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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 140

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 16

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 016 / Novembre 2016

    DU CÔTE DES CI-DEVANT

     

    LES ROYALISTES ET NAPOLEON.

    JEAN-PAUL BERTAUD.

    459 pp. Mars 2009. FLAMMARION.

    Ne reculez pas, ni devant la contre-révolution blanche ni devant le pavé ( pas celui des barricades mais stupidement lecturiel ). Dès les cinq premiers mots, Chaque arbre dissimule un homme... vous voilà projeté en pleine action. Vous n'êtes pas dans un lourd précis d'histoire universitaire avec petit a et petit b, mais dans un véritable roman, un feuilleton télé, une saga de bruit et fureur qui court sur dix-sept longues années tumultueuses, de 1799 à 1816, avec en plus cette jubilation intérieure que vous apporte l'intime conviction de savoir que vous êtes en train de lire une histoire vraie, avec des personnages historiques, et pour les plus anonymes au moins historisés, qui ont vraiment existé.

    Inutile de lever le doigt et jouer au premier de la classe en faisant remarquer que les critères de la vérité historique sont toujours idéologiques car vous ne ferez qu'enfoncer une porte ouverte. Mais nous n'entendons point considérer cet ouvrage selon cet aspect. La certitude que le livre retrace les menées politiques des mouvances royalistes sous le Consulat et l'Empire est en quelque sorte garantie inquisitrice d'objectivité, par le fait même que nous n'éprouvons aucune sympathie particulière pour les protagonistes de ces évènements, en ce qui concerne notre point d'étude : l'engagement d'un individu. En une quelconque cause. De l'interaction entre l'individu et le collectif pour dire vite. Comment inscrit-on, ou comment s'inscrit le destin individuel d'une personne X dans la globalité historiale de son époque ?

    Il en est des causes perdues comme des chants désespérés pour Alfred de Musset. Elles sont les plus belles, les plus dignes d'intérêt. C'est lorsque tout est perdu qu'il n'y a définitivement plus rien à faire que la partie devient intéressante à jouer. Miser sur le cheval à un contre 1000 vous classe d'un seul coup parmi les irréductibles qui préfèrent mourir libres que vivre à genoux. Cela vous a du panache ( blanc en l'occurrence ), il n'est de meilleure fidélité que celle que l'on se jure à soi-même. Non pas à sa classe d'origine, mais à son propre petit égo dressé sur ses ergots. Dans la série j'ai basé ma cause entière sur rien, les premiers agitateurs royalistes d'après la défaite se la posent un peu là. C'est un peu comme dans la chanson, moi et le roi, tout seuls contre la terre entière.

    Comme par hasard ce sont en leur immense majorités de petits nobles et des porteurs d'infinis quartiers de basse roture qui vont se sacrifier pour la cause commune. L'on serait presque tenté de dire la fosse commune car la police et la guillotine ne les épargneront pas. Les nantis aux âmes prudentes préfèreront rester au chaud dans leur château, voire dans la maussade inconfortabilité de leur exil.

    Pour beaucoup de ces derniers, l'invincibilité de l'Empire napoléonien agira comme un aimant. A contre-coeur l'on finira par se rallier à l'usurpateur qui ne demande pas mieux. Napoléon n'est pas chiche : il offre des places, il ouvre l'armée, il procure des émoluments et des gratifications appréciées à leur juste valeur. C'est pour l'amour du malheureux Louis que l'on thésaurise ses louis d'or. Les royalistes dans leur ensemble ne sont pas des têtes brûlées. Le roi compte un peu moins sur eux qu'eux ne savent compter.

    Petit détour sur Louis XVIII qui paraît moins balourd que les portraits peu flatteurs que l'historiographie se plaît à tracer de lui. La preuve qu'il détenait une certaine intelligence politique c'est bien qu'il a fini par récupérer son trône. Ce qui n'était pas donné d'avance.

    Les royalistes vont finir par trouver la bonne méthode : celle qui vous met à l'abri des mauvais coups tout en attendant la bonne occasion qui immanquablement ne manquera pas de se présenter. Nos contre-révolutionnaires vont déserter le bocage vendéen pour la chaleur de leurs salons. Il suffit d'un peu de patience : l'Empire tombera comme un fruit mûr aux premiers vents d'automne.

    De Gaulle a-t-il médité sur la manière dont les Royalistes récupérèrent le pouvoir en 1814 pour s'emparer de l'Etat au sortir de l'Occupation et de la Libération ? Les deux situations présentent d'étranges similitudes : présence d'armées étrangères sur le territoire national, maquis en armes qui à l'heure dite créent des des poches de délivrance, apparition subite mais préparée de longue date d'une élite de naphtalinards prêts à occuper les postes de direction à tous les échelons locaux...

    Le triomphe tourne un peu la tête aux nouveaux maîtres qui commencent à apparaître aux yeux du peuple pour ce qu'ils sont, d'anciens riches et d'antiques privilégiés. De vastes portions du peuple abusé rallient l'Empire... Waterloo sonnera le glas de ces colères. La terreur blanche va désormais régner en maître. En 1830, à son corps défendant, elle accouchera des premiers drapeaux rouges...

    Sous l'écume des évènements et l'agitation passionnelle à courte vue des individus se mettent en place des cadres bien plus coercitifs qu'il n'y pourrait paraître. Sur le damier des classes sociales, l'on peut certainement jouer son propre jeu, pour sa propre gloire. L'on peut vouloir caracoler en tête pour imprimer plus ou moins illusoirement sa marque, ou suivre avec prudence le gros des troupes pour parvenir à se ranger dans le bon camp qui est en train de gagner la partie. Mais il ne faut pas se fier sur les infinies possibilités de sa petite personne. L'on est autant, sinon plus, joué que l'on ne joue.

    Que ce soit sous le génie organisateur de l'Empereur ou sous les fébriles agissements des banquiers des temps royalistes, avec ordre et méthode sous Napoléon, avec de labyrinthiques passe-droits et atermoiements sous Louis XVIII, se mettent en place et une organisation étatique plus rationnelle et une concentration de plus en plus effective des capitaux à disposition. Ce qui est terrible avec la modernité, c'est que depuis deux siècles elle n'arrête pas de se moderniser.

    André Murcie.

     

    REQUIEM POUR LA CONTRE-REVOLUTION

    ET AUTRES ESSAIS IMPERIEUX

    RODOLPHE BADINAND

    Collection LES REFLEXIVES.

    164 p. Troisième trimestre 2008.

    EDITIONS ALEXIPHARMAQUE

    / BP 60 359 / 64 141 BILLERE CEDEX

    www.alexipharmaque.net / alexipharmaque@alexipharmaque.net

    A contre-courant de la vulgate démocratico-libérale, ce Requiem pour la Contre-Révolution et autres essais impérieux a tout pour déplaire au plus grand nombre. Nous ne parlons pas ici du pléthorique troupeau de la bien-pensance mais de ceux qui combattent dans les marges en ordre dispersé, n'y voyant pas souvent plus loin que le bout de leur nez, perdus dans d'épais brouillards idéologiques, dans la totale incapacité de saisir le sens originel et ultime de leur combat. L'instinct de survie et l'urgence de la lutte empêchent par trop souvent de consacrer à la réflexion théorique le temps nécessaire qu'elle exigerait.

    Son curriculum litterae parle pour lui. Cartouche, Rivarol, Eléments, L'Esprit Européen, europemaxima.com, l'énumération suffit à dépeindre Rodolphe Badinand pour ce qu'il est, un de ces guerriers européens, toujours aux aguets, des premiers à se porter de taille et d'estoc sur l'aile droite de la brèche. Du genre à ne pas s'asseoir sur son oriflamme. Par ces temps-ci il est tant de gens qui s'avancent masqués, de patenôtres, de bonnes intentions, ou de billets verts, que cela fait plaisir.

    Il est sûr que n'importe quel imbécile se chargera de ses ennemis, les esprits plus malins préfèreront s'occuper de leurs amis, mais plus rares ceux qui retournent la hache de leur réflexion contre eux-mêmes. Rodolphe Badinand s'il ne fait pas de cadeaux à son entourage, n'est guère plus tendre envers lui-même. Plus qu'une pensée ces onze textes, sont un chemin de pensée. Avec ses retours, ses hésitations, ses piétinements et ses avancées salutaires et fulgurantes. Onze contributions comme autant de carnets de campagne aux quatre coins d'une plus grande Europe étagées sur une quinzaine d'années. Qui dit mieux ?

    Requiem pour la Contre-Révolution est plus que corrosif. L'auteur n'épargne pas son camp. Il tire à vue sur tout ce qui bouge et même sur ce qui ne bouge pas. La Contre-Révolution ne date pas d'hier. Elle naquit en ces années troubles qui virent basculer la royauté. Dès les premiers jours elle regroupa, les fidèles, les partisans et les nostalgiques. Le grand ordre royal était tombé. La guerre était perdue mais longtemps l'on crut que ce n'était qu'une bataille mal engagée. L'on essaya d'allumer les contre-feux, à tous les niveaux. C'était une cause perdue.

    Le couperet de l'Histoire ne s'est pas abattu sur la contre-révolution aussi vite que le couteau de la guillotine sur la nuque de Louis XVI. Les contre-révolutionnaires n'ont cédé le terrain qu'à contre-coeur. Qu'à contre sacré-coeur serait-on tenté de dire puisque l'autel resta fidèle à la royauté. Mais à la fin du dix-neuvième siècle les carottes étaient cuites à la sauce républicaine.

    Changement des mentalités et des comportements. La souris révolutionnaire avait accouché de la montagne d'une nouvelle donne idéologique. Au début du siècle dernier, pour les élites comme pour les masses, le royalisme était devenu une idée dépassée. L'on n'arrête pas un fleuve qui coule selon la pente de ses intérêts financiers. Beaucoup de contre-révolutionnaires se transformèrent en fieffés conservateurs. Les gros bataillons de l'ancienne mouvance favorable aux idées de l'ancien régime formèrent les régiments de ce qu'il faut bien se résoudre à appeler le nouvel ordre bourgeois. Tout était perdu : l'honneur et les privilèges, mais ni la propriété privée, ni le sens de l'argent.

