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  • CHRONIQUES DE POURPRE 548 : KR'TNT 548 : ROBERT PALMER / DION / WILDHEARTS / SAILORS / BOB DYLAN / BACKBONE / ELVIS PRESLEY

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN’ TIL NEXT TIME

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    LIVRAISON 548

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR’TNT KR’TNT

    31 / 03 / 2022

     

    ROBERT PALMER / DION

    WILDHEARTS / SAILORS

    BOB DYLAN / BACKBONE

    ELVIS PRESLEY

     

    Sur ce site : livraisons 318 – 548

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    Palmer qu’on voit danser le long des golfes clairs

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             Dans sa vertigineuse bibliographie, Robert Gordon cite aussi Robert Palmer, un journaliste/musicologue/saxophoniste new-yorkais qui, tombé follement amoureux du blues, décida de lui consacrer sa vie. Il est allé creuser aux racines du Delta blues pour écrire Deep Blues, un livre d’une densité spectaculaire. Comme Dickinson, Stanley Booth et Robert Gordon, Palmer entre dans la catégorie des écrivains inspirés. Leur point commun est une passion pour le Memphis Sound.

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             Dans Deep Blues, Palmer raconte l’incroyable histoire de la plantation Dockery, située au bord du fleuve, à Cleveland, Mississippi, un endroit où traîne, dans les années vingt, l’ineffable Charley Patton. Palmer raconte aussi dans le détail the big flood que chante Patton, et les pérégrinations des ramblers, qui jouent de ville en ville for a nickel or a dime. Palmer décrit aussi l’ambiance de Maxwell Street à Chicago - Jewtown was jumpin’ like mad on Sunday morning - et tous ces blacks venus du Delta who liked their music rural and raw - Oui, Maxwell Street, l’aboutissant de ce tenant qu’est le Delta, puis le fameux radio show d’Helena King Biscuit Time qui rend Rice Miller célèbre et que le jeune Ike Turner, qui grandit à Clarksdale, écoute attentivement. Palmer brosse un portait en pied de Muddy, un Muddy qui un beau matin fait dire à Monsieur Fulton qu’il est malade, puis il revêt son seul costard, met quelques affaires dans une valise, dit au-revoir à sa grand-mère et attrape the Illinois Central train à Clarksdale à 4 h de l’après-midi pour monter à Chicago. Muddy ne peut pas prétendre avoir inventé le blues électrique, mais il a le premier groupe de blues électrique connu, le premier à utiliser des amplis pour sonner plus loud, plus raw. Palmer explique à longueur de temps que le blues revient de loin : ceux qui le jouaient et le chantaient ne possédaient rien et vivaient dans une forme de servage virtuel. Et si on demandait à un pasteur noir, à un petit propriétaire ou à un habitué de la messe qui étaient ces gens qui chantaient et jouaient le blues, ils répondaient tous : «The cornfield niggers.» Le blues est avant toute chose une sociologie. Ceux qui haïssaient les blacks n’étaient pas forcément les patrons blancs des plantations, mais plutôt les blancs pauvres, ceux qu’on qualifie de white trash. Ce sont eux qui lynchaient les nègres. Les patrons blancs ne pouvaient plus les protéger. Muddy raconte aussi qu’il vit Robert Johnson étant jeune - It was at Friar’s Point. He coulda been Robert Johnson, they said it was Robert. I stopped and peeked over and then I left. Because he was a dangerous man - Palmer ajoute que comparé à Robert Johnson, Muddy est plus conservateur, musicalement. Si Robert avait continué à vivre, il aurait sans doute développé an electric jazz-influenced brand of modern blues, alors que Muddy en restait aux rich ornemented pentatonic blues melodics à la Son House et à la Charley Patton. Les débuts de Muddy à Chicago ne furent pas évidents. Leonard Chess l’auditionna et ne réagit pas. C’est Evelyn Goldstein qui le trouva bon et qui vit son potentiel. Mais après le raté du départ, Muddy eut une bonne relation avec Leonard le renard - I didn’t even sign no contract with him, no nothing. It was just ‘I belong to the Chess family’ - Leonard traitait tout le monde de motherfucker, sauf Muddy qu’il traitait en parfait gentleman - on the basis of absolute mutual respect - Malcolm Chishom précise un point capital - Leonard didn’t know shit about blues, but he knew an awful lot about feeling. He could feel music.

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             Muddy, Charley Patton, mais aussi Pops Staples qui a grandi lui aussi sur la plantation Dockery qu’il quitte à l’âge de 20 ans pour monter à Chicago - Charley Patton stayed at what we called the lower Dockery place and we stayed on the upper Dockery - C’est Charley qui pousse Pops à jouer de la guitare. Wolf traîne aussi à Dockery et c’est aussi Charley qui lui apprend à jouer de la guitare, en 1929 - It was Patton who started me off playing - Wolf bourlingue aussi avec Robert Johnson et Rice Miller dans le milieu des années trente et prend en mains Johnny Shines et Floyd Jones. Le groupe de Wolf va être bien plus primitif que celui de Muddy, Wolf hurle comme Charley Patton, blowing unreconstructed country bues harmonica, his band featured heavily amplified single-string lead guitar by Willie Johnson - Eddie Shaw fait une description apocalyptique du son de Wolf sur scène : «Muddy never had the energy Wolf had, not even at his peak. Muddy would rock the house pretty good, but Wolf was the most exciting blues player I’ve ever seen.» Palmer ajoute : «Muddy was the superstud, the Hoochie Coochie Man. Wolf was the feral beast.» Et Sam Phillips ajoute : «When I heard Howlin’ Wolf, I said, ‘This is for me. This is where the soul of man never dies.’ Then Wolf came over to the studio, and he was about six foot six, with the biggest feet I’ve ever seen on a human being. Big Foot Chester is one name they used to call him. He would sit there with those feet planted wide apart, playing nothing but the French harp and, I tell you, the greatest show on earth you could see to this day would be Chester Burnett doing one of those sessions in my studio. God, what it would be worth on film to see the fervor in that man’s face when he sang. His eyes would light up, you’d see the veins come out on his neck and, buddy, there was nothing on his mind but that song. He sang with his damn soul.» Palmer insiste sur le jeu de Willie Johnson et ses thunderous power chords, the most electric guitar sound that had been heard on records. Et le premier à flasher sur le son de Willie Johnson fut Paul Burlison. On est en 1952, et Paul, les frères Burnette et Elvis travaillent tous à la Crown Electric Company. Et cette filiation va remonter jusqu’à l’Anglais Mick Green qui flashe à son tour sur le son de Burlison. Mick combine lui aussi le lead avec la rythmique et devient l’idole d’une nouvelle génération de guitaristes britanniques qu’on connaît bien, Wilko en tête. Robbie Roberston et Roy Buchanan flashèrent eux aussi sur le jeu de Willie Johnson. Voilà comment se construit la légende du rock. Merci Dockery, car oui, il faut remonter à Charley Patton, qui se trouve à l’origine de tout, un homme au cœur de pierre - a heart like railroad steel - un Patton qu’on disait «lubricated» en studio, mais, rappelle Palmer, on leur servait à boire pour les décontracter, un Patton qui n’allait jamais voir un médecin, car comme le précisait Son House, he would have sought out a hoodoo doctor or root man.

