CHRONIQUES
DE POUPRE
UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES
Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires
/ N° 019 / Novembre 2016
LE PARNASSE PLUS DU TOUT CONTEMPORAIN
HISTOIRE DU PARNASSE.
YANN MORTELETTE.
570 pp. FAYARD 2005.
Il serait beau que l'on ne chroniquât point une Histoire du Parnasse quand nous avons hommagialement emprunté le titre de notre opérazine à l'un des membres les mieux avérés de ladite école ! Il est sûr que nous aurions pu nous revendiquer de la symbolique protection d'un écrivain moins pitoyable que le pauvre Albert Glatigny, et éviter par là-même de nous placer sous l'égide tutélaire du mouvement poétique français le plus honni de nos contemporains qui ne cessent depuis un demi-siècle d'y penser en des termes peu flatteurs.
Mais - qu'y pouvons-nous ? - il devient de jour en jour de plus en plus difficile de marcher de concert avec ces ombres pâles et grises en qui nous nous devrions de reconnaître nos semblables. A l'impossible nul n'est tenu, aussi préférons-nous avouer que nous fûmes de toujours parnassien, depuis l'exacte matinée où notre instituteur de CM 1 glissa sous nos yeux émerveillés les six dernières strophes de La panthère noire de Leconte de Lisle. Il est des vocations qui viennent de loin.
Autant dire que le Parnasse n'a pas de secret pour nous et que attendions Yann Mortelette au coin du bois. Réglons le problème sur l'instant, afin de ne pas se laisser installer un suspense insoutenable. Cette Histoire du Parnasse ne vaut pas celle de La génération poétique de 1860 de Luc Badesco. Elle n'est toutefois pas sans mérite, surtout quand elle aborde des rivages que Badesco ignore.
Les cent cinquante premières pages sont particulièrement indigestes. Certes Yann Mortelettre décline les faits et les gestes de tout un chacun de nos parnassiens avec une maniaque précision d'universitaire en quête de scientifique exactitude mais les marionnettes qu'il agite sous nos prunelles fatiguées ne sont pas les êtres de chair et de sang qu'ils furent. Yann Mortelette répugne à l'anecdote, les lieux sont sans décor, les visages sans portrait, et les destins sans dessein.
L'histoire littéraire se doit être écrite en une écriture littéraire, sans quoi elle n'est qu'un précis d'histoire aussi froide que le cadavre congelé d'un hareng saur. La bête récapitulation des évènements possède toutefois une qualité, le texte réduit à la propre énonciation de ce qu'il veut dire n'est pas des plus diserts, les pages se tournent toutes seules, l'on ne s'attarde guère sur les détails suggestifs, puisqu'il n'y en a pas. L'on n'a pas fait le tour d'une question, que déjà l'on passe à la suivante. Le lecteur est à chaque fois déçu et dépité. Il a l'impression que l'assiette lui est retirée avant qu'il ait eu le temps de l'achever, mais non elle était bien vide. Ne parlons pas des notes qui sont d'une indigence rare.
N'en jetons plus. La composition des trois recueils du Parnasse contemporain est par contre assez bien suivie de même que les ouvrages collectifs qu'ils suscitèrent. Il aurait tout de même fallu pour chacun des participants dresser comme une fiche signalétique. Nous employons cette expression pour ne pas affoler Yann Mortelette, exiger une rapide évocation biographique de la personnalité de l'individu qu'il nomme risquerait de lui occasionner une surcharge de travail.
Pour les personnages de premier plan Yann se la joue mortadelle, une tranche à chaque nouvel épisode, ce qui fait que l'on n'a jamais droit à une vue d'ensemble. Un néophyte qui n'aurait jamais entendu parler de Leconte de Lisle ou de Heredia devra se livrer au difficile exercice de collectage des informations distribuées un peu partout avant d'entrevoir une idéelle représentation de leur personne. A cet éparpillement pseudo-chronologique certains poëtes, la majorité, y perdent toute visibilité. Nombreux seront les lecteurs qui leurs cinq cents pages refermées auront du mal à entrevoir une image idiosyncratique d'un Georges Lafenestre, d'un Léon Dierx, d'un Villiers de l'Isle Adam. Ce qui est pour le moins un comble de malchance !