    L'Eglise et le Trône ayant failli, leurs défenseurs se regroupèrent dans une ultime citadelle qu'ils édifièrent avec les ruines et les pierres de leurs deux anciennes place-fortes. Au christianisme ils substituèrent l'idée de la Tradition, quant à la personne sacrée du rejeton royal manifestement absent ils la remplacèrent par la fumeuse notion du principe d'Autorité censé contrebalancer le fallacieux concept de majorité démocratique.

    L'on peut en rire, mais de batailles de retardement en barouds d'honneur cette droite contre-révolutionnaire, parvint à sauver les meubles et tant bien que mal à traverser les siècles. Fragmentée, divisée en petites chapelles plus ou moins intégristes, discrète mais active, agissant comme une centrale idéologique sur tous les fronts, le National comme celui de la Révolution Nationale, avec les intellectuels de l'Action Française comme avec les ligues francinantes, bref infiltrée dans tous les milieux de cette droite extrême et malgré tout chrétienne, si typiquement française.

    Des gens que vous pouvez trouver peu sympathiques mais dont Rodolphe Badinand a du mal à faire son deuil, même s'il leur prépare un enterrement de première classe. Après les avoir assassinés. Car là où d'autres parleraient de fidélité émouvante à un vieil ordre politique suranné, Rodolphe Badinand stigmatise les raidissements rétrogrades, les retraits successifs, les compromissions honteuses, les redditions démagogiques, j'en passe des pires et des meilleures. Les Contre-Révolutionnaires n'ont pu échapper à l'air du temps. Derrière les rodomontades publiques il pointe les contradictions cachées et dévoile les acquiescement tacites. Contre la Gueuse certes, mais tout contre la République.

    Ce n'est pas un hasard si cette longue fulmination contre la Contre-Révolution se présente comme un écrit de l'an de grâce 1990 destiné à l'Ecole des Cadres du G.R.E.C.E. En fait Rodolphe Badinand reproche aux tenants de la Contre-Révolution, non pas tant leurs erreurs tactiques que leurs analyses à courte-vue. La Modernité n'a pas commencé au matin du 14 juillet 1789. Elle vient de beaucoup plus loin. En grande partie de la méconnaissance de l'Histoire de la plus grande Europe.

    Ce n'est pas une stricte question d'étendue géographique. L'Europe possède d'autres limites. Mythiques et historiales. Rodolphe Badinand pose les origines de l'Europe comme celle des peuples boréens. Venus du nord comme leur nom l'indique, porteurs d'une civilisation tripartite qui ensemença les structures mentales et sociétales des peuples autochtones. L'auteur n'élude pas les concomitances avec la théorie des Aryens venus de l'Est.

    Par contre aucune allusion aux hyperboréens de la mythologie grecque ! Pas si difficile à comprendre que cela lorsque l'on pénètre plus avant dans le livre. Car les essais impérieux qui suivent, s'ils font bien appel en quelques rapides lignes à l'unification de l'Europe sous les instances de l'Imperium Romanum, font un véritable saut historique des plus troublants. Des peuplades Boréennes l'on saute à pieds joints par-dessus plus de quinze siècles pour une rapide évocation de l'Empire Carolingien, important, non par ce qu'il fut lui-même, mais en tant que préfiguration du Saint Empire Romain Germanique.

    Plus près de toi Seigneur, chantèrent les passagers du Titanic avant de couler. L'Europe Boréenne de Rodolphe Badinand court d'après nous les mêmes dangers. L'idée de l'Empire qu'il défend est des plus abstraites. Son Requiem pour la Contre-Révolution n'est qu'une messe de plus pour la regroupement des anciens Royaume chrétiens de l'Europe autour de son pôle nordiste. Son Empire n'est qu'une fédération d'états infra-chrétiens plus ou moins indépendants qui s'enfermeraient dans une ligne de rupture et de défense tous azimuts. Nord contre Sud. Très symboliquement, l'Empire de Napoléon, et la campagne d'Egypte, si méditerranéenne, sont jetés en un tour de main dans les poubelles de l'Histoire Métapolitique.

    Le lecteur l'aura compris. Nous ne partageons pas les mêmes visions européennes que Rodolphe Badinand. Mais cela ne saurait en rien entacher l'intérêt que nous portons à ce livre. Outre le fait anecdotique que nous ne provenons pas de la même tradition, Rodolphe Badinand se montre le partisan d'une Europe que nous surnommons de la dernière heure. Tout l'héritage antique est gommé au profit d'un christianisme peut-être laïcisé mais dont il oublie – ce n'est décidément pas l'oubli de l'être mais l'oubli de l'Imperium originel – l'ardente nocivité

    La nouvelle Europe dont rêve Rodolphe Badinand est entée sur l'histoiricité d'une certaine idée de la reconstitution de l'antique Imperium Romanum telle qu'elle fut prise en compte par ce que l'on pourrait appeler, afin de forger un mythogramme symbolique, les Royaumes du Nord. Europe tour à tour germanique, austro-hongroise et allemande, en quelque sorte sur-danubienne et non méditerranéenne, orientée sur son aire de dégagement vers le continent eurasiatique.

    La France n'est alors entrevue qu'en tant que débordement de zone franche occidentale. Les émigrés qui s'en furent rallier les armées d'Autriche et de Prusse pressentirent le phénomène bien plus finement qu'ils n'auraient jamais pu le théoriser consciemment. A décharge de Rodolphe Badinand nous nous devons de reconnaître que le comportement impéritique des élites françaises, espagnoles, italiennes et poussons jusqu'à la Grèce, ne laisse augurer en aucune manière l'espoir d'un proximal ressaisissement impérieux.

    Le malheur réside en ce que de notre part la mentalité libérale pro-américaine et pro-anglo-saxonne nous semble beaucoup plus ancrée dans la zone nord de l'Europe que dans les anciens espaces occidentaux sud-européens. Avec surtout cet handicap insurmontable chez nos voisins nordistes : un rejet quasi-viscéral des aspects révolutionnaires véhiculés, qu'on le veuille ou non par l'idéologie césarienne de l'antique imperium.

    C'est d'ailleurs parce que cette vision révolutionnaire de l'Empire a été occultée que le christianisme a pu se développer et puis être carrément adopté comme religion officielle par les bureaucraties impériales. Née du refus de la révolution, l'idéologie contre-révolutionnaire, de laquelle Rodolphe Badinand se veut l'héritier, s'inscrit dans la suite logique de ses semences originelles.

    Requiem pour la Contre-Révolution et autres essais impérieux ne manque pas de cohérence. Le titre a dû claquer en son camp comme un coup de fusil. Rodolphe Badinand y remue un peu fort le cocotier mais l'on ne réveille pas les cadavres, endormis dans le confort petit-bourgeois des appétits primaires satisfaits, avec de l'eau bénite. C'est d'ailleurs pour cela que toute une frange de la gauche réformiste devrait aussi s'atteler à la lecture de cet essai, façon de se déciller les yeux.

    André Murcie

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    ZENON D'ELEE.

    In LES ECOLES PRESOCRATIQUES.

    Edition étable par JEAN-PAUL DUMONT

    N° 152. FOLIO ESSAIS. 1995.

    Deux ( deux ! ) pages chez Diogène Laerce, dix-huit chez Jean-Paul Dumont qui a raclé les fonds de tiroirs, c'est à ne pas y croire, comment avec si peu de traces écrites l'oeuvre de Zénon a-t-elle pu rester durant des siècles au coeur du débat philosophique ! Surtout quand la moitié des témoignages qui nous restent sont consacrées à sa mort. Moins intrigante que la disparition d'Empédocle mais si digne et si courageuse qu'elle provoque l'admiration de ses pires détracteurs.

    Sa mort lui ressemble, extrême et toute à l'esbroufe ! C'est comme sa pensée, l'on ne peut pas dire que ce soit une pensée originale et originelle, mais quel bâton merdeux ! Elle est un peu comme le signet que l'on glisse entre deux pages d'un ouvrage, pour se rappeler que cet endroit-ci très précis de l'exposé ou de l'argumentation est passible d'une objection capitale. Les grands bâtisseurs de système n'ont pas insisté, ils se sont dépêchés d'abandonner le bébé chez leurs chers, néanmoins rivaux et ennemis, collègues qui l'ont refourgué en douce aux logiciens qui l'ont expédié jusque chez les mathématiciens qui se sont empressés de le refiler aux physiciens, qui parvenant à n'en rien tirer l'ont proposé aux linguistes qui l'ont redéposé, un peu honteux et en catimini, devant la porte des philosophes professionnels. Certes, à chaque étape, chacun y est allé de sa petite explication, l'on a parlé de tours de passe-passe, de stériles jeux verbaux, de pseudo-raisonnements controuvés... puis l'on a affecté d'afficher le sourire convenu de l'imbécile heureux satisfait de lui-même qui ne veut pas passer pour l'idiot de service... Bref on a fini par renvoyer le paquet à l'expéditeur.

    C'est cela Zénon, l'empêcheur de penser droit. Le genre de mec qui vous détruit négligemment à coups de barre à mine, la petite maison en carton dont vous venez de terminer le fragile collage, et qui s'en va l'air de rien, un sourire un tantinet sardonique aux lèvres, offrir un peu plus loin ses services à de pauvres philosophes heureux, qui ne lui avaient jamais rien demandé.

    Zénon c'est l'Attila de la philosophie, là où passe la cavalerie légère de ses sophismes, la pensée ne repousse pas. Il aurait pu se contenter d'être l'inventeur de la dialectique. Tous ses alter égaux ont toujours reconnu sa supériorité. Chez un peuple aussi discutailleur que nos Grecs antiques ce n'est pas un mince mérite que de se voir attribuer sans l'ombre d'une seule contestation la couronne olympique de la vocale pancrace. Mille combats, mille victoires. Le champion de l'éristique. Cravache d'or de la joute oratoire. Une légende. Vivante.

    Mais à cet esprit perdu, vint l'idée d'une pensée courbe. Pas question pour lui de défendre ses propres opinions. Etait-il seulement capable d'en avoir une ? Zénon décida d'attaquer celles des autres. Non pas en les réfutant – ce qui aurait été trop simple – mais en poussant jusqu'à leurs plus extrêmes conséquences le déroulement logique de leur pensée.

