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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 141

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 13

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 013 / Novembre 2016

    LOUYS D’OR

     

    ...de ce fil d’or qui court de la plus antique Hellade à cette résurgence de la pensée païenne actuelle, Pierre Louÿs, par son existence tourmentée, a écrit quelques unes des pages les plus somptueuses…

    PIERRE LOUYS

    JEAN-PAUL GOUJON.

    872 p. Fayard. Mai 2002.

    Plaisir inouï que de retrouver Pierre Louÿs. A lire cette dernière biographie consacrée à celui que d’aucuns occultent péremptoirement sous la rapide appellation de poëte érotomaniaque décadent je ne m’attendais guère à tant d’émotion. L’idée prime était de rendre, dans le cadre de ces Chroniques de Pourpre hebdomadaires, un hommage au dernier des hellènes.

    Nous savons bien que l’auteur d’Aphrodite et des Chansons de Bilitis ne jouit pas d’une bonne presse dans les milieux officiels de l’antiquité universitaire. Combien de doctes professeurs rougiraient à la simple idée qu’ils auraient pu, suite à une coupable négligence, inclure ses traductions de Méléagre ou de Lucien de Samosate, dans une de leurs bibliographies ! Mais à reprendre les fragments épars de la vie de Pierre Louÿs l’on aperçoit à l’évidence tout ce qui peut séparer l’emphase supérieure d’un génie à la Pierre Louÿs de nos demi-sel idéologiques à la Paul Faure ou à la Vidal-Naquet. . .

    Autres temps, autres mœurs ! Pour être cruel, n’en soyons pas injuste ! Louÿs a vécu aux heureuses époques du franc fort et de la rente. . . Certes la vie n’y était pas rose pour tout le monde mais la stabilité monétaire donnait à la bourgeoisie la possibilité d’élever ses fils dans le farniente euphorisant d’une sereine oisiveté. La guerre de 14 – 18 est venue bouleverser la donne. La Recherche du Temps Perdu et la tragique existence de Pierre Louÿs sont sûrement les deux grands chefs-d’œuvre littéraires qui sonnent, la première sous l’emprise nostalgique du souvenir, la seconde par l’exemplarité de sa non-acceptation, le glas des illusions.

    Nous devons Paul Valéry à Pierre Louÿs. Sans la magnifique intercession de Louÿs auprès de Mallarmé et des milieux littéraires les plus importants du monde parisien, Paul Valéry aurait-il eu la chance, et surtout la volonté de s’imposer ? Avec finesse, Jean-Paul Goujon remarque que si Valéry n’a plus quitté, depuis les années vingt, les sommets de la gloire littéraire – encore faudrait-il nuancer, car de nos jours Valéry a été détrôné dans le cœur du public par la mouvance surréaliste, et en fin de compte, hormis les étudiants en Lettres Modernes, obligés de feuilleter quelque peu ses livres, plus personne ne s’intéresse à lui – c’est qu’il est de ceux qui surent négocier au mieux, au lendemain de la guerre, avec la nouvelle mentalité utilitariste qui triomphe après 1918.

    Une nouvelle ère commence : le monde appartient aux travailleurs, non pas nécessairement ceux qui s’agitent autour d’un drapeau rouge, mais plutôt ceux qui ont avalisé et intégré l’idéologie productiviste. Reconnaissons que, sans l’avoir désiré ou recherché, la poétique constructiviste de l’auteur du Cimetière Marin était davantage dans le droit fil du courant de l’époque que le libertinage esthétique et impérieusement aristocratique de Pierre Louÿs.

    Louÿs sera le dernier des rebelles. Les temps changent. Louÿs clôt les volets, au sens littéral de l’expression, de sa maison. Il refuse de voir la réalité en face, il préfère de toute la journée fermer les yeux. La nuit réfugié en sa bibliothèque il consulte, et compulse éditions rares et manuscrits précieux. Il amassera des milliers de notes et de pages, mais ne publiera rien ou si peu, que cela en devient sans signifiance. A sa mort l’ensemble de ses inédits seront démembrés, vendus à l’encan, et dispersés dans de nombreuses collections particulières...

    Peut-être vais-je provoquer hurlements et imprécations dans les chaumières, mais l’œuvre de Louÿs abîmée au fond obscur du naufrage de sa vie est beaucoup plus proche de la tentative d’absolu de Mallarmé qu’on s’obstine à ne pas vouloir l’admettre. La plupart de nos critiques modernes, mâtinés de dogmatique structuraliste et de positivités narratologiques, qui se complaisent à désigner le modernisme intangible de l’écriture mallarméenne comme le nec le plus ultra de l’écriture poétique, devraient y réfléchir à deux fois : le concept d’existence poétique nous paraît mille fois plus efficient que celui d’écriture poétique quant à une totale appréhension d’un phénomène littéraire.

    Hélas ! tout ce qui me fut cher

    Ah ! tout l’esprit ! toute la chair !

    Tout encor mon amour de vivre

    Se perdra lambeau par lambeau,

    Tout encor ce culte du Beau

    Assez grand pour créer un Livre.

    Comme nombre de jeunes gens j’ai rencontré Louÿs dans les marges de Mallarmé et de Valéry. Aujourd’hui je comprends pourquoi je l’avais aussitôt placé parmi mes écrivains de référence, même si ses ouvrages me laissaient très légèrement insatisfait. C’est que l’œuvre et la vie de Louÿs sont nées sous le signe tutélaire d’un impératif catégorique éthique : littérature d’abord ! Louÿs fut un résistant, le dernier aristocrate de cette élite spirituelle et clandestine qui n’abdiqua jamais devant la chosification et la massification productiviste du monde.

    La revendication hellénistique de Louÿs n’est ni un concours de circonstances, ni une martingale du hasard. Très jeune Louÿs entreprendra un long combat contre le dragon de ce qu’il appelait le protestantisme et que nous nommerions, suivant en cela les plus fines analyses d’un Luc-Olivier d’Algange, les têtes rampantes de l’hydre inassouvie de la modernité et du puritanisme. Ce dernier concept nous permet d’entrevoir les filiations métaphysiques qui innervent l’obsession érotologique de l’auteur de Trois Filles de leur Mère. En cette matière, mentionnons que personne n’a encore remarqué l’enceinte vierge trinitaire de ce chef-d’œuvre absolu de la littérature érotique. Contrairement à que l’on a, fort peu intelligemment répandu, par cet ouvrage, Pierre Louÿs a davantage réglé ses comptes avec le dieu trilogique et autocopulatoire du christianisme qu’avec sa belle-mère !

    A qui décide de fouler de tels territoires, les terres d’accueil ne sont pas légion. La lèpre avilissante du monothéisme étend de toutes parts ses monstrueux tentacules. La Grèce hellénistique sera la patrie idéale de Pierre Louÿs. L’attrait des rondeurs féminines le détacha certainement des trop beaux éphèbes de la Grèce classique !

    Mais la Grèce de Louÿs ne participe point d’un retour vers le passé, elle est a contrario une projection d’avenir, pour les jeunes filles de la société future. . . Jean-Paul Goujon termine son autobiographie en s’interrogeant sur la validité de la notion d’échec appliquée à Louÿs. L’ histoire de Louÿs est celle d’un désenchantement. Passées l’efflorescence de la jeunesse, le lecteur voyeur - et tout le drame de la littérature s’inscrit peut-être ici dans le manquement terrible de l’incommunication totale de ce lecteur voyeur avec le poëte voyant - assiste à une longue glissade vers cette fin sinistre et glacée que fut l’agonie de Louÿs. La vie de Louÿs est une hautaine leçon d’intransigeance et de solitude. Qu’elle tinte comme un avertissement, à ceux qui renieraient leur rêve pour se complaire dans le confort douillet d’une mort embourgeoisée.

    Je mourrai sans autre raison

    Que d’avoir revu ma maison

    Eventrée ainsi qu’une femme,

    Tous mes biens volés ou perdus,

    Souillés, dispersés ou vendus,

    A la fin d’une histoire infâme !

    Ces Derniers Vers, d’un Maître, que nous ne renierons jamais.

    André Murcie.

     

    MILLE LETTRES INEDITES

    DE PIERRE LOUYS A GEORGE LOUIS.

    1890 – 1917.

    Edition établie, présentée et annotée

    par JEAN-PAUL GOUJON.

    1314 pages. FAYARD. Mai 2002.

    L’on connaît l’infatigable combat de Jean-Paul Goujon en faveur de l’œuvre de Pierre Louÿs et de quelques autres oubliés de la littérature de la Belle Epoque, pour respecter l’appellation dépréciative et infamante par laquelle, d’abord les thuriféraires du surréalisme, et plus tard les adeptes éhontés du structuralisme, ont mis sous le boisseau les vingt premières années de l’histoire de la littérature du vingtième siècle. Mais cette fois-ci, c’est un volume inédit de l’œuvre à part entière de Pierre Louÿs que nous découvrons,  qui se présente comme le véritable pendant à ce journal de jeunesse réédité dernièrement par Alban Cerisier chez Gallimard. Car autant les faits et les gestes, les actes et paroles des années 1890 à 1900 évoqués et rapportés à son frère par Pierre Louÿs ne nous apprennent rien de bien nouveau sur l’esthète fascinant qu’il fut en ses jeunes années, la coupure existentielle opérée ou symbolisée par son mariage avec Louise Heredia, qui détourne et écarte notre écrivain de sa gloire promise, est ici pour la première fois exposée, de l’intérieur, en toute son ampleur.

    Georges Louis fut-il simplement le frère aîné ou le père de Pierre Louÿs ? Ces secrets d’alcôve ne nous paraissent guère déterminants. S’il fut un homme qui vécut sa sexualité bien au-delà des affres freudiens et incapacitants du complexe d’Œdipe, ce fut surtout Pierre Louÿs qui ne rechercha que le plaisir d’une innocence qu’il ne perdit jamais. Pierre Louÿs voua, jusqu’à la disparition de ce dernier, une tendresse sans démenti et une fidélité sans faille à Georges Louis. Il semble que Louÿs ait élu son frère comme le Mentor indispensable à son éducation. Mais il arrive un jour où Achille et Héraclès se doivent de dépasser Kiron !

    La voix héroïque que se choisit Louÿs fut celle d’Apollon. C’était-là courir à sa perte. La poésie est avant tout une conquête intérieure. Le succès littéraire, s’il présage d’une reconnaissance future et ultime, ouvre aussi les routes du carriérisme. En se mariant avec Louise, Louÿs se jetait dans les rets d’une contradiction insurmontable. Qui serait assez puissant pour concilier la joviale bonhomie d’un Heredia, poëte quasi-officiel de la troisième république, avec l’esthétique aristocratique de Mallarmé ?