L'ouvrage a tout de même le mérite de redonner au Parnasse son importance historiale. Le Parnasse fut avant tout une attitude littéraire. Alors que le règne de l'utilitarisme bourgeois devient indiscutable, une poignée de jeunes gens se regroupent autour d'un programme poétique de survie minimale. Haine de la modernité et repliement défensif sur l'art des vers. Le programme des parnassiens tient en peu de mots. Un siècle plus tard les punks résumeront la situation en criant no future !
Le miracle c'est que nos héros démunis finiront par triompher. Trente ans plus tard ils font parti des assis. Leur révolte est devenu le lieu commun de l'idéologie dominante. La même aventure est arrivée à la révolution surréaliste. A la fin du siècle dernier le premier imbécile venu était surréaliste en poésie ( et impressionniste en peinture ). Dans les deux cas la nature de l'oppression sociale par contre n'a pas changé d'un iota. Ce qui est plus dommageable pour les surréalistes que pour les parnassiens qui ne croyaient point aux revendications socialistes. Remarquons que comme par hasard ce sont ceux, qui d'entre eux, Mallarmé, Verlaine, Villiers, sympathisèrent avec la Commune, qui jetèrent les bases du symbolisme, le nouveau mouvement poétique ruptural... L'on est toujours trahi par les siens qui de fait ne nous appartenaient point !
Ce Parnasse que les français brocardent si souvent fit des émules à l'étranger. Dans beaucoup de nations les mouvements poétiques dits modernistes se sont revendiqués du Parnasse. Pas uniquement de lui, mais de lui tout de même, et peut-être d'un de ces aspects les plus déplaisants pour la nation françoise qui aiment tant les coteaux modérés... Le Parnasse avait la rime tonitruante, et cette façon de marteler sa présence haut et fort suscita des émules. Non pas la métrique tatillonne en soi, mais l'affirmation sonore du geste poétique.
Ironie du sort ! Dans les années soixante alors qu'il devenait difficile de se procurer en France un exemplaire des Trophées, José-Maria de Heredia était désormais plus célèbre en Amérique du Sud et régulièrement réédité. Rappelons qu'au début des années 70, ce fut le chanteur de variété Claude François que Poésie 1 dut aller chercher pour préfacer son numéro consacré à Leconte de Lisle !
Cette Histoire du Parnasse de Yann Mortelette, malgré tous ses irritants défauts, participe d'une réévaluation de l'histoire poétique du dix-neuvième siècle de notre pays, et de par la prépondérance littéraire de son aura culturelle qui rayonnait sur le monde entier, d'une meilleure approche de la diffusion et de la construction des idées à un niveau international.
C'est chez nous une idée force : la lyrique française du dix-neuvième siècle exerça sur la marche du monde une influence bien plus importante que celle des plus minimes qu'on lui prête depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
André Murcie in Les Flèches d'or.
FRAGMENCES D'EMPIRE
SUR DEMOCRITE.
FRIEDRICH NIETZSCHE.
FRAGMENTS INEDITS.
Traduction et présentation : PHILIPPE DUCAT.
Postface : JEAN-LUC NANCY.
150 pp. METAILLIE. 1990.
Il s'agit d'écrits de jeunesse du grand Friedrich, d'avant La Naissance de la Tragédie, pour imposer une borne aux années de formation, qui ne furent édités qu'une seule fois en Allemagne, dans le projet cyclopéen d'une édition absolument complète de l'ensemble sans exclusive de tous les textes de Nietzsche qui fut abandonné à son cinquième volume, dans les premières années de la seconde guerre mondiale.
Disons-le tout de suite nous ne nous sommes pas confrontés aux brouillons d'un utopique livre sur Démocrite dont notre philosophie aurait eu la velléité mais à des notes de lecture et d'écriture par lesquelles le jeune étudiant et professeur de philologie s'impose de faire le point sur les connaissances, les siennes, comme de toute la doxographie accumulée depuis des siècles, afin de les trier dans le but ultime de cerner la pensée du penseur, c'est-à-dire autant celle de Démocrite que celle en devenir du futur Nietzsche.