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             Oui, Son House, lui aussi à l’origine de tout et qui comme tous les gens du Delta portait une arme, bim bam, légitime défense et petit stage en 1928 à Parchman Farm, avant d’être relâché deux ans plus tard par un juge qui lui conseille de ne pas rester à Clarksdale, et puis voilà Johnny Shines qui voyage avec Robert Johnson - who was kind of long-armed -  et qui jouait mieux que tous les autres, un Robert qui restait sur son trente-un quelle que fut l’heure - Sharp enough to attract a crowd and attract a woman - un Robert qui fait sonner son acou comme une guitare électrique, avec ses high-bottleneck lead lines et ses driving bass riffs. Quelle galerie d’ancêtres prestigieux ! Le rock moderne peut être fier de tous ces vieux blackos de choc. Tiens et puis Rice Miller, alias Sonny Boy, le mystérieux Sonny Boy Williamson the Second, mais jusqu’au dernier jour, il clamait qu’il était le vrai Sonny Boy et que l’autre Sonny Boy, quinze ans plus jeune que lui, lui avait barboté son nom. Un Rice Miller qui se retrouve arrêté pour vagabondage et qui passe un mois au trou nourri, logé, à condition de jouer, alors ils se font, son pote Lockwood et lui, mille dollars et on leur amène du moonshine et des putes toutes les nuits en cellule, typical Rice Miller ! Un Rice Miller qui jouait avec son harmo soit dans la bouche, soit coincé comme un cigare sur le côté, qui était capable de jouer tout ce qu’on lui demandait et lorsque sonnait l’heure de l’émission et que l’annonceur clamait ‘Pass the biscuits’, Rice et Robert Lockwood se mettaient à jouer le thème du King Biscuit Time, un jump-tempo blues - We’re the King Biscuit boys/ And we’ve come out to play for you - Rice dépensait aussitôt tout ce qu’il gagnait en alcool, en femmes et au jeu, alors que Lockwood économisait pour s’acheter une Pontiac. Pas n’importe qui non plus, ce vieux Robert Lockwood, puisque Robert Johnson draguait sa mère, et comme il avait le môme à la bonne, il lui apprit à jouer le blues - I think I’m the only one he ever taught - Méchant veinard ! Et quand Robert Johnson mourut comme on le sait empoisonné, Robert n’eut pas le courage d’aller à son enterrement. Trop de chagrin. Il lui fallut un an pour surmonter son chagrin et se remettre à la guitare. Mais il chialait, chaque fois qu’il grattait un mi. Alors pour chialer un peu moins, il se mit à composer.

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             En plus de Rice Miller et de Robert Lockwood, on trouve aussi Little Walter à Helena. On raconte que Rice Miller sauva la peau du jeune Little Walter dans un juke-joint : une gonzesse l’attaquait avec une lame et Rice sortit la sienne. Little Walter vivait déjà à la dure, il dormait sur les tables de billard et il dépendait de la générosité des autres pour les clopes et la bouffe. Tous ces mecs, Elmore James, Muddy, Wolf, Sonny Boy, Little Walter, Jimmy Rogers, Roger Nighthawk et Johnny Shines viennent du même coin. On peut même parler de triangle magique Helena/Clarksdale/Memphis. Et Ike monte à Memphis enregistrer chez Sam qui sait - Sam Phillips, with a shock of bright red hair, a pair of piercing blue eyes and a gift for oratory worthy of a country preacher - Sam est ravi d’enregistrer les blacks - I thought it was vital music. I don’t know whether I had too many people agree with me immediately on that - Méchant visionnaire ! Mais comme il a bossé gamin dans les champs de coton, il connaît bien les gens qu’il va enregistrer plus tard, les blancs comme les noirs. Sam est intarissable sur Ike : «People don’t know that Ike Turner was the first stand-up piano player.» C’est Ike qui invente la distorse avec son ampli crevé, lorsqu’il enregistre le fameux «Rocket 88» - Step in my rocket/ And don’t be late - Entre 1950 et 1954, Sam et Ike vont enregistrer the most outstanding blues performers to be found in Memphis and the Delta. Les teenagers branchés du coin n’écoutaient plus que de la nigger music. La country était réservée aux blancs pauvres et aux péquenauds. Par la violence de son jeu, Ike va lui aussi influencer des tas de guitaristes - Turner would keep up a machine-gun-like barrage of turtuously twisted high notes, bent and broken chords and reiterated trebble-string riffing at the very top of the neck - Et Palmer en arrive à expliquer que le seul qui pouvait lancer l’idée du country blues d’Elvis ne pouvait être que Sam. John Lee Hooker vient lui aussi de Clarksdale et son beau-père Will Moore fréquentait Charley Patton. Mais comme Will Moore venait de Louisiane, il avait une façon de jouer le blues plus hypnotique, one-chord drone blues with darkly insistant vamping, ce qui va bien sûr forger l’esprit d’Hooky. Un Hooky qui cite Albert King comme l’un de ses guitaristes de blues favoris, un Big Albert qui comme Ike va s’installer à Saint-Louis pour démarrer. Mais plutôt que d’imiter B.B. King ou Elmore James, Big Albert va créer une synthèse, playing single-string leads with a broady metallic tone and brawny, heaving phrases that seemed to dig into the beat from the underneath - Palmer parle aussi de menacing riff rock, de bulldozer rhythm, de high-energy guitar leads, oui Big Albert, c’est tout ça, et son album Born Under A Bad Sign est considéré comme the most influential blues album of the sixties. Quant à Little Miton, il vient du même coin, de Greenville. Il pouvait sonner comme n’importe quel autre guitariste de blues, et bien sûr, il démarre chez Sam. Palmer finit son impressionnante galerie de portraits avec Guitar Slim qui fait carrière à la Nouvelle Orleans, et Jimmy Reed qui allait devenir l’un des bluesmen les plus populaires de son temps. Sonny sortit de ce livre un peu sonné.