    Louÿs préféra se taire que manger à la soupe commune, mais il n’eut pas la force de continuer son chemin de grécité exacerbée. D’abord n’était-il point de son époque ? L’échec de l’écriture de Psyché, sur lequel nous reviendrons dans une chronique postérieure traduit à la perfection cette inaccommodation métaphysique de Louÿs à la modernité. Dès lors l’œuvre de Louÿs s’inscrit dans les deux seules modalités existentielles qui lui restaient ouvertes : le ressassement indéfini de ce qui a déjà été, au pire les adaptations carnavalesques de ces trois premiers romans au théâtre, au mieux l’approfondissement orphique de ce qui fut accompli, et nous avons droit à ces sommets de l’œuvre de Louÿs que furent la Poëtique et le Pervigilium Mortis, ou le silence, qui ne saurait être subi dans les indignes macérations d’une exaltation catholico-huguenote de la souffrance rédemptrice, mais effervescent et turgescent sous l’égide de ce gai savoir de la littérature qui se colporte sous le manteau pour être au plus près de notre chair.

    Louÿs était dépensier. Certes ses appels du pied pour que son frère vienne effacer les terribles ardoises de ses fins de mois juvéniles, et une fois Pierre Louÿs marié et père de famille, les rappels sempiternels du fardeau incessant de la dette qui ne fit que s’alourdir ont quelque chose d’indécent lorsque l’on pense à la misère noire d’un Villiers de l’Isle-Adam, car si Louÿs traîna de colossaux ennuis d’argent, Villiers lui, n’ eut jamais en sa bourse une once de vil numéraire. Très sagement Louÿs se compare à Balzac et jamais à Villiers ! Mais la situation phynancière de notre poëte nous invite à réfléchir sur le statut de l’écrivain encagé en la société de production capitaliste. Si le temps des pensions royales et des sinécures républicaines a bel et bien disparu, les modalités de substitution actuelles ne sont guère favorables aux tempéraments artistes. Désormais l’intellectuel fournit à l’état qui le salarie un travail en échange d’un accès très surveillé aux réseaux médiatiques de grande audience. Quant au carrosse de l’œuvre il s’amenuise aux dimensions congrues des publications colloquiales !

    Louÿs eut la prescience de la catastrophe annoncée. Le monde tournait déjà le dos à la littérature et Louÿs fut le seul à ressentir l’intuition du phénomène. A quoi bon ! sera le Que sais-je ? de Louÿs. Il ne doute pas, il n’ignore plus. Combien de fois, poussé par une velléité enthousiasmante, ne laisse-t-il retomber sa plume, en proie à cette intoxication neurasthénique de la seule certitude de l’inutilité de tout effort. Comme si l’accueil concédé par l’esprit moderne à la matière littéraire ne valait plus la peine du moindre souci. La non-œuvre de Louÿs se nourrit de ce désespoir.

     

    PSYCHE.

    PIERRE LOUYS.

    Postface de Claude Farrère.

    Albin Michel. 250 p. 1950.

    Il s’agit de la deuxième édition. Il y en eut une troisième dans les années 90. La première date de 1927. Des quatre « grands livres » de Louÿs, c’est le seul qui n’atteignit point son public. Pour une raison bien simple. Louÿs le laissa inachevé. Fut-il peut-être terminé, et toute la dernière partie, définitivement perdue dans l’éventration sordide des papiers personnels et de la bibliothèque, qui suivit le décès du poëte. Tous les louÿsophiles ont un jour ou l’autre soupesé les chances d’une exhumation providentielle opérée par les héritiers peu scrupuleux d’un collectionneur inconnu ayant malencontreusement passé l’arme à gauche. Mais ne rêvons pas, et contentons-nous des souvenirs de Claude Farrère pour tout finale hypothétique.

    Dans ma jeunesse j’ai longtemps recherché ce livre, sur les étals des bouquinistes, alléché en cette sainte chasse, par une célèbre lettre de Valéry se défendant avec véhémence d’accepter l’offre de Louÿs qui lui suggérait d’en donner le titre à son poème, celui-là même qui deviendrait La Jeune Parque ! Il y a presque trente ans que je le dévorai par un soir de grand froid en ma chambre d’étudiant. Je n’y avais pas retouché depuis. Et je dis là un mensonge puisque les deux premiers chapitres ont été continuellement tant présents en ma mémoire que je suis effaré de les avoir lus ce soir en moins de dix minutes, moi qui les imaginais de plus de quarante pages chacun !

    Louÿs travailla durant des années sur ce roman. La correspondance avec son frère nous montre combien il fut hanté, par le désir de l’écrire, et la tentation de le taire. Pourtant à première vue, rien de plus anodin que le récit de cette amourette. Le lecteur de Trois filles et leur mère, n’en croira point ses bésicles. Psyché, s’il n’était écrit par Pierre Louÿs serait aujourd’hui classé parmi les romans à l’eau de rose.

    Bien sûr, il y a le style. Celui de la plus grande retenue des moyens. Plus de mise en scène grandiloquente : pour Aphrodite Louÿs avait jugé bon d’ emprunter le phare d’Alexandrie au magasin des farces et attrape-lecteurs en tout genre. Pour Psyché, pas le moindre décorum. Les mots, les simples mots, les mots simples du vocabulaire racinien, les mille cinq cents vocables de l’orthodoxie du classicisme. Pour un admirateur de Pierre Ronsard et un monolâtre de Victor Hugo, Pierre Louÿs renonce sans un regret à ses plus anciens maîtres. L’écriture de Psyché s’apparente à celle du Bal du Comte d’Orgel de Radiguet ( et Cocteau. )

    Psyché est le roman de la dénudation. Non pas celle du corps, mais de l’âme, de l’esprit, de l’intime et de l’intimité. Valéry trouvait de l’obscénité dans le spectacle de deux êtres humain en train de faire l’amour. Il n’était pas loin de penser, que celui qui se regarde penser s’entremet lui aussi dans un étrange, et des plus impudiques, ballet. Psyché relève des mêmes frayeurs. Louÿs n’a pas davantage supporté cette introspection du sentiment érotique. Psyché est à lire comme une épure de la passion qui emporta et unit Louÿs à Marie de Régnier.

    Louÿs a rejeté l’image que lui tendit le miroir de son roman. Il a préféré briser le verre de son reflet plutôt que de le polir. Les Fragments du Narcisse de Valéry ne racontent point d’autre histoire. Le miroir spéculaire d’Aphrodite que s’en ira voler Démétrios n’est que la première apparition de ce motif essentiel du regard sans complaisance de Louÿs sur lui-même.

    Il est étonnant que les mouvements féministes ne se soient jamais revendiqués de Psyché. Louÿs jouit d’une réputation sulfureuse propre à effaroucher nos modernes amazones qui fleureront en cette héroïne qui s’en vient à mourir d’amour, une niaise sentimentalité de mauvais acabit. Mais n’y a-t-il pas justement en Psyché, une condamnation sans équivoque de cet amour absolu qui se résout toujours en le manquement de ses plus courtoises prérogatives ? A toute Apogée du désir, Mallarmé parlera de l’Hyperbole de la mémoire, correspond le déclin obstiné des viols qui n’ont pas fui.

    Psyché se déroule et fut rédigé comme une démonstration. Ce parti-pris mathématique, décidément nous ne sommes jamais très éloignés de Valéry et de ses Cahiers desquels il ne parvint jamais à rien tirer de son vivant, explique en partie l’économie de cette écriture réduite non pas à l’essentiel mais à l’indispensable.

    Quoique inachevée ou démembrée Psyché n’en est pas moins signifiante. La précision des hypothèses soumises à leur seule résolution est telle que le sens de l’œuvre a subsisté. Sous des détours très dix-neuvième siècle – la marquise sortit à cinq heures - Psyché est un des tout premiers romans de la modernité. Non pas celle de nos contemporains, mais de la Littérature.

    André Murcie.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    PARMENIDE. PLATON.

    In THEETETE. PARMENIDE.

    Introduction et Notes EMILE CHAMBRY.

    GARNIER FLAMMARION. N° 163. 1967.

    Un texte difficile. Non par son contenu même qui, s'il peut paraître à première vue abstrus, est avant tout empreint de ce que l'on pourrait appeler une saine simplicité logique. Le Parménide est un dialogue que nous nommerions, si l'on permet ce néologisme, de confluentaire. Nous sommes à la croisée des chemins, de la sophistique, du platonisme et de ce que plus tard l'on appellera le présocratisme.

    Gorgias tout d'abord. L'on ne l'a pas assez relevé, le Parménide nous semble un magnifique pied de nez au fameux Traité du non-être de Gorgias. Nous l'affirmons, certes le texte de Gorgias nous manque, mais il nous plaît à l'entrevoir entre ces deux pôles extrêmes qu'en sont le résumé de Sextus Empiricus et ce dialogue platonicien. L'on devine chez Platon un malin plaisir de littérateur à damer le pion à l'éloquence du natif de Léontium. Dans aucune autre de ses oeuvres Platon n'est parvenu à allier avec une si rare rigueur l'éblouissance de son style et une telle virtuosité conceptuelle.

    Diviser pour mieux régner. Ce n'est pas Socrate qui mène la danse. Trop jeune, pas encore assez expérimenté, il va recevoir de la bouche même du grand Parménide sa première leçon de dialectique. De sophistique plutôt. Car Parménide désosse les notions et vous coupe les cheveux en quarante-quatre avec le savoir faire d'un vieux rhéteur rompu à toutes les arguties, les plus surprenantes comme les plus éculées. Rouerie de Platon qui insuffle à son personnage de Socrate les rudiments de sa fameuse maïeutique : ce n'est pas celui qui a raison qui triomphe, mais celui qui parle le mieux. A ce niveau-là Platon est l'anti-Descartes par excellence, son écriture repose sur sa propre flamboyance et jamais sur un doute métaphysique. La tabula rasa platonicienne n'est pas actée à partir d'une stricte analyse du réel, mais menée tambour battant à l'encontre de la pensée sophistique dont il entend se défaire pour asséner ses propres prolégomènes.

    Etrangement en ce dialogue, et c'est pour cela qu'il est à notre époque jugé comme incompréhensible, c'est Socrate qui avec sa toute jeune et prometteuse théorie idées, se retrouve, une fois n'est pas coutume, du côté du Multiple face à l'intransigeance unitaire de Parménide. Décrire le Parménide comme le moment décisif où Platon se sépare définitivement de l'originelle sophistique nous paraît essentiel.

