Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

CHRONIQUES DE POURPRE N° 29

 

CHRONIQUES

DE POUPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 029 / Decembre 2016

 

ECLATS DE GRECE

 

LES ORIENTALES.

VICTOR HUGO.

Livre de Poche N° 1969.

 

Nous avons toujours eu une secrète attirance pour ce recueil de Victor Hugo. Il s’agit d’un livre clef de la lyrique française. Il marque avant tout une rupture avec la Grèce d’André Chénier. Le romantisme déploie ses ailes. A l’Antiquité exhumatoire encore figée dans son classicisme du dix-huitième siècle, qui culmine avec les ébauches chénéennes, Victor Hugo rajoute l’épaisseur des siècles qui ont suivi.

L’attrait du Moyen-Âge fut une étape obligée des premiers cercles romantiques de la Muse Française. Comment se revendiquer de la monarchie sans se retourner vers ces hautes époques de foi naïve et imperturbable qui virent le Royaume de France s’édifier province après province. A rebours de la Révolution Française vieillissants nostalgiques et jeunes idéalistes ne s’attardèrent point dans les déliquescences théoriques du concept de la royauté absolue qui s’épanouit en queue de poisson dans les idéologies pré-révolutionnaire des époques voltairiennes.

L’Angleterre avec ses flamboyants romans gothiques avait en quelque sorte donné le la. Mais il fallut bien en revenir aux souvenirs encombrants de ces époques nues. Cet impeccable sein antique que l’on ne pouvait pas voir attirait tout de même le regard. L’on ne s’affranchirait pas aussi facilement qu’on l’ignorait de la Pléiade.

La Grèce se rappela d’elle-même au bon souvenir de ses héritiers. Par la petite porte de l’actualité serait-on tenté de dire, puisque au fin-fond de l’Europe les Turc massacraient avec une allègre obstination de pauvres chrétiens qui tentaient d’échapper à leur domination. Sans doute un Byron avait-il des vues moins orthodoxes sur l’essentialité métaphysique de la Grèce mais l’opinion européenne n’était pas au diapason sulfureux de notre Don Juan.

L’on ne peut pas dire que les royaumes très chrétiens se précipitèrent pour porter secours à la Grèce. Nous ne pouvons nous empêcher d’établir un parallèle avec cette politique de quasi non-intervention de la Communauté européenne lors de la dernière guerre des Balkans…

Mais en ces temps-là la jeunesse romantique s’émut. Il est à craindre que la lascivité des harems ait davantage fasciné les jeunes esprits que les lointaines et scolaires évocations des marbres de Phidias mais l’on prit fait et cause pour la Grèce. Les artistes s’en mêlèrent. Leurs cœurs battaient à l’unisson du public.

Souvenons-nous des toiles de Delacroix et remarquons qu’à part les tout premiers poèmes du recueil que l’on pourrait qualifier de politiques, très vite Hugo en vint à davantage s’intéresser à la troublante tristesse des captives et dans un glissement progressif vers le plaisir à la splendide et cruelle indolence des sultanes de préférence aux combats de libération de la terre sacrée…

Dans sa préface à la première édition Victor Hugo n’y va pas par les quatre vents de l’esprit : « Au siècle de Louis XIV l’on était helléniste, maintenant on est orientaliste ». Au cas où l’on n’aurait pas compris il explicite à la page suivante : « jusqu’ici on a beaucoup trop vu l’époque moderne dans le siècle de Louis XIV, et l’antiquité dans Rome et la Grèce : ne verrait-on pas de plus haut et de plus loin, on étendrait l’ère moderne dans le moyen-âge et l’antiquité dans l’Orient ?

Par un juste et ironique retour des circonstances à s’objectiver dans l’absolu de la nécessité évènementielle, Les Orientales, à la génération suivante inspireront cette recherche perfective de beauté formelle, cette eidétique grecque, qui fut aux sources hippocréniques du Parnasse.

Nous n’avons pas le temps en cette chronique de remémorer l’engendrement généalogique des Orientales mais elles furent à titre divers et parfois contradictoires génitrices du renouveau du sentiment de grécité dans les lettres françaises, de la Revue Fantaisiste à l’école romane, elles irradièrent un des courants fondamentaux de notre littérature.

Outre leur réussite formelle et leur plasticité incomparable Les Orientales nous séduisent surtout par le projet poésélitique que le Poëte définit en son avant-dire. Il ressemble tant au nôtre que nous nous devons de nous y arrêter.

Il n’est pas facile d’établir un lien logogique entre les idylles et les bucoliques de Chénier et l’engagement du poëte dans la défense du roi. L’irruption de la Révolution a forcé Chénier à brûler les étapes. Hugo survenu en une époque moins brutale disposera de beaucoup plus de temps que son prédécesseur. Entre l’urgence des Iambes et Les Châtiments, il existe un abîme.

Les modernes se gargarisent du terme de poésie engagée comme si au dix-neuvième siècle certains poëtes ne furent pas davantage au feu de l’action que bien des idéologues du vingtième.

Les Orientales orientèrent avant tout, beaucoup plus le lyrisme de leur siècle que la politique européenne de ces mêmes temporalités. Elles sont le premier recueil métapolitique de la lyrique française. Par-delà les évènements elles participèrent si bien à la modification des consciences que par rebond dialectique, elles viennent encore aujourd’hui plaider en faveur d’une Grèce plus grande, non amputée de ses terres originelles sur laquelle nous bâtissons notre Retour.

 

André Murcie.

 

L’ARCHIPEL EN FEU.

JULES VERNE.

256 p. Editions KHOSEIS / HATIER. 1994.

