CHRONIQUES
DE POUPRE
UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES
Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires
/ N° 018 / Novembre 2016
INFLEXIBLE BARBEY D'AUREVILLY
BARBEY D'AUREVILLY, LE SAGITTAIRE.
MICHEL LECUREUR.
540 p. Avril 2008. FAYARD.
Pourquoi Barbey d'Aurevilly est-il un de mes écrivains favoris alors que je suis à cinq cent mille années-lumière de ses positions idéologiques ? Pour une raison bien simple, Barbey est avant tout un combattant, un combattant intransigeant en faveur de la Littérature. Les contemporains lui ont de toujours préféré Flaubert. Flaubert est un grand-père vertueux et bougon, son caractère de cochon plaît au fondamentalisme bourgeois. France, république des râleurs impénitents qui ne s'engageront jamais en un combat qui les dépasserait et risquerait de les emporter sur les rivages inhospitaliers des responsabilités assumées !
Cinq cents pages pour décrire la vie de Barbey, c'est trop peu surtout si l'on retranche quatre-vingt pages d'index bibliographique. Michel Lécureur a fait ses choix qui risquent de surprendre les lecteurs qui ne connaissent chez Barbey d'Aurevilly que le romancier. Etrangement Michel Lécureur s'intéresse assez peu aux oeuvres vives de la production de Barbey. Romans et nouvelles sont à peine décrits et rapidement survolés et jamais analysés en profondeur. Le moins que l'on puisse dire c'est que le profane qui penserait s'initier par la lecture de cette biographie au roman aurevilléen, ne verra pas sa surprise déflorée ! Pour certains titres il en sera encore à se demander qu'elle pourrait être la nature de l'intrigue ou le sens d'un dénouement expédié en quatre mots.
De même, très fidèle en cela à Barbey qui pesta contre les ouvrages biographiques, Michel Lécureur réduit à sa portion congrue l'aspect anecdotique de l'existence du Connétable. Il emploie la technique du billard à trois bandes, se contentant le plus souvent de faire allusion à toutes les biographies déjà écrites sur Barbey. Tant pis pour vous si vous ne les avez pas lues ! La méthode est d'autant plus désagréable qu'il cite des personnages, plus ou moins proches de Barbey, bien avant leur première apparition dans la vie de son héros, le lecteur se trouvant de ce fait toujours en attente d'évènements qui ne seront d'ailleurs que très succinctement évoqués par la suite.
Ajoutez à cela, que les titres des chapitres ne sont que très partiellement ajustés à leur contenu et vous vous trouvez ainsi face à mille bonnes raisons pour ne pas ouvrir ce livre. Erreur funeste qui vous priverait d'un immense plaisir de lecture ! D'abord parce que l'on n'échappe pas aussi facilement que cela à l'épée du style de Barbey d'Aurevilly, ensuite parce que Michel Lécureur a pris le parti de traiter avant tout d'une partie longtemps négligée de l'oeuvre de Barbey mais à laquelle il consacra le plus d'efforts et de temps.
Il n'y a pas si longtemps que cela que l'on s'est mis à rééditer les articles de Barbey. Les inconditionnels de Barbey n'en étaient pas si marris puisque jusque dans les brocantes les plus reculées de province l'on parvenait sans trop de mal à mettre la main sur un ou deux tomes de la trentaine de volumes qui forment la monumentale suite de Les oeuvres et les Hommes. Mais cet iceberg littéraire avait disparu de la conscience de nos contemporains. Il s'agit pourtant d'une somme bien plus importante – nous parlons sur le seul plan littéraire – des Causeries de Sainte-Beuve ou de l'interminable Cours de Littérature lamartinien.
C'est que notre premier moutardier auto-désigné du pape n'y va pas avec le dos de la cuillère à soupe. Il sert à la louche, mais un potage safrané si épicé et si délicieux que l'on retend sans arrêt son auge à nourriture céleste. Ou diabolique, Barbey d'Aurevilly n'avait pas l'habitude d'exiger un certificat de provenance authentifiée de ses boutiques d'approvisionnement.
L'on oublie que la presse fut le vecteur essentiel de diffusion et de développement de la littérature du dix-neuvième siècle. Sans presse pas de Dumas, mais pas de Nerval non plus, et nous désignons là un de nos plus purs poëtes. Hugo, Balzac, Gautier et presque tous les autres durent leur gloire à l'explosion du journalisme de masse. L'on a expliqué le phénomène par les progrès de la technique, mais sans cette soif de reconquête politique des élites aristocratiques de reprendre la main idéologique du débat politique après la révolution et l'Empire, il n'y aurait jamais eu une telle demande. Républicains, libéraux et monarchistes vont se livrer à une intense campagne de communication. Ce n'est parce que les hasards de la guerre ou des soulèvements intérieurs ont emmené telle faction au pouvoir que cette dernière s'y maintiendra ad vitam aeternam. A tout moment le vent peut tourner.