    Cet instant précis où l'on n'est déjà plus ce que l'on est et où l'on n'est pas encore ce que l'on est en train de devenir. Le kairos sophistique revu à la sauce platonicienne. Parménide le définit lui même dans sa démonstration comme le moment où l'Un n'est plus dans l'être sans être pour autant dans le non-être. L'être n'est plus dans le temps, il est le temps dans le temps même durant lequel le temps n'est plus l'être. Changement et métamorphoses.

    Platon ne s'attardera pas à épiloguer. La chute du dialogue est surprenante, aussi abrupte que l'abrupte fin des meilleurs morceaux des Sex Pistols, le lecteur ne peut qu'opérer un retour au texte s'il veut en savoir plus quant à la signification même de l'oeuvre. Il est évident, en littérature comme en philosophie, que le strict contenu de ce qui est dit n'a qu'une très relative importance. Ce qui compte c'est la raison pour laquelle on le profère et plutôt à cet instant précis où on le divulgue, et non pas à un autre.

    Certes Parménide pose le Un, et après avoir déroulé les conséquences théoriques de l'existence du Un, il en vient à conclure que le Un exclut le reste. Dans la série je pose le Un et je ne retiens rien, l'opération est menée de main de maître. Au passage vous pouvez avoir quelques intuitions, la problématique platonicienne de l'Autre qui ne peut être que le non-être tout en étant l'eidos du multiple, ne proviendrait-elle pas de la non conceptualisation du nombre zéro ? Ce zéro gorgien qui s'oppose à l'impossible suite numérale platonicienne.

    Platon a toujours le Nous entre deux chaises. Le cheval blanc du pythagorisme qu'il refuse en tant qu'aristocratisme spirituel trop détaché du politique et l'étalon noir de la sophistique qu'il récuse en tant qu'extension du domaine d'une lutte généralisée en faveur du politique. Le Parménide est écrit au moment de la rupture de l'attelage. Juste avant de partir pour Syracuse. Chacun y pose sa chanson à sa manière, manifestement Platon n'est pas Alcibiade. Mais ceci est une autre histoire. Hors le fait qu'il s'agisse dans les deux cas d'un moment de crise. Krisis. Séparation en grec.

    Parménide se la joue au vieux maître. Il prend la parole et ne la lâche plus. Socrate prudemment préfère se taire. Pourquoi bouger quand l'ennemi se charge du sale boulot ! C'est Aristote – non pas le futur professeur d'Alexandre le Grand, mais un des Trente Tyrans si chers à Critias ( c'est fou comme le monde est petit ! ) - qui se dévoue pour accompagner et souligner le raisonnement de quelques courtes appréciations. Façon de laisser au lecteur quelques secondes de respiration. Racine reprendra le système dans ces longues scènes d'exposition.

    Si l'Un est, pourquoi y aurait-il autre chose ? minaude Parménide. Suivez mon regard et mon poème. La question n'en est pas moins essentielle entre ceux qui posent quelque chose et ceux qui ne déposent rien dans le panier collecteur du logos. Ce même cabas que l'on vous remettra sous le nez lors des mystères d'Eleusis. Mais ceci est la même histoire. Le raisonnement de Parménide est quelque peu magique. Alchimique. Par la docte vertu de ces syllogismes sans amertume il vous prouve par alpha plus gros bêta que le rien peut se transformer en Un. Exactement l'inverse de Gorgias. Rien ne sert de courir. Il suffit de savoir d'où l'on vient et où l'on va.

    Platon avance masqué. Pas folle la guêpe de l'Hymette. Aujourd'hui, l'on appellerait cela une récupération médiatique. Déjà du temps de Platon, les morts disaient ce que l'on voulait bien leur faire dire. De l'Etre aux idées, de l'Un au Multiple. Parménide a dû s'en retourner dans son urne. Le retour des cendres car il n'y a pas de fumée sans feu ! C'est que s'il y a l'être, il doit y avoir obligatoirement l'idée de l'être. Pas sûr qu'Heidegger ait apprécié.

    Pour nous, cela éclaire surtout l'ambiguïté de la pensée platonicienne. Nous l'avons maintes fois accusée d'avoir taillé et tracé des avenues que quelques siècles plus tard le christianisme empruntera. Mais ce Parménide nous ravit. Pour avoir accouché d'une oeuvre empreinte d'une religiosité insupportable, Platon n'en est pas moins un des soleils de la Grèce.

    L'on ne peut pas faire l'économie d'une telle subtilité. Il nous mène très souvent en bateau, dans la barque de Karon pour être précis, mais il reste par la force de l'incomplète transmission qui nous est échue, un témoin à charge, irremplaçable et d'une rare intelligence.

    D'une grande malhonnêteté intellectuelle aussi. Ainsi sous prétexte de déposer quelques couronnes dédicatoires à son illustre devancier il enrôle sous la bannière de la multiplication des Idées le penseur de l'immobilité conceptuelle. De bonne guerre. Mais ce faisant il se rapproche aussi de l'initial effort de la pensée grecque qui la première conceptualisa le monde pour mieux en chasser les dieux. Quitte à les faire de temps en temps rentrer par la porte de derrière. Une idée comme une autre.

    ( 2008 / in Par Chemins et Parménide )

     

    PARMENIDE. LE POEME.

    Présentation et introduction de JEAN BEAUFRET.

    96 p. 1996. Collection Quadrige.

    PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE.

    Loin de nous l'idée de témoigner de quelque mépris envers l'oeuvre de Jean Beaufret. Dans les années cinquante on reconnaissait en lui un des rares esprits capables de frayer un chemin de compréhension dans le débat philosophique foisonnant qui occupait et façonnait les intelligences de l'époque. Il fut l'un de ceux qui zigzaguant entre les hauts massifs du marxisme, de l'hégélianisme, de l'existentialisme ( et d'autres-ismes non moins retentissants ), conduisit bien des lecteurs jusque sous les premières clairières heideggériennes. C'est sans doute pour cela qu'aujourd'hui son nom est peu à peu recouvert d'une chape d'oubli des plus injustes. Mais nous tenons à parler de Parménide et non de Jean Beaufret.

    Notre modernité n'a pas qualifié Parménide d'obscur pour la seule cause que depuis la plus haute antiquité l'appellation semblait réservée à Héraclite. Il est vrai qu'il n'est pas aisé de se mouvoir dans les rares lambeaux de son oeuvre majeure que les siècles nous ont chichement légués. Le poème de Parménide nous est parvenu mutilé, mais rien ne nous empêche de le nommer par le titre idoine que notre poëte-philosophe lui adjoignit. Peu original, nous le reconnaissons, mais les faits ont la particularité d'être têtus et symboliquement significatifs. De la Nature, est devenu l'on ne sait trop pourquoi Le Poème. Nous étions en les sept premières décennies du vingtième siècle en une époque où la poésie avait encore pignon sur rue. On ne lui faisait plus guère confiance mais on croyait – plus pour très longtemps - en ses vertus opératoires. De La jeune Parque de Valéry et Les Elégies de Duino de Rilke émanaient encore indiscutablement une aura magique.

    Une physique. Comme une autre. Même si le vers lui donnait un aspect sacral et mystérieux des mieux venus. Jean Beaufret nous rappelle que Proclus était des plus circonspects quant à la qualité spécifiquement poétique des hexamètres parménidiens, n'empêche que les cavales de l'ouverture emportent de leurs galops fougueux l'adhésion de nombre de lecteurs qui succombent sans difficulté aux charmes de cette partition pré-walkiriennes. A tel point que la plupart des commentateurs renâclent un tant soit peu lorsque la chevauchée se calme et que le char apollinien rejoint le triste et commun plancher des vaches.

    Mais avant de paître ces médiocres pâturages, revenons à notre radieuse envolée lyrique initiale. Dans les commencements tout est toujours clair. Deux chemins potentiels mais un seul possible. Soit vous empruntez la voie royale de l'Être, soit vous vous égarez dans ces fameux chemins creux qui ne mènent nulle part. Qu'il est impossible de ne pas éviter par la seule et suffisante raison qu'ils n'existent pas. Puisqu'ils appartiennent au non-être. Qui ne saurait être comme son nom l'indique.

    Mais c'est un peu comme ces cartes d'état-major d'une extrême limpidité lorsque vous les consulter dans votre bureau qui se transforment en inextricables rébus indéchiffrables lorsque vous les rouvrez en toute innocence, la boussole à la main, à pieds d'oeuvre, sur le terrain...

    C'est que cet Être qui est, vous l'appréhendez avec le même appareil méningé qui vous permet de construire la très théorique notion du non-être. Sans votre pensée, l'Être ne se dévoile pas, mais c'est dans le temps de cette même pensée que vous suscitez le non-être. Autrement dit la nature de votre perception de la réalité de l'Être n'est guère différente de la nature de votre pensée du non-être. En bref si Être et non-être sont ontologiquement différents et antithétiques, ils possèdent aussi pour vous exactement la même nature. A tel point que la notion du même et le substantif le même lui-même est l'exact synonyme de l'expression pensée de l'être.

    En d'autres termes, ne soyez pas comme ces croyants qui sont la contre-preuve même de leur assertion lorsque, emplis d'un pieu zèle, ils s'écrient que dieu seul existe. Seul l'être est certes, mais le non-être met si bien sa mauvaise volonté à ne pas être qu'il en devient, un des modes d'être du non-être.

    De l'Être à l'étant la distance n'est pas si grande que Parménide ne la franchît aisément. La première partie du poème nous emmenait en pleine métaphysique mais il ne faudrait pas oublier que celle-ci commence là où finit la physis. Autrement dit le discours sur la physique est aussi métaphysique que l'analyse de l'Être...

    C'est en toute logique que Parménide saute du coq métaphysique à l'ânidé physique. Les descriptions des principes mâles et femelles ne tombent pas du ciel. Comme plus tard l'incarnation du Christ. Mais la pensée étant déjà incarnée en le penseur, si l'on veut que la connaissance humaine progresse, il faut bien passer sous les fourches caudines des réalités doxiques. Plus tard Descartes synthétisera la position du penseur de l'Être dans le champ inexistant de l'étant comme le cogito ergo sum. Mais c'est Husserl avec son approfondissement phénoménologique – à entrevoir comme l'imlantation du penseur dans la multiplicité consciente du monde – qui se rapprochera le plus de la vision parménidienne.