    Il fut le disciple, le mignon et l'ami de Parménide. Trois bonnes raisons qui peuvent nous permettre de comprendre pourquoi il arrêta définitivement son esprit sur les positions métaphysiques de son maître tant charnel que spirituel. Nous ne partageons pas cet avis. D'après nous, s'il adopta cette pensée philosophique c'est parce qu'elle lui permettait d'avoir raison seul contre tous. Un peu comme Cyrano de Bergerac ferraillant en un guet-apens, tout seul contre plus de cent ennemis. Grisant ! Mais Zénon ne s'arrêterait pas à une si maigre troupe.

    Zénon contre la multitude du multiple. Enfin un adversaire à sa taille et pas facile de s'en débarrasser. Vous ne pouvez pas faire un pas sans vous y cogner partout. Et pas question de faire comme si vous le voyez pas. Assez mal poli pour venir sans arrêt se fourrer dans vos jambes. A peine le quittez-vous des yeux qu'il change de place. Remuant au possible. Et démagogique avec cela, toujours prêt à susciter des témoins à charge contre vous. Vous ne pourriez pas rêver d'ennemi plus implacable.

    La charge est ardue. Il s'agit de prouver à tout un chacun qu'il se trompe. D'éléphant. Que contrairement à ce qu'il perçoit, la grosse bébête grise du monde virtuel dans lequel il croit s'agiter n'a pas bougé d'un millimètre et que de toutes les façons si elle se mettait à se promener elle n'irait pas bien loin, incapable qu'elle serait de quitter un endroit quelconque pour une autre savane, ou de n'avancer que d'un demi-centimètre.

    Ambitieux projet ! Peut-être sa folie douce tente-t-elle déjà nos lecteurs les plus futés. Ah pouvoir prouver à votre percepteur qu'il ne vous a jamais envoyé sa réclamation d'impayé et qu'elle est encore sur son bureau ! Se transformer en Dupin et lui refaire le coup lacanien du séminaire de la lettre volée ! Quel rôle magnifique, vous préparez votre discours, vous en avez déjà écrit trente pages et vous n'êtes même pas encore encore dans le vif du sujet !

    Attention ne pas confondre une psychanalyse avec la botte de Nevers. Zénon ne démontre pas, il tire ( à l'arc ) et il tue. Comment la lettre pourrait-elle se mouvoir dans un lieu où elle n'est pas, comme dans le lieu où elle est ? C'est tout, ça suffit. Inutile de rejouter un facteur. Il aura autant de mal que la lettre à se déplacer dans le lieu où il n'est pas que dans le lieu où il est.

    Il est comme ça, Zénon ! En moins de deux lignes il vous prouve que le mouvement est impossible. Que la jolie fille qui marche en votre compagnie sur le bord de la plage est juste une illusion, aussi peu présente que le soutien-gorge de son maillot de bain qui ne recouvre pas sa généreuse poitrine nue. Ah ! Cruel Murcie !

    Comme je ne suis pas aussi méchant que vous le prétendez je ne vais pas vous ressortir toutes les figurines de la boîte à Pandore du ju-man-ji zénonien. Pour la simple raison que vous aurez beau gratter le fond du coffret, vous n'y trouverez pas trace du fameux espoir hésodien. Zénon ne vous fait pas de cadeau de dernière minute. Personne ne sortira intact du paradoxe zénonien. Les pointes de bambous acérées dissimulées dans la fosse à la tortue vous auront empoisonné le sang de votre psyché et la lymphe de votre âme jusqu'à la dernière minute de votre vie intellectuelle. Les Evangiles le taisent prudemment, mais c'est après la lecture de Zénon que le Christ a dû déclarer que les plus heureux étaient les simples d'esprit.

    Certains ont dénoncé une fraude. Zénon aurait été la première victime de l'état embryonnaire de la science de son temps. Il vécut dans des âges obscurs qu concevaient le mouvement uniquement en trois D. Il aurait ignoré une de ses composantes essentielles, le temps. Il est sûr que lorsque l'on visualise par de jolis petits croquis les anecdotes éléatiques l'on a tendance à raisonner sur des distances mathématiquement représentées par des segments de droite. Mais l'on oublie qu'à la fragmentation géométrique des vecteurs de distance correspond une égale fragmentation temporelle.

    La fragmentation zénonienne ressemble un peu à l'atome démocritéen, avec une face A qui exprimerait la réalité géographique et matérielle de la tessèle sphaïrique et une face B qui représenterait sa dimension temporelle quasi intelligible. Si chaque lieu zénonien est un tout indivisible, une unité intransperçable protégée de tout mouvement par des cloisons étanches qui empêchent tout passage, chaque lieu zénonien est aussi muni de sa propre temporalité indépendante de toute connexion qui empêche l'établissement d'une grille horaire unifiée qui permettrait de noter aussi bien l'avancée des aiguilles d'une montre que le parcours en avant de la flèche du temps. Si pour Zénon le temps n'est pas relatif, c'est parce qu'il ne se refuse de penser à la réalité temporelle du temps. Celle-ci ne pourrait-être qu'une nominaliste division clepsydrale totalement conventionnelle.

    La tentation est grande de renvoyer notre éléate parmi le groupe des sophistes. Il en affiche un peu l'art et la manière. Sans doute en est-il un précurseur, mais il n'a jamais revendiqué un tel titre de gloire. Il s'est toujours déclaré comme un parménidien et fier de l'Être. Quelques siècles plus tard Sénèque n'hésite pas à affirmer qu'il existe une différence radicale entre Parménide et Zénon : le premier déclare que l'Un est l'Être et son disciple que l'Un n'existe pas et qu'il est donc stricto sensu du Non-Être.

    Oui mais Zénon ne remet jamais en cause l'Être, même si ses attaques contre l'apparence êtrale du Non-Être sont si violentes que dans l'esprit de ses auditeurs ( nous n'osons dire ses lecteurs ) elles détruisent tout autant la royauté de l'Être devenu un fantôme si évanescent que l'on oublie de s'en préoccuper. L'oubli heideggerien de l'être débute-t-il avec Zénon d'Elée ?

    Il est quand même tentant de revenir à une analyse sophistique de Zénon. S'il est une métaphysique qui doit tout au langage, au logos - nous préférons ce terme grec si indéterminé par ses multiples acceptions que le mot français actuellement trop connecté par les outrances structuralo-linguistiques – c'est bien celle de Zénon. L'on peut remarquer que toute philosophie n'est qu'un amoncellement de mots, mais un Héraclite, un Parménide, un Platon, un Empédocle, un Aristote en usent pour transcrire une vision, ou un système du monde.

    Zénon n'expose pas. Il ne nous propose rien. Il réfute. Son livre fut une suprême imprécation contre les adorateurs du vil multiple. C'est un avocat qui défend sa cause. Un rhéteur qui essaie de mettre le public dans sa poche. D'une aisance remarquable, mais ses paradoxes sont de véritables pièges à rats fabriqués et appâtés avec des mots. Le seul reproche que l'on pourrait leur opposer ce n'est pas envers la logique de leur argumentation qu'il faudrait la diriger. Elle est sans faille.

    Les argumentaires qui ont tenté de prendre en défaut les insolubles traquenards zénoniens depuis des siècles, pour si intelligemment pensés qu'ils fussent, n'ont jamais été d'une oraculaire pertinence définitive. Aucune réfutation n'a su déployer une formulation assénée en une brièveté aussi radicale. Certains ont pensé en venir à bout, aux points. Mais si l'on désire remporter une victoire contre Zénon, il faudrait l'acquérir par un de ces KO foudoyants dont il détient le lapidaire secret.

    Les casse-têtes de Zénon dénient d'autant plus aisément toute forme d'existence êtrale aux multiples facettes de la réalité terrestre que ses machines de guerre ne sont pas dirigés contre le monde sensible dans lequel nous pataugeons, de plus en plus maladroitement, depuis des siècles, mais contre nos représentations logosiques de cette même réalité. Zénon vise à la tête. Il emplit notre cervelle de chevaux de Troie. Il ne s'attaque pas aux remparts du monde qui nous entoure, mais fomente d'audacieux raids de commandos au coeur le plus secret de notre citadelle intérieure. Une armée sans chef ou sans état-major est sur le chemin de la défaite avant même d'avoir commencé à combattre.

    Zénon impose ses armes, son terrain, et son heure. Il ne consent à aucune concession. Il ne porte qu'une seule couleur. Accepter le combat à ses conditions, c'est se mettre en position de faiblesse dès les premiers engagements. Avec Zénon le péril est dans la demeure avant même que nous ayons le temps de définir une stratégie qui serait nôtre. Zénon est un tacticien formidable.

    Il y a longtemps que nous avons compris que l'on ne combat pas contre Zénon, mais qu'il faut se servir de lui comme d'un irremplaçable allié. Combien de fois avons-nous eu besoin, en des corps à corps métaphysiques des plus périlleux, de son corps achilléen d'archers boutant ! Combien de traits définitifs n'avons-nous tirés sur d'oiseuses ou inquiétantes démonstrations de forces hostiles !

    Reste que nous n'aimons guère chercher en vain le défaut de la cuirasse. A nier le multiple Zénon en est devenu le prisonnier. Il s'est comporté avec la multiplicité sensible du monde comme ces athées qui a force de proclamer l'êtrale vanité du dieu monothéique persuade leur public de la seule existence de celui-ci. Toute négatologie se retourne contre ses partisans.

    Vouloir à tout prix démontrer systématiquement l'inexistence de la réalité sensible, c'est peut-être accorder à cette dernière une trop grande importance. Cela devient ce que Valéry appelle une idée fixe. En ses aspects métaphoriques les plus rétrogrades, une noduleuse spirale calcificatrice de sémantisation appauvrissante généralisée enkyste notre intellect.

    C'est un escargot vivant qui se doit d'habiter sa coquille. L'Homme est un cervellopode. La mise à mort du multiple zénonien sera arraché à ses suicidaires tendances auto-destructrices, quand l'effacement de la matière ne dépendra plus d'une négativité exacerbée mais sera vécu sur le mode d'une volonté proche de ce que l'on pourrait définir comme un immatérialisme berkeleyen.

    Un immatérialisme berkeleyen qui ne se penserait pas comme un spiritualisme pro-chrétien totalement irrécevable dans la philosophie zénonienne, mais comme une farouche volonté d'ipséité. Zénon est ici entrevu comme l'introduction du sujet pensant dans la philosophie antique. Un sujet métaphysique par excellence, qui ne serait pas sans ressemblance avec le sujet cartésien qui déconnecté en sa chambre solitaire du monde non pas sensible mais plutôt expérimentalo-pragmatique, rejette dans la corbeille à papier du doute intégral l'incertitude incapacitante de toutes ses représentations tant existentielles qu'intelligibles.