C'est l'époque des factions, d'autant plus rivales que sur le fond elles sont en accord parfait. Barbey qui affiche à ses débuts des idées républicaines - classique opposition au père – qui est enrôlé de facto dans les revues orléanistes, et qui finira en fervent légitimiste est un exemple parfait de ce fondu-enchaîné idéologique. Mais l'homme et c'est en cela que réside la sa grandeur et sa gloire n'est pas apte à transiger avec lui-même. Prêt à toutes les compromissions d'escalier avec ceux qui le payent – non pas qu'il faille bien vivre mais qu'il est important de mal survivre - ce qui ne va pas sans bordée d'injures à faire rougir un escadron de hussard, Barbey ne descend jamais de ses grands chevaux dès qu'il juge que ses propres principes sont en danger.
Barbey s'affirme comme un homme d'ordre. Il est pour le roi, mais son âme n'est pas celle d'un courtisan. Ses diatribes contre les différents clans monarchistes sont terribles. Devant les sinuosités fluctuantes de leurs atermoiements incessants il se ralliera à l'Empire, pour très vite dénoncer les mêmes dérives des élites intellectuelles impériales et du personnel ministériel de Napoléon III.
Dieu, le roi, et toutes les vérités sont bonnes à dire, ainsi pourrait-on résumer le crédo politique de Barbey. Barbey ne donne jamais dans le démagogisme. Il dit ce qu'il pense et ne s'encombre point de détours flatteurs. Par exemple il ne se fait pas faute de rappeler aux juifs qu'ils ont condamné le Christ – avec une telle menaçante rancoeur qu'aujourd'hui il finirait pour le moins en prison –, à ses ennemis il vante les délices de la guerre civile, l'inquisition ne lui fait pas peur, bref il est un de ces forcenés jusqu'au-boutistes qui gênent jusqu'à leur propre camp.
Rien ne l'effraie, il ose tout et ne se renie jamais. Mais cela ne serait rien, s'il n'y avait la beauté du style. Une ampleur, une force, une violence, jamais égalées dans la prose française. Même pas par Léon Bloy qui laisse toujours traîner un soupçon de tendresse, de pitié, d'indignation par trop humaine dans ses pages les plus véhémentes. Avec Barbey l'on entend sonner l'airain dévastateur des périodes romaines, ses phrases sont des charges de cavalerie, et à tout instant vous avez de ces retours de lames fulgurants qui vous transpercent en moins de deux. Notre dandy devait porter en permanence des bottes de Nevers en bandoulière.
Redisons-le Barbey est un combattant de la littérature. Il peut-être souvent de mauvaise foi, mais il n'est jamais injuste. Sa rapière est assez acérée pour ne pas prendre son ennemi par derrière. Il n'a peur de rien, il s'attaque à Victor Hugo comme à Zola. Il scandalise la République des Lettres par ses outrances, mais un siècle après l'on s'aperçoit que ses arguments ne sont pas dénudés de justesse. Il a du flair, lui qui se fait un honneur de lire in extenso les livres qu'il critique ne perd jamais le nord littéraire dans cet incalculable amoncellement de pages méticuleusement parcourues semaine après semaine. S'il s'oppose au réalisme et au naturalisme avec une telle virulence c'est parce que d'instinct il a reconnu que le courant essentiel de la littérature française reste cette veine surnaturaliste et métaphysique quasi-clandestine qu'un Luc-Olivier d'Algange nomme de nos jours la France Aurélienne.
Michel Lécureur s'attache à pourfendre quelques mythologies à la peau dure : dans les manuels de littérature l'on se complaît à nous dépeindre les dernières années de Barbey sous les couleurs les plus sombres : pauvre, oublié, solitaire... Le sous-entendu est d'évidence : tant pis pour lui, le chouan forcené n'avait qu'à abdiquer de ses prétentions. Un exemple heureux, en quelque sorte, pour la jeunesse littéraire future.
Il n'en fut rien, Barbey disparaît au faite de sa puissance et de sa gloire. Il est un modèle pour toute une jeunesse qui de Léon Bloy à François Coppée – la zone d'imprégnation est des plus vastes ! - se regroupe autour de lui et se revendique de son attitude littéraire. Tous les disciples ne vaudront pas le Maître mais l'aura de Barbey est indubitable. Ses centaines d'articles éparpillés depuis plus de quarante années en différents journaux sont enfin collectés en volumes, ses romans et ses nouvelles sont systématiquement réédités.
