Julien Lebon a opté pour un principe simple : le visionnage du clip doit se révéler aussi insupportablement délicieuse, aussi agressivement délictueuse, aux yeux des spectateurs que la musique grondeuse de Nakht à leurs oreilles. S'agit de forcer le barrage mental des cerveaux, d'entrer par effraction, de court-circuiter vos défenses protectives intérieures, et de greffer la violence du monde directement sur la coordination centrale de vos neurones qui régissent vos attitudes face à l'agressivité extérieure. Cela n'a d'autre but que la manipulation de programmation engrammatique de votre sensibilité. Introduire en vous des désirs, des peurs, qui ne vous appartiennent pas.

    Donc une histoire. Un quidam qui se promène sur le Pont des Arts et qui se baisse pour ramasser un truc bizarre qui a attiré son œil, gros plan qui permet de reconnaître les vertes élytres d'un scarabée. Animal sacré par excellence chez les Egyptiens. A partir de cet instant, tout se passe dans la tête, en une autre dimension. Nakht, le groupe joue, vous l'entrevoyez, vous le devinez, toutes les poses hiératiques et rock'n'roll d'un groupe de metal répertoriées à grande vitesse, rien que de très normal, pour les amateurs de base, mais dans ce hachis sonore et visuel, sont entremêlés de très courtes images à rôles subliminaux, profil de savant fou, horloges du temps arrêté, grouillements plastifiées, engouffrement tsunamiques de vagues projetées comme des cris de haine, explosions que l'on pressent atomiques... mais toutes ces calamités ne sont en rien inquiétantes si on les compare à l'entrecroisement des bandes de tissu blanc suspendues au dessus du combo. L'on se croirait dans un hôpital de fortune, qui mettrait à sécher, après les avoir lavées, les pansements retirés aux blessés vraisemblablement morts entre temps ou bandelettes de momies-zombies... la lumière cliquette, des maisons s'écroulent, un palmier agonique que l'on jugerait tout droit échappé de la pochette de Miami du Gun Club s'agite, le monde entre en déliquescence, la silhouette de Danny au micro, enveloppée dans son capuchon noir ressemble de plus en plus à une personnification de la mort et l'on arrive à la scène choc, un bandeau blanc est fixé aux yeux des musiciens, sont maintenant face à des ombres noires, pas le temps de réfléchir, nous revoici avec notre quidam sur le Pont des Arts et la réalité du monde qui se remet en place...

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    L'on en ressort un peu commotionné. La mort serait donc l'unique passage vers l'immortalité symbolisée par le scarabée initiatique de l'antique Egypte et logo de Nakht. L'on a envie de reprendre Le Livre des Morts égyptien, qui raconte les dures épreuves que doit subir l'âme qui quitte le corps pour les champs de Ialou. Explication terriblement mythologique, j'en conviens.

    VU DE NAKHT

    Le dialogue s'engage dès la projection et les applaudissements terminés. L'on débute par les anecdotes du tournage, le producteur qui devait tourner le film qui ne donne plus de nouvelles, Julien Lebon ( le bon choix ) pressenti ex-abrupto quatre jours avant le tournage, les murs du local qu'il faudra repeindre de toute urgence en noir, les gros champignons hallucinogènes qui ornaient les parois n'étant en rien au diapason de l'ambiance pressentie, le drone utilisé pour certaines prises de vue définitivement scratché, le masque de l'alien récupéré par le plus grand des hasards dans des détritus – à la question posée par une jeune fille, je m'aperçois que je ne suis pas le seul a l'avoir identifié comme une gueule de poisson mort, probablement encouragé à cette lecture par la pochette de Trout Mask Replica de Captain Beefheart – l'on passe aux choses sérieuses : que veut signifier cette cascade affolante d'images ?

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    L'on redescend sur terre. Sur notre planète. Qui va mal, très mal. Sans cesse agressée par l'inconscience de l'homme. Le scarabée en exemple de l'extermination des espèces, les images choc représentent des différents outrages que nous occasionnons à la vieille Gaïa. Quant aux bandes blanches, elles sont le symbole de notre refus de voir la situation catastrophique, et les ombres qui regardent – en fait le groupe qui se dédouble et qui se regarde bander les yeux - la pleine conscience de ceux qui savent, et qui ne font rien pour s'opposer à cet état de méfait. Aveuglement écolo-clip-trash en quelque sorte !

    Dans tous les cas, un beau clip, très esthétique, une réussite parfaite, rappelons que Julien Lebon exerce aussi le leadering-vocal dans le groupe Atlantis Chronicles.

    Damie Chad.

     

    12 / 05 / 219 - MONTREUIL

    la grosse marmite

    BAR ZINES 11

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    J'avais prévu d'y passer l'après-midi mais la police – il paraît que tout le monde la déteste - en a décidé autrement. L'a fallu toute la journée soutenir une jeune militante, devant le Commissariat 12° arrondissement, mise en garde à vue pour avoir exprimé son opinion peu favorable, il faut le reconnaître, à notre gouvernement, sur une pancarte. Mise en garde à vue illicite mettant en cause le principe de liberté d'expression qui serait l'un des fondements de cette sacro-sainte démocratie dont on nous rebat et rabat d'autant plus fort les merveilles qu'on ne se gêne guère pour en bafouer les principes de base.

    Beaucoup d'affluence, La Grosse Marmite est pleine comme un chaudron de cannibales en les jours fastes de capture d'un groupe de touristes égarés dans la forêt vierge, difficile de circuler entre les tables d'exposition, ce qui est très bon signe. Pressé par le temps me suis donc contenté d'un tour rapide me fiant à mon fier flair légendaire de rocker pour dénicher les perles de culture fanzinesques rares. Coup triple. Que je vous présente ci-bas, je donne le tiercé dans le désordre, parce que l'ordre n'est pas la première notion conceptuelle qui se rencontre dans le cerveau des créateurs de fanzines underground.

    RAT-TAT-TAT-TAT.

    ( N° 2 / Février 2015 )

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    Je ne l'ai pas prise parce qu'elle se trouvait sur la table de la revue Kronick ( où sévissent entre autres Pierre Lehoulier de Crashbirds et l'infâme papillon sphinx Jokoko ) dont nous avons déjà dénoncé à plusieurs reprises la pestilentielle influence sur les esprits sains et naïfs dans votre blog-rock favori. Non, par atavisme pavlovien. Je n'y peux rien mais c'est ainsi. Parfois j'agis stupidement comme un CRS qui ne peut s'empêcher de tirer quelques rafales de LBD dès qu'il voit un drapeau noir s'agiter au milieu d'une manifestation. Moi les étamines noires du camarade Bakounine ça ne suscite chez moi aucun émoi, par contre dès que j'aperçois un portrait d'Edgar Poe sur une couverture, il me le faut, à tout prix, ferai n'importe quoi pour m'en emparer, s'il le fallait je n'hésiterai pas à pousser une Lénore perdue sous le métro, alors là non seulement il y avait Edgar, mais en plus perché sur son épaule, le satané corbeau malédictif ! N'ai eu à commettre aucun crime, 120 pages pour deux euros, l'on ne peut pas dire que c'est du vol, fût-il de corbeau !

    Soyons franc, à l'intérieur Edgar et son volatile préféré se font remarquer par leur absence. Si ce n'est l'abominable X-Comix for freaks Chewbacrunk & Doctorg Jokoko et DEE-6 qui se débrouillent pour vous refiler au milieu d'un scénario chaotiquement improbable un replay totalement déjanté du Double Assassinat de la Rue Morgue, dans la série la BD ne passera pas, dût-elle me passer sur le core. Grave, très grave. Gavez-vous en, parce qu'après l'on change de registre. La revue est principalement constituée de très longs interviews d'agitateurs punk. De tous pays. Le groupe Shining d'Amsterdam, Xhansolox de Milan, un état des lieux de la scène portugaise du skateboarding, Hondartzako Hondakinak ( groupe basque ), Thierry Alcouffe de Rodez créateur de la mythique revue Rest, Pervers et Truands ( groupe de Saint-Etienne ), Frédéric Flurry dessinateur BD, Abby Portner californian boy et cinéaste. Vous noterez aussi une intéressante réflexion sur le travail qui est censé, d'après certains, libérer l'homme mais que les punks redoutent comme la peste, allez savoir pourquoi.

    J'ai tout lu soigneusement, et je vous livre mes conclusions. D'abord mon ignorance, au minimum cent cinquante noms de groupes, punk, hardcore, grind, etc... que je ne connais pas. Une galaxie à explorer. Deuxièmement un constat aigre-doux, chez la plupart des interviewés, surtout chez les plus âgés qui doivent être dans la tranche des 40-50 ans, les idéaux de jeunesse vivaces au fond du cœur mais raboté par les nécessités, boulots, gamins... L'on y croit un peu moins, mais on persévère tout de même... Ensuite, même chez les plus jeunes, un regard critique porté sur le milieu punk, la distinction à faire entre les faiseurs et les authentiques. Le punk est ( a été, sera ) aussi une mode. Pas très différent en cela en tout autre mouvement qu'il soit underground ou mainstream.

    Malgré ce petit coup de rétro-nostalgie, les interviewés, adeptes du DIY, débordent de fougue et de créativité. N'ont pas l'impression d'avoir perdu leur vie à la vouloir vivre intensément. Beaucoup d'humour et de dérision mais une véritable spectographie géologique d'un mouvement qui dure depuis quarante ans. Une belle carotte analytique. Plus réfléchie qu'elle n'en a l'air. Foutez-vous là dans le cul ! Et ne faites plus chier le monde !

    DIG IT !

    ( N° 74 / Janvier 2019 )

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    Jerry Nolan qui ondule sur la couverture je prends d'office avant même de m'apercevoir qu'il s'agit de Dig it ! - pas vraiment un zine inconnu mais à ne pas confondre avec Now Dig This, revue anglaise consacrée au rock'n'roll des pionniers et aux nombreux revivals qui ont suivi – Dig It ! c'est garage, toutes réparations et cabossages assurés, avec cet immense avantage d'être rédigé en french language. Si vous n'aimez pas lire, dédaignez le trésor, 58 pages en petits caractères mais si vous êtes gourmands d'informations achetez-le les yeux fermés. Rouvrez-les toutefois pour commencer votre lecture.

    Erreur funeste, car mauvais conseil, gardez-les plutôt bien clos pour les huit premières pages de l'allée des supplices et des tentations, la chro alléchante des nouveautés de Lo' Spider, car vous risquez d'en ressortir plus pauvre que lorsque vous y êtes entré. Puisque vous avez su déjouer les perfides tentation du Serpent Maléfique de la Consumération Boulimique. Vous avez droit à la suprême récompense, un article de Loser – je parie que le SSR ( Service Secret du Rock'n'Roll ) n'aurait aucun mal à retrouver l'identité de cet agent expérimenté ) - sur le bouquin de Curt Weiss, Jerry Nolan's Wild Ride. A Tale – difficile de faire plus Edgar Poe – of Drugs, Fashion... Un magnifique portrait de Jerry et au travers de sa manière de vivre la saga des Dolls et des Heartbreakers. Kurt Weiss nous restitue la splendeur kaotique de Jerry, cette énergie dispensée sans retenue, cette appétence de gloire et de dope qui étaient pour lui les moteurs d'appoint du rock'n'roll. Jerry n'eut qu'un véritable défaut, celui d'être musicalement en avance sur son temps. Le genre de chose que les has-been du présent ne comprennent pas, ne tolèrent pas, et les petits malins qui intuitent mieux que le troupeau se hâtent de vous doubler sur votre gauche. Jerry en est arrivé à haïr la terre entière, mais il n'a jamais voulu déroger de ses rêves et de sa vision du monde. Le livre est à l'image de Jerry sans concession, ne fait pas l'impasse sur les travers du héros, certains fans s'en sont émus, mais Jerry était ainsi, pour le meilleur et le pire, de son existence, de sa survie, de sa mort, et du rock'n'roll. Quitte à empiéter quelque peu sur les autres, mais l'on ne fréquente pas les volcans sans risque d'éruption, sachez où vous mettez les pieds. Jerry n'a jamais transigé avec lui-même, et cela peu de monde peut s'en vanter.

    Complément obligatoire, plus loin une présentation du livre de Thierry Saltet, Return to Thunders dans lequel le Loser rend hommage à Marc Zermati, cheville ouvrière du rock français, une couronne de lauriers amplement mérités. Et comme un Loser peut en cacher un autre, reportez-vous au bel article consacré aux Hypnotics. Et tentez de ne pas vous faire écraser avec le petit topo sur les Freaks Of Nature. Du coup vous allez directement à la case Cosmic Trip,

    C'est la corne d'abondance ce machin, Pachuco nous raconte L'Histoire des Septs Filles en Sept jours, autant dire sept de trop, dans la série mythes et légendes du rock'n'roll en en terre Melbournienne Alain Feydri – l'était déjà dans l'aventure Nineteeen - nous fait part de ses aventures au pays des kangourous, bref le Dig It c'est comme le millefeuille, plus vous tournez les pages, plus vous en trouvez, une sacrée revue, je ne vous laisse pas découvrir, vous connaissez déjà !

    Born Toulouse.

    WASSUP ROCKER ?

    ( N° 3 / Novembre 2018 )

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    Beau petit format. Rien à dire, le carré c'est carrément bien. Couverture couleur, papier glacé, belle mise en page. Surtout pour les BD. Fanzine rock un peu décalé. Moins d'information, davantage de réflexion. Quoi de neuf Rocker ? Les questions que tout le monde se pose et auxquelles personne n'a envie de répondre. Du genre quel futur pour le présent du rock'n'roll en notre douce France ? C'est Rat Bat de Diego Pallavas qui s'y colle. Les questions sont orientées. L'on parle bien du groupe mais on l'interroge surtout sur les salles par où il passe. Galères diverses ( toute une armada ), contact avec le public, prix d'entrée, intermittence, professionnalisation, boulots, survie sociale...

    Plus loin vous avez le coup de gueule de Mélie, photographe Rock qui nous parle du bonheur de voir des groupes dans les petites salles suivie d'une interview de membres de SMD et Union Jack qui racontent leur expérience en ces lieux qualifiés de café-concerts comme la Comedia par exemple. Soyons directs, ce n'est pas tant l'existence de ces endroits dont on cause, mais de leur raréfaction, de leurs fermetures administratives, de leurs fragilités municipales... En contre-exemple une mini BD sur le bonheur industriel des grands fêtes festivalières, perso j'ai toujours pensé que le rock et bien des groupes perdent leur âme à participer au jeu de dupe de ces miroirs évènementiels qui vous manipulent et métamorphosent votre rage en sous-produits culturels de consommation de masse... à l'investissement financier, mon hum( hum-hum )ble flair de rocker a sempiternellement privilégié le DIY...

    Arrêtons les idées noires, rions avec Nicopirate et ses icônes pleines pages, ou comment raconter la légende déjantée du rock'n'roll en remontant à ses plus improbables origines qui se situent à Brême comme chacun ne le sait pas. Multiplicité obsidionale de la culture populaire européenne ! Manolo Prolo, décidément un des rouages essentiels du zine, revient au thème du numéro, traite le sujet de deux manières, constat amer des mieux argumentés et mise en image fracassante d'un concert rock standard...

    Un seul regret après avoir achevé le zine, n'avoir pas acquis les deux premiers numéros, je vous refile l'adresse : Wassup Rocker ? ( Rockzine Asso ) 4 rue Saint-Nicolas, F 57100 Thionville. En plus le thème du futur quatrième est alléchant : Le punk, la grande escroquerie du rock'n'roll.

    Damie Chad.

  • CHRONIQUES DE POURPRE 390 : KR'TNT ! 410 : JOHN DWYER / LAUGHING HYENAS / SOLITARIS / NAKHT / GRAVITY / CAB CALLOWAY

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 410

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    14 / 03 / 2019

     

    JOHN DWYER / LAUGHING HYENAS

    SOLITARIS / NAKHT / GRAVITY

    CAB CALLOWAY

     

    I can see Oh Sees (for miles and miles)

    - Part Two

     

    C’est Stevie Chick qui s’y colle dans Mojo : six belles pages sur John Dwyer et ses mighty Oh Sees, héritiers du grand Frisco Sound, et certainement l’un des groupes les plus passionnants des temps modernes. Il est indispensable de les voir sur scène. See thee Oh Sees and die, c’est-à-dire voir les Oh Sees et mourir. Ils valent largement Rome. Stevie Chick les traite de most blazing live rock’n’roll band. C’est criant de vérité. On ne ressort pas indemne d’un show des Oh Sees.

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    Pas plus qu’on ne sort indemne de leurs dix-neuf albums enregistrés en vingt ans. Chick rappelle que ça a commencé avec des lo-fi experiments et que ça a muté en overdriven Nuggets-esque garage rock mayhem, pour finir en proggish punk-psych avec Orc, paru l’an passé. On pourrait même parler de far out so far out schtroumphé à sec. John Dwyer s’amuse avec les idées de son, il joue «The Static God» en flux tendu, il fabrique du cumulus d’exaction somatique, un authentique tagada teutonique. Ce mec ne tient pas en place. Il joue le rock avec son cerveau. On le voit passer au heavy groove de sludge avec «Animated Violence». Il y raconte l’histoire du warrior à la Corben qu’on voit sur la pochette. Quand on passe sur l’autre versant du disk 1, on part aussitôt en voyage avec «Keys To The Castle». C’est une belle virée à travers des paysages variés et richement colorés, selon le vieux principe du prog éculé par tant d’abus. Ça passe, car il s’agit de John Dwyer, mais il est bien évident qu’on n’accepterait pas ça d’un autre zigoto. S’ensuit «Jettisoned», admirable groove d’élégance intrinsèque. La basse gronde bien sous la peau du groove. John Dwyer chante ça du doux de la glotte - Who likes sugar in their coffin/ The underground is twice as nice - et il explose le concept guitaristique de la guitare senventies. C’est là où ce mec est très fort. Il joue avec les concepts soniques comme le chat avec la souris. D’autres jolies choses guettent le musardeur impénitent en C, comme par exemple «Cavader Dog», où il se prend pour Monster Magnet - I hear a whistle/ It comes from the sky/ So run & hide your family - Il joue le heavy sludge d’apothicaire. Comme il veut jouer le jeu du prog jusqu’au bout, il nous colle un solo de batterie en D. Ce n’est pas l’envie qui manque de le traiter de pauvre con.