    La dénégation surmultipliée de Zénon s'apparente à une espèce de descente phénoménologique, non pas en soi, mais en l'acte pur de pensée. Par cette absence de toute psychologie personnelle l'on comprend très bien que la fameuse invective de Valéry à Zénon dans son Cimetière Marin est induite par une logique pensique qui ne doit rien à l'aléatoire enthousiasme poétique. Remarquons en la fin du poème une image toute zénonienne, cet appel au soulèvement de la vague de la vie qui doit se fracasser sur les rochers du rivage. Rien de moins zénonien, direz-vous surpris – que cette invocation primitive au surgissement envahissant du multiple ! Mais la notation fragmentaire du réel est quand même là, en filigrane de l'exaltation panthérique de la magnificence des forces vives du monde, dans l'écume de « la vague en poudre ».

    Etrange cheminement que ces vingt-cinq siècles de pensée qui séparent ces deux oeuvres. Valéry joue un tour de cochon à Zénon, le réconciliant avec la charnellité de la fragmentation du réel. Avec en prime cette idée que la mosaïque du multiple est nécessaire à l'émergence marine du mouvement. Retournement complet de la pensée de Zénon, qui ne peut pourtant pas être compris comme une trahison de l'esprit de la pensée de Zénon.

    Valéry soulève le voile du grand silence de Zénon. Lui l'athée parquéen qui cite dans ce même poème, à plusieurs fois les dieux, agit comme un révélateur. La pensée zénonienne se passe des Dieux sans faillir. Est-ce la formulation quelque peu mathématique des paradoxes qui a rejeté dans une sereine clandestinité l'armada des célestes créatures ? Où alors, est-ce que Zénon n'avait pas de lieu sublunaire assez stable pour abriter les rejetons de l'Olympe ?

    ( 2008 / in Zénon, cruel Zénon ! )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 15

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 015 / Novembre 2016

    OMBRES D'EDGAR POE

     

    L'OMBRE D'EDGAR POE

    MATTHEW PEARL

    Pocket. N° 13887. Février 2010.

    Le fantôme d'Edgar Poe n'en finit pas d'agiter les ricains. Ce doit être un reste de mauvaise conscience. Remarquons qu'un siècle et demi plus tard ça ne les a pas empêché d' adopter une similaire conduite avec ce double d'ombre que fut Gene Vincent... mais commençons par le commencement.

    Plutôt par les notes finales et explicatives de l'auteur. Car le livre possède des eaux mortes – l'on imagine avec quels fulminants ciseaux le chroniqueur littéraire susnommé Edgar Poe se serait complu à émonder le texte de ces redondances napoléoniennes. Une intrigue dans l'intrigue qui n'apporte rien à l'élucidation des derniers jours de la vie de Poe. A moins que l'on ne préférât dire les premiers jours de la mort.

    600 pages pour les quatre dernières journées d'une existence, fût-elle celle du plus grand poëte des Amériques, c'est beaucoup. Surtout si l'on n'a rien de très concret à apporter de neuf. Matthew Pearl s'en défend. Il a voulu se mettre dans la peau d'un contemporain de l'auteur d'Annabel Lee, un admirateur qui essaierait de comprendre les surprenantes circonstances de la disparition de l'écrivain.

    L'idée en soi n'est pas stupide. Quentin Hobson Clark ne fera qu'entrevoir la mise en terre du cercueil de Poe mais n'est-il pas pour nous un témoin privilégié de ce qui a pu se passer auparavant ? Non pas parce qu'il aura la chance d'interroger les principaux personnages que Poe croisera en ses dernières heures, mais parce que – au contraire de nous – il n'a nul besoin de reconstituer l'époque dans laquelle Poe a vécu. Qui est à même de mieux entendre les enjeux du bocal que les poissons qui y ont tournoyé sans fin ?

    Même pas très doué, un sous-détective de quatrième zone ne vous mettrait pas cinquante pages à recueillir les témoignages ultimes. Pour ne pas en finir trop rapidement, Matthew Pearl imagine un petit détour : Clark ira jusqu'en France quérir le Dupin de chair et de neurones qui aurait inspiré à Poe son célèbre ratiocinateur. Abondance de biens ne nuit pas, il en ramènera deux, quel est le vrai ? quel est le faux ? , subtil dilemme éléphantesque qui ne déroutera que le lecteur naïf.

    Quelques longueurs plus loin, police secrète échappée d'un thriller historique et amours contrariées de romans de gare, l'on assiste enfin à la révélation ultime. Matthew Pearl n'a pas compris pourquoi Poe a préféré le conte au roman. Il est très utile de couper au plus court alors que l'on pourrait faire long. L'arabesque est fulgurante. Le méandre nous endort.

    D'autant plus dommageable que l'explication de Pearl est avant tout une vue de l'esprit. Pas d'irréfutable élément nouveau, mais une lecture des évènements, tels qu'ils ont été rapportés en leur temps et quelques détails subsidiaires glanés au cours des siècles suivants par une critique farfouilleuse avide de vieux registres administratifs.

    Une démonstration à la Edgar Poe en quelque sorte. Une mise à plat. Otez de vos yeux vos lunettes fumées au noir de romantisme. Nous sommes à Baltimore. Sur la côte Est. Loin du Pacifique mais pacifiée. Pas de bandes d'outlaws en goguette qui rançonnent les voyageurs dans les trains et malgré de constantes et consternantes tricheries les élections se déroulent en toute relative bienséance démocratique. Les hypothèses communément admises pour expliciter la malheureuse fin du poëte sont rejetées comme boulettes de papier au feu des imaginations gothiques.

    Il est nécessaire de lire à la hauteur même des lignes. Et des moeurs de l'époque. Un habit détrempé d'eau de pluie s'échange chez un fripier, un épuisement nerveux et un refroidissement délétère ne se soignent pas comme une vulgaire cuite carabinée. Parents et amis de Poe honteux de s'être mépris sur son état refuseront par la suite de s'étendre sur le sujet. L'enterrement se fera à la sauvette car faute inavouée est en son entier pardonnée.

    Reste que le roman de Matthew Pearl nous présente un Poe débarrassé de multiples noirceurs. Un gentleman sudiste - qui libère en douce l'esclave de la famille - illuminé par le génie. Et surtout un poëte envoûtant. Un albatros parmi les hommes qui ne lui laissèrent que trop rarement le loisir de voler au-dessus des nues.

    ( AM. / 06 / 09 / 2010. ).

     

    ALLERS SANS RETOURS

    ALEXANDRE MATHIS

    e-dite. 555 pp. 2009.

    Quel rapport le roman se doit-il d'entretenir avec la réalité. Diable ! avec une telle entrée en matière, le lectorat va penser que nous retournons vers le réalisme socialiste cher à Aragon. Disons-le tout de suite, Alexandre Mathis ne marche guère sur ses brisées-là. Outre le fait qu'il soit d'un autre bord, il pose le problème d'une autre manière. Plus moderne, serions-nous tentés d'affirmer si l'écriture de l'auteur n'était pas teintée d'une émotive nostalgie d'un âge d'or qui, rassurez-vous ne remonte pas aux vieux temps saturniens, mais à hier, ou avant-hier. Quelques dizaines d'années, à peine. Même pas un siècle. L'épaisseur d'un cheveu pour l'Histoire. 

    Vous n'imaginez pas tout ce que les laboratoires de la police nationale peuvent tirer de l'analyse d'un cheveu aujourd'hui. Une réalité adénique – mais pas du tout édénique – dont vous n'avez même pas idée. En deux jours de biométrie appliquée, ils vous identifient un criminel en trois coups d'éprouvettes. Victor Segalen se plaignait de ce que le progrès avait rapproché à vitesse grand V l'extrême-lointain. Mais depuis nous avons fait pire, nous avons supprimé l'extrême-mystère.  

    Les mauvaises langues prétendent que ce dernier se serait réfugié dans la littérature policière. Notre réalité serait devenue si terne qu'il n'y aurait que dans les livres que l'on rencontrerait des assassins aux mobiles évanescents et des cadavres récalcitrants. Bien entendu, il ne manque pas d'écrivains subalternes capables de ressusciter un Sherlock Holmes, ou un Rouletabille, voire un Maigret, qui au bout de deux cents pages vont vous livrer le coupable ficelé comme un saucisson sur le canapé de leur bureau. 

    Alexandre Mathis ne mange pas de cette sorte de sandwich. Victimes et tueurs ne sont pas les produits de son fécond imaginaire. Il les trouve là où on les rencontre d'habitude, dans la plus abjecte réalité. Quant à l'enquête, il s'en charge lui-même. La littérature ne sort pas du caniveau. Elle s'y complaît. Pas question de quitter les eaux fangeuses du réel.

    A tel point qu'il n'omet rien, les coupures de journaux d'époque, les photographies des lieux idoines, les publicités qui ont croisé les regards des protagonistes, la liste des commerces qui longeaient les trottoirs arpentés par nos héros dans les années trente, un véritable travail de reconstitution archéologique. Faites-moi entrer dans ce bouquin la poutre du monde que je saurai voir ! C'est la vieille méthode balzacienne de la description de la pension Vauquier dans Le père Goriot. Un peu modernisée, vous savez depuis le surréalisme la littérature a été quelque peu arraisonnée par la technique comme l'a démontré Heidegger.  

    Etrange quand on y pense, c'est dans cette scène de la vie parisienne qu'apparaît pour la première fois dans la comédie humaine la figure de Vautrin, ce malfrat de bas quartier qui en s'introduisant dans les couloirs de la Sûreté nationale finira par manipuler les hautes sphères de la politique. Secrets d'Etat.

    Stop. Fausse piste. La vérité n'est jamais là où on la croit. Quand faut y aller, pour Mathis c'est de l'autre côté. De l'Atlantique. A la copie des bouffons européens, il faut préférer l'original américain. Laissez les Hercule poiroter dans leur champ. A Lupin, substituez Dupin. Un chevalier à la triste figure mais au cerveau rapide. C'est que voyez-vous la réalité de la littérature ce n'est pas le monde, mais la littérature elle-même. Qui elle-même n'est qu'un reflet du monde. 