 

Un des voyages extraordinaires les moins connus de Jules Verne publié en 1884. Le seul à en avoir réellement parlé est Jacques Laccarière dans son Dictionnaire Amoureux de la Grèce.

Je dis réellement car les notes de Guy Riegert en fin de volume sont assez éloquentes sur l’assourdissant silence qui accompagna la réédition du livre. Nous avons toujours eu l’intuition que les approches génésiques, intertextuelles et formelles de la littérature développée depuis les années soixante-dix ne participent pas comme l’on pourrait s’y attendre d’une certaine radicalité critique énamourée d’elle-même mais bien d’un projet d’étouffement et d’asphyxie de la littérature en tant que problématique de l’intelligence. Ainsi Guy Riegert parvient à écrire plus de vingt-cinq pages sur L’Archipel en Feu sans que le seul sujet du livre, la guerre d’indépendance de la Grèce, soit abordé ne serait-ce que par l’un de ses aspects les plus mineurs.

Qui a lu Vingt mille lieues sous les mers n’aura pas oublié la fabuleuse promenade d’Aronax et de ses compagnons dans les ruines de lAtlandide engloutie ni les centaines de kilos d’or récupérés dans les épaves des galions espagnols que le Capitaine Némo livre aux partisans de la Crète insurgée. Tout ce qui touchait de près ou de loin à la Grèce intéressait Jules Verne ! Il est à craindre que de nos jours ce soutien actif et romancé à une lutte armée de libération populaire ne soit assimilé à du terrorisme.

Les Grecs ne s’y trompèrent pas qui le publièrent en feuilletons quotidiens dès le mois de juillet 1884 et qui ont imprimé, plus d’un siècle plus tard, toujours à Athènes, la présente édition…

Pour la petite histoire nous noterons que l’ouvrage n’est guère manichéen : le rôle du méchant traître est assumé par un Grec. Une espèce d’amateur pirate qui vend son intérêt au plus offrant… Certes Jules Verne ne rate jamais une occasion de rappeler la moindre exaction ottomane toujours plus atroce que les précédentes, mais les crimes imputables aux grecs sont eux aussi dénoncés sans réserve.

Il faut reconnaître que c’est l’un des rares livres de notre littérature d’imagination dans lequel on peut suivre les différentes phases de cette guerre d’indépendance. L’action en est resserrée sur quelques mois, d’octobre 1827 à septembre 1828, mais le rappel du passé des différents personnages permet à l’auteur de dresser un panorama des plus précis des principales batailles et péripéties qui émaillèrent cette longue libération. Le double jeu des puissances étrangères, France, Angleterre, Russie, est particulièrement bien démontré. Le lien est aussi établi avec la guerre d’Indépendance des USA. Par contre pas un seul mot sur la Révolution française. Chacun surmonte ses contradictions comme il peut !

Le centenaire Jules Verne qui vient de s’achever a suscité bien des attroupements autour de la statue du grand homme que les nouvelles générations ne lisent plus. Pour le peu que nous en ayons suivi, malgré les numéros spéciaux de plusieurs magazines d’information de premier plan, malgré un effort non négligeable de l’édition qui sut profiter de l’occasion pour publier textes rares et inédits, il ne s’est pas trouvé un vernophile averti pour nous dresser le portrait d’un Jules Verne métapolitique, qui se serait servi de ses romans pour modifier les consciences et influer sur le cours des évènements.

Nous affirmons que le choix de la guerre d’indépendance de la Grèce ne fut pas pour Jules Verne un prétexte aléatoire, une toile de fond historique destinée à donner à ses personnages une épaisseur de vraisemblance romanesque. Et si tout est bien qui finit bien – le héros et son héroïne se marient et s’en viennent finir leurs jours que l’on pressent heureux et comblés d’enfants en Grèce - cette happy end n’amoindrit pas pour autant le pessimisme foncier de l’auteur.

Ni le nôtre. Car nous ne sommes point gent à nous contenter de demi-victoire.

André Murcie.

 

CITRONS ACIDES.

LAWRENCE DURRELL.

Le Livre de Poche N° 3324. 1972.

Première édition chez Buchet / Chastel. 1961.

 

Acides sont les citrons qui se doivent couper en deux ou trois et se partager entre ennemis. Mais ne nous pressons pas de porter à nos lèvres un fruit par trop amer.

Tout commence si bien ! Nous sommes en 1953 et Lawrence Durrell débarque à Chypre. Quel style ! Quelle patte ! Quel régal ! Et ce n’est qu’une traduction ! Due à Roger Giroux.

Comme tout écrivain qui essaie de ressembler à l’archétype platonicien du Littérateur, Durrell s’en vient quérir un peu de tranquillité nécessaire à l’éclosion de son œuvre, un travail pas trop contraignant de professeur, et, the last but not the least, une maison !

L’acquisition de celle-ci est l’occasion de rencontrer les autochtones, marchands turcs, fermiers et villageois grecs. Petites gens locales et anonymes, pochards hauts en couleurs, et cette race impavide de fonctionnaires, anglaise de laquelle Durrell est somme toute un représentant d’élite….

Tout nouveau, tout beau. Parlant couramment le grec, ouvert, peu protocolaire et pourvu d’un solide sens de l’humour typically british, Durrell se fait accepter sans aucune ombre par l’entière population de son village… Stranger in paradise.

Quant au vocable ENOSIS peint à satiété sur tous les murs il préfère ne pas le voir. Sûr de sûr, un jour, dans vingt ans Chypre s’arrimera à la Grèce, mais en attendant les Englishes sont ici chez eux…

Faut dire que depuis la mort de Byron en 1818 à Missolonghi, les rosbeefs jouissent d’une place à part dans le cœur des Grecs. Ainsi Durrell se berce-t-il de douces illusions ! La Grèce elle-même ne doit-elle pas à la Grande-Bretagne d’être tombée du bon côté du rideau de fer lors de la dernière guerre mondiale ?

