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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 137

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 24

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 024 / Decembre 2016

    LECONTE DE LISLE & FRIENDS

     

    LES ERINNYES.

    LECONTE DE LISLE.

    Tragédie antique.

    Bois dessinés et gravés par A. BOUCHET.

    PETITES CURIOSITES LITTERAIRES. PARIS.

    EDOUARD – JOSEPH. 31, rue Vivienne.

    121 p. 1920.

     

    Aiguillonné par la lecture de Jacqueline de Romilly raconte l’Orestie nous sommes allés fouiner dans notre bibliothèque pour en ressortir cette petite curiosité littéraire de Leconte de Lisle. Leconte de Lisle est le grand païen ignoré notre littérature. L’on ne se souvient plus que du titre de ses deux plus célèbres recueils, Poèmes Antiques et Poèmes Barbares. La postérité actuelle n’est guère tendre avec ce colossal poëte du dix-neuvième siècle. Nous nous contenterons de remarquer que la mémoire collective nationale a éliminé de son champ de référence axiomatique tout un groupe de penseurs et de littérateurs qui à des degrés divers furent les chantres d’un athéisme philosophique plutôt militant. Nous ne pouvons garder présence de tout. Il est des œuvres qui sont destinées à disparaître, mais la sélection est beaucoup plus souvent idéologique que l’on ne pourrait l’accroire.

    Pour de tristes besoins pécunieux Stéphane Mallarmé rédigea ses délicieux Mots Anglais, Leconte de Lisle se jeta à corps perdu dans la traduction des poëtes antiques. Homère, Hésiode, Théocrite, Anacréon, Horace, Euripide, Sophocle, jugez du travail accompli, surtout si l’on ajoute que sa traduction de l’Iliade est une véritable merveille, la seule qui soit parvenue à égaler la noire splendeur sanguinolente de l’original aux dires de nombreux amateurs.

    Evidemment vous ferez attention à ne pas confondre sa translation des sept pièces d’Eschyle publiée chez Lemerre en un fort volume de près de quatre cent pages avec cette Tragédie Antique, directement inspirée de l’auteur d’Agamemnon, des Khoéphores et des Euménides, qui fut rédigée en 1872 et présentée non sans succès au Théâtre de l’Odéon en 1873.

    Dès le titre Leconte de Lisle annonce la couleur. Rouge sang. Pas de quartier, pas de prisonnier. De la trilogie eschylienne notre poëte a banni l’épisode final. La bienveillance n’est pas une de ses vertus favorites. Erinnyes, oui. Euménides, non. La roue de secours et la solution de rechange n’est pas fournie avec le scénario-catastrophe. Notre farouche Républicain ne croit point en la mission rédemptrice et civilisatrice de la Démocratie.

    Clytaimnestra tue Agamemnon. Orestès tue Clytaimnestra. Les Erinnyes se ruent sur Orestès. Point à la ligne. Le spectacle est terminé. Les trois actions se suivent et se ressemblent. Toutes trois sont au-delà du mal et du bien. C’est juste une suite de malheurs qui s’enchaînent sans que l’un soit plus ou moins monstrueux que l’autre. Ce n’est pas le sang des Atrides, mais la malédiction des Atrides. Sachez apprécier la différence.

    Le sort s’acharne sur une malheureuse famille. Quand il n’y a plus personne à tuer l’on perpétue l’épouvante sous une autre forme : les Erinnyes prennent la relève des hommes pour que la terreur ne s’achève pas encore. Quant à Oreste ne vous inquiétez pas trop pour lui. Jusqu’à la fin de sa dernière tirade il revendique hautement et clairement son crime. Comme il ne faut pas trop affoler la morale publique, Leconte de Lisle concède en son ultime hémistiche quatre syllabes pour déclarer par deux fois l’horreur. De la situation ?

    Vous n’y êtes pas. De la laideur extrêmes de ces harpies qui se jettent sur notre jeune héros. Leconte de Lisle reste fidèle à lui-même et sa célèbre pièce La tête du Comte dans Les Poèmes Barbares où le jeune Rui Diaz , le Cid de Corneille, déjeune de fort bon appétit avec son père devant le chef tranché de Don Gormas posé sur la table. La vengeance est un plat qui se mange froid !

    Ce qu’il y a de plus terrible c’est qu’en helléniste forcené le maître du Parnasse reste très proche du texte d’Eschyle et tout en étant considérablement raccourci son écriture reprend si finement les péripéties essentielles et les tirades les plus expressives du drame original qu’il paraît en être plutôt une traduction en alexandrins qu’une réécriture libre. Le lecteur peut aussi s’amuser à le comparer avec le précieux résumé de l’Orestie opéré par Jacqueline de Romilly. Les deux analyses se superposent très étonnamment comme si à un siècle et demi de distance les deux écrivains se retrouvaient par-delà leurs profondes divergences théoriques dans une même vision des deux premières pièces de la tétralogie originelle. Leur évocation s’accorde sur l’horreur fondamentale des prémisses du drame. Mais alors que Jacqueline de Romilly en éprouve une aversion quasi incontrôlable, Leconte de Lisle ne cache pas sa satisfaction…

    Justifiés au centre, dépourvus de majuscules initiales sauf si une phrase y débute, les vers de Leconte de Lisle n’ont pas l’apparente et habituelle roideur marmoréenne des strophes empilées les unes sur les autres des grands poèmes du maître. Le poëte a très bien compris que la déclamation solennelle de longues laisses frappées dans l’airain ne conviendrait sur une scène de théâtre à l’expression des émotions fortes de ses héroïques personnages en proie à des tourments extraordinaires. Il a su assouplir son vers, y prêter une plasticité étonnante, et s’autoriser des coupes et des rythmes que Victor Hugo aurait osés et qui risquent de déconcerter les collectionneurs d’idées reçues :

     

    C’est quelque mendiant vagabond, plein de honte

    ou de frayeur. – Approche, Etranger. On raconte

    que tu nous portes le bruit de sa mort. Est-il vrai ?

    Je suis Klytaimnestra. Parle, je t’entendrai.

     

    Le chef du Parnasse est à redécouvrir. Nous promettons de relire quelques unes de ses œuvres dans de proximales chroniques. Par contre nous réservons notre jugement sur les illustrations de A. Bouchet. Il vaut mieux ne pas lui dire de quels bois nous nous chauffons.

    André Murcie.

     

    RÊVERIES D’UN PAÏEN MYSTIQUE.

    LOUIS MENARD.

    Introduction de Gilbert Romeyer Dherbey.

    171 p. Guy Trédaniel Editeur. 1990.

     

    A peine si l’on cite, dans les histoires littéraires contemporaines, le nom de Louis Ménard, parmi les influences de Leconte de Lisle. Il fut pourtant une figure marquante de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, mais la postérité est souvent injuste et cruelle. L’on a sans doute jugé que son évocation faisait double emploi avec celle d’Ernest Renan. Au pays de Descartes l’on prise davantage la prudente pondération des démarches positivistes de l’auteur de La Vie de Jésus que les rêveries exaltées et communardes d’un Louis Ménard.

    Né en 1822, mort en 1901, l’existence de Louis de Ménard épouse parfaitement la vie de son siècle qui débute par Les Méditations Poétiques de Lamartine, pour culminer dans l’effondrement de Nietzsche. Parues en 1876 chez Lemerre Les Rêveries d’un Païen Mystique connurent leur heure de gloire. Augmentées d’une trentaine de pièces en 1890, republiées en orthographe simplifiée, une des marottes de Ménard, elles furent une dernière fois offertes au public en 1909. Ensuite ce fut le trou noir, et il fallut attendre la fin du deuxième millénaire pour que le public ait enfin accès à un des recueils les plus mythiques de la lyrique française. Soyons franc, la déception fut amère. Louis Ménard n’est ni un magicien du vers, ni un maître de la prose, et si dans les années soixante-dix la réédition de L’Album d’un Pessimiste d’Alphonse Rabbe, avait procuré un fort plaisir esthétique aux curieux, et orienté les esprits les plus entreprenants à emprunter les sentes quasi-clandestines d’une relecture grécisante et paganisante de la poésie du dix-neuvième siècle, la publication de ces Rêveries d’un Païen Mystique n’aidèrent en rien à l’efflorescence d’une renaissance polythéiste.

    C’est que paradoxalement le recueil de Louis Ménard qui causa, en son époque, quelque scandale par son parti pris idéologique pro-païen, apparaît de nos jours baigné d’un syncrétisme christianophilosofiaque insupportable. A lire les Rêveries d’un Païen Mystique l’on comprend pourquoi Nietzsche s’est lancé dans la rédaction de sa Généalogie de la Morale, sitôt après Ainsi Parlait Zarathoustra. Homme de gauche, Louis Ménard ne s’est jamais départi des impératifs catégoriques de la morale kantienne qui se peut définir comme un effort obstinément raisonnable de laïcisation des commandements décalogiques du christianisme. En cela Louis Ménard est un fidèle représentant de ce socialisme à la Française qui depuis deux siècles corrompt insidieusement, en en sapant la base conceptuelle, toutes les avancées révolutionnaires de la réédification de l’Europe impériale. Nous en connaissons les multiples avatars qui vont de la théorisante adoration de l’Être Suprême durant les temps tumultueux de Robespierre, à cette déification stérilisante du concept intangible de démocratie en notre époque actuelle.

    Bref Louis Ménard ne dépasse jamais l’insipide niveau de ces insupportables globalisations hugoliennes qui s’acharnent à nous démontrer par l’absurde de A et de B qu’un jeune homme athée qui se jette à l’eau, en pleine tempête, pour sauver de la noyade une gente dame et son enfant malencontreusement emportés par une vague criminelle, est, en son âme de superbe héros désintéressé, inconsciemment habité par l’idée de Dieu. Le jeune homme est mort, mais Dieu est sauvé. Ouf ! Ou plouf ?

    Les Rêveries d’un Païen Mystique ont beau se terminer par La Dernière Nuit de Julien, un Julien bien découragé qui admet et reconnaît un peu trop vite à notre gré la victoire du christianisme, Louis Ménard participe davantage d’Alexandre Sévère que de l’Apostat. Beaucoup des admirateurs de Julien lui dénient ce titre d’Apostat que l’Eglise accola à son nom. Certes Julien n’apostasia point puisqu’il ne fut jamais chrétien de cœur. Mais l’épithète infamante que l’Eglise s’est complu à accrocher à son nom n’est point sans signifiance. L’Eglise admet que l’on puisse se tromper et que l’on tente de se soustraire à son enseignement, mais jamais elle n’a accepté que l’on pût lui dénier la nécessité de sa présence. En se revendiquant des anciens dieux, Julien commettait le plus horrible des péchés : il refusait à l’Eglise tout espace fondationnel métaphysique. Comme l’on était loin d’un Alexandre Sévère qui dans son laraire particulier honorait aussi bien une représentation de Socrate ou d’Apollon qu’une statuette du Christ !

    De nos jours les chrétiens intégristes ne manquent pas de fustiger Vatican 2 et la modernisation forcenée de l’Eglise. Il s’agit pourtant-là d’une des pratiques les plus anciennes de l’Eglise qui a pour principe de déploiement ontologique et géographique, de phagocyter les consciences et les institutions. Ainsi des milliers d’athées, de néo-païens, voire de catholiques, pratiquent de subtils distinguos entre la personne du Christ et le christianisme. Le doux berger serait un homme de bonne volonté, ou un sage supérieurement initié, qui aurait été le premier horrifié de voir les crimes et les abominations que ses disciples ont perpétré, en son nom, sans défaillir, depuis sa mort. A les en croire si Jésus avait ressuscité, il ne serait jamais devenu chrétien.

    Si le dogme affirme que le Christ s’est fait homme, les hommes l’ont transformé en doctrine humaniste. Exit le faiseur de miracles : aux réjouissances nuptiales de Cana notre thaumaturge n’a qu’à apporter sa bouteille de Bordeaux comme tout un chacun. Les mariés eux en ont assez de faire la noce, ils n’attendent de sa part que son supplément d’épithalame. Quelques mots bien sentis sur les petits enfants qui crèvent de faim, une condamnation sans équivoque de toutes les violences, et la répétition insensée que si tout le monde y met un peu du sien, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes...

    Etrange que dans ses écrits théoriques, Ménard qui avant Nietzsche, a fustigé le christianisme et, selon sa propre expression, sa morale d’esclaves, se soit dans la partie lyrique de son œuvre abandonné à tous les poncifs pro et post chrétiens des hommes de bonne volonté. Ménard qui connut Proudhon, Blanqui, Marx, et prit fait et cause pour la Commune, n’a pas réussi à s’extraire de la gangue moralisatrice du christianisme. Lui qui se pencha sur l’étude de la Grèce et en arriva à la conclusion que le monothéisme était à la racine de nos errements philosophiques, lui qui fut un des tout premiers à prôner le retour au polythéisme pour s’opposer à la destruction écologique de la terre, et nous sommes en cette problématique bien plus près de Heidegger qu’il n’y paraîtrait à courte vue, lui qui fonde les formes sociales de l’appropriation collective et sociétaire sur des affects implantatoires du religieux, que nous préfèrerions qualifier de métaphysique, et non pas sur des pratiques économiques, est tombé à pieds joints dans le panneau christologique des patenôtres démagogiques.

