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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 139

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 19

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 019 / Novembre 2016

    LE PARNASSE PLUS DU TOUT CONTEMPORAIN

     

    HISTOIRE DU PARNASSE.

    YANN MORTELETTE.

    570 pp. FAYARD 2005.

    Il serait beau que l'on ne chroniquât point une Histoire du Parnasse quand nous avons hommagialement emprunté le titre de notre opérazine à l'un des membres les mieux avérés de ladite école ! Il est sûr que nous aurions pu nous revendiquer de la symbolique protection d'un écrivain moins pitoyable que le pauvre Albert Glatigny, et éviter par là-même de nous placer sous l'égide tutélaire du mouvement poétique français le plus honni de nos contemporains qui ne cessent depuis un demi-siècle d'y penser en des termes peu flatteurs.

    Mais - qu'y pouvons-nous ? - il devient de jour en jour de plus en plus difficile de marcher de concert avec ces ombres pâles et grises en qui nous nous devrions de reconnaître nos semblables. A l'impossible nul n'est tenu, aussi préférons-nous avouer que nous fûmes de toujours parnassien, depuis l'exacte matinée où notre instituteur de CM 1 glissa sous nos yeux émerveillés les six dernières strophes de La panthère noire de Leconte de Lisle. Il est des vocations qui viennent de loin.

    Autant dire que le Parnasse n'a pas de secret pour nous et que attendions Yann Mortelette au coin du bois. Réglons le problème sur l'instant, afin de ne pas se laisser installer un suspense insoutenable. Cette Histoire du Parnasse ne vaut pas celle de La génération poétique de 1860 de Luc Badesco. Elle n'est toutefois pas sans mérite, surtout quand elle aborde des rivages que Badesco ignore.

    Les cent cinquante premières pages sont particulièrement indigestes. Certes Yann Mortelettre décline les faits et les gestes de tout un chacun de nos parnassiens avec une maniaque précision d'universitaire en quête de scientifique exactitude mais les marionnettes qu'il agite sous nos prunelles fatiguées ne sont pas les êtres de chair et de sang qu'ils furent. Yann Mortelette répugne à l'anecdote, les lieux sont sans décor, les visages sans portrait, et les destins sans dessein.

    L'histoire littéraire se doit être écrite en une écriture littéraire, sans quoi elle n'est qu'un précis d'histoire aussi froide que le cadavre congelé d'un hareng saur. La bête récapitulation des évènements possède toutefois une qualité, le texte réduit à la propre énonciation de ce qu'il veut dire n'est pas des plus diserts, les pages se tournent toutes seules, l'on ne s'attarde guère sur les détails suggestifs, puisqu'il n'y en a pas. L'on n'a pas fait le tour d'une question, que déjà l'on passe à la suivante. Le lecteur est à chaque fois déçu et dépité. Il a l'impression que l'assiette lui est retirée avant qu'il ait eu le temps de l'achever, mais non elle était bien vide. Ne parlons pas des notes qui sont d'une indigence rare.

    N'en jetons plus. La composition des trois recueils du Parnasse contemporain est par contre assez bien suivie de même que les ouvrages collectifs qu'ils suscitèrent. Il aurait tout de même fallu pour chacun des participants dresser comme une fiche signalétique. Nous employons cette expression pour ne pas affoler Yann Mortelette, exiger une rapide évocation biographique de la personnalité de l'individu qu'il nomme risquerait de lui occasionner une surcharge de travail.

    Pour les personnages de premier plan Yann se la joue mortadelle, une tranche à chaque nouvel épisode, ce qui fait que l'on n'a jamais droit à une vue d'ensemble. Un néophyte qui n'aurait jamais entendu parler de Leconte de Lisle ou de Heredia devra se livrer au difficile exercice de collectage des informations distribuées un peu partout avant d'entrevoir une idéelle représentation de leur personne. A cet éparpillement pseudo-chronologique certains poëtes, la majorité, y perdent toute visibilité. Nombreux seront les lecteurs qui leurs cinq cents pages refermées auront du mal à entrevoir une image idiosyncratique d'un Georges Lafenestre, d'un Léon Dierx, d'un Villiers de l'Isle Adam. Ce qui est pour le moins un comble de malchance !

    L'ouvrage a tout de même le mérite de redonner au Parnasse son importance historiale. Le Parnasse fut avant tout une attitude littéraire. Alors que le règne de l'utilitarisme bourgeois devient indiscutable, une poignée de jeunes gens se regroupent autour d'un programme poétique de survie minimale. Haine de la modernité et repliement défensif sur l'art des vers. Le programme des parnassiens tient en peu de mots. Un siècle plus tard les punks résumeront la situation en criant no future !

    Le miracle c'est que nos héros démunis finiront par triompher. Trente ans plus tard ils font parti des assis. Leur révolte est devenu le lieu commun de l'idéologie dominante. La même aventure est arrivée à la révolution surréaliste. A la fin du siècle dernier le premier imbécile venu était surréaliste en poésie ( et impressionniste en peinture ). Dans les deux cas la nature de l'oppression sociale par contre n'a pas changé d'un iota. Ce qui est plus dommageable pour les surréalistes que pour les parnassiens qui ne croyaient point aux revendications socialistes. Remarquons que comme par hasard ce sont ceux, qui d'entre eux, Mallarmé, Verlaine, Villiers, sympathisèrent avec la Commune, qui jetèrent les bases du symbolisme, le nouveau mouvement poétique ruptural... L'on est toujours trahi par les siens qui de fait ne nous appartenaient point !

    Ce Parnasse que les français brocardent si souvent fit des émules à l'étranger. Dans beaucoup de nations les mouvements poétiques dits modernistes se sont revendiqués du Parnasse. Pas uniquement de lui, mais de lui tout de même, et peut-être d'un de ces aspects les plus déplaisants pour la nation françoise qui aiment tant les coteaux modérés... Le Parnasse avait la rime tonitruante, et cette façon de marteler sa présence haut et fort suscita des émules. Non pas la métrique tatillonne en soi, mais l'affirmation sonore du geste poétique.

    Ironie du sort ! Dans les années soixante alors qu'il devenait difficile de se procurer en France un exemplaire des Trophées, José-Maria de Heredia était désormais plus célèbre en Amérique du Sud et régulièrement réédité. Rappelons qu'au début des années 70, ce fut le chanteur de variété Claude François que Poésie 1 dut aller chercher pour préfacer son numéro consacré à Leconte de Lisle !

    Cette Histoire du Parnasse de Yann Mortelette, malgré tous ses irritants défauts, participe d'une réévaluation de l'histoire poétique du dix-neuvième siècle de notre pays, et de par la prépondérance littéraire de son aura culturelle qui rayonnait sur le monde entier, d'une meilleure approche de la diffusion et de la construction des idées à un niveau international.

    C'est chez nous une idée force : la lyrique française du dix-neuvième siècle exerça sur la marche du monde une influence bien plus importante que celle des plus minimes qu'on lui prête depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

    André Murcie in Les Flèches d'or.

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    SUR DEMOCRITE.

    FRIEDRICH NIETZSCHE.

    FRAGMENTS INEDITS.

    Traduction et présentation : PHILIPPE DUCAT.

    Postface : JEAN-LUC NANCY.

    150 pp. METAILLIE. 1990.

    Il s'agit d'écrits de jeunesse du grand Friedrich, d'avant La Naissance de la Tragédie, pour imposer une borne aux années de formation, qui ne furent édités qu'une seule fois en Allemagne, dans le projet cyclopéen d'une édition absolument complète de l'ensemble sans exclusive de tous les textes de Nietzsche qui fut abandonné à son cinquième volume, dans les premières années de la seconde guerre mondiale.

    Disons-le tout de suite nous ne nous sommes pas confrontés aux brouillons d'un utopique livre sur Démocrite dont notre philosophie aurait eu la velléité mais à des notes de lecture et d'écriture par lesquelles le jeune étudiant et professeur de philologie s'impose de faire le point sur les connaissances, les siennes, comme de toute la doxographie accumulée depuis des siècles, afin de les trier dans le but ultime de cerner la pensée du penseur, c'est-à-dire autant celle de Démocrite que celle en devenir du futur Nietzsche.

    Le livre se compose de textes d'une dizaine de pages qui alternent et des réflexions sur la pensée de Démocrite et des notations littéraires. Nous préférons ce terme à celui de philologique, car nous y voyons et y mettons toute la différence de méthode que l'on peut ressentir entre un philosophe quand bien même universitaire fût-il Heidegger et un électron libre et souverain comme Nietzsche.

    Nous n'osons employer l'expression de critique littéraire, alors que c'est bien à une critique méthodologique de la réception littéraire des oeuvres que se livre Nietzsche, car nous avons trop peur d'une récupération universitariste de notre propos. Que Nietzsche parle de littérature pour aborder la pensée d'un philosophe patenté peut paraître troublant même s'il est vrai que la philosophie est une chose trop précieuse pour être laissé aux seuls philosophes. C'est pourtant dans ce démarquage conceptuel qui fait entrer le cheval de Troie de la littérature dans la forteresse philosophique qui porte la marque conceptuelle de Nietzsche.

    Certains s'arracheront les cheveux : que Nietzsche puisse appuyer son analyse de la pensée de Démocrite sur la confiance que nous nous devons de signifier en le jugement que Tibère – non pas un philosophe mal connu mais terriblement important qui aurait échappé à votre sagacité légendaire – mais l'Empereur qui succéda à Auguste que notre modernité se complaît à obscurément présenter comme un pédophile libidineux, mais que pour notre part nous tenons pour l'une des figures les plus éclatantes de l'Antiquité – sur la confiance donc, que Tibère témoignait à son mage et astrologue Thrasyle, cette cascade de faits hétéroclitement absurde devrait nous faire douter de cette raison que Nietzsche ne sut pas garder.

    L'on ne nous enlèvera pas des idées que la pensée de l'adepte de la philosophie à coups de marteau reste parfumée de quelques zestes diogénisiens. Mais surtout que Thrasyle qui regroupa les oeuvres de Platon en tétralogies afin de mieux démontrer la ressemblance formelle des dialogues platoniciens avec les littéralités tétralogiques des représentations théâtrales athéniennes intéresse particulièrement Nietzsche dans le combat qu'il mène contre le dessèchement de la pensée philosophique allemande de son temps. En même temps qu'il construit sa propre pensée Nietzsche déconstruit celle de son époque. Celle des autres, car il ne faut surtout pas croire que Nietzsche concevrait – comme l'a fait toute une partie de la philosophie française de la fin du siècle dernier – sa propre pensée comme un acte de déconstruction. La méthode nietzschéenne n'est pas une entreprise de démolition qui irait jusqu'à détruire ses propres outils de sape et de destruction, pour la simple et bonne raison, que chaque frappe de merlin est à concevoir pas tant en coups de butoirs que l'on assène pour renverser des murs adverses, mais en tant que travail de forge dans le but ultime de préparer les lames et les armes qui in fine signeront l'éternel retour des Dieux.

    Une manière comme une autre de signifier que la pensée nietzschéenne n'est pas plus téléologique que celle de Démocrite. Nietzsche n'étudie pas Démocrite par hasard : Démocrite pose par son oeuvre - dont on pourrait grossièrement définir l'enseignement comme la première exposition cohérente de la doctrine atomiste – une question subsidiaire, terriblement embêtante. Que faire de la pensée, une fois que vous avez grâce à elle défini votre système ? Vous vous trouvez face à une machine hautement sophistiquée qui ne sert à rien, ou qui du moins tourne à vide. Suite à ce mot nous renverrons le lecteur qui ne saurait en appréhender l'entière portée métaphysique à notre précédente note sur Démocrite. ( N° 178 du 29 / 05 / 09 de Littera-Incitatus. )

    A plusieurs reprises Nietzsche retrace la généalogie de la pensée matérialiste, Leucippe, Démocrite, Epicure, Lucrèce, Locke, rationalisme français du dix-huitième siècle... dans le prolongement duquel il s'inscrit si logiquement qu'il lui semble inutile de le revendiquer. Ce qui ne l'empêche pas de faire sienne la pensée de Thrasyle selon laquelle Démocrite ne serait ni plus moins qu'un penseur pythagoricien, un idéaliste qui certes pose l'atome, ou plutôt les atomes, fragmence insécable de minuscules morceaux de matière, pour aussitôt décréter que l'atome se tient au-delà de toute connaissance possible. N'allez pas chercher plus loin pourquoi Diogène Laërce range Démocrite, non pas dans une section qui s'intitulerait «  les matérialistes » mais dans la partie un peu fourre-tout réservée aux «  Isolés et Sceptiques ».

