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CHRONIQUES DE POURPRE N° 43

CHRONIQUES

DE POURPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 043 / FEVRIER 2017

JEAN-PIERRE VERNANT

 

PANDORA .

JEAN-PIERRE VERNANT.

Conférence du 14 mai 2005

Hôtel Saint-Thibaud à Provins.

 

Une centaine de personnes se pressaient ce samedi après-midi pour écouter l’enfant du pays de retour parmi les siens. La présence des grands hommes honorent les petits. Ces derniers ne suivraient-ils pas les mêmes sentiers que leur prestigieux aîné !

Durant deux heures Jean-Pierre Vernant dévoilera le mythe de Pandora tel qu’Hésiode l’a transcrit en Les Travaux et les Jours. Certes nous n’y apprendrons rien de nouveau, notre orateur se contentant de raconter et d’expliciter l’avers et le revers de cette histoire inactuelle.

Jean-Pierre Vernant porte beau, malgré ses quatre-vingt dix années passées, le verbe est vigoureux et rigoureux. Ses mains soulignent et dessinent ses dires. D’une simplicité absolue, sans aucune affèterie, sa parole, éloignée de mille stades de tout jargon universitaire, enchanta l’auditoire. Mais le plus intéressant était à venir.

Toutefois je me permettrais de faire languir notre lecteur en lui désignant les trois grandes toiles mythologiques de Francis Villemin, artiste authentique célébré en nos modestes chaumines provinoises, qui encadraient comme à merveille notre conférencier. Pour les amateurs d’art, sachez que nous consacrerons sous peu un article à la peinture de Francis Villemin.

A peine Jean-Pierre Vernant eut-il spécifié qu’il était prêt à répondre à quelques questions que les christianophiles de tout poil montèrent à l’assaut… Quid de Pandora et de la Genèse ? Patiemment l’érudit explique que ce sont-là deux versions de mondes irrémissibles. Tempête sous les crânes et terreur dans l’assistance, se pourrait-il qu’il existât une autre route que celle du christianisme, une autre voie qui ne lui emprunte rien et se nourrit de ses propres prolégomènes ! Cet émoi turgescent laisse notre rhéteur impavide. A peine se contente-t-il de spécifier comme par négligence que l’homme grec est dénué de tout sentiment de culpabilité. Eût-il cloué le Christ sur la croix qu’il n’eut pas provoqué plus d’émoi chez les âmes pieuses.

Du fond de la salle, un notaire à la retraite ( oui, il est des détails qui ne s’inventent pas ! ) rassure les ouailles : oui, l’homme est coupable mais il est libre d’obéir ou de ne pas obéir à Dieu tout puissant, d’où la supériorité évidente du croyant chrétien sur les malheureux païens qui… D’un geste fatigué l’Hellène éminent fait signe qu’il n’entrevoit pas la nécessité de poursuivre la discussion sur de telles fariboles étrangères à sa sérénité…

Après une dernière salve d’applaudissements le troupeau des brebis pantelantes et ragaillardies reprend le chemin de l’abattoir humain de la croyance religieuse… De son côté Jean-Pierre Vernant ramasse ses livres et referme la boîte à Pandore de l’intelligence.

André Murcie.

 

LES ORIGINES DE LA PENSEE GRECQUE.

JEAN-PIERRE VERNANT.

133 p. 1981.Collection Quadrige.

Presses Universitaires de France.

 

Jean-Pierre Vernant n’y va pas par quatre chemins : dès les premières pages il assène l’impitoyable vérité : il n’y a pas eu de miracle grec, une telle notion relève du mythe. Ne nous égarons pas, publiées pour la première fois en 1962, Les origines de la pensée grecque ne participent en rien à ce vaste mouvement de déconstruction nihilisto-derridienne initié par toute une frange d’universitaires en rupture de ban avec la culture européenne qu’ils accusent de tous les maux. Malgré de tels prolégomènes Jean-Pierre Vernant ne quitte pas la tradition humaniste et classique. S’il casse les vieilles vitrines des conceptions idéalistes il prend bien garde de ne pas jeter les précieux bibelots des savoirs perdus avec les débris des meubles d’exposition rongés depuis deux siècles par les ronronnants termites de l’hagiographie ventripotente.