    Vous vous sentez un peu perdu dans ce palais des glaces. Alexandre Mathis est gentil, pour revenir sur vos pas, il vous offre deux billets aller . L'un pour le criminel et l'autre pour la victime. Evidemment le criminel n'a pas tué la victime et la victime n'a pas été tuée par le criminel. Pourquoi faire simple lorsque l'on peut faire compliqué ? Ce sont deux tragédies qui n'ont rien à voir l'une avec l'autre. N'empêche qu'elles se déroulent toutes les deux dans la seconde moitié des années folles et ont Paris comme point d'arrivée pour la première et de départ pour la seconde.

    Je vous vois déjà sur les rails de l'enquête, vous vous précipitez vers la gare la plus proche de votre domicile, vos deux billets de train à la main. Respirez. Vérifiez, le sésame ne donne point droit à un strapontin de deuxième classe mais à une place... de cinéma. Mathis noie le poisson et vous plonge dans la salle obscure du monde.

    Un assassin et une victime, on aurait envie de les présenter main dans la main, mais non ils appartiennent à deux films différents, même si Mathis les a montés sur la même péloche. C'est que le cinéma, c'est un peu comme la littérature, c'est un reflet du monde et c'est en même temps un monde à part, sans parler de tous ces minables qui se la jouent couleur menthe à l'eau à la Eddy Mitchell et qui s'imaginent qu'ils sont en train de tourner un bout d'essai pour la Twenthief Century Fox, mais revenons à nos moutons, le noir qui dilapide l'argent de sa victime à visionner tous les films qu'il peut voir dans les cinémas de Paris, et la brebis blanche-colombe innocente, dont on retrouve le corps dans la Marne de Meaux. Dans la marne des mots.

    Ne faites pas cette bobine. Pour le premier tout est clair, l'on a les preuves, les aveux et les minutes du procès. Condamné à mort, ce damné con ! De ce temps-là la guillotine vous tranchait sa quarantaine de cous coupés à l'année. De la belle ouvrage. Ça n'a pas empêché la défaite de 40 non plus, parce que cette histoire s'est passée durant la montée du fascisme en Europe, en 39. Quant au tendron, c'est en 36, une année très populaire, qu'elle a été retranchée de la liste des vivants. A croire que le fait divers s'articule sur le politique. A vous de juger. Alexandre Mathis, vous file les pièces en main, et vous suppose assez grands pour tirer les conclusions par vous-mêmes.

    Voilà, c'est tout. Non, ne repartez pas. Vous n'avez usé qu'un billet. Si la première affaire est classée, la seconde n'a jamais été élucidée. Il est sûr que Mathis ne nous aide pas, au lieu d'aller vers l'aval et de démêler les fils de l'affaire, il remonte vers l'amont. Il n'a pas tort de rembobiner. Car lorsque la réalité imite la littérature, il convient de se rapporter au texte. Facile : Le Mystère de Marie Roger, Livre de poche 2173, je vous conseille de le relire avant le Mathis.

    Dupin et Edgar Poe bien sûr. L'ineffable détective vous désigne le meurtrier de la pauvre Mary Roger, retrouvée noyée dans l'Hudson river, sans quitter son appartement. Mathis lui s'est fadé le voyage jusqu'à la bonne ville de Meaux, les Archives, les journaux, le cimetière, et tout le bataclan. N'a rien trouvé. Normal il s'appelle Alexandre Mathis, pas Edgar Poe.  

    Sauf que le conte de Poe n'est que l'habile démarquage d'un véritable crime, d'une victime de chair et d'os qui répondait au doux nom de Mary Rogers. Un de ces crimes dont les amerloques ont le secret, une affaire du style Dahlia noir qui a suscité encore plus de livres et de films que cette vénéneuse fleur. Un crime par noyade qui a fait couler plus d'encre que de sang.

    Quand on a déniché un modèle, il suffit de le suivre. Mathis imite Poe. Il nous propose quelques solutions, appuyées sur documents d'époque qui recoupent à la perfection toutes les explications journalistiques que Poe pourfendra dans sa nouvelle. Avec cette explication finale et lumineuse. C'est que notre petite jeune fille n'est pas venue par hasard à Meaux. 

    Vous êtes déçus. C'est que vous n'avez rien compris. Mourir à l'endroit exact par où Poe commence sa nouvelle. Une intersection de coïncidences est-elle due au hasard ? Si Poe fut un génie supérieur de l'humanité, c'est parce que son cerveau était égal à celui d'un Leibnitz et de quelques autres mathématiciens – je n'ai pas dit mathismaticien - mais lui, il a plutôt travaillé sur le calcul d'improbabilité. Si vous voyez ce que cela veut dire. Il est en effet aussi difficile de prévoir l'improbable que le probable. Ou plutôt non. Il est plus difficile de prévoir l'improbable que le probable. Vous comprenez mieux peut-être pourquoi le roman de Mathis délivre des billets sans retour.

    Si non. Votre cas est désespéré. Achetez le bouquin et dépatouillez-vous avec. Ce n'est surtout pas un policier, puisque les deux énigmes ne sont guère mieux résolues avant la lecture qu'après. Ce n'est pas un roman, même si la première partie se termine sur un superbe dénouement surprise. Un retournement heideggerien de situation, qui ne vous ramènera pas à la case départ. C'est un livre. De ceux dont Mallarmé disaient qu'ils faisaient tout au plus semblant de commencer et de finir.

    Les esprits naïf se lamentent, si ce n'est ni un roman policier, ni un roman tout court, qu'est-ce donc ? De la littérature. Tout simplement. Vous savez dans les salles à projection continue, lorsque le mot fin s'allume sur l'écran, il suffit d'attendre pour que tout recommence. Pas tout à fait comme avant d'ailleurs. Puisque vous connaissez déjà l'histoire.

    André Murcie.

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LE MOUVEMENT SOPHISTIQUE.

    GEORGE BRISCOE KERFERD.

    Traduit et présenté par

    ALONSO TORDESILLA et DANIEL BIGOU.

    272 pp. VRIN. 1999.

    Traduction en français et remise à jour de l'ouvrage paru en 1981 en Angleterre par son auteur qui eut la mauvaise idée de décéder avant d'avoir pu tenir entre ses mains un exemplaire de son livre-somme et testamentaire. Les Dieux sont décidément cruels.

    Alonso Tordesillas nous en avertit dans sa rapide introduction : George Briscoe Kerferd ne cite jamais dans son livre Les Sophistes d'Eugène Dupréel. Ce dernier – nous évoquons l'ouvrage et non l'auteur qui fut le premier en la deuxième moitié du vingtième siècle à réhabiliter les sophistes – aurait eu le tort d'être avant tout trop sociologique... Il est sûr que quand l'on intitule soi-même ses chapitres 1 et 2 Pour une histoire des interprétations du mouvement sophistique et Un phénomène social l'on se place d'office sur un tout autre plan ! Les mesquineries universitaires nous surprendront toujours !

    Soyons juste, modérons notre ire : Le mouvement sophistique de George Briscoe Kerferd est un petit trésor. Même si le premier quart du volume n'apporte aucune révélation fracassante. Kerferd n'en sait guère plus que tout un chacun s'étant tant soit peu penché sur la question. Les sources sont maigres et lacunaires, et cela devrait-il déplaire à ses mânes inapaisées, notre auteur n'ajoute rien de fondamentalement nouveau aux données déjà collectées par Dupréel et publiées plus de trente ans avant.

    Kerferd triture les textes, mais vous avez beau pressé une éponge elle ne peut rendre que la seule eau qu'elle aura absorbée. C'est ici que Kerferd devient redoutable. Sans doute a-t-il lu chez Dupréel que les dialogues de Platon sont à entendre comme autant de réponses, voire de variations, aux oeuvres d'un Protagoras ou d'un Gorgias. Aussi s'acharne-t-il à retrouver dans la doxa des lectures platoniciennes, le palimpseste oublié de débats intellectuels et idéologiques qui firent rage, voici plus de vingt-cinq siècles à l'ombre de l'Acropole.

    Plus justement ce Mouvement sophistique aurait pu être sous-titré, Pour une relecture de Platon. Un Platon en butte à des propositions adversoriales dont il aurait eu du mal à se dégager, et qui de par ce fait nous paraitra moins empyrique en même temps que plus empirique. Alors qu'il nous semble que l'auteur du Cratyle domine son sujet à grands coups d'ailes dédaigneux, nous devons garder en mémoire que l'écriture platonicienne participe, malgré qu'elle s'en défende, d'une éristique des plus violentes. Ce n'est pas parce que les souvenirs de l'existence de telles joutes ont été perdues qu'il faut oublier que la fameuse prépondérance dialectique socratique est née de la confrontation toute sophistique de discours dissemblablement argumentés.

    Nous voici face à un Platon, plus querelleur que prévu, en décalage complet avec la vénérable image d'Epinal de vieux sage insurpassable véhiculée par la légende dorée de la transmission philosophique. Pour ne pas froisser nos lecteurs déroutés par cet aspect par trop inopinément discutailleur du roi des philosophes, nous dirons que grâce à George Briscoe Kerferd nous rencontrons un Platon davantage dans le dialogue ! Un maquignon de la pensée qui certes nous montre de belles cavales et de fiers étalons, mais dont nous devons nous méfier car les magnifiques tandems de chevaux blancs et noirs qu'il se propose de nous refourguer, afin de traîner le char poussif de notre esprit, ne sont pas obligatoirement des produits de son propre élevage. Un sang impur et sophistique n'irriguerait-il pas leur sillons veineux ! Ce qui de la part d'un souverain philosophe idéal n'est pas vraiment bien ! Ce qui entre nous soit dit, n'est pas plus mal !

    Mais George Kerferd ne poursuit pas ses allégations jusqu'au bout de leur logique. Il aurait été nécessaire d'évoquer un Platon pugiliste, en quelque sorte un danseur martial et nietzschéen avant la lettre, proche du mouvement énergétique et agonal selon lequel le penseur d'Engadine entrevoyait le déploiement de la pensée philosophique grecque. Notre vision de l'histoire de la philosophie s'en trouverait changée. L'aspect a postériori pré-chrétien de la pensée platonicienne s'occulterait de lui-même et ce regard plus authentique sur Platon nous obligerait à reconsidérer l'introduction du christianisme dans la pensée grecque selon une autre inclinaison, beaucoup plus catastrophique que la version pasteurisée d'aujourd'hui.