    Parménide pose l'Être, mais pour poser le non-être il ne peut que le nier. Parménide pose l'Être et nie le non-être. Car poser le non-être est une aberration nihiliste. Et légions sont les nihilistes ! L'on en trouve de toutes sortes en notre actuelle modernité. Nier le non-être est la seule solution existante qui permette de sauver la présence de l'Être.

    Parménide est bien l'anti-gorgias par excellence. Mais tous deux sont authentiquement grecs. Tous deux refusent le nihilisme. Parménide en niant la négation, Gorgias en affirmant sa position. Ce Parménide que l'on se complaît à travestir en penseur totalitaire et ce Gorgias que l'on présente en nihiliste invétéré, sont en fait les maîtres d'une pensée en même temps oblique et naïve.

    Parménide n'accorde au non-être aucune chance de pouvoir accéder un jour à l'Être, ce qui ne l'empêche pas de nier ce qui n'est pas sous prétexte que cette dernière décision est bien meilleure que de nier ce qui est. Au contraire Gorgias décrète que la figure multipliée de l'Être ne peut pas être puisque ce serait donner au non-être le statut de l'Etre.

    Dans les deux cas, tout est question de limite. L'être illimité de Parménide l'oblige à se débarrasser du non être. D'un autre côté la fragmentation du non-être induit pour Gorgias l'impossibilité de l'existence de l'Être puisque celui-ci ne peut pas être limité. L'être en soi oblitère l'existence du non-être et vice-versa.

    La pensée grecque s'avère être une volonté de pensée. C'est parce que l'on a la volonté de penser ainsi que l'on argumentera comme ci. Et comme cela, si l'on a une volonté de penser différemment. Gorgias a sur Parménide l'immense avantage tautologique de ne pas penser sa pensée en tant que Vérité. La proximité des pensées parménidienne et platonicienne se déduit ainsi très facilement.

    ( 2008 / in Par Chemins et Parménide )

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 12

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 012 / Novembre 2016

    VALERY AND FRIENDS

     

    Valéry fut en notre jeunesse le premier introducteur à une pensée grecque encore vivante… nous lui devons beaucoup, ce sentier en partance vers l’altier massif de son œuvre s’incline, naturellement serions-nous tentés d’affirmer, vers Pierre Louÿs, son frère d’armes et de combat littéraire…

     

    CORRESPONDANCES A TROIS VOIX

    ANDRE GIDE. PIERRE LOUYS. PAUL VALERY.

    . ( 1888 – 1920 ).

    Edition établie et annotée par

    PETER FAWCETT et PASCAL MERCIER .

    1679 p. Mai 2004. GALLIMARD.

    Monumental. On aurait pu hériter d’un volume de la collection de La Pléiade, exigu à en perdre les yeux, et deux fois plus cher, remercions les Dieux de cet in-quarto géant, qui permet au lecteur une consultation rapide et aisée de l’appareillage critique, sous forme de notes paginales que l’on caresse du regard, sans avoir à se perdre dans d’ultérieurs et pénibles renvois en fond de bouquin. Typographie d’une lisibilité parfaite, belle couverture brochée, notules d’une méticulosité extraordinaire, jamais prises en défaut ou au dépourvu. Saluons l’énorme travail des maître d’œuvre d’une telle édition. Quand on pense au contenu qui nous attend, il est sûr que nous sommes en possession d’un véritable coffre au trésor.

    Gide, Valéry, Louÿs. Tierce majeure de la littérature du début du vingtième siècle. Inutile de parier sur vos préférences, c’est Louÿs qui remporte la mise et se taille la part du lion. Mathématiquement parlant d’abord, puisque de ce triangulaire échange de lettres ont été exclues les missives échangées par Paul Valéry et André Gide. Nous comprenons les motivations de cette exclusion : non seulement la Correspondance Gide – Valéry est accessible à tout un chacun, chez le même éditeur, depuis près d’un demi-siècle, mais l’ajout d’un tel amas de documents, outre le fait qu’il aurait nécessité un deuxième tome, ce qui n’est pas un mal en soi, aurait quelque peu dénaturé la signification de cette geste épistolaire. En effet, si à la fin du livre les deux principaux protagonistes dépassent la cinquantaine, cette Correspondance à Trois Voix, nous parvient avant tout comme le témoignage de l’inaltérable jeunesse littéraire de leurs auteurs.

    Si Gide s’en va très tôt, c’est peut-être avant tout, et c’est vraisemblablement là la raison originelle de sa brouille avec Pierre Louÿs, parce qu’il a passé bien plus vite que ses deux camarades la ligne de démarcation qui sépare le jeune homme de l’homme adulte. Nous remarquons que la rupture avec Valéry s’effectue au moment précis où ce dernier quitte la précaire solitude de ses cahiers pour adopter le statut d’écrivain quasi-national ! Ironie de l’histoire du goût, le contempteur des boursouflures hugoliennes finira par endosser la livrée infamante de poète officiel de la République.

    Certains objecteront que Louÿs est dès les premières années du siècle un homme fini, son œuvre est déjà derrière lui, et la vingtaine d’années qu’il lui reste à vivre sont celles d’une lente dégradation, d’une stérilisation littéraire sans appel. Que l’on se rappelle la cause du différend qui surgit entre Louÿs et Valéry : Louÿs a harcelé Valéry pour qu’il lui remette les toutes premières lettres qu’il lui avait adressées de Paris, alors qu’il était âgé de dix-neuf ans… Voici que les mois s’écoulent et que Louÿs ne retourne jamais le précieux paquet… Mortifié Valéry s’éloigne… Alors que Louÿs s’accroche au rêve doré de sa jeunesse, Valéry franchit le Rubicon de la respectabilité littéraire. Pouvait-il endosser cette tunique de Nessus sans sacrifier ce qu’il avait de plus précieux…Difficile d’avoir le cul entre deux chaises, surtout si l’une est un fauteuil d’Académicien.

    Mais les deux amis de trente ans ont peut-être simplement intervertit leur rôle : n’est-ce pas Louÿs qui est désormais voué à l’horrible manducation de l’écriture égotiste ? Et n’est-ce pas Valéry qui est devenu le monsieur loyal du cirque littéraire ? Ce Louÿs qui fut l’Intercesseur par excellence, sans qui Gide, Valéry, Debussy et bien d’autres, ne seraient jamais devenus ce qu’ils furent, s’abîme dans sa bibliothèque. Aux cahiers il a de toujours préféré les livres. Le voici qui se lance dans d’improbables recherches. A voir les frémissements indignés qui ont secoué dernièrement l’institution littéraire lorsque différents chercheurs ont ressorti du placard aux oubliettes l’ignominieux serpent de mer engendré par Pierre Louÿs, selon qui Molière ne serait que l’Emile Ajar de Corneille, l’on comprend à quelle tache insurmontable le solitaire du hameau de Boulainvilliers s’était attelé…

    A y regarder de près, Louÿs est beaucoup plus près du casse-dogme à la Daumal que l’on ne pourrait s’y attendre. Tous ceux qui jugent Aphrodite, comme le spécimen type de la littérature fin de siècle devraient y réfléchir à deux fois. Valéry, l’intelligence était son fort, le pressentit le premier. Plus d’une fois il s’ouvrit à Pierre de l’inexorable paradoxe, lui qui est en train d’écrire deux œuvres phares de la poésie française s’inquiète de l’a-modernité de sa poésie. Quelques années plus tard la parution de Colonnes dans la revue Littérature, surréaliste et sous la houlette d’André Breton, témoignera de ce malaise.

    C’est Louÿs qui trace la route. C’est bien Louÿs qui accouche Valéry de la Jeune Parque et qui dans le même temps lui envoie coup sur coup, maintes épistoles comminatoires pour lui démontrer la supériorité de la prose sur le vers. Valéry s’accroche à son vers. Valéry s’accroche à son rêve. Et pourtant malgré l’incisive effulgence prosodique de Paul, la nouvelle lyrique française empruntera les voies touffues et boisées définies par Pierre. Valéry, l’exemplaire Valéry, a prêché dans le désert. Les temps sont sans doute venus de reconsidérer la Poëtique de Pierre Louÿs. La poésie moderne s’est détournée de cette oeuvre quasi-introuvable. La majeure partie des poëtes modernes ont ignoré jusqu’à l’existence d’un tel texte. Une des taches urgentes de la poésie actuelle serait de se pencher sur ces commandements poétiques…

    Contradictoire Louÿs ! Alors qu’il détient la prescience des routes nouvelles, il passe ses nuits à soupeser les alexandrins. Joignant la pratique à la théorie il en profite pour composer le Pervigilium Mortis, qui normalement devrait se retrouver dans toutes les anthologies de notre poésie nationale. Mais nous n’ignorons pas que le monde est mal fait.

    L’Histoire, même littéraire, est facétieuse. Valéry et Louÿs sont les ultimes représentants de générations perdues à tout jamais. La glaise des cimetières, ou des champs de bataille, s’est depuis longtemps refermée sur elles. Le règne des esthètes est terminé. Gide ne laissera pas passer le train des nouvelles valeurs. Le moderne se targuera d’être moral. L’on n’écrit pas L’Immoraliste sans avoir quelques comptes à régler avec sa conscience. Une des formes les moins attendues et des plus surprenantes du puritanisme post-chrétien reste bien la libération exacerbée du corps par la débauche.

    Près de sept cent lettres de Louÿs et pas un seul mot sur la face cachée de son œuvre. La critique moderne entachée de psychanalyse à bon marché – mais c’est-là une tautologie – ne manquera pas de crier au refoulé. Nous y lisons plutôt, cette vertu bourgeoise de la discrétion que Louÿs pratiqua sans vergogne. Car Louÿs restera bourgeois jusqu’au jour de sa mort. Grande bourgeoisie de robe, éclairée certes, mais cela n’empêche pas la conservation et le développement d’ attitudes fort réactionnaires, qui seront chez lui toujours contrebalancé par un élitisme aristocratique du meilleur aloi.

    S’il devait y avoir un mot pour témoigner du parcours existentiel de Pierre Louÿs, ce serait celui de fidélité. Fidélité littéraire au symbolisme, même s’il fit partie, de fait, de cette deuxième vague qui renia quelque peu le songe mallarméen au profit de la palpitation vitale du monde, même s’il refusa d’entrer dans les coteries se réclamant expressément de cette appellation, même s’il rechercha avec ardeur une autre voie plus personnelle.

