CHRONIQUES
DE POUPRE
UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES
Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires
/ N° 017 / Novembre 2016
VIGNY / DORVAL
VIGNY SOUS LE MASQUE DE FER.
NICOLE CASANOVA.
Collection : Biographie. CALMAN-LEVY. 334 p. 1990.
L’on a triché sur l’épaisseur du papier et la hauteur du caractère, de loin ça ressemble à une de ces grosses sommes définitives sur lesquelles un aficionado transi sacrifie trente années d’une existence de rat de bibliothèque vouée aux recherches les plus minutieuses. Ça se lit en une soirée et vous en ressortez aussi idiot que vous y êtes entré.
Nicole Casanova a juste oublié que Vigny fut non seulement un écrivain mais aussi un des premiers penseurs de notre modernité. Pour l’œuvre littéraire notre biographe s’est contentée d’entrecouper l’anecdotique résiduel d’une existence glanée chez les témoins, les amis, les confrères, la presse, et les notes personnelles du poëte, de rapides résumés, à peine longs de deux ou trois pages, de chacun des livres publiés par Vigny ou ses exécuteurs testamentaires.
Quant à la pensée de Vigny, il nous sera répété à quatre ou cinq reprises, que notre poëte fut avant tout un adepte de la démocratie modérée à la Tocqueville. Il est tout de même étrange que nous n’ayons jamais aperçu poindre le nom d’Alfred de Vigny dans le flot des discours laudateurs qui accompagnèrent tous ces derniers mois la redécouverte tonitruante du chantre de la libéralité américaine à laquelle se sont livrés sans aucune retenue journaux et media cultureux officiels…
Vigny n’aura jamais de chance. Du moins a-t-il eu très tôt conscience du destin qui lui était réservé. S’il s’identifia très vite à la hautaine figure de l’Empereur Julien, sans doute fut-ce par cette pénétrante intuition que son action, tout comme celle de Julien, ne serait jamais présentée aux hommes que recouverte du voile conjurationnel de la diffamation la plus éhontée. Julien traversa l’Histoire sous l’infamant sobriquet de l’Apostat, Vigny serait le cœur sec du romantisme français. Lui qui ne fut que tourment et passion, feu et fièvres, foudres et poudres, traînera la réputation étriquée d’un esprit réactionnaire de mauvais aloi.
Nous aimons à penser qu’il en est des sommets de l’esprit comme des pics altiers des plus hautes chaînes de notre géographie physique. C’est bien parce que quelques précurseurs ont planté des camps de base sur les aires des aigles et tracé les premières voies ascendantes que d’autres plus tard pourront venir, et retrouvant les anciennes pistes d’envol, mettre leurs pas dans ces tentatives désespérées, établies en pure perte, du moins leur sembla-t-il, par ces fous altitudants de la première heure. Il existe comme une intersubjectivité de la practicité humaine qu’elle soit conscientisée ou purement physique. Là où l’homme est passé une fois, un autre surviendra, dans les secondes ou les siècles qui suivront. Sans le savoir, le solitaire d’Engadine a souvent suivi les sentes pitonnées par Alfred de Vigny. Il pensait être le premier à s’aventurer si haut, qu’il ignorait que le veilleur de la minuscule tour du Maine-Giraud avait déjà emprunté ces chemins.
Vigny n’a pas hérité de l’appareillage conceptuel forgé par le premier romantisme allemand. Malgré toute l’admiration que l’on peut éprouver pour André Chénier, Goethe, Hölderlin et Hegel fournirent à Nietzsche une banque de données bien plus riche que ne reçut jamais Vigny. Notre poëte devra faire son chemin tout seul au milieu du fatras des muses romantiques. Survenant après le romantisme Nietzsche peut s’offrir le luxe souverain de le rejeter du pied et de le stigmatiser sous l’étiquette amoindrissante de maladie ou de décadentisme. Le travail de Vigny sera analogue à celui fourni par Edgar Allan Poe dont le les recherches métaphysiques donneront naissance presque par inadvertance au roman policier. Dans un souci d’ordre et de précision Vigny définira les aîtres du roman historiques et du poème. N’hésitons pas à rappeler que le Poème fut le genre littéraire par excellence du dix-neuvième siècle. Plus que le roman réalisto-naturaliste dont on nous vante sans cesse les modalités d’écriture comme le véhicule idéal de notre modernité, le Poème fut l’arcane majeur de la création littéraire française, et par l’incandescence à laquelle le portèrent de Vigny à Mallarmé et Valéry nos poëtes, l’assise fondamentale de la littérature européenne moderne.