Les explications de Jean-Pierre Vernant sont d’une lumineuse simplicité. Les invasions doriennes furent la chance de la Grèce Eternelle. Sous les coups de boutoir de ces tribus mal dégrossies toutefois indo-européennes, les royaumes mycéniens se sont effondrés comme châteaux de cartes en Espagne. Les rois tout-puissants, détenteurs des pouvoirs militaires, religieux et politiques sont jetés à la pioche. Il y a tant de prétendants pour leur succéder que sans avoir jamais lu une seule ligne de Montesquieu, les Grecs vont inventer la séparation des pouvoirs.

En quelques siècles les Royaumes vont se transformer en Cités. Vous vous en doutez, cela ne se passera pas sans de féroces luttes de classes. Jean-Pierre Vernant se garde bien d’employer l’expression consacrée. Question de méthode d’abord, user d’un concept élaboré vingt-cinq siècles après les faits pour décrire une réalité sociale étrangère à notre modernité relèverait d’un criticisme des plus anachroniques. Et puis la vieille ruse du cheval de Troie, la taupe rouge qui mine les champs de la connaissance sans avoir l’air d’y toucher !

Au char de guerre a succédé le cavalier, à la cavalerie blindée de l’Etat autocratique se sont substitués les chevaux légers des grandes familles aristocratiques. Nos nouveaux-féodaux ne vont pas commettre l’erreur de la chevalerie française qui s’est offerte pieds et poings liés au pouvoir royal central et unificateur. Nos aristoï ne dédaignent pas d’écraser de toute leur puissance le bas peuple des faubourgs et des champs, mais entre eux, malgré la course aux profits et aux pouvoirs, s’installera une certaine idée de parité. Toujours plus forts que les autres, les spartiates se prévaudront d’une stricte égalité théorique.

A peine avez-vous trouvé un os à ronger que les roquets de tous ordres ne manquent pas de venir vous voler quelques tendres miettes de cartilage. L’idée d’égalité aristocratique fit tache d’huile d’olive citoyenne dans les couches populaires. A défaut d’égalité de fortune l’on créa une égalité de droits et de devoirs. Les cavaliers cessèrent de faire piaffer leur montures devant la piétaille, ils descendirent de leurs fiers étalons et vinrent se ranger. D’hoplites.

Nous sommes en 1962, le mot n’a pas encore en ces temps heureux de danger communiste l’aura mystique dont on l’entoure aujourd’hui. Jean-Pierre Vernant l’emploie en passant, comme un terme technique que sa fonctionnalité discursive rend sinon anodin, du moins invisible. La société grecque subit un lent mais irréversible processus de ( enfin ! ) démocratisation.

En bon marxiste convaincu Jean-Pierre Vernant nous refait le coup de la superstructure idéelle qui se modifie selon les changements opérés par les modes de production et d’organisation économiques. Puisque le roi de droit divin n’existe plus, le droit va s’éloigner des Dieux et s’installer au cœur des contradictions de classes et d’individus. La loi, qui n’est plus détenue par quelques uns trouvera le chemin de l’écriture, elle sera écrite et exposée aux yeux de tous. Chacun se sentira investi de cette protection juridique qui désormais s’attachera à sa personne.

Il est temps de prendre le bateau. Jusqu’ici nous sommes beaucoup restés à Athènes avec Solon et Clisthène, nous voici de l’autre côté de la mer sur les côtes d’ Ionie. Lors de la tonitruante arrivée des Doriens nombre d’autochtones de l’Hellade mycénienne peu envieux d’abréger trop rapidement leur existence se sont enfuis sur ces rivages accueillants et ensoleillés. Ils y ont même fondé quelques cités… Celle qui nous intéresse s’appelle Milet, de Thalès, d’Anaximandre, d’Anaximène, et de quelques autres qui fondèrent la fameuse Pensée Grecque, celle-là même sur laquelle repose toute la culture occidentale et aujourd’hui mondiale.