    Les Oh Sees sont si bons qu’ils sont devenus un phénomène. Ils ont tout bêtement réussi à ressusciter la scène de Frisco, une scène qui fut jadis si révolutionnaire. Ty Segall sort directement de ce vivier. Kelley Stoltz aussi. Sur Castle Face, le label de John Dwyer, on trouve d’autres luminaries underground comme Male Gaze, Feral Ohms ou les Flatworms. D’ailleurs, Chick a beaucoup de chance de rencontrer un John Dwyer qui ne donne généralement pas d’interviews. Il préfère se concentrer sur les concerts, lorsqu’il est en tournée et sur Castle Face, lorsqu’il ne l’est pas. John Dwyer est réputé pour son enthousiasme élégiaque, comme d’ailleurs Henry Rollins. John explique qu’il ne poursuit qu’un seul but dans la vie : ne pas avoir à se lever tôt le matin pour aller bosser. Il raconte que son beau-père le réveillait à quatre heures du matin pour l’emmener faire le ménage dans des banques. Ce n’était pas dû à la pauvreté, mais le beau-père avait deux boulots pour se faire plus de blé. Maintenant, John se lève quand il veut - I wake up whenever the fuck I want.

    Comme HP Lovecraft, John Dwyer a grandi à Providence, Rhode Island. C’est pour ça qu’il est un peu chtulhuté du bobinard. Ado, il était assez mal barré car il écoutait Slayer et Anthrax, mais le Monster Movie de Can l’a remis sur le droit chemin. C’est Can qui lui donne envie de jouer. Et comme on l’a vu dans le Part One, les clins d’œil à Can pullulent sur les albums des Oh Sees. Quand il s’installe à Frisco, il joue dans une multitude de groupes, dont Sword And Sandals, Pink And Brown et les avant-pranksters Hospitals. Et bien sûr les Coachwhips, qui finissent par entrer dans le rond du projecteur garage. John Dwyer précise que le groupe était driven by amphetamines and drink, but in a weirdly wholesome way, oui d’une façon étrangement créative, une formule qui pourrait aussi définir le style des Oh Sees. Les Coachwhips allaient trop loin et il arrivait à John Dwyer de tomber dans les pommes sur scène - I just got burned out on being too loud - Il jouait beaucoup trop fort. Ah cette façon qu’ont les Californiens de toujours vouloir en faire trop ! John Dwyer jouait alors la carte extrémiste, comme le faisait Lemmy en Angleterre. Il suffit d’écouter les cinq albums des Coachwhips pour comprendre ce que Dwyer entend par extrême. Get Yer Body Next Ta Mine paraît en 2002 sur un petit label local et n’a donc aucune chance. Ni au plan distributif, ni au plan artistique. John Dwyer fait tout ce qu’il faut pour se faire haïr par les oreilles. C’est un parti-pris. Il se montre en plus d’une grande indigence compositale. Il annonce vite fait ses titres, one two three four et ça trashe dans la cuvette. Il nous coule un de ces bronzes ! C’est hot ! Il joue même des atonalités sur sa SG. Surchauffe garantie. Question trash, on est servi. Il bat tous les records. Son «Tonight The Night» ne doit rien à Patti Smith. Il s’amuse tout seul. Et il s’amuse bien. C’est le principal. On le voit partir dans ses petites combines. Il ne reste plus grand monde dans la salle. Ah pour bombarder, il bombarde. Il trashe systématiquement tous ses cuts jusqu’à l’os de la mortadelle. Et soudain, voilà «UFO Please Take Her Home», avec des appels d’accords superbes. Il frappe son beat à coups de bâton de pèlerin. Il s’amuse avec les dynamiques et rappelle son couplet à l’ordre. Il ne baisse jamais les bras. On le sent dévoué à son art. Avec «Couldn’t Find Love», il nous propose sa version du garage moderne. Il sort tout le tremblement : l’orgasme, les accords, les solos flash, la carte de France, tout ! Et il enchaîne avec un «Nite Fight» terrible, embarqué au beat surexcité. C’est vrai hit de fight, John Dwyer donne toute la mesure de sa violence. Il fait de l’art sur mesure, au millimètre près. On lui dit : tu pars à l’envers (sur «My Baby I Killed Her»), il repart à l’endroit. Yeah ! Il atteint le summum du trash, ce summum réservé à quelques élus. En fait, tout est parfaitement cadré, même si les cuts semblent dévolus au trashbin. John Dwyer tire tout son trash au cordeau, il est exceptionnel de ponctualité et de célérité. Il noie même tout dans des nappes. Il termine cet étrange album avec le morceau titre et le tape au heavy sludge dwyerien. Il se prend pour Albert King. C’est bien vu. Ce qu’il joue à la guitare n’est jamais gratuit. Dwyer just do it. Il sait allumer la gueule d’un cut, en jouant les petits blacks en culottes courtes.

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    La même année paraît Hands On The Controls. Pour illustrer le concept, il met les pieds dans la pizza. Enfin ça ressemble à une pizza. Ou une paella. On ne sait pas trop ce que c’est. En tous les cas, il joue avec une énergie du diable. Il sur-blaste. Il fait de l’Action Art, et pas du rock. On le voit passer un killer solo flash d’ultra trash boom uh-uh dans «Ok Next Day» et puis il enchaîne deux monuments dignes du marteau-pilon des forges du Creusot : «Look Into My Eyes When I Come» et «Wheelchair». John Dwyer se livre à un badaboum d’exaction paramilitaire. Il n’existe rien d’aussi destructeur ici bas. Plus loin, il passe le rock sixties de «Cary» à la moulinette. Et avec «Yeah yeah yeah», il scie bien la branche sur laquelle il est assis. John Dwyer est un jusqu’au-boutiste, et il ne faut pas le perdre de vue. Il gave ses cuts d’énergie, il dwyerise tout, on le voit même faire de la powerhouse sixties dans «By The Way».

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    Un loup blanc des steppes et un mouton noir s’embrassent sur la pochette de Bangers Vs Fuckers paru l’année suivante. C’est encore un album de blast, comme l’étaient ceux de Motörhead à l’âge d’or. On est tout de suite subjugué par la violence du son. Quelle fabuleuse tartine de crève-cœur ! On a même l’impression que John Dwyer surpasse Motörhead. «Extinguish Me» bat tous les records, c’est un shoot de non-retour, tout est poussé à l’extrême. Il monte la violence de son delta punk en épingle. Defeaning, comme dirait Liza Minnelli. Personne ne peut tenir dans la fournaise de «Dancefloor Bathroom» et encore moins dans celle d’«I Drank What». Shoot de shit délibéré. Il n’existe rien de plus blasté sur cette terre qu’«Evil Son». John Dwyer est perdu pour la cause. «(Harlow’s) Muscle Of Love» sonne comme du mauvais punk mais Dwyer pulse sa purée à jets continus. Tout est dans le rouge, comme dirait Larry Hardy.

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    Avec Peanut Butter And Jelly Live At The Ginger Minge, John Dwyer semble encore monter d’un cran dans l’excès. Ce quatrième album est une belle collection de blasters impénitents, à commencer par «I Made A Bomb», une espèce de blast définitif qui paraît insurpassable. C’est à la fois puissant et violent. John Dwyer semble dominer le monde. À ce niveau d’exaction, le langage n’est plus d’aucun secours. On sent que le son californien a évolué depuis l’Airplane et les Beach Boys. Avec «Ya No Ya Wanna», John Dwyer propose un rock hirsute, mais extrême, il blaste jusqu’à plus soif et il passe au heavy blues avec «What Do They Eat». Mais devant une telle horreur, le heavy blues se carapate. Ce mec est atrocement bon, il blaste tout sur son passage, il écrase les cars de CRS comme des mégots et renverse les pouvoirs. Quelle fantastique liberté de ton ! Il joue au pur blast d’excellence dévastatoire. Il crée son monde. Il termine cet album inqualifiable avec «Your Party Will Be A Great Success», un cut assez heavy et bien accueilli. Du grand Dwyer. Cette belle démesure de heavyness est bienvenue dans le sein de l’église du Seigneur père des hommes. Alors John Dwyer fait couiner sa vieille SG, il connaît bien les secrets de la bête à cornes, inutile de lui raconter des histoires, il n’est pas né de la dernière pluie, il connaît l’envers du paradis comme sa poche et adore rissoler à la broche dans le brasier crépitant des décibels. Chaque fois qu’on l’écoute, on a les oreilles qui sifflent. Ce mec-là fait tout ce qu’il faut pour nous importuner.

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    Il semble que le Double Death paru en 2006 soit l’album ultime. John Dwyer monte encore d’un cran dans la violence du son. Cet album est sans doute le plus violent de l’histoire du rock, et ça reste du rock parce qu’il s’agit de John Dwyer. Il faut avoir écouté ça au moins une fois dans sa vie. Cet homme se donne les moyens de sa vision et pour lui, «Mr Hyde» doit sonner ainsi, cisaillé à l’extrême brutalité sonique. Ils jouent tous les trois tellement fort qu’ils couvrent parfois la voix de John Dwyer. «Prisoner 119» bat tous les records de blast et après un faut départ, Dwyer remet «I Don’t Need You» sur les rails : Go ! Avec lui, il faut que tout s’écroule et ça s’écroule. On le sent complètement barré dans «ATM», il va bien au-delà du cap de Bonne Espérance. Il explose «We Are In Love» et atteint à une sorte de génie atomique. Il échappe à tout, et même à la gravité. Il donne chaque fois le top départ de ses petites apocalypses, et il n’existe rien de plus trash ici bas que «Hands On». Il y extermine le garage punk. Il nous ramone «Hey Fanny» d’entrée de jeu, il claque du riff à la folie, il crée son monde en permanence, tout est très moderne et très brut de fonderie. On aurait tendance à croire qu’il fait n’importe quoi. Mais non, c’est tout le contraire ! Encore une fois, John Dwyer joue avec son cerveau : «Brains Out», justement, one two three four, ultime blast furnace, non, il n’y a plus rien au dessus, c’est hurlé dans le rouge, on a là le génie blast à l’état le plus pur. Avec «Ringing The Cowbell», on assiste à une vraie dégringolade d’absolue dévastation, ce mec joue sa santé mentale à chaque cut, sa voix se fond dans la matière sonique en fusion, c’est d’une brutalité artistique hors du temps et des modes, il semble sculpter dans la masse vibrante cette violence extrême. En donnant libre cours à sa folie, John Dwyer montre l’ampleur de son génie. Il n’existe rien de plus dépavé au plan sonique que «Fight With My Heart». John Dwyer y dépasse toutes les limites, même celles dont on ignorait jusque-là l’existence. On se perd avec lui dans les Sargasses du blast et cet album n’en finit plus de cracher de nouvelles œuvres d’art extrême, comme cet «I Don’t Know», il y passe carrément les Them à la moulinette. Voilà bien le pire garage de l’univers, la purée est là, comme claquée dans le mur avec la pire des violences intentionnelles. Tout ici n’est plus que collision d’exaction monothéiste.

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    Le yin du ear-aching yang des Coachwhips s’appelle Orinoka Crash Suite, plus connu sous le nom d’OCS, un duo que monte John Dwyer en 2005 avec Patrick Mullins. Après la l’ultra-pétaudière des Coachwhips, Dwyer passe à un subtil mélange de broken folk et de subterranean drones. C’est là que Brigid Dawson fait son entrée. Elle adore le quiet band et le beautiful guitar sound de John. OCS est toujours en activité, comme le montre Memory Of A Cut Off Head paru en 2017. Alors si on aime le soft rock chanté à deux voix, on se régale. Dans le cas contraire, on s’emmerde comme un rat mort, pour reprendre l’élégante formule du Professeur Choron. On voit Brigid et John se lancer dans l’exercice d’un folk-rock confidentiel qu’on dirait chuchoté au coin de Castle Face. C’est tout de même étonnant de la part d’un vieux Coachwhip qui worshippait tant l’hyper-blast. En plus il faut s’armer de patience, car c’est un double album. On croise en B un groove qui se laisse écouter, mais qui ne provoque aucune réaction. John nous la joue douce, au c’mon c’mon. Il tape même dans l’extrême délicatesse avec «Neighbor To None» et Brigid ramène son suave filet de voix ici et là. Et puis soudain, c’est la surprise : John joue «The Chopping Block» sur les accords de «Space Oddity». Curieuse osmose. Il gratte les vieux accords de Ziggy et soliloque - I thought I heard a distant brash - Oui, il a entendu aboyer dans l’espace. Serait-ce Major Tom devenu fou ? Il cultive à son tour l’intense mélancolie de la perdition. Et comme si tout cela ne suffisait pas, Brigid se prend ensuite pour Nico dans «Time Turner». C’est comme on dit la face des pastiches, et non le gang des postiches.

    Mais OCS ne sera qu’un très court répit. L’appel du mayhem est le plus fort. En 2006, OCS se métamorphose en Thee Oh Sees. John Dwyer revient alors à ses premières amours, le drum-heavy psych-punk et les éboulis de wild guitar. Après avoir essayé de bosser avec un label indé, il décide de monter Castle Face pour avoir la paix. Il bosse avec des gens qu’il aime bien comme White Fence, The Fresh & Onlys et produit le premier album de Ty Segall. Un Segall qui lui reste infiniment reconnaissant de lui avoir épargné le music-industry bullshit. Avec le temps, les concerts des Oh Sees sont devenus violents et incontrôlables. Et comme John Dwyer semble avoir déjà tout essayé, il improvise de plus en plus. Sans doute est-ce aussi l’âge, pense-t-il à voix haute. Chick qui l’adore le qualifie de punk rock Popeye, sous son mop of hair. Tous ses amis pensent qu’il va commencer à ralentir avec l’âge - 43 balais - mais on, il annonce au contraire qu’il va écraser le champignon. Il indique aussi qu’il réduit sa conso d’alcool car la gueule de bois du matin ne l’amuse plus, mais il fume encore des tonnes d’herbe en studio - Because it keeps me from being a total asshole probably - Sacré John Dwyer !

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    Retour aux affaires sérieuses avec Smote Reverser et une pochette qu’on dirait taillée sur mesure pour Monster Magnet. Dans la presse, les critiques s’empressent de qualifier le son de wild psychedelia, mais la dominante reste bien Can, notamment dans «Beat Quest» qu’on trouve au bout de la D. Les Oh Sees renouent avec le long groove processionnaire dont ils se sont fait une spécialité. Ils se trouvent très exactement au dessus de Babaluma. Quels merveilleux acteurs de la longévité underground ! Ils vont aussi chercher le groove de Can dans le «Sentient Oona» d’ouverture de bal d’A. Avec «Anthemic Aggressor», ils mettent la pression du jazz-rock. John Dwyer y passe des solos excédés, comme le veut la loi du genre. Il s’amuse comme un gosse dans cette grosse mélasse bien secouée de la paillasse. Tout aussi ambiancier, voici «Nail House Needle Boys». Les vertus du Dwyer system s’imposent : créativité à tout crin et énergie virulente. Lui et Ty Segall ont tout simplement décidé de vivre libres dans le monde du rock. Alors tout est permis, comme de passer au shuffle d’orgue dans «Enrique El Cobrador». Le cut bascule littéralement dans la musicalité à outrance. Il semble que la seule chose qui puisse intéresser ces mecs, c’est de jouer. Alors ils montent des plans pour jouer, et ils jouent vite, très vite, car la vie est courte. Ils se hâtent de jouer et filent ventre à terre. John Dwyer n’a plus alors qu’à glisser des petits solos instinctifs dans le fracas de la cavalcade. Et puis soudain, voilà qu’arrive un cut nommé «C». On sent chez ces mecs une sorte de facilité à se jouer des lenteurs administratives. Ce «C» ne peut que plaire au petit peuple. John Dwyer le glisse entre les cuisses d’Hermaphrodite, la bonne du Péloponèse qui travaille chez Monsieur Stéphane Coup-de-Dé, domicilié aux mardis de la rue de Rome. On voit aussi les mighty Oh Sees se fourvoyer dans ce heavy psyché qu’illustre la pochette avec un morceau qui s’appelle «The Last Peace». Le cut met un temps fou à se réveiller et soudain le son jaillit comme un geyser. John Dwyer ne se refuse aucune giclée, aucune démesure, il ne vit que pour l’ampleur de sa volonté de procréation, il ne pense qu’à se jeter dans la mêlée et dans les bras de la vie, toute son énergie rejaillit dans le cœur vivant de cette Last Peace. Ce mec joue au petit jeu de l’extravagance comme d’autres jouent contre joue. On le voit ensuite délier un nouveau shoot de psyché avec «Moon Bog». Nouvel exercice de style hors du temps, d’une beauté sculpturale, il laisse la vie s’écouler à travers son corps. C’est une démarche très personnelle, bien sentie, une décision bien pesée. Il pourrait jouer sans jamais créer d’ennui. D’ailleurs, c’est ce qu’il fait.

    Signé : Cazengler, Oh sick

    Coachwhips. Get Yer Body Next Ta Mine. Show And Tell Recordings 2002

    Coachwhips. Hands On The Controls. Black Apple Records 2002

    Coachwhips. Bangers Vs Fuckers. Namak Records 2003

    Coachwhips. Peanut Butter And Jelly Live At The Ginger Minge. Namak Records 2005

    Coachwhips. Double Death. Namak Records 2006

    Oh Sees. Orc. Castle Face 2017

    Oh Sees. Smote Reverser. Castle Face 2018

    OCS. Memory Of A Cut Off Head. Castle Face 2017

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    Stevie Chick. Psych Ops. Mojo # 297 - August 2018

     

    La rigolade des Laughing Hyenas

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    Avec le nom qu’ils portent, on pourrait croire les Laughing Hyenas installés dans le désert. Mais non, ces quatre candidats au chaos demeurent à Ann Arbor, Michigan, charmante localité connue pour avoir abrité au temps jadis le MC5 et les Stooges. Deuxième point fondamental concernant les Laughing Hyenas : ces gens-là ne rigolent pas, contrairement à ce que voudrait nous faire croire leur nom de groupe. Ils penchent plus pour le côté sombre, voire désespéré des choses de la vie. Leur musique coupe la chique à l’espoir et s’interdit d’aller bien. Par la qualité de leur malaise, on pourrait les comparer aux Chrome Cranks, car ils aspirent aux mêmes torpeurs. Ils dégagent la même ambiance de catacombes.