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             Robert Palmer tourne aussi un film en 1991, Deep Blues - A Musical Pilgrimage To The Crossroads. On y voit RL Burnside gratter le North Mississippi Hill Country Blues chez lui, sur une vieille Fender. Il joue assis sur le perron de sa vieille cabane en bois. Un seul accord, withey. Tout est là. Puis voilà Jessie Mae Hemphill, Abe Young et Napoleon Strickland au fife. Bouncing Ball ! Il émane d’eux quelque chose de très ancien, qui doit remonter à l’antiquité. Sans doute est-ce dû à la grâce du son de fifre, très fellinien. Jessie Mae chante et joue le blues, pas de problème. Elle a quelque chose d’Indien dans le visage. Une prestance d’histoire de destins croisés et de sangs mêlés, de l’ordre du vertige de l’histoire du monde. Ce qu’elle fait est mille fois plus garage que ce que font tous les groupes modernes réunis. Le réalisateur Robert Mugge a l’intelligence de ne pas couper les chansons. Jessie Mae et Rural ont besoin d’une certaine distance pour exprimer ce qu’est le blues, comme dirait l’autre. Et voilà Junior Kimbrough qu’admirait tant Charlie Feathers. Encore une belle leçon de blues. Épouvantable section rythmique, c’est swingué à l’Africaine rampante, une pure merveille de boogaloo. Kimbrough est littéralement lumineux. Il émane de lui toute la bonté de la terre et une sorte de doux génie. Puis Palmer débarque à Greenville pour évoquer la légende de Nelson Street en compagnie de Roosevelt Booba Barnes, un homme des bois couvert de bijoux et effrayé par la caméra. Il joue une sorte de Chicago blues sur une strato noire. Il y a quelque chose d’ineffablement raw dans son style, il gratte ses notes au pouce. On aurait bien aimé qu’il fasse son Eddie C. Campbell. Puis on fait une halte à Clarksdale, le temps de voir Big Jack Johnson claquer son boogie blues. Encore un roi du raw. Un king du cut. Un boss du blues. Un cake du twang. Fabuleuse présence ! Il joue à l’onglet de pouce et pique de vilaines crises de bottleneck. Wow, la teneur de la tenue !

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             Le petit frère de Deep Blues s’appelle You See Me Laughin’, un docu Fat Possum initié par Matthew Johnson, boss de Fat Possum. Le principe du doc est d’aller rendre visite aux vieux de la vieille, The Last Of The Hill Country Bluesmen. On voit CeDell Davis jouer sur son Epihone bleue avec un couteau à beurre. Il raconte qu’il aime les fat women, qu’il a chopé la typhoïde en 1933 et la polio en 1934 - I’ve got one hand but I can play guitar - Rien que pour cette séquence, il faut voir le film. CeDell raconte aussi qu’il jouait avec Robert Nighthawk et là, on retourne dans le book de Robert Palmer. Le pauvre Cedell s’est battu aussi longtemps qu’il a pu, mais son cœur a fini par le lâcher en 2017. Bienvenue chez T. Model Ford ! Il joue sur un gros Peavey et gratte une guitare de metaller. RL Burnside joue la pétaudière avec son fils adoptif Kenny Brown qui est blanc. On les voit taper «Snake Drive» sur scène - On drums, my grandson, Mr Cedric Burnside ! - On annonce aussi la mort de Junior Kimbrough et la disparition de son légendaire juke-joint qui a pris feu. Tout le monde dansait dans ce juke de rêve. Le défaut du docu, c’est qu’on y voit la gueule à Bono, et ça ruine tout. Dommage.

    Signé : Cazengler, Robert Palmerde

    Robert Palmer. Deep Blues. Prentice Hall 2001 

    Robert Mugge & Robert Palmer. Deep Blues - A Musical Pilgrimage To The Crossroads. DVD 1991

    You See Me Laughin’. The Last Of The Hill Country Bluesmen. DVD Fat Possum 2003

     

    Nom de Dion !

     

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             Dion reste la plus obscure des stars de l’urbano-ritale Americana des fifties. Si on ne jure que par Dion, c’est un peu la faute de Johnny Thunders qui ne jurait que par lui. Johnny et Dion avaient deux sacrés points communs : ils partageaient la ritalité des choses et un goût prononcé pour la junk-culture. «Heroin was instant courage», dit Dion today. «It was complete confidence. It did for me what I couldn’t do for myself.»

             Grâce à Dion, on tombe sur un concept monumental : the hydrogen jukebox. Ce concept est de la même importance que l’extraordinaire «Salon des Incohérents» découvert chez François Caradec. Ce sont des concepts qui éclatent comme des révélations et qui pulvérisent la monotonie du quotidien. Davin Seay : «The voice of Dion came exploding out of what Allen Ginsberg called the ‘hydrogen jukebox’ in the ‘50s. Dylan himself would write in the liner notes of the 2000 Dion retrospective King of the New York Streets.» Il n’y a pas que Dylan et Johnny Thunders qui s’extasièrent à l’écoute de l’hydrogen jukebox. Lou Reed a toujours eu du flair pour les goodies : «Lou Reed put it, «to do all the turns... stretch those syllables so effortlessly, soar so high he could reach the sky and dance among the stars forever.»