Le livre se compose de textes d'une dizaine de pages qui alternent et des réflexions sur la pensée de Démocrite et des notations littéraires. Nous préférons ce terme à celui de philologique, car nous y voyons et y mettons toute la différence de méthode que l'on peut ressentir entre un philosophe quand bien même universitaire fût-il Heidegger et un électron libre et souverain comme Nietzsche.
Nous n'osons employer l'expression de critique littéraire, alors que c'est bien à une critique méthodologique de la réception littéraire des oeuvres que se livre Nietzsche, car nous avons trop peur d'une récupération universitariste de notre propos. Que Nietzsche parle de littérature pour aborder la pensée d'un philosophe patenté peut paraître troublant même s'il est vrai que la philosophie est une chose trop précieuse pour être laissé aux seuls philosophes. C'est pourtant dans ce démarquage conceptuel qui fait entrer le cheval de Troie de la littérature dans la forteresse philosophique qui porte la marque conceptuelle de Nietzsche.
Certains s'arracheront les cheveux : que Nietzsche puisse appuyer son analyse de la pensée de Démocrite sur la confiance que nous nous devons de signifier en le jugement que Tibère – non pas un philosophe mal connu mais terriblement important qui aurait échappé à votre sagacité légendaire – mais l'Empereur qui succéda à Auguste que notre modernité se complaît à obscurément présenter comme un pédophile libidineux, mais que pour notre part nous tenons pour l'une des figures les plus éclatantes de l'Antiquité – sur la confiance donc, que Tibère témoignait à son mage et astrologue Thrasyle, cette cascade de faits hétéroclitement absurde devrait nous faire douter de cette raison que Nietzsche ne sut pas garder.
L'on ne nous enlèvera pas des idées que la pensée de l'adepte de la philosophie à coups de marteau reste parfumée de quelques zestes diogénisiens. Mais surtout que Thrasyle qui regroupa les oeuvres de Platon en tétralogies afin de mieux démontrer la ressemblance formelle des dialogues platoniciens avec les littéralités tétralogiques des représentations théâtrales athéniennes intéresse particulièrement Nietzsche dans le combat qu'il mène contre le dessèchement de la pensée philosophique allemande de son temps. En même temps qu'il construit sa propre pensée Nietzsche déconstruit celle de son époque. Celle des autres, car il ne faut surtout pas croire que Nietzsche concevrait – comme l'a fait toute une partie de la philosophie française de la fin du siècle dernier – sa propre pensée comme un acte de déconstruction. La méthode nietzschéenne n'est pas une entreprise de démolition qui irait jusqu'à détruire ses propres outils de sape et de destruction, pour la simple et bonne raison, que chaque frappe de merlin est à concevoir pas tant en coups de butoirs que l'on assène pour renverser des murs adverses, mais en tant que travail de forge dans le but ultime de préparer les lames et les armes qui in fine signeront l'éternel retour des Dieux.
Une manière comme une autre de signifier que la pensée nietzschéenne n'est pas plus téléologique que celle de Démocrite. Nietzsche n'étudie pas Démocrite par hasard : Démocrite pose par son oeuvre - dont on pourrait grossièrement définir l'enseignement comme la première exposition cohérente de la doctrine atomiste – une question subsidiaire, terriblement embêtante. Que faire de la pensée, une fois que vous avez grâce à elle défini votre système ? Vous vous trouvez face à une machine hautement sophistiquée qui ne sert à rien, ou qui du moins tourne à vide. Suite à ce mot nous renverrons le lecteur qui ne saurait en appréhender l'entière portée métaphysique à notre précédente note sur Démocrite. ( N° 178 du 29 / 05 / 09 de Littera-Incitatus. )
A plusieurs reprises Nietzsche retrace la généalogie de la pensée matérialiste, Leucippe, Démocrite, Epicure, Lucrèce, Locke, rationalisme français du dix-huitième siècle... dans le prolongement duquel il s'inscrit si logiquement qu'il lui semble inutile de le revendiquer. Ce qui ne l'empêche pas de faire sienne la pensée de Thrasyle selon laquelle Démocrite ne serait ni plus moins qu'un penseur pythagoricien, un idéaliste qui certes pose l'atome, ou plutôt les atomes, fragmence insécable de minuscules morceaux de matière, pour aussitôt décréter que l'atome se tient au-delà de toute connaissance possible. N'allez pas chercher plus loin pourquoi Diogène Laërce range Démocrite, non pas dans une section qui s'intitulerait « les matérialistes » mais dans la partie un peu fourre-tout réservée aux « Isolés et Sceptiques ».