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    Dès Come Down To The Merry Go Round paru en 1987, on constate que ça va mal. Mais vraiment mal. Le «Stain» d’ouverture de bal d’A bat tous les records d’insanité - Come and be my one and only - John Brannon hurle comme un emmuré vivant, il rugit comme un lion qui fait yeah - Stain the walls with love - Quel numéro de cirque ! On peut même dire qu’il hurle comme un démon qui serait devenu fou, comme si c’était possible. On ne peut qu’admirer la superbe dynamique de leur enfer gothique. L’insanité continue de sévir avec «Hell’s Kitchen». Au moins, avec ce genre de titre, on sait où on va - You better check the menu/ Wouahhhhhhh/ Something’s burning/ And I think it’s love - John Brannon est déchaîné, il délire complètement - Popeye the sailor man/ Goodbye - Et ça continue comme ça avec «That Girl», chanté à la pire désespérance qui soit ici bas. Brannon sonne parfois comme Jim Morrison - Now there’s too many people/ Telling me I’ve gone wrong - Mais tout ça va connaître une apogée en B avec «Gabriel», un véritable sommet du trash, dans la forme comme dans le fond - I woke up this morning/ And I had a vision/ I was a junkie gunslinger/ Shooting on the range/ And a one way ticket/ Straight to hell - Tout est dit, ils tapent là dans l’ultra-trash, John Brannon hurle tout ce qu’il peut hurler - Gabriel/ Help me understand/ Release my mind from this/ Gabriel/ Won’t you blow that horn - Rarement on entendit à l’époque homme hurler de la sorte. John Brannon atteignait les cimes du scream.

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    S’ensuit You Can’t Pray A Lie, deux ans plus tard. Dès «Love’s My Only Crime», on comprend que ça ne va pas s’arranger, oh no no no no. On voit Larissa Kirkland jouer avec la guitare sur les genoux. Si on chope des vidéos du groupe sur YouTube, on la verra même faire la danse du scalp avec une clope au bec. Cette fabuleuse poulette va mourir un peu plus tard d’une overdose en Floride. Mais en attendant, elle joue et John Brannon screame comme s’il brûlait vif sur un bûcher de l’Inquisition. Quelle équipe ! Ils font tous leur truc à la vie à la mort. Chez les Hyenas, il n’existe pas de demi-mesure, oh no no no no. Le «Sister» qui ouvre le bal de la B s’ancre lui aussi dans le chaos sonique absolu. Ils ne voudront jamais revenir au calme. Jamais. John Brannon ne plaisante pas. «Black Eyed Susan» se veut sur-puissant, harassé par le beat et harcelé par le jeu stressant de Larissa Kirkland. On voit aussi John Brannon screamer son ass off dans «Lullaby And Goodnight». Il est complètement out of it, out of his mind - Very Heyna - Mais si on réfléchit bien, on constate que tous les cuts de l’album sont construits sur le même modèle. On comprend alors que ce groupe ne pouvait pas durer éternellement. Ça reste intéressant au niveau des intensités caractérielles, mais ça tourne un peu en rond au niveau structurel.

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    Pas de changement avec Life Of Crime, paru l’année suivante. Les Laughing Hyenas renouent avec l’exaspération pathologique dès l’«Everything I Want» d’ouverture de bal. Ils s’ancrent dans le heavy sludge d’Ann Arbor. John Brannon hurle comme un chef de guerre ivre de rage et de mauvais vin. Cocktail d’autant plus capiteux que Larissa Kirkland vitriole le son à coups d’arpèges et que la basse buzze dans la fumée. «Let It Burn» porte bien son nom, c’est enragé jusqu’au bout des ongles. John Brannon chante avec une niaque inégalée. On continue de tourner en rond en B avec «Here We Go Again». Ce diable de John Brannon se jette dans la balance - Here we go again/ I said goooo - Chaque cut ressemble à un saut de carpe. «Wild Heart» est une sorte de carpe encore vivante qui voudrait échapper à la bassine d’huile bouillante. Cette façon qu’il a de screamer wild heart n’appartient qu’à lui.

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    Leur dernier album Hard Times sera donc la cerise sur le gâteau. Pochette et disk denses et ce dès «Just Can’t Win», fantastique dégelée de big heavy sound. John Brannon chevauche la chimère du rock comme un seigneur de l’An Mil, bardé d’acier et de bravado. Il wooahhtte comme un beau diable, pendant que Larissa Kirkland balaye la surface de la terre à coups de rafales soniques. On a tout dans ce cut : le pain, le vin et le boursin. C’est l’archétype du prototype de l’artefact de l’état de fait. Ce fantastique John Brannon chante ensuite son morceau titre à la force du poignet et plonge le rock dans un abîme de désespérance. Il rugit plus qu’il ne chante. Il roame son moan. Ici, tout n’est que deep atmospherix. Oh on peut aussi aller jeter un coup d’œil en B, mais on n’y trouvera rien de nouveau. Sans doute est-ce la raison pour laquelle ça n’a pas marché. Tous les cuts sont traités sur le modèle heavy dark atmosphérix et plongés dans un bain de noirceur tempéramentale, même si ça reste très rock dans l’esprit. Du son, rien que du son. Normal, c’est enregistré chez Doug Easley à Memphis (alors que Butch Vig produisait les albums précédents). Attention, le hit du disk se niche en fin de B. «Each Time I Die» est le heavy slowah de la mort lente. John Brannon y aménage des passages vers un au-delà du pathos. C’est d’une rare puissance, avec un final en bouquet d’énergie vocale. Brannon style.

    Singé : Cazengler, loathing hyena

    Laughing Hyenas. Come Down To The Merry Go Round. Touch And Go 1987

    Laughing Hyenas. You Can’t Pray A Lie. Touch And Go 1989

    Laughing Hyenas. Life Of Crime. Touch And Go 1990

    Laughing Hyenas. Hard Times. Touch And Go 1995

     

    07 / 02 / 2019PARIS

    LE KLUB

    SOLITARIS / NAKHT / GRAVITY

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    Escalier plongeant, n'avez pas trop intérêt à glisser, tournez à droite, direction deuxième sous-sol, passage beaucoup plus étroit, nouvelles marches entrecoupées d'un faux palier, vous débouchez sur une espèce de corridor idéal pour le merchandising – diabolique tentation - passez la porte étroite et vous débouchez enfin dans le Saint des Saints. Plutôt étroit, diable si cela est une salle de concert, de retour à la maison je propose à la Marine Nationale de louer mon garage, de quoi mouiller deux sous-marins nucléaires et un porte-avions. Soyons juste, chez moi pas de belles voûtes de pierre qui surmontent deux travées parallèles à la manière des nefs d'église mais malgré le plafond plat un peu plus d'espace. Ce n'est plus le rock garage c'est le rock des caves ! Rock with a Caveman prophétisait Tommy Steele !

    SOLITARIS

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    Brrr ! Tous quatre sanglés de k-ways noirs et le visage plus ou moins voilé de masques à la Dark Vador. Soldats de la galaxie des étoiles mortes. Immobiles, tandis que démarrent les samples, heureusement qu'ils sont soutenus par une cohorte de fans aux visages épanouis et de filles aux cheveux multicolores, sans quoi l'on se serait cru à l'enterrement du Comte d'Orgaz del Greco. Vos créanciers vous accablent de factures, Solitaris préfère vous soumettre au recouvrement des fractures. Emettent un bruit protéiforme destiné à vous saper d'emblée le moral. Au fond, Jarvis a décidé que rien ne sera comme avant, que désormais le monde sera réduit à un champ de ruines, casse systématiquement toute velléité de rythme, décapite toutes les têtes de serpents rythmiques qui se haussent et qui dépassent. Z'avez l'impression qu'il jette hors des plateaux de ses tambours tout ce qui aurait l'intention de manifester un signe quelconque d'existence. Vous comprenez le nom du groupe, vaut mieux être Solitaris que mal accompagné. A la basse un véritable fléau, ses amis ne l'ont pas surnommé Fléo pour rien, là où passe sa basse le son ne repousse pas. Vous le projette à terre sous forme de longues lignes sonores interminables comme des agonies. Le genre de mec qui vous gâche la soirée et l'envie de vivre rien qu'en appuyant un peu fort sur une corde. Normalement l'on devrait le renvoyer chez lui, mais à l'écouter vous entrez en communion avec l'étrange concept d'instinct de mort. Robin, au début vous faites semblant de ne pas l'entendre. Apparemment il ne fait rien pour attirer l'attention. Se contente de se fondre dans la noirceur ambiante. L'a la guitare commando. Au moment inadéquat il surgit comme la foudre et balance de ces dégelées de grésil à vous transpercer l'âme et l'anus. Et brutalement vous apercevez que Solitaris doit être une marque de bulldozer tout terrain dont vous ignoriez jusqu'à lors le nom. Le combo décape sec. Navigue vent arrière droit sur vous. A l'avant sur la proue vous avez une drôle de sirène. Pas Barbie, barbu costaud l'air méchant, chante par accoups, à chaque fois il vous donne l'impression de vous trancher la gorge. Chez lui, ça vient de loin, des tripes, exhale la colère et la rage de la bête entravée qui n'a aucune envie de se laisser mener l'abattoir. L'a décidé que ce sera plutôt votre tour d'y passer. Un mufle de taureau obstiné vous pousse sans pitié vers l'arène sanglante. L'a adopté la technique du dragon, actionne un lance-flammes dès qu'il ouvre l'orifice buccal. L'haleine du diable. Derrière Alex, leur frontman, les trois autres men in black de Solitaris carburent un carbone noir profond comme la nuit finale qui engloutira le monde. Quand ils terminent malgré la cohue des fans hurlante, vous vous sentez subitement seul. Coupé du cordon ombilical de la souffrance et de la mort. Vous êtes un survivant. Les tueurs solitaires vous ont trouvé indigne de mourir. Sans doute ont-ils eu raison.

    NAKHT

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    Furent grandioses et sublimes. Au début vous craignez pour Danny. Lui si grand, qui a l'habitude de chanter juché sur un piédestal, comment va-t-il faire sous cette voûte si basse, le seul espace où il pourrait se redresser entièrement est encombré de projecteurs divers. Il est deux sortes d'êtres, ceux qui essaient en victimes résignées de s'adapter tant bien que mal aux avanies du destin et ceux qui transforment les obstacles en objets de force. Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort a dit Nietzsche. Alors Danny nous a montré quel grand growler il était. Il ne peut se relever, il chantera courbé, il ne peut faire tournoyer ses bras à la manière de boomerangs mortels qui ramènent leur proie pantelantes, alors il tendra le visage vers le public. Toutes les émotions contenues de ses muscles affluent sur sa figure. Ses yeux clairs restent imperturbables mais les méplats de sa face s'animent et tout le peuple hiératique peint sur les couloirs des tombes pharaoniques se met en marche pour rendre un dernier hommage à celui qui va se confronter avec le grand serpent Apophys. Sa voix, venue d'un autre âge nous conte les péripéties du grand tourment. Sa bouche n'est plus qu'une excavation horrifiante par où les Dieux prennent la parole. Jettent leurs colères et diffusent les messages ultimes dont il vaudrait mieux ne jamais dévoiler le sens. Danny entonne le choral des Abyss et la musique cataclysmique de Nakht fond sur notre Destiny tel le vautour sur vos os abandonnés à la surface stérile des sables du désert infini.

    Damien est invisible, l'est entouré du cercle d'or de ses cymbales, dispense et disperse un cliquètement infini de crotales en furie, la musique de Nakht s'élève de cet anneau maléfique, elle gronde et s'érige en tonnerres, en orages secs, en foudres irréductibles. Et toujours dans ces interstices miraculeux de ce qui pourrait être un moment infinitésimal de silence surgit, hoquet morbide, le raquèlement de la caisse claire, qui sonne comme un appel dans le hall du désir à la béance du monde. Et dès lors une pyramide sonore s'abat sur vous, un déluge de pierre tombales, un éboulement de rocs funéraires, qui cherchent à vous ensevelir vivant afin que le symbole de l'éternité s'inscrive en hiéroglyphes de feu sur votre chair.

    Clément n'est guère clément. Sa basse gronde. Creuse des fondations. Charrie des blocs cyclopéens sous lesquels elle vous emprisonne. Elle agit comme un immense tournoiement infranchissable, elle fixe les limites, Nakht n'ira jamais plus loin que son amplitude géographique. Elle marque la frontière intangible qui sépare le profane du sacré. La fourmi humaine de l'ibis royal. Deux guitares, Pierre et Christopher, l'en faut deux pour entretenir la fournaise. Fournissent à eux deux le feu de salpêtre qui nourrit le mal des ardents et les assises du phénix qui renaît de ses cendres. Deux guitares, tour à tour mort et vie, extinction et renaissance. L'une serpent, et l'autre reptile. Nakht fournit une musique d'une force implacable et d'une richesse inouïe, lorsque je cherche dans ma mémoire je ne vois que l'agressivité tourbillonnaire de Magma, au début des années soixante-dix, à laquelle je pourrais la comparer, tout en étant conscient qu'ils ne doivent pas se revendiquer d'une telle généalogie, trop lointaine pour eux.

    L'assistance comme envoûtée obéit en toute allégresse au doigt et à l'œil aux désidérata de Danny, commande les entremêlements des spirales prophétiques des ronds de feu walkyriens et des entrechocs armuriers. L'est à la fois, sous son capuchon noir et sa courte houppelande, sorcier maudit et imprécateur terminal. Nakht, Gollum maléfique et Golem élémental, nous a livré un set splendide.

    GRAVITY

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    Le tout dans la vie est de ne point faillir de son centre de gravité, et le moins que l'on puisse dire c'est que Gravity s'est constamment tenu au cœur de son point G. Facile à définir. Plus près du Metal, mais pas très loin non plus du rock'n'roll. C'est l'imposante silhouette d'Alex qui nous a révélé la formule magique, en trois fois quelques secondes, juste avant que le set ne démarre, lui a suffi de gratouiller les cordes pour se délier les doigts, ou pour savoir s'il s'entendait bien, ces bribes de fureur  lui ont permis de lever un ouragan, auquel il a à chaque fois coupé les ailes, mais cela a suffi pour nous avertir. Donc nous ne fûmes pas surpris lorsque Ricky a lancé le galop tonitruant de son drumin' sauvage et lorsque Tim l'a suivi comme son ombre chevauchant sa basse comme un vol de sorcières se rendant au sabbath ( black de préférence ). Pendant ce temps Alex vous placarde ses riffs comme des listes de proscription sur la tribune des rostres de l'antique Rome. Jusque là tout était normal. L'on sentit que la situation était critique, mais l'on ne savait pas à quel point cela allait s'aggraver.

    Inutile de nous prendre pour des enfants de chœur hypocrites, l'on n'attendait qu'elle. On la guettait. Du coin de nos deux yeux. Trop charismatique pour qu'on ne l'ait pas remarquée. De noir vêtue, nous tournant le dos, la tête enveloppée de son auburne chevelure, certes Emilie avait du chien, mais le problème était d'ordre théorique, comment et où allait-elle poser sa voix dans le capharnaüm sonique dégagé par le triangle maudit tapi derrière elle. N'a pas tardé à nous apporter la réponse. S'est retournée, a fait trois pas en avant, a porté le micro à ses lèvres et tout de suite l'on a compris ce qu'ont dû ressentir les mammouths de l'ère préhistorique lors de la grande glaciation subite qui les a congelés sur place. Les trois mameluks derrière ils ont disparu, rayés de la carte des vivants, n'y avait plus que ce hurlement de prophétesse en furie. D'ailleurs nous-mêmes l'on s'est demandé si l'on existait encore, si nous n'étions plus qu'une illusion perdue et évanescente. Trois fois elle a recommencé, et trois fois nous avons ressenti le froid de la mort s'installer dans nos veines. Mais sachez qu'Emilie n'est pas cruelle, une fois qu'elle vous a montré ce dont elle est capable, elle éloigne le micro de sa bouche, laisse tomber son bras le long de son corps et se recule en toute simplicité, sans la moindre cérémonie. Et comme par miracle vous intuitez que derrière les trois ostrogoths n'ont pas arrêté une demi-seconde leur cavalcade sauvage. Foncent sur vous avec la force d'un troupeau de cent mille bisons en fureur. Votre dernière heure est arrivée, mais ce funeste avenir proximal doit sembler trop lointain à Emilie, car l'infatigable chasseresse reprend la tête du troupeau et de nouveau elle rugit dans le micro. Cette fois c'est fini. La catastrophe s'abat sur vous, le hibou noir de la nuit du monde vous recouvre de ses ailes. Au cas où, les lyrics sont en français, vous ne saisissez pas toujours les paroles en leur intégralité mais les titres suffisent, Noir, Le Porteur de Nuit, De l'Homme au Loup, La Dernière Empreinte...

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    Devant elle son fan-club est agitée d'une transe chamanique, l'âme des bêtes s'empare de leurs esprits, perdent un peu la notion des normes, ricanent comme des corbeaux ironiques, se jettent les uns sur les autres tels des lions en cage rendus fous par leur captivité. Alex s'avance et les titille du doigt et du riff. Le corps de Ricky torse nu derrière sa batterie se couvre d'une sueur blanche de lune blafarde, et dix fois, cent fois, mille fois, Emilie s'en vient semer l'épouvante dans son micro. Tim dégringole des giclées de notes spermatiques qui vous rabotent le cerveau, Alex tonitrue sa guitare, et Gravity s'enflamme. Une pluie de météorites en feu s'abattent sur les toitures de votre imagination. Du fond de l'horizon cosmique un astre mort a surgi, son attirance est mortelle, il vous happe d'un seul coup, votre centre de gravité ne répond plus. Le chaos s'arrête, Emilie remercie l'assistance d'une voix fluette qui vous fait du bien. Vous avez rejoint le monde de la réalité. Toutefois, maintenant vous savez que vos cauchemars sont parfois plus beaux que vos rêves.

    Damie Chad.