En son temps l'on a beaucoup reproché à Barbey son immoralisme. Pour être catholique Barbey ne fut jamais un puritain. Un prêtre marié, La vieille maîtresse, rien que par leur titre ses romans embaument le soufre et le fagot. Barbey qui fut un des rares défenseurs de Baudelaire, faillit connaître le même sort que le poëte, plainte fut déposée et il n'esquiva le procès que de justesse. Le scandale ne lui a jamais fait peur, par plusieurs fois des articles ravageurs en administrèrent la preuve, mais il ne lui semblait pas bon que la Littérature passât en correctionnelle. Barbey fut un être de passion et point de faits divers.
Que reste-t-il aujourd'hui de Barbey d'Aurevilly ? L'on n'est pas arrivé à l'effacer des tablettes du dix-neuvième siècle ; l'on ne se débarrasse pas aussi facilement qu'il y paraîtrait du vieux bretteur puisque l'on étudie encore de temps en temps une nouvelle des Diaboliques et Le chevalier des Touches dans les lycées, mais c'est à peu près le seul hommage qui lui soit encore rendu. Les professeurs dénoncent sa chouaillannerie invétérée mais vantent la description de ses paysages et la précision de ses portraits. Pauvre Barbey étiqueté parmi les seconds couteaux du réalisme !
Alors qu'il est un de nos plus grands prosateurs. Une plume d'une totale liberté et d'une audace folle. Il n'en fut pas pour autant un mauvais poëte, imaginez un Musset survitaminé passé au tamis d'Edgar Poe - nous relisons avec plaisirs ces Poussières parues chez Lemerre – même s'il fut d'une férocité sans égale avec la cohorte parnassienne. Si le livre de Michel Lécureur est un véritable chef-d'oeuvre c'est à Barbey seul qu'il le doit. Les nombreuses citations de Barbey emportent la lecture. Michel Lécureur a su choisir d'assez longs passages des chroniques journalistiques qui arrachent notre adhésion.
Quelle hargne ! L'on n'oserait plus écrire comme cela aujourd'hui ! L'on se retient, l'on se contente d'une chiquenaude, l'on risque une contrepèterie, l'on s'abstient. Barbey monte à l'assaut de ses contemporains, le couteau entre les dents, et la hache d'abordage à pleines mains. Il tape, il défonce, il tue, il étripe, il assassine, le tout dans une clameur joyeuse qui vous ravit l'esprit et le corps.
Barbey d'Aurevilly est une de nos plus belles figures littéraires. Un styliste prodigieux. Un prosateur incomparable. Un écrivain irremplaçable. Nous n'avons pas peur d'affirmer que son phrasé sonne plus juste que celui de Proust et que la véhémence de Céline ne le dépasse jamais. Ce livre de Michel Lécureur nous aide à entrevoir l'importance d'un tel géant.
Pour notre part nous conseillerions à nos lecteurs de lire avant tout le plus ignoré des romans de Barbey, qui nous paraît le plus beau et le plus abouti, son premier et son dernier, puisqu'il en reprit et en remania le manuscrit abandonné dans les dernières années de sa vie : Ce qui ne meurt pas. Le titre est à lui tout seul un programme d'action littéraire. ( AM. )
FRAGMENCES D'EMPRE
GORGIAS OU SUR LA RHETORIQUE.
PLATON.
Traduction LEON ROBIN.
Présentation : FRANCOIS CHÂTELET.
Collection IDEES. N° 426. GALLIMARD 1980.
Gorgias l'incontournable. A tel point que Platon a dû lui consacrer un de ses livres. François Châtelet nous dit qu'il s'agit d'une oeuvre-clef qui marque l'apparition du plus grand Platon qui après le Gorgias se consacra non plus à combattre ses ennemis de jeunesse mais à exposer ses propres vues philosophiques en de bien plus vastes fresques...
Première déception pour le lecteur Gorgias n'apparaît que dans le premier petit tiers du dialogue. Par la suite il se contente d'opiner de la tête ou par mini-phrases de quelques mots. C'est d'autant plus énervant que lorsqu'il l'interroge Socrate lui a fait promettre de ne répondre que très brièvement à ses questions. Maître Gorgias victime de sa vanité choit plus vite dans le panneau que le célèbre camembert de la fable ésopienne. Très souvent, voulant impressionner son auditoire, il se contentera de répondre à la manière laconienne, du seul monosyllabe « oui ». Compère Socrate n'en perd pas une miette. En deux temps trois mouvements il emballe Gorgias sans que celui-ci ne voie venir le coup. Il pensait être dans un match à la loyale mais la clepsydre était truquée dès le début.