    Louis Ménard fut vraisemblablement un penseur en avance sur son époque. Par bien des côtés ses analyses éclairent notre situation présente d’une manière assez extraordinaire. Mais si sa pensée s’est avérée si peu opérative nous devons en chercher la raison en les manquements de son étude. Ménard fut un passionné de l’Antiquité et surtout de la Grèce. L’on aurait envie de dire que son antiquité finit là où commence la nôtre. Après Alexandre, d’après Louis Ménard, le monde entre en décadence. Avec la disparition de la Grèce classique, la mort de la cité démocratique signe l’arrêt du progrès humain. L’Imperium et le christianisme sont des catastrophes qui s’abattent sur l’humanité. Il faudra des siècles pour s’en relever. La révolution française est le premier acte de la renaissance démocratique.

    Mais à faire l’impasse sur le concept d’Imperium Louis Ménard se lie les mains. Son itinéraire est symbolique de toute cette gauche française et européenne qui ne jure que par le concept éculé de démocratie. La résurgence incessante et sempiternelle des idéologies de nos sociaux-démocrates ou de nos chrétiens-démocrates qui depuis deux siècles entravent tout effort révolutionnaire européen s’explique magnifiquement par la lecture de Ménard.

    Tant que l’on n’aura pas extirpé de nos doctrines politiques les fondements ou les pré-supposés monothéistes, plus ou moins consciemment admis par la majorité de nos concitoyens, la confusion gouvernera les esprits. Au fur et à mesure que l’on s’éloigne des volitions révolutionnaires des générations précédentes, s’enflent et gonflent d’une manière des plus inquiétantes, les signes de plus en plus évidents du déploiement totalitaire des idéologies monothéistes. A tel point qu’aujourd’hui le débat ne consiste pas à traquer les fermentations philosophiques de celles-ci dans le non-dit des intentions encore inavouables, mais à s’opposer fermement à toutes les dérives religieuses du politique. Si l’Europe pense faire barrage au front islamo-américain qui la menace en intégrant en sa future Constitution le rappel de son origine chrétienne, elle se trompe lourdement quant au sens de son combat ! Sans doute vaudrait-il mieux réactiver en les esprits de sa population les ferments révolutionnaires de l’Imperium !

     

    André Murcie. ( 19 / 04 / 03 ).

     

    SALAMINE.

    SEBASTIEN CHARLES LECONTE.

    1897. MERCURE DE FRANCE.

     

    Il fut surnommé le dernier des parnassiens. Né en 1865, mort en 1932, il clôt la série des grands comites du Parnasse, Leconte de Lisle, une oreille tant soit peu avertie reconnaîtra une frappe du vers similaire, le Vicomte de Guerne auteur des prestigieux Siècles Morts, ( auxquels nous consacrerons une prochaine livraison de Littera-Incitatus ) et enfin Sébastien Charles Leconte dont Le bouclier d'Arès, son recueil le plus connu, serait un peu comme une épique réduction des susdits Siècles Morts. Mais attention, il est davantage un continuateur qu'un suiveur, un créateur qu'un imitateur.

    La postérité poétique ne lui aura pas rendu raison. La petite anthologie Seghers de La Poésie Parnassienne de Luc Decaunes parue en 1977 ne le cite même pas. Pourtant répétons-le le dernier de la liste n'est pas obligatoirement le dernier de la classe. Le fait en est d'autant plus ironique qu'un des thèmes constants de la poésie de notre auteur réside en la suprématie mémorielle du rôle du poëte. Vous le retrouverez dans le Tome III de l'Anthologie des Poètes Français Contemporains de George Walcht et sur Wikipedia qui offre l'entière lecture du Bouclier d'Arès.

    Mais restons-en à ce Salamine. Qui aurait pu s'intituler Après la bataille. Le recueil ne conte pas en effet le récit de l'affrontement des flottes grecque et perse, plus subtilement il essaie de répondre à une interrogation essentielle, quels sont les Dieux qui ont aidé les Grecs à remporter la victoire ? La question est beaucoup moins naïve qu'on ne pourrait l'accroire.

    Les fiers à bras, qui n'ont pas toujours le muscle du cerveau aussi développé que leurs biceps, se hâtent de répondre. Qui l'eût cru ? Arès dieu de la guerre pour les guerriers, Poseidon dieu de la mer pour les marins ! Au moins c'est clair, net et précis. Nous pouvons leur prêter quelque créance, ils furent les premiers témoins et les premiers acteurs. Mais même chez les Dieux antiques, chacun prêche pour sa paroisse.

    Les Chefs du peuple ont une vue plus large de la problématique. Ce ne sont pas seulement les Olympiens qui se rangèrent aux côtés de leurs adorateurs mais les Héros, que l'on imagine délaissant l'île des Bienheureux, et les Ancêtres, revenus des cercles infernaux. C'est un peu l'invocation eschyléenne inversée en elle-même, il ne s'agit plus de défendre les tombeaux des anciens, ce sont les pères qui sortent des tombes pour se porter au secours des fils. Ce n'est plus ad patres, mais ad filia !

    Très belle métaphore du passé s'extirpant des limbes de l'oubli pour s'en venir assurer la présence grecque du monde au monde, redoublée en quelque sorte par la déclaration finale du poëte, qui impose au premier plan, non plus la victoire aléatoire d'un rencontre navale, mais la plectrique survie fondatrice d'une culture à qui nous devons l'essentiel de nos assises civilisationnelles.

    Ce genre de discours est difficilement recevable par nos contemporains et nous serions prêt à parier que plus que l'excellente facture des vers de Sébastien Charles Leconte, c'est le contenu idéologique du poème qui les gêne. Nous vivons une époque fabuleuse où l'Europe a peur d'affronter et de revendiquer son propre passé. Nous savons toutefois que des peuples sans Histoire ne durent jamais bien longtemps.

    Cette déshérence littéraire qui nous stigmatise n'est pas due comme on le prétend très souvent à une coupure générationnelle. Ce ne sont pas les « jeunes » qui ne liraient plus parce que de multiples nouvelles activités plus ludiques, et d'un abord moins rébarbatif, les tiendraient éloignés des vieux livres poussiéreux, mais nos élites qui ont sciemment scié la planche de la culture sur laquelle les nations européennes étaient assises depuis Homère.

    Les attraits de la globale marchandisation libérale ne peuvent être contrecarrés que par une réflexion ancrée sur notre devenir le plus profond, en d'autres termes sur cette spécificité impérieuse qui s'oppose du tout au tout aux valeurs comptables de la société moderne. La lecture de Sébastien Charles Leconte est peut-être symboliquement plus importante qu'il n'y paraîtrait !

    André Murcie.

    FRAGMENCES D'IMPERIUM

    PLATON

    FRANCOIS CHÂTELET.

    FOLIO ESSAIS. N° 115. MAI 1995.

     

    Publié pour la première fois en 1965, en une époque où l'on croyait encore en la pérennité du système soviétique. Rappelons que François Châtelet est mort en 1985, et qu'il fit partie, à leur corps et âme défendant de ces générations qui connurent leur acmé sous l'horizon indépassable du socialisme étatisé. A l'époque l'on appelait cela le danger communiste, mais il s'agit là d'une autre Histoire qui dépasse notre propos.

    Nous n'en sommes pourtant pas si loin que l'on ne pourrait le croire puisque en ces deux cent cinquante pages nous passons insensiblement de l'antique Athènes populeuse, hantée de ses étroites venelles à ses plus larges péristyles par la silhouette faunesquement camuse de Socrate, aux plans idéaux de la Cité idéale.

    L'affaire Socrate fut avant tout politique. Platon en fut phagocyté toute sa vie. Nous pouvons résumer en une seule question cette problématique qui l'obséda. Quel est le type de ville qui ne serait pas mortel pour Socrate ? Vraisemblablement pas Syracuse ! La réponse s'avèrera d'une déconcertante facilité. La seule cité qui ne fut pas nocive à notre empêcheur de tourner en rond en nos propres pensées, serait celle dans laquelle sa place ne serait pas définie.

    Autrement dit, les cités modèles de La République et des Lois. Rien que ces deux-là, mais pas davantage. Encore que, nous ne soyons pas très sûrs qu'il ne s'y soit point ennuyé comme un rat mort. Car les modèles idéaux platoniciens sont des intensifications intellectuelles portées à leur plus haut degré. Tout y est réglé comme sur du papier à musique à tel point que Socrate dérangerait s'il lui prenait fantaisie de piquer son petit solo, tout seul, là-bas au beau milieu de la sourdine harmonique généralisée.

    Pire, il commettrait le seul et même attentat pour lequel il fut déjà condamné à mort. Non quod corrumpet juventum – il faut bien que les enfants soientt un jour ou l'autre déniaisés – mais poursuivi pour crime de lèse-majesté de fragmentation de l'unité totalisante de l'oikouméné citadine. Impardonnable !

    Platon veut bien admettre que Socrate ait passé sa vie à pourchasser, chez les individus qui y consentaient, les faux semblants de leur existence ou de leur pensée, mais pas question qu'il interroge les vrais-véritants de la ville d'or. Ce n'est pas seulement les poëtes que Platon, rejette loin des portes de fer de sa cité idéale. Socrate lui-même n'aurait pas le droit d'y glisser le plus petit de ses orteils.

    La nouvelle Magnésie relève d'une accumulation philosophique sans précédent. Toute l'expérience et toute la réflexion politiques de Platon trouvent refuge en cette citadelle théorique. Qu'il convient de ne pas bousculer. Elle n'est pas bâtie sur les sables mouvants de l'imagination mais sur les miroirs auto-déformant de l'être et du non-être. Car il a fallu faire feu de tout bois et de toutes pierres afin d'y donner des assises les plus larges possibles. Platon y a brûle ces derniers vaisseaux, ces belles et grandes Idées qu'il a sacrifiées à une espèce d'empirisme théorique militant.

    Platon a tué – non pas le père Parménide comme l'on se plaisait à le raconter dans les anciens temps de la psychanalyse triomphante – mais Socrate, son géniteur. C'était un travailleur à la petite semaine qui traficotait les individus par tout petits groupes dans l'espoir insensé d'en faire une multiplication de petits Socrate. Fallait-il s'y méconnaître en l'âme humaine pour être aussi peu productif ! Platon a préféré tiré des plans sur la comètes du devenir.

    Avec sa lanterne illuminante en plein midi, ce n'est pas un homme qu'il s'est mis à chercher, mais une ville entière ! Rien que çà. Malgré ses écrits nous doutons qu'il ait trouvé. Et puis surtout ce phénomène indécent pour l'esprit humain. C'est que le même ne peut rester le même indéfiniment car il se désavoue à chaque instant qui passe, n'étant plus jamais le même, s'accroissant dans le temps même qu'il se nie. Tant de temps et temps de tant !

    La lourdeur philosophique a eu raison de la légèreté sophistique. En reléguant Socrate hors les murs Platon l'a rejeté – étrange ironie du hasard - avec toute la clique sophistique. Il a cru couper l'herbe folle, mais Aristote et Alexandre viendront rajuster les plateaux de la balance. Alors que Platon opte pour l'enfermement, Aristote ouvrira de nouveau les champs des possibles de la phusis. Et Alexandre fera voler en éclats le statut de la Cité Grecque. Elle sera remplacée par l'anabase d'un Empire à l'orbe incessant.

    Platon avait imaginé une Grèce anti-décadente, mais les années qui suivirent démontrèrent le contraire. La Grèce avait vécu. Elle n'était déjà plus qu'un glorieux souvenir. Ce ne sont pas de hâtives modifications de la dernière heure jetées sur un bout de papyrus qui changeraient la donne fondamentale. Comme toujours ce n'était pas la globalité des hommes qu'il fallait vouloir changer mais simplement repérer les individus capables de par leur seul enthousiasme, de par leur seule énergie, d'entraîner les vastes foules amères qui ont renoncé depuis trop longtemps à elles-mêmes.

    François Châtelet, en sa conclusion, ne va pas plus loin que nous. Ou plus précisément, sur un strict plan géographique exactement au même endroit que nous, mais pas aussi en avant dans le temps dynastique. Point d'Alexandre mais un de ces prédécesseurs, Archélaos qui pour Platon – à rebours du jugement porté par les historiens modernes - représente le tyran dans son déchaînement le plus infâme... Il semblerait que dans les années soixante la cote d'Alexandre le Grand n'ait pas été à son zénith...

    Par contre au niveau philosophique il ne fait pas l'impasse sur l'anti-platon par excellence. Le seul grand philosophe, sous les sabots duquel l'herbe des Idées ne repousse pas quand il pense, Nietzsche. La cité platonicienne ne serait-elle pas celle des esclaves, regroupés sous le bouclier de la raison raisonnante ? L'Etat n'asservit-il pas ? François Châtelet n'hésite pas à pousser le bouchon du ressentiment jusque sur les dalles sacrées de la callipolis platonicienne ! Joli courage pour cet universitaire que nous avons pour notre part toujours considéré comme un folliculaire sans envergure.