Vous me direz qu'il vaut mieux être seul que mal accompagné – et nul n'ignore comment Nietzsche se complaira dans sa posture d'homme esseulé et de penseur incompris, avec cette coquetterie de philosophe trop en avance sur ses contemporains et gardé en réserve pour les siècles futurs – et l'on ne s'étonnera guère de ce que Nietzsche en profite pour faire un peu le vide autour de lui-même. Platon, bien sûr, dont il rapporte les anciens dires d'Aritoxène selon lesquels la pensée de Démocrite était d'une telle évidence ânidéelle qu'il projeta de brûler les ouvrages de notre abdéritain qui passeraient à portée de sa main, et détail plus intéressant lorsque l'on connaît l' accointance théorique de leurs pensées, d'Aristote.
En ces années de formation, ce qui devait gêner Nietzsche, ce n'était point d'après nous la pensée en elle-même du stagirite, mais l'importance et le statut pédagogique qu'elle avait acquis au cours des siècles. La remarque n'est pas anodine, elle est au fondement de l'appréciation que Nietzsche porte sur Démocrite durant ces cent quarante pages. Plus que le contenu intrinsèque de l'oeuvre d'un penseur, nous nous décidons en faveur de tel ou tel auteur, non pas en raison de ce qu'il a prononcé, mais selon notre propre réception romantisée – Nietzsche n'aurait pas accepté ce vocable par trop décadent – de son personnage.
Ce qui n'empêche pas les contradictions nietzschéennes : plusieurs fois il signale l'étonnante similarité des pensées d'Empédocle et de Démocrite, à tel point qu'il émet à demi-mots l'hypothèse d'une influence du premier sur le second, mais l'on sent que le prochain voyageur ( et son ombre ) penche davantage du côté de Démocrite, tel que nous le dépeint une certaine tradition, désargenté et tant soit peu méprisé par ses concitoyens, qu'envers le thaumaturge grandiloquent et adoré des foules de Sicile.
Mais la contradiction n'est qu'apparente : ce qui prime c'est avant tout le regard littéraire qui est porté sur les oeuvres et les hommes. Et si Nietzsche ne se livre jamais à une très profonde analyse de la pensée démocritéenne le motif est à chercher dans le but que Nietzsche s'assigne en lui-même en rédigeant ces différentes notes sur l'atomiste originel.
Nietzsche règle ses comptes non pas avec Démocrite, à qui il n'a de fait rien à reprocher, mais avec son propre personnage de philologue. Notre philologiste professionnel se sent à l'étroit dans ses vêtements universitaires. Tout au long de ses articles il se dépouille de sa toge par trop étroite de philologue pour la remplacer par la cape flottante non pas du littérateur ou de l'homme de lettres, ce qui équivaudrait de tomber de Charybde en Scylla, mais du personnage littéraire, ce qui est tout différent.
Nietzsche ne dresse pas son portrait en jeune chien de la philosophie, pas plus en celui de héros de roman, mais il introduit une dimension poétique à la sécheresse de la pensée académique de son temps. Il est étrange de voir qu'il a besoin de se réfugier derrière Démocrite pour réaliser son coup d'état poétique. Mais l'on n'avance toujours masqué. L'essentiel est de ne pas être dupe de ce que l'on veut lorsque l'on réalise quelque chose très éloigné de ce que l'on recherche de fait.
Il nous reste donc à nous interroger sur ce que Démocrite voulait signifier en bâtissant sa pensée.
( 2010 / in Le coup de Démocrite )
DEMOCRITE.
In LES ECOLES PRESOCRATIQUES.
Edition établie par JEAN-PAUL DUMONT.
FOLIO ESSAIS N° 152.