C'est que compère Socrate est un infâme goupil. Alors que le débat porte sur la nature de la rhétorique il ne laissera jamais Gorgias exercer son art devant l'auditoire. Par contre pour ce qui est de son antirhétorique, la fameuse dialectique il ne s'en privera guère. Si au début il se contente d'un jeu de questions / réponses relativement équilibré, plus le dialogue s'avance, plus ses interventions s'allongent et se déploient sans aucune gêne. A la fin la moindre de ses tirades, mais peut-on employer sans faux-sens ce vocable, déborde sur plusieurs pages et vous prend l'apparence de topos longuement médités avec introduction, développements et péroraison des plus emphatiques.
La ficelle qui bâillonne Gorgias est si grosse que Platon est obligé de lui envoyer deux disciples en renfort. Tout d'abord le jeune Pôlos qui va se faire étriller d'importance. D'autant plus stupidement qu'il consent lui aussi à se lier la langue pour répondre à son contradicteur. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, voici notre élève enthousiaste et si peu réfléchi expédié au tapis par K.O. technique avant la fin du troisième round.
Survient alors Calliclès qui s'empare de la parole et la garde chronomètre en main pendant presque dix minutes, pardon dix pages. Par la suite l'écrivain Platon commet un impair psychologique : l'on a du mal à accepter que le bulldozer callicléen qui vient d'araser les positions théoriques de Socrate rentre sagement au garage et se contente de ronger placidement son frein tandis que notre dialecticien recouvre ses rares paroles conciliantes de tombereaux de prolixe maïeutique.
Les assertions callicléennes assénées à coups de marteau n'ont pas laissé Nietzsche indifférent. François Châtelet rappelle l'admiration du philosophe d'Engadine pour le personnage de Calliclès. Pour une fois Platon y joue franc-jeu puisqu'il dévoile les dessous de la méthode socratique. Un vieux tour de sophiste qui consiste à aborder une seule notion en discourant sur au moins deux de ses aspects qui ne relèvent pas d'un même niveau d'analyse. La nature physique d'une chose n'a rien à voir avec sa codification sociétale. Mais comme selon Socrate le beau, le bon et le juste s'équivalent, il lui suffit de faire remarquer que ceci ou cela, ou tel ou tel phénomène, que l'on a au préalable caractérisé de beau ou de bon, au cours d'une conversation à bâtons rompus, s'avère de notoriété commune comme quelque chose de particulièrement injuste, pour que le raisonnement de l'adversaire s'écroule. Cette trinité socratique qui permet bien des glissements sémantiques est des plus miraculeuses !
Ce qui est étrange aussi c'est d'observer les rouages de la machinerie philosophique mise au point par le petit-neveu de Critias. Pour asseoir l'évidence d'une vérité pragmatique – du genre n'est-il pas vrai que si vous avez mal au foie vous irez de préférence voir plutôt votre médecin que votre plombier – Socrate en appelle toujours en dernier recours aux us et coutumes habituelles du peuple athénien, alors que Platon n'a de cesse de proférer d'acrimonieux jugements ultra-négatifs à l'encontre des différents dirigeants démocratiques de son Athènes contemporaine.
Ce dialogue sur la rhétorique se termine en réquisitoire antidémocratique. Certes Platon a le droit d'exprimer ses choix aristocratiques mais pourquoi alors s'appuie-t-il sur les options oikouméniques du plus grand nombre pour médire de la rhétorique qu'il juge imparfaite et propre, de par son relativisme théorique, à favoriser l'instauration de la démocratie ! A l'emprise démocratique Platon substitue le démagogisme aristocratique. Si la première n'est pas un souverain bien, le second ne vaut guère mieux.
Gorgias définit la rhétorique comme l'art de la persuasion. Socrate s'insurge contre cette scandaleuse pratique qui a toutes les chances de flatter les égoïsmes les plus étroits. Mais il ne retourne pas le couteau de la petitesse humaine sur ses convictions. Celles-ci sont de l'ordre cosmique. Elles s'inscrivent dans le droit fil de la Vérité éternelle. Qu'elles soient fondées sur une tromperie ne l'émeut guère. Platon est trop intelligent pour ne pas mesurer les failles de son raisonnement.
S'opposer aux sophistes en général, et à leur chef charismatique Gorgias en particulier n'est pas à proprement parler une tâche philosophique mais politique. A la rhétorique Platon substitue l'idéologie, il remplace la persuasion sophistique par l'assènement monolithique d'une chape idéologique totalitaire.