Les premiers physiciens grecs délaissent les Dieux pour s’intéresser aux choses, les plus simples, les plus élémentales, l’eau, l’air, le feu… Mais Anaximandre fait encore mieux que les autres. Il place la terre au centre de l’univers en expliquant que sa position centrale l’empêche de tomber. Ni vers le bas, ni vers le haut, ni à gauche, ni à droite. Il vient d’inventer non pas l’espace géométrique, qui n’est que la mesure de la terre, mais l’espace conceptuel dans lequel peut se déployer, non plus le discours mythologique de l’origine, mais la possibilité de penser en dehors de toute quantification hasardeuse. Newton et Planck exprimeront exactement la même chose avec simplement d’autres outils de préhension contemplative du réel.

S’il n’y avait pas eu cette dissociation isomorphique du pouvoir royal, il n’y aurait jamais eu d’Anaximandre nous dit Jean-Pierre Vernant. Entre parenthèses la dislocation de la boule êtrale de Parménide par les petites particules Leucippiennes nous paraît du même tonneau. Des Danaïdes. Mais arrêtons de nous abreuver à ce fleuve philosophique qui pourrait nous entraîner trop loin de Jean-Pierre Vernant.

Car enfin si notre auteur explique très bien la concaténique chaîne du comment, il reste très discret quant au pourquoi du phénomène. Logiquement, avec les grecs on finit toujours par se casser le nez sur le logos, nous nous demandons pour quelles raisons la cité athénienne, qui d’après ce que l’on raconte dans nos écoles nationales à nos têtes blondes, aurait été l’inventrice de la démocratie n’a pas aussi engendré Anaximandre ? Zeus ne voulut-il pas mettre tous ses œufs dans le même panier ?

Faut-il comprendre que malgré sa diversité citadine la Grèce était déjà une nation intellectuellement unifiée et qu’à plusieurs centaines de kilomètres de distance les penseurs de Milet étaient capables d’intégrer en leurs ratiocinations l’expérience politique des Athéniens ? Pour notre part nous poserions plutôt l’opérativité des actes humains à l’intérieur d’un même espace conceptuel de complexifications cohérentes. Ce que Husserl a naïvement exprimé dans ses derniers écrits par ses idées trop inabouties sur l’interdépendance des consciences.

Mais revenons à Jean-Pierre Vernant. Son insistance à se reporter sans arrêt aux théories et aux sectes orphiques tout au long de son livre induit qu’il n’était pas aussi éloigné de nos suggestions que sa réputation de chercheur positiviste le laisserait entrevoir…

André Murcie.

 

ORPHIQUES

 

HYMNES. DISCOURS SACRES.

ORPHEE.

Présentation, traduction et notes de J

JACQUES LACARRIERE.

Collection : La Salamandre.

IMPRIMERIE NATIONALE. 1995.

 

Belle collection, belle traduction, beau texte. Si le monde savait savourer la beauté, il n'y aurait rien à ajouter à cette chronique ! Evidemment c'est un faux, et pire que tout, un faux incertain. Comme quoi la platonicienne isométrie du beau et du vrai se trouve quelque peu malmenée par le divin Orphée, qui savait charmer des bêtes plus sauvages que les suaves abeilles de l'Hymette.

Les experts s'accorderaient pour dater ces textes improbables du quatrième siècle après le petit Jésus. Selon nous, le fonds en est plus ancien, et ils doivent être le résultat de multiples transmissions orales et diverses réécritures, depuis des temps pré-homériques. S'il devait en être autrement, une rédaction si tardive témoignerait surtout d'une sacrée persistance du paganisme en des temps où il serait sensé avoir été moribond...

Il n'y a point si longtemps que cela, deux mois et demi, nous assistâmes à une conférence de Philippe Beck, un de ces nouveaux poëtes qui essaient de réconcilier la poésie moderne – entendons par ces termes celle qui ne se reconnaît ni en Saint-John Perse, ni en Valéry – avec une certaine résonance lyrique sienne pour, ne pas dire traditionnelle, qui fut longtemps combattue par les formalistes telquelliens. Que nos lecteurs ne s'inquiètent point, ils ne sont point victimes d'un hasardeux coupé / collé de l'ordinateur murcien. Philippe Beck n'est pas un béotien de dernière qualité, nous avons par exemple apprécié ses deux recueils consacrés à Stéphane Mallarmé, Dernière mode familiale et Aux recensions parus au début du millénaire chez Flammarion.