    Tout de même nous aurions préféré, en ce genre d'ouvrage, un Platon plus biographique, qui, même s'il délimite assez bien les problématiques, de la façon dont elles se posent et de la façon dont elles sont résolues, aurait insisté sur les échanges entre la vie de l'individu et les sauts de sa pensée. Et non pas cet être transparent réduit à n'être plus qu'une tête pensante.

    ( 2008 / in Général Platon )

     

    PLATON ET L'ACADEMIE.

    JEAN BRUN.

    128 pp. 1986. ( Première édition : 1960 ).

    QUE SAIS-JE ? N° 880.

     

    Beaucoup plus Platon que l'Académie, encore Jean Brun n'évoque-t-il principalement que les trois plus importantes figures de ce que l'on appela la Nouvelle Académie, celle d'Arcésilas, Carnéade et Philon de Larisse. Etranges continuateurs platoniciens qui devant le succès du stoïcisme eurent plus à coeur de combattre les théories de cette nouvelle école que de perpétuer les enseignements de leur fondateur.

    Cela peut nous paraître un peu étonnant. Le stoïcisme véhicule une austère réputation. Nous modernes, avons tendance à en faire un des jalons philosophiques annonciateurs du christianisme alors que ceux qui le virent éclore le critiquèrent pour son optimisme volontariste. Face aux affirmations sans ambages de Zénon, qui instituaient sans l'ombre d'un doute les hommes au milieu du monde, comme des fruits déposés dans un panier, les post-platoniciens firent machine arrière. Le royaume des Idées interdisait une telle acceptation de la prégnance de la réalité des apparences, mais comme il était impossible de se réfugier - en ce que Mallarmé nommera bien plus tard l'éden – et que nous nous contenterons d'entrevoir comme un sanctuaire interdit de par sa nature et sa définition mêmes d'accès impossible – les nouveaux maîtres dans l'incapacité d'ordonner une paisible retraite dans une île entourée de trop hauts récifs, préférèrent couper la voie des colonisateurs du réel en décrétant le manque de réalité du monde sensible sur lequel ils déclaraient construire leurs nids.

    Platon avait ouvert une route vers l'intelligible inaccessible, ses lointains disciples coupèrent les ponts qui menaient graduellement à la congruence de la multiplicité sensible des apparences. Il ne convenait plus de convoyer les âmes vers la voie lactée supra-lunaire, mais d'empêcher toute descente efficiente en la phusis. Les Académiciens se cantonnèrent en un no man's land métaphysique stérilisant de moindre attrait. Par un injuste retournement du logos, la philosophie platonicienne qui avait haut et fort préconisé la vérité idéale de toute manifestation êtrale était désormais reléguée dans un scepticisme de bas-étage quant à l'effet miroir idéel. Nier le reflet du soleil sur la surface d'un cours d'eau, ne préserve pas l'existence de l'astre lumineux, mais participe de la relégation négatrice de l'hélios originel. La philosophie en tant qu'oubli de l'Idée, dirait Platon s'il revenait parmi nous !

    Le surgissement du stoïcisme ne saurait être qu'une cause adjacente. Si les écoliers du jardin d'Académos en vinrent progressivement à trahir les leçons du Maître, la faute en revint d'après nous davantage au contenu des cours du professeur qu'aux élèves eux-mêmes. La présentation des différentes étapes de la pensée de Platon par Jean Brun est assez éloquente. Ce dernier mot n'est peut-être pas le mieux-venu pour définir l'effort platonicien que l'on pourrait définir comme une insurrection intellectuelle contre la sophistique, mais il n'est pas arrivé sous notre plume d'une manière totalement incidente.

    Les derniers écrits de Platon ont du mal à convaincre leurs lecteurs. Nous ne désignons pas par ces mots le fréquent recours au mythe de la pensée platonicienne. Cette manière de s'exprimer n'est pas due à une impuissance initiale du dire. Platon savait manier plus que quiconque le langage discursif, il lui aurait été facile de continuer ses démonstrations logiques jusqu'au bout s'il en avait décidé ainsi.

    En s'exprimant mythiquement Platon ne fait que s'inscrire dans la grande tradition pédagogique de ses prédécesseurs, qu'il entend achever - au même titre que Hegel, Nietzsche et Heidegger eurent chacun l'illusion d'apporter la dernière pièce à l'édifice de la pensée philosophique occidentale - celle qui débute avec Homère et se poursuit par le poème de Parménide. L'on a beaucoup glosé sur la République de Platon exilant de ses remparts le poëte qui refuserait d'être la voix de la raison d'Etat. Le mythe du poëte maudit s'articule en partie sur cette incongruité philosophique – et aussi sur Ovide rejeté au pays des Scythes – alors que d'après nous il nous faut surtout y voir le rejet de la poésie épique en tant qu'intercession souveraine des Dieux au profit de la dialectique batailleuse des hommes. A quoi bon des philosophes, en temps de manque et de détresse si les poëtes sont de bien meilleures voies de communication et d'intercession avec la partie inhumaine du surgissement de la phusis que le cheminement difficultueux, lent et incertain, des professionnels de la philosophie ?

    Il est des tâches dont on se charge et qui se révèlent plus difficile à accomplir qu'on ne se l'imaginait. Chassez le poëte, il revient au galop ! La pensée platonicienne retourne au mythe chaque fois que la pierre – étymologiquement théos en grec – est trop lourde à porter, chaque fois que la pensée pressent que ce que Nietzsche appelait la plus lourde et la plus difficile des pensées, pourra être portée par la pensée mais restera entourée d'un halo de difficultés conceptuelles – non pas incompréhensibles mais insignificatives - pour ceux-là mêmes qui en décrypteraient la signification.

    La pensée platonicienne décrit une hyperbole. Elle s'approche de sa cible, la suit, l'effleure, l'arase, mais ne s'y maintenant pas retombe, sur elle-même. Elle est la fille d'un long détour. Et non pas d'un long retour, ce qui change tout. Elle part du politique pour revenir au politique. Entre temps elle est passée par les Idées mais s'en est revenue. Non pas un retour qui serait sa propre accumulation, mais un retour qui est sa propre déperdition et s'institue donc en tant que détour de sa visée initiale.

    La mort de Socrate emmène Platon à combattre les sophistes qu'il accuse de pervertissement démocratique pour avoir permis la condamnation du seul juste que comptait Athènes. Mais ses attaques contre les sophistes à qui il reproche d'avoir abandonné le dire de la phusis pour s'adonner au discours du politique culminent en son oeuvre sur une tentative d'écrire par deux fois une nouvelle constitution. Idéale certes, mais trop idéale. De la République aux Lois c'est au retrait, au recul de la pensée platonicienne que l'on assiste. Peut-être même faudrait-il parler de déroute.

    L'on dit Platon, comme si on disait Dieu ! Mais plus la pensée platonicienne avance, plus elle se gauchit, se charge, se perd en d'embrouilleuses sinuosités interminables. L'on n'ose pas le proclamer mais les derniers dialogues sont emplis de récits extraordinairement compliqués, qui n'apportent rien aux démonstrations. Quand l'on regarde les exposés d'un Héraclite ou d'un Parménide, l'on peut éprouver quelques difficultés de compréhension, mais la réflexion que l'on opère sur ces résistances conceptuelles aide à y voir plus clair, chez Platon, une fois que l'on a débrouillé l'écheveau, l'on s'aperçoit qu'il vaut mieux pour suivre la logique de la pensée passer par-dessus ces obstacles qui n'ont d'autre but que de retarder l'énoncé des évidences. Et cela se passe chaque fois que le discours discursif se donne à lire comme une théodicée poétique.

    Il existe même chez Platon des difficultés d'énonciation troublantes. Ainsi évoquant la nature de l'Âme du Monde il nous instruit de sa composition, un tiers du Même, un tiers de l'Autre, un tiers du mélange de l'Autre et du Même. Mélange qu'il ne nomme pas, entendez qu'il ne lui donne pas de nom servant à le désigner. La saumure est bien formée de moitié d'eau douce et de moitié d'eau de mer, mais si vous mélangez un tiers de saumure, un tiers d'eau de mer, un tiers d'eau douce, vous n'obtiendrez pas mathématiquement parlant cinquante pour cent d'eau de mer et cinquante pour cent d'eau douce car 1/ 3 A + 1/ 3 B + 1/3 AB n'a rien à voir avec 1/3 A + 1/3 B + 1/3 C. Il semble que notre géomètre en chef ait eu quelques ennuis avec les notations algébriques. Ou plutôt qu'il ait oublié que s'il y a une idée de la boue il doit bien y avoir aussi une idée de ce mélange de Même et de l'Autre. Qui ne saurait être ni le Même, ni l'Autre, mais un étrange hippogriffe philosophique. Quel dommage que Platon ne nous ait pas entretenu plus longtemps de ce fabuleux animal philosophique que pour notre part nous définirions comme le composé initial de l'Eros et de l'Arès empédocléen, et que pour notre part nous nommons en d'autres écrits Eris.

    ( 2008 / in Général Platon )

     

    CRATYLE.

    PLATON.

    Présentation et notes par EMILE CHAMBRY.

    In N° 184. GARNIER FLAMMARION. 1967.

     

    Un des dialogues les plus plaisants de Platon mais pas le moindre en importance. Peut-être même un des plus essentiels puisqu'il traite de l'essence du mot. Lorsque l'on se rappelle que les oeuvres de Platon sont écrites uniquement avec des mots, l'on comprend sans peine que notre philosophe ait tenu à s'assurer de la nature de son matériau de base. Les peintres se soucient que les poils de leurs pinceaux ramassent toute la couleur désirée sur les ais de la palette.

    Evidemment l'on parle en vue d'un sujet précis mais l'on vise un tout autre but. Platon ne fait guère mystère de ses intentions ; analyser les fondements du langage c'est avant tout, une fois de plus, mener la charge contre la sophistique et l'irréductible ennemi du philosophe, le sophiste. En fait c'est déjà envisager la problématique à l'aune du platonisme. Le sophiste n'existe pas, il n'y a que des sophistes. Tous différents. Mais Platon, au fur et à mesure que se préciseront ses théories personnelles aura de plus en plus besoin de fonder l'unicité de la sophistique pour la réduire à sa propre idée.

    Cratyle fut l'initiateur du jeune Platon à la philosophie. Il fut un disciple d'Héraclite, mais son illustre élève l'abandonna assez vite pour Socrate. Ce n'est vraisemblablement pas un hasard si Platon a donné à ce livre le nom de son premier maître. Il y aborde pour la première fois la nécessité de sa théorie des Idées sans se résoudre à prononcer le mot ultime. La présence de Cratyle comme une borne du chemin parcouru et l'absence de l'eidos comme si avant de lâcher le gros mot fatidique il voulait s'assurer une dernière fois de la solidité de son matériel !

    Parents n'appelez pas votre fils Richard s'il doit devenir chômeur, ne baptisez point Belle votre fille si elle arbore un visage de laideron. Le trait est peut être cruel, mais ne vous en prenez qu'à vous si vous mésusez des milliers de prénoms que vous offrent les éphémérides et les dictionnaires et les employez à contresens.

    Mais qu'en est-il des mots que nous usons tous les jours pour désigner les dieux, les choses, les êtres vivants et les notions idéelles. La bête fidèle s'appelle chien et nous nommons courage cette volonté que nous avons à faire front à l'adversité. Pour Hérmogène les mots sont pures conventions, et nous pourrions siffler notre courage pour sa promenade vespérale et prendre notre chien à deux mains pour demander une augmentation à notre patron.

    Pour Cratyle les mots chien et courage doivent ressembler à la réalité de ce qu'ils désignent. Mais pas plus Cratyle qu'Hermogène ne sauront trouver des arguments convaincants à l'appui de leur thèse. Ce sera Socrate qui se fera tour à tour un malin plaisir de les appuyer pour mieux les combattre.

    Un mot ne saurait trop ressembler à ce qu'il désigne sans quoi il se confondrait avec la chose qu'il nomme. Vous ne pourriez prononcer le mot éléphant sans que la satanée bestiole ne sorte de votre bouche entrouverte. Jugez du désordre. D'où l'adage de tourner sept fois sa langue...

    Platon n'a jamais été un démocrate convaincu. Les mots n'ont pas été, par un long processus historial, peu à peu élaborés par les communautés humaines. Ce sont des législateurs particulièrement doués en la matière qui ont dressé les listes de mots nécessaires à notre langage. Ne croyez pas pour autant qu'ils ont agi sous la seule impulsion de leur autorité.

    Les mots sont bien en accord avec leur signifié. Les mots sont héraclitéens, ils expriment l'impermanence des choses de ce monde. Les législateurs qui les ont fabriqués possédaient assez de sagesse pour faire entendre que ce qui est du côté des Dieux est stable et ce qui préside au destin des hommes, emporté à vau l'eau par un tsunami incessant.

    Certes nous n'en sommes pas à une lettre près. Mais il faut tout de même prendre le sens des mots aux pieds des bonnes lettres. Voici Socrate lancé dans quarante pages d'étymologie sauvage qui en rabotant de-ci, de-là, quelques consonnes et en déplaçant quelques syllabes vous prouve que tous les mots, des noms augustes des Dieux aux phénomènes de la nature, signifient ou « qui se laisse emporter par le courant », ou « qui résiste à ce même courant »...