Certains esprits primesautiers de nos contemporains n'hésiteraient à simplifier l'équation : très simple, une gauche gorgienne à gauche et une droite platonicienne à droite. Mais à la réflexion ils s'apercevront que leurs équivalences ordonnatrices ne sont pas aussi évidentes. Ils se rappelleront que notre modernité classe les méchants sophistes du côté du mal platonicien. Tous leurs calculs seront à recommencer. Sur des bases d'autant plus tanguantes que s'ils ont éliminé depuis longtemps de leur mémoire vive le penseur Platon, à la stature un peu trop encombrante pour notre modeste modernité, ils n'ont surtout pas jeté avec le piédestal du philosophe le bébé que la moraline de ses descendants monothéïques leur a fait dans le dos.
D'autre part Gorgias est aussi un personnage embêtant. On l'a définitivement relégué parmi les boursoufflures de son style. Rococo ampoulé qui n'amuse plus personne, depuis au plus tard Gongora ! Ne cherchez pas très loin, le premier qui a eu l'idée de le réduire à ce rôle de petit rhétoriqueur. A le présenter ainsi Platon édulcorait le personnage de bien étrange façon. Si vous voulez noyer le chien Gorgias, accusez-le d'être un écrivain redondant. Rien de plus terrible que de sous-entendre que votre causeur magnifique est un scribouillard ennuyeux. En moins de deux siècles vous lui cassez sa réputation pour l'éternité.
Et surtout plus besoin de s'inquiéter pour vos propres idées. Les blanches brebis pourront paître tout à leur aise dans les alpages évanescents sans qu'une bête féroce ne vienne leur livrer une chasse impitoyable. Car derrière la phraséologie de Gorgias se trouve une métaphysique des plus encombrantes, dont les pieds du cadavre n'auraient pas arrêté de dépasser du placard aux bonnes idées si par mégarde Platon les avaient laissées coexister.
L'auteur de la République s'est dépêché d'envoyer Gorgias le grand persuadeur ad patres en le dépeignant sous les traits d'un amuseur public en fin de course, de peur que l'on ne s'intéresse à d'autres aspects de cette oeuvre essentielle.
( 2008 / in Gorgias on my Mind )
DU NON-ÊTRE, OU DE LA NATURE.
GORGIAS.
In LES ECOLES PRESOCRATIQUES. ( pp 701 – 707 )
Edition établie par JEAN-PAUL DUMONT.
In LES ECOLES PRESOCRATIQUES. FOLIO ESSAIS N° 152.
Pas plus de cinq pages, c'est tout ce qui nous reste d'un des livres les plus importants produit par la pensée humaine. Un véritable baril de poudre, l'on ne comprend que trop bien à la lecture de ce hâtif résumé qu'en dresse Sextus Empiricus dans son Contre les mathématiciens, pourquoi il fut à toutes les époques discrètement chassé des bibliothèques.
Un livre extrême, certes mais surtout de tous les livres le plus grand corrupteur, ou plutôt le grand corrodeur car il reste dans le premier terme des relents d'une moraline de bas-étage bien éloignés des préoccupations gorgiennes. Même Nietzsche n'a pas saisi la portée de cet ouvrage qui ne se situe pas par delà le bien ou le mal, mais en-deçà du bien et du mal. Il est sûr que Nietzsche a quelques excuses puisque sa tentative de pensée radicale se tient en bout de piste quelques vingt-siècles après le commencement alors que Gorgias se trouve à l'origine et qu'il est facile en cette situation d'être l'original qui a devancé tous les suiveurs.
Mais c'est encore mal poser le problème. Les grecs le formulèrent d'une façon simple : combien existe-t-il d'objets intelligibles qui structurent le monde et donnent au cerveau humain la capacité de l'appréhender, notre pauvre cervelle agissant alors comme un sixième sens nous permettant de mettre en évidence l'existence de ces dits objets. Isocrate nous rappelle que pour les uns il y en avait une infinité. Dans ce cas-là leur multiplicité avait tendance à effacer l'unité du monde. Empédocle en élisait quatre plus deux. Nous sommes en cette occurrence très près du Coup de Dès Mallarméen. Ion en désignait trois, le fameux triangle des Bermudes avec en prime en son milieu la fameuse Atlantide évanouie de Critias ( mais nous en reparlerons plus tard ), Alcméon deux seulement, Mélissos et Parménide, un.
Et pour Gorgias, le fameux empêcheur de tourner en rond, aucun. A ne pas confondre avec le foutoir kaotique de ceux qui premiers arrivants se perdirent dans la multiplicité du donné empirique et observable. La pensée grecque est à saisir, non comme une collection dument étiquetée de maîtres soigneusement rangés sur l'étagère du savoir, mais comme un effort collectif de penseurs chacun héritant des observations et réflexions des précédents. Le phénomène est si imparable qu'à l'autre bout de la chaîne Nietzsche et Heidegger se disputeront le titre du dernier arrivé qui résume, récapitule et clôt la série, refermant derrière lui, après lui, la porte.