Nous le pressentions, mais la violence de l'attaque nous surprit. Avec des trémolos dans la voix Philippe Beck dénonça le danger de submersion immédiate qui nous menaçait tous. Nous en tremblâmes d'effroi, et guignant l'air de rien aux fenêtres nous nous assurions qu'aucun tsunami ne se profilait aux lointains horizons de la plaine briarde. Hélas, le danger était bien plus grave ! L'ophite serpent de l'orphisme poétique n'était point tout à fait mort, et le ventre de la bête encore fécond serait capable de nous réserver un Cerbère de sa chienne...

Bref, nous le devions comprendre : l'explication orphique de la terre n'est plus la principale tache assignée au poëte, d'ailleurs tout le monde sait très bien que depuis Auschwitz il n'y a plus de poëtes en notre vallée de larmes. Libérale. C'est nous qui tintanubulons ce dernier vocable.

Nous n'arrivons pas à comprendre pourquoi, mais ce genre d'incident – qui serait tant soit peu ridicule s'il ne traduisait pas une auto-paranoïa policière de l'état mental de nos élites intellectuelles – nous rend la figure d'Orphée bien plus chère que toujours et bien plus proche que jamais.

Mais si Orphée reste pour nous le symbole d'une certaine vision opératoire de la poésie, il fut pour les Grecs, aussi et parfois un tout autre personnage. Une sorte d'initiateur suprême et religieux. Ô dieux, que ce dernier mot nous blesse ! Et vous tue, plus sûrement que notre notoire incroyance.

L'orphisme en tant que secte et mouvement mystique nous déplaît. Même s'il est difficile d'en saisir avec netteté les contours. Les chrétiens surent faire place nette. Les pères de l'Eglise s'entendirent comme larrons en foire pour éliminer tous les documents issus du paganisme qui auraient pu donner naissance à de nouvelles hérésies. S'il nous reste des traces d'un gnosticisme plus ou moins mâtiné de christianisme, tout ce qui relève des pratiques initiatrices païennes fut impitoyablement brûlé et détruit.

De l'orphisme, nous ne savons donc à peu près rien. Ses adeptes étaient des végétariens convaincus et refusaient de verser le sang des animaux. Cela nous rappellerait l'Inde. Plus grave, derrière l'épiphanie de la multitude des Dieux les mystes pressentaient une divinité unique dont la cohorte céleste ne serait au mieux que des avatars, au pire de simples représentations conceptuelles partielles.

A chacun ses croyances et ses enfermements. Mais l'orphisme fut aussi un ferment philosophique. Cet aspect nous intéresse beaucoup plus. Les Pythagoriciens lui ont beaucoup emprunté. Surtout son mode de vie. A l'autre bout de la chaîne philosophique il nous semble que les Epicuriens procèdent, de par leur manière de se regrouper en petites chapelles, de l'orphique attitude, mais d'un orphisme totalement laïcisé.

De même, nous n'irons pas chercher plus loin, l'explication des deux chemins de Parménide, celui qui monte vers l'être et celui qui descend vers le mensonge. Les feuilles d'or talismaniques déposées dans les tombes des fidèles enseignent au mort de s'abstenir de s'abreuver à la source de gauche près du blanc cyprès de l'oubli indéterminatif, mais d'étancher sa soif à la fontaine de droite d'immortelle mémoire.

L'orphisme promettait l'immortalité à ses initiés. L'homme devenait un dieu. Peut-être se perdait-il dans l'incommensurabilité du divin. L'on voit ce que le néo-platonisme et le christianisme ont emprunté à ces ancestrales consolations.

Peut-être Empédocle retrouva-t-il par delà Parménide la pérennité de ces eaux antigoniques, dont par un coup de génie - que bien plus tard Einstein imitera en donnant à la lumière une double nature, et ondulatoire et corpusculaire – il s'abstiendra d'en favoriser l'une plutôt que l'autre, la froideur destructrice de la première lui étant autant nécessaire que l'émolliente tendresse conquérante de la seconde.

Reste maintenant la beauté de ces hymnes. Comme par hasard Jacques Lacarrière avoue avoir lorgné – il aurait pu aussi guigner vers Ronsard et du Bellay - du côté de Valéry et de Saint-John Perse, dans l'illusoire but de nous en proposer un équivalent en notre doux et fier idiome français.