    Il est inutile de prouver par a + b que la sophistique est un moment important et trop longtemps sous-estimé de l'histoire de la philosophie si cette annonce ne s'avère en rien opératoire et ne se traduit par aucun bouleversement conséquential quant au dévidement sans surprise de la pensée philosophique actuelle. George Kerferd veut bien déterrer les morts mais il ne faut pas que leurs cadavres réanimés nous échappent et se mettent en tête de rejouer le mauvais film de la vengeance de la momie.

    L'on nous objectera que Kerferd désirait avant tout évoquer les sophistes et que c'est déjà beaucoup de pouvoir mesurer l'indubitable influence de Protagoras sur le prince des abeilles de l'Hymette. Nous allons donc nous intéresser à quelques points plus directement en relation avec le courant sophistique.

    A tout seigneur, tout honneur ! Gorgias, donc. George Briscoe Kerferd reconnaît l'importance de ce que dans nos chroniques purpurales nous avons pris l'habitude de nommer Le traité du Non-Être. Notons qu'il se donne un mal de chien ( sans aucun cynisme ) pour faire accepter au lecteur moderne que ces quelques pages forment bien un livre essentiel du corpus grec. Il va même jusqu'à en proposer un début d'interprétation.

    L'Être gorgien – il vaudrait mieux dire le Non-Être – n'est pas l'être métaphysique par excellence que vingt siècles d'histoire philosophique ont défini peu à peu comme quelque chose qui serait un tant soit peu comme le fantôme de Dieu, ou du moins l'abstraction de son idée, une espèce d'espace vide qui serait quelque part dans l'absence de sa présence et la présence de son absence. Le but de Gorgias n'est pas de savoir si quelque chose est ou n'est pas. D'abord parce qu'il n'y a rien et ensuite parce qu'il n'y a toujours rien. De plus comme de moins.

    Gorgias s'interroge à un autre niveau. Si l'être était, se demande-t-il, que serait-il ? Le drame de l'Être réside en ce qu'il est toujours autre chose que lui-même s'il désire être prédicativement quelque chose d'autre que lui-même. Visez la stupidité de cet Être qui voudrait être autre chose que l'Être ! Facile à comprendre que s'il était autre chose que lui-même, il ne serait pas. Donc l'Être n'est pas !

    Peut-être êtes-vous de ceux qui pensent que l'Être se prend la tête – et la nôtre – à vouloir être. Qu'il ne veuille plus être, qu'il se contente d'être ce qu'il est ! En point c'est tout. Ainsi il sera rien, et n'étant rien, il sera justement le rien qu'il n'est pas. Et le tour sera joué, et nous serons tranquilles ! Qu'il reste dans son coin, sans plus faire... Motus et bouche cousue.

    Le problème c'est que justement l'Être n'est qu'un mot. Nous désignons l'Être, et nous savons que l'Être c'est le Non-Être, par ce même qu'il n'est pas : un mot. Le Non-Être n'est pas un mot et nous l'appréhendons toujours tout de même par ce qu'il n'est pas, un mot. L'on attrape bien les petits oiseaux avec ce qu'ils ne sont pas : de la glu ou un fusil. Mais si nous ne sommes point trop maladroits nous nous retrouvons avec le héron solitaire dans notre gibecière. Alors qu'avec l'Être, tout comme Hamlet, il ne nous reste que des mots, des mots, des mots ! Les esprits facétieux affirmeront que les mots volent au-dessus de l'abîme très peu profond du non-être comme l'Esprit planait au-dessus des eaux, mais c'est juste pour marquer la différence ontologique qui peut exister entre le nihilisme biblique de l'Ecclésiaste et l'orphisme poétique du Traité du Non-Être de Gorgias.

    Comme la sophistique, qui n'est qu'un torrent tumultueux de mots ! Pierres qui roulent n'amassent pas mousse. Ni parcelle d'Être. Les mots se répondent mais il n'en est pas un seul qui signifie exactement la même chose qu'un autre. Si Gorgias réduit l'Être à ne pas Être c'est pour mieux condamner les mots à prononcer des inanités. Et les Sophistes se targuent de vous enseigner tout ce que vous désirez, non pas savoir, mais être.

    George Briscoe Kerferd s'arrête en si bon chemin ! Les sophistes sont pour lui des philosophes à part entière. Ce n'est pas parce que Platon et Aristote ont gagné la bataille de la communication que ses chéris ont perdu la guerre idéologique et politique. Les fragments de Protagoras nous dévoilent un grand monsieur. A l'écouter, les sophistes ont jeté avant tout le monde les bases d'un savoir pragmatique et contingent beaucoup plus efficacement moderne que les a priori transcendantaux du platonisme...

    Il est tout de même gêné aux entournures notre Kerferd. L'athéisme de Protagoras le pousse en des retranchements qu'il n'avouera jamais. Il ergote, Protagoras n'a pas déclaré urbi et orbi que les Dieux n'existaient pas. C'est vrai, il a fait pire. Il dit que la possibilité de leur non-existence l'empêche de poser leur existence.

    C'est le même raisonnement que Gorgias. Si l'Etre est, il pourrait aussi ne pas être, donc il n'est pas. C'est le seul fait de raisonner qui tue les Dieux et l'Être. En d'autres termes c'est parce qu'ils sont grecs – donc des raisonneurs – que les Grecs ne croient ni aux Dieux, ni à l'Être.

    En nos temps de barbarie galopante, ces propositions sont politiquement incorrectes. Remuons le Kerferd chaud dans la plaie. Il est si mal à l'aise notre mandarin qu'il écrit toujours «  avant Jésus Christ » en toutes lettres, sans abréviation, à tel point que le nom du sauveur rédempteur peut se retrouver quatre à cinq fois sur la même page ! Il est des gestes symboliques qui trahissent une si forte mauvaise conscience !

    André Murcie. ( 2008 )

     

     

     

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 14

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 014 / Novembre 2016

    OMBRES D'EDGAR POE

     

    UN OEIL BLEU PÂLE.

    LOUIS BAYARD.

    Traduit de l'anglais ( USA ) par Richard Piningre.

    Le Cherche Midi / Septembre 2007.

    ( Collection NEO dirigée par Hélène Oswald )

    Dupin sur la planche. Il ne nous déplaît pas de débuter Alyteraturi par ce thriller de Louis Bayard auteur américain sans reproche mais avec peur. Quelques meurtres d'apprentis-officiers à West Point ne sauraient nous effrayer. Mais lorsque l'enquêteur à la retraite sans flambeau s'appelle Landor et son associé le jeune Edgar Allan Poe in person, voilà de quoi retenir notre attention.

    Rappelons que c'est à West Point, dont il dut démissionner pour indélicatesse poétique qu'Edgar Poe, alors élève-officier, composa Le scarabée d'or et que Le Cottage Landor est ce conte définitif présenté par le poëte lui-même comme le pendant immédiat à cet irrémédiable diamant noir originel que reste Le domaine d'Arnheim pour la littérature moderne.

    Pour la résolution des meurtres en série nous vous laissons, chers et hypocrites lecteurs, le plaisir de dénouer vous-mêmes les lacets de l'affaire. Les indices sont à votre portée, mais encore faut-il savoir les voir. Si vous y parvenez avant les vingt dernières pages, vous n'aurez pas volé la lettre A(rabesque) à votre examen de détective amateur.

    Cet aspect du livre ne nous a intéressé que fort médiocrement. Par contre le défi que s'est infligé Louis Bayard en invitant Edgar Poe et la landorienne créature à sa table de travail nous a paru courageux. Ecrire la biographie de Poe, depuis deux siècles, nombreux sont ceux qui se sont lancés dans l'aventure. Souvent avec bonheur. Mais faire agir de l'intérieur Edgar Poe, en être le joueur d'échecs qui agite, parle et réfléchit la marionnette, relève d'une autre gageure. Mettre Poe en situation et en déduire comment il se serait comporté en de telles circonstances correspond à un jeu subtil d'acrobaties littéraires dont on risque à chaque instant de choir et déchoir.

    Un Poe virtuel, mais avant tout un Poe plausible. Qui corresponde à toutes les données phantasmatiques que le lecteur averti aura stockées dans sa mémoire. Qui ne vienne en aucune manière contredire l'image que notre esprit a, à notre propre insu pratiquement, façonné. Problème poesque à sa manière, l'auteur se doit d'accoucher d'une création que le dieu aristotélicien de logique vivante ne devrait en aucun point renier.

    Louis Bayard nous fabrique un jeune Poe, enfermé en-lui-même, et parfois même perdu en les méandres reptiliens de sa cervelle d'or. Un Poe en qui retentissent déjà les drames futurs de sa vie. Un Poe qui aurait dépassé le romantisme inhérent à sa littéraire jeunesse, Un Poe qui aurait compris que l'idéalité de nos représentations ne survit que très peu de temps à la charnelle présence du monde. Un Poe d'outre-vie en quelque sorte, mais ô combien fascinant car Louis Bayard n'a pas oublié que chronologiquement parlant Un oeil bleu pâle se devait d'être un roman d'initiation.

    Landor apparaît comme un Poe vieilli et vaincu, une sorte de miroir repoussant, une espèce de glace mouroir, de ce que le jeune Poe ne veut pas devenir. Et ne deviendra pas. Louis Bayard explore en son roman le thème des bifurcations de soi-même possibles. Ou la créature tue son démiurge avant qu'il ne la renvoie à son néant. Ou vice-versa. Avec Edgar Poe seul l'extrême est probable. Les solutions intermédiaires sont de nature non advenues.

    Bref, si vous êtes un amateur de l'auteur du Corbeau, jetez-y un coup d'oeil. Bleu pâle, de préférence.

    André Murcie. ( 01 / 09 /2010 )

     

    UNE JEUNESSE IMAGINAIRE D'EGAR POE

    UN OEIL BLEU PÂLE.

    LOUIS BAYARD.

    Traduit de l'anglais ( USA ) par Richard Piningre.

    Le Cherche Midi / Septembre 2007.