    ( Photo : EMILIE au HELLFEST / FB : Gravity )

     

    CAB CALLOWAY

    ( Long Box / Classic-Jazz Archive )

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    Sa maman reçut un beau cadeau de Noël puisqu'il naquit le même jour que le petit Jésus. En 1907. Fut-il un bébé vagissant, nous n'en savons rien. N'était pas le seul enfant de la famille. Blanche de cinq ans son aînée l'avait précédé. La sœurette lui montra-t-elle le chemin, toujours est-il que Cab n'était pas encore célèbre qu'elle chantait et jouait dans plusieurs revues à succès et avait même enregistré avec Louis Armstrong. C'est avec elle que tout gamin il débuta sur les planches à Baltimore et c'est encore elle qui lui procura une place dans la revue Plantation Days dans laquelle il se produisit à Chicago et avec qui il partit en tournée dans le Midwest. De retour à Chicago, on le retrouve à la batterie de l'orchestre du Sunset Cafe, n'hésitant pas non plus à endosser le rôle de maître de cérémonie – en français l'on userait plutôt de l'expression Monsieur Loyal – du spectacle présenté. Nous sommes en 1928, les années de formation sont terminées.

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    Cab Calloway occupe dans l'imaginaire populaire la place d'un amuseur public, l'on oublie trop facilement qu'il fut accompagné par toute une pléiade de musiciens, et non des moindres, qui durant les années vingt participèrent au surgissement du jazz. La fermeture du quartier chaud ( very hot ) de Storyville de New-Orleans, en 1917, contraignit les musiciens de jazz à l'émigration. Remontèrent en suivant le cours du Mississippi. Essaimèrent jusqu'à Chicago qui devint le point terminal de fixation, toutefois une partie d'entre eux se fixèrent à Saint-Louis et à Kansas City. Ces destinations ne furent pas sans influence sur l'histoire du blues et du rhythm'n'blues. Et du rock'n'roll. Lorsque le rhythm'n'blues prit son essor après la deuxième guerre mondiale, les blues shouters de Kansa City s'inspirèrent du travail orchestral et vocal de Cab Calloway. Si dans le creuset de Chicago le blues du Delta subit une profonde mutation s'intensifiant et s'électrifiant, à Kansas City une des rares villes aux mœurs légères des USA le jazz s'adonna à une certaine insouciance festive, les grands orchestres dont la volition première n'était pas de produire une musique savante voire '' symphonique'' mais de permettre au public de danser transformèrent et retrouvèrent quelque peu la tradition de ces spectacles itinérants qui sillonnaient les Etats-Unis. Si ces tournées avaient permis à de nombreux artistes noirs d'acquérir une grande popularité en leur milieu elles procédaient aussi d'une vision purement commerciale qui visaient à la satisfaction des instincts primaires du public. La musique n'y était pas considérée comme un art mais avant tout comme un moyen de délassement et d'amusement. La pratique de l'entertainment gommait la figure de l'artiste et le réifiait en bateleur du peuple. Dans l'inconscient ( pas si profond que cela ) du public blanc, le noir qui chantait devant un parterre de blancs était ravalé au niveau de la bête de foire. Particulièrement doué peut-être, mais pas vraiment un homme, tout au plus un singe très savant, et pourquoi pas, au mieux, un pitre. L'on retrouve cela dans le sourire et la bonne humeur débordante qu'arbore Cab Calloway dans les extraits des films qui nous le montrent en pleine action. Mais ce qui peut apparaître comme une bouffonnerie truculente renouait aussi avec l'art immémorial du cirque, le clown entrevu comme une pratique sonore ( parlée, chantée, musicale ) du mime. Très significatif nous paraît le fait que plus tard dans les années quarante c'est à Kansas City, la ville de l'amusement, que Charlie Parker débuta un parcours musical qui redonna au musicien noir sa dignité d'artiste souverain. Dialectiquement toute chose par le fait même de sa permanence engendre son contraire.

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    En 1928 Cab Calloway est le frontman occasionnel des Missourians et ses prestations à New York attirent l'attention. Dès 1929, Cab Calloway tourne avec les Marion Hardy's Alabamians, la formation la mieux payée de toute la région de Chicago, La crise de 29 eut raison des espoirs de l'orchestre. En manque de monnaie le jeune Calloway participe à la revue ( merci sœurette ) Hot Chocolate, le job terminé il rejoint les Missourians qui devant le succès remporté change de nom : s'appelleront désormais Cab Calloway & His Orchestra. Les Missourians ne sont pas des pieds tendres. La formation a été baptisée ainsi alors qu'il était en résidence au légendaire Cotton Club de New York, en alternance avec l'orchestre de Duke Ellington. En février 1930, Lockwood Lewis cède sa place de chanteur à Calloway, quatre mois plus tard le Cab Calloway & His Orchestra enregistre leur première cire.

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    Premier CD : Gotta Darn Reason Now ( For Bein' Good ) : 24 juillet 1930 : velouté de trombone et beurre de trompettes, pas d'erreur c'est bien le band qui se charge de l'essentiel du boulot, Calloway ne tire pas la couverture, l'est comme un invité qui préfère laisser parler ses hôtes, au début l'a une voix de fille mélodieuse, articule davantage par la suite, mais l'on admire avant tout la trompette de Roger Quincy Dickersonet et le trombone de Priest Wheeler qui cosigna les lyrics. En face B, un classique des classiques, de W.C. Handy, l'inventeur officiel du blues, St. Louis Blues : 24 juillet 1930 : n'a pas intérêt à être au-dessous de la moyenne le Cab, surtout que Satchmo a déjà enregistré le morceau l'année précédente, alors l'orchestre se la donne à donf, au début vous n'avez pas un trombone mais une souris qui grignote une croûte de pain dans votre dos, question blues, inutile de sortir votre mouchoir, imaginez un éléphant qui swingue à mort et là-dessus le Cab vous donne une leçon de chant, tout ce que vous ne pourrez jamais faire avec votre gosier, commence par appuyer sur une syllabe pendant trente secondes et ensuite il vous casse du bois de mille manières. Lorsqu'il arrête, la mission est accomplie. Les musicos autour de lui ne s'attardent pas. Pas la peine, Cab is the boss. Sweet Jenny Lee : 14 octobre 1930 : fox-trot, l'orchestre trotte, et Calloway musarde et renarde. L'est toute mignonne la Jenny Lee, le band en tressaute et sautille de joie, z'avez l'impression qu'ils jouent en serrant les fesses, Le Cab, il vous dessine la fine silhouette de la zamzelle du bout des lèvre avec un arrière fond nostalgie qui n'est pas sans rappeler la tristesse qui gît au fond de tout country qui se respecte. Sait parler aux damzelles, suis sûr qu'elle a succombé à son charme, l'orchestre confirme en se lançant dans un tutti d'enfer. Pour le deuxième couplet l'est trop occupé, les copains assurent à sa place. The Viper's Drag : 12 novembre 1930 : l'on en a fait un dessin animé, faut dire que Calloway vous sort le grand jeu, pas longtemps, mais il chante comme un sifflet de locomotive désespérée répercuté dans le grand canyon, et l'orchestre roule à toute pompe, se refile le bébé des soli à tour de rôle, pour mieux presser la machine, n'oublions jamais que la danse est l'autre mamelle du grand Cab. Qui d'autre que lui pouvait s'amuser à couiner sur le classique de Fats Waller ?

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    Is That Religion ? : 23 décembre 1930 : devaient être en retard, jamais entendu un ragtime joué aussi vite, une machine à coudre en folie, non ce n'est pas Dieu qui les appelle, sans doute les jolies filles qui agitent leurs gambettes impatientes, le Cab ça doit le démanger encore plus vite que les autres car il vous tip-tope le vocal à la mitrailleuse. L'avait dû avaler un cheval de course le matin au petit déjeuner, vous expédie la choucroute en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, une fois qu'il a terminé l'orchestre a beau mettre les bouchées triples ils ne le rattraperont jamais. Some of These Days : 23 décembre 1930 : Monsieur dix pour cent. Sur trois minutes, chronomètre en main il chante trente seconde. Vous expédie le paquet d'une traite dans la cuvette WC, par avion. Après l'on imagine que puisque question rapidité il ne s'est pas économisé il s'en va danser comme la fameuse cigale. L'orchestre fait tout ce qu'il faut pour boucher le gros trou. Vous maçonne le mur comme des pros. Vous ne vous apercevez même pas qu'il n'y a pas plus de chanteur dans la chanson que de pilote dans l'avion. Nobody's Sweetheart : 23 décembre 1930 : plus tranquillou l'orchestre adopte la vitesse de croisière, le Cab prend sa voix de mijaurée pour commencer, ressemble à un matou qui s'étire, l'énergie lui revient, vous achève la marchandise en trois coups de cuillère à pot, les musicos prennent la suite, gentillous. Sans plus. St James Infirmary : 23 décembre 1930 : Armstrong en avait accouché d'un mélodrame, alors ils vous le commencent à l'espagnole, ensuite ils gardent le tempo, z'avez envie de leur souffler qu'il faut être triste, mais le Cab il brame comme un hippopotame et les musicos en profitent pour faire leurs petits numéros. Pour le final, la mise en terre au cimetière est rapide, poussent le corps dans la fosse à coups de pieds. Dixie Vagabond : 3 mars 1931 : c'est joli comme un générique de film. D'ailleurs Cab chante du nez pour que vous me croyiez, l'est le chanteur du charme qui cherche à embobiner, et les copains derrière essaient de ne pas lui foirer le plan en la mettant en sourdine, le temps que ses roucoulades conquièrent la position. So Sweet : 3 mars 1931 : encore de la douceur, ça larmoie , et le Cab module de toutes ses dents, l'a l'air d'un gigolo qui fait tout ce qu'il peut pour enchanter une rombière, idéal pour les frotti-frotta des slow langoureux, pour la proposition finale Calloway vous file un coup de main, reprend un deuxième couplet en coda. Remerciez-le, c'est emballé.

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    Minnie The Moocher : 3 mars 1931 : le titre qui fit la gloire de Calloway, les musicos vous font une ouverture grandiloquente, mais le Cab a misé sur les valeurs sûres, reprise d'un vieux morceau folk et ligne mélodique pompée sur St James Infirmary. Plus tard le Cab vous en donnera des versions échevelées mais là vous conte la lamentable histoire de Minnie d'une voix éteinte qui contraste avec l'énormité des agissements de cette profiteuse de haut-vol. Rien de bien extraordinaire à première oreille, et pourtant vous vous surprenez à réécouter dix fois de suite. C'est en ce titre que vous rencontrez son célèbre hi-dee-ho. Doin' The Rhumba : 3 mars 1931 : étrange, l'entrée en matière ressemble comme une goutte d'eau à Ring of Fire de Johnny Cash, l'est vrai qu'entre mariachi et rhumba... La trompette se livre a un beau solo de klaxon, suivi de ce que l'on appelait un galop dans les salons du temps honni de la Restauration, et le Cab vous tricote le vocal avec une voix aussi aigüe qu'une pointe de punaise. Le combo conclut sans imagination. Farewell Blues : 9 mars 1931 : encore une fois un blues à grande vitesse, un rythme de train qui passe en trombe et le Cab qui vous imite le sifflet rageur des locomotives, derrière l'orchestre vous mime le couinement des wagons rouillés sans oublier le traditionnel shuffle de rigueur. Le convoi s'éloigne dans le lointain. I'm Crazy' Bout My Baby : 9 mars 1931 : les a rendus tous marteaux, les musiciens se lancent dans une introduction infinie, à croire qu'ils ne laisseront jamais au Cab le temps de s'exprimer. Le fait d'ailleurs à toute vitesse, les guys derrière ont encore bien de fooltitudes à exprimer. Creole Love Song : 6 mai 1931 : empruntée à Duke Ellington, musique de genre aussi câline qu'une nuit de chine, le Cab vous sort sa grosse voix la plus romantique à croire qu'il a attrapé la rougeole. D'ailleurs l'arrête les frais tout de suite. L'amour se chante plus vite qu'il ne s'expédie. The Levee Low-Down : 6 mai 1931 : tous en verve, une fanfare joyeuse qui dévale la rue, et le Cab qui accentue la joie de vivre, sur ce le band s'engouffre dans une espèce de charleston piqué des hannetons, y a un bugle qui vous épingle les insectes vivants sur le mur, une clarinette qui rigole et allegretto non moderato pour le tutti final. Blues in My Heart : 6 mai 1931 : pour être heureux soyons langoureux, cela pourrait s'appeler le blues des amoureux, petits pianotements sur les hanches, le Cab vous susurre à l'oreille des insanités avec sa bouche de crocodile grand-ouverte, l'insiste longtemps ( une fois n'est pas coutume ) l'orchestre tamise la lumière de l'abat-jour. Black Rhythm : 11 juin 1931 : aussi trompeur qu'une trompette qui ne se la pète pas. Tout doux malgré l'intitulé. Un hommage au blues. Conte l'histoire d'un pianiste au fond d'un bouge qui distille le rêve des notes bleues. Plus rien ne bouge. Les paroles sont de Irving Mills et de Donald Heywood, à mettre en relation avec The Weary Blues de Langston Hughes. Six or Seven Times : 11 juin 1931 : Irving Mills encore aux paroles, une mélodie de Fats Wallers, l'orchestre vous déploie la nappe en prenant son temps, le Cab déroule son innocence coquine, parlotte, scate un peu, sifflote avec désinvolture et les musicos reprennent leur broderie avec un soin maniaque. De la belle ouvrage. My Honey 's Lovin' Arms : 17 juin 1931 : encore une chanson d'amour à caresser les pubis dans le sens du poil. Peut-être la plus faible du CD. Peu d'imagination, beaucoup d'attendu. Aucune surprise. S'étire comme un élastique ou un fil d'haricot vert entre les dents. The Nightmare : 17 juin 1931 : dans la suite logique de la session, ce cauchemar vous endort plus qu'il ne vous réveille. Pour la sueur froide de la mort dans les draps moites, c'est raté.

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    Deuxième CD : It Looks Like Suzie : 9 juillet 1931 : fut enregistré  par Blanche Calloway and His Boys Joy en juin 1931. Vous voulez du swing, en voili, en voiça, vous trouverez mieux ailleurs, mais le Cab vous sauve la mise, l'orchestre est au top mais pas assez débridé. Alors le Cab vous miaule la chute d'une voix bizarre. Sweet Georgia Brown : 9 juillet 1931 : le classique des classiques, même les Beatles l'ont enregistré, de Maceo Pinkard et Ken Casey, chanté pour la première fois en 1925 par Ben Bernie. Georgia a deux pieds gauches, cela a dû plaire au Cab car il vous sort spécialement un espèce d'étranglement dans le larynx, les boys derrière comprennent qu'ils ont intérêt à s'activer, ça se termine en style jungle de bon aloi. Basin Street Blues : 9 juillet 1931 : un classique du jazz, rappelons que Basin' Street était le nom d'une artère de Storyville. Peut-être que je me trompe mais il me semble que l'intro ressemble à l'entrée de La Mer de Debussy. Quoi qu'il en soit le combo se doit d'être au top, et ils vous l'interprète à la manière d'une symphonie jazz du pauvre, le Cab n'ose pas marcher sur ses boys, se contente de marmonner pour ne pas les gêner. L'arrive à être génial dans sa discrétion. Bugle Call Rag : 23 septembre 1931 : se rattrape sur ce morceau, Normalement sur ce ragtime devrait y avoir un piano fou, c'est Cab qui s'y donne de la première à la dernière note, l'a les dents qui ricanent comme les touches d'un clavier. Imaginez que le piano de Fats Wallers ait la voix de Calloway et vous comprenez la performance. Un des tout premiers morceaux de jazz enregistrés, un classique. Vocalement Calloway enfonce tout le monde. You Rascal You : 23 septembre 1931 : en France on connaît surtout la version des vieilles canailles Mitchell / Gainsbourg que j'ai toujours trouvée foireuse, Calloway en offre une interprétation fifreline, en avance sur son temps puisqu'elle évoque tant au niveau du traitement des cuivres et de l'inflexion vocale ce qu'en fit Louis Jordan, même si la clarinette l'inscrit tout de même dans le old style jazz. Stardust : 12 octobre 1931 : la chanson d'amour sentimentale, le genre de pacotille dont Sinatra aurait fait un trésor, pour Calloway ça manque de punch. L'on sent les impératifs commerciaux. Miaule avec une langueur monotone. You can't Stop Me From Lovin' You : 12 octobre 1931 : l'orchestre sourit doucement, rigole même franchement après le premier couplet, heureusement le Cab comprend que rien ne sert de larmoyer comme un dépressif, reprend du tonus et malgré les paroles navrantes il vous envoie valser le grand amour perdu au profit des dix occasions roboratives qui se profilent à l'horizon. You Dog : 12 octobre 1931 : jamais entendu un chien miauler de cette manière, le Cab vous sort le grand jeu, le combo se moque de lui, se fout carrément de sa gueule, le Cab a la voix qui fait patte de velours et promesse de griffes sanglantes. Cette histoire se terminera mal. Soyez-en sûr, humour noir se teintera de rouge sang. Somebody Stole My Gal : 12 octobre 1931 : interprétation dans la même veine, voix pleurnicharde au début, gymnastique vocale en fin de parcours. Ain't No Gal in This Town : 21 octobre 1931 : à ce qu'il paraît que le Cab chante sur ce morceau, c'est l'exacte vérité, et plutôt bien d'ailleurs, même que ces musiciens lui répondent en chœur lorsqu'il mugit comme une vache, mais tout cela vous ne l'entendrez pas, car en sourdine vous avez le piano qui égrène quelques notes et vous oubliez le reste du monde.

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    Between The Devil And The Deep Blue Sea : 21 octobre 1931 : une création de Calloway devenu un classique. Faut dire que les paroles sont diaboliques, chacun peut interpréter à sa manière cette invitation au suicide baudelairienne. Calloway a choisi la plainte douloureuse. Scoubidouse sur la fin, un peu d'insouciance dans les situations extrêmes n'a jamais fait de mal. Trickeration : 21 octobre 1931 : cette session a dû être bénie des Dieux. Nous étions aux portes de l'enfer, ce coup-ci on y est carrément dedans. Bouquets de hanches en swing déhanché, l'orchestre joue au chat échaudé qui saute dans le feu, une fournaise pour les danseurs. Et mister Cab, l'est aussi à l'aise qu'une salamandre dans une cheminée sous François 1er . Sa voix n'a jamais autant épousé la subtilité des orchestrations. Kickin' The Gong Around : 21 octobre 1931 : une chinoiserie, avec la pince à linge sur le nez qui n'empêche aucune acrobatie. Se sont décidément amusés comme des jeunes chiots dans cette faste journée. Le Cab est bien le prince de l'Empire du Milieu. Down-Hearted Blues : 18 novembre 1931 : retour au blues, pas celui des douze mesures mortuaires, le blues à la pêche-melba, telle que l'on ne l'a jamais osé dans le Delta. L'oxymore musical du blues véhiculé par le premier jazz : le blues joyeux. Corine Corina : 18 novembre 1931 : z'ont couplé le précédent avec un vieux traditionnel de derrière les fagots. En profitent pour allumer un feu d'artifice de tous les diables. Encore une fois le piano de Bennie Payne se singularise. Je regrette de l'avouer dans ce morceau l'impact créatif est si fort qu'il pulvérise toutes les belles versions auxquelles les countrymen nous ont nourris au petit lait.