    Vous me direz qu'il vaut mieux être seul que mal accompagné – et nul n'ignore comment Nietzsche se complaira dans sa posture d'homme esseulé et de penseur incompris, avec cette coquetterie de philosophe trop en avance sur ses contemporains et gardé en réserve pour les siècles futurs – et l'on ne s'étonnera guère de ce que Nietzsche en profite pour faire un peu le vide autour de lui-même. Platon, bien sûr, dont il rapporte les anciens dires d'Aritoxène selon lesquels la pensée de Démocrite était d'une telle évidence ânidéelle qu'il projeta de brûler les ouvrages de notre abdéritain qui passeraient à portée de sa main, et détail plus intéressant lorsque l'on connaît l' accointance théorique de leurs pensées, d'Aristote.

    En ces années de formation, ce qui devait gêner Nietzsche, ce n'était point d'après nous la pensée en elle-même du stagirite, mais l'importance et le statut pédagogique qu'elle avait acquis au cours des siècles. La remarque n'est pas anodine, elle est au fondement de l'appréciation que Nietzsche porte sur Démocrite durant ces cent quarante pages. Plus que le contenu intrinsèque de l'oeuvre d'un penseur, nous nous décidons en faveur de tel ou tel auteur, non pas en raison de ce qu'il a prononcé, mais selon notre propre réception romantisée – Nietzsche n'aurait pas accepté ce vocable par trop décadent – de son personnage.

    Ce qui n'empêche pas les contradictions nietzschéennes : plusieurs fois il signale l'étonnante similarité des pensées d'Empédocle et de Démocrite, à tel point qu'il émet à demi-mots l'hypothèse d'une influence du premier sur le second, mais l'on sent que le prochain voyageur ( et son ombre ) penche davantage du côté de Démocrite, tel que nous le dépeint une certaine tradition, désargenté et tant soit peu méprisé par ses concitoyens, qu'envers le thaumaturge grandiloquent et adoré des foules de Sicile.

    Mais la contradiction n'est qu'apparente : ce qui prime c'est avant tout le regard littéraire qui est porté sur les oeuvres et les hommes. Et si Nietzsche ne se livre jamais à une très profonde analyse de la pensée démocritéenne le motif est à chercher dans le but que Nietzsche s'assigne en lui-même en rédigeant ces différentes notes sur l'atomiste originel.

    Nietzsche règle ses comptes non pas avec Démocrite, à qui il n'a de fait rien à reprocher, mais avec son propre personnage de philologue. Notre philologiste professionnel se sent à l'étroit dans ses vêtements universitaires. Tout au long de ses articles il se dépouille de sa toge par trop étroite de philologue pour la remplacer par la cape flottante non pas du littérateur ou de l'homme de lettres, ce qui équivaudrait de tomber de Charybde en Scylla, mais du personnage littéraire, ce qui est tout différent.

    Nietzsche ne dresse pas son portrait en jeune chien de la philosophie, pas plus en celui de héros de roman, mais il introduit une dimension poétique à la sécheresse de la pensée académique de son temps. Il est étrange de voir qu'il a besoin de se réfugier derrière Démocrite pour réaliser son coup d'état poétique. Mais l'on n'avance toujours masqué. L'essentiel est de ne pas être dupe de ce que l'on veut lorsque l'on réalise quelque chose très éloigné de ce que l'on recherche de fait.

    Il nous reste donc à nous interroger sur ce que Démocrite voulait signifier en bâtissant sa pensée.

    ( 2010 / in Le coup de Démocrite )

     

    DEMOCRITE.

    In LES ECOLES PRESOCRATIQUES.

    Edition établie par JEAN-PAUL DUMONT.

    FOLIO ESSAIS N° 152.

    L'on ne possède pratiquement aucun texte de Démocrite. Ce qui ne l'empêche pas d'être le philosophe présocratique le mieux connu de nos contemporains. Sans avoir jamais lu une seule ligne de Démocrite n'importe quel citoyen modestement cultivé se sent capable de définir le concept de base de l'atomisme démocritéen.

    Aucun texte de Démocrite ne nous est vraiment parvenu, toutefois nous sommes en présence d'une des plus riches doxographies de l'antiquité. Avec ses presque deux cents pages de relevés divers notre citoyen d'Abdère se taille la part du lion dans le volume de Jean-Paul Dumont. Il est sûr qu'il y a mis du sien : existe-t-il un sujet sur lequel il ait omis d'écrire un livre ? A l'heure actuelle tous réduits en poussière, mais que durant des siècles les anciens ont consultés, discutés, cités, commentés, critiqués.... L'on peut se demander s'il ne fut pas pendant longtemps considéré comme un Aristote bis.

    Entre nous soit dit, si l'on excepte sa fameuse théorie des atomes, ce qui nous a été transmis de seconde, troisième, quatrième main, et parfois plus, ne nous semble pas d'une force aussi indiscutable que ses prolégomènes métaphysiques qui l'ont rendu célèbre. Ce Démocrite à l'orgueil si peu démocrate ne nous semble guère convaincant. A vouloir se mêler de tout, l'on risque de soulever des évidences. Ou alors de se perdre dans des ratiocinations sans fin, qui aujourd'hui démontrent surtout l'insuffisance des observations scientifiques grecques au cinquième siècle avant l'ère chrétienne.

    Trop souvent Démocrite pallie son manque d'outils pragmato-conceptuels par une complexification du réel assez effarante. Expliquez la variabilité des couleurs par les relations du vide et du plein est une preuve d'ingéniosité admirable, mais vu d'ici et maintenant, l'on a surtout l'impression qu'il emprunte d'obsolètes détours explicatifs des plus ardus. Le cheminement intellectuel de Goethe pour mettre au point sa théorie des couleurs, nous paraît par exemple plus plausiblement simple et plus logiquement conceptualisé. Et pourtant Goethe n'est pas vraiment éloigné des réflexions pythagoriciennes.

    Nous n'entrerons point dans la querelle des partisans de Leucippe et de Démocrite. Les premiers accusent le champion des seconds d'avoir en toute simplicité recopié le traité atomiste de son maître alors que certains des supporters de Démocrite vont jusqu'à nier l'existence de Leucippe... Qu'elle soit de l'un ou de l'autre, la théorie n'en existe pas moins dans sa toute génialité. Fions-nous à la tradition qui en accorde l'intuition créatrice à Leucippe et la paternité à Démocrite. La question des droits d'auteurs ne se trouvant plus posée depuis longtemps, il ne nous gêne pas d'associer les noms des deux abdéritains à cette invention hors-norme.

    Ce qui est étonnant dans la promulgation de la théorie des atomes de Démocrite, c'est sa radicale simplicité. Quand l'on pense à la foisonnante difficulté de la théorie des Idées platoniciennes telle qu'elle est exposée dans le Timée, l'on s'interroge sur le pourquoi - nous ne pouvons décemment employer le mot raison - du triomphe du platonisme dans les dix siècles suivants. Mais n'avons-nous pas dans nos précédents paragraphes mis nous-mêmes l'accent sur l'effrayante complexification, par la suite, de la pensée de Démocrite ? Il semblerait que l'esprit grec ait répugné à faire simple chaque fois qu'il pouvait proposer une solution beaucoup plus complexe.

    Aristote n'hésite pas à citer par plusieurs fois Démocrite dans sa Métaphysique. Mais il ne recourt jamais à sa pensée pour contrer celle de Platon. Il préfère élaborer une méthodologie causale relativement efficace mais d'une appropriation des plus difficiles pour jeter à terre le mirobolant édifice idéel construit par le fondateur de l'Académie.

    L'explication théorique de Démocrite n'est pas sans défaut. Il est obligé d'introduire dans son système le hasard. Ce qui ne lui plaît guère. L'intrusion de ce troisième élément lui paraît indésirable. Démocrite bien avant Leibnitz et sa substantifique monade eut l'intuition du meilleur des mondes. Le hasard était pour Démocrite la marque du meurtre des Dieux. Démocrite n'était pas prêt pour Nietzsche.

    Le fait est d'autant plus illogique que le système de Démocrite n'a nul besoin de la nécessité de l'existence des Dieux. Les Dieux ne lui sont pas utiles, mais nécessaires à sa psyché de grec antique. Si les Dieux n'existent pas, il faut se dépêcher de les inventer ! La philosophiste de Démocrite est la philosophie païenne par excellence. Aucun homme doué de raison n'éprouve le besoin des Dieux, sauf les grecs normalement constitués. Démocrite sans les Dieux, c'est un peu comme un poster de la Maison de la Grèce Touristique sans le profil d'un temple se détachant sur le bleu azuréen d'un ciel ou d'une mer typiquement hellènes. Si Marx avait été grec, il aurait mis au point, non pas le matérialisme historique, mais le matérialisme historique grec. C'est d'ailleurs toute la différence entre Marx et Hegel qui peaufina une ontothéologique européenne. Comment voulez-vous qu'un honorable sujet du finissant Saint-Empire Romain Germanique ait oublié ses racines christologiques ?

    Démocrite n'est ni Pythagore ni Parménide. Pas la peine de se prendre la tête à compter les abattis du sphaïros parménidien. Il vous coupe l'orange bleue du monde en deux parties égales : l'être d'un côté et le non-être de l'autre, ou plutôt pour faire encore plus simple, il recolle les deux morceaux l'un dans l'autre. Le non-être est le vide qui contient l'être. Deux pour le prix de l'un. Il suffisait d'y penser, simple comme l'oeuf de Colomb. A part que là l'oeuf n'a pas de forme, c'est un espace, un trou sans fin et sans fond dans lequel tombent depuis toujours les petits morceaux déchirés en atomes de l'être.

    C'est en chutant d'une manière continue que se forme on ne sait trop comment un mouvement percussif qui entremêlent les atomes et les force à entrer en collision selon le hasard, et plus si affinités agrégatives. Les esprits tatillons s'interrogent sur les causes de ces percussions aléatoires. Ce qui nous semble un faux problème.

    Les atomes ne tombent pas dans le vide. Ils tombent avec le vide. Ils sont de fait dans leur mouvement éternel totalement immobile. Aristote s'est trompé, ce n'est pas le moteur immobile qui crée le mouvement, c'est le mouvement qui produit le principe de l'immobilité. Tout comme le moteur principiel et immobile d'Aristote donne le mouvement, le principe d'immobilité démocritéen engendre le mouvement. Mouvement qui n'est plus de haut en bas mais dans tous les sens, sphérique. Le monde ne va guère plus loin que son propre mouvement. Est-il limité ou illimité ? Dans les deux cas le principe s'égalise. Que ce qui se constitue soit limité ou illimité, en lui-même il sera toujours Un.

    Signalons à nos lecteurs éblouis que nous venons de crever l'abcès d'une des plus difficiles apories de la pensée grecque : la non similarité de l'illimité et du limité. Vous pouvez aussi employer le couple déterminé / indéterminé.

    Pour mieux se détacher de ses devanciers Démocrite substituera aux notions d'être et de non-être celles de plein et de vide. Vocabulaire beaucoup plus accessible au profane et beaucoup plus compréhensible de par sa charge de concrétude. Pour le plein, je ne vous ferai pas un dessin.