    Pour les amateurs de curiosités littéraires ce sera un régal de se rapporter à l'ouvrage de Mallarmé Les mots anglais qui s'appuie sur l'expressivité singulière des glyphes alphabétiques pour expliciter le sens des mots. Le français étant plus proche de l'idiome de nos voisins d'Outre-Manche que du grec, la démonstration d'une telle méthode n'en sera que plus parlante.

    Mais c'est Socrate lui-même qui montre les limites de sa théorie : entre le T de tendresse et le T de tuer, il y aurait tout de même incompatibilité d'humeur. De toutes les manières comment peut-on donner son nom à une chose puisque la chose exprime justement ce que le nom désignera et que malheureusement on n'a pas ce nom-là à notre disposition puisqu'il nous faut l'inventer. C'est l'histoire du serpent à deux têtes qui ne peut totalement mordre sa queue unique.

    A Cratyle d'apporter la solution. Premièrement : comment désigner une chose par son nom quand on ne connaît pas le nom ? Deuxièmement comment donner un nom pérenne à un objet qui change en permanence. Nous disons un homme : mais quid du bébé, de l'enfant, de l'adolescent, de l'adulte, du vieillard, du cadavre ?

    Et Socrate s'en va tout seul emportant la clef de l'énigme. A la coulée héraclitéenne du monde il suffit d'opposer l'immuabilité des Formes platoniciennes.

    Mais il reste un défaut dans la cuirasse socratique. C'est d'ailleurs ce qui fait que les les théoriciens du langage y reviennent toujours. Le Cratyle c'est un peu la quadrature du texte de la linguistique. Si les mots ne parviennent pas à saisir l'impermanence des choses en perpétuel devenir, c'est parce que les mots eux aussi sont en perpétuel devenir qu'ils parviennent à fixer de par leur imperfection même l'inessence volatile des choses.

    En d'autres termes lorsqu'ils dénient à leur parole toute préhension d'une quelconque vérité les sophistes sont certainement plus proches d'une vérité qui n'existe pas que ceux qui proclament rechercher cette même vérité, qui n'existe pas plus en ce cas que dans l'autre. Mais si les philosophes enfoncent une porte ouverte à dénoncer les sophistes en les accusant de proférer des mensonges alors qu'ils n'ont jamais prétendu enseigner la vérité, les sophistes se contentent de remarquer que les philosophes qui estiment chercher la vérité n'en sont pas plus proches qu'eux, puisqu'ils ne la détiennent pas encore. Quant à ceux qui décrèteraient la détenir, apparemment leur vérité n'est guère aveuglante puisqu'elle ne provoque guère l'unanimité des contemporains...

    Les mots de la vérité sont les mots du mensonge. Le philosophe s'exprime avec les mêmes vocables que le sophiste. Et comment les mêmes mots pourraient-ils exprimer et le mensonge et la vérité ? Platon préfère se taire et ne pas exhiber de sous sa tunique son mot magique. A l'échanger avec les sophistes il a peur que sa pièce ne se démonétise. Il serait si facile qu'un Protagoras quelconque lui rétorque que l'homme est aussi la mesure de l'eidos.

    Car si l'eidos ne s'impose pas, l'homme en disposera avec la même facilité qu'il dispose des Dieux. Il manque encore une pièce au mécano idéel de Platon, une espèce de canal de dérivation qui rejettera la sophistique dans le trop plein des bavardages futiles. Soyons sûr qu'il y travaillera d'arrache-pied dans la suite de ses recueils.

    ( 2008 / Les Pieds dans le Platon )

     

    SOPHISTE.

    PLATON.

    Présentations et notes par Emile Chambry.

    In N° 203. GARNIER FLAMMARION. 1969.

     

    Où nous nous retrouvons en pays de connaissance, pour le duel final. A trois, comme dans Le bon, la brute et le truand. A vous de choisir le casting. Il n'est pas obligatoire, malgré la gueule de sa théorie pour l'emploi, que Platon hérite de la place du bon. Pour ceux qui auraient manqué les épisodes précédents : au terme d'une fantastique chevauchée le pistolero inconnu venu ( comme par hasard ) d'Elée va-t-il enfin arriver à égarer ses sophistes poursuivants en une faute piste au fond d'un désert sans fin où une tempête de sable les ensevelira à tout jamais ? Revenu à Athènes le mystérieux et si peu zénonien Eléate règlera-t-il définitivement son compte à ce vieux cheval de retour Parménide ? Le suspense est à son comble.

    Plein feu sur les sophistes, ce sont des êtres malfaisants qui recherchent de jeunes élèves riches pour leur vendre des connaissances. Ce n'est pas dit, mais l'on sent dans cette critique indirecte la morgue des aristocrates fortunés qui n'ont pas besoin de proposer leurs bons ou loyaux services à quiconque pour gagner leur vie. L'on a gardé l'argument massue pour la fin : les sophistes se prévalent de pouvoir enseigner n'importe quel sujet, n'importe quelle matière. Ce qui est impossible, car aucun homme ne peut acquérir toutes les connaissances.

    Mais les sophistes possèdent aussi leur grosse bertha : un mensonge participe de la vérité puisqu'il est réellement un mensonge ! En plus ils jouent sur du velours : Parménide n'a-t-il pas dit que le mensonge n'existe pas puisque ce qui n'existe pas n'existe pas. Si l'on veut convaincre les sophistes de mensonge, il faut d'abord prouver que Parménide s'est trompé. Le mystérieux éléate va jusqu'à parler de parricide. Qu'il se propose d'accomplir sous les yeux de l'assemblée, en direct et en public.

    Si l'Être est, il est par une suite logique du langage quelque chose. On se complaît à dire qu'il est Un. Mais quel est ce monstre à deux têtes qui ne peut pas être lui-même à partir du moment où il veut être ? Si l'Être restait égal à lui-même, serait-il lui ou lui-même ? L'identité est une quête, l'identité est une séparation, l'identité est un mouvement, l'identité est une première exigence d'altérité.

    Parménide emploie les deux termes comme s'ils étaient de parfaits synonymes, l'Un et l'Autre paraissent une seule et même chose. L'Intelligible et la Matière se confondent. La seconde n'existe pas, elle n'est que le reflet de l'Un sur lui-même. La matière se confond avec l'étant et l'Un avec l'Être. Peut-être même que l'étant se confond avec l'Être ! De toutes les façons l'Être ne sort pas de l'Un.

    Mais si l'Un est l'Être ou si l'Être est l'Être, l'Être n'est pas le Non-Être pour la simple et bonne raison que le Non-Être n'est pas. L'Être n'est pas le Non-Être car ce serait donner vie au Non-Être. A la limite Parménide peut interdire la formule prédicative de l'Être qui est Être, mais il ne peut s'opposer à la logique de l'Être qui n'est pas le Non-Être.

    La faille est là dans cette fêlure du raisonnement. L'Etranger ne raisonne pas ainsi, mais en toute immodestie murcienne nous affirmerons que notre transcription est plus métaphysique que la sienne, en le sens où nous la réalisons à l'intérieur de l'orbe parménidien, alors que l'Eléate s'en va chercher le secours d'autres doctrines.

    Le Non-Être est introduit au coeur de l'Être. La citadelle n'en est pas pour autant prise. Elle est même dégagée de l'étau du même, qui du coup, s'en va participer du Non-Être. Du Non-Être qui devient l'autre de l'Être et, par cela même, acquiert son statut d'être le Non-Être.

    L'on n'est jamais trahi que par les siens. Heureusement que Paparménide avait passé l'arme à gauche depuis quelque temps. Il serait certainement mort de chagrin d'avoir vu dilapider son héritage conceptuel par ses propres enfants ! Et tout ça, pour ces rigolos de sophistes !

    Car si le Non-Être existe, le discours devient très logiquement porteur de mensonge. Et de menteries qui ne pourront plus se cacher derrière la réalité de leur mensonge. Il est sûr que les mensonges n'en seront que plus vrais. Sachez apprécier la différence entre un vrai mensonge et un mensonge entrevu dans sa propre réalité de mensonge.

    Le discours est certes devenu porteur de mensonge mais il est aussi devenu gésine de vérité. Mensonge et vérité sont entremêlés mais ils ne forment plus du tout uniquement l'Un solitaire. Ils sont irréductiblement deux. Lorsque le monde était unifié le discours de vérité et le discours de mensonge s'équivalaient, mais désormais la vérité sera du côté du philosophe et le mensonge du côté du sophiste.

    L'on est grec, l'on ignore donc encore la diabolisation mortifère du christianisme. Les sophistes n'auront pas toujours tort, leur discours comportera quelques véritables paillettes d'or le plus fin et le philosophe accouchera de la vérité difficilement. L'opération sera dure, longue et difficile.

    La philosophie grecque vient tout de même d'accomplir un bond en arrière que notre modernité ne parviendra jamais à effacer malgré la tentative désespérée d'Aristote. Socrate triomphe : son discours de recherche de la sagesse débouche sur de la moraline. Le bien sera du côté du Philosophe et le Mal du côté du Sophiste.

    Les Grecs eux-mêmes n'en tirèrent pas d'aussi hâtives conclusions que nos contemporains ( les nôtres et ceux des deux siècles précédents ). Il restait encore toute une praxis guerroyante à développer autour de la Méditerranée. Alexandre et plus tard les Romains s'attelèrent à cette tâche gigantesque. Mais le ver était dans le fruit.

    Cela nous montre les limites de la philosophie. Platon fut un esprit subtil. Il comptait agir au mieux des intérêts de la Grèce en poussant sa pensée. Il n'a pas du tout entrevu que celle-ci pourrait être utilisée bien plus tard à l'encontre des intérêts du peuple grec. Ne dites pas, que nous sommes innocents après notre disparition de ce que l'on pourra faire de nos oeuvres. Les choses ne se prêtent qu'à leur propre destin. Il est parfois secret et même clandestin. Les Dieux se sont joués de la sagesse de Platon. Il les a souverainement respectés et eux l'ont aveuglé. L'oiseau nocturne d'Artémis n'est point venu chuchoter à son oreille pour le mettre en garde contre certaines inflexions religieuses de sa pensée.

    ( 2008 / Les Pieds dans le Platon )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 23

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 023 / Decembre 2016

    SOULET RUINES D'APAMEE

     

    HISTOIRE ET ARCHEOLOGIE D'APAMIA.

    JEAN-JACQUES SOULET.

    Antiquité et Moyen-Age du Pays de Pamiers. (Ariège).

    206 pp. Février 2002. Editions LACOUR.

     

    J'aime les livres. Particulièrement ( j'ai failli écrire exclusivement, mais ma légendaire modestie m'en a empêché ) ceux qui parlent de moi. Non, chers lecteurs, je ne cède point à un délire monomaniaque aggravé, ma misérable personne ne représente qu'une des infimes parcelles de l'agrégat humain séculaire dont il est question dans ce livre. Ne le cachons point : mes ennemis auraient le droit de me dénier de toute appartenance originaire à l'essaim embryonnaire ici étudié. Je dois l'avouer, je ne suis qu'une misérable branche rapportée, un étranger venu d'ailleurs que les aléas de l'Histoire ont planté dans cette terre qui me fut natale.

    Encore que je m'interroge. Le droit du sol me satisfait aussi peu que le droit du sang. L'on n'est pas ce que l'on naît. L'on est ce que l'on veut devenir. Tout se passe dans la tête. La plupart de nos semblables dépourvus de la moindre imagination, ou cédant trop facilement à la loi multi-généralisée du moindre effort, se contentent de revêtir les oripeaux qu'ils trouvent sur les lieux de leur naissance et s'en prévalent comme d'un droit et d'une identité inaliénables, innéliénables pourrait-on dire.

    L'on ne compte plus les millions d'imbéciles qui se proclament français par le simple fait qu'ils soient nés en France. Mais il est des esprits pervers qui finassent : français de nationalité mais auvergnats de coeur. Certains poussent le vice jusqu'à se revendiquer de l'ETA basque. A jouer avec les nationalités, les ethnies et les origines la situation devient vite explosive ! Nous touchons à un des rouages essentiels de la grande politique : se définir c'est déjà se séparer. Cette formule peut aussi s'énoncer autrement. Diviser pour régner, par exemple. Ainsi César passe davantage la majeure partie de son De Bello Gallica à dénombrer les différentes peuplades gauloises qu'à raconter ses exploits militaires. Et pourtant le divin Jules n'a jamais revendiqué le titre d'ethnographe. Ne cherchez pas l'erreur !

    L'étymologie est une science merveilleuse. Elle ne répond pas à toutes les questions. Surtout aux plus insidieuses. Si l'on écoute une tradition communément admise, la commune de Pamiers, charmante bourgade de 15 000 habitants sise à 60 kilomètres au sud-est de Toulouse à quelques encablures du piémont pyrénéen, tirerait son nom de l'unification de quatre à cinq pams, comprenez ce vocable pré-occitan comme l'équivalent du mot quartiers, en une seule et unique Cité d'Apamée, aux temps obscurs du premier moyen-âge que certains s'obstinent à appeler antiquité tardive...