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    The Scat Song : 29 février 1932 : le titre n'est pas une imposture. Méfiez-vous des premières mesures mélancoliques, les musiciens s'amusent très vite à dérouler le tapis de leurs chatoyances instrumentales et lorsque le Cab scate, l'est au sommet de son art, le monde vous paraît si facile que même les grattements du banjo deviennent agréables. Feast of friends. Cabin In The Cotton : 29 février 1932 : un slow pour reposer les danseurs, la danse est avant tout a sexual intercourse comme disent les ricains, alors là ce sera cheek to cheek, du coup le Cab en roule les R. S'y mettent à deux pour séduire la demoiselle. Ce titre n'est pas indispensable. Le Cat Zengler ne l'emportera jamais sur son île déserte. Je vous l'assure. Vous non plus. Strictly Cullud Affair : 14 mars 1932 : du Cab classique, mais de lui on attend toujours mieux, beaux passages de soli, d'ailleurs le Cab  laisse his band s'amuser, mais nous devenons difficiles. Aw You Dawg : 14 mars 1932 : le truc sans défaut, mais parfois c'est comme les tapis persans faut ménager une erreur, l'entourloupe c'est le sel de la vie. Minnie The Moocher's Wedding Day : 20 avril 1932 : Buddy Holly nous a refait le coup avec Peggy Sue Got Married. Et Calloway ne fait pas mieux que le kid de Lubbock, ce mariage ne vaut pas les fiançailles premières. Certes tout le monde s'est bien tenu, mais l'on aurait préféré une sarabande infernale avec du dégueulis sur la nappe blanche, voire sur la robe de mariée. Dinah : 02 juin 1932 : un trombone épais comme une tranche de jambon, l'orchestre est vraiment le roi de ce morceau. Dancin'music. Cab vous fait les exercices à la barre fixe. L'on aurait préféré qu'il pratique le saut à l'élastique. Que voulez-vous dans la vie on ne peut pas tout avoir, le beurre et le prix du beurre. Même si Dinah la crémière est des plus appétissantes.

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    Les deux cd ne couvrent que le tout début de Cab Calloway. Les premiers morceaux sont les meilleurs, même si Cab ne s'y affirme pas encore vraiment. Mais l'osmose entre les musiciens et le chanteur est beaucoup plus authentique. L'on sent combien Calloway gagne à chaque session en maîtrise. Devient professionnel avec tout ce que cette assertion peut contenir de péjoratif. Mais il y en beaucoup qui vendraient père et mère et ( beaucoup plus grave ) leur chat et leur chien pour atteindre au dixième de sa virtuosité. Nous reviendrons une autre fois sur d'autres aspects de la carrière du grand Cab.

    Regrettons toutefois l'absence de Zah Zuh Zaz de 1933 le titre qui donna son nom, en notre douce France occupée, à la mouvance zazou au début des années quarante. Z'adoraient le swing comme les premiers Teddy-Boys qui s'inspirèrent de leur accoutrement pour leur drape-jacket et qui abandonnèrent le swing pour le rock'n'roll.

    Motherfuckers, tous les chemins mènent au rock'n'roll !

    Damie Chad.

  • CHRONIQUES DE POURPRE 257 : KR'TNT ! 377 : NEVILLE BROTHERS / VINCE TAYLOR / U-BILAM / NAKHT / WILD MIGHTY FREAKS / 2SISTERS / JAZZ MAGAZINE

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 377

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    07 / 06 / 2018

    NEVILLE BROTHERS / VINCE TAYLOR

    U-BILAM / NAKHT / WILD MIGHTY FREAKS

    2SISTERS / JAZZ MAGAZINE & CO

    Neville sainte - Part One

     

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    L’admirable Charles Neville vient tout juste de casser sa pipe en bois, au terme de soixante-dix ans d’une vie bien remplie : drogues, femmes, jazz et funk. Tous les amateurs de funk et de New Orleans Sound n’ont plus que leurs yeux pour pleurer, mais ce n’est pas leur genre. On le sait, ce que les gens de la Nouvelle Orleans appellent des Funerals sont d’abord des fêtes. On y chante et on y danse.

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    Charles est le premier des quatre Neville Brothers à s’en aller : Cyril, Art et Aaron lui survivent. Ces quatre brothers et leur oncle Big Chief Jolly jouent un rôle capital dans la légende de la Nouvelle Orleans. L’oncle Jolly paradait en tête des Wild Tchoupitoulas, Art monta les Meters dans les années quatre-vingt et Aaron a passé sa vie à chanter comme l’ange de miséricorde que filma jadis Wim Wenders. Quant à ce fantastique joueur de sax que fut Charles, il a préféré cultiver sa passion pour les drogues et la délinquance, ce qui lui a permis de visiter les ‘pens’ de l’époque, c’est-à-dire les pénitenciers, dont Angola, le plus terrifiant de tous. David Ritz consacre un livre aux Neville Brothers, mais il a l’intelligence de s’effacer, car ce que les quatre frères ont à raconter édifierait n’importe quel édifice. On observe un décalage vertigineux entre la saga des Neville et l’histoire de gens qui ont tenté de se faire passer pour des voyous, les Stones, par exemple. Tout au long de ce livre extrêmement dense, Art, Charles, Aaron et Cyril nous rappellent qu’un noir risquait encore sa peau pendant les années soixante et soixante-dix dans les rues de la Nouvelle Orleans - The cops were out for blood - et que tout le monde prenait des drogues dès l’adolescence.

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    Le principe de ce livre est simple : après quelques pages d’intro signées David Ritz, les quatre brothers racontent à tour de rôle leur histoire, c’est-à-dire l’histoire de leur quartier (Valence Street), de leur famille (leurs parents, leurs femmes et leurs innombrables enfants), de leurs amis (Larry Williams, Dr John et combien d’autres) et leurs aventures musicales, aussi bien sur la route qu’à la Nouvelle Orléans. Des quatre, celui qui crée la plus belle proximité, c’est Charles, l’intellectuel de la famille, fan de Charlie Parker et de Monk, car il raconte son histoire avec une poignante honnêteté. Il développe ses épisodes assez longuement et termine généralement sur une chute brutale en forme d’apothéose, comme s’il jouait un cut de Trane.

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    Quand il est gosse, son père l’emmène voir Charlie Parker, mais c’est complet. Charles reste à côté de la porte et écoute. Ce qu’il entend, pour lui, c’est la musique du futur - Bird was flying high - Il voit son père tendre l’oreille - My father had ears - Charles dit aussi que petit, il avait peur des blancs, surtout des paddy rollers qui patrouillaient la nuit pour terroriser les communautés noires. Charles a vu une bagnole de paddy rollers traîner un nègre attaché au pare-choc arrière. Petit, il a vu les night riders du Klan chevaucher et brûler des croix - Scary sights for a kid - Il évoque aussi les étudiants en médecine de Tulane, the gown men, qui rôdaient la nuit au volant de camionnettes blanches, en quête de corps pour leurs études. Une piqûre et puis pouf, terminé, plus jamais de nouvelles de vous - You’d never be heard from again -

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    Mais sur le chapitre du racisme, Cyril est le plus enragé des quatre : quand son frère fut envoyé cinq ans à Angola pour deux joints, Cyril considérait son frère comme un prisonnier politique, car pour lui, la guerre régnait à la Nouvelle Orléans. À ses yeux, les cops locaux se comportaient comme les unités spéciales de marines américains dans les villages du Vietnam - Search and destroy - Une nuit, Cyril et Aaron sont arrêtés par une patrouille. Aaron voit les flics frapper son frère, et comme il ne supporte pas ce spectacle, il réussit à choper l’arme d’un flic et annonce la couleur : «We all gonna die in this alley if you motherfuckers don’t back off.» Il met les flics en joue. Les cops reculent. Cyril dit à la page suivante que cette nuit-là, son frère lui a sauvé la vie. En gros, Aaron et Cyril expliquent que les cops avaient le droit de descendre des nègres dans la rue. Rien n’avait changé dans le Deep South depuis l’abolition de l’esclavage. Et quand on écoute ce qu’on appelle de la black (Soul, blues, r’n’b, funk, jazz, gospel ou doo-wop), il est essentiel de prendre ces éléments en considération. Dans les rues de leur ville, les Neville Brothers risquaient tout simplement leur peau parce qu’ils étaient noirs. Mais comme le rappelle Cyril, les gens de sa communauté parviennent quand même à célébrer la vie à travers la musique, quel que soit le genre, et ça fait toute leur force, pour ne pas dire leur supériorité. Des quatre frères, Cyril est le plus jeune et le plus enragé, politiquement. La guerre du Vietnam l’obsède parce qu’il ne comprend pas qu’on aille détruire des gens pour rien - Made no sense - Et ça le fout en pétard, exactement de la même façon que Mohammed Ali qui refusa d’aller se battre contre des gens qui ne lui avaient rien fait. Pour Cyril, les Vietnamiens subissent le même sort que les Indiens d’Amérique et les nègres. La conscience politique poussée à son extrême peut empêcher de vivre. That anger nearly cost my life.

    À l’âge de seize ans, Charles prend la route et débarque à Tampa en Floride. On est en 1953 et il accompagne un certain Gene Franklin qui chante comme B.B. King et qui se fait passer pour lui, ce qui est facile, car à l’époque, les gens ne savent pas à quoi peut ressembler B.B. King. Voilà Charles installé au Blue Room, un club qui est aussi une maison de passe. Il y voit des artistes extraordinaires, comme Iron Jaw, Mâchoire d’Acier, qui rappelle The Bullet, l’homme tronc hurleur que décrit Dickinson dans son recueil de souvenirs paru l’an dernier : Iron Jaw pouvait lever une table en la tenant entre ses dents. Il pouvait encore la lever si une fille s’asseyait dessus. Il croquait et avalait des bouteilles de coca, des ampoules, des punaises, mêmes des lames de rasoir. Puis il avalait du feu. Charles séjourne aussi à Memphis, au fameux Mitchell’s Hotel. Il y fume beaucoup d’herbe et jamme avec le ferocious bopper George Coleman qui ira un peu plus tard jouer avec Miles Davis. Charles se laisse porter par l’air du temps comme un fétu dans le courant. Il joue du sax en pur autodidacte, il s’envoie en l’air chaque jour, et quand il peut, il touche au fruit défendu, c’est-à-dire la femme blanche. Charles est beau, extrêmement beau : les putes blanches lui tombent dans les bras.

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    Aaron explique que tout commence à l’école : «On appelait l’herbe ‘muggles’ et peu de temps après, j’ai attaqué l’héro. Dans note coin, uptown, c’était vraiment facile d’en trouver. Charles avait commencé avant moi. Uncle Jolly vendait de l’herbe, mais il recommandait de ne pas y toucher. Charles disait la même chose. Mais je ne les écoutais pas. The first time I shot smak, I was in love.» Comme Charles et Cyril, Aaron va rester sa vie entière accro - Hooked to the boy who make slaves out of men - le boy étant le surnom de l’héro. Et comme Charles, Cyril, Dr John et d’autres, il réussira à décrocher au moment où il trouvera de quoi remplacer cette fausse plénitude. Comme chacun sait, le substitut ne peut être que d’ordre spirituel.

    En matière de sex and drugs and rock’n’roll, la part du lion revient à Charles. Il ne cache rien. Il s’installe à une époque avec Bobbie, une black savvy and superhip, qui vit la nuit et qui détient l’arme fatale : le contact avec Stalebread, le meilleur dealer de la Nouvelle Orleans. «Dans la hiérarchie de l’underground de la Nouvelle Orleans, les dealers se trouvaient au sommet.» Charles explique qu’on les respectait parce qu’ils reversaient leur blé dans la communauté - He was known as a bad dude who did good - Avec Bobbie, Charles découvre ce qu’il appelle the thrills, c’est-à-dire les sensations fortes - Aller de thrill en thrill devint my new way of life. Ce fut son moyen d’ignorer la peur.

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    Comme il ne travaille pas et que son sax ne lui permet pas de vivre, Charles cambriole des magasins. Il se fait poirer en sortant des télés d’une boutique et se retrouve au parish ‘pen’ de la Nouvelle Orleans. Six mois. Il y voit the Zuzu man, c’est-à-dire Dr John, vendre des crayons et des bougies. C’est là dans cette vieille taule que Charles devient ami avec Dr John - For life - Quand il sort, Charles et Bobbie décident d’aller faire un break à Memphis. Fin des années cinquante, Beale Street had that great music, that fast life and especially that cheap dope.

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    Charles fait pas mal d’allers et retours au trou, jusqu’au moment où ça tourne mal, puisqu’un juge l’envoie cinq ans à Angola pour deux joints - Considered a class-A narcotic as illegal as heroin - Les pages ‘Angola’ constituent le cœur de ce livre. C’est un véritable séjour en enfer. Le jour de la sentence, Charles voit son ami Melvin condamné à vie pour vente d’héro - Everyone was scared of Angola - Pour Cyril, Angola était ce qui pouvait arriver de pire dans la vie d’un nègre, the worst-case scenario : «The big, bad, dark state penitentiary stuck out there in north central Louisiana, where racism ran wild and convicts lost their minds and guards just for the hell of it tortured and killed» (ce pénitencier maudit installé au nord de la Louisiane, où régnait le racisme, où les condamnés perdaient la boule et où les gardes tuaient pour le plaisir). Ça, c’est la vue de l’extérieur. Charles donne une vue de l’intérieur. Angola était à son époque l’équivalent de ce qu’allaient être les camps nazis. Mais Charles commence par vivre ça avec philosophie : il savait qu’à force de jouer au con, ça allait mal tourner. Et comme il avait commencé à traîner un peu en enfer, il se disait : autant aller jusqu’au fond de l’enfer. So be it. Il s’y trouvait. Très vite, il apprend des règles de survie. Les gardes lui disent : «Si on te chope avec une lame en ta possession, tu prends deux ans de plus.» Et à côté, un vieux black lui dit : «Tiens prends cette lame. Il vaut mieux que ces bâtards de blancs te chopent avec plutôt qu’un prédateur te chope sans.» Charles écoute le conseil du vieux et prend la lame qu’on appelle black diamond. Il explique très vite que le danger vient souvent des autres condamnés, surtout ceux qui sont condamnés plusieurs fois à vie. Ils deviennent des prédateurs sexuels. Ils sont prêts à baiser n’importe quoi, surtout ceux qui ne savent pas se défendre. Charles sait que pour protéger son intégrité, il va devoir frapper le premier. Alors il frappe. Petit à petit il découvre le système d’Angola, particulièrement retors. L’ingéniosité de l’homme dans ce domaine n’a pas de limite, on le sait. Angola est en fait une très grosse ferme non subventionnée par l’État. Plusieurs kilomètres carrés. Les ressources proviennent des récoltes. Coton, canne à sucre. Ce sont des blancs qui gèrent ça, à cheval et armés, appelés the Free People, mais ils ne sont pas assez nombreux. Alors, ils nomment des blacks parmi les plus sanguinaires pour faire le boulot de ‘gardes’. Ils ont le droit de vie et de mort sur les condamnés qui travaillent. Les nazis vont utiliser le même procédé dans les camps. Le procédé remonte à Mathusalem.

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    Charles apprend vite à craindre the Free People, basically the descendants of slave owners, descendants des esclavagistes - Ils nous traitaient comme du bétail, et ils devaient même traiter leur bétail mieux que nous - Quand aux ‘gardes’, ils avaient l’autorisation de vous tuer si vous approchiez à moins de deux mètres d’eux - six feet - Et croyez-moi, personne ne disposait d’un mètre pour mesurer ça. You were at the mercy of mercyless men. Puis Charles raconte l’une des histoires les plus drôles de ce séjour en enfer : un beau jour, on l’amène avec toute une équipe sur un champ de coton. Le boss blanc sur son cheval blanc a deux sacoches : une pour son fusil et l’autre pour son manche de pioche. «On nous met en ligne, le boss donne un coup de sifflet et chacun avance dans son rang pour cueillir le coton. Sauf moi. Je n’ai jamais cueilli de coton, donc je ne sais pas comment faire. I don’t know shit. J’arrache des feuilles et soudain... WHACK ! Le boss me fend presque le crâne d’un coup de manche de pioche. Je tombe à genoux. ‘Dis-donc, négro’, me lance-t-il du haut de son cheval, t’as jamais cueilli de coton ?’ ‘No Boss, je n’ai jamais vu de putain de coton de toute ma vie.’ Je ne savais pas si j’allais avoir le temps d’apprendre avant que le boss ne me fende le crâne pour de bon. Un autre condamné me montra comment faire et pendant quatre-vingt dix jours horribles, j’ai cueilli le coton. J’entends encore la work song qu’on chantait dans les champs. À Angola, on appelait le travail ‘rolling’ - Early in the morning by the light of the moon/ I eat my breakfasyt with a rusty spoon/ Out to the cane field with the rising sun/ Just roll on, buddy, till the day is done/ Well I don’t mind rollin’ but, O Lord, we gotta roll so long/ Make me wish I was a baby in my mother’s arms» - C’est d’une beauté mélancolique hors normes.

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    Charles sort vivant d’Angola. C’était son seul objectif, sortir vivant. Il est interdit de séjour à la Nouvelle Orleans, mais on lui donne l’autorisation de revoir sa mère. En arrivant dans son quartier, il croise Stagger Stack Lee. Et avant d’aller revoir sa mère, il cède à sa vieille tentation - Went down the road and shot up with Stack - Il renoue avec sa chère héro. Une semaine après, il file à New York, où l’attend son agent de probation. Charles ne pense qu’à une seule chose : dreaming of thet potent heroin they sell in Harlem. Il vient de passer des années en enfer, mais la tentation est trop forte. Et comme le disait si justement Oscar Wilde, le meilleur moyen de résister à une tentation est d’y céder.