Mais les peuples ne sont guère reconnaissants. Même avec une puissance occupante des plus débonnaires. Ne voilà-t-il pas que Grecs et Chypriotes n’ont plus qu’une seule envie : celle de se retrouver chez eux au plus vite. Dans les lycées de l’île la jeunesse s’impatiente… l’E.O.K.A, terroriste ou de libération, selon votre camp choisissez la bonne option et la juste cause, entreprend les premiers attentats… le cycle manifestations, grèves, répressions, condamnations se met en place…

Dans un monde ou l’Action n’est pas la sœur du Rêve, Lawrence Durrel se voit offrir une place d’attaché de presse diplomatique. Le service de l’intelligence en quelque sorte !

Durrel déchante très vite. La paye est bonne mais le poste est idéal pour s’apercevoir que la Couronne Britannique a laissé pourrir la situation. Depuis soixante ans l’administration a géré les affaires courantes sans investir une livre sterling dans le pays.

Après ce constat, allez empêcher les chypriotes de tourner leur espoir vers la mère patrie originelle ! Durrell qui perd sa foi en la mission civilisatrice et régénératrice de l’Angleterre n’insiste pas. Il ne renouvellera pas son mandat et s’éclipsera sans bruit dès que le nouveau gouverneur à la poigne de fer n’aura plus besoin de lui…

Durrell se tire, mais Londres perdure. L’administration de sa très gracieuse majesté joue sa dernière quinte flush biseautée. Les tommies prendront bien le bateau mais ils laisseront derrière eux une poudrière dont la mèche n’est pas prête à s’éteindre. En sous-main ils ont poussé la minorité turque de l’île à entrer dans le jeu. An nom des populations opprimées l’énosis est repoussée aux calendes grecques… Chypre sera métamorphosée en république impossible. Un demi-siècle après le problème n’est toujours pas réglé. Grèce et Turquie se regardent en chiens de faïence et la communauté internationale s’escrime à entretenir un statut-quo explosif…Pour la petite histoire, remarquons que les anglais ont fomenté une situation similaire en Palestine…

Citrons acides s’arrêtent en 1954, bien avant les rebondissements des millésimes 59, ou 74 et 2005… Mais son analyse de l’Orient grec n’a perdu ni de son acuité ni de son actualité. Cette compréhension si pertinente sera déclenchée par un journaliste israélien qui lui fait grief de penser la Grèce selon la nostalgie de l’antique Imperium gréco-romanum et non d’après les canons théologaux de l’Empire Byzantin. La Grèce moderne est fille de Byzance et non de Rome. La différence entre les deux capitales est essentielle : Rome est de l’ordre de la politique et Byzance se caractérise par sa croyance en «  l’unité indivisible de l’Eglise et de l’Etat. » L’historiale conjonction islamo-orthodoxale qui s’en suivit n’a pas arrangé les choses.

Durrell ne cache ni son pessimisme ni ses préférences : « Par-ci, par-là, un esprit lucide comme celui de Julien comprenait que le noyau vital s’était brisée, l’étincelle perdue ». Certes derrière l’agonie de l’Imperium, Laurence Durrell entrevoit l’affaissement progressif et irréversible de l’Empire Britannique. Cette lecture d’un monde qui s’achève ne saurait être la nôtre.

Là où Durrell ne pressent qu’écroulement et déclin, renoncement et décrépitude, nous discernons les préparatifs d’un nouvel affrontement. L’Histoire se remet en route. Nous vivons la fin d’une longue période de sommeil monothéique. Un cycle nouveau débute. Le noyau initial et originaire de l’Imperium sort d’une longue torpeur. Ce ne sont encore que frémissements et frissons d’aube future. Turquie, Irak, Afghanistan, il suffit de prêter une oreille aux rumeurs du monde pour entendre les convulsions qui embrasent l’espace conquis par Alexandre le Grand. La donne a changé. Mais les enjeux sont toujours les mêmes.

André Murcie. ( 2005 )

FRAGMENCES D'EMPIRE

 

LETTRES ET MAXIMES.

EPICURE.

Lettre à Ménécée sur le bonheur.

Lettre à Hérodote. Lettre à Pytoclès.

Traduction de JEAN SALEM et OCTAVE HAMELIN.

Maximes. Traduction de l'abbé CHARLES BATTEUX.

LIBRIO N° 363. 88 pp. Avril 2000.

 

Ça ne doit pas peser bien lourd au poids du papier, tellement ils ont grossi les caractères ! Que la substantifique moelle d'un penseur les plus importants de l'humanité, peut-être conviendrait-il mieux de dire de l'humanitas, puisse contenir en si peu d'espace, laisse rêveur.

Première impression de lecture : l'inhistoricité de ces écrits. En le sens où Epicure se préoccupe de l'individu et non de l'animal humain collectif. Certes ce n'est pas en soi une nouveauté : la leçon de la philosophie est d'une clarté absolue : chacun se doit de faire des efforts afin d'atteindre la sagesse et ressembler du mieux possible à ce parangon mythique de vertus que fut Socrate. Même les sophistes que la postérité a relégués à n'être plus que des présocratiques ( et notons qu'ils furent plus loin que pré- ) se sont souciés de la Cité. D'une manière moins idéale que Platon, mais ô combien pragmatique. Gorgias n'hésitant pas à rédiger – à moins qu'il ne l'improvisât, la défense de Léontium d'une main, pendant que de l'autre il écrivait le Traité du Non-Être dans lequel il assurait que rien ne saurait être communiqué.