Plus de quatre vingt poèmes. Point de ces grandes laisses interminables que l'on aurait pu croire nécessaire à la grandeur des Dieux révérés. La plupart n'excèdent pas une douzaine de vers, mais quelle assise, quelle luxuriance de termes. Ce sont les mots qui disent les Dieux et non point les phrases. Le mot se suffit à lui-même. Tout comme un dieu. Toute présence irradie. L'oeil regarde et il voit. Splendeur du monde. La poésie ne dit pas le monde, elle se contente de le transfigurer en y projetant l'ombre étincelante des Dieux.

Ce qu'il y a de terrible dans ces Hymnes et Discours sacrés par lesquels la poésie rejoint le mythe c'est que ces poèmes qui ne sont pas issus de sa lyre suprême sont dignes de la légende d'Orphée.

Nous déplorerons – avec Orphée ce finale larmoyant s'impose – que Jacques Lacarrière n'ait pas traduit l'intégralité des lamelles d'or et des écrits habituellement adjoints aux Hymnes sous le titre de Pierres.

André Murcie.

 

LE REQUIEM D'ORPHEE.

MICKAEL LEPEINTRE.

492 pp. TIMEE-EDITION. Janvier 2009.

 

Nous avions beaucoup aimé Le Légat de Rome de Mickael Lepeintre, même si nous avons tardé à l'insérer dans une de nos livraisons hebdomadaire. Il y avait du courage chez ce jeune auteur de commencer sa carrière par un roman consacré à un obscur épisode de la vie mouvementée de la République Romaine. C'était en quelque sorte souscrire une demande de reconnaissance littéraire en série B. Mais avec ce second roman Mickael Lepeintre brouille les cartes.

Thriller sur la couverture. Certes, de l'action et du suspense à revendre. Vous prenez le bouquin et vous ne le lâchez plus avant la fin. Mais il aurait mieux prévenir le lectorat par une grosse pastille rouge du genre « Attention ! Produit Littéraire à Forte Concentration ». Point trop vendeur, mais suffisant pour piquer la curiosité des esprits aventureux.

Première constatation : c'est un livre qui défie la critique. L'intrigue d'une complexité inouïe se résumerait en cinq lignes, aussi ne vous attendez pas à ce que je raconte ici la moindre péripétie de ce récit. Je le répète, et ce n'est pas du tout une figure de style, ce livre est une prise de tête.

La tête d'Orphée, évidemment. Celle qui flotte sur les flots avec pour seul frêle esquif karonéen la lyre du poëte sur laquelle elle repose. Dans la légende on raconte qu'elle fut pieusement déposée dans le temple sacré de Delphes d'Apollon Pythien. Mais là, elle se serait amusée à quelques facéties qu'Apollon Lyncée n'aurait guère apprécié. Figurez-vous que le chef d'Orphée se dépêchait de répondre aux demandes du prêtre avant que la Pythie ait eu le temps de formuler sa réponse. Ulcéré d'être dépossédé de ses prérogatives prophétiques par un rival qui parlait plus vite que l'ombre de sa divinité, le fils de Latone – l'on va enfin savoir qui est le chef - s'en vint intimer au prince des poëtes l'ordre de se taire à tout jamais. Pauvre Orphée condamné ad vitam aeternam au silence mallarméen !

Idem dans Le Requiem d'Orphée. Mickael Lepeintre a opéré les coupures nécessaires à notre incompréhension. Vous n'avez ni le début de l'intrigue, ni la fin de l'histoire. Juste quelques fils électriques cisaillés que vous pouvez à votre goût tenter de réunir par le grossier chatterton hypothétique de vos interrogations déductives. De temps en temps, dans le noir de l'ignorance s'allume une petite ampoule qui n'éclaire guère plus loin que son maigre halo dubitatif. Un peu la lampe d'argile du discours de réception du prix Nobel de Saint-John Perse qui se bat contre le pot d'uranium condensé d'un réacteur atomique.

Car le champignon est bien nucléaire et pas hallucinogène. Le second roman de Mickael Lepeintre ne se déroule pas dans l'antiquité. Il se peut qu'incidemment Orphée soit un personnage de la mythologie grecque, mais ici nous sommes dans notre présent le plus scientifique. Dans notre glorieuse ère informatique. Que voulez-vous, un roman contemporain qui n'échappe pas à son temps !