    Le plein c'est en même temps un intelligible au même titre que l'eidos platonicienne ou le nombre pythagoricien mais il est à l'inverse de ces prestigieux aînés totalement réversible puisqu'il est en même temps minuscule fragment de matière. Notre monde sensible est constitué d'atomes, plus ou moins pénétrés de vide. L'intuition de Démocrite est double. Non seulement il a eu l'idée de la fragmentation constitutive de la matière, mais il a aussi eu l'intuition – qu'il n'a pas réussie à conceptualiser très clairement – du vide à l'intérieur même des atomes. Il a simplement cru que des fragments de vide étaient amalgamés dans l'unification des atomes. Le vide serait comme l'air qui demeurerait enfermé dans le creux d'une statue. Il n'a pas pensé que l'atome pouvait être aussi formé de vide.

    Reste que cette notion de vide allait empoisonner toute la métaphysique occidentale qui ne parviendra jamais à s'entendre sur la relation qui peut exister entre la notion de vide et la concrétude de ce même vide. Le débat n'est pas encore clos aujourd'hui. Ce qui n'est pas étonnant car quel que soit le mot que l'on choisit pour exprimer le vide l'on exprime le vide avec un mot qui n'est qu'un morceau du plein.

    En fait Démocrite assimile le vide avec l'espace. Nous-mêmes lorsque nous rentrons dans une pièce dépourvue de meubles nous disons qu'elle est vide. Nonobstant l'air qui la remplit, elle est peut-être vide, mais elle n'est pas le vide. Elle est un fragment volumique d'espace.

    Sommes-nous en train de nous gargariser de pédantisme ? Jouerions-nous sur l'imparfaite synonymie de vocables ? Non l'espace présuppose le mouvement. Le vide n'est pas l'espace, car l'espace même vide possède ses dimensions. L'espace est consubstantiel à la matière, car l'étendue de la matière crée les dimensions géométriques de l'espace. Le plein tombe avec le vide et non dans le vide. Le vide est consubstantiel au plein, mais pas à la matière. Le vide et le plein sont des intelligibles. Dire que le plein tombe avec le vide est une métaphore. L'intelligible n'a pas d'épaisseur, il n'a ni étendue, ni volume, et donc pas de pesanteur. Il vaudrait mieux dire le plein est avec le vide. Mais cette formulation est spécieuse. L'on n'est pas avec quelque chose d'autre. Sinon l'autre est le non-être et donc n'existe pas. Et si l'autre est, il est la même chose que ce qui est elle, et donc le plein est le vide.

    Raisonnement stupide. Le raisonnement par l'être est aporétique. Si je veux exprimer le plein et le vide, je ne peux les qualifier d'être sans les fondre en un seul et même objet êtral. Je ne peux que dire ; le plein et le vide. Et pour éliminer l'intrusion de cette copule, il vaut mieux poser : le plein, le vide. Et peut-être même pour élever toute fausse précellence : le plein, le vide, le vide, le plein. Ad libitum. De telle manière que l'alternance ne soit jamais numérale. Car ce serait indiquer un ordre et un mouvement.

    Le plein et le vide ont pour figure la matière et l'espace. Nous nous retrouvons en terrain connu. Mais alors qu'est-ce que le rien ? Pourquoi y a-t-il l'étant et non rien ? L'espace n'est pas rien. Ce serait même le mode d'étendue de la matière. Le vide non plus n'est pas rien puisque nous avons vu que le vide au même titre que le plein est un intelligible. Le rien est donc absence de plein, de matière, d'espace et de vide. Si nous simplifions les termes, nous pouvons affirmer que le rien est absence d'intelligible.

    Il est difficile d'entrevoir la nature du rien. Pour la simple et bonne raison que le rien n'a pas de nature ! Le rien n'a rien. De même il est difficile de comprendre ce qu'est le rien. Pour la simple et bonne folie que le rien n'est pas. Le rien n'appartient ni au régime de l'avoir ni au régime de l'être.

    C'est d'ailleurs pour cela que l'on ne peut affirmer que le rien n'est pas. Ne ressortissant en rien de la catégorie de l'être, le rien ne saurait non plus se revendiquer du non-être. Car si le rien appartenait au non-être rien ne serait. Or il y a bien quelque chose puisqu'il n'y a rien, puisqu'il y a rien. L'on voit que le rien est très significativement fidèle à son étymologie !

    Si le rien ne se range ni sous la bannière de l'être ou du non-être, le rien ne pourra jamais être ou ne pas être quelque part. Le rien ne saurait être un lieu géographique. Le rien n'est donc ni dans le monde, ni hors du monde. Le rien pourrait-il être acirconstanciellement à côté du monde ? Point du tout puisqu'il n'est pas. Ni ici, ni là-bas, ni en lui-même.

    Le rien n'équivaut pas au zéro. L'on peut poser le zéro dans une addition. Il n'influe pas sur son résultat diront les esprits primesautiers. Peut-être mais il porte en lui autant de signifiance que n'importe quel autre chiffre ou nombre. Si je pose 8 bonbons + 0 bonbon + 14 bonbons = 22 bonbons, j'ai autant de raisons historialement signifiantes de poser 0, que 8 par exemple. Le zéro est toujours la notation de quelque chose qui a eu lieu. Le zéro est autant le signe de l'espace que du temps. Le temps est engendré par le mouvement que nécessite l'espace. Mais ceci est une autre histoire.

    Je ne peux poser : le plein, le vide, le rien. Le rien ne saurait entretenir de rapport avec les deux autres membres de cette étrange équation. Car si je pose le plein et le vide qui sont l'un dans l'autre – l'englobé et l'englobant – le déterminé et l'indéterminé – à côté du rien, se crée un mouvement de séparation, de retrait, qui fait que le plein et le vide vont former l'un, et le rien l'autre. L'un sera l'être et le rien deviendra non-être. Ce qui ne se peut pas.

    Ou alors nous serions en plein ( pardon ! ) platonisme, le rien devenant l'Un et le plein et le vide se prenant pour la dyade ! Chaque fois que nous ouvrons une porte nous sommes obligés de la refermer. En dehors du monde comme en dedans, il n'existe pas de chambre disponible pour le rien.

    Mais le rien possède aussi la terrible concrétude de sa présence, ou de son absence. Je dois me résoudre à le poser dans le monde, par le seul fait qu'il existe puisque j'en parle. Le rien serait-il l'expression de la fonction phatique du langage ou pour parler comme un philosophe : le rien serait-il l'expression de la fonction phatique du logos ?

    Le rien entendu comme le zéro absolu qui permet de débuter la concaténation sémantique du langage – afin de le transformer en logos ? Car qu'y a-t-il avant le premier mot ? La disparition vibratoire du poëte, pour parler comme Mallarmé. Ou plus prosaïquement : rien !

    Le moteur immobile d'Aristote ne serait donc pas à rechercher au plus haut des cieux supra-lunaires, mais dans le silence métaphorique, de la voix qui n'a encore rien dit, rien pensé ? Le nominalisme relativiste de Protagoras s'articule là. N'oublions pas que Philostrate en fait un auditeur de Démocrite. Mais c'est Gorgias qui comprendra le mieux les conséquences d'une telle démarche de pensée. Contrairement à ce que prétendent Socrate et Platon, la parole sophistique est fondée sur l'absolu du rien.

    C'est cet absolu du rien basé sur la signifiance du logos qui prendra le nom de néant. Le néant ne désignant en rien l'anéantissement, mais la positivité polysémique du sens du logos en action. Ce que nous appelons logos c'est le langage compris – en dehors de tout verbiage communicatif – en tant que recherche de sens métaphysique et philosophique.

    C'est cette notion de néant à la base du logos, notion fondamentale, qui agit comme un poison sur l'esprit de multiples jeunes gens qui se mettent en quête de pensée. Ils ont tôt fait de confondre le néant fondateur, avec le jugement moral qu'ils portent sur les hommes. Ceux-ci ne valant rien, nos apprentis philosophes confondent le néant avec le nihil. Beaucoup de nos jeunes gens élevés dans notre époque hyper-matérialiste ne parviennent à la réflexion métaphysique que par les chemins du politique et de l'éthique. La dimension métaphysique de leur démarche leur échappe totalement pour la grande majorité d'entre eux. Ils butent donc sur le noeud gordien du nihilisme qu'ils ne parviennent pas à délier. Ils s'empêtrent dans ses rets et en restent prisonniers si longtemps que comme les esclaves ligotés de la caverne ils en viennent à adorer leurs chaînes. Le nihilisme est un poison subtil.

    D'abord révolte, ensuite désespoir, enfin soumission. Très souvent les nihilistes finissent par aller se pendre, non pas au premier réverbère rencontré, mais au cou des vielles croyances monothéologiques. Celui qui ne traverse pas le nihilisme est perdu pour la métaphysique.

    ( 2008 / in Atomique Démocrite )

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 18

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 018 / Novembre 2016

    INFLEXIBLE BARBEY D'AUREVILLY

     

    BARBEY D'AUREVILLY, LE SAGITTAIRE.

    MICHEL LECUREUR.

    540 p. Avril 2008. FAYARD.

    Pourquoi Barbey d'Aurevilly est-il un de mes écrivains favoris alors que je suis à cinq cent mille années-lumière de ses positions idéologiques ? Pour une raison bien simple, Barbey est avant tout un combattant, un combattant intransigeant en faveur de la Littérature. Les contemporains lui ont de toujours préféré Flaubert. Flaubert est un grand-père vertueux et bougon, son caractère de cochon plaît au fondamentalisme bourgeois. France, république des râleurs impénitents qui ne s'engageront jamais en un combat qui les dépasserait et risquerait de les emporter sur les rivages inhospitaliers des responsabilités assumées !

    Cinq cents pages pour décrire la vie de Barbey, c'est trop peu surtout si l'on retranche quatre-vingt pages d'index bibliographique. Michel Lécureur a fait ses choix qui risquent de surprendre les lecteurs qui ne connaissent chez Barbey d'Aurevilly que le romancier. Etrangement Michel Lécureur s'intéresse assez peu aux oeuvres vives de la production de Barbey. Romans et nouvelles sont à peine décrits et rapidement survolés et jamais analysés en profondeur. Le moins que l'on puisse dire c'est que le profane qui penserait s'initier par la lecture de cette biographie au roman aurevilléen, ne verra pas sa surprise déflorée ! Pour certains titres il en sera encore à se demander qu'elle pourrait être la nature de l'intrigue ou le sens d'un dénouement expédié en quatre mots.

    De même, très fidèle en cela à Barbey qui pesta contre les ouvrages biographiques, Michel Lécureur réduit à sa portion congrue l'aspect anecdotique de l'existence du Connétable. Il emploie la technique du billard à trois bandes, se contentant le plus souvent de faire allusion à toutes les biographies déjà écrites sur Barbey. Tant pis pour vous si vous ne les avez pas lues ! La méthode est d'autant plus désagréable qu'il cite des personnages, plus ou moins proches de Barbey, bien avant leur première apparition dans la vie de son héros, le lecteur se trouvant de ce fait toujours en attente d'évènements qui ne seront d'ailleurs que très succinctement évoqués par la suite.

    Ajoutez à cela, que les titres des chapitres ne sont que très partiellement ajustés à leur contenu et vous vous trouvez ainsi face à mille bonnes raisons pour ne pas ouvrir ce livre. Erreur funeste qui vous priverait d'un immense plaisir de lecture ! D'abord parce que l'on n'échappe pas aussi facilement que cela à l'épée du style de Barbey d'Aurevilly, ensuite parce que Michel Lécureur a pris le parti de traiter avant tout d'une partie longtemps négligée de l'oeuvre de Barbey mais à laquelle il consacra le plus d'efforts et de temps.

    Il n'y a pas si longtemps que cela que l'on s'est mis à rééditer les articles de Barbey. Les inconditionnels de Barbey n'en étaient pas si marris puisque jusque dans les brocantes les plus reculées de province l'on parvenait sans trop de mal à mettre la main sur un ou deux tomes de la trentaine de volumes qui forment la monumentale suite de Les oeuvres et les Hommes. Mais cet iceberg littéraire avait disparu de la conscience de nos contemporains. Il s'agit pourtant d'une somme bien plus importante – nous parlons sur le seul plan littéraire – des Causeries de Sainte-Beuve ou de l'interminable Cours de Littérature lamartinien.