    ( Collection NEO dirigée par Hélène Oswald )

    Justement nous évoquions sa présence dans le numéro précédent consacré à l'amère fin de Gene Vincent. Edgar Poe est vraiment le fantôme de l'opéra littéraire français. Les esprits chagrins feront remarquer que le livre est traduit de l'anglais, des Etats-Unis comme le précise la quatrième de couverture. Oui mais refourgué en contrebande, réinjecté de manière presque illicite, dans le circuit hexagonal par l'intermédiaire des canaux souterrains de la collection NéO. Les amateurs de mauvais genres connaissent le sigle de cette maison qui eut le mérite de réintroduire - dans les coulisses du laboratoire d'analyse pseudo-scientifique des docteurs Folamour de la critique narratologique qui tinrent au début des années quatre-vingts le haut du pavé ( arévolutionnaire ) de l'establishment linguisto-universitaire - de clandestins sachets plasmatiques de sang épais extrait des taureaux noirs de la littérature populaire anglo-saxonne qui furent ainsi transfusés en cachette dans les veines exsangues de notre prose nationale. L'on sait comment par exemple le sorcier Jean Parvulesco se livra en ses oeuvres maîtresses à maintes opérations que n'aurait pas plus reniées le Docteur Moreau de la non moins célèbre île que ses créatures hybrides.

    L'esprit un peu formaté dès ma tendre jeunesse par les magistrales déductions du Chevalier Dupin qui débrouille si complètement le noeud de l'intrigue dans Le Double Assassinat de la Rue Morgue, tout en lisant son journal matinal, je me fais fort dès que je me lance dans la lecture du roman policier de découvrir l'assassin avant le détective, et parfois même avant l'auteur, mais ceci est une autre histoire. Je déteste être refait et n'ai guère l'habitude de m'en vanter. Mais je dois l'avouer, pris comme un bleu ( très pâle ). En plus je connaissais le coup, Hugues Pagan s'en est servi pour son premier roman paru dans la collection Engrenage. N'insistez pas, contentez-vous de ces indices aussi gros qu'un troupeau d'éléphants sans défense d'y voir plus clair.

    Cela, c'était pour l'intrigue. A laquelle nous n'accorderons qu'une importance purement anecdotique. C'est Edgar Poe qui joue le rôle du Docteur Watson. Aide bénévole du policier Landor, retraité de fraîche date mais pas très frais en lui-même. Autant dire que dès que Maître Corbeau s'avance sur la branche de l'arbre aux pendus, nous n'avons d'oeil bleu pâle que pour lui. Sherlock Landor peut bien poser des regards interrogateurs sur tout ce qui bouge autour de lui, nous n'en faisons plus cas. La seule question que nous nous posons est de savoir si l'évocation de l'élève Edgar Poe à l'Institution de West Point par Louis Bayard sera au final exempte de reproche.

    Louis Bayard sera reçu – pas plus qu'Edgar Poe chez les cadets – mais à la session sans rattrapage de notre examen personnel qui n'était point dépourvu d'a priori acrimoniaque. Nous n'aimons pas que des étrangers s'en viennent jouer avec nos mythes emblématiques. Chapeau bas, monsieur Louis Bayard, votre jeune Poe, tout tremblant de lui-même, ténébreusement pâli par ses fantômes intimes, en totale déconnexion avec l'objectale vision du monde qui l'habite, et de l'autre dans lequel il réside un peu par hasard, enquêtant davantage sur ses propres phantasmes que sur ceux de ses camarades, et ne trouvant de lumineux aperçus sur la noirceur de leurs âmes et celles de la commune humanité aussi, qu'après les avoir comparées aux épouvantes érébéennes de son propre esprit, s'avère être une parfaite image du possible de l'existence d'un tel ( qu'en lui-même l'éternité...) Poe.

    D'ailleurs le jeune Edgar Allan Poe ne trouve rien. Que lui-même. Ce qui est toutefois le voile le plus ténu et le plus transparent qui se puisse jeter sur la statue vindicative de la vérité. Autant dire qu'après son passage il n'y a plus rien à chercher. La seule certitude qui ressort de tout cela, c'est que Louis Bayard a introduit le personnage de Poe dans son intrigue, juste pour qu'à ne s'intéresser qu'à lui, on en oublie le criminel.

    Et puis quand même pour ne pas trop laisser notre auteur dans les tourments expiatifs de notre sévère accusation, de ne point jouer franc jeu avec son lecteur, Louis Bayard doit beaucoup aimer le personnage d'Egar Poe. Avec toutefois cette restriction : Edgar Poe serait-il en définitive un être moral ? En le sens où le philosophe posait la question, Kant au Christ...

    André Murcie. ( 2008 )

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    EMPEDOCLE. LEGENDE ET OEUVRE.

    YVES BATTISTINI.

    170 p. Mars 1997. Collection La Salamandre.

    IMPRIMERIE NATIONALE EDITIONS.

    Difficile de trouver un meilleur commentaire que celui d'Yves Battistini. De l'érudition certes, mais surtout tellement d'impertinence ! Et ces renvois, à ce que de doctes grognons universitaires stigmatiseraient sous l'infâme appellation de paralittérature, quel bonheur ! Est-il d'autres manières de souligner la présence agissante de cette pensée, qui vingt-cinq siècles plus tard, bien plus que l'incapacitante flèche du cruel Zénon, troue au piloris notre modernité ?

    Grattez Empédocle et vous trouverez Parménide. Continuez à gratter et vous déboucherez sur Pythagore. Grattez encore et vous serez enfin face à Empédocle. C'est peut-être cela la grandeur, avoir avalé de si énormes cachalots et être encore soi. L'on raconte qu'Empédocle serait plus tard tombé sur un plus gros poisson que lui, un certain Platon qui se serait gavé de la substance de ses livres à un tel point que cela confinerait au copillage, mais qui aurait tout recraché sous la méconnaissable forme d'une divine ambroisie. Mais ceci est une autre histoire, compilateurs et sophistes sont tous de mauvaises langues et nous allons pas nous prendre la Théétète pour des insinuations qui rajoutent, davantage qu'elles n'en enlèvent, à la gloire d'Empédocle.

    Empédocle fut la première rock'n'roll star de notre monde. Soyons modeste, de la culture occidentale. L'homme n'était pas taillé dans le bois ou dans l'habituelle pierre philosophale dont on assemble les vulgaires hominidés de notre espèce. Comme selon sa propre doctrine, un sot devait d'abord devenir sage pour reconnaître un autre sage, ce ne fut point par pure abnégation charitable qu'il tint à se faire remarquer par ses vêtements provocants, ses attitudes orgueilleuses, ses réparties cinglantes, de ses dissemblables. Aristocrate de naissance il s'employa à le devenir de nature.

    Les témoignages sont concordants : ses contemporains le reconnurent pour ce qu'il était, un génie supérieur de l'humanité. Un être à part, irrémédiablement d'une autre origine. Très modestement, il laissa sous-entendre qu'il avait atteint le stade ultime de la surhumanité, bref qu'il était en toute simplicité un dieu, au même titre qu'Apollon et quelques autres. Même Nietzsche n'a pas osé pousser le bouchon si loin. Le pire, c'est que les grecs eux-mêmes, ce même peuple qui émit fort gloussements sarcastiques quant à la volition d'Alexandre le grand à être le fils d'Amon-Zeus firent comme si la divinité d'Empédocle s'imposait d'elle-même, comme une évidence naturelle. A ne pas y croire.

    Mais Empédocle tint son rôle jusqu'au bout. Le thaumaturge ne nous offrit pas une fin foireuse ou fumeuse. De tous les grands hommes de l'Histoire il fut le seul à ne pas rater sa sortie. Sa marche funèbre fut grandiose, même Wagner et son Crépuscule des Dieux ne lui arrivent pas à la hauteur du talon de ses sandalettes ! De lui-même, il se jeta tout cru, tout vivant, dans le cratère bouillonnant de l'Etna. Plus fort que les derniers jours de Pompéi, à lui tout seul !

    On n'a jamais imaginé final plus époustouflant. Des esprits chagrins prétendent que ce ne fut qu'une abracadabrante mise en scène et qu'Empédocle s'en serait allé mourir comme tout le monde – enfin presque – dans le Péloponnèse. Médisez tant que vous le voulez, la commune humanité restera toujours par l'homme au volcan, médusée.

    Le problème avec Empédocle c'est que non content de s'être éclipsé de l'histoire philosophique de la manière la plus tonitruante, il a sécrété de son cerveau – que d'aucuns irrespectueux se plairaient à qualifier de malade, et Aristote en personne s'est accoquiné à cette secte d'envieuse jalousie, une pensée des plus originelles. Des plus efficientes aussi.

    Encore une fois, il ne nous reste que des fragments. Pas assez prolixes pour savoir s'ils appartiendraient à un unique livre Sur la Nature ou si la dizaine de pages que l'on regroupe sous le titre de Purifications formaient en leur temps un ouvrage séparé. Ce qui en soi ne se pose, reconnaissons-le, que comme un problème secondaire.

    Dans notre malheur nous avons de la chance. Sur la Nature, le titre nous enseigne sur la portée de l'opuscule : nous sommes bien confrontés à un traité de métaphysique qui nous livre les fondements essentiels de la pensée empédocléenne. Nous sommes bien conscient que la phusis n'est pas la metaphusis, mais chez les Grecs, toutes deux participent l'une de l'autre, car nos physilosophes des premiers temps ne recherchaient pas la seule dénomination élémentale des composants de l'univers. Les relations que ces derniers tissaient entre eux étaient les véritables enjeux des analyses perpétrées par nos savants réflexionneurs.

    Notre singulier exposé de cette problématique pose plusieurs problèmes. Les constituants du monde ne sauraient envisager de relations suivies si par un hasard malheureux il s'avérait que la nécessité commandât à l'existence d'un seul et unique élément constitutif. Très sagement Empédocle tablera sur quatre cubes génétiques : la terre, l'eau, l'air, et le feu. Un classique très grec.

    Mais lorsque notre mécano est parfaitement assemblé il figure une sphère sans défaut. Enfin presque, car le sphaïros de Parménide, nous renvoie à l'insoluble quadrature du cercle. Si la forme du sphaïros occupe tout l'espace elle est infinie. Et si elle est illimitée elle est imparfaite car toujours en mouvement pour rejoindre sa plus grande extension. Et de toutes les manières si elle occupe l'espace, elle n'est plus l'Un puisqu'avec l'espace, ils sont au moins déjà deux !