Epicure ne s'adresse pas au citoyen, ou alors pour lui proposer de n'envisager les règlements institués par la communauté que sous leur seuls aspects utilitaires. Pas question de mourir pour la loi, plus prudent de profiter des protections ou des possibilités que par chance elle vous accorderait et surtout se mettre à l'abri de ses éventuelles et dommageables prérogatives en essayant de se faire oublier !

L'épicurisme est en quelque chose une philosophie de la clandestinité. Pour être heureux, vivons cachés. Il ne s'agit pas de créer des zones libres de résistance auto-proclamées qui finissent de par leur intransigeance militante par attirer les suspicieux regards de l'autorité. Au contraire, tout se passe en privé. Entre quatre murs, chez soi, en un petit phalanstère d'amis sûrs et dévoués. L'on ne se confronte pas à l'ennemi extérieur. L'on se contente d'exorciser ses paniques intérieures.

L'épicurien essaie de vivre dans l'autarcie des désirs raisonnables. La doxographie attribue à Epicure jusqu'à cinq cents ouvrages. Perdus corps et biens dans le naufrage de l'antiquité. Osons le dire, c'est peut-être tant mieux. Pas pour nous, mais pour la postérité de leur auteur. Entre nous soit dit, comment faire confiance aux préceptes ataraxiques d'un maître qui ait besoin d'une telle somme de travail pour vous aider à faire preuve d'un calme olympien !

Nous aimerions avoir en notre dispositions de plus amples développements de la Physique d'Epicure. La sereine modernité de ses explications toute rationnelle des différents phénomènes naturels, nous émeut d'autant plus fort lorsque l'on pense, vingt-trois siècles après, au retour en force des doctrines créationnistes aux Etats-Unis d'aujourd'hui. Quelle régression spirituelle ! Mais à la réflexion, il nous semble deviner chez Epicure un manque de désinvolture athéïque. L'on dirait qu'il est tout le temps mobilisé contre l'envahissante présence des Dieux. Sa pensée les retient, les empêche de prendre pied sur les murailles de ses raisonnements mais ne parvient pas à les rejeter si loin de ses remparts qu'ils ne subsisteraient plus que comme d'anciennes légendes folkloriques d'un autre temps que l'on évoque, un sourire railleur aux lèvres.

Epicure conjure les Dieux, il ne les raye pas d'un coup de coup de calame majestueux. Il cherche à vous rassurer, comme ces enfants que l'on console parce qu'ils ont cru un peu trop fort à l'histoire du petit Chaperon Rouge et à qui l'on est obligé de mentir en expliquant que les vilains loups ne sont pas aussi méchants que cela.

L'on nous objectera qu'en tant que matérialiste Epicure ne peut qu'envisager des Dieux soumis à l'incessant ballet agré / et / désagrégatif atomique. Il ne ne crie pas aux quatre coins de l'horizon que les Dieux n'existent pas, mais ils susurrent pour ceux qui veulent l'entendre en toute logique qu'ils sont mortels. L'on nous renverra même à nos chères études en décrétant que les Dieux épicuriens font de fait référence à des pratiques cultuelles historiales.

Les Dieux sont issus de notre cerveau, ils sont les produits de notre imagination. Phantasmes séculaires dont nous devons nous déprendre au plus vite. C'est justement parce que la négation des Dieux nous paraît une irrémissible erreur métaphysique que nous nous insurgeons. Le christ n'est pas autre chose qu'un dieu mortel. Plus stoïcien qu'épicurien, nous le concédons ! Mais le personnage christique n'a rien à voir avec l'annonce nietzschéenne de la mort de dieu. Celle-ci étant à comprendre comme la condition sine qua non de l'Eternel Retour. Etant entendu que ce qui revient, ne saurait être décliné selon la sempiternelle variation atomique de l'univers se recomposant sensiblement de la même manière à chaque instant.

Ce sont bien les Dieux qui reviennent, et avec eux cette plus lourde pensée que les chaînes de l'amor fati peuvent être brisées. La programmatique instinctive épicurienne dénie ce surpassement. Le jeu reste essentiellement combinatoire. La doctrine du Jardin s'éloigne des Dieux, de façon faussement ostensible, juste le temps de satisfaire les adeptes les plus tempêtueux. Mais ce dédain s'assimile à une fuite. Epicure les congédie mais refuse de les combattre.

Il serait bienséant d'écrire que ne point disserter sur un tel sujet équivaut à en nier l'existence. Mais la leçon de l'épicurisme nous la résumerions en une seule sentence : «  Refuse l'hybris ! » qui n'est autre qu'une version plus explicite de la devise delphique. Ce « Connais-toi toi-même ! » dont Socrate fit ses choux gras. Epicure rapetisse le monde grec. L'individu est élevé au rang de l'omphalos nombriliste.

«  Tu vivras comme un dieu parmi les hommes » est une des dernières phrases de la Lettre à Ménécée sur le bonheur, comme un dieu oui, mais un dieu ignoré. Un dieu qui se suffit à lui-même, bien dans la lignée des épicuriennes définitions du divin. Tout le monde ne peut pas être Empédocle ou Alexandre le Grand, mais enfin, il y a des limites qu'il faut se dépêcher de franchir si l'on ne ne veut pas finir en capilotade.

Il ne s'agit pas d'être comme un dieu, sicut deis comme le recommande la Bible, mais d'être un dieu. L'imitation ne vaut jamais l'original ! Excusez l'anachronisme, mais il m'a toujours semblé que si sympathique que puisse paraître sa philosophie, Epicure n'a jamais atteint la rock'n'roll attitude !

( 2010 / in L'Epicerie d'Epicure )

 

EPICURE

ET LES PHILOSOPHES DU BONHEUR.