L'on ne possède pratiquement aucun texte de Démocrite. Ce qui ne l'empêche pas d'être le philosophe présocratique le mieux connu de nos contemporains. Sans avoir jamais lu une seule ligne de Démocrite n'importe quel citoyen modestement cultivé se sent capable de définir le concept de base de l'atomisme démocritéen.
Aucun texte de Démocrite ne nous est vraiment parvenu, toutefois nous sommes en présence d'une des plus riches doxographies de l'antiquité. Avec ses presque deux cents pages de relevés divers notre citoyen d'Abdère se taille la part du lion dans le volume de Jean-Paul Dumont. Il est sûr qu'il y a mis du sien : existe-t-il un sujet sur lequel il ait omis d'écrire un livre ? A l'heure actuelle tous réduits en poussière, mais que durant des siècles les anciens ont consultés, discutés, cités, commentés, critiqués.... L'on peut se demander s'il ne fut pas pendant longtemps considéré comme un Aristote bis.
Entre nous soit dit, si l'on excepte sa fameuse théorie des atomes, ce qui nous a été transmis de seconde, troisième, quatrième main, et parfois plus, ne nous semble pas d'une force aussi indiscutable que ses prolégomènes métaphysiques qui l'ont rendu célèbre. Ce Démocrite à l'orgueil si peu démocrate ne nous semble guère convaincant. A vouloir se mêler de tout, l'on risque de soulever des évidences. Ou alors de se perdre dans des ratiocinations sans fin, qui aujourd'hui démontrent surtout l'insuffisance des observations scientifiques grecques au cinquième siècle avant l'ère chrétienne.
Trop souvent Démocrite pallie son manque d'outils pragmato-conceptuels par une complexification du réel assez effarante. Expliquez la variabilité des couleurs par les relations du vide et du plein est une preuve d'ingéniosité admirable, mais vu d'ici et maintenant, l'on a surtout l'impression qu'il emprunte d'obsolètes détours explicatifs des plus ardus. Le cheminement intellectuel de Goethe pour mettre au point sa théorie des couleurs, nous paraît par exemple plus plausiblement simple et plus logiquement conceptualisé. Et pourtant Goethe n'est pas vraiment éloigné des réflexions pythagoriciennes.
Nous n'entrerons point dans la querelle des partisans de Leucippe et de Démocrite. Les premiers accusent le champion des seconds d'avoir en toute simplicité recopié le traité atomiste de son maître alors que certains des supporters de Démocrite vont jusqu'à nier l'existence de Leucippe... Qu'elle soit de l'un ou de l'autre, la théorie n'en existe pas moins dans sa toute génialité. Fions-nous à la tradition qui en accorde l'intuition créatrice à Leucippe et la paternité à Démocrite. La question des droits d'auteurs ne se trouvant plus posée depuis longtemps, il ne nous gêne pas d'associer les noms des deux abdéritains à cette invention hors-norme.
Ce qui est étonnant dans la promulgation de la théorie des atomes de Démocrite, c'est sa radicale simplicité. Quand l'on pense à la foisonnante difficulté de la théorie des Idées platoniciennes telle qu'elle est exposée dans le Timée, l'on s'interroge sur le pourquoi - nous ne pouvons décemment employer le mot raison - du triomphe du platonisme dans les dix siècles suivants. Mais n'avons-nous pas dans nos précédents paragraphes mis nous-mêmes l'accent sur l'effrayante complexification, par la suite, de la pensée de Démocrite ? Il semblerait que l'esprit grec ait répugné à faire simple chaque fois qu'il pouvait proposer une solution beaucoup plus complexe.
Aristote n'hésite pas à citer par plusieurs fois Démocrite dans sa Métaphysique. Mais il ne recourt jamais à sa pensée pour contrer celle de Platon. Il préfère élaborer une méthodologie causale relativement efficace mais d'une appropriation des plus difficiles pour jeter à terre le mirobolant édifice idéel construit par le fondateur de l'Académie.