A son temps, non. Mais au temps, nous n'en dirons pas autant. Orphée c'est quand même celui qui arracha son Eurydice chérie à la mort. Désir d'immortalité, certes mais revenons au début de la légende. Tout commence par une innocente petite vipère sur laquelle la bien-aimée d'Orphée posa malencontreusement le pied sans le faire exprès. L'exact contraire d'Apollon qui écrasa la tête du serpent de son talon nu. Mais puisque le rejeton de Léto n'apparaît nullement en ce livre, revenons à notre Eurydice – pardonnez-nous ces aller-retour incessants mais nous essayons de suivre au plus près la structure ultra-labyrinthique du roman – qui mourut – que voulez donc qu'elle fît ! - de la morsure d'un serpent. Ce qui tombe bien, pour nous pas pour Eurydice qui y laisse sa peau ( de serpent ! Puisqu'il est prévue que de morte elle se mue en vivante ), qui tombe ( nous répétons ce verbe pour que vous en appréciez la polysémie ) bien puisque l'auteur se plaît à répéter que nous sommes dans l'oeuf du serpent.

Un très beau film dont le visionnage ne pourrait que vous aider à vous repérer dans cette sombre histoire. De la mort à la renaissance donc. Mais aussi tout aussi inquiétant Mickael Lepeintre nous rappelle que nous sommes tout aussi bien ( aussi mal plutôt ) dans la gueule du loup. Tiens-tiens dans le logos conjoint d'Apollon le Lycaon et de l'antre du Minotaure. Puisque nous n'avons pas les préliminaires de l'intrigue nous pouvons en déduire qu'Orphée n'a pas eu l'occasion d'amadouer les bêtes sauvages de la forêt. Le lion ne dodeline pas de la tête en l'écoutant jouer et chanter sur sa lyre. Les animaux du zoo se rebellent, les tigres sortent de leur cage, et la ménagerie ressemble à s'y méprendre à la meute hurlante d'Hécate. Si vous préférez un tableau plus idyllique – mais tout aussi sanglant - nous nous contenterons de citer l'apollinienne Artémis dénudée en son bain, et la meute d'Actéon qui dévore son maître. Parfois le balai se retourne contre l'apprenti-sorcier.

Si vous avez le sentiment que notre histoire se tortille comme un ophidien et que l'on passe un peu du coq à l'âne sans préavis vous tenez le bon bout. Celui de la queue. Celle de Protée, le dieu des métamorphoses, qui court après Eurydice, le sexe en avant, dans la manifeste intention de la violer. Idem dans le roman où en un résumé symbolique nous prétendrons que la robe blanche de la mariée est tâchée de sang avant la nuit de noce. Désolé, mais nous ne sommes dans une sombre histoire de cul. Même si le couple primordial se retrouvera pour faire crac-crac sur la plage de sable fin. Ainsi finissent les amants de l'Atlantide et la tétralogie de Wagner.

Aube nouvelle. Grandes orgues. Matin de l'humanité. Arrêtons de délirer, ce n'est parce que l'on revient sur le plancher des vaches qu'il faut sacrifier au lyrisme. Le monde suit son cours avec un couple d'amoureux de plus. Rien que du très normal. Si vous voulez que la race humaine se poursuive, faut bien copuler joyeusement en prévision des futurs continuateurs. Les plans sur la comète pour accélérer le processus de création humaine, sont des tentatives prométhéennes qui tournent souvent à la catastrophe.

Souvent mais pas toujours. 2001 Odyssée de l'Espace nous a appris que nous pouvons comme la lance de Philoaos atteindre le bord de l'univers. En ce point mythique où les contraire s'annulent, où les petites filles sont déjà les mères porteuses des grands-mères qu'elles seront et débrouillez-vous pour unifier toutes les contradictions de la génétique ouranienne ! Qu'importe après tout puisqu'une étoile est née. Renseignement ultra-confidentiel dédié aux neurones de nos lecteurs, l'un des personnages du livre se prénomme David. Celui qui coupa la tête du géant Golath après lui avoir défoncé la boîte crânienne d'un coup de caillou bien placé.