La figure de Julien hante et encadre toute l’œuvre de Vigny. A vingt ans il rêva les ébauches d’une tragédie romantique sombrement intitulée Julien, et au soir de sa vie il tentait de finir un roman consacré à la vie de l’Empereur. L’épidémie de choléra qui ravagea l’Europe dans les années trente nous coûta les brouillons du drame que Vigny préféra brûler que laisser à la postérité inachevés… De nombreuses pages de Daphné nous sont parvenues. Elles ne furent publiées pour la première fois qu’en 1912. Il est des brûlots dont on hésite à se départir.
Vigny est atteint du même mal que Julien : il se peut se définir d’un seul mot, de passe et de garde pour les légions qui veillent sur le limes, fidelitas ! Fidélité aux anciens Dieux qui exprimèrent l’Empire pour Julien, fidélité en une couronne royale et catholique en laquelle Vigny ne croit plus depuis le retour catastrophique des Bourbons. L’on a glosé fort méchamment sur le ralliement de Vigny à l’Empire. Mais outre que la royauté était bel et bien morte de sa laide mort, en rejoignant l’Empire Vigny met en accord ses vœux phantasmatiques les plus chers d’une résurgence impossible de l’Antique Imperium Romanum, avec la geste moderne et napoléonienne qui y faisait, certes d’une manière quelque part trop symbolique, toutefois explicite, référence. En optant pour le républicanisme, Hugo et Lamartine et le plus gros des troupes romantiques, incarnent une des virtualités révolutionnaires du romantisme. Mais Vigny ne trahit, quoi qu’on en dise, en rien le romantisme exalté de sa jeunesse. Au contraire peut-être est-il celui qui referme le plus magnifiquement le cycle d’énervation mal contenue de toute cette jeunesse ardente des lycées, privée par Waterloo de ses futures heures de gloire. Phénomène sociologique en lequel de nombreux historiens voient une des causes de ce sentiment d’insatisfaction qui se traduira par l’explosion du mouvement romantique.
En 1862, Le Mont des Oliviers tord définitivement le cou au christianisme. C’est au nom des principes chrétiens eux-mêmes que Vigny lance l’anathème définitif sur le Dieu d’amour. Dieu qui n’est pas intervenu pour sauver le Christ est donc coupable et méchant. Rien ne sert de l’accabler d’injures et d’insultes. Il suffit de se détourner, avec un froid dédain. L’homme renoue enfin avec le sens de sa vie. Un cycle s’achève, qui avait débuté par la mort de Julien. L’Histoire reprend son cours après une sordide parenthèse de plus de quinze siècles.
L’on prétend que Vigny ne voulut laisser publier des extraits de Daphné pour ne pas porter un coup mortel à l’Eglise qu’il sentait comme une coquille vide, prête à s’effondrer sur elle-même. L’on ne tire pas sur un ennemi frappé à terre. Les coutumes gentilhommières ont bon dos. Nous nous trouvons plutôt face à face avec ce vieux principe de caste et familial de fidélité. Vigny a quelque peu joué à je te tiens tu me tiens par la barbichette avec le christianisme.
Vigny qui sut définir son époque comme celle de la modernité, vécut sans perspective historique. L’effondrement de Nietzsche est aussi dû à cette impression d’horizon bouché et indépassable. Ce n’est qu’une cinquantaine d’années après la mort de Vigny que l’Histoire commencera à s’accélérer. Certes le Royaume n’est plus de ce monde. Vigny a même participé de près, en tant que jeune garde royal recommandé par sa mère, à son agonie. Mais le cycle de l’Imperium n’a pas vraiment débuté encore. Vigny n’en a même pas achevé la conceptualisation politique. Isolé, seul et solitaire, il survit comme le loup qui va périr en combattant, dans ce no man’s land de hasard et de pacotille. Il meurt dans le désespoir absolu. Mais il a la prescience que son œuvre aidera aux germinations futures.
André Murcie. ( 25 / 04 / 04 )
HISTOIRE D’UN MALEFICE. MICHEL MOURLET.
Suivi de LA DERNIERE ANNEE DE MARIE DORVAL
ALEXANDRE DUMAS.
196 p. 18, 29 Euros. Novembre 2001. E-DITE
Editions e-dite : 6, place de la Madeleine. 75 006. PARIS.
Marie Dorval ! Plus qu’un nom : un mythe. Pour quelques uns, de plus en plus rares, parmi lesquels je me revendique, nourris au lait cru du romantisme, elle reste comme la figure intangible de la féminité.