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             Dans un vieux numéro de Mojo, l’érudit Davin Seay nous troussait un portrait en pied de Dion, dans une langue râpeuse, pas très élastique, pleine de proéminences intéressantes, hérissée de formulations inconfortables, mais d’une redoutable efficacité sémantique. Davin Seay balançait ses vérités émotionnelles comme d’autres énonçaient des paroles d’évangile. Il fallait au moins cela pour restituer la grandeur d’un personnage de légende comme Dion. «With hindsight it’s all too easy to ascribe inspired intent to Dion’s personification as one of the most enduring archetypes in pop history, a stylistic social statement that would, in time, become shorthand for the very essence of Cool itself.» Mister Cool, c’est bien ainsi qu’on perçoit Dion.

             Même si la réalité urbaine du Bronx nous échappe complètement à nous autres les franchouillards mal dégrossis, il faut bien admettre que l’histoire de Dion fascine. «Me and the guys weren’t singing doo wop in front of the candy shop or riding the ‘D’ train», he asserts. «At least we didn’t call it doo wop. It was shotgun Boogie and Lawdy Miss Clawdy and Stagger Lee.» Dion se souvient de ses débuts. Il a eu la chance comme Johnny Cash de se trouver au bon endroit au bon moment. Pendant que le sombre Cash forçait la main de Sam Phillips à Memphis, Dion allait enregistrer des démos au studio Allegro. «I went down on my own to Allegro studio, in the middle of Tin Pan Alley, and cut a demo of Carl Perkins’ Bop The Blues. Pure rockabilly, even though I didn’t know that’s what you called it.» Dion ne se limitait pas au rockab. Il lorgnait aussi vers le blues, et pas n’importe lequel. Dion en a bavé : «I love Burl Ives and Robert Johnson, whose sound took me a long time to translate. It seemed so alien at first, like Chinese music from across a huge ocean.» Et on tombe au plein cœur de ce texte dense et tumultueux sur un hommage terrible à Hank Williams. Cash qui écrit pourtant si bien n’aurait pas fait mieux : «Hank was a high lonesome spectre that, once heard, haunted everything Dion would ever do : ‘He taught me that there might be three verses to a song’, he explains with mystical certitude, ‘but there’s a fourth verse you never hear and that’s the singer... his life, his story, what he brings to the music. That’s what Hank did. He told stories, in that half-talking, half-singing way, philosophing about life on tunes like Pictures From The Other Side and the Funeral.’»

             Et puis on rentre de plein fouet dans la mythologie des gangs, période «Wanderers». Dion fit partie des gangs ritals de New-York. «It was what writers Jane and Michael Stern dubbed ‘hoodlum Baroque’ and Richard Price, author of The Wanderers, would summon up with ‘sharkskin pants, Flagg Brothers dagger-toed roach killers and waterfall pompadours’. It played gleefully on the mainstream panic of juvenile delinquincy and found its own kind of eloquent cultural choregraphy in 1961’s West Side Story, with every artful leap of Jerome Robbins’ homoerotic Jets and Sharks.» Dion va de gang en gang : «Subsquently graduating to the altogether more resolute Baldies, who took their name from the American bald eagle, he skirmished with the Imperial Hoods, the Italian Berettas and the Golden Guineas in turf wars replete with zip guns and brass knuckles.»

             Davin Seay est impérial pour décrire l’ampleur du phénomène Dion : «Reaching the top 30 in the spring of 1958, I Wonder Why achieved in two minutes and 19 seconds a crackling fusion between the music’s street corner legitimacy, exemplified in the Belmonts’ rumbling glissandos, and its vast commercial potential, riding on a rarified updraft of Dion’s clarion lead.» Et ça continue de plus belle : «In between, on stray album cuts like Wonderful Girl and the glorious That’s My Desire, they managed to hold on what had once held them together, that mutual thrill of close-bended harmony.»

             Dion est comme Big Jim Sullivan qui a failli prendre le taxi mortel de Gene Vincent et Eddie Cochran : il est passé à deux doigts de la mort mythique : «He had in fact already felt the chill brush of mortality back in 1958 when, as part of the Winter Dance Party Tour, promoting A Teenager In Love up and down the midwinter Midwest, only his famous frugaliry kept him from buying a seat on the plane ride that took out Buddy Holly, Ritchie Valens and the Big Bopper. «They hired a charter to fly them to the next gig early so they could get off the tour bus for awhile and sleep in a real bed. My share was going to be 35 dollars, a month’s rent fo my parents. I passed.»

             À certains moments, Davin Seay devient pharaoniquement biblique. «But from the opening notes of Dion’s poignant and supremely assured rendition (Abraham, Martin and John), it belongs, like the rest of his canon, solely to him, with Gernhard’s masterfully modulated clarinets and harps and church organ giving the heartfelt sentiments a fitting cinematic sweep... and a generational resonance.»

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             Si on est assez solide pour supporter la variété américaine des early sixties, on peut essayer d’écouter les premiers albums de Dion parus sur Laurie. Quand on écoute Alone With Dion paru en 1961, on voit bien que Dion s’imposait déjà. «PS I Love You» était en fait une merveilleuse pièce de slowah des early sixties, un froti de rêve. Il reprenait sur cet album «Save The Last Dance For Me» et il avait l’avantage de bénéficier d’une vraie voix de stentor. Il pouvait aussi rivaliser avec Sinatra, en attaquant des bluettes comme «Close Your Eyes» et passait au jazz kitschy avec «Fools Rush In». Il a une si belle voix qu’il peut faire le «My One And Only Love» au bar de nuit de charme fatal et taper dans Broadway sans aucun complexe avec «North East End Of The Corner». Fantastique interprète.