JEAN MONTENOT. ALAIN RUBENS.

In LIRE N° 390. Novembre 2010.

Deux noms, mais c'est Jean Montenot qui s'est tapé tout le boulot, présentation, articles de fond, bibliographies, et mêmes petits encarts colorés et anecdotiques pour reposer le lecteur. S'est quand même fait aider par Epicure en personne qui lui a refilé les quatre pleines pages de sa fameuse Lettre à Ménécée.

Quant au sieur Alain Rubens, il ne faut pas s'étonner si en période de troubles révolutionnaires certains y passent plus vite que d'autres. Arriver à placer un couplet sur cette rombière de Martine Aubry dans un dossier sur Epicure, il faut vraiment être stupidement bête pour y réussir. Il y a vraiment des tranchants de guillotine qui se perdent. Des coups de pied au cul aussi, mais que voulez-vous depuis Carl Perkins, un grand catlosophe du Tennessee, nous détestons salir nos chaussures de daim bleu.

C'est encore un truc américain, d'américaine plutôt – décidément Alain Rubens et notre noble majesté ne devons point partager les mêmes amerloques références, bref c'est une de ses femelles démocrates et incidemment psychologue, une certaine Caroll Gilligan, qui a pondu la théorie du care, en totale opposition avec Elvis, baby, I just don't care. Entre nous soit dit entre la philosophie d'Epicure et la care attitude la distance est aussi grande que celle qui sépare la compréhension de la mécanique quantique ondulatoire de l'apprentissage de la table de multiplication par deux.

Les esprits grincheux vont encore dire que je m'égare alors que je n'ai jamais été aussi près d'épouser les rails de la voie tracée par la pensée d'Epicure. Je suis même au coeur béant de l'aiguillage divergent de la pensée épicurienne. Car ( sans e final ) il n'est pas de hasard. Dans la vie, peut-être. Mais dans la pensée, jamais.

L'on pourrait passer un peu vite, tourner les pages à toute vitesse et reposer le magazine sur le guéridon sans plus y penser. Après tout Lire est une honnête revue de divulgation qui n'a jamais prétendu penser plus haut que son cul. Si vous n'avez jusqu'à maintenant pas encore entendu parler d'Epicure, ou alors trop vaguement pour qu'il soit davantage qu'une célèbre obscurité, ce dossier vous ouvrira toutes les portes dont vous avez besoin pour vous faire une idée et vous fournira toutes les pistes nécessaires si vous désirez en savoir plus.

Toutefois un travail sans prétention d'artisan qui prend soin de ne point se confondre avec de la haute voltige artistique, pour peu qu'il sonne et résonne juste, n'en rentre pas moins dans la parturience philosophique. Pour parler comme Heidegger nous dirons que le chemin se met à tourner et à retourner sur lui-même, à peine les premiers pas entrepris. D'une autre façon l'on peut affirmer que toute pensée s'articule incessamment selon les déclivités que nous lui offrons d'emprunter.

Si Epicure appelle le care, l'on peut certes s'amuser à feindre d'être estomaqué par un tel rapprochement. Jouons les offusqués, puisque les dénigreurs ne sont pas les payeurs nous ne payerons rien. Couvrir d'opprobre et de ridicule le premier inconnu qui passe est un jeu convenu d'autant plus agréable qu'à tous les coups que l'on porte, l'on gagne. Mais il faut connaître l'autre côté des cartes biseautés que nous présentons aux chalands.

Il suffit d'inverser le raisonnement. Si Epicure appelle l'épicare, l'on peut s'étonner d'un tel rapprochement. Qu' y a-t-il dans la doctrine épicurienne de si fragile qu'elle puisse être mise en relation avec la dernière galéjade des sciences humaines ? L'esclave est autant sa propre honte que celle de son maître qui ne s'élève que sur la petitesse de son ilote. La force qui repose sur le faisceau de faiblesses pour les dominer appuie sa suprématie sur un matelas d'invalidité.

Par le seul fait que la doctrine du care ait pu être mise en relation transactionnelle avec la pensée épicurienne nous devons en déduire que cette dernière possède une faille dont nous n'avions jusqu'à lors point pris conscience.

Elle a été pourtant et à plusieurs fois dénoncée. Mais elle apparaît ici dans son terrible manquement à elle-même. Déjà les anciens reprochaient aux disciples d'Epicure leur absence d'implication politique. Epicure refuse le politique. Cette prise de position péremptoire s'explique en grande partie par l'historicité de l'implantation de l'Ecole Epicurienne dans Athènes. La ville lèche ses plaies, elle n'aspire plus qu'au calme et au repos. Après la tempête spartiate et l'ouragan macédonien, la cité de l'olivier se dissimule derrière le moindre rameau de son arbre symbolique pour se faire oublier. N'en jetez plus, pour vivre heureux, vivons caché !

Le microcosme subit toujours les influences du macrocosme. La pensée Epicurienne qui est celle du repliement intérieur, du choix du petit groupe d'amis, d'une vie vécue si possible en autarcie économique dans son propre jardin, reste tributaire dans sa forme la plus extérieure, dans l'innocence inhérence de son auto-formation même tributaire du monde qui l'entoure.

Epicure condamne le politique. Deux mille cinq cents ans plus tard il est rattrapé par la citoyenneté positiviste. Lui qui pensait bâtir une citadelle auto-protectrice se retrouve transformé en cheval de Troie. Ses légumes sont victimes du climat général. Sa précieuse niche écologique de survie philosophique est envahi par les frelons des pensées délétères. Il a pu donner illusion un certain laps de temps, mais les temps ont changé.