    C'est que notre premier moutardier auto-désigné du pape n'y va pas avec le dos de la cuillère à soupe. Il sert à la louche, mais un potage safrané si épicé et si délicieux que l'on retend sans arrêt son auge à nourriture céleste. Ou diabolique, Barbey d'Aurevilly n'avait pas l'habitude d'exiger un certificat de provenance authentifiée de ses boutiques d'approvisionnement.

    L'on oublie que la presse fut le vecteur essentiel de diffusion et de développement de la littérature du dix-neuvième siècle. Sans presse pas de Dumas, mais pas de Nerval non plus, et nous désignons là un de nos plus purs poëtes. Hugo, Balzac, Gautier et presque tous les autres durent leur gloire à l'explosion du journalisme de masse. L'on a expliqué le phénomène par les progrès de la technique, mais sans cette soif de reconquête politique des élites aristocratiques de reprendre la main idéologique du débat politique après la révolution et l'Empire, il n'y aurait jamais eu une telle demande. Républicains, libéraux et monarchistes vont se livrer à une intense campagne de communication. Ce n'est parce que les hasards de la guerre ou des soulèvements intérieurs ont emmené telle faction au pouvoir que cette dernière s'y maintiendra ad vitam aeternam. A tout moment le vent peut tourner.

    C'est l'époque des factions, d'autant plus rivales que sur le fond elles sont en accord parfait. Barbey qui affiche à ses débuts des idées républicaines - classique opposition au père – qui est enrôlé de facto dans les revues orléanistes, et qui finira en fervent légitimiste est un exemple parfait de ce fondu-enchaîné idéologique. Mais l'homme et c'est en cela que réside la sa grandeur et sa gloire n'est pas apte à transiger avec lui-même. Prêt à toutes les compromissions d'escalier avec ceux qui le payent – non pas qu'il faille bien vivre mais qu'il est important de mal survivre - ce qui ne va pas sans bordée d'injures à faire rougir un escadron de hussard, Barbey ne descend jamais de ses grands chevaux dès qu'il juge que ses propres principes sont en danger.

    Barbey s'affirme comme un homme d'ordre. Il est pour le roi, mais son âme n'est pas celle d'un courtisan. Ses diatribes contre les différents clans monarchistes sont terribles. Devant les sinuosités fluctuantes de leurs atermoiements incessants il se ralliera à l'Empire, pour très vite dénoncer les mêmes dérives des élites intellectuelles impériales et du personnel ministériel de Napoléon III.

    Dieu, le roi, et toutes les vérités sont bonnes à dire, ainsi pourrait-on résumer le crédo politique de Barbey. Barbey ne donne jamais dans le démagogisme. Il dit ce qu'il pense et ne s'encombre point de détours flatteurs. Par exemple il ne se fait pas faute de rappeler aux juifs qu'ils ont condamné le Christ – avec une telle menaçante rancoeur qu'aujourd'hui il finirait pour le moins en prison –, à ses ennemis il vante les délices de la guerre civile, l'inquisition ne lui fait pas peur, bref il est un de ces forcenés jusqu'au-boutistes qui gênent jusqu'à leur propre camp.

    Rien ne l'effraie, il ose tout et ne se renie jamais. Mais cela ne serait rien, s'il n'y avait la beauté du style. Une ampleur, une force, une violence, jamais égalées dans la prose française. Même pas par Léon Bloy qui laisse toujours traîner un soupçon de tendresse, de pitié, d'indignation par trop humaine dans ses pages les plus véhémentes. Avec Barbey l'on entend sonner l'airain dévastateur des périodes romaines, ses phrases sont des charges de cavalerie, et à tout instant vous avez de ces retours de lames fulgurants qui vous transpercent en moins de deux. Notre dandy devait porter en permanence des bottes de Nevers en bandoulière.

    Redisons-le Barbey est un combattant de la littérature. Il peut-être souvent de mauvaise foi, mais il n'est jamais injuste. Sa rapière est assez acérée pour ne pas prendre son ennemi par derrière. Il n'a peur de rien, il s'attaque à Victor Hugo comme à Zola. Il scandalise la République des Lettres par ses outrances, mais un siècle après l'on s'aperçoit que ses arguments ne sont pas dénudés de justesse. Il a du flair, lui qui se fait un honneur de lire in extenso les livres qu'il critique ne perd jamais le nord littéraire dans cet incalculable amoncellement de pages méticuleusement parcourues semaine après semaine. S'il s'oppose au réalisme et au naturalisme avec une telle virulence c'est parce que d'instinct il a reconnu que le courant essentiel de la littérature française reste cette veine surnaturaliste et métaphysique quasi-clandestine qu'un Luc-Olivier d'Algange nomme de nos jours la France Aurélienne.

    Michel Lécureur s'attache à pourfendre quelques mythologies à la peau dure : dans les manuels de littérature l'on se complaît à nous dépeindre les dernières années de Barbey sous les couleurs les plus sombres : pauvre, oublié, solitaire... Le sous-entendu est d'évidence : tant pis pour lui, le chouan forcené n'avait qu'à abdiquer de ses prétentions. Un exemple heureux, en quelque sorte, pour la jeunesse littéraire future.

    Il n'en fut rien, Barbey disparaît au faite de sa puissance et de sa gloire. Il est un modèle pour toute une jeunesse qui de Léon Bloy à François Coppée – la zone d'imprégnation est des plus vastes ! - se regroupe autour de lui et se revendique de son attitude littéraire. Tous les disciples ne vaudront pas le Maître mais l'aura de Barbey est indubitable. Ses centaines d'articles éparpillés depuis plus de quarante années en différents journaux sont enfin collectés en volumes, ses romans et ses nouvelles sont systématiquement réédités.

    En son temps l'on a beaucoup reproché à Barbey son immoralisme. Pour être catholique Barbey ne fut jamais un puritain. Un prêtre marié, La vieille maîtresse, rien que par leur titre ses romans embaument le soufre et le fagot. Barbey qui fut un des rares défenseurs de Baudelaire, faillit connaître le même sort que le poëte, plainte fut déposée et il n'esquiva le procès que de justesse. Le scandale ne lui a jamais fait peur, par plusieurs fois des articles ravageurs en administrèrent la preuve, mais il ne lui semblait pas bon que la Littérature passât en correctionnelle. Barbey fut un être de passion et point de faits divers.

    Que reste-t-il aujourd'hui de Barbey d'Aurevilly ? L'on n'est pas arrivé à l'effacer des tablettes du dix-neuvième siècle ; l'on ne se débarrasse pas aussi facilement qu'il y paraîtrait du vieux bretteur puisque l'on étudie encore de temps en temps une nouvelle des Diaboliques et Le chevalier des Touches dans les lycées, mais c'est à peu près le seul hommage qui lui soit encore rendu. Les professeurs dénoncent sa chouaillannerie invétérée mais vantent la description de ses paysages et la précision de ses portraits. Pauvre Barbey étiqueté parmi les seconds couteaux du réalisme !

    Alors qu'il est un de nos plus grands prosateurs. Une plume d'une totale liberté et d'une audace folle. Il n'en fut pas pour autant un mauvais poëte, imaginez un Musset survitaminé passé au tamis d'Edgar Poe - nous relisons avec plaisirs ces Poussières parues chez Lemerre – même s'il fut d'une férocité sans égale avec la cohorte parnassienne. Si le livre de Michel Lécureur est un véritable chef-d'oeuvre c'est à Barbey seul qu'il le doit. Les nombreuses citations de Barbey emportent la lecture. Michel Lécureur a su choisir d'assez longs passages des chroniques journalistiques qui arrachent notre adhésion.

    Quelle hargne ! L'on n'oserait plus écrire comme cela aujourd'hui ! L'on se retient, l'on se contente d'une chiquenaude, l'on risque une contrepèterie, l'on s'abstient. Barbey monte à l'assaut de ses contemporains, le couteau entre les dents, et la hache d'abordage à pleines mains. Il tape, il défonce, il tue, il étripe, il assassine, le tout dans une clameur joyeuse qui vous ravit l'esprit et le corps.

    Barbey d'Aurevilly est une de nos plus belles figures littéraires. Un styliste prodigieux. Un prosateur incomparable. Un écrivain irremplaçable. Nous n'avons pas peur d'affirmer que son phrasé sonne plus juste que celui de Proust et que la véhémence de Céline ne le dépasse jamais. Ce livre de Michel Lécureur nous aide à entrevoir l'importance d'un tel géant.

    Pour notre part nous conseillerions à nos lecteurs de lire avant tout le plus ignoré des romans de Barbey, qui nous paraît le plus beau et le plus abouti, son premier et son dernier, puisqu'il en reprit et en remania le manuscrit abandonné dans les dernières années de sa vie : Ce qui ne meurt pas. Le titre est à lui tout seul un programme d'action littéraire. ( AM. )

    FRAGMENCES D'EMPRE

     

    GORGIAS OU SUR LA RHETORIQUE.

    PLATON.

    Traduction LEON ROBIN.

    Présentation : FRANCOIS CHÂTELET.

    Collection IDEES. N° 426. GALLIMARD 1980.

     

    Gorgias l'incontournable. A tel point que Platon a dû lui consacrer un de ses livres. François Châtelet nous dit qu'il s'agit d'une oeuvre-clef qui marque l'apparition du plus grand Platon qui après le Gorgias se consacra non plus à combattre ses ennemis de jeunesse mais à exposer ses propres vues philosophiques en de bien plus vastes fresques...

    Première déception pour le lecteur Gorgias n'apparaît que dans le premier petit tiers du dialogue. Par la suite il se contente d'opiner de la tête ou par mini-phrases de quelques mots. C'est d'autant plus énervant que lorsqu'il l'interroge Socrate lui a fait promettre de ne répondre que très brièvement à ses questions. Maître Gorgias victime de sa vanité choit plus vite dans le panneau que le célèbre camembert de la fable ésopienne. Très souvent, voulant impressionner son auditoire, il se contentera de répondre à la manière laconienne, du seul monosyllabe «  oui ». Compère Socrate n'en perd pas une miette. En deux temps trois mouvements il emballe Gorgias sans que celui-ci ne voie venir le coup. Il pensait être dans un match à la loyale mais la clepsydre était truquée dès le début.

    C'est que compère Socrate est un infâme goupil. Alors que le débat porte sur la nature de la rhétorique il ne laissera jamais Gorgias exercer son art devant l'auditoire. Par contre pour ce qui est de son antirhétorique, la fameuse dialectique il ne s'en privera guère. Si au début il se contente d'un jeu de questions / réponses relativement équilibré, plus le dialogue s'avance, plus ses interventions s'allongent et se déploient sans aucune gêne. A la fin la moindre de ses tirades, mais peut-on employer sans faux-sens ce vocable, déborde sur plusieurs pages et vous prend l'apparence de topos longuement médités avec introduction, développements et péroraison des plus emphatiques.

    La ficelle qui bâillonne Gorgias est si grosse que Platon est obligé de lui envoyer deux disciples en renfort. Tout d'abord le jeune Pôlos qui va se faire étriller d'importance. D'autant plus stupidement qu'il consent lui aussi à se lier la langue pour répondre à son contradicteur. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, voici notre élève enthousiaste et si peu réfléchi expédié au tapis par K.O. technique avant la fin du troisième round.

    Survient alors Calliclès qui s'empare de la parole et la garde chronomètre en main pendant presque dix minutes, pardon dix pages. Par la suite l'écrivain Platon commet un impair psychologique : l'on a du mal à accepter que le bulldozer callicléen qui vient d'araser les positions théoriques de Socrate rentre sagement au garage et se contente de ronger placidement son frein tandis que notre dialecticien recouvre ses rares paroles conciliantes de tombereaux de prolixe maïeutique.