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             Runaround Sue date aussi de 1961, et ça ne nous rajeunit pas. Le morceau titre fut le premier hit américain de Dion. On dit que ce sont les Beatles qui l’ont détrôné. Il faut dire que Dion se situait à la lisière de la pop de fête foraine. Il avait déjà ce qu’on appelle une voix, c’est vrai, il suffit d’entendre «Life Is But A Dream» pour s’en convaincre. Sur cet album se trouve l’autre grand hit de Dion, «The Wanderer», un swing du Bronx pour le moins extraordinaire. Il chante du nez, c’est en place, mais aujourd’hui, qui va aller écouter ça ? On retrouve le doo-wop qui fit sa réputation dans «In The Still Of The Night». Dion faisait ce qu’il voulait avec sa voix, même une version bon enfant de «Kansas City» 

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             Lovers Who Wander paraît en 1962. Voilà un album plein de jus. Si tu veux connaître Dion, écoute Dion. Si tu n’écoutes pas ses premiers albums, tu ne pigeras rien au personnage. Il démarre avec le morceau titre qui est le twist du dépôt de la Demi-lune, bien crooné aux chœurs de juke. Comme Dion est un être joyeux, il chante «Come Go With Me» soir et matin, il chante sur les chemins. C’est Bobby Keys qui joue du sax. Avec «Little Diane», il tape dans la vraie pop de désespoir du Bronx. Il prend aussi «Stagger Lee» à la meilleure volée et il passe aux choses très sérieuses avec une reprise de «Shout». Cet album est surprenant de bout en bout. Son Shout vaut tout l’or du Rhin. Quelle énergie ! Il peut tenir longtemps au meilleur jus de juke - She’s good to me/ I’am alrite now - Quel jiver ! Il repart comme un beau diable, c’mon now ! Il retrouve son statut de chanteur extraordinaire avec «Born To Cry» et revient au rock du Bronx avec «Queen of The Hop».

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             Donna The Prima Donna est un pur album de jerk. Avec le morceau titre, Dion tape directement dans le doo-wop des camors. Il faut écouter ça ! Dion mène le bal, c’est indéniable. Pow pow pow, voici «Can’t We Be Sweethearts» embarqué à la fièvre de juke. Dion nous swingue ça à la vie à la mort. C’est admirable de tenue et les autres font du bow bow bow en descente. «Sweet Sweet Baby» ? Mais c’est le jerk du New York des années 50. Dion jerkait déjà l’oss de l’ass. Encore du vieux jerk de rital new-yorkais avec «This Little Girl Of Mine». Sacré Dion, c’est fou ce qu’il sait jerker. Il sait rendre les choses terriblement excitantes. Et c’est torché au sax. Par contre, il tape «Flim Flam» au riff du delta. Quelle classe. On a des clap dans l’oreille gauche. Voilà un cut qui préfigure les Beach Boys. C’est swingué aux clap-hands. Quel fantastique développement ! Même chose pour «This Little Girl» qui est swingué aux clap-hands. Tout ça se déroule dans les jukes new-yorkais et Dion chante comme un démon. Avec «You’re Mine», Dion retape dans le heavy boogie blues. Il est malin comme un renard. Il multiplie ses ooh yeah. Pour l’époque, c’est d’une grande modernité. Il faut aussi écouter «I Can’t Believe», joué à la guitare expansive de flamenco et secoué aux castagnettes. Il connaît les ficelles.

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             Sur la pochette de Ruby Baby, Dion porte un joli pull rouge. Dès le morceau titre qui fait l’ouverture, on retrouve cette voix extraordinaire et colorée qui le rendra indispensable. Ruby est bardé de bonnes dynamiques. Quel son ! Voilà le pur jive new-yorkais, un son en qui tout est comme en un œuf aussi rond qu’harmonieux. Avec «Go Away Little Girl» et sa subtile orchestration, Dion se rapproche de Fred Neil. Il peut aussi rocker la boutica comme on le constate à l’écoute de «Gonna Make It Alone», d’autant qu’il a derrière lui des chœurs de rêve. De l’autre côté rayonne «Will Love Ever Come My Way», pur jus de doo-wop. Leur son est bourré de bonne énergie. Tous les morceaux de cet album sont agréables et bien foutus et il termine avec «Unloved Unwanted Me», une belle pièce pantelante de pop, montée sur un beau son de basse et ça drumbeate bien jungle, avec un léger parfum d’exotica.

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             Fin de l’époque Laurie avec Love Came To Me : doo-wop de rêve (le morceau titre) et coups d’acou bien rythmés («So Long Friend»). On goûtera l’élégance primordiale d’«Heaven Help Me» et la voix de rêve du dieu Dion dans «Then I’ll Be Tired Of You», cut visité au loin par une belle trompette. C’est même admirable d’élasticité mélodique. Oui, Dion chante comme un dion. Il n’est pas convenable d’être aussi primordial. Sion aime Dion, il faut aussi écouter le bon kitsch de «Kissin’ Game». Il crée une sorte d’extase et c’est violonné à la ritale. Dion sonne comme Dylan dans «Candy Man», même timbre new-yorkais. Et il passe au gospel avec «I’m Gonna Make It Somehow». Il tire l’énergie du gospel et les chœurs montent avec des ahhh et des ouhhh, hallelujah ! Il revient au très beau «PS I Love You» d’une extrême pureté mélodique. Quand c’est servi au chant par une voix d’ange, ça devient intolérablement bon. Encore une merveille avec «Could Somebody Take My Place Tonight», fantastique pièce de swing - I love you so ! - C’est embarqué à la stand-up et tapé à l’austère swing new-yorkais.

             Jon Mojo Mills tend son micro à Dion pour Shindig!. Dion dit avoir découvert le blues grâce à John Hammond qui lui passe des albums de Robert Johnson, Furry Lewis, Leroy Carr et Fred McDowell. Il dit suivre le même parcours que Keith Richards, de l’autre côté de l’Atlantique. Pour lui, la force des sixties réside dans le fait que la musique commerciale était aussi du grand art - Oh this is artistic and that’s commercial -  Dion a aussi une anecdote marrante sur John Lennon : il raconte qu’en 1965, il tombe sur John et Ringo dans une boutique de fringues de la 57e rue. John et Dion achètent le même leather jacket. John qui est fan de Dion lui dit qu’il adore «Ruby Baby» et qu’il le jouait sur scène au Star Club de Hambourg. Et donc, le portrait de Dion qui est collé sur la pochette de Sgt Pepper a été découpée sur la pochette de «Ruby Baby». Dion et Dylan sont les seuls musiciens américains à figurer sur la pochette de Sgt Pepper - Yeah good company