    De Pams à Pamiers, il n'y a qu'un pas que la raison raisonnante franchit allègrement. A ceci près que depuis toujours les habitants de Pamiers furent certifiés apaméens. Préfixe enquiquinant. L'on trouva une explication : de retour de croisade le Comte de Foix eut la fantaisie de nommer la bourgade de Frédélas empêtrée à 18 kilomètres de son château dans le lit marécageux de l'Ariège , du nom grandiose d'Apamée en souvenir de l'Apaméa syriaque en laquelle l'on suppose qu'il aurait fendu le crâne de milliers de Maures peu réceptifs au message d'amour christique.

    Pesé et emballé. Tout le monde s'est contenté durant des siècles de cette mouture. Cela aurait pu continuer jusqu'à aujourd'hui. Mais non il a fallu qu'un certain Jean-Jacques Soulet s'en vienne faire des siennes et bousculer des incertitudes établies depuis des lustres par les sociétés savantes du canton et les instances supérieures de la recherche universitaire. Le problème avec les éléphants qui rentrent dans les magasins de porcelaine, c'est qu'ils n'y vont pas avec le dos de la cuillère. Pour Jean-Jacques Soulet, ce serait plutôt avec la pelleteuse tout terrain.

    Ne vous fiez pas aux premières pages. Si vous croyez tomber dans une oisive et sombre querelle clochemerlesque quant aux circonstances de la réhabilitation des ruines de l'Abbaye Saint-Antonin sur la rive gauche de l'Ariège, préparez-vous à quelques tsunamis historiques...

    Inutile de courir jusqu'en Syrie pour découvrir l'antique Apamia. Examinez les rives de l'Ariège... le fleuve capricieux a moulte fois changé de lit. Apamia est là sous les eaux et plusieurs mètres d'alluvions rocailleux. Depuis quand ? Trois siècles après J. C.

    Voici un genre de présomptions que les autorités n'aiment guère. La découverte de Jean-Jacques Soulet au début des années 80 fit localement quelque bruit. Elle était argumentée : textes anciens, photos aériennes, vestiges in situ... Le tout se termina par une mise en examen de notre découvreur coupable de ne pas suivre les sentiers battus des Antiquités Historiques.

    A peine avez-vous arraché son os au chien qu'il en retrouve un autre encore plus gros et plus malodorant. Jean-Jacques Soulet n'a pas abandonné la partie. Il fouilla plus avant. Et pas n'importe où. Dans le livre culte et fondateur de la nation française. Qui oserait remettre en cause la parole de César ? Certes les chercheurs se battent encore comme des chiffonniers à décrypter les lignes par trop énigmatiques de La Guerre des Gaules. L'herméneutique césarienne reste encore de nos jours conflictuelle.

    Notre auteur n'a pas manqué d'y porter avec ses gros sabots d'Ariégeois une main sacrilège. Comme tout un chacun il s'aide des historiens grecs et latins qui précédèrent et suivirent le tombeur de Cléopâtre. Et puis bien sûr la confrontation avec le terrain et l'auxiliariat indispensable de la toponymie.

    La moisson est bonne fructifiante. L'Ariège s'en sort avec les honneurs de la guerre. A lire entre les lignes, les textes et les chroniques médiévales, il appert que nos ancêtres les Sotiates, tribu gauloise nichée sur l'antique ville d'Apamée reconstruite, furent les plus glorieux opposants au fondateur de l'Imperium Romanum. Ils s'étaient d'ailleurs déjà illustrés en imposant un honteux traité de paix à Lucius Manlius proconsul de la Narbonnaise en 78...

    Un bonheur n'arrive jamais seul. Sous la plume de Jean-Jacques Soulet les Sotiates sortent de l'ombre. Cette peuplade quasi-inconnue se pare des plumes du paon romain. Pardon du Pont Romain. Un bien grand mot pour une sorte de passerelle de briques voûtée qui enjambe l'embêtant Crieu. Une espèce de rivière tellement toujours asséchée que l'on prétend dans le pays qu'il s'agit d'un canal d'irrigation creusé par les Romains.

    Jean-Jacques Soulet en remonte le cours et en tant qu'architecte professionnel se livre à d'étranges ruminations. Le Crieu est l'oeuvre des Sotiates. Nos ancêtres avaient poussé l'art de l'aménagement fluvial à un niveau inégalé à leur époque. Le lecteur en apprendra un peu plus en parcourant la chronique adjacente.

    André Murcie.

     

    LES ARCADES.

    JEAN-JACQUES SOULET.

    Un pont aqueduc antique méconnu, l'origine de Perpignan.

    64 pp. Avril 2006. Auto-édité.

     

    Un aqueduc romain de 210 mètres de long, 13, 50 mètres de hauteur, avec le train qui passe sous l'arche principale. Vous ne pouvez pas le manquer. Enfin si, c'est déjà fait. Nous parlons bien du même. Près de Perpignan. Juste un détail. Comme le Pont du Gard. Il n'est pas romain.

    Lecteurs, ne m'imputez pas une malheureuse erreur de frappe. Jean-Jacques Soulet est formel. Ces deux monuments n'ont pas été construits par ces fous de romains. Mais par les Sotiates. L'on peut même dire que pour des ouvrages chargés de véhiculer de l'eau, il argumente sec. La dimension des briques au centimètre près et la technique des arches pas perdue pour lui. Avec en plus la relecture des inscriptions oubliées.

    Il est comme cela Soulet. Tout pour les Sotiates, rien pour les Romains. Avant les méchants envahisseurs il existait dans le sud de l'Aquitaine et jusque sur les contreforts de la Narbonaise une civilisation qui n'avait rien à envier à la Rome Républicaine. Aussi ancienne qu'elle, et même plus, et en avance sur bien des points. Espionnage industriel ou récupération du savoir des vaincus, les romains s'y prirent si parfaitement qu'ils ont effacé jusqu'à la mémoire de leurs prédécesseurs...

    Est-il besoin de préciser que la capitale des Sotiates se trouvait à Apamia, ville encore aujourd'hui traversée par de nombreux canaux ? En tant que natif de la ville de Pamiers je ne peux que m'esbaudir d'une aussi illustre origine. Pour la grande Histoire il faut encore ajouter que le premier des Capétiens n'est qu'un imposteur hâtivement oint par l'archevêque de Reims qui ne prisait guère l'héritier carolingien sotiate...

    Jean-Jacques Soulet n'y va pas de main morte : le coeur originel de l'Europe se trouve bien à Pamiers. Les fondements de notre civilisation européenne ne sont pas à chercher ailleurs que dans cette filiation pro-gauloise et sotiate, anti-romaine et chrétienne. C'en est hélas trop pour nous, pro-romains et anti-chrétiens. Rappelez-vous ce nous avons déclaré en liminaire. Nous sommes ce nous voulons devenir et non ce que nous sommes. L'origine est donc toujours mythologique et politique.

    Ce qui n'empêche pas que la construction mythographique de Jean-Jacques Soulet au travers de ces deux livres soit passionnante. Même si nous ne pouvons y souscrire. Ne dites pas : à chacun sa vérité. Ni plutôt à chacun ses mensonges. L'important est de faire sens. Et nous ne pensons point que Jean-Jacques Soulet ait remonté à l'amont de sa pensée. Rien ne sert de creuser le passé si par la même occasion l'on n'en profite pas pour remblayer le présent.

    André Murcie.

    PS : Pour tout ce qui est de l'étude toponymique de ce livre nous conseillerions d'établir une lecture parallèle avec les chapitres adéquats d'Arsène Lupin, supérieur inconnu de Patrick Ferté. Nous ne pensons pas que JJ Soulet ait lu ce livre de mais toutefois le village de Rennes-le-Château, en territoire sotiate, pourrait être vu comme un point focal d'inspiration druidistique !

     

    LES EAUX D’APAMIA…

    ( La Cité Hellénisique Disparue )

     

    JEAN-JACQUES SOULET

    ( ISBN : 2 - 9524454-3-5 / 2014 )

     

    L’est des écrivains qui sont des sorciers. Des magiciens du verbe. Et d’autres des sourciers. Font jaillir des réalités cachées aux yeux du plus grand nombre. Jean-Jacques Soulet s’inscrit parmi ceux-là. Ne sont guère aimés par la science officielle. Souvent leurs dires vont à l’encontre des certitudes inébranlables des institutions savantes. Le premier ouvrage de Jean-Jacques Soulet Histoire et Archéologie d’Apamia ( ED Lacour / Nîmes / 2OO2 ) fut accueilli par des ricanements offusqués et des rires de mépris. Il n’en est pas de même avec ce troisième volume : ce qui au début de ce siècle ressemblait à une théorie tant soit peu fumeuse est devenue une hypothèse des plus sérieuses si solidement étayée qu’elle remet en cause des vulgates établies depuis plus de deux cent ans. Les critiques les plus acerbes des milieux académiques se sont tues, du bout des lèvres l’on admet que les assertions de Jean-Jacques Soulet méritent respect, discussion et confrontations.

    Mais de quoi s’agit-il au juste ? Des origines la cité de Pamiers, certes la plus importante ville de l’Ariège mais qui à l’échelle nationale n’est qu’une grosse bourgade de quinze mille âmes… Pas de quoi fouetter un chat diront les esprits pondérés, n’y a-t-il pas dans notre pays d’autres problèmes plus immédiats ? Nous en convenons, mais il est des points de fixation symboliques qui possèdent une portée opératoire bien plus importante qu’il n’y paraitrait de prime abord. Remettre en cause les fondements historiaux de la nation est une entreprise déstabilisante que les relais intellectuels représentatifs des pouvoirs gouvernementaux n’apprécient guère. Celui qui redéfinit - ne serait-ce qu’une parcelle - des présupposés fondamentaux culturels sur lesquels repose l’assentiment global des élites intellectuelles ébranle un des cubes indispensables à l’équilibre de la pyramide. Les batailles politiques les plus décisives se jouent souvent sur les terrains les plus inattendus.

    Il serait facile d’affirmer que ce livre n’offre qu’un intérêt local. Longtemps que j’ai quitté Pamiers, mais en tant qu’appaméen de naissance le livre de Jean-Jacques Soulet me parle de mon enfance. Souvent les lieux qu’il évoque me renvoient à d’innocentes scènes de baignade familiale, mêlées je dois l’avouer, à de criminelles pêches aux têtards. Mais aussi à ces aventureuses pérégrinations dans le lit asséché du Crieu qu’un peu d’imagination transformait rapidement en saga de trappeurs à la recherche du filon aurifère maudit… D’autant plus que le Crieu et son fameux pont « romain » était entouré d’un halo de mystère propre à enflammer les jeunes imaginations. Il se colportait cette étrange histoire de cette rivière qui n’en était pas une, qui serait un canal artificiel creusé par les légions de l’Imperium Romanum. Marcher dans le lit du Crieu c’était déjà revêtir la pourpre impériale, établir un trait d’union avec un passé d’une grandeur incommensurable.

    Je suppose que comme bien des générations de jeunes appaméens Jean-Jacques Soulet a dû lui aussi batifoler de ses pieds imaginatifs dans les nombreux cours d’eau appaméens. Peut-être ne les a-t-il jamais quittés, mais ce qui est sûr c’est qu’il y est revenu dévoré d’une inlassable curiosité.

    C’est que l’histoire de Pamiers est un peu étrange. La ville se serait d’abord appelée Frédélas - la cité du lac frais - avant de prendre son nom actuel qui proviendrait de l’antique Appamea sise en Syrie. En souvenir d’une participation aux croisades ? De la conquête romaine ? De qui, quand, comment, pourquoi ? Nul n’en sait trop rien, mais reconnaissons que ce genre de légende vous refile d’emblée une noblesse historiale des plus distinguées.

    Donc voici Jean-Jaques Soulet en action. Direction rivières et canaux qui irriguent la ville et la plaine de Pamiers. Nous l’imaginons droit dans ses bottes caoutchoutées, muni d’une pioche et d’un double-mètre. Un attirail digne des anciens orpailleurs ariégeois. Mais ce n’est pas tout. Ne part pas sans munitions. Des années qu’il remue le problème dans sa tête. L’a déjà publié deux brochures et deux livres aux contenus surprenants. Un réseau cumulatifs de faits étonnants et d’hypothèses audacieuses. S’agit maintenant d’étayer les arguments en apportant des preuves. L’a aussi son arme secrète, ne s’embarque pas sans biscuits, l’est un architecte de métier. Possède l’œil et les connaissances précises nécessaires à ses investigations.

    Explore les berges, depuis le talus surplombant de la rive ou de l’intérieur du cours d’eau. Retrouve des maçonneries oubliées durant des décennies, en découvre d’autres qu’il arrache à la végétation ou à la glaise alluvionnaire. A la limite ce genre de trouvailles est à la portée du premier fureteur venu. Jean-Jacques Soulet ne s’inscrit pas dans la catégorie des farfouilleurs patentés, il lit, il décrypte, il traduit, il donne signifiance à ce qui pour nous resterait courbes de paysage, assemblages de briques, amoncellement aléatoires de pierres. Son intelligence est le produit d’une vision d’ensemble d’une complexité inouïe qui mêle aperçus historiques et géographiques, savoir architectural et dextérité étymologique troublante. Suffit de l’écouter, de suivre le savant entrelacs de ses déductions pour saisir la cohérence absolue de ses raisonnements. Nul besoin d’être un acharné inconditionnel de la région appaméenne pour apprécier la rigueur de la démarche. Nous pourrions la qualifier par opposition à ce travail de dé-construction philosophique entrepris par l’intelligentsia française des années 60 - 70 comme une œuvre de sapience re-constructive.