    Pour sauver Parménide, Zénon inventera l'immobile flèche d'Achille incapable de parcourir la moitié d'un centimètre, fût-elle lancée par le plus blond des héros, puisque l'espace n'existe pas. Platon règlera le problème de cette maudite flèche en affirmant que la flèche peut ou ne peut pas avoir l'air d'atteindre sa cible, mais que de toutes les manières tout le monde s'en fout car en réalité il s'agit d'une idée de flèche qui se doit de traverser une idée d'espace. Mais si l'on se souvient que l'idée n'est qu'une forme pure et que l'on se met à délirer sur le fait qu'une forme d'espace ne peut avoir que la forme de l'espace physique, l'on en vient vite à comprendre pourquoi dans le Parménide Platon tient tant à disserter sur la nature de l'autre, comme si dans sa tête il commençait à comprendre que l'existence du monde des Idées équivaudrait, sous une forme dialectique, à la fragmentation de l'Un parménidien.

    Mais à l'époque où Empédocle rédige son traité, Platon n'étant pas encore advenu, notre agrigentin se contente de couper le cheveux de l'Un Parménidien en quatre éléments. Ensuite il suffit de recoller les morceaux un peu n'importe comment, chaque combinaison donnant naissance à telle ou telle agrégation existentielle.

    Plus tard Epicure qui aura parié sur des millions de petits morceaux qu'il aura rejetés dans l'espace justement vide – mais cet adverbe est-il bien choisi – engendré par le déchirement de l'Un parménidien dans les poubelles de la philosophie, sera bien embêté quand il lui faudra rabibocher les papillotes avant qu'elles ne disparaissent pour l'éternité du temps dans la caisse à ordure du néant. Personne ne l'a remarqué, mais Epicure nous fera le coup de l'intuition newtonienne sans avoir en son jardin un seul pommier – du moins la doxa épigraphique n'en dit pas un traître mot – un arbre fatal donc qui lui aurait balancé à bon escient un fruit sur son heaume cervical. La situation était aussi grave que sous Newton, Epicure s'en tira par une pirouette gravitionnelle très newtonienne. Il existe une loi – qu'il nommera clinamen – qui oblige les atomes à se détourner de leur chute vertigineuse pour qu'ils s'agrègent en délicieux objets plus sonnants et trébuchants les uns que les autres.

    Empédocle se refusa la facilité de la loi de la tautologie normative généralisée. Foin de tout cela ! Penseriez-vous que ce fut un hasard si Platon est mort en composant les Lois. Si la flèche du cruel Zénon doit atteindre sa cible, c'est qu'elle doit toujours l'atteindre. La contradiction n'est pas qu'elle n'atteint pas sa cible, mais le fait qu'elle n'atteint jamais sa cible dans les moments mêmes qu'elle emploie à atteindre sa cible. Qu'elle atteint aussi parfaitement qu'elle ne l'atteint pas tout aussi parfaitement.

    Empédocle résout la grande contradiction aristotélicienne avant même que le stagirite ne la formule. Vous ne pouvez être au même instant au four et au moulin. Essayez d'être en même temps et dans le lit réglementaire de votre femme et la couche affriolante de votre maîtresse. A moins d'inventer une scabreuse solution de chambre à deux lits, vous n'éviterez pas la scène de ménage.

    Empédocle qui calmait les fous furieux et qui vous ressuscitait les morts plus vite que le Christ sans en faire un pataquès de tous les diables, vous a résolu la difficulté en deux tours de main. Si les cubes élémentaux se transforment en bouillon ou en rubis c'est parce qu'ils sont mus par deux principes dynamiques complémentairement antithétiques, discorde et harmonie, haine et amour, combat et amitié. Choisissez les termes qui vous conviennent le mieux.

    Par contre il est inutile de crier au plagiat antespectif. Le couple empédocléen n'est pas une pièce rapportée pour limiter les dégâts collatéraux d'a priori métaphysiques. Le clinamen est amené en dernier moment parce que les atomes tombent. Mais chez Empédocle les quatre fondamentaux élémentaires se chevauchent parce que haine et harmonie les mettent en branle. L'Un n'est pas avant la haine et l'harmonie. C'est parce que Haine et Harmonie sont constitutifs de l'Un que celui-ci n'est jamais stable. Ou plutôt, que l'Un ne peut atteindre sa stabilité sans être dans le même moment déjà en butte aux forces désorganisatrices de la Haine.

    L'Un empédocléen est conçu selon une dynamis incessante. Qu'il ne faut pas confondre avec un devenir en perpétuel changement qui ne revient jamais sur ses pas. Tout avance et rien ne devient. La flèche se perd sur la cible, ou à côté d'elle. Qu'elle atteigne son but ou non, cela n'a point d'importance, le but sera toujours déplacé, et la flèche toujours en retard.

    La flèche d'Empédocle reviendra toujours sur sa cible. A moins que le tireur soit un maladroit, et dans ce cas-là elle ratera éternellement son but. A recomposer et décomposer sans cesse l'Un parménidien Haine et Harmonie inventent l'éternel retour de toute chose à sa place même, en son heure ou en son temps même. La flèche volera indéfiniment tous les instants qu'elle aura volés, et se fichera indéfiniment dans la cible tous les moments qu'elle y sera restée fichée.

    Empédocle nous promet le grand vertige, si nous ne sommes pas capables de goûter l'éternel présent de tous les instants de notre présence au monde c'est que Haine et Harmonie, ne s'arrêtent jamais et ne nous laissent jamais le véritable temps de la contemplation. Si Platon diffère si absolument d'Empédocle c'est par ce seul point de l'immobilité immobile de l'être. Aristote recadrera ce principe en le concept du moteur immobile de l'univers qui met et maintient le monde en route.

    Mais Empédocle est aussi un grand moraliste. Non qu'il se complairait à définir des règles de conduite à suivre impérativement. L'existence humaine se doit d'être en accord avec les données originelles fondamentales. L'homme se doit de se purifier. Afin de s'arracher au cycle infini des remanifestations. Sévères accointances avec la pensée hindoue. N'ayons pas peur des mots, avec la religion hindoue. Il y a chez Empédocle certains aspects religieux qui nous déplaisent, même si ceux-ci sont rapidement annihilés par la structuration de sa pensée métaphysique.

    Puisque l'Un se dissocie et s'associe si rapidement, l'individu ne peut longtemps subsister sous sa même forme. Empédocle pose la transmigration de l'âme comme nécessaire. Vous pouvez être minéral, végétal, animal, homme et dieu. L'état divin vous arrache-t-il à la matière ? Empédocle nous semble très discret sur le sujet. Mais le divin empédocléen n'est pas le nirvana. On le pressent actif et dynamique. Dans les Purifications il n'en dit rien mais nous pouvons nous interroger : le Divin participe-t-il lui aussi de la grande redistribution générale ?

    La frontière éthérique qui sépare théoriquement les Dieux et les Hommes induit à répondre par l'affirmative, que l'homme déifié restera toujours un dieu. Mais si les Dieux ont participé des strates inférieures de l'Un, il n'est aucune raison logique – pour la simple et bonne raison qu'Empédocle ne pose pas le logos – pour la simple et bonne raison qu'Empédocle ne se revendique jamais d'un discours de vérité – pour la simple et bonne raison qu'il se contente d'un dire énonciateur des éléments constituants de l'Un - aucune raison logique donc que ce qui est en haut ne ne se retrouve en ce qui est en bas.

    La pensée empédocléenne est une pensée grecque par excellence. Entendons par là qu'elle pense les dieux en le tournoiement infini de leur grandeur et de leur éloignement. Eloignement des hommes et donc éloignement des dieux eux-mêmes. Voici une pensée qui pose le Divin comme un constituant de l'Un. Un Un inconstant et non primordial. Les Dieux ne sont – par la nature des choses et des Dieux – que des fragments du Divin. Un Divin qui ne se stabilisera jamais. Si les mots de pensée polythéiste ont un sens philosophique c'est bien pour qualifier la pensée d'Empédocle.

    Si aujourd'hui nous nous aventurions à qualifier la pensée philosophique nous pourrions la définir comme l'oubli de la pensée sophistique. Le vocable d'oubli est un terme très commode, très consensuel, à qui pourrait-on reprocher d'avoir oublié de nouer son mouchoir pour ne pas oublier d'oublier ! D'oublier quoi ? L'oubli, bien sûr ! Mais oublier l'oubli, n'est-ce pas oublier tout court ! Chausse-trappe aussi profonde que le non-être de l'Autre qui n'est pas Un. Remarquons que si l'on se range à une vision de la pensée philosophique menée à son terme par l'accomplissement heideggerien, l'on est obligé de conclure que la pensée occidentale s'achève avec Heidegger comme elle a commencé avec Platon, par un imbroglio gorgien des plus abstrus.

    Codicille au début du paragraphe précédent ; à proprement dire il faudrait parler d'éradication systématique de la sophistique par la pensée platonicienne. Mais c'est là une problématique sur laquelle nous nous sommes en d'autres lieux assez étendu pour ne pas y revenir présentement. Il nous paraît plus urgent de nous pencher sur la spécificité de la pensée empédocléenne qui réside en cela-même qu'elle est en-dehors du processus philosophique défini par la pensée philosophique elle-même. Elle provient de l'orphisme et du pythagoricisme, qui sont des mystiques pré-sophisticiennes, non pas des mystiques sans dieu, tarte à la crème récupératrice de la pensée athéique métaphysicienne cuisinée par le Christianisme pour étouffer l'onde de choc destructrice engendrée par ce type de pensée non-réductible aux canons théologaux, mais des mystiques avec dieux. Dieux que Pythagore en une savante naïveté entreprit de dénombrer sur les dix doigts de sa main.

    Empédocle échappe à ces comptes d'apothicaire des êtres intelligibles pythagoriciens. Il est en quelque sorte le premier physicien, qui dénombre non plus des intelligibles mais qui s'essaie à décrire la termodynamique de l'étant conçue en tant qu'être de l'être. Non pas un panthéisme post-chrétien mais un panathéisme pré-platonicien.

    Déterrons la hache de guerre de notre termodynamisme – la lettre omise en étant le signe symbolique - à penser comme un des fondements essentiels de la pensée sophistique. Empédocle, bien plus que Parménide, nous apparaît comme le penseur fondateur et originel de la pensée occidentale. Platon est-il d'ailleurs allé à Syracuse pour fonder la Cité idéale ou pour avoir accès de visu aux rares livres en circulation d'Empédocle.

    Votre réponse à cette question révèlera votre niveau de compréhension de ces quelques pages. Je vous remercie de votre attention soutenue.

    ( 2008 / in En Guerre, en Paix, Empédocle )