Gorgias ouvre l'un-ground, il scie les poutres maîtresses qui soutenaient le plancher sur lequel tous ces prédécesseurs avaient posé leurs appareillages conceptuels. Ouvrez les vannes, tout le monde descend !
Avec son Un en or massif Parménide qui habitait au rez-de chaussée fut le premier à sonder le scandale de l'entresol gorgien sans fond. Gorgias ne s'embarrasse ni de petite bière ni de grosse coupure, il ne dit pas que l'Être parménidien n'existe plus, mais que si l'Être parménidien existait il ne saurait exister puisque le fait d'exister le retrancherait de l'Être. Admirez le savoir-faire, Gorgias ne nie pas l'existence de l'Être il nie sa possibilité d'exister en tant qu'Être. Et s'il est autre chose, il n'est point, en toute logique.
Inutile d'aller chercher plus loin la haine, soigneusement déguisée en joyeux sarcasmes, dont Platon poursuivit Gorgias. Gorgias interdit l'adéquation entre Dieu et l'Être, car si Dieu est au-dehors de l'Être il n'est point. L'on comprend pourquoi selon Heidegger la philosophie est l'histoire de l'oubli de l'Être. Trouver l'Être c'est remonter jusqu'à la mort de l'oeuf. Non pas une mort bakouninesque -grand guignolesque avec croix de bois et légionnaires hilares – mais même pas in utero, avant même que la conception soit possible. Pardonnez-nous Marie ! Plus tard les mystiques et les théologiens inventeront le pis-aller de la théologie négative, mais avec Gorgias cela ne marche pas. Car Gorgias obstrue en un deuxième mouvement l'un-ground, il ne dit pas que l'Être n'est pas, ce qui pourrait après et avec maintes circonvolutions laisser une chance au non-être, Gorgias pose que la chose n'est pas. Rien n'est. Le rien ne naît pas.
Plus tard l'on a tenté de tourner le problème. Comme l'on tourne autour du pot ou du noeud gorgien, l'on a posé la question autrement, de manière oblique. L'on a laissé tomber l'Être, l'on s'est contenté de ce rien qui ne voulait même pas être. L'on s'est mis à se demander pourquoi il y avait ce rien qui n'était même pas l'être, et que l'on a rebaptisé étant, pour être plus près de l'Être. L'air de rien. Donc pourquoi ce rien et pas autre chose. L'autre n'était, n'étant, qu'une résurgence du non-être platonicien, mais tout le monde a préféré faire semblant de ne pas savoir.
Mais là aussi Gorgias avait préventivement fait sauter les anciennes attaches pour que personne ne s'avisât de retailler de nouvelles poutrelles dans les antiques encoches. Dans tous les cas, même si cette chose existait l'on ne pourrait jamais l'appréhender car la pensée d'une chose n'est pas la chose. Aucun travail de pensée ne nous fera appréhender un être quelconque.
Quant à ceux qui voudraient hisser la dernière citadelle de l'Être dans le langage – et ils sont nombreux en notre modernité poétique ceux qui s'essaient à définir la poésie comme une patiente glossalie – Gorgias les prévient – et le geste est d'autant plus admirable que ses contemporains voyaient en lui, avant et après tout un beau parleur, avec la nuance péjorative de l'expression appuyée – le langage ne leur sera que d'un inutile secours. Le marteau ne nous renseignera jamais sur l'être de la pointe. Puisque la pointe n'a pas d'être, mais surtout parce que la philosophie à coups de marteau n'enfonce aucune pointe.
Difficile d'en dire plus. Non pas parce que le discours ne reflètera jamais le moindre soupçon de vérité, Gorgias fut un immense péroreur durant toute sa vie, et il vécut, si l'on en croit la doxographie jusqu'à cent neuf ans ! Mais parce que Sextus Empiricus n'a pas jugé bon, mais c'est là une vue très personnelle de notre esprit que vous pouvez qualifier de malade, de nous faire parvenir un rapide résumé de ce que lui même n'évoque pas - mais Gorgias lui-même ne l'a peut-être pas fait, ou alors a abordé le sujet en un autre écrit dont nous n'avons plus de traces -l'autre terme de la coordination. Nous avons vraisemblablement – j'adore ce mot qui proclame l'incertitude de son propre fondement étymologique – un résumé assez fidèle de tout ce qui dans le traité se rapportait au non-être, mais qu'en est-il de ce déploiement du rien sous forme de phusis ?