Il semble être une forte tête, il exhorte ses contemporains à se détourner des Dieux, mais ses imprécations sont aujourd'hui lettres mortes, le citoyen est devenu indifférent à la présence des Dieux pour la simple et seule bonne raison qu'il ne saurait pas quoi faire de leur existence. Ils ne font pas de politique, ils ne se prévaudront jamais de les égorger. Ils détestent avoir du sang sur les mains.

Au refus du politique Epicure a joint l'acceptation de la femme. Cela plaît à notre siècle de féminisme exacerbé. Un philosophe non-phallocrate a tout pour séduire. Sa condamnation de fait de toute violence politique chatouille voluptueusement nos idées faibles. Mais il n'est de pire castrateur que notre Epicure, sa sexualité ne dépasse pas une bonne hygiène physique. Le désir du corps féminin ne l'émeut guère. Point trop n'en faut.

Mais l'eau contenue finit tôt ou tard par trouver la pente par où elle s'écoulera. Les médisants racontent que les compagnes de nos pourceaux retenus s'en donnaient à corps joie. A la communauté platonicienne des femmes de la res publica platonicienne elles substituèrent la communauté des hommes. Juste retour du bâton avec lequel on avait voulu les battre.

Vingt siècles plus tard l'on assiste en la société dépolitisée de l'Amérique à une intumescence sans fin de ce que tonton Freud un peu surpris nommait l'hystérie féminine. Qui n'est qu'une façon très parcimonieuse mais aussi très redondante de nommer une chose par la nature même de cette chose. De natura rerum, nous écrit en toutes lettres Lucrèce.

Lorsque l'animal politique perd sa qualité fondatrice il redevient ce qu'il fut, à son stade antérieur, animal. Pourcelle qu'Epicure hors de son jardin rejeta dans la jungle démocratique. Du jardin à l'éden il n'y a qu'une porte pas très catholique, mais un peu tout de même, à franchir...

L'on a souvent accusé le stoïcisme d'être une morale préchrétienne, mais a-ton pensé qu'aujourd'hui l'épicurisme pourrait être la morale du post-christianisme ?

 

( 2010 / in L'Epicerie d'Epicure )

 

LES EPICURIENS.

Une Philosophie du plaisir

d’Epicure à Michel Onfray.

LE MAGAZINE LITTERAIRE. N° 425.

DAVID RABOUIN. MARCEL CONCHE. ANDRE COMTE-SPONVILLE. JULIETTE CERF. MICHEL ONFRAY. JEAN SALEM. ROGER-POL DROIT. PIERRE-MARIE MOREL. JACQUES SCHLANGER. FRANCIS WOLF. GUILLAUME DYE. CHANTAL LABRE. JOSE KANY-TURPIN. JEAN-CHARLES DARMON. PHILIPPE SOLLERS. PIERRE FRANCOIS MOREAU. PHILIPPE DELERM. MICHEL DELON. JEAN-FRANCOIS BALAUDE. JACQUES NEYME. JACQUES ROUBAUD.

Distribué en kiosque. Novembre 2003.

 

Cela peut paraître inconcevable mais il y a près de dix ans de cela, en Italie, La Lettre sur le Bonheur d’Epicure se vendit en quelques semaines à plus de quatre cent mille exemplaires. Il est vrai que l’opuscule bénéficiait d’un traitement de faveur puisqu’il s’agissait de lancer ces nouvelles collections de brochures à bas prix que nous connaissons en France sous l’appellation, aujourd’hui démonétisée, de « livre à 1 franc . ».

Qu’importe l’éditeur avait vu juste. La pensée d’Epicure est dans l’air du temps. Un peu comme quand dans les années quatre-vingt l’idéologie libérale triomphante s’accompagna de la remontée en flèche de la cote musicologique des opérettes d’Offenbach. Nous entrions alors dans le nouvel âge de la barbarie post-moderne et il était de bon ton de s’empêcher de réfléchir en écoutant de la musique légère.

Nous devrions exulter ! Il n’est pas si courant que nos contemporains se jettent avec tant d’empressement sur les trésors de l’antique sapience grecque. Hélas ! un marteau ne vaut que par l’usage que l’on en fait, et sans en vouloir philosopher, il serait bon d’en asséner quelques coups à un contentement par trop optimiste.

L’on ne manquera pas de nous le rappeler plusieurs fois tout au long de ce dossier. La philosophie d’Epicure est la fille de la crise de la Cité grecque. Après la conquête d’Alexandre si la zone géographique de l’extension de la grécité a été multipliée par mille la potentialité démocratique du citoyen a été réduite à zéro. L’établissement des monarchies hellénistiques signe la mort de la liberté participative individuelle. Nous sommes à même de comprendre cela : ne sommes-nous pas confrontés à des forces coercitives, états, nations, multinationales, si puissantes que l’idée de révolte se révèle, très vite, inutile et sans espoir ?

Que faire ? Après avoir sacrifié, et notre force vitale et nos heures les plus précieuses, aux divers molochs de la production, il ne nous reste plus qu’à nous réfugier dans notre petit intérieur cossu et,  la porte soigneusement fermée à clef, essayer de vivre en tachant d’accéder à un profond bonheur domestique. Notre caverne protectionniste s’apparente au fameux jardin d’Epicure. C’est du moins ce que l’on aimerait nous faire accroire. Entre l’ataraxie épicurienne et la médiocre tranquillité de la petite-bourgeoisie déclassée, il n’y aurait guère plus que l’épaisseur d’une feuille de salade.

Soyons-sûrs que la plupart de nos épicuriens modernes entrevoient le scénario ainsi. Ils puisent en l’enseignement d’Epicure une leçon d’enfermement individuel de repli égoïste sur eux-même et leur petite famille. Circulez, je ne veux rien voir. Surtout pas ce qui fâche et dérange !