    Faut se pencher sur ce livre qui s’apparente à une espèce de nouveau discours de méthode expérimentale qui ne s’appuie sur aucun des pré-supposés théologico-scientifiques en honneur chez la plupart de nos universitaires. Ce sont les faits confrontés à la logique de leur insert artefactique géographico-historial qui guident les tours et détours de la pensée en action. Point le lacet montagnard, mais ici le méandre fluvial.

    Attention, Jean-Jacques Soulet bouscule diverses traditions établies par des lignées respectables et séculaires d’érudits antiques et modernes. Nous parle par exemple de Posidonios non pas originaire de l’Appamea antique, mais natif du Royaume d’Apamia, qui resta indépendant jusqu’à son annexion par les troupes de Philippe le Bel… du détournement du cours de l’Ariège en l’an 506... de la préséance temporelle de la supériorité technique des druides gaulois sur les ingénieurs romains quant à la domestication des cours d’eau et aux pratiques d’irrigation… Bref cet ouvrage de cent cinquante pages est une bombe à fragmentation atomique sur tout ce qui relève l’histoire de l’antiquité et du moyen-âge d’un sud-est languedocien qui s’étendrait de Perpignan à Pamiers. Voici du grain à moudre pour les moulins des cervelles contemporaines qui tournent souvent à vide ! Jean-Jacques Soulet bouscule et malmène les certitudes. Détartre les cerveaux, vous oblige à réfléchir. C’est ce véritable crime de lèse-majesté contre la tranquillité de l’esprit satisfait de lui-même qui lui fut dès sa première brochure reproché. Les conjurations du silence s’établissent toujours autour de ceux qui dérangent. Il est sûr que celui qui ne cherche pas, ne trouve pas. Ne pense pas non plus. Ce qui le met en parfait accord avec les renoncements collectivisés de notre époque délétère. Pour ne pas dire, moribonde.

    André Murcie.

     

    P. S. : un seul regret que les soixante-seize photographies qui accompagnent le déroulement du récit n’aient pu bénéficier d’une surface beaucoup plus grande et de la couleur. La beauté quadrichromique de la couverture avive notre curiosité.

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    CYROPEDIE

    XENOPHON

    Traduction notices et notes de

    PIERRE CHAMBRY.

    LIBRAIRIE GARNIER FRERES. 1932.

     

    La cote de Xénophon décroît lentement mais sûrement. L’on a oublié qu’il fut l’autre disciple de Socrate et qu’il a lui aussi écrit son Apologie et son Banquet. Mais cet intellectuel ne se contenta pas de manier les Idées comme son grand rival. Il se salit les mains dans la réalité de son époque et d’une manière nettement moins idéaliste que Platon à qui l’on pardonne trop facilement, en omettant de s’y attarder trop longtemps, ses déconvenues syracusaines.

    Xénophon fut un homme de guerre, et non des moindres puisqu’il dirigea la célèbre expédition des Dix mille. Notre époque qui a posé une croix ( christique ) sur la violence ne saurait tolérer de telles pratiques. Quand on aura ajouté qu’il s’en fut servir sous les ordres du général spartiate Agésilas l’on comprendra mieux la défiance conjurationnelle dont désormais l’on enveloppe cette personnalité aux penchants si peu démocratiques !

    La Cyropédie est aujourd’hui entrée dans les limbes de l’oubli. C’est dommage, car il s’agit d’un texte d’une modernité étonnante qui se dévore comme un roman. Pas du tout ennuyant et qui eut un retentissement certain au cours des siècles. Si vous désirez savoir par exemple où Shakespeare a trouvé sa célèbre réplique «  Mon royaume pour un cheval ! » et Louis XIV la théorique nécessité d’inviter la noblesse à Versailles, ne cherchez pas c’est dans la Cyropédie !

    Aussi étrange que cela puisse paraître la Cyropédie n’est pas un livre d’Histoire. Nous risquons de faire hurler dans les chaumières mais n’en déplaise à la tradition littéraire ce livre s’apparente davantage à L’Emile de Rousseau qu’à la République de Platon. A part qu’évidemment Emile est un monsieur tout le monde qui n’offre aucun intérêt et Cyrus un prince exceptionnel qui unifiera toute l’Asie autour de la Perse son royaume initial.

    C’est du moins ainsi que nous le présente Xénophon. L’on s’est souvent demandé les raisons qui avaient poussé notre auteur à prendre son modèle héroïque chez les barbares. La Grèce ne pouvait-elle pas lui offrir d’aussi glorieux exemples ? Et pourquoi chez les Perses, les ennemis héréditaires des grecs en quelque sorte ?

    Il semble qu’il faille répondre. Certes l’Histoire grecque ne manquait pas de caractères admirables, mais il est à craindre que Xénophon possédât un vision politique en avance sur ces contemporains. Quoiqu’on ait pu dire du parallèle entre la Cyropédie et la République, l’intention de Xénophon n’était pas de dresser la constitution de la Cité Idéale. Xénophon a dû ressentir la Grèce des cités comme l’ébauche fragmentale d’une future grande Grèce hégémoniale.

    Parler de l’unification de l’Asie autour de la Perse c’était pour Xénophon un moyen des plus simples pour démontrer la puissance de cet encombrant voisin et la nécessité d’unir la Grèce devant une telle menace.

    Il serait facile de se moquer du Cyrus xénophonial en soulignant qu’il parle beaucoup plus qu’il n’agit. A peine a-t-il pris une décision qu’il s’oblige d’expliciter à ses commensaux les motivations de son choix. La Cyropédie conte bien la conquête de l’Asie par Cyrus mais l’on assiste à un incessant plaidoyer pro domo du monarque qui s’évertue à démontrer à ses amis et à ses soldats qu’il ne peut s’attirer leur dévouement que s’il parvint à leur prouver qu’il n’accèdera à leur fidélité qu’en se comportant de la manière la plus droite, la plus juste et la plus généreuse envers eux.

    Socrate n’est jamais loin. Le disciple Xénophon a bien retenu les leçons du maître sur le souverain bien que l’on se doit de rechercher au travers du moindre de ses actes. Cette manière d’agir devient si systématique chez Cyrus qu’elle se teinte au fur et à mesure que le roi étend son pouvoir d’une espèce d’utilitarisme philosophique totalitaire de moins en moins attractif et de plus en plus coercitif. Ce que l’on pourrait appeler la séparation des pouvoirs administratifs et militaires au sein des satrapies s’apparente de fait à une sorte d’espionnage et de délation généralisée…

    Nous ne sommes pas certain que Xénophon ait été dupe de la plénière efficacité d’un telle systémisation. Le chapitre huit et épilogue du livre huitième se termine sur la décadence contemporaine des Perses. L’on y verra certes un discret encouragement aux grecs sur la faiblesse de la Perse et un appel souterrain à la possibilité d’une anabase victorieuse, si par miracle les Hellènes parvenaient à se mettre d’accord sur une invasion programmée, mais aussi une prise de position anti-platonicienne sur la pérennité des constructions théoriques.

    Les choses s’usent plus vite que les Idées. Le réel se transforme et nécessite de sempiternelles remédiations. Tout comme Cyrus a dû modifier la structure et améliorer l’armement des chars de combat hérités des antiques techniques de combat troyennes pour les rendre aptes à enfoncer les lignes assyriennes, l’art de gouverner se déclinera d’appréciations eidétiques en approximations pragmatiques.

    Plus que la Bible, la Cyropédie fut un écrit prophétique. Il est évident aujourd’hui que le jeune Cyrus est une préfiguration d’Alexandre. Comment une telle prescience fut-elle possible chez Xénophon ? Ce stratège possédait une véritable vision métapolitique qui lui permit de dessiner le futur de la Grèce. Alors que Platon tirait des plans sur la comète, Xénophon inscrivait à même la terre de ses futurs exploits l’orbe étincelant de la fulgurante trajectoire d’Alexandre.

    Inutile d’aller quérir en d’oisifs questionnements l’origine des décisions d’Alexandre quant à la nécessité de mêler le sang grec et le sang perse lors des noces de Suse. En rédigeant la Cyropédie, Xénophon nous a apporté la réponse. Les droits du sol et du sang ne sont que des leurres. Ce qui compte c’est l’exigence de l’Idée de la Conquête. Extérieure et intérieure. L’une n’étant que l’image de l’autre. Le monde comme reflet solipsiste de l’exigence.

    Et contrairement à Cyrus, Alexandre a su prendre le temps de ne pas vieillir….

    ( 2008 / in Xénophon à fond )

     

     

     

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 22

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 022 / Decembre 2016

    CONSTELLATION MALLARME

    LA HANTISE DU PTYX

    UN ESSAI DE CRITIQUE EN VERS

    YVES BONNEFOY

    ( William Blake & Co. Edit. / 2011 )

    Difficile de ne pas remarquer l'absence du ptyx sur les crédences du salon vide quand on s'appelle Yves Bonnefoy. Le ptyx intrigue, le ptyx interroge. Inconnue d'une équation meurtrière difficile à résoudre. Le mystère de la chambre noire ouverte de l'intérieur. Encore faut-il trouver la porte de sortie. Bonnefoy s'en sort par le haut. Apparemment se range ainsi dans la stricte orthodoxie critico-mallarméenne. Le cadavre identifié, nixe défunte et nue, ne retient guère l'attention de notre policier poétique. Normal puisqu'il ne reste d'elle qu'un reflet dans un miroir. Quant aux licornes qu'elle aurait aperçues et qui se seraient révoltées contre le mystère de sa virginité, sans doute convient-il de les ranger dans les phantasmes hérodiadéens qui peuplèrent sa supposée agonie. Dans un crime ce qui compte, c'est la signature des empreintes digitales : Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx, la trace de l'assassin est à rechercher dans le ciel, l'a signé son crime d'un brillant septuor.

    Reste le mobile, ce fameux ptyx qui a disparu. Le graal de la poésie que tout le monde recherche et sur qui personne ne parvient à remettre la main. Horripilante énigme ! Le mystère de la reine du château ! Un peu comme le trésor des templiers, identifié une dernière fois dans la bonne ville de Provins et dont la trace se perd... Mais l'on en possède une description quelque peu informative, une espèce de négatif photographique, ce seul objet dont le néant s'honore. Le criminel a emprunté l'escalier de service igiturien qui descend vers le fleuve stygien. Celui des morts. Ce qui relance l'hypothèse de l'identification du meurtrier qui ne serait autre que la victime elle-même. Avec cette étonnante conjonction du féminin et du masculin, le couple royal de la françoise grammatologie, mariés à tout jamais, unis comme les jumeaux alchimiques, fiancés comme le frère et la soeur pharaoniques. Un secret qui ne sortira pas de la famille. Viol sororal absolument nécessaire pour parfaire la croisée hasardeuse des lignées dont il convient de faire disparaître les traces. Qui équivaudrait le ptyx au coquillage vulvaire du pli nymphique.

    C'est bien beau que le susdit objet ait disparu. Mais d'où sort-il ce fameux ptyx ? Sur quel étalage de brocanteur le poëte l'a-t-il déniché ? Un de nos plus fins limiers a retrouvé le numéro de patente de ce receleur de l'absolu, l'on possède son nom et son année de naissance grâce à Mme Anne-Marie Franc qui nous fait part dans un rapport circonstancié ( Europe, Spécial Mallarmé, 1998 ) de sa découverte. L'auteur du délit se nomme Joseph Planche auteur d'un dictionnaire de grec classique en usage dans les années où l'élève Mallarmé poursuivait rêveusement ses humanités. Une faute d'impression : le mot ptynx qui signifie oiseau aurait perdu une aile, en l'ocurrence la lettre N(égative) et donc écrit ptyx. Le vain plumage d'Igitur proviendrait-il de là ? Peut-être. En tout cas, les malheureux qui confondraient le ptyx du sonnet avec un malheureux corbeau empaillé nous semble faire preuve d'une imagination outrancière. Imagine-t-on le maître de céans descendant aux enfers en serrant le volatile ( tant soit peu déplumé ) sur son coeur. Et pourquoi pas le perroquet de Flaubert tant qu'on est dans le bazar des curiosités littéraires ? Encore que ne revient-il pas des rivages plutoniens le corvidé poesque ?

    Ne nous égarons pas, l'inspecteur Bonnefoy délaisse cette piste. Préfère l'envol. Vers les cieux supérieurs. Le mot ptyx colligé dans le texte, comme preuve de par son incompréhensible signification d'une métalangue au-dessus de nos vils idiomes purement humain. La langue des oiseaux ? Que nenni, notre agent se défie des ésotérismes douteux, une structure dont nous ne soupçonnerions point l'existence si par hasard un mot de cette superlangue n'avait percé le plafond de notre sabir ( tel un de ces grands oiseaux qui font des trous méchants dans la suie de nos ignorances ) un peu comme si l'azur primordial nous faisait l'aumône d'une pointilleuse apparition des plus intrigantes. La lumière bleue d'un phare signalant l'atterrissage inatteignable d'une réalité supérieure interdite à nos obtuses comprenettes.