Certes il s'agit d'un titre générique, inhérent aux écrits des premiers physiciens, mais il ne nous étonnerait pas que Gorgias ne se soit exprimé aussi sur la nature conçue non pas en tant qu'être ou non-être, mais en tant que nature. Ce serait alors un pas que nous nommerions prémonitoiremen taristotélicien. Il y a sans doute toute une enquête à mener dans la Métaphysique d'Aristote.
Mais en attendant relisons encore une fois Gorgias, ce sera plus vite fait. Ce Traité du Non-Être est une oeuvre essentielle et absolue. Y-a-t-il seulement dans la littérature mondiale cinq livres de cet acabit ?
( 2008 / in Gorgias on my Mind )
GORGIAS. PLATON.
Présentation et traduction par
MONIQUE CANTO-SPERBER.
Edition de 1987 mise à jour en 1993. 380 pp.
GARNIER FLAMMARION.
A ne pas confondre avec notre précédente chronique qui prenait en compte la traduction et la présentation d'Emile Chambry. Pour cent pages de plus nous avions cinq dialogues supplémentaires. L'on comprendra que l'on a grossi le caractère et étoffé la préface et les notes. La lecture en est plus aisée mais la traduction de Monique Canto-Sperber ne nous semble pas vraiment apporter un plus. Un peu moins cicéronienne que celle de Chambry, elle balance ses phrases d'une manière un peu plus sèche. Nous nous refuserons de toute force à situer les deux versions sur les barreaux d' une échelle de valeurs réductrice, d'autant plus que nous établissons notre jugement non par rapport à la fidélité à l'original grec, mais selon l'accord de cohérence interne de chacun des deux textes.
Ces deux traductions se complètent et nous ne tenons pas à nous perdre en de stériles comparaisons. Contrairement à beaucoup qui clament que toute traduction est une trahison, nous pensons que le lecteur tant soit peu subtil est capable d'autoproduire une espèce de compréhension archétypale de toute oeuvre traduite qu'il lit. Cela demande peut-être accoutumance, mais si le livre déclenche quelques résonances analogiques avec les expériences existentielles du lecteur, une compréhension analogique se met automatiquement en place.
Bien sûr, cela ne vaut pas un lien direct avec l'original, mais il est de par le monde des milliers d'amateurs de tous pays qui n'entravent que couic à la langue grecque et qui parviennent à une meilleure compréhension à la pensée de Platon que des millions de grecs autochtones et contemporains plus préoccupés des résultats de leur équipe de foot favorite que d'herméneutique platonicienne. Et cela est valable pour toutes les littératures traduites en n'importe quelle langue !
Monique Canto-Sperber s'intéresse davantage à Platon qu'à Gorgias. Elle n'a pas tort. Dans le Gorgias Platon expose sa pensée et pas celle de Gorgias. Nous sommes dans une démarche opposée à celle de notre introductrice qui recherchons quelques onces de la personnalité de Gorgias et de l'expression de sa pensée dans des oeuvres qu'il n'a pas écrites et qui sont en quelque sorte dirigées contre lui, avec toute la mauvaise fois et la volonté de simplification induites par un tel a priori.
Remarquons, que tout comme il l'avait effectué dans son Protagoras, Platon ménage son ennemi. Gorgias n'est en première ligne que dans le premier tiers du dialogue. Par la suite la parole lui est ravie par deux de ses disciples qui se portent volontaires pour croiser le fer avec Socrate, alors que personne ne leur a rien demandé. Polos et Calliclès opèrent un véritable détournement de logos.
Dans sa préface Monique Canto-Sperber remarque qu'étrangement ni Platon, ni Aristote ne font en leurs livres le moindre renvoi au fameux Traité du Non-Être de Gorgias. Sous prétexte que dans sa Métaphysique, Aristote aurait pu faire un effort, elle se hâte de conclure que ce Traité n'est en rien une oeuvre philosophique dans laquelle Gorgias aurait exposé sa pensée. Ce serait juste un exercice de style qui aurait permis au plus glorieux citoyen de Léontium de faire montre de sa prodigieuse agilité verbale. Bref il aurait bâclé cela sur un coin de table en un déluge de virtuosité sémantique sans égale. En d'autres termes Gorgias ne pensait pas un traître mot de son traité. Dans le genre encore plus paradoxal que la flèche de Zénon qui vole sans avancer d'un centimètre, on ne peut aller plus loin.
Il est une autre façon d'expliquer le silence conjoint des deux grands maîtres de la philosophie antique. C'est qu'une fois que l'on a rappelé le contenu du célèbre discours, si l'on veut rester dans une stricte logique philosophique, il ne reste plus qu'à se taire et à tirer un trait sur ses prétentions, justement philosophiques. Gorgias est un sacré empêcheur de tourner en rond dans la sphère de l'Un parménidien. Tant que vous vous amusez à la multiplier par un, deux, trois, quatre, et la diviser en autant de petits morceaux que vous désirez, vous pouvez faire joujou avec indéfiniment. Maintenant s'il advient que par malheur vous multipliez l'Un par le Zéro gorgien, vous êtes au plus mal avec votre cosmologie réduite à rien du tout.