    Alors que Gide marchait au-devant de lui-même, déjà Louÿs se retournait sur le temps perdu. Sa prédilection pour l’antiquité est incompréhensible si l’on n’y goûte point le symbolique retournement mélancolique de tout individu sur les jours enfuis de sa jeunesse. Louÿs n’a jamais aimé, ni la Grèce, ni Rome. Tout au plus s’est-il de temps en temps amusé à réveiller leur spectre pour combattre l’esprit de puritanisme et de lourdeur.

    Certes Gide était un jeune homme compliqué, ligoté dans les rets de ses propres appréhensions. Mais si plus tard il a pu se poser en donneur de leçon d’hédonisme aux stupides générations de l’après deuxième guerre, ses fredaines poly-sexuelles restèrent dans les limites de l’acceptation institutionnelle. Les chasses érotiques de Louÿs furent d’un autre acabit.

    Entre ces deux-là l’entente était impossible. La correspondance Louÿs – Gide est une interminable suite de fâcheries et de vexations. Tout les sépare, hormis la littérature qui les a momentanément réunis. Quand Gide aura fait son miel de tout ce que Louÿs aura pu lui apporter il s’envolera vers d’autres corolles. Louÿs ne lui pardonnera jamais cette trahison. Tout le reste de sa vie il poursuivra Gide d’une haine inextinguible. Nous subodorons que l’amitié de Valéry épargna à l’ auteur du « voyage du rien » bien des vicissitudes. Nous n’en voulons pour preuve que la surprenante retenue dont Louÿs fit preuve lorsque Valéry dédia La jeune Parque à Gide. L’odieuse dédicace blessa profondément Pierre Louÿs. Combien devait-il aimer Valéry pour pardonner au nécessiteux infidèle ! Existe-t-il dans les lettres françaises l’exemple d’un silence aussi pathétique ? Nous en venons nous à nous demander si Louÿs n’a pas exigé ses lettres de jeunesse, comme une manœuvre dilatoire, pour amener Valéry à s’éloigner malgré lui.

    L’historiographie littéraire a relégué Louÿs parmi les auteurs de troisième zone. La postérité est injuste : combien de généraux ont remporté de victoires que l’on attribue à d’autres ! Cette Correspondance à trois voix rétablit un équilibre. Une des plus belles figures de notre littérature sort enfin de l’ombre. Puissent les lecteurs venir nombreux s’émouvoir à la haute et énigmatique figure de Pierre Louÿs. Ils y puiseront les commandements à la plus grande exigence littéraire.

    André Murcie.

     

    VALERY – LEBEY. AU MIROIR DE L’HISTOIRE.

    Choix de lettres 1895 – 1938.

    Présenté par Micheline Hontebeyrie.

    Préface de Nicole Celeyrette – Pietri.

    Collection : Les Cahiers de la NRF.

    502 p. Septembre 2004. Gallimard.

    André Lebey fut l’ami de Paul Valéry et de Pierre Louÿs, deux essentielles qualités qui suffiraient à elles seules à nous le rendre cher. Les valéryophiles et les Louÿsovores seront heureux de rentrer enfin en contact avec cette figure essentielle trop souvent esquissée en bas de page en de rapides et frustrantes notules.

    L’homme est attachant, même si l’on ne partage pas ses convictions. Grand dignitaire de la Franc-Maçonnerie, député socialiste, il défendit ses idées au détriment de sa carrière. L’honnêteté intellectuelle étant la chose la moins recherchée par nos concitoyens, nous ne pouvons que nous incliner et saluer.

    Valéry avait la teste dure ; dans ses écrits il aime à se présenter comme l’anti-philosophe et l’anti-historien par excellence. Cette correspondance a le mérite de changer les perspectives. Certes dans les premières années qui coïncident avec celle de l’engagement de plus en plus militant de Lebey, Valéry entonne à tout bout de champ son antienne préférée : l’on ne peut tirer aucune loi générale du fatras de l’Histoire. Cette combinaison aléatoire de bruits et de fureurs n’est qu’un tourbillon de vanités exacerbées. Ce qui ne l’empêche pas d’assimiler Marx à l’esprit allemand, ces allemands qui relèveraient de la barbarie sous le seul prétexte qu’ils appliqueraient une méthode qu’il n’arrive point à dégager dans ses Cahiers ? Mais laissons-là nos méchancetés : sujet d’étonnement pour les lecteurs de Variétés et de Tel Quel, l’omniprésence de la référence à la pensée nietzschéenne dans les réflexions de Valéry, et cette concomitance sur l’état physique de nos deux penseurs : Valéry est souvent souffrant, systématiquement grippé chaque hiver, fiévreux à tout instant, nerveux et irritable à tout jamais : le contraste est grand avec la certitude de ses aphorismes étincelants. Il semble que l’œuvre se soit bâtie péniblement dans une lutte incessante contre la maladie alors qu’elle se présente irradiante d’un centre égotiste génésique à l’abri de toute turbulence extérieure. Lui qui nous la joue gladiator toréant avec une facilité déconcertante les fauves déclinaisons des métamorphoses de la combinatoire du monde apparaît comme un Hercule souffreteux, harassé et d’avoir à recouper le chiendent inextinguible des têtes repoussantes de l’Hydre de la réalité. Mauvaises Pensées et Autres pourrait être le titre emblématique de toutes les noétiques expériences de l’œuvre valéryennes : l’on y a vu la coquetterie superfétatoire de l’intellectuel jamais satisfait de son génie, peut-être faudrait-il reconsidérer cette notion de malaise si chère à notre poëte et qui est un des leitmotivs constitutifs de toutes les correspondances valéryennes. La vie est pour Valéry une maladie, fidèle à l’esthétique symboliste de ses jeunes années, quoiqu’il s’en défendît, il élabora son oeuvre comme l’on s’enferme en une tour d’ivoire. Si officiellement Valéry a toujours été un peu condescendant avec Nietzsche, c’est vraisemblablement parce que tous deux procèdent d’un même diagnostic quant à la vie, même s’ils n’y appliquent pas la même ordonnance. De ce que nous avançons nous n’en voulons pour preuve que leur position devant la Femme, ce démon femelle et succube qui suce le sang et le sens de l’esprit, cette idole à qui l’on répugne de tout sacrifier… La terreur panique qui saisit notre jeune homme lors de la fameuse nuit de Gênes, y eût-il une nuit moins érotique que celle-là dans toutes les lettres françaises, hormis celle de Pascal, rappelle étrangement la paralysie extatique de Nietzsche devant Lou-Andréa Salomé. La liaison de Valéry avec Catherine Pozzi, dont on suit le déroulement en filigrane dans les rares allusions des deux amis, nous montre qu’à trente années de distance Valéry n’a guère changé dans son appréhension de la Femme. L’anecdote un peu triviale rapportée par Mondor qui lui demandait s’il s’en tenait à sa première classification de la gent féminine en emmerdeuses et emmerdantes d’un côté l’autre, et la correction du poëte de rajouter la catégorie des emmerderesses est des plus significatives : la femme est bien l’empêcheuse de penser en rond.

    Mais il s’agit ici d’amitié, virile et exigeante. A Lebey qui le presse de s’engager, de ne pas s’enfermer dans une stérile auto-analyse qui ne lui apporte aucune satisfaction, et de mettre son intelligence au service des autres, Valéry oppose sans cesse en guise de non-recevoir une force d’inertie des plus paralysantes. Le parcours de Lebey est des plus exemplaires : lui qui se veut aider le peuple, ces petites gens mal instruites, abruties de taches pénibles et commandées sans ménagement par des profiteurs de toutes sortes s’en vient peu à peu, au nom d’une communion quasi charnelle avec le peuple de France, très logiquement à prôner l’Union Sacrée dés le début des hostilités. Ce conflit de 14 qu’il ne tardera pas à comprendre, et en cela il se trouve sur la même longueur d’onde que Valéry, comme une catastrophique guerre civile européenne, n’est pas encore fini, que dans un souci de préservation il condamne sans attendre la révolution bolchévique qui se lève en Russie.

    Les deux amis seront déçus par l’après-guerre. Tous deux ressentent les faiblesses et les manquements du Traité de Versailles. Lebey se bat au jour le jour pour que la Société des Nations se dote des moyens nécessaires à son action, plus prophétique Valéry indique en quelques essais brillants qui feront date, la nécessité pour l’Europe de s’unir afin d’éviter une nouvelle catastrophe.

    André Lebey s’éteint en 1938… L’affection entre les deux hommes est toujours aussi vive, même si les caprices du destin ont infléchi leur existence de façon très différente : Valéry est devenu un personnage quasi officiel de la quatrième République, une nouvelle génération de jeunes socialistes a sonné la retraite du personnel d’avant-guerre… Trop œcuménique, européen convaincu, Lebey fait maintenant partie des cadres animés par l’esprit et la culture d’une vielle Europe que la modernité rejette…

     

    Splendeurs et misères de la Littérature ! La correspondance éclaire d’une lumière crue la difficulté de vivre de sa plume pour un écrivain aussi mondialement connu que Valéry. S’il ne tire pas le diable par la queue Valéry a certainement perdu au change sinon son âme, du moins sa tranquillité d’esprit, ce qui est un comble pour Monsieur Teste . La notoriété a apporté à Valéry la possibilité de diffuser ses idées bien plus largement que s’il était resté ce qu’il voulut être. Mais l’auteur du Cimetière Marin ne fut jamais dupe de la comédie des honneurs et du pouvoir.

    Le tragique naufrage de Pierre Louÿs est le contrepoint idéal aux choix de Valéry. Une trop grande pureté n’induit pas une meilleure existence. Les lettres de Lebey à Valéry sur les dernières années de Louÿs sont cruelles et serrent le cœur. Les différentes biographies que nous avons parcourues sur la vie de l’auteur des Chansons de Bilitis nous paraissent un peu en-deçà de la réalité rapportée par Lebey, un peu comme si de pieux thuriféraires avaient quelque peu, par décence et respect, édulcoré la catastrophe… Un Louÿs quasi impotent, presque fou… Le refus de Valéry à renouer avec Louÿs alors que celui-ci n’a jamais eu autant besoin de lui sonne comme une trahison. Gageons que sur son lit de mort Valéry a dû être agité par quelques mauvaises pensées subsidiaires…

    André Murcie.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    FRAGMENTS. HERACLITE.

    Traduits et Commentés par ABEL JEANNIERE.

    120 pp. Collection : La Philosophie en Poche.

    AUBIER. 1977.