La lecture d’Epicure établie par notre modernité n’est pas des plus exaltantes. A l’aune libérale toute promotion exige une réduction. L’aspect métaphysique de l’Epicurisme est ainsi promptement évacué. L’on s’extasie devant l’atomisme du maître d’Agrigente. N’eut-il pas l’intuition fulgurante de la scienticité moderne ? Eloignez-vous des Dieux, vous vous rapprocherez de la puissance élémentale de la terre. C’est bien parce qu’il rejette les Dieux en un ailleurs si lointain qu’ils semblent ne point exister, qu’Epicure développe la physique de Démocrite et de Leucippe, et non pas le contraire. Les lectures contemporaines confondent nihilisme et athéisme. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de Dieux que les Dieux ne sont pas, mais bien au contraire c’est parce qu’il n’y a pas de Dieux que les Dieux sont. La philosophie d’Epicure sans cette extraordinaire tension n’est qu’un catalogue cauteleux de prudence incapacitante. Pour sot qu’il soit le lecteur se doit de dégager le souffle vital de cette tranquillité exacerbée. Epicure n’a pas toujours eu bonne presse. Ses écrits sont un démenti sans appel à l’idéalisme platonicien. Quand on sait combien ce dernier a formé l’ossature de ce qui allait devenir l’idéalisme chrétien l’on ne s’étonne plus de voir comment Nietzsche s’est dès ses premiers écrits livré à une réévaluation généalogique de l’enseignement d’Epicure.

Nos contemporains se réclament d’Epicure pour apporter une caution morale à l’hédonisme généralisé qui forme le fond de l’idéologie de la jouissance moderne. Ils ont transformé la doctrine militante du maître originel en simple art de vivre, et d’agrément. Ils n’imagineront pas à combien d’années-lumière des libertins des dix-septième et dix-huitième siècles, en lutte contre l’obscurantisme intellectuel et l’emprise sociétale de l’Eglise, ils se situent.

De même ils ont oublié que durant des siècles le gai savoir épicurien a été l’un des vecteurs fondamentaux de la littérature européenne. L’on en retrouve des traces jusque dans des films comme Le Cercle des Poètes Disparus. A interpréter l’épicurisme comme une des modalités d’insertion du consommateur de base dans les niches écologiques de survie disséminées dans les recoins les plus surprenants des rouages économiques, toutes ses aspérités révolutionnaires ayant été soigneusement rognées, nous avons rompu la chaîne de transmission opératoire qui fit que le caractère follement anarchisant de la théorie a été perdue.

Ce dossier du Magazine Littéraire participe de ce que nous sommes en train de dénoncer. Si l’on y dresse avec assez de justesse le parcours généalogique de la doctrine au cours des siècles jamais l’on ne s’y interroge en quelle manière nos épicuriens actuels pourraient échapper à cette accusation de sectarisme philogénésique qui est comme sa marque de famille. Il faudrait que nos épicuriens cessent de se recruter essentiellement dans la mouvance social-démocrate.

L’épicurien moderne aménage sa chambre : désormais le lit sera à deux places. Plutôt Thélème que l’abbaye. Le féminisme est passé par là ; Epicure fleurait un peu le machisme. Désormais au jeux du hasard clinaménique l’on adjoint ceux de l’amour. Il n’est ni bon, ni juste, ni beau, de laisser nos sœurs femelles à la porte du jardin. Elles ont un droit d’entrée plein et entier.

Epicure nous interdit d’avoir peur de mourir. Le progrès ne cesse de reculer les limites de notre angoisse. Ce n'est pas notre mort qui nous effraie mais celle de nos amis, nos frères, nos semblables qui nous est insupportable. Epicure n’apporte pas de consolation suprême. A y réfléchir ces infléchissements de la doctrine originelle nous semblent frapper du sceau de la moralinette chrétienne. Alors que la doctrine du maître était conçue comme un fortifiant destiné à nous rendre plus combatif face aux aléas de la vie, nos contemporains y recherchent une émollience de confortabilisation de leur précarité existentielle. En creux s’y dessine la nostalgie consolatrice de la coquille vide du galiléen. Tout comme la doctrine du christianisme primitif s’est peu à peu teintée de philosophie grecque nous devons être extrêmement vigilants à ce phénomène d’hédonisation christomodernale des antiques philosophies.

(30 / 04 / 04 / In Epicure de rappel )

 

MARIUS L’EPICURIEN.

WALTER PATER.

Traduit de l’anglais par GUILLAUME VILLENEUVE.

382 p. Domaine anglais. AUBIER. MARS 1993.

 

S’il est un livre qui porte mal son titre c’est bien celui-ci. Lecteur qui penses te vautrer dans le stupre et l’infamie des pourceaux d’Epicure, rebrousse chemin. Que nul n’entre ici s’il n’a derrière la tête l’idée de troquer sa toge contre la bure du moine !

Que notre entrée en matière ne dissuade les amoureux de la littérature. Nous sommes très loin du roman historique à la Walter Scott. Walter Pater fut une de ces âmes anglaises, inquiètes et savantes de la fin du dix-neuvième qui, dans la lignée d’un John Ruskin, cherchèrent leur paix intérieure et leur havre de réflexion entre les murs confinés de la prêtrise et du professorat. Marius l’épicurien passe pour son chef d’œuvre, assertion à laquelle nous souscrirons d’autant plus volontiers que nous n’avons lu aucun autre de ces ouvrages. Rappelons que ce Marius l’épicurien fut feuilleté avec dilection par Marguerite Yourcenar lorsqu’elle composait Les Mémoires d’Hadrien.