    Et c’est la révélation : dans Central Park, il tombe sur des hippies qui lui offrent des tas de trucs - À Angola, les conflits conduisaient droit à la mort, et à Central Park, c’est la générosité des hippies qui me tuait. Je sortais d’un monde de violence, d’uniformes et d’humiliations et découvrais un univers coloré, psychédélique et vibrant de liberté - C’est un choc et Charles le dit mieux que personne. Il essaie les nouvelles drogues qu’il ne connaît pas et notamment le LSD - No wonder I became a tripper - Mais ce n’est pas pour ça qu’il arrête l’héro : «Harlem était le paradis des junkies, ou plutôt, comme j’allais le découvrir, leur enfer. Je n’avais jamais vu autant d’héro de ma vie. En arrivant à New York, j’hésitais à acheter de la dope dans la rue. À la Nouvelle Orleans, on connaissait bien les fournisseurs. On savait ce qu’on achetait.» Et il n’en finit plus de resituer les choses par rapport à la peur, qui, grâce aux patrons blancs dégénérés, est entrée dans la peau des nègres depuis plusieurs siècles : «Alors qu’à la Nouvelle Orleans, la peur ne me quittait jamais, je me sentais chez moi à Harlem. Harlem comprenait mon obsession, Harlem me permettait d’être défoncé tous les jours et d’être bien, l’approvisionnement était inépuisable et on se sentait loin, mais vraiment très loin du monde réel.»

    Bien sûr, Charles ne perd jamais de vue la musique. Il accompagne à une époque Joe Tex, de passage à New York. Et qui joue du piano dans son groupe ? James Booker, l’une des légendes de la Nouvelle Orleans - who, like me, came to New York in search of better dope - Mais après de nouveaux ennuis avec la loi, l’agent de probation propose un choix à Charles : soit retourner au trou, soit décrocher. Il opte pour le décrochage. Il doit suivre un programme de méthadone. C’est un moyen de retrouver une vie normale, car calé sur la dose du matin, qu’il faut aller retirer dans une agence. À l’époque où il s’inscrit, ce programme est encore expérimental. On lui verse 800 $ par mois pour l’aider. Comme le gouvernement n’est pas sûr que ça marche, les candidats sont aidés financièrement. James Booker s’inscrit en même temps que Charles. Mais James est un virtuose de l’arnaque, et il s’inscrit dans trois centres en même temps. Il récupère donc trois chèques de 800 $ chaque mois. Et bien sûr, Charles en fait autant. Mais le programme de méthadone présente un gros défaut : si pour une raison ou une autre, on ne trouve pas de clinique ou d’agence quand on est en déplacement et qu’on rate sa dose, c’est l’enfer - The suffering is unimaginable - Et pour Charles, le résultat est le même : c’est une addiction. Il comprend qu’il faut passer à autre chose. Ça va lui prendre beaucoup de temps.

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    Le sauveur s’appelle Art, l’aîné des Neville Brothers. Des quatre, le plus discret. À l’origine des Meters. Un jour sa mère descend d’un bus et un camion qui ne l’a pas vu lui roule dessus. Art accourt à son chevet à l’hôpital, mais elle est explosée de l’intérieur. On ne peut rien faire pour la sauver. This is it, dit-elle. Puis elle ajoute avant de passer l’arme à gauche : «Keep them boys together.» Veille sur tes frères. C’est exactement ce que va faire Art : monter les Neville Brothers pour veiller sur eux.

    Au moment où Art parle dans le micro de David Ritz, les Neville Brothers existent depuis vingt-trois ans. Depuis leur premier concert au Bijou Theater de Dallas, en 1977. Et comme on le verra dans Neville sainte - Part Two, ils ont à leur actif une belle ribambelle d’albums extraordinaires.

    Signé : Cazengler, vil brother

    Charles Neville. Disparu le 26 avril 2018

    David Ritz, Charles, Aaron, Cyril, Art Neville. The Brothers. Da Capo Press 2000

     

    Neville sainte - Part Two

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    Grâce à Art qui depuis l’âge d’or des Meters a gardé des contacts dans le business, les Neville Brothers enregistrent leur premier album chez Capitol en 1978. Jack Nitzsche produit cet album sobrement intitulé The Neville Brothers. Dès «Dancing Jones», les Bros nous servent cette pop-funk de belle facture dont ils vont se faire une spécialité. Art, Charles, Cyril et Aaron chantent ensemble. On sent une tendance disköidale, mais l’ensemble se veut globalement pacifique. Ils jouent pas mal de cuts passe-partout, que Charles essaye de sauver en soufflant comme un dératé dans son sax. Il chaloupe les cuts à la manière de King Curtis. Les amateurs de grands horizons se régaleront d’«Audience For My Pain», un balladif qui s’étend bien au-delà du delta. On tombe en B sur «If It Takes All Night» et on reconnaît bien la patte d’Aaron, cet imparable séducteur. Un peu de New Orleans Sound avec «Vieux Carré Rouge», soulevé à la trompette de charmeur de serpent et puis «Ariane» sonne exactement comme la «Suzanne» du vieux Leonard qui lui aussi a cassé sa pipe en bois. Mais l’album ne marche pas.

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    C’est bette Middler qui crie au loup, après les avoir vu jouer au Tipitina. Elle réussit à convaincre Jerry Moss, le boss d’A&M Records. Il confie à Joel Dorn le soin de produire leur deuxième album, Fiyo On The Bayou, enregistré à New York. Le titre s’inspire d’un cut qu’Art jouaient déjà avec les Meters. Sur la pochette, un gator en flammes sort du marais. Et pouf, ils attaquent avec «Hey Pocky Way», un groove swampy bien cuivré. Il s’agit là d’un groove unique au monde, chargé d’une musicalité extraordinaire, le symbole de la foison à gogo, un groove organique visité par les esprits. Leo Noncentelli gratte le funk sur sa guitare de Meter. On retrouve Cissy Houston et sa fille Whitney dans «Fire On The Bayou». Elles font le background, mais avec toute la clameur du gospel batch. L’impitoyable Fathead Newman prend des solos de sax à tous les coins de rue. Il remplace Charles, car Joel Dorn voulait des session-men accomplis pour cet album. En B, Dr John vient donner un coup de main sur «Brother John/Iko Iko», un joli groove battu aux gros tambours de Congo Square. Fabuleux, car squelettique et inspiré. Voilà une jolie pièce d’exotica. Mac est aux percus. Mais on le retrouve au piano sur «Run Joe», un groove joyeux de la Nouvelle Orleans. Quelle fantastique ambiance ! Ça saxe le jive de juke, pas de doute. Une fois de plus, nous voici rendus au cœur du meilleur groove d’Amérique, moelleux et moite, subtil et doux. C’est presque aussi capiteux qu’un groove des Caraïbes.

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    Keef déclara dans le magazine Rolling Stone que Fiyo On The Bayou était le meilleur album de l’année. Mais l’album ne se vend pas plus que le premier. De 1981 à 1987, les Neville Brothers n’ont pas de contrat. Personne ne veut miser sur eux. Trop inclassables. Ce sont les Stones et le Grateful Dead qui vont les aider en les faisant jouer et en partageant leur public - The Stones helped us a lot - Les Neville Brothers sont aux anges, car les Stones et le Dead nagent dans un océan de dope - The big turning point was the Dead. We did a New Year’s show with them that rocked the planet.

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    Premier album live avec Neville-ization paru en 1984. Aaron tape un «Woman’s Gotta Have It» au feeling maximaliste. Quelle voix ! Ce mec sait groover la moelle du chant. Il reprend plus loin son vieux hit miraculeux, «Tell It Like It Is», l’un des fleurons de l’âge d’or, romantique et duveteux comme une peau d’adolescente. Encore du groove de charme épouvantable avec «Why You Wanna Hurt My Heart». On entend rarement des grooves aussi décontractés. En B, ils font une fantastique version de «Caravan», le classique de la Nubie antique. Charles joue le solo de sax et derrière lui, ça fourmille de percus extraordinaires. Ils enchaînent avec un hommage à Big Chief Jolly Landry, leur oncle, dont on voit la canne dans les mains des quatre frères.

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    Deuxième album live en 1992 avec Live At Tipitina’s II. Ils tapent dans un gros classique de la Nouvelle Orleans, «Rockin’ Pneumonia & The Bugie Way Flu» de Huey Piano Smith, dans «My Girl» de Smokey, et font un petit coup de gospel batch avec «Riverside». Aaron enfile son costume d’ange pour interpréter «All Over Again» et «Wildflower», mais cet album cède un peu trop aux sirènes des années quatre-vingt.

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    Ce live est ressorti sous le titre Volume Two, avec une set-list différente. Les Neville démarrent avec «Hey Pocky Way» monté sur le légendaire drumbeat que l’on sait, puisque c’est une cover des Meters. On sent la grosse machine à groover à l’œuvre. Les Neville sont comme des poissons dans l’eau du bayou, ils circulent entre les gators et Tony Joe White. Admirable pièce de jive. On trouve à la suite tous les vieux coucous, «Wishin’», «Rock’n’Roll Medley», «All Over Again» et un joli «Doo Wop Medley». L’empire des Neville s’étend aussi loin que porte le regard sur l’horizon du doo wop, hey hey hey. C’est une pure merveille. On peut faire confiance à l’ange Aaron. Les chœurs le suivent en enfer, ce chanteur est un don de Dieu. Avec «Wildflower», il descend dans le cercle magique du chant de rêve.

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    Alors n’ayons pas peur des mots, l’Uptown de 1992 est un album complètement foiré. On y entend du reggae à la mormoille et du synthé. On trouve un peu de good time music diskoïde dans «Shekanana» qui ouvre le bal de la B et par miracle, Aaron y ramène sa fraise d’ange de miséricorde. Ils reprennent un peu de poil de la bête avec «Old Habits Die Hard», un joli mid-tempo de charme, puis avec «Midnight Key», joué à l’énergie de la Nouvelle Orleans. La basse ronfle bien, mais les percus ont hélas un léger parfum diskoïde. Charles déteste cet album : «It was pretty fucking flat.» Il dit que le son de boîte a rythme et de synthé utilisé pour l’album était à ce moment-là déjà complètement dépassé.

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    Avec Yellow Moon paru en 1989, les pochettes commencent à virer au vaudou haïtien. Cette fois, le producteur s’appelle Daniel Lanois. Grâce à lui, ils reviennent aux sources, c’est-à-dire à l’Afrique, avec «My Blood» - Mother Africa - Ce groove des racines sonne comme une vraie bénédiction et s’orientalise même un petit peu. Lanois comprend parfaitement l’esprit musical des Neville Brothers. Ils jouent le groove des origines de l’humanité. Ils reviennent au calypso avec le morceau titre, un cut profond et comme visité par des sons libres comme l’air. Ils flirtent avec le vrai reggae, c’est-à-dire le reggae sourd. Ils tapent dans Link avec «Fire & Brimstone» et groovent le Wray de Wray en profondeur, sur un festival de basse signé Tony Hall. S’ensuit un hommage fabuleux à Sam Cooke avec «A Change Is Gonna Come». Aaron le chante de sa voix d’ange de miséricorde, et la magie s’installe pour quelques minutes. Ce chanteur extraordinaire peut aller swinguer des syllabes à l’octave. Ils finissent l’A en beauté avec une reprise de «With God On Our Side» du grand Bob. C’est d’une pureté inégalable. Le filet de voix d’Aaron scintille au firmament. Voilà pourquoi les Neville sont des géants. Ils créent de la magie. La B est hélas beaucoup moins dense. Ils l’attaquent avec «Wake Up», un groove qui file entre les genres et les époques. Au fond, on voit bien qu’ils n’appartiennent à aucune époque ni à aucune mode. Ils reviennent à Dylan avec «The Ballad Of Hollis Brown» et opèrent un merveilleux croisement des cultures. Quelle grande leçon de feeling !

    Cet album fut celui de la consécration puisque disque d’or - The motherfucker is still selling today, nous dit Charles. Art apprécie surtout le respect que leur témoignent Jerry Moss, Herb Alpert et Al Cafaro, après trente ans de bricolage avec des labels locaux clochardisés.

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    Pochette vaudou pour Brother’s Keeper paru l’année suivante. Il s’agit là de leur meilleur album, ne serait-ce que pour «Bird On A Wire», un nouveau moment de magie pure. Aaron y fait vibrer ses notes perchées. L’autre coup de génie de l’album est le morceau titre. Aaron part en voyage dans un infini de beauté pure et ça vire à la merveille mélodique chantée à l’unisson du saucisson. Encore un coup de génie avec «Sons & Daughters», une sorte de victoire de l’esprit sur la barbarie, c’est-à-dire de l’esprit noir sur la barbarie blanche - You can’t stop runnin’ water/ You can’t kill the fire that burns inside/ Don’t ignore our flesh and blood/ Don’t forsake our sons and daughters - Eh oui, ils ont raison, on ne peut pas empêcher l’eau de couler ni éteindre le feu qui brûle à l’intérieur de chacun, alors il faut bien prendre en considération la chair et le sang des noirs d’Amérique qui n’ont jamais demandé à traverser l’océan. C’est une chanson éminemment politique, bien sûr. Aaron y décrit en trois lignes la vie d’un jeune black condamné à 352 ans de prison pour un crime qu’il n’a pas commis, la taule d’Angola, les nuits sans sommeil, les champs de coton et de canne à sucre - Young man lands in jail for some crime he did not commit/ 352 years hard labor in Angola prison/ 352 years at hard labor/ Sleepless nights between sugar cane and cotton - Ils tapent aussi dans Link Wray en A avec «Fallin’ Rain» et se mettent au groove des Caraïbes avec «Steer Mr Right». On se pelotonne au creux du coude du fleuve. Aaron refait des étincelles de lumière avec «Fearless», il tape dans l’infiniment beau, c’est son dada. On ne se lasse pas de l’entendre chanter. On trouve aussi sur cet album visité par la grâce une belle reprise de «Mystery Train» traitée au groove de basse. Il s’agit là d’élégance à l’état le plus pur.

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    Fabuleuse pochette que celle de Family Groove : les photos des Brothers semblent dater du XIXe siècle. Ils attaquent avec une reprise du «Fly Like An Eagle» de Steve Miller, tapé en mode diskö-funk mais chanté avec le meilleur feeling d’Amérique. On passe aux choses sérieuses avec «Day To Day Thing», the real funk of New Orleans. Admirable, car chanté en duo avec des renvois. On sent le pouls du funk sous le vent, c’est tout le contraire du funk urbain, celui-ci se veut fruité, subtilement soutenu aux percus, à peine teinté de doo-wop et relevé par du xylo voodoo. Aaron prend «Take Me To Heart» de sa voix d’ange. C’est aussi pur qu’une balade océanique de Fred Neil. En B, on tombe sur le morceau titre, un groove funky admirable car joué au riffing réfractaire. Comme le cut refuse d’avancer, il se joue dans l’instant T du funk de base et ses veines se gonflent. Retour d’Aaron dans «True Love» pour une nouvelle échappée dans l’azur immaculé.

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    Tiens, encore un live avec Live On Planet Earth qui date de 1994. Quand on voit la pochette, on comprend que les Neville sont devenus une grosse machine. Dès «Shake Your Tambourine», on est saisi par l’énormité du son. Ils groovent à la vie à la mort, ça hurle et ça tambourine, on sent qu’on est arrivé à la Nouvelle Orleans. S’ensuit un fantastique «Voodoo» shaké aux congas de Cyril. Cet enfoiré sait créer un climat délétère. On est dans le meilleur groove du monde, n’ayons pas peur des mots. Charles souffle dans son sax. Aw my God, si vous parlez de groove, par pitié, mentionnez au moins le nom des Neville. Ils sont tout simplement fabuleux. Certainement l’un des meilleurs groupes de tous les temps. Encore du groove de rêve avec «The Dealer» et puis «Junk Man» arrive, monté sur une bassline de rêve, on croirait entendre des heavy dudes. Solo de sax signé Charles, le jazzman du gang. Cyril et Charles reviennent hanter «Brother Jake» et ils rappent un hommage aux femmes avec «Sister Rosa» - To my mother, my sister and strong women everywhere - Tony Hall, bassman de choc, emmène «Yellow Moon» au paradis du groove et on tombe un peu plus loin sur «Congo Square» - A place where American music was born, a place called Congo Square - Ils tapent ensuite dans Stephen Stills avec «Love The One You’re With» et enchaînent avec une autre reprise, «You Can’t Always Get What You Want». C’est assez réussi. Aaron chante aussi «Amazing Grace». Il règne dans sa version une émotion unique au monde - You’ve got the blessing - Sa voix se perd dans un halo de réverb boréale.

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    On retrouve tout le son de la Nouvelle Orleans dans Mitakuye Oyasin Oyasin/ All My Relations, paru en 1996 sous une belle pochette africaine. Ils attaquent avec «Love Spoken Here», bien sanglé au stomp des années 80, mais chanté par l’ange Aaron. C’est à la fois bon et cousu de fil blanc comme neige. «Holy Spirit» sonne comme un groove magique noyé d’orgue et de clap-hands. On voit le fleuve traverser la ville, c’est chanté au maximum des possibilités de la Soul, avec une puissance hors normes. Ils noient ensuite «Soul To Soul» dans le gospel batch. Ils sont puissants mais jamais ne se comporteront en seigneurs. «Whatever You Do» est trop syncopé pour être honnête. Ils visent le funk de l’être, avec les congratulations du style. Aaron revient sur le devant avec «Saved By The Grace Of Your Love» et tout redevient magique. Il éclate ses syllabes juste pour la beauté du geste. Il crée de la magie. Dès qu’il chante, le monde se met à vibrer. Charles part en solo de sax sur «Ain’t No Sunshine». Et bien sûr, Aaron éclate tout le cut au feeling pur.

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    On trouve deux véritables coups de génie sur Valence Street, mystérieux album paru en 1999. «Little Piece Of Heaven» sonne comme un calypso magique, vu qu’Aaron le chante. Fin, tremblé et diaphane. Trop beau pour être vrai. Cet homme fait des miracles, il peut transformer la pop en vin et le son en pain. L’autre coup de génie est la reprise d’«If I Had A Hammer», le vieux cut de Peter Seeger popularisé par Trini. Aaron explose le Trini, il en fait une merveille d’anticipation de Congo Square. Il transfigure complètement ce hit connu comme le loup blanc des steppes pour en faire un chef-d’œuvre complètement libre, il chante tout à l’éclate de syllabes rondes et mouillées. Il liquéfie le groove. Avec «Real Funk», ils passent au vrai funk de la Nouvelle Orleans. Funk it up, baby ! Funk it off, funk it down in the neighborhood, c’est extraordinaire de stand it up, ils développent leur funk à coups de wha-wha. Aaron revient éclairer le monde avec «Give Me A Reason». On ne peut pas se lasser de son tremblé de glotte. On parle ici de préraphaélisme, il navigue dans les lumières voilées d’Edward Burne-Jones. Notons aussi le retour des grandes énergies de la Nouvelle Orleans dans «Over Africa», pourtant joué aux violents accords blancs.