L'explication théorique de Démocrite n'est pas sans défaut. Il est obligé d'introduire dans son système le hasard. Ce qui ne lui plaît guère. L'intrusion de ce troisième élément lui paraît indésirable. Démocrite bien avant Leibnitz et sa substantifique monade eut l'intuition du meilleur des mondes. Le hasard était pour Démocrite la marque du meurtre des Dieux. Démocrite n'était pas prêt pour Nietzsche.
Le fait est d'autant plus illogique que le système de Démocrite n'a nul besoin de la nécessité de l'existence des Dieux. Les Dieux ne lui sont pas utiles, mais nécessaires à sa psyché de grec antique. Si les Dieux n'existent pas, il faut se dépêcher de les inventer ! La philosophiste de Démocrite est la philosophie païenne par excellence. Aucun homme doué de raison n'éprouve le besoin des Dieux, sauf les grecs normalement constitués. Démocrite sans les Dieux, c'est un peu comme un poster de la Maison de la Grèce Touristique sans le profil d'un temple se détachant sur le bleu azuréen d'un ciel ou d'une mer typiquement hellènes. Si Marx avait été grec, il aurait mis au point, non pas le matérialisme historique, mais le matérialisme historique grec. C'est d'ailleurs toute la différence entre Marx et Hegel qui peaufina une ontothéologique européenne. Comment voulez-vous qu'un honorable sujet du finissant Saint-Empire Romain Germanique ait oublié ses racines christologiques ?
Démocrite n'est ni Pythagore ni Parménide. Pas la peine de se prendre la tête à compter les abattis du sphaïros parménidien. Il vous coupe l'orange bleue du monde en deux parties égales : l'être d'un côté et le non-être de l'autre, ou plutôt pour faire encore plus simple, il recolle les deux morceaux l'un dans l'autre. Le non-être est le vide qui contient l'être. Deux pour le prix de l'un. Il suffisait d'y penser, simple comme l'oeuf de Colomb. A part que là l'oeuf n'a pas de forme, c'est un espace, un trou sans fin et sans fond dans lequel tombent depuis toujours les petits morceaux déchirés en atomes de l'être.
C'est en chutant d'une manière continue que se forme on ne sait trop comment un mouvement percussif qui entremêlent les atomes et les force à entrer en collision selon le hasard, et plus si affinités agrégatives. Les esprits tatillons s'interrogent sur les causes de ces percussions aléatoires. Ce qui nous semble un faux problème.
Les atomes ne tombent pas dans le vide. Ils tombent avec le vide. Ils sont de fait dans leur mouvement éternel totalement immobile. Aristote s'est trompé, ce n'est pas le moteur immobile qui crée le mouvement, c'est le mouvement qui produit le principe de l'immobilité. Tout comme le moteur principiel et immobile d'Aristote donne le mouvement, le principe d'immobilité démocritéen engendre le mouvement. Mouvement qui n'est plus de haut en bas mais dans tous les sens, sphérique. Le monde ne va guère plus loin que son propre mouvement. Est-il limité ou illimité ? Dans les deux cas le principe s'égalise. Que ce qui se constitue soit limité ou illimité, en lui-même il sera toujours Un.
Signalons à nos lecteurs éblouis que nous venons de crever l'abcès d'une des plus difficiles apories de la pensée grecque : la non similarité de l'illimité et du limité. Vous pouvez aussi employer le couple déterminé / indéterminé.
Pour mieux se détacher de ses devanciers Démocrite substituera aux notions d'être et de non-être celles de plein et de vide. Vocabulaire beaucoup plus accessible au profane et beaucoup plus compréhensible de par sa charge de concrétude. Pour le plein, je ne vous ferai pas un dessin.
Le plein c'est en même temps un intelligible au même titre que l'eidos platonicienne ou le nombre pythagoricien mais il est à l'inverse de ces prestigieux aînés totalement réversible puisqu'il est en même temps minuscule fragment de matière. Notre monde sensible est constitué d'atomes, plus ou moins pénétrés de vide. L'intuition de Démocrite est double. Non seulement il a eu l'idée de la fragmentation constitutive de la matière, mais il a aussi eu l'intuition – qu'il n'a pas réussie à conceptualiser très clairement – du vide à l'intérieur même des atomes. Il a simplement cru que des fragments de vide étaient amalgamés dans l'unification des atomes. Le vide serait comme l'air qui demeurerait enfermé dans le creux d'une statue. Il n'a pas pensé que l'atome pouvait être aussi formé de vide.