L’action se déroule à Rome sous le règne de Marc Aurèle. Ceux qui s’attendent à revisiter le Guide Michelin seront très vite déçus. Point de colonnes rutilantes ou de couchers de soleil sur le Colisée. La couleur locale et le détail typique ne sont pas livrés avec le héros. Marius ou le manuscrit trouvé dans une cervelle, cet intitulé valéryen traduirait mieux le projet pastérien. Les quatre-vingt premières pages sont effrayantes, l’on ne sort pas d’une ligne d’une espèce de monologue extérieur de notre jeune chevalier Marius. Par la suite cela ne s’arrange guère. Tous les déplacements sont en plans coupés, la caméra ne quitte jamais le visage ou la silhouette de notre cynéraïque adeptophile.

Quant aux autres personnages ils agissent depuis la subjectivité de Marius comme autant de comparses, comme autant de concepts, que la combinatoire des évènements et de la pensée ramènent périodiquement sur le devant de la scène intérieure. Ecriture dense et serrée d’une trame si compacte qu’elle annexe sans rupture de ton de nombreuses pages d’Apulée, de Lucien, de Marc Aurèle, d’Aélius Aristide, d’Eugène de Césarée, de Fronton, de Pline le Jeune… Quand on sait qu’André Breton se prenait pour un audacieux novateur sous prétexte qu’il avait inséré trois photomatoniques clichés noirâtres de Paris dans L’Amour fou, il y a de quoi rire ! Tout au plus notre papal surréaliste avait-il plagié la bande dessinée ! Le classicisme absolu de Walter Pater s’apparente par ses littérales incrustations davantage à une véritable démarche maldororienne !

Pour être franc, Marius n’est pas plus épicurien que vous et moi. Ce fils de bonne famille qui se retrouve trop jeune, trop vite, trop seul, est bien trop solitaire pour accéder à un quelconque jardin épicurien. Le mythe du jardin ne sera même pas effleuré par Walter Pater même à la fin lorsque notre héros monte tout droit au paradis. Ce n’est pas parce que l’on a évacué l’idée des Dieux que l’on obtient son brevet d’épicurisme. Marius n’est qu’un honnête intellectuel qui ne s’en laisse compter ni par l’apparence des phénomènes ni par le poids d’une tradition séculaire. Ce n’est pas pour cela qu’il serait un esprit libre. Sans vaudrait-il mieux le décrire en tant que conscience dégagée.

Mais l’on comprend pourquoi Walter Pater l’a transformé en franc-tireur d’Epicure. Pour mieux le confronter au stoïcisme de Marc Aurèle. Il est toujours préférable de porter deux coups d’une seule pierre ! Platoniciens et Aristotéliciens vos doctrines sont évacuées sans trop férir. La première est déclarée top philosophique et la deuxième évoquée en moins de trois lignes. Pas de débordements intempestifs. Nous restons dans le strict domaine de la morale. Sans quoi comment la doctrine christique pourrait-elle jouer à armes égales avec ces deux poids-lourds de la métaphysique grecque ? Déjà que pour équilibrer les deux plateaux de la balance Walter Pater vole sans cesse au secours du christianisme du deuxième siècle en l’alourdissant des développements théologiques ultérieurs que le Moyen-Âge la Renaissance et les Temps Modernes apporteront…

La thèse de Walter Pater est d’une mécanique imparable. Avec Marc Aurèle le paganisme touche à son acmé. Mais cela n’est pas suffisant. La grandeur d’âme de Marc Aurèle atteint ses limites. Celles de la souffrance du corps. Corps malade de l’imperator bien sûr, mais aussi corps des institutions qui malgré un exhaussement caritatif formidable n’arrivent point à juguler la misère et les injustices sociales, corps de l’Imperium tout entier qui affronte les premières vagues des barbares qui trois siècles plus tard le submergeront.

Heureusement l’Eglise est là. Elle seule détient le remède universel. Elle seule vaincra la mort. Ce n’est pas un hasard si la scène centrale et fondationnelle du roman se situe dans le cimetière hypogique et catacombique d’une riche famille chrétienne. Seul le christianisme vous guérira de la mort. Reconnaissons à Walter Pater une certaine malignité théorique. C’est comme si nous étions en face d’une inversion de la critique nietzschéenne du christianisme entrevu en tant que fumées évanescentes de l’âme fantomatique et inexistante au profit de ce que plus tard les pères de l’Eglise désigneront comme le corps glorieux du Christ.

Entreprise des plus retorses qui exalte le siècle des Antonins pour mieux condamner l’Imperium. Rarement avons-nous lu portrait plus bienveillant d’Antonin et de Marc Aurèle. Antonin qui ne fit pas couler le sang d’un seul chrétien est porté aux nues de la Jérusalem Céleste, avec Marc Aurèle et les rares martyrs de Lyon nous retombons dans l’Urbs pécheresse de marbres et de pierres.

Le troisième chapitre de Marius l’épicurien, qui fut écrit entre 1880 et 1884, intitulé comme par hasard Changement d’air est consacré à la station que Marius fit en le Temple d’Esculape dans le familial espoir de recouvrer une pleine et robuste santé. Nos lecteurs ne manqueront pas de relire dans l’Ecce Homo, rédigé en 1888, les pages afférentes aux modifications de régime alimentaire auto-préconisées par le solitaire d’Engadine dans l’espoir de retrouver la santé. Physique.

Et mentale. Le christianisme reste la plus grande catastrophe écologique survenue dans le domaine de la pensée métaphysique occidentale. A l’épidémie de peste ramenée par les armées de Marc Aurèle correspond la propagation de cette catholique lèpre intellectuelle de l’abdication individuelle et collective si bien contée par Walter Pater.

( 2006 / In Epicure de Rappel )

 

 

 

Les commentaires sont fermés.