    Les assertions callicléennes assénées à coups de marteau n'ont pas laissé Nietzsche indifférent. François Châtelet rappelle l'admiration du philosophe d'Engadine pour le personnage de Calliclès. Pour une fois Platon y joue franc-jeu puisqu'il dévoile les dessous de la méthode socratique. Un vieux tour de sophiste qui consiste à aborder une seule notion en discourant sur au moins deux de ses aspects qui ne relèvent pas d'un même niveau d'analyse. La nature physique d'une chose n'a rien à voir avec sa codification sociétale. Mais comme selon Socrate le beau, le bon et le juste s'équivalent, il lui suffit de faire remarquer que ceci ou cela, ou tel ou tel phénomène, que l'on a au préalable caractérisé de beau ou de bon, au cours d'une conversation à bâtons rompus, s'avère de notoriété commune comme quelque chose de particulièrement injuste, pour que le raisonnement de l'adversaire s'écroule. Cette trinité socratique qui permet bien des glissements sémantiques est des plus miraculeuses !

    Ce qui est étrange aussi c'est d'observer les rouages de la machinerie philosophique mise au point par le petit-neveu de Critias. Pour asseoir l'évidence d'une vérité pragmatique – du genre n'est-il pas vrai que si vous avez mal au foie vous irez de préférence voir plutôt votre médecin que votre plombier – Socrate en appelle toujours en dernier recours aux us et coutumes habituelles du peuple athénien, alors que Platon n'a de cesse de proférer d'acrimonieux jugements ultra-négatifs à l'encontre des différents dirigeants démocratiques de son Athènes contemporaine.

    Ce dialogue sur la rhétorique se termine en réquisitoire antidémocratique. Certes Platon a le droit d'exprimer ses choix aristocratiques mais pourquoi alors s'appuie-t-il sur les options oikouméniques du plus grand nombre pour médire de la rhétorique qu'il juge imparfaite et propre, de par son relativisme théorique, à favoriser l'instauration de la démocratie ! A l'emprise démocratique Platon substitue le démagogisme aristocratique. Si la première n'est pas un souverain bien, le second ne vaut guère mieux.

    Gorgias définit la rhétorique comme l'art de la persuasion. Socrate s'insurge contre cette scandaleuse pratique qui a toutes les chances de flatter les égoïsmes les plus étroits. Mais il ne retourne pas le couteau de la petitesse humaine sur ses convictions. Celles-ci sont de l'ordre cosmique. Elles s'inscrivent dans le droit fil de la Vérité éternelle. Qu'elles soient fondées sur une tromperie ne l'émeut guère. Platon est trop intelligent pour ne pas mesurer les failles de son raisonnement.

    S'opposer aux sophistes en général, et à leur chef charismatique Gorgias en particulier n'est pas à proprement parler une tâche philosophique mais politique. A la rhétorique Platon substitue l'idéologie, il remplace la persuasion sophistique par l'assènement monolithique d'une chape idéologique totalitaire.

    Certains esprits primesautiers de nos contemporains n'hésiteraient à simplifier l'équation : très simple, une gauche gorgienne à gauche et une droite platonicienne à droite. Mais à la réflexion ils s'apercevront que leurs équivalences ordonnatrices ne sont pas aussi évidentes. Ils se rappelleront que notre modernité classe les méchants sophistes du côté du mal platonicien. Tous leurs calculs seront à recommencer. Sur des bases d'autant plus tanguantes que s'ils ont éliminé depuis longtemps de leur mémoire vive le penseur Platon, à la stature un peu trop encombrante pour notre modeste modernité, ils n'ont surtout pas jeté avec le piédestal du philosophe le bébé que la moraline de ses descendants monothéïques leur a fait dans le dos.

    D'autre part Gorgias est aussi un personnage embêtant. On l'a définitivement relégué parmi les boursoufflures de son style. Rococo ampoulé qui n'amuse plus personne, depuis au plus tard Gongora ! Ne cherchez pas très loin, le premier qui a eu l'idée de le réduire à ce rôle de petit rhétoriqueur. A le présenter ainsi Platon édulcorait le personnage de bien étrange façon. Si vous voulez noyer le chien Gorgias, accusez-le d'être un écrivain redondant. Rien de plus terrible que de sous-entendre que votre causeur magnifique est un scribouillard ennuyeux. En moins de deux siècles vous lui cassez sa réputation pour l'éternité.

    Et surtout plus besoin de s'inquiéter pour vos propres idées. Les blanches brebis pourront paître tout à leur aise dans les alpages évanescents sans qu'une bête féroce ne vienne leur livrer une chasse impitoyable. Car derrière la phraséologie de Gorgias se trouve une métaphysique des plus encombrantes, dont les pieds du cadavre n'auraient pas arrêté de dépasser du placard aux bonnes idées si par mégarde Platon les avaient laissées coexister.

    L'auteur de la République s'est dépêché d'envoyer Gorgias le grand persuadeur ad patres en le dépeignant sous les traits d'un amuseur public en fin de course, de peur que l'on ne s'intéresse à d'autres aspects de cette oeuvre essentielle.

    ( 2008 / in Gorgias on my Mind )

     

    DU NON-ÊTRE, OU DE LA NATURE.

    GORGIAS.

    In LES ECOLES PRESOCRATIQUES. ( pp 701 – 707 )

    Edition établie par JEAN-PAUL DUMONT.

    In LES ECOLES PRESOCRATIQUES. FOLIO ESSAIS N° 152.

    Pas plus de cinq pages, c'est tout ce qui nous reste d'un des livres les plus importants produit par la pensée humaine. Un véritable baril de poudre, l'on ne comprend que trop bien à la lecture de ce hâtif résumé qu'en dresse Sextus Empiricus dans son Contre les mathématiciens, pourquoi il fut à toutes les époques discrètement chassé des bibliothèques.

    Un livre extrême, certes mais surtout de tous les livres le plus grand corrupteur, ou plutôt le grand corrodeur car il reste dans le premier terme des relents d'une moraline de bas-étage bien éloignés des préoccupations gorgiennes. Même Nietzsche n'a pas saisi la portée de cet ouvrage qui ne se situe pas par delà le bien ou le mal, mais en-deçà du bien et du mal. Il est sûr que Nietzsche a quelques excuses puisque sa tentative de pensée radicale se tient en bout de piste quelques vingt-siècles après le commencement alors que Gorgias se trouve à l'origine et qu'il est facile en cette situation d'être l'original qui a devancé tous les suiveurs.

    Mais c'est encore mal poser le problème. Les grecs le formulèrent d'une façon simple : combien existe-t-il d'objets intelligibles qui structurent le monde et donnent au cerveau humain la capacité de l'appréhender, notre pauvre cervelle agissant alors comme un sixième sens nous permettant de mettre en évidence l'existence de ces dits objets. Isocrate nous rappelle que pour les uns il y en avait une infinité. Dans ce cas-là leur multiplicité avait tendance à effacer l'unité du monde. Empédocle en élisait quatre plus deux. Nous sommes en cette occurrence très près du Coup de Dès Mallarméen. Ion en désignait trois, le fameux triangle des Bermudes avec en prime en son milieu la fameuse Atlantide évanouie de Critias ( mais nous en reparlerons plus tard ), Alcméon deux seulement, Mélissos et Parménide, un.

    Et pour Gorgias, le fameux empêcheur de tourner en rond, aucun. A ne pas confondre avec le foutoir kaotique de ceux qui premiers arrivants se perdirent dans la multiplicité du donné empirique et observable. La pensée grecque est à saisir, non comme une collection dument étiquetée de maîtres soigneusement rangés sur l'étagère du savoir, mais comme un effort collectif de penseurs chacun héritant des observations et réflexions des précédents. Le phénomène est si imparable qu'à l'autre bout de la chaîne Nietzsche et Heidegger se disputeront le titre du dernier arrivé qui résume, récapitule et clôt la série, refermant derrière lui, après lui, la porte.

    Gorgias ouvre l'un-ground, il scie les poutres maîtresses qui soutenaient le plancher sur lequel tous ces prédécesseurs avaient posé leurs appareillages conceptuels. Ouvrez les vannes, tout le monde descend !

    Avec son Un en or massif Parménide qui habitait au rez-de chaussée fut le premier à sonder le scandale de l'entresol gorgien sans fond. Gorgias ne s'embarrasse ni de petite bière ni de grosse coupure, il ne dit pas que l'Être parménidien n'existe plus, mais que si l'Être parménidien existait il ne saurait exister puisque le fait d'exister le retrancherait de l'Être. Admirez le savoir-faire, Gorgias ne nie pas l'existence de l'Être il nie sa possibilité d'exister en tant qu'Être. Et s'il est autre chose, il n'est point, en toute logique.

    Inutile d'aller chercher plus loin la haine, soigneusement déguisée en joyeux sarcasmes, dont Platon poursuivit Gorgias. Gorgias interdit l'adéquation entre Dieu et l'Être, car si Dieu est au-dehors de l'Être il n'est point. L'on comprend pourquoi selon Heidegger la philosophie est l'histoire de l'oubli de l'Être. Trouver l'Être c'est remonter jusqu'à la mort de l'oeuf. Non pas une mort bakouninesque -grand guignolesque avec croix de bois et légionnaires hilares – mais même pas in utero, avant même que la conception soit possible. Pardonnez-nous Marie ! Plus tard les mystiques et les théologiens inventeront le pis-aller de la théologie négative, mais avec Gorgias cela ne marche pas. Car Gorgias obstrue en un deuxième mouvement l'un-ground, il ne dit pas que l'Être n'est pas, ce qui pourrait après et avec maintes circonvolutions laisser une chance au non-être, Gorgias pose que la chose n'est pas. Rien n'est. Le rien ne naît pas.

    Plus tard l'on a tenté de tourner le problème. Comme l'on tourne autour du pot ou du noeud gorgien, l'on a posé la question autrement, de manière oblique. L'on a laissé tomber l'Être, l'on s'est contenté de ce rien qui ne voulait même pas être. L'on s'est mis à se demander pourquoi il y avait ce rien qui n'était même pas l'être, et que l'on a rebaptisé étant, pour être plus près de l'Être. L'air de rien. Donc pourquoi ce rien et pas autre chose. L'autre n'était, n'étant, qu'une résurgence du non-être platonicien, mais tout le monde a préféré faire semblant de ne pas savoir.

    Mais là aussi Gorgias avait préventivement fait sauter les anciennes attaches pour que personne ne s'avisât de retailler de nouvelles poutrelles dans les antiques encoches. Dans tous les cas, même si cette chose existait l'on ne pourrait jamais l'appréhender car la pensée d'une chose n'est pas la chose. Aucun travail de pensée ne nous fera appréhender un être quelconque.

    Quant à ceux qui voudraient hisser la dernière citadelle de l'Être dans le langage – et ils sont nombreux en notre modernité poétique ceux qui s'essaient à définir la poésie comme une patiente glossalie – Gorgias les prévient – et le geste est d'autant plus admirable que ses contemporains voyaient en lui, avant et après tout un beau parleur, avec la nuance péjorative de l'expression appuyée – le langage ne leur sera que d'un inutile secours. Le marteau ne nous renseignera jamais sur l'être de la pointe. Puisque la pointe n'a pas d'être, mais surtout parce que la philosophie à coups de marteau n'enfonce aucune pointe.

    Difficile d'en dire plus. Non pas parce que le discours ne reflètera jamais le moindre soupçon de vérité, Gorgias fut un immense péroreur durant toute sa vie, et il vécut, si l'on en croit la doxographie jusqu'à cent neuf ans ! Mais parce que Sextus Empiricus n'a pas jugé bon, mais c'est là une vue très personnelle de notre esprit que vous pouvez qualifier de malade, de nous faire parvenir un rapide résumé de ce que lui même n'évoque pas - mais Gorgias lui-même ne l'a peut-être pas fait, ou alors a abordé le sujet en un autre écrit dont nous n'avons plus de traces -l'autre terme de la coordination. Nous avons vraisemblablement – j'adore ce mot qui proclame l'incertitude de son propre fondement étymologique – un résumé assez fidèle de tout ce qui dans le traité se rapportait au non-être, mais qu'en est-il de ce déploiement du rien sous forme de phusis ?