    Cent vingt pages, dont en tout et pour tout douze qui contiennent l'ensemble des Fragments d'Héraclite. Si nous étions théologiens christianophiles nous dirions que l'oeuvre a péri par où elle a péché, par le feu. Comme nous respirons mieux en chlamyde qu'en soutane nous préfèrerons rire du regard ironique d'Athéna qui a vu s'éteindre, sans manifester le moindre vague à l'âme – ô déesse, chante l'inconsciente netteté de la psyché grecque ! -, le fleuve de feu dévastateur caché dans le Livre mis sous sa protection, par le surgissement inopiné du Même. Il est rare qu'un écrit humain contienne en toutes lettres l'inscription de son destin. Quand la réalité rejoint la fiction l'auteur a-t-il vraisemblablement raison de se méfier des hommes ?

    Mais laissons la saga érasthosténienne de côté. La physique héraclitéenne fera l'effet d'un tremblement de terre dans le petit monde de la philosophie antique. Avec ce livre pour la première fois l'horizon parménidien était dépassé. Héraclite avait opéré une brèche dans le rempart inaccessible de l'Être immobile et comme par miracle le lac tranquille de Parménite avait commencé à se déverser dans l'ouverture pratiquée et s'était transformé en un torrent impétueux que rien n'arrêterait plus jamais.

    Pour nous modernes Héraclite et Parménide sont deux entités séparées, deux penseurs à parts entières qui ne mêlent jamais leurs eaux. Nous avons des spécialistes de Parménide et des spécialistes d'Héraclite. Dans les années soixante-dix du vingtième siècle il y eut même une espèce d'engouement partisanal en faveur d'Héraclite. Il fut un peu considéré comme le métaphysicien subliminal du matérialisme historique marxien de l'extrême-gauche. Je ne sais si cette annexion idéologique aurait été agréée par sa farouche et ombrageuse personnalité. Les parménidiens étaient alors considérés comme des petits-bourgeois heideggériens. Les critiques dont les oeuvres d'Heidegger furent plus tard l'attaque s'articulent peut-être sur cette première séparation. En parvenant au pouvoir en 1981, la social-démocratie changea le fusil d'épaule et passa définitivement l'arme de la révolution à gauche. Désormais la pensée de gauche quittait les rivages de l'exigence métaphysique pour ceux de la moraline auto-ressentimentale. Le mouvement fit d'abord semblant de batailler contre l'idéologie souterraine de l'extrême droite mais il retourna très vite le couteau tranchant de la critique impitoyable dans la chair vive de ses anciens errements révolutionnaires. Plus question de longues marches forcées vers le socialisme. Au nom de la liberté supérieure des droits hominiens l'on laissa la main libre au marché dans le seul but de nous guider très libéralement vers le meilleur des mondes.

    Mais il ne faut jamais oublier, malgré notre détour par notre immonde modernité, que Parménide et Héraclite furent contemporains, preuve qu'à l'époque le combat philosophique faisait rage. La force et la ruse d'Héraclite furent d'avoir refusé de se battre sur le terrain même de l'adversaire. Alors que toute l'histoire de la philosophie de Pythagore à Aristote pourrait être réduit à une guerre pichrocoline autour de la forteresse de l'Être, Héraclite délaissa le champ clos et même forclos du tournoi pour faire des armes mêmes, avec lesquelles on s'entretuait, le lieu même de la bataille.

    Comme les philosophes sont un peu comme le corbeau d'Esope à se pavaner sur la plus haute branche du savoir avec le camembert étincelant de leur formule favorite dans leur bec bavard, Héraclite comprit que rien ne servait à jouer au renard de la fable. A peine avait-on dérobé le délicieux calendos de l'un qu'un autre volatile le remplaçait sans coup férir. Ce n'est pas la tomme savoyarde ou le roquefort cadhurcien qu'il fallait subtiliser mais la recette même de tout fromage.

    Héraclite coupa net le ramage de nos phénix. Aux hôtes de nos bois il déroba non pas le clacos, même pas sa recette souveraine, mais l'ensemble des mots du livre de cuisine. L'un avait l'eau, l'autre l'air, un troisième le nombre etc, etc... Tant qu'il s'adjugea le feu, cela rentrait dans les limites déontologiques de la profession, mais lorsqu'il déroba – comment ne pas employer un tel verbe prométhéen – le Logos, il mit tous ses confrères en chômage technique.

    Reconnaissons que ce fut un coup d'éclat. Une étincelle de génie ! En s'emparant du Logos, les autres en perdirent la parole ! Héraclite maître du feu et du Logos. C'était à lui tout seul un Zeus en miniature. L'on comprend sans peine pourquoi dans un de ses fragments il parle de foudre !

    Revenons à nos précédentes évocations : ce n'est pas par hasard si la philosophie d'Héraclite connut un retour de flamme dans les années soixante-dix : c'est en cette période historiale que la linguistique commença à imposer son hégémonie aidant ainsi en toute sournoiserie à repousser dans les calendes grecques tout le fatras de l'ancienne culture occidentale transmise par l'Imperium Romanum. L'humanisme littéraire était poussé dans les oubliettes, place nette à la modernité technicienne des savoir-faire. Avec son Logos compris en tant que discours raisonnable Héraclite serait l'arbre solitaire non plus de la prescience mais de la pré-science antique qui servirait à masquer la forêt abattue.

    Alors que ses adversaires possédaient un seul mot, Héraclite en détenait deux. Lorsqu'ils croyaient par exemple s'être débarrassé de lui en jetant sur sa misérable flamme une bassine d'eau thalésienne, Héraclite leur expliquait que son feu était indestructible parce qu'il n'était qu'une image du Logos aussi éternel que l'Être de Parménide mais avec en plus le terrible avantage d'être mobile et de se retrouver partout où l'on ne l'attendait pas. Dans la série à tous les coups je gagne Héraclite raflait la mise avec une facilité déconcertante.

    Avec Héraclite nos grecs en perdaient leur latin, les dieux mouraient de leur immortalité, et les mortels pouvaient se réjouir de leur condition. Le maître du Logos était aussi le maître de la logique. Toute certitude était chamboulée et les assises solides de l'Être étaient frappées du sceau de la folie. Mais ce n'était pas grave du tout puisque la plus grande folie se révélait être la plus grande sagesse.

    Héraclite ne s'arrêta pas en aussi bon chemin. Non content d'avoir rendu muets la clique entière de ces bavards impénitents que sont les philosophes, il se décida à bâillonner à leur tour les Dieux. Pauvre Apollon qui ne pouvait même plus répondre par oui ou par non. Toutefois comme l'on ne sait jamais avec les Dieux et qu'il faut se méfier du retour de bâton, notre éphésien leur concéda de faire quelque signe. En sa direction, pour assurer la foule ignorante que les Dieux eux-mêmes étaient la preuve de la fulminante existence du Logos héraclitéen. Un peu comme quand Gorbachev faisait de la pub pour les pizzas Hut, afin de justifier aux peuples stupidement incrédules la véracité insurpassable du capitalisme.

    Abel Jeannière – et c'est-là tout à son honneur – n'entend pas être dupe de la scandaleuse nouveauté d'Héraclite. Héraclite ne provient pas de rien. Notre homme avait des antécédents. Pas spécialement parmi ses condisciples physiciens. La pensée d'Héraclite proviendrait des doctrines orphiques et d'un effort de laïcisation de celles-ci. A la naïve promesse – l'on y retrouve en germe toute la stupide gentillesse du christianisme – d'une mystérique survie post-mortem, Héraclite oppose une explication rationnelle. Cette enfantine croyance ne serait que le balbutiement d'une intuition géniale mais incomprise : celle de l'éternel retour.

    De l'éternel retour de quoi au juste ? Du monde, du même, de l'identique, de l'Être, des choses ? La fragmentation des écrits de Parménide ne nous permet guère de répondre avec une extrême précision. La réponse à cette question gît dans les oeuvres postérieures de la philosophie antique et moderne. Nietzsche lui-même la définissait comme la question la plus difficile et la pensée la plus lourde.

    Abel Jeannière s'interroge, trop incidemment, si l'on peut trouver dans Héraclite, un moyen individuel de s'arracher à l'éternel retour. Comme l'âme du philosophe platonicien qui après avoir parcouru le cycle des réincarnations reste dans le ciel idéal à contempler les plus hautes idées ? Comme une survie personnelle du myste orphique initié ? Comme le gymnosophiste d'Inde qui s'éveille de la maya pour s'abîmer dans le nirvana ? Comme le toréador valéryen qui descend dans l'arène de l'être afin de mettre à mort les Idées sous-jacentes à la prétention de la science à dévoiler une certaine vérité du monde ?

    C'est que l'éternel retour héraclitéen plonge l'archer zénonien dans un sacré dilemme. Il a intérêt à mûrement réfléchir avant de relâcher sa corde. Voici que cette satanée flèche qui jusqu'à présent vous prenait une éternité de temps pour parcourir un demi-centimètre, va, court et vole à la vitesse de Rodrigue se précipitant vers les doux yeux de Chimène. Non seulement elle fonce si vite qu'on ne la voit pas forcer la ligne d'horizon de la courbure de l'Être, mais que suivant la courbe du sphaïros parménidien qu'elle vient de traverser de part en part, elle réapparaît brutalement dans le dos du tireur, si bien que, comme dans les meilleurs dessins animés, Achille passe en trombe, devant nos yeux émerveillés, talonné par une tortue cinétique prête à lui refaire avec infiniment plus de panache le coup du dépassement du lièvre ésopien. La flèche que l'on s'est tirée soi-même dans le dos est toujours désopilante pour le spectateur.

    L'orgueil d'Héraclite n'était-il justement pas fondé sur une prétention, d'autant plus incompréhensible pour ses concitoyens qu'il la tînt précautionneusement tue et peut-être soigneusement cachée en son traité, d'une certaine vision de l'exacte nature de l'éternel retour du logos ? Mais nous expliquons la métaphysique par la psychologie. Ce qui n'est point dans l'ordre de la pensée grecque qui se refuse à conclure du supérieur par l'entremise de l'inférieur. Restons grec !

    ( 2008 / in Plein Feu sur Héraclite )

     

    HERACLITE

    In TROIS PRESOCRATIQUES.

    YVES BATTISTINI.

    Collection IDEES. NRF. GALLIMARD. 1968.

    Héraclite ! On y revient toujours. Vous me direz que pour le philosophe de l'éternel retour, nous sommes dans l'ordre de la normalité la plus logique ! A la réflexion nous préciserions que l'éternel retour héraclitéen fonctionne comme un moteur à deux temps et qu'il vaudrait mieux employer l'expression d'aller retour. La pensée d'Héraclite, du moins ce qu'il en subsiste, nous le montre davantage concentré sur le fonctionnement de l'univers qu'occupé à en démêler un plan d'ensemble.