Le siècle ne pense que très rarement comme nous. Les adeptes des bicentenaires l’ont oubliée. Avaient-ils, à leur décharge, connaissance de son existence ? Le hasard n’existe pas : l’on a aussi été très peu prolixe quant à la commémoration d’Alfred de Vigny. Il eût été illogique que nos contemporains se soient souciés d’un de leurs plus grands poëtes.
La verve, la truculence et la bonhomie d’Alexandre Dumas ne dérangent guère. Les flonflons panthéonesques pour les gloires nationales, l’oubli vengeur pour les empêcheurs de penser en rond ! Mais n’en voulons point trop à Alexandre le Gros d’être encensé aujourd’hui par les mêmes qu’avant-hier il abhorrait. Il fut un ami fidèle de Marie Dorval. Sur son lit de mort ce fut vers lui qu’elle se tourna, en ultime recours, pour avoir droit à ses six pieds de terre funèbre et parisienne. Sa dernière année de Marie Dorval est d’une tristesse à mourir. Elle n’est pas s’en rappeler la funeste et misérable comédie qui se joua au dernier chevet d’un Villiers de L’Isle Adam et de quelques autres. . .
L’on posséda, elle fut brûlée par un admirateur coincé du cul de l'auteur de La mort du Loup une lettre de Vigny à Marie Dorval, tachée de sperme. Qui aurait cru notre loup solitaire capable de tels épanchements ? La passion que la Dorval inspira à l’ange blond du romantisme fut totale. Devant l’inconstance de la belle, et Jules Sandeau, et Georges Sand, et Alexandre Dumas, fidèle à lui-même Vigny préféra s’éloigner sans bruit ni atermoiement. Il était de ceux qui rongent leur plaie dans le silence, sans mot dire.
Mais peut-être pas sans maudire, assure Michel Mourlet. Les historiens de la littérature n’ont pas manqué de faire la relation entre la « trahison » de Marie Dorval et la terrible imprécation de La colère de Samson contre « La femme, enfant malade et douze fois impur ! »
Certes cette terrible injonction du Poëte à la « vipère dorée » n’est point faite pour lui attirer les sympathies de nos modernes féministes. Mais ce n’est pas là le propos de Michel Mourlet qui s’interroge sur la puissance opérative de ce poëme qui aurait agi comme un envoûtement vaudou sur la carrière de Marie Dorval. Histoire d’un Maléfice. Tel est le titre.
Les esprits positivistes en souriront. Les psychologues voudront bien concéder que l’envoi du poëme ait pu causer une blessure telle à la pauvre Marie qu’un remord inconscient l’aurait précipitée à développer et une névrose et une conduite de l’échec. . .
Le livre de Michel Mourlet s’ouvre sur une citation de Gérard de Nerval. Manière séduisante et de toute discrétion de rappeler que la poésie n’est pas un des fleurons de l’art du bien écrire mais une pratique quasi chamanique qui engage les forces essentielles qui sous-tendent notre présence au monde. Ainsi, l’ont indiqué les plus grands poëtes du dix-neuvième siècle. Louons Michel Mourlet de nous ramener à l’écoute alchimique de ces voix qui refusent, malgré le dédain et l’ostracisme dont nos contemporains les abreuvent, de s’éteindre et de bruire, telles les lyres ordonnatrices d’Orphée et d’Amphion.
André Murcie ( 2004 )
FRAGMENCES D'EMPIRE
PROTAGORAS. PLATON.
Traduction et notes par EMILE CHAMBRY.
In N° 184. GARNIER FLAMMARION.
Un des premiers dialogues de Platon. Un des moins philosophiques. Un peu comme si l'auteur passait en revue ses futurs ennemis : Protagoras bien sûr mais aussi Critias, Hippias, Prodicos, la fine fleur de la sophistique – l'oeuvre ne porte pas le sous-titre Les sophistes par hasard – prise en flagrant délit existentiel. Hippias en chaire, Prodicos au lit, Critias en compagnie d'Acibiade, Protagoras arpentant les couloirs avec les fils de Périclès à ses basques, en préfiguration péripapéticienne.
Entre nous soit dit le livre est un tour de force stylistique : Socrate rapporte toute la scène et les discussions qui la précédèrent et la suivirent à un ami en une espèce de monologue, un véritable one man show antique. Dans sa préface Emile Chambry regrette le grand auteur comique que nous avons perdu lorsque Platon a abandonné le théâtre pour la philosophie. Et sa remarque nous semble d'une extrême pertinence.