Reste que cette notion de vide allait empoisonner toute la métaphysique occidentale qui ne parviendra jamais à s'entendre sur la relation qui peut exister entre la notion de vide et la concrétude de ce même vide. Le débat n'est pas encore clos aujourd'hui. Ce qui n'est pas étonnant car quel que soit le mot que l'on choisit pour exprimer le vide l'on exprime le vide avec un mot qui n'est qu'un morceau du plein.
En fait Démocrite assimile le vide avec l'espace. Nous-mêmes lorsque nous rentrons dans une pièce dépourvue de meubles nous disons qu'elle est vide. Nonobstant l'air qui la remplit, elle est peut-être vide, mais elle n'est pas le vide. Elle est un fragment volumique d'espace.
Sommes-nous en train de nous gargariser de pédantisme ? Jouerions-nous sur l'imparfaite synonymie de vocables ? Non l'espace présuppose le mouvement. Le vide n'est pas l'espace, car l'espace même vide possède ses dimensions. L'espace est consubstantiel à la matière, car l'étendue de la matière crée les dimensions géométriques de l'espace. Le plein tombe avec le vide et non dans le vide. Le vide est consubstantiel au plein, mais pas à la matière. Le vide et le plein sont des intelligibles. Dire que le plein tombe avec le vide est une métaphore. L'intelligible n'a pas d'épaisseur, il n'a ni étendue, ni volume, et donc pas de pesanteur. Il vaudrait mieux dire le plein est avec le vide. Mais cette formulation est spécieuse. L'on n'est pas avec quelque chose d'autre. Sinon l'autre est le non-être et donc n'existe pas. Et si l'autre est, il est la même chose que ce qui est elle, et donc le plein est le vide.
Raisonnement stupide. Le raisonnement par l'être est aporétique. Si je veux exprimer le plein et le vide, je ne peux les qualifier d'être sans les fondre en un seul et même objet êtral. Je ne peux que dire ; le plein et le vide. Et pour éliminer l'intrusion de cette copule, il vaut mieux poser : le plein, le vide. Et peut-être même pour élever toute fausse précellence : le plein, le vide, le vide, le plein. Ad libitum. De telle manière que l'alternance ne soit jamais numérale. Car ce serait indiquer un ordre et un mouvement.
Le plein et le vide ont pour figure la matière et l'espace. Nous nous retrouvons en terrain connu. Mais alors qu'est-ce que le rien ? Pourquoi y a-t-il l'étant et non rien ? L'espace n'est pas rien. Ce serait même le mode d'étendue de la matière. Le vide non plus n'est pas rien puisque nous avons vu que le vide au même titre que le plein est un intelligible. Le rien est donc absence de plein, de matière, d'espace et de vide. Si nous simplifions les termes, nous pouvons affirmer que le rien est absence d'intelligible.
Il est difficile d'entrevoir la nature du rien. Pour la simple et bonne raison que le rien n'a pas de nature ! Le rien n'a rien. De même il est difficile de comprendre ce qu'est le rien. Pour la simple et bonne folie que le rien n'est pas. Le rien n'appartient ni au régime de l'avoir ni au régime de l'être.
C'est d'ailleurs pour cela que l'on ne peut affirmer que le rien n'est pas. Ne ressortissant en rien de la catégorie de l'être, le rien ne saurait non plus se revendiquer du non-être. Car si le rien appartenait au non-être rien ne serait. Or il y a bien quelque chose puisqu'il n'y a rien, puisqu'il y a rien. L'on voit que le rien est très significativement fidèle à son étymologie !
Si le rien ne se range ni sous la bannière de l'être ou du non-être, le rien ne pourra jamais être ou ne pas être quelque part. Le rien ne saurait être un lieu géographique. Le rien n'est donc ni dans le monde, ni hors du monde. Le rien pourrait-il être acirconstanciellement à côté du monde ? Point du tout puisqu'il n'est pas. Ni ici, ni là-bas, ni en lui-même.