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             Wonder Where I’m Bound sort en 1969, année érotique. Avec «I Can’t Help But Wonder Where I’m Bound», Dion sonnerait presque comme Fred Neil. Il navigue aux confins du folk et de la pop élégiaque de type Brill. Quelle ampleur ! Il enchaîne avec une belle cover d’«It’s All Over Now Baby Blue» signé Dylan, comme chacun sait. Oh attention, il prend «A Sunday Kind Of Love» au chat perché, mais il pose si bien sa voix que ça tourne au pur régal. Ce mec est un chanteur exceptionnel, il travaille sa mélodie au demi-chat perché et crée des effets mirifiques. Il prend «Now» à l’ampleur mélodique de la Belmont-mania. C’est une fois de plus digne du Brill. Il tape aussi dans le «Southern Train» de Big Dix. C’est envoyé au choo-choo-shuffle d’harmo et aux vieux coups d’acou, ça joue au gimmick exacerbé par devant et ça strumme comme dans l’Arkansas par derrière. S’ensuit un heavy blues de rêve, «The Seventh Son». Dion le prend à la perfe. Il a une vision exceptionnelle du son. Et il faut entendre la profondeur du son de guitare ! C’est un véritable coup de génie. Le solo s’inscrit dans la voix de son maître et c’est bardé d’effets prescriptifs de la pire espèce.

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             En 1968 sort Dion sur Laurie. Attention, c’est un très bon disque. Il attaque avec l’un de ses hits, «Abraham Martin & John», un pur hit sixties, l’un de ces hits doux qui ensorcelaient, comme ceux de Fred Neil ou de David Crosby. Il enchaîne avec une version balladive du «Purple Haze» de Jimi Hendrix. Il chante d’une voix à l’accent tranchant et il jazze le jive hendrixien à la manière de Duffy Powers. Ça groove et ça flûte sur le delta du Mekong jusqu’à l’horizon. Il fait aussi une reprise du «Tomorrow Is A Long Time» de Dylan, jouée au doux balladif de voix insistante et le couple avec l’«Everybody’s Talking» de Fred Neil, comme par hasard. Dion sait manier la beauté pure. Il passe au heavy blues des ténèbres avec «Sonny Boy». Il sait créer les conditions de la magie. Il revient à Fred Neil avec «The Dolphins». Il chante d’une voix tellement parfaite qu’il peut aller traîner dans les eaux de Fred Neil sans rougir. Il a le même sens océanique. On est là dans la pureté mélodique absolue. En B, on tombe sur un «Sun Fun Song» assez élégiaque, mélodique et orchestré aux trompettes de Sgt Pepper. Dion maintient le cap mélodieux d’une voix d’accents tranchants. Quelle ampleur ! Encore de la pure magie mélodique avec «From Both Sides Now». Une vraie fleur du paradis. Il oscille d’une voix de rêve éveillé.

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             Avec Sit Down Old Friend paru deux ans plus tard, il entre dans une période résolument folky folkah. Diaphane et éperdu, «Natural Man» sonne comme du Nick Drake. Dion porte une petite moustache et il ressemble au batteur de Creedence. Il tape son «Jammed Up Blues» à coups d’acou et il fait le virtuose à la manière de John Hammond. Dion est un fantastique guitariste de blues ambiancier. Il tape plus loin une cover de «You Can’t Juge A Book By The Cover» et fait son petit primitif. Il attaque sa B avec une reprise de Jacques Brel, «If We Only Have Love» et ça sonne comme «Le Partisan». Mais ça ne fonctionne pas. Avec «Sweet Pea», il revient au blues de primate évolué. Pas de doute, Dion sait jouer le blues. Avec le morceau titre qui referme la marche, on note l’excellence du timbre de Dion.

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             On considère Sanctuary comme un classique, mais ce n’est qu’un album de folk américain sans retentissement, même si certains cuts comme le morceau titre sont des balladifs d’ampleur considérable. Avec «Willigo», on ne retient que la voix. Toujours la voix. Rien que la voix. De cut en cut, Dion touille son petit brouet de folkah sans se presser. En B, il tape son vieux «Wanderer» à coups d’acou et revient aussi sur «Abraham Martin & John». Le grand art de Dion, c’est cette façon de chanter perché à l’harmonique tutélaire. Il reprend aussi son vieux «Ruby Baby» et ça passe comme une lettre à la poste.      

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             La même année sort You’re Not Alone, et sur la pochette, il gratte ses poux. Donc pas de surprise. On se régale de «Sunniland», balladif doux et intimiste. Dion est un être chaud et humide. Il sait gérer la douceur du temps qui passe. Arrive «Windows», folky comme pas deux et beau comme un cœur. Pas de vagues. Tout est paisible sur cet album. Son «Peaceful Place» est magnifique de pacifisme éberlué. Dion sait poser sa voix sur l’eau calme d’une étendue. De l’autre côté, il tape à deux reprises dans les Beatles. D’abord avec «Let It Be», puis avec «Blackbird». Mais le hit de l’album, c’est «The Stuff I Got», joué au blues rock de bonne augure et swingué à l’acou. Dion est un petit futé. Il garde ses vieux réflexes belmontiens. Voilà ce qu’il faut bien appeler un cut parfait, ce qui est toujours plus intéressant qu’un cul parfait. Il fait aussi des miracles avec «Josie». Il fait couler son miel de voix mélodieuse sur le velours de ton estomac.       

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             L’année suivante, il revient au folk pur avec Suite For Last Summer. Avec «Running Close Behind You», il tape dans le folky road blues. Il nous gratte ça au petit gimmick scintillant et il chante avec l’autorité d’un donneur de leçons. Les parties de guitare sont comme toujours parfaitement exquises. Il fait de sacrées confidences dans «Traveller In The rain» - I’m a friend of the darkness/ Traveller in the rain/ I’ll be gone before the daybreak comes again - Et il enchaîne avec «Tennessee Madonna», une belle chanson d’amour hantée. Cet album est celui des balladifs romantiques. Tout est beau et chanté d’une voix pleine aux as, comme par exemple «Jennifer Knew», balladif violonné aux nappes brunes d’un automne fuyant. 