    Certes il s'agit d'un titre générique, inhérent aux écrits des premiers physiciens, mais il ne nous étonnerait pas que Gorgias ne se soit exprimé aussi sur la nature conçue non pas en tant qu'être ou non-être, mais en tant que nature. Ce serait alors un pas que nous nommerions prémonitoiremen taristotélicien. Il y a sans doute toute une enquête à mener dans la Métaphysique d'Aristote.

    Mais en attendant relisons encore une fois Gorgias, ce sera plus vite fait. Ce Traité du Non-Être est une oeuvre essentielle et absolue. Y-a-t-il seulement dans la littérature mondiale cinq livres de cet acabit ?

    ( 2008 / in Gorgias on my Mind )

     

    GORGIAS. PLATON.

    Présentation et traduction par

    MONIQUE CANTO-SPERBER.

    Edition de 1987 mise à jour en 1993. 380 pp.

    GARNIER FLAMMARION.

    A ne pas confondre avec notre précédente chronique qui prenait en compte la traduction et la présentation d'Emile Chambry. Pour cent pages de plus nous avions cinq dialogues supplémentaires. L'on comprendra que l'on a grossi le caractère et étoffé la préface et les notes. La lecture en est plus aisée mais la traduction de Monique Canto-Sperber ne nous semble pas vraiment apporter un plus. Un peu moins cicéronienne que celle de Chambry, elle balance ses phrases d'une manière un peu plus sèche. Nous nous refuserons de toute force à situer les deux versions sur les barreaux d' une échelle de valeurs réductrice, d'autant plus que nous établissons notre jugement non par rapport à la fidélité à l'original grec, mais selon l'accord de cohérence interne de chacun des deux textes.

    Ces deux traductions se complètent et nous ne tenons pas à nous perdre en de stériles comparaisons. Contrairement à beaucoup qui clament que toute traduction est une trahison, nous pensons que le lecteur tant soit peu subtil est capable d'autoproduire une espèce de compréhension archétypale de toute oeuvre traduite qu'il lit. Cela demande peut-être accoutumance, mais si le livre déclenche quelques résonances analogiques avec les expériences existentielles du lecteur, une compréhension analogique se met automatiquement en place.

    Bien sûr, cela ne vaut pas un lien direct avec l'original, mais il est de par le monde des milliers d'amateurs de tous pays qui n'entravent que couic à la langue grecque et qui parviennent à une meilleure compréhension à la pensée de Platon que des millions de grecs autochtones et contemporains plus préoccupés des résultats de leur équipe de foot favorite que d'herméneutique platonicienne. Et cela est valable pour toutes les littératures traduites en n'importe quelle langue !

    Monique Canto-Sperber s'intéresse davantage à Platon qu'à Gorgias. Elle n'a pas tort. Dans le Gorgias Platon expose sa pensée et pas celle de Gorgias. Nous sommes dans une démarche opposée à celle de notre introductrice qui recherchons quelques onces de la personnalité de Gorgias et de l'expression de sa pensée dans des oeuvres qu'il n'a pas écrites et qui sont en quelque sorte dirigées contre lui, avec toute la mauvaise fois et la volonté de simplification induites par un tel a priori.

    Remarquons, que tout comme il l'avait effectué dans son Protagoras, Platon ménage son ennemi. Gorgias n'est en première ligne que dans le premier tiers du dialogue. Par la suite la parole lui est ravie par deux de ses disciples qui se portent volontaires pour croiser le fer avec Socrate, alors que personne ne leur a rien demandé. Polos et Calliclès opèrent un véritable détournement de logos.

    Dans sa préface Monique Canto-Sperber remarque qu'étrangement ni Platon, ni Aristote ne font en leurs livres le moindre renvoi au fameux Traité du Non-Être de Gorgias. Sous prétexte que dans sa Métaphysique, Aristote aurait pu faire un effort, elle se hâte de conclure que ce Traité n'est en rien une oeuvre philosophique dans laquelle Gorgias aurait exposé sa pensée. Ce serait juste un exercice de style qui aurait permis au plus glorieux citoyen de Léontium de faire montre de sa prodigieuse agilité verbale. Bref il aurait bâclé cela sur un coin de table en un déluge de virtuosité sémantique sans égale. En d'autres termes Gorgias ne pensait pas un traître mot de son traité. Dans le genre encore plus paradoxal que la flèche de Zénon qui vole sans avancer d'un centimètre, on ne peut aller plus loin.

    Il est une autre façon d'expliquer le silence conjoint des deux grands maîtres de la philosophie antique. C'est qu'une fois que l'on a rappelé le contenu du célèbre discours, si l'on veut rester dans une stricte logique philosophique, il ne reste plus qu'à se taire et à tirer un trait sur ses prétentions, justement philosophiques. Gorgias est un sacré empêcheur de tourner en rond dans la sphère de l'Un parménidien. Tant que vous vous amusez à la multiplier par un, deux, trois, quatre, et la diviser en autant de petits morceaux que vous désirez, vous pouvez faire joujou avec indéfiniment. Maintenant s'il advient que par malheur vous multipliez l'Un par le Zéro gorgien, vous êtes au plus mal avec votre cosmologie réduite à rien du tout.

    Gorgias vous casse la baraque en moins de Un ! Pas étonnant qu'un étrange silence philosophique entoure depuis des siècles le Traité du Non-Être. Gorgias le rhéteur est autrement plus critiquable que Gorgias le métaphysicien ! Durant plus d'un millénaire Gorgias a été rejeté dans le cabinet des curiosités littéraires : haro sur le baudet à la langue surchargée ! Otez-nous cet alambic pré-symboliste ! Mort au rococo décadent !

    Hélas ! La surmultiplication productiviste de l'édition moderne et le travail de compilation acharné menés par deux ou trois chercheurs curieux de sophistique ont remis sur le devant de la scène ce texte longtemps exilé en une confidentialité marginale. Aujourd'hui un esprit curieux ne manquera pas de le dégoter dans une édition de poche.

    Puisque l'on ne peut nier son existence, l'on tente d'amoindrir son importance en le faisant passer pour une sorte de canular littéraire mis au point par un prestidigitateur doué. Un peu comme Les déliquescences d'Adoré Flopette. Dire qu' à la fin du vingtième siècle l'on en était encore là ! Que ceux qui participent de cette croisade n'oublient point que le ridicule est une arme à double-tranchant.

    Il est des arguments imparables qui se retournent contre leur proférateur plus vite que leur ombre. Combien-t-il que ce serait l'exacte réalité, que Gorgias ait torché son opuscule en deux temps, trois mouvements, façon de plaisanter et de se moquer ouvertement du sérieux des philosophes de profession, qu'est-ce que cela changerait au fond. Le clown qui glisse sur la peau de banane - qu'il avait soigneusement déposée à l'endroit idoine afin de voir son acolyte mordre la sciure de la piste – et qui n'en effectue pas moins un sextuple saut périlleux arrière se révèle être un merveilleux acrobate. Peut-être auriez-vous préféré une mise en scène plus haletante avec roulement de tambour et tintement de cymbales endiablées, pour souligner l'exploit ?

    Méditation désespérée ou éternuement facétieux de l'esprit, sa parturience n'induit en rien ( c'est le cas de le dire ) la portée souveraine de ce texte. Monique Canto-Sperber peut en douter. Platon lui ne s'y trompe pas. Pas question de chatouiller l'éléphant sous la trompe. Le magasin de porcelaine du dialogue pourrait en être dynamité en quelques secondes. L'on ne s'attaque pas à Gorgias, l'on se contente de jouer avec des seconds couteaux. Qui ne se laissent pas faire.

    Le dernier, Calliclès, est particulièrement retors. Il refuse de mettre le petit doigt dans l'engrenage socratique. Des belles idées de Socrate, le beau, le bien, le bon, la justice, il n'en a rien faire. Ce ne sont que des marionnettes, des faux-semblants, des artefacts. Socrate a beau couper les cheveux en quatre et adopter des positions paradoxales à faire frémir un sophiste, Calliclès ne mord point à l'hameçon.

    Vaincu Socrate propose de ne pas continuer et de laisser la discussion en plan. Traîtreusement Gorgias qui depuis de longues minutes n'a pas dit un seul mot, l'invite avec courtoisie à continuer. Le perfide ajoute - l'on imagine le sourire en coin - qu'il est curieux de voir comment le roi de la maïeutique va se sortir de ce guêpier.

    Socrate s'en tire par le haut. Il nous établit en avant-première un remake du pari pascalien. Nous devons être sages, justes et bons, parce qu'une fois morts nous serons jugés en la complète nudité de nos actes ! Pas besoin de coller son oreille sur la page pour distinguer les hennissements intérieurs de Gorgias ! A y réfléchir la sortie de secours débouche par le bas, dans les Enfers !

    Certains commentateurs dissidents en sont venus à déclarer que Platon était secrètement en accord avec la brutalité de Calliclès. Nous ne le pensons pas. Simplement la pensée invisible de Gorgias agit comme un trou noir. Elle happe tout ce qui s'aventure en ses alentours. Socrate et Platon sont les premières victimes de leur témérité. L'on ne se mesure pas avec le néant. Le non-être de Gorgias n'est pas nihiliste, il est une machine de guerre qui casse la dogmatique de toute pensée à prétention monothéïque. Pas de pitié pour les moralines confites en dévotion. Mais pourquoi Nietzsche aimait-il particulièrement ce dialogue

    ( 2008 / in A Gorgias Déployé )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 17

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 017 / Novembre 2016

    VIGNY / DORVAL

     

    VIGNY SOUS LE MASQUE DE FER.

    NICOLE CASANOVA.

    Collection : Biographie. CALMAN-LEVY. 334 p. 1990.

    L’on a triché sur l’épaisseur du papier et la hauteur du caractère, de loin ça ressemble à une de ces grosses sommes définitives sur lesquelles un aficionado transi sacrifie trente années d’une existence de rat de bibliothèque vouée aux recherches les plus minutieuses. Ça se lit en une soirée et vous en ressortez aussi idiot que vous y êtes entré.

    Nicole Casanova a juste oublié que Vigny fut non seulement un écrivain mais aussi un des premiers penseurs de notre modernité. Pour l’œuvre littéraire notre biographe s’est contentée d’entrecouper l’anecdotique résiduel d’une existence glanée chez les témoins, les amis, les confrères, la presse, et les notes personnelles du poëte, de rapides résumés, à peine longs de deux ou trois pages, de chacun des livres publiés par Vigny ou ses exécuteurs testamentaires.

    Quant à la pensée de Vigny, il nous sera répété à quatre ou cinq reprises, que notre poëte fut avant tout un adepte de la démocratie modérée à la Tocqueville. Il est tout de même étrange que nous n’ayons jamais aperçu poindre le nom d’Alfred de Vigny dans le flot des discours laudateurs qui accompagnèrent tous ces derniers mois la redécouverte tonitruante du chantre de la libéralité américaine à laquelle se sont livrés sans aucune retenue journaux et media cultureux officiels…

    Vigny n’aura jamais de chance. Du moins a-t-il eu très tôt conscience du destin qui lui était réservé. S’il s’identifia très vite à la hautaine figure de l’Empereur Julien, sans doute fut-ce par cette pénétrante intuition que son action, tout comme celle de Julien, ne serait jamais présentée aux hommes que recouverte du voile conjurationnel de la diffamation la plus éhontée. Julien traversa l’Histoire sous l’infamant sobriquet de l’Apostat, Vigny serait le cœur sec du romantisme français. Lui qui ne fut que tourment et passion, feu et fièvres, foudres et poudres, traînera la réputation étriquée d’un esprit réactionnaire de mauvais aloi.