Gorgias vous casse la baraque en moins de Un ! Pas étonnant qu'un étrange silence philosophique entoure depuis des siècles le Traité du Non-Être. Gorgias le rhéteur est autrement plus critiquable que Gorgias le métaphysicien ! Durant plus d'un millénaire Gorgias a été rejeté dans le cabinet des curiosités littéraires : haro sur le baudet à la langue surchargée ! Otez-nous cet alambic pré-symboliste ! Mort au rococo décadent !
Hélas ! La surmultiplication productiviste de l'édition moderne et le travail de compilation acharné menés par deux ou trois chercheurs curieux de sophistique ont remis sur le devant de la scène ce texte longtemps exilé en une confidentialité marginale. Aujourd'hui un esprit curieux ne manquera pas de le dégoter dans une édition de poche.
Puisque l'on ne peut nier son existence, l'on tente d'amoindrir son importance en le faisant passer pour une sorte de canular littéraire mis au point par un prestidigitateur doué. Un peu comme Les déliquescences d'Adoré Flopette. Dire qu' à la fin du vingtième siècle l'on en était encore là ! Que ceux qui participent de cette croisade n'oublient point que le ridicule est une arme à double-tranchant.
Il est des arguments imparables qui se retournent contre leur proférateur plus vite que leur ombre. Combien-t-il que ce serait l'exacte réalité, que Gorgias ait torché son opuscule en deux temps, trois mouvements, façon de plaisanter et de se moquer ouvertement du sérieux des philosophes de profession, qu'est-ce que cela changerait au fond. Le clown qui glisse sur la peau de banane - qu'il avait soigneusement déposée à l'endroit idoine afin de voir son acolyte mordre la sciure de la piste – et qui n'en effectue pas moins un sextuple saut périlleux arrière se révèle être un merveilleux acrobate. Peut-être auriez-vous préféré une mise en scène plus haletante avec roulement de tambour et tintement de cymbales endiablées, pour souligner l'exploit ?
Méditation désespérée ou éternuement facétieux de l'esprit, sa parturience n'induit en rien ( c'est le cas de le dire ) la portée souveraine de ce texte. Monique Canto-Sperber peut en douter. Platon lui ne s'y trompe pas. Pas question de chatouiller l'éléphant sous la trompe. Le magasin de porcelaine du dialogue pourrait en être dynamité en quelques secondes. L'on ne s'attaque pas à Gorgias, l'on se contente de jouer avec des seconds couteaux. Qui ne se laissent pas faire.
Le dernier, Calliclès, est particulièrement retors. Il refuse de mettre le petit doigt dans l'engrenage socratique. Des belles idées de Socrate, le beau, le bien, le bon, la justice, il n'en a rien faire. Ce ne sont que des marionnettes, des faux-semblants, des artefacts. Socrate a beau couper les cheveux en quatre et adopter des positions paradoxales à faire frémir un sophiste, Calliclès ne mord point à l'hameçon.
Vaincu Socrate propose de ne pas continuer et de laisser la discussion en plan. Traîtreusement Gorgias qui depuis de longues minutes n'a pas dit un seul mot, l'invite avec courtoisie à continuer. Le perfide ajoute - l'on imagine le sourire en coin - qu'il est curieux de voir comment le roi de la maïeutique va se sortir de ce guêpier.
Socrate s'en tire par le haut. Il nous établit en avant-première un remake du pari pascalien. Nous devons être sages, justes et bons, parce qu'une fois morts nous serons jugés en la complète nudité de nos actes ! Pas besoin de coller son oreille sur la page pour distinguer les hennissements intérieurs de Gorgias ! A y réfléchir la sortie de secours débouche par le bas, dans les Enfers !
Certains commentateurs dissidents en sont venus à déclarer que Platon était secrètement en accord avec la brutalité de Calliclès. Nous ne le pensons pas. Simplement la pensée invisible de Gorgias agit comme un trou noir. Elle happe tout ce qui s'aventure en ses alentours. Socrate et Platon sont les premières victimes de leur témérité. L'on ne se mesure pas avec le néant. Le non-être de Gorgias n'est pas nihiliste, il est une machine de guerre qui casse la dogmatique de toute pensée à prétention monothéïque. Pas de pitié pour les moralines confites en dévotion. Mais pourquoi Nietzsche aimait-il particulièrement ce dialogue
( 2008 / in A Gorgias Déployé )