Le rien n'équivaut pas au zéro. L'on peut poser le zéro dans une addition. Il n'influe pas sur son résultat diront les esprits primesautiers. Peut-être mais il porte en lui autant de signifiance que n'importe quel autre chiffre ou nombre. Si je pose 8 bonbons + 0 bonbon + 14 bonbons = 22 bonbons, j'ai autant de raisons historialement signifiantes de poser 0, que 8 par exemple. Le zéro est toujours la notation de quelque chose qui a eu lieu. Le zéro est autant le signe de l'espace que du temps. Le temps est engendré par le mouvement que nécessite l'espace. Mais ceci est une autre histoire.
Je ne peux poser : le plein, le vide, le rien. Le rien ne saurait entretenir de rapport avec les deux autres membres de cette étrange équation. Car si je pose le plein et le vide qui sont l'un dans l'autre – l'englobé et l'englobant – le déterminé et l'indéterminé – à côté du rien, se crée un mouvement de séparation, de retrait, qui fait que le plein et le vide vont former l'un, et le rien l'autre. L'un sera l'être et le rien deviendra non-être. Ce qui ne se peut pas.
Ou alors nous serions en plein ( pardon ! ) platonisme, le rien devenant l'Un et le plein et le vide se prenant pour la dyade ! Chaque fois que nous ouvrons une porte nous sommes obligés de la refermer. En dehors du monde comme en dedans, il n'existe pas de chambre disponible pour le rien.
Mais le rien possède aussi la terrible concrétude de sa présence, ou de son absence. Je dois me résoudre à le poser dans le monde, par le seul fait qu'il existe puisque j'en parle. Le rien serait-il l'expression de la fonction phatique du langage ou pour parler comme un philosophe : le rien serait-il l'expression de la fonction phatique du logos ?
Le rien entendu comme le zéro absolu qui permet de débuter la concaténation sémantique du langage – afin de le transformer en logos ? Car qu'y a-t-il avant le premier mot ? La disparition vibratoire du poëte, pour parler comme Mallarmé. Ou plus prosaïquement : rien !
Le moteur immobile d'Aristote ne serait donc pas à rechercher au plus haut des cieux supra-lunaires, mais dans le silence métaphorique, de la voix qui n'a encore rien dit, rien pensé ? Le nominalisme relativiste de Protagoras s'articule là. N'oublions pas que Philostrate en fait un auditeur de Démocrite. Mais c'est Gorgias qui comprendra le mieux les conséquences d'une telle démarche de pensée. Contrairement à ce que prétendent Socrate et Platon, la parole sophistique est fondée sur l'absolu du rien.
C'est cet absolu du rien basé sur la signifiance du logos qui prendra le nom de néant. Le néant ne désignant en rien l'anéantissement, mais la positivité polysémique du sens du logos en action. Ce que nous appelons logos c'est le langage compris – en dehors de tout verbiage communicatif – en tant que recherche de sens métaphysique et philosophique.
C'est cette notion de néant à la base du logos, notion fondamentale, qui agit comme un poison sur l'esprit de multiples jeunes gens qui se mettent en quête de pensée. Ils ont tôt fait de confondre le néant fondateur, avec le jugement moral qu'ils portent sur les hommes. Ceux-ci ne valant rien, nos apprentis philosophes confondent le néant avec le nihil. Beaucoup de nos jeunes gens élevés dans notre époque hyper-matérialiste ne parviennent à la réflexion métaphysique que par les chemins du politique et de l'éthique. La dimension métaphysique de leur démarche leur échappe totalement pour la grande majorité d'entre eux. Ils butent donc sur le noeud gordien du nihilisme qu'ils ne parviennent pas à délier. Ils s'empêtrent dans ses rets et en restent prisonniers si longtemps que comme les esclaves ligotés de la caverne ils en viennent à adorer leurs chaînes. Le nihilisme est un poison subtil.
D'abord révolte, ensuite désespoir, enfin soumission. Très souvent les nihilistes finissent par aller se pendre, non pas au premier réverbère rencontré, mais au cou des vielles croyances monothéologiques. Celui qui ne traverse pas le nihilisme est perdu pour la métaphysique.
( 2008 / in Atomique Démocrite )