    C'est peut-être même cet aspect qui le rend si différent de ses prédécesseurs et de ses successeurs. Certes il écrit une physique qui tente d'expliquer le monde en sa totalité mais il semble peu intéressé par la globalité de son projet. Un peu comme s'il se moquait des conséquences de ses prémisses.

    Aux maigres sentences habituelles, Yves Battistini a ajouté une partie doxographique aussi importante. Dans une rapide préface il explique comment la pensée d'Héraclite a influencé les Pythagoriciens et Platon. Héraclite, comme une fine analyse de ses fragments et l'étude comparée de commentaires antiques le laissent deviner, aurait été l'instigateur d'une théorie de la mimesis. Comprendre par cette formule, qu'Héraclite aurait démontré que les parties imitaient en leur comportement dialectique celui de l'ensemble du système.

    Nous serions à l'opposé d'un modèle thermo-dynamique qui passe par des phases d'agitation et de repos qui nécessitent l'idée d'un vide sur lequel peut se dresser avant de retomber sur lui-même le tourbillon de la matière élémentale. Le monde héraclitéen serait comme un matelas pneumatique dont les cloisons subissent et influent le contenu emprisonné à l'intérieur. Imaginons un gros caoutchouc qui se tortillerait sur lui-même mais dont les parois seraient les limites-mêmes de l'univers. Nous ne sommes pas loin du monde tout relatif d'Einstein.

    Il va de soi que l'air, pardon le feu, emprisonné dans notre chambre à feu, n'a aucune possibilité de s'échapper. Il est simplement soumis à un cycle de grande dilatation et de forte rétractation, qui ne sont pas sans rappeler les discutables théories de notre univers big bangique en expansion plus ou moins incertaine.

    Héraclite a soulevé le capot de sa torpédo et il ne relèvera pas les yeux de ses soupapes adorées de toute la semaine. Il vous a parfois de ces airs de beauf du dimanche en train d'astiquer son bolide ! Mais un mécano de génie qui ne cille pas une demi-seconde lorsqu'il vous annonce que ses pistons dégoulinants d'huile sont pleins de Dieux. Il faut bien que ceux-ci trouvent une place quelque part puisque notre ingénieur a retiré le strapontin arrière pour gonfler la mécanique et qu'il ne cèderait pas pour un empire son volant de pilote fou.

    Reste que là encore nous retombons dans la même problématique que dans notre précédente chronique. Il faut encore se méfier du retour de bâton des Dieux, dans les roues. L'ultra-démocratisme théorique de notre misanthrope aristocrate nous paraît sujette à caution. Les Dieux mortels seront peut-être comme les hommes immortels, mais ce genre de déclaration emphatique ne nous émeut guère. Ne serait-ce pas du démagogisme philosophique ? Grand admirateur d'Héraclite l'on voit très bien d'où Hegel s'est inspiré pour sa dialectique du maître et de l'esclave.

    Pour briser cette infernale logique, à la prolétarienne révolte de Marx nous substituerons l'insidieuse question d'Archytas de Tarente qui demandait ce qui se passerait si l'on jetait de l'intérieur de notre matelas-monde le bâton des dieux sur la voûte stellaire de l'interne limite de notre univers. Le logos collecteur d'Héraclite n'est-il pas de par sa nature même de logos, non-illimité ?

    La lutte des contraires qui fonde et dé-fonde l'harmonie du monde héraclitéen produit une inaltérable tension, comme des tendons qui permettent d'étendre et de ramener un membre mais qui le circonscrivent dans un étroit rapport de forces et le maintiennent en une stricte zone spatiale définie.

    Le logos héraclitéen, malgré son image du fleuve tempétueux qui emporte tout sur son passage, n'est pas plus illimité que la sphère de l'Être parménidien. Aristote les mettra tous les deux d'accord en enfermant la volonté de la chose à être chose dans la chose même conçue en tant que sa propre causalité.

    ( 2008 / in Plein Feu sur Héraclite )

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 11

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 011 / Novembre 2016

     

    INDOMPTABLE VILLIERS

     

    TABLEAU DE PARIS SOUS LA COMMUNE

    suivi du DESIR D'ÊTRE UN HOMME

    VILLIERS DE L'ISLE-ADAM

    103 pp. Décembre 2008. SAO MAÏ EDITIONS

    ISBN 978-2-9531176-1-5. Contact : saomai@orange.fr

    Le texte n'est pas inédit, il est facilement accessible dans La Pléiade même s'il est vrai que rien – c'est le moins que l'on puisse dire ! - n'ait été tenté pour le mettre en valeur, comme le fait si bien remarquer dans sa longue introduction le collectif Sao Maï qui en a signé la préface. Il faut encore ajouter que Villiers ne l'a jamais revendiqué, et que beaucoup des spécialistes de l'auteur des Contes Cruels se refusent à lui attribuer le copyrigth de ces cinq articles du Tribun du Peuple parus entre le 17 et 24 mai 1871.

    Il resterait à s'interroger sur l'identité symbolique du pseudonyme qui en endossa la paternité, Marius. Serait-ce un hommage au héros des Misérables ? Ou une allusion au terrible général Romain, grand tueur de Cimbres et de Teutons, et pourfendeur émérite de l'aristocratie romaine ? A quelques jours de la Semaine Sanglante la figure de l'intransigeant consul s'impose. Quoique à y réfléchir, la silhouette de l'hugolien défenseur de la dernière barricade des émeutes de 1832...

    C'est d'ailleurs un peu cela qui gêne aux entournures les éminents professeurs qui ont présidé à l'appareillage critique de La Pléiade. Qu'est-ce que le comte Jean-Marie-Mathias-Philippe-Auguste de Villiers de l'Isle-Adam serait-il allé ramer en cette galère ? Car c'est ainsi qu'ils appréhendent la chose. Nos docteurs littéraires ne conçoivent l'épopée de la rue Saint Denis qu'à la condition expresse qu'elle ne sorte point du livre dans lequel elle est confinée. Ils n'ont point la fibre révolutionnaire et ne s'enrôleraient pas pour un empire ( même écroulé ) avec les Enjolras de la vie réelle !

    Mais avec l'impayable Villiers, il faut toujours se méfier. Ses contemporains en ont parlé, c'est une légende noire, qui a couru tout le long du siècle dernier, Villiers eût été un communard, les plus exaltés lui ont fourni un fusil, les moins admiratifs accusé d'avoir rédigé des brûlots incendiaires dans une feuille sinon anarchiste du moins à forts relents sans-culottides, mais que n'a-t-on pas dit ! L'on ne prête qu'aux riches.

    L'exhumation des textes a calmé les exagérations les plus outrancières mais n'en a pas pour autant résolu le problème. Les témoignages sont formels, Villiers fut un sympathisant de la Commune. En ses débuts. Aime-t-on à répéter. C'est qu'en France – mais ailleurs aussi – l'on chérit les utopies printanières. Tant qu'elles se contentent de bucoliques rêveries toutes théoriques. Lorsque par d'atroces concours de circonstances indépendants de la volonté de leurs futurs bourreaux elles s'accrochent un peu trop fort à leurs rêves et qu'elles se refusent à les abandonner, elles commencent à lasser. Et si par malheur elles commettent la folie de résister à ceux qui les veulent déloger, et si le sang se met à couler, alors là l'on se fâche tout rouge. Sans plus attendre, sans pitié.

    Si les pauvres se mettent à reprendre par les armes ce que les riches leur ont extorqué par la force, l'on condamne sans équivoque ! Quant aux artistes et intellectuels qui auraient fomenté ou soutenu de tels crimes par leurs écrits, et de leurs oeuvres, s'ils en réchappent, ils connaîtront les enfers glacés des conjurations du silence. L'on comprend sans peine que Villiers n'ait pas voulu crier sur les toits le récit de ses turpitudes de maturité. Aurait-on rajouté son cadavre en une fosse Commune que cela n'aurait en rien enrayé la défaite des insurgés.

    Pour être un fervent hugolien Villiers n'en éprouva pas pour autant le désir d'aller mourir à Missolonghi. Si l'on peut le qualifier du titre de dernier des Romantiques, c'est parce qu'il a tenu à rester vivant. Humaine lâcheté qui colle de si près au corps ! Sans gloire. L'on possède quelques lettres, quelques déclarations par lesquelles Villiers semble trahir ses idéaux. Les esprits pondérés diront qu'il renonce à ses errements. Mais ce n'est pas parce que prudemment l'on se couvre, que l'on se livre à un triste reniement de soi-même. Il faut agir à temps, rien ne sert de mourir, par la suite.

    La Commune ne relève pas de l'Idéal de Villiers. Mais cet homme épris d'absolu, ne pouvait que se trouver à hauteur des exigences prométhéennes du Peuple. Villiers et la Commune se sont rejoints. Le Tableau de Paris sous la Commune puise aux Nuits de Restif et aux innombrables articles dont Gérard de Nerval émailla les journaux parisiens de son époque. C'est peu dire de leur tenue littéraire. Ces cinq textes touchent à ce qu'un Luc-Olivier d'Algange appelle le mystère de la France Aurélienne. Villiers s'y montre sous ses traits les plus saillants, celui d'un écrivain qui en quelques crayonnés ou esquisses rapides transforme l'or des jours exaltés en la grisante semence des encres d'imprimerie. Qui, comme le sang des combattants, pâlissent et sèchent en entrant dans l'Histoire.

    Sao Maï nous présente un Villiers, atterré, coupé en deux, partagé entre sa lâcheté physique et ses postulations héroïques. Pas si pleutre que cela, mais qui aurait du mal à remonter le pante intérieur qui se désarticule au fond de nous.

    Remercions Sao Maï de remettre sur le marché – façon de parler que Villiers aurait désapprouvée – à portée de nos curiosités, souvent malsaines, ce Tableau de Paris sous la Commune. Villiers de l'Isle-Adam reste pour nous une figure emblématique de l'Idéal Littéraire. Cet aristocrate de sang et d'esprit ne fit des concessions qu'à lui-même. Jamais il ne renia une seule de ses chimères. C'est ce qui le rend grand. Il a traversé les hommes comme l'on emprunte un gué au milieu d'une rivière. En serrant les dents, de peur de se mouiller.

    Mais insensible aux circonstances aléatoires des quolibets et sarcasmes que lui lançaient les parvenus. Depuis l'autre côté, depuis la rive des nantis.

    Dire que ce sont des anarchistes qui publient Villiers ! Mais en quel ailleurs voulez-vous qu'une telle intransigeance puisse être aujourd'hui accueillie ?