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             Comme Brian Wilson, Dion fait l’expérience d’un enregistrement avec Phil Spector. Il s’agit de Born To Be With You. On retrouve tout en double : «There were ten guitar payers, nous dit Dion, «as many backing singers, two drummers, two bass players, two vibists, and even more people on the control booth.» Totor voulait Dion, et Dion voulait Totor. Mais ça ne s’est pas très bien passé et Dion est parti avant la fin. Il manquait deux morceaux. Cet album fait partie des classiques du rock américain. Dès le morceau titre, on retrouve la patte d’écho spectorienne. On compte pas mal de célébrités dans le studio : Jesse Ed Davis, Hal Blaine, Klaus Voorman, Jerry Cole, Bobby Keyes, Barry Mann, pour n’en citer que quelques-uns. Dion et Totor tapent dans «Make The Woman Love Me» de Mann & Weil, une pièce de pop extraordinaire. Retour au pur Spector sound avec «(He’s Got) The Whole World In His Hands». Dion chante à la décontracte du Bronx. Il fait son ménestrel de l’impossible et ça marche. De l’autre côté, il tape dans «Only You Know», un hit de pop lourde signé Spector & Goffin. Inutile d’ajouter que c’est un hit parfait, hanté de l’intérieur par un beat lourd et majestueux. «New York City Song» est l’un des deux titres non produits par Totor. C’est une pure merveille - Ain’t it funny baby/ That we’ve taken different roads - Et on revient à la pop de rêve avec un «In And Out Of The Shadows» signé Spector & Goffin. C’est la combinaison gagnante : la voix, la chanson, le producteur de génie, donc le son. Dion chante ça à gorge déployée. Il devient alors l’un des géants d’Amérique. 

             Pour les beaux yeux de Jon Mojo Mills, Dion revient sur l’épisode Totor - Working with Phil Spector was a trip - Il dit être allé dans son château de Los Angeles. Totor et lui répétaient ensemble les chansons de l’album dans cette pièce où se trouvait le piano, la table de billard et des tas de portraits au mur, Muhammad Ali, Einstein, Friedrich Nietzsche, Bertrand Russell, Bernard Shaw, avec lesquels nous dit Dion Totor s’identifiait complètement. C’était un mec très différent, quite tumultuous, a little crazy, but I loved being with Phil. Son ami Nino Tempo jouait de la trompette. Il évoque aussi la foule dans le control room pendant l’enregistrement, Sonny & Cher, Springsteen, et même Jack Nicholson. Avec le recul, il pense que Born To Be With You est l’album parfait. Ça tombe bien car on pense exactement la même chose. 

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             Le morceau titre de Sweetheart est une pure merveille de pop violonnée à la Fred Neil. Encore de la pop de rêve ! «The Way You Do The Things You Do» qui ouvre le bal de l’album est de bonne augure, car c’est de la good time music new-yorkaise finement violonnée et Dion chante à l’admirabilité suprême des choses. Avec «Queen of 59», Dion sonne comme le Kim d’«International Heroes». Par contre, «You Showed Me What Love Is» va plus sur le rock, avec un beat plus soutenu. Dion retrouve vite ses marques océaniques avec «Hey My Love» et «On The Night», cette pièce de grande pop américaine qui prend bien son temps et que rien ne presse. Nom de Dion, quelle élégance ! Un léger parfum de Stonesy plane sur «Lover By Supreme». Dion sait faire claquer ses vieux accords - I’m a lover boy supreme !   

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             Pochette putassière pour Return Of The Wanderer qui sort en 1978. Avec «Heart Of Saturday Night», il donne le la : il va droit sur la good time music, celle qui fait battre les petits cœurs adolescents. Il prend le prétexte de «Guitar Queen» pour rendre hommage à la grande Bonnie Raitt - Robert Johnson let her records/ And Johnny taught her slide guitar - Il parle de John Hammond, bien sûr. Il attaque l’autre côté avec «Brooklyn Dodger», un balladif absolument fantastique - And if I had my leather jacket/ I swear I’d give it another try - C’est à la fois puissant et mélancolique, et un extraordinaire solo de sax à la Bernard Hermann embarque le cut au firmament. Franchement, il faut avoir entendu ça au moins une fois dans sa vie. Pour finir, il reprend le vieux «Do You Believe In Magic» des Lovin’ Spoonful. Oh, ça lui va comme un gant. C’est même effarant de qualité. 

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             En en 1980, Dion va entrer dans sa période mystique, comme Candi Staton. Il va enfiler une série d’albums d’obédience évangélique et chanter les louanges de Jésus. Le premier album de cette série s’appelle Inside Job. Il porte sa fameuse casquette de Gavroche. Il attaque son chemin de croix avec «I Believe» histoire de balayer toute ambiguïté. Selon Dion, croire en Jésus, c’est la même chose que de tomber amoureux d’une fille. «Center Of My Life» est un superbe balladif velouté à la belle voix lumineuse. En en B, on trouve deux bons cuts, «New Jersey Wife», mid-tempo new-yorkais bien senti - Search for your own tomorrow - et «Man In The Glass», où il mène le rock à la baguette. Il n’a rien perdu de sa fougue d’antan.  

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             L’année suivante sort Only Jesus. Dion porte toujours sa casquette. Beau cut que ce «The Best». C’est du folk-rock de haut rang et «It’s Gonna Rain» se veut mid-tempique, bien soigné, bordé aux chœurs et orchestré à la new-yorkaise. S’ensuit le morceau titre de l’album qui par son fil mélodique renvoie directement à Procol Harum. En effet, on se croirait sur «Salty Dog». De l’autre côté, il fait du Lord au heavy blues avec «Thank You Lord» et ça vient saxer à la mode du Bronx. Il termine avec «Greater Is He». Pour Dion, Jésus est un vrai héros. Il peut chanter ses louages sur des albums entiers. Sacré Dion !           

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             On continue de patauger dans l’eau bénite avec I Put Away My Idols. Il tape dans le gospel de reggae pour «Trust In The Lord». Il se réclame de Saint-Mathieu - Là où se trouve votre trésor, c’est dans votre cœur - ce qui ne veut rien dire, si on voit le cœur comme un muscle. Mais chez les ritals, ça finit toujours dans la bondieuserie. Par contre, avec «Daddy», on retrouve le bon vieux Dion de substance, celui des chansons palpables. Il redemande à son père de lui raconter l’histoire de Jésus. On s’en serait douté. En B, on se régalera de «They Won’t Tell You», un vrai rock de Dion, bien emmené et bien senti - Jesus will always be your friend - Et il revient au balladif de charme infernal avec «Healing», et le petit côté Fred Neil - And healing just another world for love - fantastique ! C’est la pop de rêve à laquelle Dion nous avait habitués dans ses anciens albums. Dion crée son monde et chante vraiment comme un dieu.        