Un roman astrologique en quelque sorte. Les astres inclinent mais forcent-ils le destin ? Notre vie est-elle programmée malgré toutes nos conspirations intimes et passionnelles pour parvenir à ses fins ultimes ou à sa tombale fin dernière ? Si propulsés dans une fusée Ariane l'on échappait à la gravitation de l'univers – ne serait-ce qu'un court instant – notre retour dans notre sphère humano-civilisationnelle serait-il éternel ou identique à ce que nous aurions quitté ?

Lorsque les Ménades du désir de la vie ont déchiré Orphée, meurt-il vraiment ou moisit-il sans fin comme un programme informatique dépassé dans la corbeille de notre ordinateur ? Le requiem d'Orphée est-il un chant de mort circonstanciel ou absolu ? Tout est relatif, certes mais celui qui l'a dit jouait du violon et pas de la lyre.

La couverture du bouquin représente un escalier qui descend. Empruntez-le si vous vous en sentez le courage. La descente est hallucinante, une espèce de poursuite métaphysique infernale qui vous entraîne sous l'échiquier de vos manigances – si bien ficelées fussent-elles – humaines, trop humaines. Mais sachez que c'est une voie sans issue. Et donc sans retour. Ce qui signifie aussi que vous arrivez bien quelque part. Le tout est de savoir où. Hou ! Fait le loup. Ce qui nous rappelle l'histoire du petit chaperon rouge qui s'en va chez sa grand-mère. Mais connaissez-vous celle de la mère-grand qui s'en retourne chez le petit chaperon rouge ?

Lorsque l'on repasse le film de la flèche de Zénon qui se dirige vers la cible sans jamais l'atteindre, la flèche revient-elle se placer sur l'arc à la place exacte d'où elle est partie, ou sommes-nous condamnés à entendre vibrer infiniment la corde de l'arc libérée de son trait comme la lyre d'Orphée qui résonne dans notre oreille intérieure depuis des siècles et des siècles ?

André Murcie.

 

UNE OMBRE.

HENRI BOSCO.

243 pp. 1978.

 

Le roman le plus mystérieux de Bosco. C'est peu dire. Surtout si l'on ajoute qu'il est inachevé. Peut-être même inachevable. Comme tout ce qu'a écrit Bosco. Pressé par son éditeur il pose bien un point final, à l'endroit exact où il se voit le moins, lorsque le récit prend juste le temps de commettre une petite halte au détour de son sentier de cheminement. Heideggerien bien sûr car les routes de Bosco filent toujours du côté inattendu. L'on frôle d'autant plus près le noeud du mystère que la phrase suivante nous en éloigne d'autant plus loin. L'écriture bosquienne réside en cette tension entre le dicible et l'inexprimable. Le lecteur se débrouille comme il peut pour boucher les interstices. Ou combler les abysses, tout dépend de ce que vous êtes capable d'appréhender.

Donc une Ombre, qui ne se laisse pas rejoindre. Certains y ont entrevu la figure d'Eurydice, la goule d'outre-tombe, qui s'en revient des prairies d'asphodèles pour ramener son Orphée chéri dans le monde interdit. Pas si fou, Gérard de Nerval nous précise bien qu'il s'en est tiré à meilleur compte, qu'il a traversé deux fois – ce qui égale un ticket aller-retour- l'Achéron, en vainqueur. Ce n'est plus Orphée qui ramène Eurydice au pays des vivants, mais Eurydice qui le cherche son futur fiancé en vue de prochaines noces funèbres.

Le hic dans cette novö-version ce n'est pas le retournement ( heideggerien est-il besoin de préciser ) d'Orphée mais le fait que notre jeune Eurydice se retrouve le bec dans l'eau – celle de la rivière souterraine qui porte sa barque funéraire – car il n'y a pas d'Orphée. Orphée n'est pas au rendez-vous. Scandale, non seulement il n'y est pas mais il est dupliqué en deux exemplaires. De la même famille, du même sang, mais enfin le premier est mort deux ans avant que ne naisse son petit-neveu. Nous en déduisons que l'Ombre a de la suite dans les idées.