Excusez-moi, mais j'ai l'impression que nous avons malheureusement oublié de présenter le plus grand des sophistes du livre : Socrate, en personne ! D'ailleurs si Socrate consent à se déplacer pour rencontrer Protagoras ce n'est que pour démontrer à Hippocrate – jeune et riche aristocrate athénien de son entourage – qu'il n'a aucun intérêt à prendre des leçons avec Protagoras, puisque lui Socrate va lui prouver qu'il a la langue encore plus habile que ce prince de la sophistique.
Il faut avouer que Socrate sortira le grand jeu de la mauvaise foi. Alors que la longue réponse de Protagoras contente l'auditoire entier, et que même nous deux mille cinq cents après ne pouvons être que frappés par sa retenue et sa tranquille noblesse, Socrate qui avoue être resté sous le charme ne peut s'empêcher d'objectionner son honneur.
Comprenant qu'il ne peut entrer en rivalité avec les longues périodes rhétoriques de Protagoras il le prie de bien vouloir se prêter à un questions-réponses crépitant, cette formule courte dans laquelle il excelle. Notre Socrate se montre si brutal qu'à la fin, excédé Protagoras exprime son désir de se retirer de cette avalanche d'interrogations auxquelles Socrate ne lui-laisse jamais la possibilité d'exprimer une tierce position différente du sempiternel ou-oui ou-non qu'impose sa maïeutique.
Le public s'interpose et la controverse reprend. Protagoras essaie d'amener Socrate sur des commentaires poétiques qui nécessitent de plus amples développements. Socrate s'en tire en trichant, n'hésitant pas à changer un vers du poème de Simonide débattu. Sur une derrière pirouette notre danseur de claquettes éristiques retourne à son questionnaire d'enquêteur sofrès. Protagoras ne répond que du bout des lèvres, conscient de s'être fait piégé, mais accordant crédit à Socrate uniquement relativement aux conditions mêmes de la passation de l'épreuve.
Socrate triomphe. Grisé par son succès il ne s'est pas aperçu que par ses tour de passe-passe dialectiques, lui et son adversaire en sont tous deux venus sur une position finale en totale opposition avec leurs affirmations initiales. Victoire à la Pyrrhus pour Socrate qui gagne la partie pour se retrouver en accord avec les convictions protagoriennes qu'il s'était donné pour but de réfuter.
Le plus surpris des deux n'est pas celui que l'on croit. Tel est pris qui croyait prendre. Protagoras échaudé décline une nouvelle joute, et Socrate se hâte de mettre les bouts. Le thème de l'affrontement – la vertu peut-elle s'enseigner ? - n'a été pour Socrate qu'un motif gratuit de briller en société, nous ne l'évoquerons donc pas en cette chronique.
Au fil des siècles, l'ensemble des commentateurs est resté des plus évasifs quant à l'intérêt philosophique de ce dialogue et le lecteur peut s'interroger sur les intentions de Platon. Sans doute s'est-il laissé emporté par sa verve et Socrate a vraisemblablement fait les frais de la virtuosité parodique de son disciple.
Le Protagoras ne s'étend guère sur Protagoras. Le sophiste n'y développe pas sa pensée. Pour en avoir un exposé il faudra attendre la composition du Théétête. Protagoras est un personnage trop important pour subir une attaque frontale en règle. Plus tard à l'autre bout de sa vie, Platon manifestera une même déférence envers Protagoras, alors que le Théétête se risque à une impitoyable déconstruction de sa vision du monde.
C'est dire l'importance de la pensée de Protagoras en son époque. Nous l'avons réduit vu le peu de ses oeuvres qui nous soient parvenues au rôle de second couteau philosophique. Un original, en avance sur son temps, une espèce de clandestin de la pensée grecque. Un précurseur du sceptico-pragmatisme anglo-saxon. Les précautions de Platon qui se permet le sacrilège suprême de dépeindre Socrate en bouffon du roi Protagoras, démontrent qu'il n'en a pas toujours été ainsi.
PROTAGORAS.
In LES ECOLES SOCRATQUES.
Edition établie par JEAN-PAUL DUMONT.
Folio-Essais. N° 152.