    En résumé, le ciel platonicien de l'absente de tous bouquets. Cet antérieur originel que notre âme aperçoit, immortelle, lorsqu'elle remonte contempler les belles Idées, l'on comprend mieux pourquoi le maître se serait précipité vers les funéraires zones infernales. Le commissaire Arsène Dupin classe en toute bonne foi l'affaire. Pas de meurtre. Un simple suicide rituel. Un de ces poètes à la cervelle légèrement détraquée qui se complaît à devancer l'heure de la mort.

    N'empêche que quand l'on relit le dossier, que l'on déplie scrupuleusement toutes les minutes des procès-verbaux savamment répertoriés l'on reste sceptique. La solution esquissée sent un peu trop l'époque qui l'exuda. Ces années soixante -dix durant lesquelles la poésie fut jivaroniquement réduite à une simple question d'écriture. Notre Modernité ne s'emballe plus trop pour l'empyrée platonicienne, l'a remplacée par la notion de méta-langage linguistique qui englobe tout idiome fonctionnel de communication. Cette lecture coïncide approximativement avec le vocabulaire mallarméen, ces éléments de discours communs deviennent dépositaires du sens à donner aux poèmes. Circulez, il n'y a plus rien à voir. Enigme déchiffrée. C'est la notion de poésie qui est morte et du coup le personnage élocutoire du poëte. Pas un véritable drame. N'ont jamais réellement existé autrement que dans la fiction. La preuve l'urne est vide. D'ailleurs l'amphore funéraire est un mythe ptyxique. Le mot qui désigne ce qui n'a jamais eu lieu. Le lieu chambrique mais pas la formule. L'ici mais pas le maintenant. La restriction mais pas l'action. Le sonnet est une maison vide. Ouverte à tous vents. Chacun la peuple de ce qu'il apporte. Une auberge espagnole de l'intellect. Exit l'acte poétique qui n'existe pas. Excite tout de même. Jusqu'à faire réapparaître le vieux fantôme de Dieu qui de tout là-haut fait signe. Etrange quand l'on a écrit l'Anti-Platon ! Lorsque le serpent de la présence ne se mord pas la queue, c'est que l'on est passé à côté de ses propres prolégomènes. En toute Bonnefoy.

    André Murcie. ( 29 / 11 / 2016 )



    RIEN QU'UN BATTEMENT AUX CIEUX...

     

    L'EVENTAIL DANS LE MONDE DE STEPHANE MALLARME

     

    MUSEE MALLARME.

    DU 19 SEPTEMBRE AU 21 DECEMBRE 2009.

    4, Promenade Stéphane Mallarmé / 77 870 Vulaines-Sur-Seine.

     

    L'on ne va pas très loin avec un éventail, ou un autre, que tous deux soient de Mademoiselle Mallarmé, ou de Madame, ou d'une autre, trois coups d'éventail ne font pas une exposition. Mais décidément le Musée Mallarmé n'a peur de rien, et même pas de presque rien, ni de trois fois rien. Après la chambre noire d'Igitur, voici venir le tour de l'aile blanche, haletante. Chatoyante aussi parfois, de pinceaux de rapins complices.

    Certes cela se déploie, et s'étale, comme roue de paon et pan sur la joue et la lèvre, papillon mutin mutant dans son immobilité exposée. Comme toile et voile, attendant l'attente de cette vie évanouie, cette vis sans fin épanouie du battement retenu, dans leurs vitrines de coléoptères épinglés, tels, déjà morts. Eternels.

    Elytres irisés de peintres et pattes de mouche de poëtes, chacun laisse les traces qu'il peut. Indélébiles souvenirs répertoriés dans les livres, envolés en-dehors de débiles supports. Les pagnes d'Espagne et les chiffons du Japon, voici la mode dernière et le futur phénomène. Entre les deux notre coeur bat, vacille et tout bas oscille.

    Cocteau y vint plus tard, ailes de Gabrielle Hérold jouèrent leur rôle, chacun de l'armada symboliste y survint, Régnier qu'on appelle à régner, Lorrain qui ne s'en dédit s'y perdit, comme plumes et fanfreluches à la gomme, Rops délire de sa lyre, la pub s'affiche et se fiche, l'éventail fut dans le vent, ouvrant et fermant le vantail du rêve, avant que rêvant, il ne s'achève dans une trêve d'Eve.

    Trois salles, dans la pénombre, le cru vert de Degas et le grêle rose de Madeleine proustienne Lemaire tranchent l'absence de lumière. Les oeuvres sont fragiles, poussière de phalène d'un monde suranné qui palpite. Il suffirait d'un souffle pour que les perroquets claquent au vent, comme voilures de frégates au plus près. Mais les cacatois resteront muets, musiciens d'un silence feutré, même si le public s'extasie. L'Ibels point bleu et partout les sargasses d'herbes tentaculaires, tels les serpents de Méduse qui folâtrent sur l'âtre éteint de l'astre qui ne clignote plus. Et l'autre, peut-être plus mallarméen que tous, Vierge. Sans rien dessus, pas plus que dedans. Le vide et rien.

    Eventuellement, il se pourrait que le Musée Mallarmé se vante de son exposition. Avec déraison, comme d'une matérialisation de la poésie. Qui aurait hissé le tissu blanc du souci de la reddition aventureuse. Une réussite. Parfaite.

     

    *

     

    RIEN QU'UN BATTEMENT AUX CIEUX...

     

    LE CATALOGUE. LIENART EDITIONS

    120 Pages. Septembre 2009.

     

    HERVE JOUBEAUX. HELENE PILLU-OLBIN

    ANNE FERRETTE. BERTRAND MARCHAL.

    MUSEE STEPHANE MALLARME

     

    Une exposition sur les éventails, fussent-ils trempés d'un mallarméen rêve, se devait d'avoir deux faces, et pour une fois l'envers vaut l'avers. Le Conseil Général n'a pas chipoté sur la brochure. Le concept d'objet poétique aurait-il enfin été accessible à la comprenette des gestionnaires de l'argent public ? Nous en doutons, mais le presque coffret incrusté d'imitation nacrée de la couverture, doré à l'or fin sur tranche, avec l'Autre éventail de Mademoiselle Mallarmé éployant sa blanche armature sur un fond noir de sable goudronneux, nous oblige à ravaler notre persiflage. Mallarmé aurait aimé.

    A l'intérieur, tout ce que vous n'avez jamais voulu savoir sur les éventails, depuis cinq mille ans Avant Jean-Claude jusqu'aux dernières décennies, dame Ferrette très férue en la question ne vous épargne guère. Bertrand Marchal s'interdit de si lointaines envolées et replie son érudition sur le rôle de l'éventail auprès des proches milieux de Mallarmé, en quelque sorte entre l'entre-deux-guerres, 1871- 1914.

    L'éventail s'agite beaucoup en ces fastes époques, auprès de ces dames, dans le beau-monde de la haute-bourgeoisie et les salons de l'aristocratie déclinante. Le bibelot est aussi futile que les préoccupations de ces coquettes de haut-vol. Mais qu'importe les circonstances pourvu que l'on ait l'ivresse poétique. Mallarmé aime ce tangage, cette hyperbole asymptotique de ce battement qui s'annule sitôt qu'il s'avance...

    Enfin, le descriptif des soixante-huit pièces réunies, souvent rehaussé de photographies ou d'illustrations couleur. Un monde disparu qui revient en coup de vent. Commentaires et ajouts permettent de mieux entrevoir l'éloignement furtif de tout ce passé révolu. Il fut ainsi un temps, un lieu ou une époque où l'on put élitairement s'intéresser à de tels tremblements de tissus ou de papier.

    Quelques meubles, peu de paravents, de rares livres, un jeu de gravures, des vues de revues pleines pages et des éventails partout. De celle-ci ou de celle-là. Mais de la féminine gente. Frappés du sceau de peintres célèbres, estampillés d'écritures diverses. Le catalogue permet de mieux voir. Le format des reproductions est du bouton de rose mais vous l'arrosez de lumière à volonté. L'éventail se décrypte souvent dans un va-et-vient fort érotique.

    Sexe de femme ouvert, ou d'homme turgescent contenu, l'éventail est bien et mâle la figure du désir entrevu. Et perdu, sitôt le bouquin refermé.

     

    André Murcie.

     

    *

    Monsieur,

    Votre commentaire sur mon texte rédigé pour le catalogue de l'exposition sur les éventails autour de Mallarmé en 2009 m'étonne. Il n'y a pas de dualité entre M. Marchal et moi, pas de besoin de faire mieux. J'ai voulu simplement rédigé un texte scientifique. M’appeler madame serait plus correct, moins sexiste. De plus, je ne crois pas que cette exposition aurait vu le jour sans ma contribution pour rechercher des pièces. Je suis spécialisée dans l'art de l'éventail non dans l'analyse poétique. C'était dans l'approche de l'exposition une nouveauté.
    Cordialement

    Anne Ferrette.

     

    Madame,

     

    puisque de Dame nous devons rétrograder à la très phallocratique et indue assertion du possessif ma, sachez que nous ne doutons point de votre apport irremplaçable quant à la documentation de cette exposition mallarméenne.

    Etablir une quelconque rivalité entre votre personne et M. Marchal n'est pas de mise, vos deux contributions ne recouvrant pas le même champ de recherche.

    Pour votre prétention à rédiger un texte scientifique nous vous en laissons seule juge, selon des critères universitaires qui ne sont pas les nôtres. La scienticité textuelle des chercheurs actuels en le vaste champ des sciences humaines nous semble relever du phantasme post-chrétien de l'idée platonicienne de vérité que nous ne portons point en notre coeur. Ce qui n'enlève rien à la qualité intrinsèque de vos travaux.

    Enfin pour orienter les débats aux confins de l'Art Poétique et de l'Art de l'Eventail, la leçon mallarméenne est d'une simplicité absolue, d'une simple question de circonstances. Et l'un n'est pas à mettre au-dessus de l'autre, pour la seule raison qu'ils sont alternés, chacun à leur tour, vers le bas ou le haut, le proche ou le lointain, l'absolu ou la circonstance. Chance ou malchance, saisir l'instant et le Kaïros n'est pas donné à tout le monde.

    Il ne me semble que j'aurais induit une préférence envers M. Marchal... j'aurais déjà signifié par ailleurs et à plusieurs reprises quelques réserves à l'encontre de sa récente édition des oeuvres du grand Stéphane, que cela ne m'étonnerait point.

    Nous vous remercions de vous être intéressée à Alyteraturi, qui ne dévoilera ses véritables capacités de nuisance littéraire que dans quelques semaines.

    Très cordialement,

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    HIPPIAS

    In LES ECOLES PRESOCRATIQUES.

    Edition établie par JEAN-PAUL DUMONT.

    FOLIO ESSAIS N° 152. 1991.

     

    Dans une très intelligente notule Jean-Paul Dumont le présente comme l'anti-socrate par excellence. Et il n'a pas tort. Remarquons que deux dialogues de Platon portent son nom. Même si l'attribution de l'un des deux a été parfois controversée, il est impossible de ne pas y voir l'importance que ce personnage a revêtu pour les Grecs des cinquième et quatrième siècles. Sa figure sera d'ailleurs évoquée dans d'autres ouvrages de Platon, et comme l'on ne prête qu'aux riches, il est aussi d'un des participants obligés, en chair et en os si nous osons dire, du Protagoras qui comme nul ne l'ignore réunit la fine fleur de la sophistique.

    L'homme semble avoir été pétri d'orgueil. Ce qui lui donne un petit côté déplaisant. Notre sensibilité toute démocratique n'apprécie guère les têtes qui dépassent. Aussi quand celui qui la porte se permet de remarquer à voix haute qu'il surpasse et de loin par son intelligence et son savoir-faire tous ses contemporains, l'on peut comprendre la plumitive irritation du prince de l'Académie.

    Mais il ne faut pas se fier aux apparences. C'est le premier précepte philosophique que les apprentis en la matière se doivent de retenir. Une fierté mal placée équivaut à une imposture, la revendication avérée d'une supériorité admise par l'entourage n'est jamais troublante sauf si elle a trait à la morale de celui qui se revendique de sa propre glorification. Bien sûr, nous ne visons particulièrement personne, sauf peut-être une seule. Socrate comme par hasard.

    C'est que face à la mémoire inépuisable d'Hippias d'Elis, notre athénien qui se vantait de ne rien savoir, devait se trouver quelque peu penaud. La détention de la vérité peut se révéler être un bagage un peu maigre face à la totalité du savoir humain. D'autant plus que la notion de totalité comporte tout de même l'idée qu'en une de ses parties l'on doit aussi trouver la vérité en tant que partie du tout.

    L'on peut évidemment se consoler en se rappelant qu'elle peut gésir, en un recoin reculé du cerveau, et avoir été classée sous une vague détermination qui ne prendrait nullement en compte sa véritable nature de vérité en tant que vérité. Consolation du pauvre quand on se définit comme celui qui ne sait qu'une chose, qui ne sait qu'il ne sait rien. A tout prendre lorsque l'on a soif de vérité ne vaut-il pas mieux une bouteille à moitié vide qu'une bouteille à moitié pleine ? En le sens où l'on en aurait déjà bu une bonne gorgée.