    Nous aimons à penser qu’il en est des sommets de l’esprit comme des pics altiers des plus hautes chaînes de notre géographie physique. C’est bien parce que quelques précurseurs ont planté des camps de base sur les aires des aigles et tracé les premières voies ascendantes que d’autres plus tard pourront venir, et retrouvant les anciennes pistes d’envol, mettre leurs pas dans ces tentatives désespérées, établies en pure perte, du moins leur sembla-t-il, par ces fous altitudants de la première heure. Il existe comme une intersubjectivité de la practicité humaine qu’elle soit conscientisée ou purement physique. Là où l’homme est passé une fois, un autre surviendra, dans les secondes ou les siècles qui suivront. Sans le savoir, le solitaire d’Engadine a souvent suivi les sentes pitonnées par Alfred de Vigny. Il pensait être le premier à s’aventurer si haut, qu’il ignorait que le veilleur de la minuscule tour du Maine-Giraud avait déjà emprunté ces chemins.

    Vigny n’a pas hérité de l’appareillage conceptuel forgé par le premier romantisme allemand. Malgré toute l’admiration que l’on peut éprouver pour André Chénier, Goethe, Hölderlin et Hegel fournirent à Nietzsche une banque de données bien plus riche que ne reçut jamais Vigny. Notre poëte devra faire son chemin tout seul au milieu du fatras des muses romantiques. Survenant après le romantisme Nietzsche peut s’offrir le luxe souverain de le rejeter du pied et de le stigmatiser sous l’étiquette amoindrissante de maladie ou de décadentisme. Le travail de Vigny sera analogue à celui fourni par Edgar Allan Poe dont le les recherches métaphysiques donneront naissance presque par inadvertance au roman policier. Dans un souci d’ordre et de précision Vigny définira les aîtres du roman historiques et du poème. N’hésitons pas à rappeler que le Poème fut le genre littéraire par excellence du dix-neuvième siècle. Plus que le roman réalisto-naturaliste dont on nous vante sans cesse les modalités d’écriture comme le véhicule idéal de notre modernité, le Poème fut l’arcane majeur de la création littéraire française, et par l’incandescence à laquelle le portèrent de Vigny à Mallarmé et Valéry nos poëtes, l’assise fondamentale de la littérature européenne moderne.

    La figure de Julien hante et encadre toute l’œuvre de Vigny. A vingt ans il rêva les ébauches d’une tragédie romantique sombrement intitulée Julien, et au soir de sa vie il tentait de finir un roman consacré à la vie de l’Empereur. L’épidémie de choléra qui ravagea l’Europe dans les années trente nous coûta les brouillons du drame que Vigny préféra brûler que laisser à la postérité inachevés… De nombreuses pages de Daphné nous sont parvenues. Elles ne furent publiées pour la première fois qu’en 1912. Il est des brûlots dont on hésite à se départir.

    Vigny est atteint du même mal que Julien : il se peut se définir d’un seul mot, de passe et de garde pour les légions qui veillent sur le limes, fidelitas ! Fidélité aux anciens Dieux qui exprimèrent l’Empire pour Julien, fidélité en une couronne royale et catholique en laquelle Vigny ne croit plus depuis le retour catastrophique des Bourbons. L’on a glosé fort méchamment sur le ralliement de Vigny à l’Empire. Mais outre que la royauté était bel et bien morte de sa laide mort, en rejoignant l’Empire Vigny met en accord ses vœux phantasmatiques les plus chers d’une résurgence impossible de l’Antique Imperium Romanum, avec la geste moderne et napoléonienne qui y faisait, certes d’une manière quelque part trop symbolique, toutefois explicite, référence. En optant pour le républicanisme, Hugo et Lamartine et le plus gros des troupes romantiques, incarnent une des virtualités révolutionnaires du romantisme. Mais Vigny ne trahit, quoi qu’on en dise, en rien le romantisme exalté de sa jeunesse. Au contraire peut-être est-il celui qui referme le plus magnifiquement le cycle d’énervation mal contenue de toute cette jeunesse ardente des lycées, privée par Waterloo de ses futures heures de gloire. Phénomène sociologique en lequel de nombreux historiens voient une des causes de ce sentiment d’insatisfaction qui se traduira par l’explosion du mouvement romantique.

    En 1862, Le Mont des Oliviers tord définitivement le cou au christianisme. C’est au nom des principes chrétiens eux-mêmes que Vigny lance l’anathème définitif sur le Dieu d’amour. Dieu qui n’est pas intervenu pour sauver le Christ est donc coupable et méchant. Rien ne sert de l’accabler d’injures et d’insultes. Il suffit de se détourner, avec un froid dédain. L’homme renoue enfin avec le sens de sa vie. Un cycle s’achève, qui avait débuté par la mort de Julien. L’Histoire reprend son cours après une sordide parenthèse de plus de quinze siècles.

    L’on prétend que Vigny ne voulut laisser publier des extraits de Daphné pour ne pas porter un coup mortel à l’Eglise qu’il sentait comme une coquille vide, prête à s’effondrer sur elle-même. L’on ne tire pas sur un ennemi frappé à terre. Les coutumes gentilhommières ont bon dos. Nous nous trouvons plutôt face à face avec ce vieux principe de caste et familial de fidélité. Vigny a quelque peu joué à je te tiens tu me tiens par la barbichette avec le christianisme.

    Vigny qui sut définir son époque comme celle de la modernité, vécut sans perspective historique. L’effondrement de Nietzsche est aussi dû à cette impression d’horizon bouché et indépassable. Ce n’est qu’une cinquantaine d’années après la mort de Vigny que l’Histoire commencera à s’accélérer. Certes le Royaume n’est plus de ce monde. Vigny a même participé de près, en tant que jeune garde royal recommandé par sa mère, à son agonie. Mais le cycle de l’Imperium n’a pas vraiment débuté encore. Vigny n’en a même pas achevé la conceptualisation politique. Isolé, seul et solitaire, il survit comme le loup qui va périr en combattant, dans ce no man’s land de hasard et de pacotille. Il meurt dans le désespoir absolu. Mais il a la prescience que son œuvre aidera aux germinations futures.

    André Murcie. ( 25 / 04 / 04 )

     

    HISTOIRE D’UN MALEFICE. MICHEL MOURLET.

    Suivi de LA DERNIERE ANNEE DE MARIE DORVAL

    ALEXANDRE DUMAS.

    196 p. 18, 29 Euros. Novembre 2001. E-DITE

    Editions e-dite : 6, place de la Madeleine. 75 006. PARIS.

    Marie Dorval ! Plus qu’un nom : un mythe. Pour quelques uns, de plus en plus rares, parmi lesquels je me revendique, nourris au lait cru du romantisme, elle reste comme la figure intangible de la féminité.

    Le siècle ne pense que très rarement comme nous. Les adeptes des bicentenaires l’ont oubliée. Avaient-ils, à leur décharge, connaissance de son existence ? Le hasard n’existe pas : l’on a aussi été très peu prolixe quant à la commémoration d’Alfred de Vigny. Il eût été illogique que nos contemporains se soient souciés d’un de leurs plus grands poëtes.

    La verve, la truculence et la bonhomie d’Alexandre Dumas ne dérangent guère. Les flonflons panthéonesques pour les gloires nationales, l’oubli vengeur pour les empêcheurs de penser en rond ! Mais n’en voulons point trop à Alexandre le Gros d’être encensé aujourd’hui par les mêmes qu’avant-hier il abhorrait. Il fut un ami fidèle de Marie Dorval. Sur son lit de mort ce fut vers lui qu’elle se tourna, en ultime recours, pour avoir droit à ses six pieds de terre funèbre et parisienne. Sa dernière année de Marie Dorval est d’une tristesse à mourir. Elle n’est pas s’en rappeler la funeste et misérable comédie qui se joua au dernier chevet d’un Villiers de L’Isle Adam et de quelques autres. . .

    L’on posséda, elle fut brûlée par un admirateur coincé du cul de l'auteur de La mort du Loup une lettre de Vigny à Marie Dorval, tachée de sperme. Qui aurait cru notre loup solitaire capable de tels épanchements ? La passion que la Dorval inspira à l’ange blond du romantisme fut totale. Devant l’inconstance de la belle, et Jules Sandeau, et Georges Sand, et Alexandre Dumas, fidèle à lui-même Vigny préféra s’éloigner sans bruit ni atermoiement. Il était de ceux qui rongent leur plaie dans le silence, sans mot dire.

    Mais peut-être pas sans maudire, assure Michel Mourlet. Les historiens de la littérature n’ont pas manqué de faire la relation entre la « trahison » de Marie Dorval et la terrible imprécation de La colère de Samson contre « La femme, enfant malade et douze fois impur ! »

    Certes cette terrible injonction du Poëte à la « vipère dorée » n’est point faite pour lui attirer les sympathies de nos modernes féministes. Mais ce n’est pas là le propos de Michel Mourlet qui s’interroge sur la puissance opérative de ce poëme qui aurait agi comme un envoûtement vaudou sur la carrière de Marie Dorval. Histoire d’un Maléfice. Tel est le titre.

    Les esprits positivistes en souriront. Les psychologues voudront bien concéder que l’envoi du poëme ait pu causer une blessure telle à la pauvre Marie qu’un remord inconscient l’aurait précipitée à développer et une névrose et une conduite de l’échec. . .

    Le livre de Michel Mourlet s’ouvre sur une citation de Gérard de Nerval. Manière séduisante et de toute discrétion de rappeler que la poésie n’est pas un des fleurons de l’art du bien écrire mais une pratique quasi chamanique qui engage les forces essentielles qui sous-tendent notre présence au monde. Ainsi, l’ont indiqué les plus grands poëtes du dix-neuvième siècle. Louons Michel Mourlet de nous ramener à l’écoute alchimique de ces voix qui refusent, malgré le dédain et l’ostracisme dont nos contemporains les abreuvent, de s’éteindre et de bruire, telles les lyres ordonnatrices d’Orphée et d’Amphion.

    André Murcie ( 2004 )

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    PROTAGORAS. PLATON.

    Traduction et notes par EMILE CHAMBRY.

    In N° 184. GARNIER FLAMMARION.

    Un des premiers dialogues de Platon. Un des moins philosophiques. Un peu comme si l'auteur passait en revue ses futurs ennemis : Protagoras bien sûr mais aussi Critias, Hippias, Prodicos, la fine fleur de la sophistique – l'oeuvre ne porte pas le sous-titre Les sophistes par hasard – prise en flagrant délit existentiel. Hippias en chaire, Prodicos au lit, Critias en compagnie d'Acibiade, Protagoras arpentant les couloirs avec les fils de Périclès à ses basques, en préfiguration péripapéticienne.

    Entre nous soit dit le livre est un tour de force stylistique : Socrate rapporte toute la scène et les discussions qui la précédèrent et la suivirent à un ami en une espèce de monologue, un véritable one man show antique. Dans sa préface Emile Chambry regrette le grand auteur comique que nous avons perdu lorsque Platon a abandonné le théâtre pour la philosophie. Et sa remarque nous semble d'une extrême pertinence.

    Excusez-moi, mais j'ai l'impression que nous avons malheureusement oublié de présenter le plus grand des sophistes du livre : Socrate, en personne ! D'ailleurs si Socrate consent à se déplacer pour rencontrer Protagoras ce n'est que pour démontrer à Hippocrate – jeune et riche aristocrate athénien de son entourage – qu'il n'a aucun intérêt à prendre des leçons avec Protagoras, puisque lui Socrate va lui prouver qu'il a la langue encore plus habile que ce prince de la sophistique.

    Il faut avouer que Socrate sortira le grand jeu de la mauvaise foi. Alors que la longue réponse de Protagoras contente l'auditoire entier, et que même nous deux mille cinq cents après ne pouvons être que frappés par sa retenue et sa tranquille noblesse, Socrate qui avoue être resté sous le charme ne peut s'empêcher d'objectionner son honneur.

    Comprenant qu'il ne peut entrer en rivalité avec les longues périodes rhétoriques de Protagoras il le prie de bien vouloir se prêter à un questions-réponses crépitant, cette formule courte dans laquelle il excelle. Notre Socrate se montre si brutal qu'à la fin, excédé Protagoras exprime son désir de se retirer de cette avalanche d'interrogations auxquelles Socrate ne lui-laisse jamais la possibilité d'exprimer une tierce position différente du sempiternel ou-oui ou-non qu'impose sa maïeutique.