Il ne nous reste pas grand-chose de Protagoras, mais il faut avouer que sa petite phrase sur l'homme mesure de toutes choses, de celles qui sont et de celles qui ne sont pas, qu'on la retourne de tous côtés en titillant la traduction ou en s'inspirant des diverses sources qui nous l'ont rapportée, est assez embêtante par elle-même. Mais si en plus on a le malheur de la croiser avec celle qui proclame son ignorance quant à l'existence ou l'inexistence des Dieux, l'on se trouve en présence d'une véritable bombe atomique. L'adjectif est d'autant plus étymologiquement juste que Protagoras fut en sa jeunesse le disciple de Démocrite.
Les plus démagogues des athéniens ne s'y trompèrent point qui l'accusèrent d'impiété. C'est en mettant les voiles et une distance respectable entre son immodeste personne et ses dénonciateurs que Protagoras trouva le chemin du sombre Hadès. Chaque époque sécrète sa pensée unique, mais cette expression étant formé de deux termes trop nobles pour ce qu'elle entend signifier, sans doute serait-il plus judicieux de lui substituer celle plus infamante – mais ô combien plus proche de la réalité – de doxa des imbéciles.
Autodafés, chasses aux sorcières et conjurations du silence sont, de tous les temps, les conséquences effectives, de ce rétrécissement de l'intelligence humaine. Cette dernière est en effet un drôle d'oiseau dangereux. Il convient de lui couper les ailes afin de l'empêcher de voleter un peu partout. Ces moeurs ne nous sont pas étrangères. Jugez de ce qu'il dut en être deux millénaires et demi antérieurs...
La sophistique éclata comme un coup de tonnerre dans le ciel olympien de Zeus. Elle fut comme le deuxième étage de la fusée qui s'allume pour s'arracher à l'attraction êtrale. L'on avait sacrément éclairci le lourd marbre pierreux de la statue des Dieux avec cette idée si légère de l'Être. Qu'il soit un, deux, trois, quatre ou une infinité, son statut en avait pris un coup.
L'originelle pensée phusique avait rendu les Dieux transparents. L'on n'avait plus besoin d'eux, ce n'est pas pour cela que l'on avait décrété leur mort. Le culte des ancêtres était une composante essentielle de l'identité grecque. Plus tard Heidegger tonnera contre l'oubli occidental de l'être, mais les grecs omirent d'oublier leurs Dieux.
On les mit bien au chaud dans les temples, l'on n'interdit jamais aux âmes simples de les adorer. Pour les esprits forts - comme le vase en cristal de l'arrière-arrière grand-mère que l'on conserve au fond d'un placard, par un reste de respect originel un peu névrotique et auto-masochiste quant à sa propre provenance familiale - la conservation de ces reliques sacrées s'avéra plus embarrassante. L'unanimité individuelle fut de les ranger sur une étagère intérieure, après les avoir toutefois transformés en leur idéelle notion conceptuelle.
L'armoire philosophique grecque ne se séparera jamais de ces figurines sacrées. Même quand on ne croit plus en leurs vertus, on les porte par-devers soi, comme la photo de votre chien décédé qui ne quitte pas la vitre du buffet de la cuisine. Quand plus tard Heidegger rouvrira l'antique garde-à-manger, il ne manquera pas de leur mettre la main dessus et de prophétiser, tout émerveillé, que nous vivons le moment du retour des Dieux.
Les Dieux sont constitutifs à la pensée grecque. C'est le triomphe du christianisme qui mettra en même temps un terme à la pensée grecque et à la présence des Dieux. Très naturellement le renouement de l'occident avec la pensée grecque se traduira par une résurgence des Dieux. Evoquons Voltaire traduisant l'Imprécation conte les Galiléens de Julien ou Nietzsche analysant les ressorts apollo-dyonisiens de La naissance de la tragédie .
Cette première attaque frontale de Protagoras nous est donc doublement chère. L'on peut se récrier en affirmant qu'en cherchant à donner une explication du monde qui ne soit pas cosmogonique les physiciens grecs furent les premiers athées. N'ont-ils pas remplacé les Dieux par l'Intelligible ? N'était-ce pas là la marque évidente d'un basculement abstractif vers une explication rationnelle de l'univers ?
Certes, certes. Mais les Pythagoriciens cherchaient davantage à prouver au travers de la chair concrète du monde l'existence d'une ossature secrète d'universaux royaux qui seraient un peu comme les Dieux cachés de l'argile malléable du devenir. Ce furent peut-être des athées mais qui ne firent pas profession d'athéisme.
L'athéisme n'est pas une philosophie, mais une attitude. Empédocle eut cette attitude. Il s'agissait pour lui de surpasser les Dieux par le haut. L'homme lui-même se devant de devenir un Dieu par lui-même. Il n'est pas de meilleure manière d'abolir les Dieux en tant que principes supérieurs qu'en escaladant leur altitude.