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    Le dernier album studio en date des Neville Brothers s’appelle Walkin’ In The Shadow Of Life. Joli titre, typique du coin. Le morceau titre sonne comme un hit funk, c’est une vraie partie de rentre-dedans. Ces gens-là savent se confronter aux réalités. Quel shook de shake ! Pas de meilleurs funksters que les Neville Brothers. Ils enchaînent deux autres cuts de funk, «Poppa Funk» et «Can’t Stop The Funk» et tapent dans les Tempts avec «Ball Of Confusion». Les brothers Neville se mesurent à la royauté, mais Aaron mène la meute, alors ça se passe bien. On peut même parler de prise de pouvoir. Quelle version, and the beat goes on ! Ils sont dessus et ramènent du son. Ils passent au heavy sound avec «Streets Are Callin’» - It’s your business - Aaron s’y colle à la voix fêlée. Quelle rigolade ! - It’s your business/ better holler holler - «Carry The Torch» sonne comme un énorme hit de diskö-funk joué à la descendante - This young man he ain’t no plans/ Skulls and bones is all he knows - Aaron et ses frères donnent des conseils - And carry the torch of love in your heart - Fantastique ! Aaron chante «Brothers» en contrepoint et jette à nouveau toute sa lumière sur le monde - Come and walk with me/ We’re in this crazy world together - On le suivrait jusqu’en enfer.

    Le monde enchanté d’Aaron solo fera donc l’objet d’une troisième partie en forme d’aller simple pour le paradis.

    Signé : Cazengler, vil Brother.

    Neville Brothers. The Neville Brothers. Capitol Records 1978

    Neville Brothers. Fiyo On The Bayou. A&M Records 1981

    Neville Brothers. Neville-ization. Back To Top Records 1984

    Neville Brothers. Nevillization II - Live At Tipitina’s. Essential 1987

    Neville Brothers. Uptown. EMI America 1987

    Neville Brothers. Yellow Moon. A&M Records 1989

    Neville Brothers. Brother’s Keeper. A&M Records 1990

    Neville Brothers. Family Groove. A&M Records 1992

    Neville Brothers. Live At Tipitina’s II. Stoney Plain 1992

    Neville Brothers. Live On Planet Earth. A&M Records 1994

    Neville Brothers. Mitakuye Oyasin Oyasin/ All My Relations. A&M Records 1996

    Neville Brothers. Valence Street. Columbia 1999

    Neville Brothers. Walkin’ In The Shadow Of Life. EMI 2004

    Sur l'illusse de gauche à droite : Art, Charles, Aaron et Cyril

     

    VINCE TAYLOR

    L'ANGE NOIR

    ARNAUD LE GOUËFFLEC / MARC MALèS

    GLENAT EDITIONS / MAI 2018

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    RAPPEL

    Le dernier come-back de Vince Taylor de Jean-Michel Esperet ( in Kr'tnt !142 : 02 / 05 / 2013 ),

    Vie et mort de Vince Taylor de Fabrice Gaignault ( in Kr'tnt 188 : 08 / 05 / 2014 ),

    Vince Taylor n'existe pas de Maxime Schmitt et Giacomo Nanni ( in Kr'tnt ! : 25 /09 / 2014 ),

    Vince Taylor, Le perdant magnifique de Thierry Liesenfeld ( in Kr'tnt ! 246 : 11 / 09 / 2015 ),

    L'Être et le Néon de Jean-Michel Esperet ( in Kr'tnt ! 301 : 03 / 11 / 2016 )

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    Vince Taylor n'en finit pas d'interroger notre modernité. Etrange de voir comment ce personnage si scandaleux et si vilipendé en son temps suscite encore fascination et émerveillements un quart de siècle après sa disparition. En son époque il fut stigmatisé comme le chanteur des blousons noirs, autant dire le rebut glaireux de notre société, ces rebelles qui n'avaient pour étendard que l'étamine de leur cuir noir, animés d'une colère que l'on définissait d'incompréhensible, alors qu'elle n'était que la manifestation de l'éternelle renaissance de la hargne des bagaudes et des partageux de tous les siècles, des dépossédés de toujours, à qui en cette aube des sixties l'on se préparait à tendre le plus odieux des pièges, celui de la renonciation de vos potentialités en échange de l'acquisition de dérisoires brimborions, manufacturés par le soin diligent de votre labeur. Le serpent qui ne crache plus son venin, se mord la queue. De poisson. De poison. Consommation, mon amour. Pour le désir vous repasserez, nous ne l'avons plus en rayon. Pour longtemps. Rock'n'roll, musique de cette frustration.

    UNE BANDE DESSINEE

    Deuxième bande dessinée consacrée à Vince Taylor, en noir et blanc. Une esthétique qui semble s'imposer d'elle-même. Mais un noir trop mat, indistinct en quelque sorte, qui donne à mon goût trop de valeur à la viduité d'un blanc clinique. Peut-être Marc Malès a-t-il voulu davantage signifier la cruauté entomologique de l'insecte sur la table de dissection que désigner le clinquant hétéroclite des sixties. Je préfère de loin la glaucité torve des gris de Giacomo Nanni du Vince Taylor n'Existe Pas. Mais ceci n'engage que moi, même si les goûts et les couleurs se discutent très bien.

    ANTECEDENTS

    Romancier, scénariste Arnaud Le Gouellec est aussi un amateur de rock. Ce qui ne l'a pas empêché de s'intéresser dans l'album Le Chanteur Sans Nom, illustré par Olivier Balez, à la vie de Roland Saville chanteur de charme masqué qui fut proche d'Edith Piaf – nous ne sommes pas loin de Vince. Tous deux ont récidivé dans le J'aurai Ta Peau, Dominique A, le lien avec Vince me semblant des plus fragiles...

    BIO NON DEGRADABLE

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    La documentation sur Vince Taylor ( disques, photographies, films, articles de journaux, témoignages ) ne manque pas. A lire les premières pages, il semblerait qu'Arnaud Le Gouëllec ait fait le choix du récit chronologique, le bambin Brian s'amuse dans la cuisine près de maman. Ce qui est en même temps totalement vrai et complètement faux. Peut-être le problème s'est-il posé autrement dans la tête du scénariste, le long fleuve tranquille d'une vie mouvementée peut-il vraiment rendre compte de l'existence chaotique et tourbillonnante de Vince Taylor ! N'était-ce pas se confronter à un double déséquilibre, celui d'un début peu fulgurant, et d'une fin par trop triste, même si l'épisode acméen de bruit et de fureur au centre du bouquin ne manquerait pas de passionner le lecteur. Racine qui s'y connaissait quelque peu dans l'élaboration des tragédies n'a pas manqué de conclure son Andromaque par un épisode de folie dévastatrice...

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    Autre difficulté. Raconter équivaut à mentir. Puisque nous ne savons jamais ce qui se passe dans la tête des gens. Arnaud Gouëllec n'a pas hésité, entre par effraction dans le crâne de Vince. Arnaud tend le micro à Vince et le laisse déblatérer. A sa guise. Le premier mot de Vince est bien l'affirmation du '' Je''. A partir duquel le jeu de la vie peut commencer. Mais c'est comme sur le divan du psychanalyste, les idées se bousculent, les images se superposent, les souvenirs arrivent en rafales, tout s'emmêle et se mélange. Le petit Holden écoute religieusement son grand-frère qui raconte ses missions de pilote durant le Blitz à Londres que déjà Vince est dans sa légendaire tenue de cuir noir, sur scène, en France... Vous ne savez pas mais le rock, c'est comme quand le rêve s'entrechoque dans les électrochocs du réel.

    Les dieux de la Grèce antique nous l'ont appris, il ne saurait y avoir de cosmos apaisé sans l'antécédence d'un kaos génital. Les propos de Vince épousent un semblant d'ordre, le lecteur reconnaîtra les différences séquences, Londres sous la guerre, le départ pour l'Eldorado des States, les débuts anglais, la furia française, le long dérapage vers la mort. La Suisse finale hors de jeu tout de même.

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    Et le rock dans tout cela. L'est donné en prime. Décor essentiel et subsidiaire, si le rock c'est ça, le ça ( groddeckique ) n'est autre que la folie fragmentatrice et dichoatomique de se vouloir être ce que l'on n'est pas, et même ce que l'on est. Question de va-et-vient entre soi et les autres. Erotisme sauvage et à l'arrache. Arnaud Le Gouëllec recherche les causes premières. Le rock en tant que seul bruit qui puisse recouvrir la peur panique du petit Holden terrorisé sous les bombardements londoniens. Le petit Holden ne réussira pas son brevet de pilote, mais il deviendra le hérock de sa génération. Plus il se traîne sur les plancher de la scène, plus il vole haut dans sa tête. Sa gestuelle féline, un démarquage des acrobaties aériennes. Loopings et piqués du pauvre !

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    Sexe. Il serait difficile d'inscrire Vince Taylor parmi les précurseurs du féminisme. Pratique une sexualité brute. Revancharde nous explique Le Gouëllec, ces saletés de gamines qui se sont moqués de son peu de courage à sauter du plongeoir, n'en finiront pas de payer. Pas du genre à amadouer longuement la chatte des admiratrices avant de les pénétrer sans ménagement. Satisfaction primale du mâle. Vite fait, bien fait. Mal satisfaites. Un goût de goujat. Délicatesse porcine à balancer !

    Drugs. Sans insister. Des médicaments d'inconfort qui vous confirment dans vos addictions. A votre vie. Car tout est là. Certains s'accrochent davantage que d'autres. Toutes les dérives tayloriennes, toutes les traboules vincenales, proviennent d'un fétus germinatif niché dans la cervelle, une espèce de cancer qui n'arrête pas de grossir. L a certitude d'être un être exceptionnel, d'avoir un destin – le dernier mot du livre – suffit de savoir lire les signes, in hoc signo vinces, et de se laisser porter par les évènements.

    Un enthousiasme communicatif, une confiance absolue n'empêchent pas la peur. Vous prend et vous pend aux tripes. Comme la merde à l'anus. L'or noir du désir de l'envol conquérant vous pollue inexorablement l'existence. Vous vouliez soleil et vous appréhendez de n'être qu'une étoile filante. Vous vous mythifiez en ange noir du rock'n'roll et vous n'êtes que la chute d'Icare. Peter Brueghel l'Ancien vous avait averti, vous n'êtes que l'anti-pantomime exaltée et dérisoire de la médiocrité humaine.

    Vince Taylor, vous n'êtes qu'une image fracassée de la démesure hominienne à vouloir égaler la puissance des Dieux, c'est pour cela que je vous révère. Rock'n'roll !

    Damie Chad.

    01 / 06 / 2018 / SAVIGNY-LE-TEMPLE

    L'EMPREINTE

    DOWNLOAD PROJECT # 3

    U-BILAM / NAKHT

    WILD MIGHTY FREAKS

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    15 / 16 / 17 / 18 Juin 2018, la fièvre monte dans les milieux métal, hard-core et assimilés, le Download Paris Festival ouvre ses portes à Brétigny-sur-Orge avec Ozzy Osbourne, Marilyn Manson, Foo Fighters et Guns N' Roses en tête d'affiche et plus de soixante groupes derrière, dont Laura Cox Band et Pogo Car Crash Control pour n'en citer que deux que Kr'tnt ! aime bien . En attendant ont été programmées trois soirées Donwload Project gratuites destinées à présenter la scène locale, à rameuter les fans et à faire monter la pression... le 06 avril au Rack'am de Brétigny , le 6 mai au Plan de Ris-Orangis, et ce 01 juin à l'Empreinte, trois lieux de concerts qui depuis des années accueillent et produisent ces formations extrêmement bruyantes... Beaucoup de monde donc, ce soir, plus de trois cents personnes, attirées aussi par le tirage au sort de pass pour assister au festival...

    U-BILAM

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    Bulldozer. Rouleau compresseur. Sans concession. Impitoyable. Le metal dans toute sa lourdeur. Rythmique infernale. Un seul havre de paix dans ce tonnerre, un coup de caisse claire qui sonne comme un suicide, une fraction de seconde sauvée de l'écrasement du monde, mais ce n'est qu'une ruse machiavélique pour relancer la machine à détruire. Délire de triples croches comme grappins accrochés à la coque du dernier navire pour l'attirer au fond l'engloutir à tout jamais. Bilan très négatif quant à notre hypothétique survie terrestre quand vous entendez U-Bilam. La batterie comme un moteur à étouffements convulsifs. Propulse des ratées, des tassements, des entassements, des pulvérisations intermittentes de décombres, mais ce n'est pas le pire, comparé à ce qui suit c'est presque le bonheur. Les cymbales n'en finissent pas de tinter le froid de la mort, un glas cadavérique qui vous kriogénise avant que vous ayez eu le temps de respirer.

    Basse et guitare de chaque côté de la scène comme zombies d'outre-tombe pour vous attendre à la porte du cimetière. La première perpétue l'agonie primale, la deuxième la l'accentue, toutes les deux ensemble tuent. Eclairs froids et découpages glacés, pas la moindre mélodie, pas la moindre harmonisation, des notes qui s'abattent comme des couperets de guillotine, des arbres qui craquent, qui tombent, qui s'entassent sans préavis et s'empilent sans fin. L'acoustique du néant vous abasourdit. Tornades de nuages de cendres à l'horizon immédiat. U-Bilam ne lambine pas pour vous apporter le spectre de la désolation.

    C'est toujours dans les cas désespérés que certains en profitent pour faire pire que les autres. Une bête devant – ce n'est plus un homme – une force qui mugit. L'est le seul que l'avalanche sonore excite, se nourrit de catastrophes et il le clame sous les décombres. Hurle à la mort des étoiles qui s'éteignent une à une, entame une danse sauvage et frénétique, dans laquelle les deux cordistes le rejoignent, sautent de joie et piétinent allègrement vos dernières illusions. L'on entend les grognements et puis les grondements approbateurs de la foule dans la fosse aux lions sauvages qui commencent à se jeter les uns sur les autres. Car U-Bilam délivre une musique carnivore, qui pousse à la dévoration cannibalique, plus un gramme de chair, plus de nerf, juste l'empilement de squelettes de léviathans qui s'entrechoquent en un déluge vertébrique, pour signifier que plus rien n'existe si ce n'est le clapotement de l'univers qui se referme sur sa béance.

    Trente minutes, montre en main, ont suffi à nos quatre cavaliers de l'apocalypse, aidé en cette sombre tâche par de simples samples, pour assommer le monde comme un goret à l'abattoir. Anéantissement terminal. Brutal.

    NAKHT

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    Vous pensiez qu'il ne restait plus rien. Nakht est comme les pyramides d'Egypte. Immuable. Même l'éternité n'a pas de prise sur Nakht. Nakht a survécu. Pas pour rien qu'ils ont affiché le scarabée symbole d'immortalité comme logo en fond de scène. En rajoutent même deux moitiés en étendard flottant de chaque côté de la batterie derrière laquelle veille Damien qui tient ses baguettes croisées sur sa poitrine comme les insignes sacrés de pharaon. Silence sépulcral. Ce qui n'empêche pas la légion des damnés dans les abysses de s'agiter déjà. L'air se fait plus dense, lorsque le sample de l'intro s'élève majestueux tel la tête du cobra de l'uraeus gonflée de venin.

    Christopher et Pierre, nouveau guitariste, ont droit à leur piédestal sur lequel ils se juchent, prêts à déclencher la foudre. Brusquement le néant se fissure et le monde devient plus noir, la cataracte Nakht s'envole, en tournoiements de vautours, et Danny bondit sur scène. Encapuchonné dans une espèce de sombre pèlerine médiévale qui lui donne l'aspect de la Mort, sans sa faux, mais armé d'un micro ravageur.

    Est encore plus grand que d'habitude. Immense et gesticulateur, sa voix chargée de colère et de tonnerre. Ne cessera de hurler de tout le set. Dominateur et vindicatif. Incarnation magique de Seth l'épouvantable. Il apporte la couronne noire de la rage, la suffocation du dernier souffle et la gueule béante d'Apophis le bestial prêt à avaler le monde.

    Damien démonise sa batterie, il est le soufflet de la forge et le battement intarissable du volcan cracheur de feu. Nakht est un bain de flammes lustrales qui carbonisent les volontés de ses fidèles, transformés en pantins mus par les commandements de Danny qui se ruent à sa guise les uns contre les autres, s'emmêlent et s'entremêlent, s'affrontent, s'éparpillent et tourbillonnent. Certains saisis par une transe collective sont jetés ou hissés sur la scène, Danny leur tend un bras secourable, ils dansent autour de lui, et puis ne supportant plus la présence irradiante du Messager se laissent happer par l'ombre marchante de leur destinée et plongent du haut de l'estrade dans la foule mouvante de laquelle ils refusent toute aide, car ceux qui ont approché la fournaise de Nakht n'ont désormais besoin de personne.

    Des motifs orientaux se glissent tels des glapissements de chacals affamés dans les colonnes tumultueuses de la musique déferlante de Nakht. Toute supplique qu'on leur lancera ils l'avaleront, ne sont plus qu'un vestibule de désirs insatiables, descendront dans les abysses de votre âme et resteront à jamais enfermés dans la prison de votre esprit.

    Ce soir Nakht a-t-il été divin ou dément ? Nous ne le saurons jamais. S'est répandu comme une nuée sanglante de soufre noir. Une pluie d'émotions et de beauté. Une brisure haletante sans défaut. Un grand groupe. Splendide.