    Le public s'interpose et la controverse reprend. Protagoras essaie d'amener Socrate sur des commentaires poétiques qui nécessitent de plus amples développements. Socrate s'en tire en trichant, n'hésitant pas à changer un vers du poème de Simonide débattu. Sur une derrière pirouette notre danseur de claquettes éristiques retourne à son questionnaire d'enquêteur sofrès. Protagoras ne répond que du bout des lèvres, conscient de s'être fait piégé, mais accordant crédit à Socrate uniquement relativement aux conditions mêmes de la passation de l'épreuve.

    Socrate triomphe. Grisé par son succès il ne s'est pas aperçu que par ses tour de passe-passe dialectiques, lui et son adversaire en sont tous deux venus sur une position finale en totale opposition avec leurs affirmations initiales. Victoire à la Pyrrhus pour Socrate qui gagne la partie pour se retrouver en accord avec les convictions protagoriennes qu'il s'était donné pour but de réfuter.

    Le plus surpris des deux n'est pas celui que l'on croit. Tel est pris qui croyait prendre. Protagoras échaudé décline une nouvelle joute, et Socrate se hâte de mettre les bouts. Le thème de l'affrontement – la vertu peut-elle s'enseigner ? - n'a été pour Socrate qu'un motif gratuit de briller en société, nous ne l'évoquerons donc pas en cette chronique.

    Au fil des siècles, l'ensemble des commentateurs est resté des plus évasifs quant à l'intérêt philosophique de ce dialogue et le lecteur peut s'interroger sur les intentions de Platon. Sans doute s'est-il laissé emporté par sa verve et Socrate a vraisemblablement fait les frais de la virtuosité parodique de son disciple.

    Le Protagoras ne s'étend guère sur Protagoras. Le sophiste n'y développe pas sa pensée. Pour en avoir un exposé il faudra attendre la composition du Théétête. Protagoras est un personnage trop important pour subir une attaque frontale en règle. Plus tard à l'autre bout de sa vie, Platon manifestera une même déférence envers Protagoras, alors que le Théétête se risque à une impitoyable déconstruction de sa vision du monde.

    C'est dire l'importance de la pensée de Protagoras en son époque. Nous l'avons réduit vu le peu de ses oeuvres qui nous soient parvenues au rôle de second couteau philosophique. Un original, en avance sur son temps, une espèce de clandestin de la pensée grecque. Un précurseur du sceptico-pragmatisme anglo-saxon. Les précautions de Platon qui se permet le sacrilège suprême de dépeindre Socrate en bouffon du roi Protagoras, démontrent qu'il n'en a pas toujours été ainsi.

     

    PROTAGORAS.

    In LES ECOLES SOCRATQUES.

    Edition établie par JEAN-PAUL DUMONT.

    Folio-Essais. N° 152.

    Il ne nous reste pas grand-chose de Protagoras, mais il faut avouer que sa petite phrase sur l'homme mesure de toutes choses, de celles qui sont et de celles qui ne sont pas, qu'on la retourne de tous côtés en titillant la traduction ou en s'inspirant des diverses sources qui nous l'ont rapportée, est assez embêtante par elle-même. Mais si en plus on a le malheur de la croiser avec celle qui proclame son ignorance quant à l'existence ou l'inexistence des Dieux, l'on se trouve en présence d'une véritable bombe atomique. L'adjectif est d'autant plus étymologiquement juste que Protagoras fut en sa jeunesse le disciple de Démocrite.

    Les plus démagogues des athéniens ne s'y trompèrent point qui l'accusèrent d'impiété. C'est en mettant les voiles et une distance respectable entre son immodeste personne et ses dénonciateurs que Protagoras trouva le chemin du sombre Hadès. Chaque époque sécrète sa pensée unique, mais cette expression étant formé de deux termes trop nobles pour ce qu'elle entend signifier, sans doute serait-il plus judicieux de lui substituer celle plus infamante – mais ô combien plus proche de la réalité – de doxa des imbéciles.

    Autodafés, chasses aux sorcières et conjurations du silence sont, de tous les temps, les conséquences effectives, de ce rétrécissement de l'intelligence humaine. Cette dernière est en effet un drôle d'oiseau dangereux. Il convient de lui couper les ailes afin de l'empêcher de voleter un peu partout. Ces moeurs ne nous sont pas étrangères. Jugez de ce qu'il dut en être deux millénaires et demi antérieurs...

    La sophistique éclata comme un coup de tonnerre dans le ciel olympien de Zeus. Elle fut comme le deuxième étage de la fusée qui s'allume pour s'arracher à l'attraction êtrale. L'on avait sacrément éclairci le lourd marbre pierreux de la statue des Dieux avec cette idée si légère de l'Être. Qu'il soit un, deux, trois, quatre ou une infinité, son statut en avait pris un coup.

    L'originelle pensée phusique avait rendu les Dieux transparents. L'on n'avait plus besoin d'eux, ce n'est pas pour cela que l'on avait décrété leur mort. Le culte des ancêtres était une composante essentielle de l'identité grecque. Plus tard Heidegger tonnera contre l'oubli occidental de l'être, mais les grecs omirent d'oublier leurs Dieux.

    On les mit bien au chaud dans les temples, l'on n'interdit jamais aux âmes simples de les adorer. Pour les esprits forts - comme le vase en cristal de l'arrière-arrière grand-mère que l'on conserve au fond d'un placard, par un reste de respect originel un peu névrotique et auto-masochiste quant à sa propre provenance familiale - la conservation de ces reliques sacrées s'avéra plus embarrassante. L'unanimité individuelle fut de les ranger sur une étagère intérieure, après les avoir toutefois transformés en leur idéelle notion conceptuelle.

    L'armoire philosophique grecque ne se séparera jamais de ces figurines sacrées. Même quand on ne croit plus en leurs vertus, on les porte par-devers soi, comme la photo de votre chien décédé qui ne quitte pas la vitre du buffet de la cuisine. Quand plus tard Heidegger rouvrira l'antique garde-à-manger, il ne manquera pas de leur mettre la main dessus et de prophétiser, tout émerveillé, que nous vivons le moment du retour des Dieux.

    Les Dieux sont constitutifs à la pensée grecque. C'est le triomphe du christianisme qui mettra en même temps un terme à la pensée grecque et à la présence des Dieux. Très naturellement le renouement de l'occident avec la pensée grecque se traduira par une résurgence des Dieux. Evoquons Voltaire traduisant l'Imprécation conte les Galiléens de Julien ou Nietzsche analysant les ressorts apollo-dyonisiens de La naissance de la tragédie .

    Cette première attaque frontale de Protagoras nous est donc doublement chère. L'on peut se récrier en affirmant qu'en cherchant à donner une explication du monde qui ne soit pas cosmogonique les physiciens grecs furent les premiers athées. N'ont-ils pas remplacé les Dieux par l'Intelligible ? N'était-ce pas là la marque évidente d'un basculement abstractif vers une explication rationnelle de l'univers ?

    Certes, certes. Mais les Pythagoriciens cherchaient davantage à prouver au travers de la chair concrète du monde l'existence d'une ossature secrète d'universaux royaux qui seraient un peu comme les Dieux cachés de l'argile malléable du devenir. Ce furent peut-être des athées mais qui ne firent pas profession d'athéisme.

    L'athéisme n'est pas une philosophie, mais une attitude. Empédocle eut cette attitude. Il s'agissait pour lui de surpasser les Dieux par le haut. L'homme lui-même se devant de devenir un Dieu par lui-même. Il n'est pas de meilleure manière d'abolir les Dieux en tant que principes supérieurs qu'en escaladant leur altitude.

    Mais Protagoras reprit le problème à la base. Pas question de se hausser en des sommets vertigineux. Protagoras rampe sur la glèbe. Il fait corps avec la planète. Mais il a le dos large puisqu'il englobe toute chose, toutes les choses qui existent, autrement dit tout l'existant. Et même au-dehors. Tout ce que l'esprit humain peut saisir, Protagoras s'en empare. Mais il reste encore tout ce qui ne possède pas la même nature que l'existant. Evidemment ce sont là choses qui n'existent pas, qui n'existent que parce que l'on signale leur disparition ou leur inexistence.

    Mais la nature de ce qui n'existe pas ne peut pas être ces choses-mêmes qui n'existent pas. Les seules choses qui peuvent être fondées en tant que non-existant sont les Dieux. Car si ce qui n'existe pas ne saurait être par sa seule absence, seuls les Dieux peuvent ne pas être existant, puisqu'ils sont par définition différents de l'existant.

    En décrétant qu'il ne sait pas si les Dieux existent ou n'existent pas, Protagoras met les rieurs de son côté. Qu'ils existent ou qu'ils n'existent pas pour le commun des mortels, les Dieux sont de par leur nature des non-existants. Les contemporains qui prétendaient qu'en disant qu'il ne savait pas si les Dieux existaient, Protagoras voulait laisser entendre qu'il savait qu'ils n'existaient pas, avaient totalement raison. Protagoras avançait le visage masqué. La suite des évènements montrera qu'il n'avait pas tort de se méfier.

    Ceux qui avaient l'habitude de se passionner pour les discussions éristiques comprenaient à merveille la volition protagoréenne. Protagoras était bien un militant de la pensée athéique.

    Nous rappelons que l'athéisme moderne est une fausse négativité. Le monothéisme qui nie le polythéisme est lui-même une négation. L'athéisme moderne nie le dieu unique et retourne du même coup sur la conceptualisation polythéiste. L'athéisme est retour à la position originelle.

    Mais l'athéisme protagoréen dépend d'une autre démarche. Il ne peut nier les Dieux, car il serait alors déployé en tant que leur négativité absolue. Ce que va affirmer Protagoras c'est le fait que les Dieux ne relèvent pas de l'Être mais du Non-Être. Nier le Non-Être équivaut à affirmer l'Être.

    C'est en se retrouvant sur l'Être que la sophistique donnera à la recherche philosophique et intellectuelle son brevet officiel d'athéisme. A postériori, serait-on tenté de rajouter.

    Les contemporains de Protagoras furent très sensibles à son enseignement qui affirmait que l'on peut toujours produire deux discours contraires sur toute chose. Cela scandalisa quelque peu les âmes rationnelles : comment peut-on soutenir une chose et son contraire ? Le double discours est aussi un faux semblant. L'on ne peut pas tenir deux discours contraires sur chaque chose, de fait l'on peut bâtir des milliers de discours, tous différents, sur un seul objet.

    Les grecs ont trop bataillé sur les notions de l'Un et du Multiple pour se contenter de deux, et seulement deux, discours. Le double discours que l'on peut tenir sur l'Être est une manière symbolique de nier l'Être en tant qu'Un pour lui opposer la multitude élémentale et intelligible du divin fragmenté en la dispersion des Dieux.

    La négation de l'existence des Dieux par la sophistique doit être réinterprétée. Ce qui est en jeu en cette opération, ce n'est pas l'existence des Dieux dont le monde entier est convaincu de leur inexistence, mais la manière de perpétuer leur présence en niant leur inexistence. C'est qu'il ne saurait y avoir d'athéisme sans la présence des Dieux.

    Protagoras n'est pas un nihiliste. Nier les Dieux consiste justement à échapper au nihilisme engendré par l'absence des Dieux. La mort des Dieux est un cauchemar sans fin. L'homme est assuré de rester un hominidé jusqu'à l'extinction totale de sa race. Le crime sans cesse renouvelé de l'assassinat des Dieux est une véritable jouissance.

    Le penseur qui ne tue pas les Dieux à chaque instant de sa pensée n'est pas un penseur. Protagoras est bien ce que nous nommons un penseur athéïque. La sophistique nous apprend que ce qui est important dans la pensée, ce n'est pas ce que veut dire ce que l'on pense, mais ce que signifie l'acte de penser une telle pensée.

    André Murcie. ( 2008 / in Mesure de Protagoras )