    Sinon, l'on proclame à tous vents que l'on préfère une tête bien faite, à une tête bien pleine. Le problème c'est que celle d'Hippias était si bien constituée qu'il se servait toujours à bon escient du contenu pléthorique de ses rayons. Ne nions pas, que cela ne lui donna point l'apparence d'un camelot, toujours en train de faire de la relance à d'hypothétiques clients. Socrate qui finançait sa philosophique oisiveté par la pratique de l'usure pouvait se permettre de ne pas imposer ses disciples. Hippias n'hésitait pas à prendre l'argent là où il était : chez les riches. Cela en faisait-il un allié objectif de la classe possédante, ou un franc tireur vivant sur les dépouilles de l'ennemi ? Sempiternelle problématique de l'artiste dépendant ! Sans cesse oscillant entre bouffonnerie et piraterie. Incertaine frontière entre la prédation et la servitude !

    Hippias donnant à chacun selon sa mesure ! Scandale socratique de la relativité de la vérité, le maître ne dit pas à chacun la même chose ! Hippias arrondissait les angles, l'expression lui va comme un gant, lui qui parvenait à entrer les quatre coins du carré dans la surface du cercle correspondant.

    N'en déplaise à Socrate, Hippias même s'il était beau parleur, était loin d'être un perroquet savant ! Son cerveau fonctionnait à merveille, et ses mains étaient aussi agiles que sa langue. Hippias gênait le questionnement socratique. Socrate avait l'habitude de déployer sa maïeutique en affirmant qu'il n'était meilleur ouvrier de chaussures que le cordonnier. Puis il s'enquerrait auprès de vous du maître que vous prendriez pour apprendre à raisonner juste. Si vous cochiez la case « sophiste », vous aviez perdu !

    Or voilà que le sophiste Hippias bousculait son raisonnement. Pour Hippias l'homme devait être le confectionneur de toute chose. Il fabriquait lui-même ses chaussures, ses habits, son nécessaire de toilettes et toutes cette foule de menus objets si utiles à notre vie quotidienne. Avec en plus des discours, des poèmes, des dissertations philosophiques pour toute une classe de terminale, professeur compris. Difficile de faire le coup du cordonnier à un tel zigoto qui était son propre maître artisan ! Magasin d'usine à lui tout seul. Avec Hippias la nécessité d'un professeur de vertu s'estompait d'elle-même !

    Hippias visait à l'autarcie de l'individu. Cette autonomie intégrale correspond exactement à celle de l'anarchiste qui ne croit pas aux vertus de l'association. Quoiqu'il fît profession d'enseignant, en ces temps troublés et intermédiaires, il aurait pu se réclamer du cri de ralliement des libertaires : ni dieux, ni maîtres. Celui qui se suffit à lui même n'a nul besoin des dieux et encore moins de pédagogues. L'on devine pourquoi Platon ne ménage pas sa verve au proférateur d'une telle programmation métaphysique. Avec Hippias, la cohorte des philosophes était condamnée à plus ou moins brève échéance au chômage technique.

    Le gros mot est lâché. Remarquons qu'à deux mille cinq cents ans près c'est encore ce même vocable qui est toujours au centre du débat initié par Heidegger. La technique, au titre de fin dernière de la métaphysique conçue en tant qu'oubli de l'être, est sur la sellette. C'est peut-être une manière comme une autre de ne pas se pencher sur sa propre mise en oeuvre. La technique ne saurait être mauvaise en soi, sans quoi nous retombons sur une diabolisation qui sent à plein nez sa christianisation rampante.

    C'est son mode de production qui doit être examiné. En développant l'individuelle autonomie productiviste de la technique, Hippias coupe inconsciemment les ailes à la cité grecque. Une cité qui ne serait plus basée sur la division du travail, et donc par la logique des choses sur une autre répartition des richesses, correspond-elle à l'essence même de la ville grecque composée sur le modèle de l'entraide mutuelle mais inégalitaire ? Quel serait le rôle de l'esclave dans une agrégation humaine fondée sur le principe autarcique ? Hippias n'a sans aucun doute pas mesuré la radicalité révolutionnaire de sa philosophie. Son appétit des honneurs en contradiction avec les prémisses de sa modélisation personnelle était aussi en totale opposition avec les idéales républiques de Platon et ses castes hiérarchisées.

    Platon l'a vraisemblablement pressenti beaucoup plus clairement qu'Hippias lui-même. La pensée d'Hippias était un redoutable ferment d'anarchie. Hippias n'a même pas l'idée des Idées, il préfère aller de l'avant, par approximations. Il n'a pas de logique pure préétablie. Il use d'une pragmatique tâtonnante mais ô combien efficiente !

    ( 2008 / in Hip ! Hip ! Hip ! Hippias )

     

    LE PETIT HIPPIAS.

    LE GRAND HIPPIAS.

    PLATON.

    In OEUVRES COMPLETES. PLATON.

    Traduction par LEON ROBIN.

    1950. LA PLEIADE.

     

    Une traduction castalienne qui coule de source. Mais Léon Robin ne s'était pas fatigué pour les notes et la mise en perspective historiale. Voici Platon, débrouillez-vous avec ! A part une introduction passe-partout à ne pas boucher le trou d'une dent, vous avez intérêt à emporter quelques biscuits pour ne pas perdre le nord hyperboréen d'une lecture apollinienne.

    Donc sur notre gauche Hippias, le roi des sophistes. A droite, Socrate. Pour le premier round, il y avait un arbitre, Eudicos entre les deux. Mais Platon a préféré s'en débarrasser pour le deuxième tournois. Il ne servait pas à grand chose et n'avait été en rien utile à son champion. Attention, en ces deux Hippias nous ne rencontrons ni le Socrate, ni le Platon de la maturité.

    C'est un peu Socrate le jeune, encore vert, qui s'attaque aux poings à un vieux de la vieille qui en a vu d'autres et qui ne rentrera jamais à fond dans le combat. Un Hippias, conciliant, placide, qui ne recherche point l'affrontement et qui se réserve pour des démonstrations publiques bien plus avantageuses que cette prise de bec au fond d'un vestiaire mal éclairé par un poids coq des plus nerveux qui cherche à se faire les dents sur un des poids-lourds de la sophistique.

    Mais l'on pressent que l'imprésario a de la suite dans les idées et qu'il a déjà dessiné le plan de carrière de son poulain. Le premier dialogue se nomme Du faux et le deuxième Du Beau. Ce n'est pas encore la triade capitoline du juste, du bon, et du beau, mais voici un cheval qui marche dans ses traces avant d'avoir effectué son premier galop.

    Du faux ne traite pas d'esthétique, comme on pourrait l'entendre, mais de la duperie. Celui qui vous égare en toute honnêteté intellectuelle par de fallacieuses paroles n'est pas de la trempe de celui qui vous trompe en toute connaissance de cause. Ce dernier joint à son semblant d'ignorance une horrible perfidie. Surprise ! Cette thèse est avancée par Hippias, le sophiste.

    Voici un sophiste des plus raisonnables, pas le genre d'escogriffe à vous bazarder douze paradoxes à la mord-moi-le-noeud, manière de se faire remarquer à tout prix. Quelle déception, l'on s'attendait à tout, sauf à cette pondération sapientiale vaguement teintée de moralisme. Nous nous en apprêtions même à refermer le livre sans nous donner la peine d'achever notre potion d'eau tiède !

    Fatale erreur ! Les rôles sont inversés. Socrate a pris le masque du sophiste, il saute, bondit, virevolte, dit tout et n'importe quoi, soutient le contraire pour mieux revenir en arrière, afin de mieux aller de l'avant dans son sophisme transcendantal. Hippias n'en croit ni ses yeux, ni ses oreilles, la tête lui tourne si fort qu'il en attrape le tournis et doit se retenir aux rideaux de la bienséance logique pour ne pas se laisser emporter par un maelström de confusion. Socrate lui-même se perd dans ses propres raisonnements et tout essoufflé de son déchaînement verbal, en vient à avouer à Hippias – on sent ce dernier légèrement inquiet – qu'il ne sait plus trop quoi penser. Est-il vraiment moral d'affirmer que l'ignorance est plus grave que le mensonge ?

    Hippias préfère ne pas répondre. Socrate a embrouillé le débat : les deux points de vue sont peut-être antithétiques mais à y réfléchir, l'un n'exclut pas l'autre. Certes Platon veut nous démontrer qu'Hippias marche sur la voie médiane des opinions raisonnables acceptées par tous, et que Socrate côtoie l'abîme des interrogations fondamentales. Hippias est un notable et Socrate cherche à faire vaciller sa statue bouffie d'assurance.

    A l'époque de sa parution, l'impertinence de ce premier dialogue a dû plaire. Mais aujourd'hui que nous le lisons en connaissant la fin de l'histoire, nous sommes à moins d'être dupe. Socrate veut renverser la domination intellectuelle d'Hippias pour établir le règne de Platon.

    Les deux adversaires se retrouvant K.O. debout, et complètement groggy : il faudra les départager en une nouvelle rencontre. Un peu plus longue, afin que chacun montre un peu ce qu'il a dans le ventre. Socrate se trouve un allié inattendu en la personne d'un clone imaginaire de lui-même censé répliquer à l'argumentation d'Hippias que Socrate aurait faite sienne.

    Le set sera plus long, et la partie plus belle. Normal puisque l'on discute du Beau en lui-même. Hippias ne coupe pas en quatre les cheveux d'une vierge au joli minois pour définir la beauté. De tout le dialogue, il ne se départira jamais de cette platitude d'homme mûr assuré que les plus belles années de sa vie sont derrière lui. Pas contrariant pour une obole, il admettra la beauté d'une jument et même d'une marmite. Beautés quelque peu sonnantes lorsqu'on leur tape sur les fesses et le cul, mais aussi trébuchantes lorsque l'on envisage la nature de la Beauté qui les rend belles.

    Etrangement Platon est très pré-aristotélicien en ce dialogue des tout débuts, il n'aborde pas la notion de l'essence de la beauté et se laisse tenter par la définition d'une Beauté qui serait la cause que les choses soient belles. Mais il ne poursuit pas ce chemin jusqu'au bout. Le revoici à son point de départ, face à un bel objet. La beauté est le produit d'une sensation. La beauté serait-elle le résultat d'une convention esthétique ou d'une convenance sociale. Si oui, comment se fait-il que deux sujets différents puissent convenir de la beauté d'une chose si cette beauté n'est pas déjà dans la chose !

    Hippias a dû mouiller sa tunique. Socrate a mené le débat à fond de train. Il a fait le tour de la question, et maintenant le serpent se mord la queue, partis de la beauté sensible, nos deux compères en goguette sont revenus à leur point de départ devant la beauté sensible du monde, qui leur sourit peut-être un peu plus ironiquement qu'au commencement.

    Bon gré, mal gré, Hippias a suivi le jeu de jambes de son outsider ; il aurait préféré s'arrêter à la première vierge accorte, mais Socrate ne lui en a pas laissé le temps. Ses chaussures lui font un peu mal : il ne les a pas confectionnées pour de telles cavalcades. Plutôt pour les lentes processions officielles.

    Hippias a dépassé l'âge des enfantillages. Aussi, dès que la preuve est établie que Socrate les a une deuxième fois menés en bateau philosophique, il ne peut retenir ses reproches. Toute cette discussion à bâtons rompus qui ne débouche sur aucune opportunité est d'une vanité inexorable ! Hippias n'hésite pas à accuser Socrate – non pas de corrompre la jeunesse – mais d'émietter le langage ! Notre sophiste a trouvé plus que sophiste que lui !

    Platon s'amuse. Tel est pris qui croyait prendre ! Mais peut-être cela pourrait-il nous permettre de réfléchir sur la signification métaphysique de la sophistique. Nous pourrions l'entrevoir a postériori comme une dé-construction quasi-déridienne, mais au travers du comportement d'Hippias grossièrement travesti pour les besoins de sa propre cause par Platon, nous pouvons avoir l'intuition de tout ce qui sépare la sophistique antique de la dé-construction post-moderne. Celle-ci se donne à entendre comme la fin de la philosophie classique, l'achèvement de la métaphysique occidentale pour exprimer la même idée par un concept heideggerien. Mais une fin qui ne saurait être un dépassement. En d'autres termes la dé-construction post-moderniste refuse de sortir de la crise. Elle se complaît en son impuissance, elle se perd dans les sables mouvants du delta infini du nihilisme. La dé-construction derridienne reste en deçà du travail de démolition entrepris par Nietzsche.

    Nietzsche est bien un entrepreneur en démolitions mais le post-modernisme d'obédience française ressort beaucoup plus d'une entreprise de pompes funèbres. Quant à cette notion de crise survenue dans les années soixante-dix du vingtième siècle elle est la marque d'une séparation krysique de l'Histoire, d'une certaine déperdition eschato-théologique du christianisme entrant dans un cycle de régression historiale, cumulée avec la montée en puissance de ce cycle d'accroissement impérieux surnommé le retour des Dieux

    ( 2008 / in Hip ! Hip ! Hip ! Hippias )