Mais Protagoras reprit le problème à la base. Pas question de se hausser en des sommets vertigineux. Protagoras rampe sur la glèbe. Il fait corps avec la planète. Mais il a le dos large puisqu'il englobe toute chose, toutes les choses qui existent, autrement dit tout l'existant. Et même au-dehors. Tout ce que l'esprit humain peut saisir, Protagoras s'en empare. Mais il reste encore tout ce qui ne possède pas la même nature que l'existant. Evidemment ce sont là choses qui n'existent pas, qui n'existent que parce que l'on signale leur disparition ou leur inexistence.
Mais la nature de ce qui n'existe pas ne peut pas être ces choses-mêmes qui n'existent pas. Les seules choses qui peuvent être fondées en tant que non-existant sont les Dieux. Car si ce qui n'existe pas ne saurait être par sa seule absence, seuls les Dieux peuvent ne pas être existant, puisqu'ils sont par définition différents de l'existant.
En décrétant qu'il ne sait pas si les Dieux existent ou n'existent pas, Protagoras met les rieurs de son côté. Qu'ils existent ou qu'ils n'existent pas pour le commun des mortels, les Dieux sont de par leur nature des non-existants. Les contemporains qui prétendaient qu'en disant qu'il ne savait pas si les Dieux existaient, Protagoras voulait laisser entendre qu'il savait qu'ils n'existaient pas, avaient totalement raison. Protagoras avançait le visage masqué. La suite des évènements montrera qu'il n'avait pas tort de se méfier.
Ceux qui avaient l'habitude de se passionner pour les discussions éristiques comprenaient à merveille la volition protagoréenne. Protagoras était bien un militant de la pensée athéique.
Nous rappelons que l'athéisme moderne est une fausse négativité. Le monothéisme qui nie le polythéisme est lui-même une négation. L'athéisme moderne nie le dieu unique et retourne du même coup sur la conceptualisation polythéiste. L'athéisme est retour à la position originelle.
Mais l'athéisme protagoréen dépend d'une autre démarche. Il ne peut nier les Dieux, car il serait alors déployé en tant que leur négativité absolue. Ce que va affirmer Protagoras c'est le fait que les Dieux ne relèvent pas de l'Être mais du Non-Être. Nier le Non-Être équivaut à affirmer l'Être.
C'est en se retrouvant sur l'Être que la sophistique donnera à la recherche philosophique et intellectuelle son brevet officiel d'athéisme. A postériori, serait-on tenté de rajouter.
Les contemporains de Protagoras furent très sensibles à son enseignement qui affirmait que l'on peut toujours produire deux discours contraires sur toute chose. Cela scandalisa quelque peu les âmes rationnelles : comment peut-on soutenir une chose et son contraire ? Le double discours est aussi un faux semblant. L'on ne peut pas tenir deux discours contraires sur chaque chose, de fait l'on peut bâtir des milliers de discours, tous différents, sur un seul objet.
Les grecs ont trop bataillé sur les notions de l'Un et du Multiple pour se contenter de deux, et seulement deux, discours. Le double discours que l'on peut tenir sur l'Être est une manière symbolique de nier l'Être en tant qu'Un pour lui opposer la multitude élémentale et intelligible du divin fragmenté en la dispersion des Dieux.
La négation de l'existence des Dieux par la sophistique doit être réinterprétée. Ce qui est en jeu en cette opération, ce n'est pas l'existence des Dieux dont le monde entier est convaincu de leur inexistence, mais la manière de perpétuer leur présence en niant leur inexistence. C'est qu'il ne saurait y avoir d'athéisme sans la présence des Dieux.
Protagoras n'est pas un nihiliste. Nier les Dieux consiste justement à échapper au nihilisme engendré par l'absence des Dieux. La mort des Dieux est un cauchemar sans fin. L'homme est assuré de rester un hominidé jusqu'à l'extinction totale de sa race. Le crime sans cesse renouvelé de l'assassinat des Dieux est une véritable jouissance.
Le penseur qui ne tue pas les Dieux à chaque instant de sa pensée n'est pas un penseur. Protagoras est bien ce que nous nommons un penseur athéïque. La sophistique nous apprend que ce qui est important dans la pensée, ce n'est pas ce que veut dire ce que l'on pense, mais ce que signifie l'acte de penser une telle pensée.
André Murcie. ( 2008 / in Mesure de Protagoras )