Avant de continuer nos raisonnements idéens dressons la liste des absents. Des scandalaleusement absents. Les Dieux, bien sûr. Pour une fois chez Bosco, les intercesseurs ne sont pas là. Hermès le psychopompe a dû rester bloquer dans l'Olympe, nous le lui pardonnerons : les Dieux grecs malgré leurs redoutables puissances tutélaires manquent toujours d'un peu de sérieux chez Bosco. Par contre pour un roman dont plusieurs des scènes importantes se déroulent en une église, nous retiendrons les premiers mots clef de l'interrogation bosquienne – nous laissons aux narratologues qui y sont passés à côté sans les apercevoir le plaisir d'y remettre le doigt dessus - «  Y avait-il... » ben non, il Yaveh n'était pas là. C'est que l'on appelle le passage de l'avoir au non-être !

Soyons sérieux, aidons-nous et le ciel nous aidera. N'oublions pas que le roman s'ouvre sur un personnage appelé Célestin. Il suffit d'y mettre un nom dessus. Pas sur Célestin, Bosco l'a déjà pourvu d'un parfait sobriquet : Sirius. Difficile de trouver plus brillant. A part peut-être Vénus Astarté, l'étoile du berger qui poursuit sa brebis perdue du soir au matin. Nerval nous permet de comprendre, sa seule étoile est morte. Reste donc juste à pouvoir d'une identification rationnelle l'ombre de notre étoile.

L'Ombre est difficile à percer. L'on se demande même au début du roman si elle ne serait pas mâle. Une espèce de dédoublement du héros. Plus de romantisme à la morte amoureuse, le simple reflet de votre silhouette dans votre miroir intérieur. Si l'Ombre peut embrasser tous les prénoms de la création nous filons le parfait amour symbolique du mysticisme chrétien, l'âme qui se délie du corps du délit... Cher Juan, évitons ce chemin de la Cruz !

L'Ombre n'est guère parcimonieuse de sa présence. Il suffit de la chercher pour la trouver. Elle aime la musique et le chant. Il y aurait à regarder de près du côté de Wagner lorsque se forge l'épée de Siegfried, mais ceci est à la portée de tout le monde. L'Ombre est comme le Verbe de Jean, elle sait se faire chair. L'on phantasme sur certaines scènes terribles – jalousies troubadouriennes ou messes noires - qui ont dû se dérouler dans la Demeure des Maîtres.

Ce qu'il faut tout de même savoir c'est que la quête de l'Ombre nous a déjà emmenés dans l'adamique jardin originel – avec toujours chez Bosco cette douteuse préférence pour le fruit du pêcher dès qu'il évoque l'éden – ou du moins ce qu'il en reste, une espèce d'enclos à l'abandon... Donc en fin de roman nous sommes dans la Demeure de la pure Présence. Non pas divine mais du mystère. Détenue par un curieux ordre de chevaliers composés de fringants septuagénaires emmenés par quelques nonagénaires décatis. Que voulez-vous, ma pauvre âme, tout se perd !

L'on comprend pourquoi notre jeune neveu se fait vampiriser par cet empire ( au bord de la décadence ) de vieillards. Le voici investi de la lourde tâche d'écarter le graal ombreux de cette sainte demeure. Certes il y a loin de la coupe aux lèvres et nous ne saurons jamais si notre nouveau Galaad saura s'abstenir de quelque commerce privilégié avec la reine fantomatique qui rôde autour de sa proie. La maladie a eu raison de Bosco avant qu'il n'emportât celle du lecteur dans un de ces rebondissements dont il avait le secret.

L'Ombre possède un nom et les fanatiques fidèles de Littera Incitatus ne s'abstiendront pas de frissonner. Elle se nomme Drusilla, comme la soeur aimée de Caligula dont la mort le conduisit à la folie... Bosco nous délivre ce nom dans une espèce de poème échevelé dont la forme n'est pas sans rappeler certaines transes archétypales de la poésie d'Edgar Poe.

Cette ultime oeuvre d'Henri Bosco se situe au croisement de toute la littérature occidentale. Elle est d'une richesse extraordinaire entrelaçant d'une manière insidieuse la totalité des mythes fondamentaux de l'imaginaire européen. Elle est aussi comme composée de séquences testamentaires auto-hommagiales, qui reprennent les principaux thèmes et topiques de l'écriture bosquienne. A lire de toute urgence.

André Murcie.

 

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