    André Murcie.

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LES PRESOCRATIQUES.

    YVES & OLIVIER BATTISTINI.

    144 pp. Collection Les Intégrales de PHILO.

    NATHAN. 1990.

    Le livre à emporter sur une île déserte. Il n'encombrera pas vos bagages. Etroit format de 140 pages, mais que de méditations en perspectives. Amenez aussi un fusil-mitrailleur à balles dum-dum pour le premier qui viendrait s'aventurer à vous distraire de vos saines lectures. Comment Yves et Olivier Battistini s'y sont-ils pris pour faire rentrer tant d'intelligence en une si mince plaquette ? Je n'en sais rien, mais vous avez-là, sinon l'absolu, du moins l'essentiel de tout ce qu'ont écrit les présocratiques. En assez longs extraits pour que les pensées incriminées gardent leurs sens, avec en plus tout un appareillage de notes, de présentations, de commentaires, directement accessibles, sans oublier une préface, un glossaire explicatif des termes grecs, et une anthologie de « témoignages » de contemporains...

    Contrairement au titre homonyme de Gérard Legrand, le clan Battistini a essayé d'être juste et de ne pas suivre l'inclination naturelle de leurs goûts personnels. La comparaison est d'autant plus judicieuse qu'Yves Battistini fut lui aussi compagnon de route du surréalisme – de René Char, qui doit lui devoir plus que beaucoup quant à sa connaissance des premiers penseurs de la Grèce antique. Certes le surréalisme fut un mouvement assez vaste pour s'enorgueillir de contradictions multiples, mais il nous semble qu'Yves Battistini fit un meilleur choix, optant pour un surréalisme beaucoup plus révolutionnaire que celui prôné par Breton qui relevait d'un esthétisme littéraire suranné bien plus frileux que l'esprit de résistance et de cette volonté charrienne de s'affronter à la réalité sous-jacente du monde.

    S'il me plaisait soudainement d'évoquer les écrivains du dix-neuvième siècle, que je ferais débuter en 1789 et terminer en 1914, personne ne verrait malice à mes travaux d'historiographe patenté. Tout un chacun connaît les profondes différences qui séparent l'idéologie préceptive, pour ne prendre que deux exemples, du naturalisme et du symbolisme, du romantisme et du positivisme. Maintenant s'il m'arrivait d'évoquer comme un ensemble parfaitement convergent et cohérent les écrivains du dix-neuvième siècle, l'on exigerait très vite que je me rabatte sur les catégories suscitées.

    Il n'en est pas de même pour ceux que l'on nomme les présocratiques. Certes toute sérieuse étude du sujet établit des chapitres dument étiquetés, les milésiens, les éléates, les sophistes, mais cette multitude de penseurs qui se succèdent sans désemparer sur près de deux siècles sont systématiquement dénommés présocratiques comme si l'on accordait l'appellation de romantique à tous les écrivains du dix-neuvième siècle.

    Nous ne reviendrons pas sur les spécificités d'un Parménide, d'un Gorgias, d'un Héraclite, nous préférons nous interroger sur l'organisation épistémologique de ce regroupement. Il y aurait donc aux deux termes du premier mouvement de pensée philosophique de la Grèce antique – celui qui court des origines homériques à l'anabase d'Alexandre le Grand deux groupes d'écrits que l'on aurait été obligé à des siècles de distance de situer avant et après autre chose. Ainsi à l'instar des écrits d'Aristote classés après la physique, métaphysiques, l'on aurait adjoint à l'autre bout de la rangée, avant les paroles platoniciennes de Socrate, les présocratiques. L'inconnu inquiétant rejeté aux deux frontières du monde connu et rassurant.

    Ce classement, en un seul bloc, de l'éparpillement fragmentaire et parcellaire de la transmission de la nébuleuse dite désormais présocratique, a dû ravir les éditeurs qui possédaient désormais un titre ad hoc, permettant de présenter non pas de minces plaquettes d'une somme de revient quelque peu trop onéreuse sous le rapport quantité / prix mais des livres suffisamment volumineux pour donner à l'acheteur l'impression d'en avoir pour son argent.

    Ne nous accusez pas de regarder la pensée philosophique par le petit bout de la lorgnette économique. Si le déploiement de la pensée des premiers physiciens grecs s'articule sur ce moment de réflexion politique que fut le déploiement de la gouvernance démocratique en les cités grecques des sixième et cinquième siècle, il doit bien y avoir aussi des accointances bassement économiques de la réappropriation de cette pensée au cours de nos deux derniers siècles. Rappelons pour la petite histoire, que la crise démocratique des cités grecques correspond à un moment d'un plus grand besoin de relations marchandes entre ces mêmes cités, entraînant par la logique des choses et des hommes une plus grande circulation des individus et des idées. Tout comme en notre période les mutations successives du capital financier ont entraîné une ouverture des frontières sans précédent dans le monde politique avec en corolaire la naissance et la réactualisation de la diffusion de nouvelles ou plus anciennes pensées...

    Mais comme les pensées s'accumulent plus vite que le capital puisqu'elles voyagent plus vite que les marchandises, elles en viennent au bout d'un certain temps à ne plus coïncider avec la concomitance de leur relation avec le déploiement économico-politique d'une période donnée, et prennent ce que l'on pourrait appeler de l'avance sur leur époque. Phénomène qui ne manque pas de provoquer des contradictions idéologiques.

    Certains individus peuvent pressentir bien avant les autres ces brisures spirituelles, ou les ressentir dès leur déploiement d'une façon bien plus subtile et plus profonde que la grande masse amorphe des sociétés très peu conscientes des courants qui les traversent souterrainement, avant de les précipiter en des périodes révolutionnaires de troubles et de mutations expresses.

    Ce n'est pas un hasard si Nietzsche fut un philologue avant de devenir un philosophe. Remarquons que l'annonce de la fin de la philosophie fut vécue et fondée par Hegel, Nietzsche et Heidegger sur un regard plus attentif aux penseurs de la Grèce antique. S'il est un retour du même en ces trois derniers philosophes ce fut avant tout un retour aux présocratiques.

    Le mythe nietzschéen de l'éternel retour, est bien celui du retour d'une pensée conçue en dehors de tout théorisme monothéique. Au-delà de leurs divergences, nos premiers physiciens grecs parlent tous d'une même chose. Non pas des rapports de l'Un et du Multiple, de l'Être ou du Non-Être, du Nombre et de la Pluralité, qui ne sont que des catégories utilitaristes et méthodistes de pensée, mais de la sempiternelle, et scandaleuse et inexplicable profusion de la présence de ce qui se décline et ne se décline pas en catégories intrinsèquement inefficientes hormis l'inhérence à leur propre appréhension du dire par la pensée même.

    S'il est une fin de la philosophie, ce ne peut être qu'une fin d'une certaine philosophie. Encore faudrait-il s'interroger sur les attributs d'une définition de ce que pourrait être la spécificité du travail de pensée dite philosophique. En quoi la pensée présocratique fonde-t-elle une pensée qui serait à proprement parler philosophique ? C'est justement sur l'imprécision de ce terme que nous nous battons présentement. Nous posons pour principe, que sera dite philosophique la pensée grecque. Qu'elle soit pensée par des grecs ou qu'elle soit pensée en tant que pensée en retour à la pensée grecque. Pensée grecque entendue en un sens très large de Thalès à Plotin, d'Homère à Proclus.

    Il se trouve que durant des siècles la pensée grecque, la pensée philosophique a été phagocytée par la théologie catholique. L'on parle toujours de philosophie, mais l'on oublie qu'elle fut d'une autre nature. L'on s'extasie sur le rationalisme de Descartes, qui n'est pas une mauvaise intention en soi, si ce n'est qu'il porte en lui l'intention justement de prouver en dernière finalité l'existence d'un dieu, uniquement très chrétien. Il faudra des siècles de combat philosophique pour revenir à une pensée philosophique épurée de ses décombres théologaux.

    Ce combat fut menée à l'intérieur même de la philosophie chrétienne, en fin de compte Descartes servit-il plus qu'il ne la desservit, l'Eglise ? Nous répondrons en normand que cette pensée cartésienne peut, selon les cas et selon ses desservants, servir de bélier anti-monothéique comme d'artillerie d'appui aux actuelles offensives d'une nouvelle contre-réforme catholique.

    Ce combat aurait d'ailleurs été perdu, ou du moins serait resté dans l'impossibilité d'être gagné, si Hegel, Nietzsche et Heidegger, n'avaient eu l'opportunité théorique de verser sur le front les phalanges des antiques penseurs grecs qu'ils tirèrent d'une longue hibernation, et qui emportèrent la décision. C'est après leur intervention que Dieu fut sous les ordres du caporal Nietzsche passé sous les armes et fusillé sur place.

    Depuis l'on ne compte pas les tentatives de dévoiement opérées à l'encontre de certains de ces penseurs, que d'encre versée pour transformer Parménide en déiste protochrétien convaincu, tandis qu'à l'arrière des combattants à la petite semaine s'acharnent à ressusciter une deuxième fois le petit Jésus qui a bien du mal à ouvrir l'oeil. Mais soyons attentifs et méfiants, un clone chancelant peut-être aussi dangereux que son patrice. Ce n'est pas pour rien, que dans ces chroniques de pourpre nous battons le rappel des futures légions de l'Empire.

    Nous ne quitterons pas cette page sans préciser que sans Hölderlin, Hegel n'aurait peut-être pas retrouver aussi vite les chemins de Parménide et d'Héraclite. Nous ferons aussi remarquer une dernière fois, que parmi les présocratiques, s'il est un parti totalement incorruptible aux avances des ennemis irréductibles de la pensée grecque, c'est celui des sophistes. Les tenants du monothéisme judéo-christiano-islamistes, savent au-delà de leurs profondes inimitiés que leur véritable ennemi-selon leur propre conceptualisation – se trouve en la sophistique.

    C'est que la sophistique grecque démontre à l'excès que la pensée présocratique n'a jamais nié le dieu unique monothéique mais des dieux indifférenciés ( du un à l'infini ) et polythéïques. Autrement dit l'Un parménidien n'ouvre pas la porte au monothéisme mais la ferme au polythéisme. Il ne saurait non plus être un sas de passage – et nombreux sont ceux qui s'essayent à le présenter ainsi comme donnant accès à une surréalité monothéisante – vers l'Un thélogique, car le un grec se décline en numération mathématique dialectique.

    C'est cela le miracle grec. Le moment où l'on coupe le cou au miracle !

    André Murcie.