    WILD MIGHTY FREAKS

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    Après les deux tornades précédentes les Wild Mighty Freaks avaient intérêt à assurer. L'ont fait à leur manière. Troisième fois que je les vois, et trois apparitions différentes. Ne peuvent pas faire comme tout le monde. Commencent par rester dans les coulisses, dans le noir un grand écran blanc descend doucement et le clip de la tribu des monstres apparaît, un scénario improbable, mais ça remue salement, et la musique et les images. Une espèce de thriller incompréhensible, végétal et surréaliste,qui vous éclate le cerveau aussi sûrement qu'une capsule de LSD. Les cinq minutes de délire sont terminées. Noir total. Peut-être se passe-t-il quelque chose sur l'extrême-droite de la scène, mais je suis à l'extrême-gauche, maintenant l'est sûr qu'il y a une espèce de larve visqueuse qui rampe sur le plancher, la musique très forte, enfle, enfle, enfle, jusqu'à ce que dessus se greffe une voix splendide, moitié velours, moitié cactus, nous laissent encore dans l'expectative trois minutes et Crazy Joe entre enfin en scène micro en main. Une voix de maestro-caruso, un grain inimitable, Flex est à la guitare, Tonton à la batterie. La larve s'est enfin mise debout, s'occupe des samples. Juste le temps d'appuyer sur un bouton ou de pousser un curseur, prend le micro de temps en temps, l'est même douée mais ça ne dure pas trop longtemps. Comme s'il n'était pas du genre à abuser des bonnes choses. Le reste du temps que fait-elle ? Rien, elle déambule comme le balancier de la pendule. Le mec payé à ne rien faire. Mais il faut reconnaître qu'il le fait bien. Un cador. Une présence magistrale. Un look invraisemblable d'efféminé à queue de cheval qui ne se sépare jamais de son sac-à-dos, l'apparence d'un trans en partance pour on ne sait où, méfiez-vous, lorsqu'il tombera sa chemise il révèlera une musculature remarquable, toute l'ambiguïté provient de ce qu'il donne l'impression qu'il endosse son propre rôle qu'il est en train de se mimer lui-même, en fait c'est le seul musicos que je connaisse qui n'a pas besoin de jouer d'instrument, l'est son propre instrument, son corps lui suffit, il ne marche pas, il évolue, il ne se déplace pas, il danse sans prendre la peine d'esquisser un seul mouvement. Le gars qui marque des buts sans quitter le banc de touche.

    Avec un tel zozo-zèbre surdoué les trois autres n'ont pas le temps à jouer les batraciens qui se dorent la pilule sur une feuille de nénuphar. Déjà ne sont que deux musiciens. Magnifiquement secondés par des samples certes, qui apportent au son une ampleur négligeable, mais question metal-music vous avez intérêt à aligner l'argenterie. Flex s'y emploie avec brio. N'est pas là pour assumer la rythmique. Son truc à lui, c'est l'apparition grandiose de Zeus tonnant sur son nuage, aux moments essentiels de l'action, vous envoie des riffs monumentaux, mortels comme les flèches d'Apollon qui anéantirent le redoutable Python. Autant le Yao se faufile l'air de rien sur la scène, lui fait tout pour qu'on le remarque, se campe au beau milieu, lève haut sa guitare, attend une semi-seconde de trop, genre attention les gars ça va tomber et il vous lâche une ondée dévastatrice à vous arracher les synapses. Saute aussi un peu partout, mouline comme un dératé, bref vous ne pouvez pas l'oublier.

    Tonton – mais qui a pu donner un surnom aussi débonnaire à ce batteur à la frappe aussi dévastatrice ! L'est rivé à ses fûts, ne peut pas se permettre de grandes gesticulations, mais l'est le géant qui joue à la pétanque avec des icebergs. Tonitrue ample. Une frappe politique de celles qui bousculent l'establishment comme l'on dit. N'y est pas obligé mais apparemment ne sait pas faire autrement, éprouve la nécessité de couler un ou deux Titanic à chaque coup de heurtoir.

    Vous entrevoyez le topo. Le boy qui se tortille comme une torpille au ralenti d'un côté, les deux forcenés qui vous catapultent si fort direct dans les oreilles que votre cervelle se retourne comme une crêpe dans sa poêle, ne vous inquiétez pas Crazy Joe va vous la saupoudrez au venin de mamba noir, et hop vous n'avez plus qu'à l'avaler tout chaud, tout brûlant. Excusez-moi dans mon émotion, j'ai oublié la moitié du mot, ne lisez pas hop mais hip-hop. Car non ce dingue de Joe ne djente ni ne growle comme un métalleux de base payé au smic sans prime de risque. Il hip-hope au delà de tous les espoirs de la hype. Attention pas un blaireau de rappeur qui vous découpe les syllabes une par une pour vous les présenter à la façon des tranches de mortadelle sous cellophane. Toute la différence entre un qui chante et beaucoup d'autres qui ânonnent comme à la maternelle. A gorge déployée. L'a des cordages vocaux en bronze, des filins d'acier flexibles et tenaces avec lesquels il vous ligote sans préavis. L'est et le serpent et le charmeur. L'empoche la salle dans sa poche en un tour de langue.

    Les Wild Mighty Freaks font un triomphe. Plus que mérité. Une originalité certaine, metal tumultueux, hip-hop brillant, burlesque insidieux, z'ont plus plus d'une corde à l'arc de leur dé-lyre sonique. Superbe.

    Damie Chad.

    EVOLUTIONS OF MIND

    U-BILAM

    Z'ont apposé un sticker d'avertissement sur le plastique d'emballage, For fans of : Emmure – Attila – Whitechappel – Urbancore, vous voilà prévenus, si vous adorez Mozart et les petites musiques de nuit dites-vous que les légions des âges obscurs transbahutent une teinte de dark bien plus sombre.

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    Très belle pochette cartonnée, avec livret à l'intérieur est due à Etienne Hetzel et Océane Beci. Au dos un mur qui n'est pas sans rappeler celui du Pink Floyd ( curieuse référence ), mais d'un rouge pourpre, rideau de sang intérieur. Beau contraste avec la le bleu-nuit profonde du paysage de urbain dévasté qu'offre la couverture initiale. Belle image intérieure, feu de survie dans une ruelle déglinguée à l'image de notre monde.

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    Introduction : non précisée, mais qui servira de fil conducteur à cette évolution de l'esprit dont chaque morceau décrit une station. Une espèce de ritournelle grinçante qui vous met d'entrée mal à l'aise. Denied : La musique est beaucoup moins violente que le live. Pas mélodique mais lourdement obsédante. Mise un peu en arrière presque comme un contre-chant aux paroles, la primauté est donnée aux voix, des souffles d'ours inquiétants comme une menace mais qui ne sont que l'expression d'une profonde déréliction. Dialogue avec soi-même. Craintes et questions qui supposent dialogue intime et réponses. Guitares et batteries en sourdines prégnantes, le marécage des irrésolutions vous submerge. Une flambée de guitare sur la fin comme un fandango de désespoir. Anger : retour du motif en cavalcade cynique, la batterie écrase vos dernières espérances, une orchestration pesante qui ne couvre pas la voix qui crie, et le monde s'appesantit sur vous à la manière d'une camisole dont vous ne parviendrez jamais à vous dépêtrer. Un chuintement à l'oreille vous susurre que tout est fini, le leitmotiv se moque de vous, la voix grasseye de colère. Peine perdue. Se débattre tout de même. Expression : intro musicale obsédante à la manière des films expressionnistes allemands, les voix se rejoignent, celle vindicative qui dénonce et celle plus grave qui écrase tout. Se termine par un hachis final où chacun essaie de se reconstituer. Depression : beau comme une symphonie nihiliste, une prière métallique qui se subsume en cris de haine, un delirium vocal sans précédent, et une apothéose instrumentale crépusculaire, avec en dernier écho le rire cristallin et moqueur du motif introductif. Acceptance : le moment de l'acceptation. Souvent dans les scénarios des albums de metal l'on essaie d'offrir une fin sinon heureuse du moins empreinte d'une certaine sérénité. U-Bilam n'échappe pas à cette tentation. La modèrent toutefois par la puissance de la musique et la force du chant. Se méfient, ne sont pas naïfs.

    Tous ces morceaux n'en forment qu'un. Forment une composition, aux thèmes savamment entremêlés. Le groupe fait preuve d'une finesse que le fort impact de sa prestation scénique ne laissait pas présager. Deux belles découvertes pour un seul groupe.

    Damie Chad.

    GUNS N'COOKIES

    WILD MIGHTY FREAKS

    Pochette ouvrante et cartonnée qui permettent de se faire une idées des tenues de scène arbordées par Wild Mighty Freaks. Indication d'importance le groupe est en train d'enregistrer un album.

    neville brothers + david ritz,vince taylor,u-bilam,nakht,wild mighty freaks,jazz magazine & co

    The last time : rien à voir avec le titre des Stones, aucun morceau de l'EP n'est une reprise. Le son est assagi par rapport à la prestation live. Guitare et batterie ne rugissent pas autant et la voix de Crazy Joe et celle de Yao sont certes aussi belles mais il leur manque cette sauvagerie qui les porte et les propulse si haut sur scène. Freaks : grognements de gorets en début, et ensuite un flow assez délirant en lui-même, et Yao qui pousse la mémée du hip-hop dans les orties ulcérantes des refrains de la chanson populaire à vocation faussement mélodramatique, beaucoup d'humour et d'ironie, Crazy Joe vous enroule les R comme vous n'oserez jamais. Des monstres qui ne font pas peur, mais rire. Ce qui est parfois plus déstabilisant. Empty skies : démarrage en douceur, tout repose sur l'articulation plastico-phonique de Crazy Joe. Yao vous dessinent des arcs-en-ciel aussi veloutés que des dessins d'enfants, mais Crazy nous indique que la montée n'est pas aussi paradisiaque que cela. La pente s'avère plus abrupte que prévue et un brin décevante. Derrière les musicos ne vous tapissent pas le décor en rose bonbon. High : des arpèges de piano et montée progressive. Avec des paliers pour reprendre sa respiration, aïe; aïe, high ! Crazy Joe laisse la place à des chœurs emphatiques, mille violons électriques derrière, silence. Plus un bruit. Jungle : comme des cancannements de canards dans le tissu instrumental, erreur d'interprétation, Crazy Joe est perdu dans la jungle. L'on a l'impression vu sa colère qu'il se heurte davantage aux hommes policés qu'aux animaux sauvages. Des envolées instrumentales qui ne sont pas sans évoquer les Carmina Burana de Carl Orff, pour mieux faire ressentir la solitude et la lamentation du héros solitaire égaré dans la forêt carnassière de ses contemporains aux dents longues. Get out my way : six minutes de folie freakienne, tout le monde s'en donne à coeur joie. L'auberge espagnole du défoulement. Le meilleur de chacun, le morceau est bâtie en patchwork de montagnes russes. Vous permet d'entrevoir ce qui se joue dans les Wild Mighty Freaks sur scène, la musique qui fronce des vagues de colère, la voix qui aboie et s'éépanouit, d'incessants retours au calme pour mieux préparer la tempête.

    Damie Chad.

    RUN BABY RUN

    2SISTERS

    Désolé mais ce n'est pas un groupe de lesbiennes énamourées. Le disque ne conviendra pas non plus à Tante Agathe. Vous le comprendrez aisément à l'écoute, la fenêtre de réception du tir est étroite. 2Sisters c'est du bruit. Je n'ai pas dit du noise, que votre tympan sache faire la différence. Du bruit en barre. Directement importé de la ville aux moteurs qui flambent. MC 5 et Stoges dans le rétro et en ligne de mire. Des sauvageons prêt à monter sur le trottoir pour vous écraser, parce que sur les passages piétons ce n'est pas marrant.

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    Down : une voix féminine empreinte de douceur et caressante et mignonne en introduction. Profitez-en bien, parce que c'est la dernière que vous entendrez avant longtemps. Porte bien son titre, vous le descendent à bout portant, ne prennent même pas le temps de lui faire signer le chèque pour qu'il s'acquitte de la TVA des cartouches. Une tuerie de guitares au vibromasseur dans les oreilles et une voix enragée qui ne se la laisse pas conter, un pont instrumental explosé une ultime tuerie et c'est fini. Heureusement, vous n'auriez pas survécu davantage. Remember : souviens-toi de ce riff, z'ont peur que vous ayez la comprenette dure alors ils vous le répètent à foison et sans complaisance. Vous hurlent dessus et vous torturent avec le pique feu d'une guitare qui larsenne à mort et qui vous troue le cœur. Autre endroit aussi, si vous préférez. C'mon and dance / What have u done to me : commencent par le cri primal que l'on pousse généralement le jour de sa mort lorsque vous pénétrez par erreur dans la cage aux tigres. Vous n'êtes plus de ce monde et à la sarabande qu'ils mènent autour de votre cadavre il vous semble qu'ils vous le reprochent et qu'ils en sont tout de même heureux. Don't go : quelques voix de harpies, vous auriez bien envie de mettre les voiles, mais les 2Sisters s'acharnent à vous retenir. L'est sûr qu'ils ont des arguments contondants et que vous vous attarderiez bien mais vous savez qu'il ne faut jamais abuser des vilaines choses. Qui sont les meilleures. Zombie girl : méfiez-vous des filles, d'où qu'elles viennent elles provoquent de ces montées d'adrénaline que vous ne parviendrez pas à vous arrêter de crier et que si vous continuez les guitares y laisseront deux à trois cordes. Run baby ! Run : la vengeance des mecs, prenez une gerce et poursuivez-là de riffs monstrueux et de ricanements insidieux. Parfait pendant qu'elle hurle et piaille vous pouvez vous livrer à votre instrumental favori, un peu à la Link Wray, mais attention aux cramps sur les doigts. So fine : si bon, que l'on ne ne se retient plus, à fond les ballons dans les ouragans, le rock à la orang-outan dégoûtant, n'y a rien de mieux. Imaginez les Ramones, mais en beaucoup mieux. Johnny : tiens pour une fois la voix est mise en avant, c'est comme le choléra, ça ne dure jamais assez longtemps, alors les guitares vous pondent un solo aussi long qu'un œuf de ptérodactyle. Let me go : jungle-beat en folie, crème empoisonnée de guitare, vocaux urgentés, personne ne sait où ils vont, mais sont plus que pressés. Vous donnerez une image au batteur. L'a été particulièrement teigneux. I wanna be me : proclamation philosophique, les slogans les plus courts et les riffs les plus compressés sont les meilleurs. Quelqu'un au fond du studio a dû marcher sur la patte d'une guitare parce qu'elle s'est plaint violemment. Joker : le riff qui tue. 49 secondes un véritable serpent minute. En plus il y a un inconscient qui rit bêtement sans mettre se rendre compte qu'il ne luis reste plus que onze secondes à vivre. Baby wants some R'N'R : les vérités élémentaires doivent être inculquées avec force et brutalité. C'est la seule manière pour que l'humanité comprenne que sans le rock'n'roll elle est perdue. Les 2Sisters excellent en cette saine pédagogie. Leave me be : tiens le morceau le plus long du disque. L'est difficile de déterminer entre la voix et la guitare celle qui crie le plus. Relancent le concours. Ex-aequrock toutes les deux. Un accessit à la cymbale du batteur qui frétille comme une rabote. Wake up : s'il y a encore un gars qu'il est besoin de réveiller après cette tornade, vous me permettrez de douter de l'humanité.

    neville brothers + david ritz,vince taylor,u-bilam,nakht,wild mighty freaks,jazz magazine & co

    Si vous aimez le rock, ce disque est indispensable. Dans le cas contraire allez vous faire foutre !

    Damie Chad.

    JAZZ MAGAZINE & CO

    N° 705 / MAI 2018

    neville brothers + david ritz,vince taylor,u-bilam,nakht,wild mighty freaks,jazz magazine & co

    Le titre m'a attiré : 1958 – 1968 De la folie du hard-bop à la révolte free, cela tombait bien, j'avais envie de lire quelque chose sur le free. J'ai déchanté à la maison. Z'avaient oublié de préciser le lieu : Paris. Zut moi qui croyais me retrouver à New York ! Remarquez ce n'est pas inintéressant, même marrant, les gars qui racontent leur rencontre avec le jazz et leurs premiers concerts in the capitaloso parisiano. Leurs difficultés à se procurer des informations, les galères de galettes introuvables, les rares émissions radio qui passaient leur musique préférée, tout à l'identique des rockers de l'époque, souvent branchés sur les mêmes stations, mais pas aux mêmes heures... un petit détour aux States avec Archie Shepp et ses visites à John Coltrane, et tout de suite après, l'on passe la frontière, dans le monde connu du rock, une double page sur l'année 1968 et la naissance de la Pop, et ensuite les chroniques de disques habituelles dans une revue musicale. De toutes les manières, ce n'est pas de cela dont je voulais parler.

    Elle pèse la revue me suis-je dit en la retirant du rayonnage et instinctivement je retourne le package, péril jaune en la demeure, les Rolling Stones me tirent la langue. A moi qui ne leur ai rien fait. Je reconnais l'arme du crime. L'avais eu entre les mains en ce dernier octobre de l'automne 17, le numéro Spécial Rolling Stones de Jazz Magazine, m'étais dit qu'ils devaient avoir des problèmes de trésorerie pour qu'une revue de jazz se permette un fascicule de 100 pages sur the greatest band of rock'n'roll on the earth. N'ont pas tout vendu apparemment, vous le refilent en prime pour deux euros de plus avec leur 705...

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    Le numéro a été conçu par l'équipe de Muziq – rappelons que cette revue fut créée à l'instigation de Frédéric Goaty qui est secrétaire de la rédaction de Jazz Magazine. Mensuel apparu en 1954 et qui fusionna et absorba en son sein la revue Jazzman née 1992 en tant que supplément du Monde de la Musique émanation en l'an grâce 1978, du journal Le Monde et de l'hebdomadaire Télérama. Continuons à ouvrir les tiroirs, Télérama appartient aujourd'hui au groupe Le Monde après avoir longtemps fait partie de La Vie Catholique. Des gens qui a priori n'éprouvent aucune sympathie for the devil. Le groupe Le Monde qui a pris le contrôle des publications de La vie Catholique est détenu par Xavier Niel ( Free ) et Mathieu Pigasse ( Banque Lazard, Les inrockruptibles, Radio-Nova … )... Je vous laisse découvrir les ramifications de l'iceberg... Quand je pense que nous, pauvre vermisseau Kr'tnt, n'avons même pas un actionnaire et que nous sommes dans la main de notre hébergeur Talkspirit comme la mouche accrochée à sa toile d'araignée, et que Talkspirit provient de l'initiative de Philippe Pinault directeur financier de Natifix, je me dis que rien n'échappe aux tentacules de la pieuvre...

    Damie Chad.