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             Excellent album que ce Kingdom In The Streets paru en 1985. Dion sourit sur la pochette. Il porte sa casquette de Gavroche et un blouson de cuir noir. Trois belles énormités se nichent sur cet album, à commencer par «Crazy Too (Fallen In Love)», chanté au chant puissant - My friends I’ve gone crazy - Quel fabuleux groove new-yorkais ! C’est suivi au sax et battu sec. Dion s’impose comme d’habitude, par la seule qualité de son timbre. Aussi énorme, voici «He Hears Them All», un balladif imparable, monté sur un bon beat entraînant. Dion enchante - As shoulder to shoulder we stand at his throne/ As we raise our voices in song - Ce mec est très convainquant. En B, on tombe sur l’effarant «I’ve Come Too Far». Il met God à toutes les sauces. Après le simili-reggae,  voici le heavy blues. C’est admirable car saxé. Dion raconte sa libération - He released me from my  pain/ Kept me from going totally insane/ Now I stand firmly in the rock/ Yes and I praise his holy name.    

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             Avec Velvet And Steel, Dion replonge de plus belle dans la religiosité. Il rend un percutant hommage à God avec «Hymn To Him» et parle beaucoup de Jésus. Dans «Just Talk To Him», il parle à Lui, c’est-à-dire Jésus et «I Love Jesus Now» ne laisse aucun doute sur le fond de sa pensée. Il chante «Another Saturday Night In Heaven» avec toute la gouaille du Bronx dont il est capable et passe «Prayers» en mode balladif, mais sur une très belle mélodie chant. Il y évoque les ancient men et les ancient shrines - prayers spoken soft in desperation

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             Dave Edmunds produit Yo Frankie, un album paru en 1989. Sur la pochette intérieure, on peut lire un fantastique éloge de Lou Reed. On l’entend d’ailleurs faire les backing sur «King Of The New York Streets» qui ouvre le bal de l’album - I didn’t need no bodyguard/ I just ruled from my backyard/ Livin’ fast livin’ hard - Sur le morceau titre, on entend une fantastique bassline de Phil Chen - You might want a movie star type/ I don’t go for that show-business hype - Quelle fantastique allure ! On sent le chanteur à l’aise et auréolé de légende. Il attaque la face cachée de la lune avec un «Drive All Night» en bonne santé et visité par un solo de sax extrêmement avantageux. C’est vraiment la fête. Et voilà la bombe de l’album : «Always In The Rain», un cut digne du Brill. On y retrouve même les castagnettes de Totor. C’est une tradition qui remonte à loin dans le temps, au temps où on savait produire des chansons. Et dans «Tower Of Love», Dion nous refait le coup du solo de sax en fin de parcours. Les mid-tempos balladifs de Dion restent des modèles inégalables - We’ll blend it together/ We’ll build a tower of love - Beat that, comme dirait Jerry Lee.                 

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             Il porte toujours sa casquette sur la pochette de Fire In The Night. Il y aligne une série de cuts pop un peu passe-partout. Du radio friendly, comme diraient les Anglais. Ça pue un peu le Dire Straight et le Spingsteen. «Hollywood» sonne comme du Stevie Wonder commercial. Berk. De l’autre côté, il redescend dans la rue pour «All Quiet On 34th Street» et il raconte l’errance. Il fait du pur jus de Stevie Wonder avec «You Are My Star». On retrouve enfin le grand Dion mélodique. Et il finit avec un fameux «Poor Boy». À la limite, c’est dans la good time music qu’il se sent le mieux - Lost in the heart of the city/ hanging out on the corner.  

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             Le Deja Nu sorti sur Ace en l’an 2000 est un disque bourré de bon doo-wop et de basse sourde. Comme à son habitude, Dion donne bien de la voix. Avec «Hug My Radiator», il donne un fantastique exemple de l’expressivité du rock’n’roll à la new-yorkaise : son plein et chœurs de rêve. Les trois vieux copains de Dion font des chœurs de doo-wop extraordinaires. Franchement, quand on écoute «I New York City» ça crève les yeux : Dion chante comme un dieu. Il peut créer les conditions de l’ampleur urbaine. Sur «Ride With You», il sonne presque comme Joe Cocker. On comprend que Totor se soit intéressé de près à un chanteur comme Dion, surtout lorsqu’on l’entend chanter «Book Of Dreams». Il tape aussi dans le heavy blues d’ampleur considérable avec «If You Wanna Rock & Roll». Dion est véritablement the real deal, the best thing on the block. Il passe un bel hommage à Buddy avec «Everyday (That I’m With You)». Il faut se souvenir que le jeune Dion se trouvait dans le bus de la tournée fatale - We dreamed the dream - Dion est un chanteur hors du commun. Il sait poser sa voix et traiter d’égal à égal avec les meilleurs balladifs. Encore un coup de maître avec «Hey Suzy». Franchement, Dion sait dresser une table.    

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             Bronx In Blue compte aussi parmi le grands classiques de Dion, et ce pour quatre raisons. Un, ce bel hommage à Bo avec une reprise de «Who Do You Love». Le son ! La pureté du claquage ! Dion est dessus, coiffé de son béret. C’est probablement l’un des plus beaux hommages jamais rendus à Bo. Dion gratte ses coups d’acou avec la prestance d’un seigneur de l’an Mil. Il atteint des profondeurs de ton exceptionnelles. Ça fait vraiment plaisir à voir. C’mon ! Dion sait serpenter et ramper au mieux des intérêts de Bo. Deux, une reprise de Wolf édifiante, «Built For Comfort» - Some folk feel like this/ Some folk feel like that - Il fait bien le traînard wolfien - Cause I dig the comfort - Une vraie pétarade de Dion Bouton ! Yeah babe ! Il mouille ses syllabes et c’est gorgé de son. Trois, une autre reprise de Wolf, «How Many More Years» que Dion chante à plein gosier. Et quatre : une superbe reprise d’Hank Wiliams, «Honky Tonk Blues». Ça lui va comme un gant. Mais il tape aussi d’autres classiques terribles comme le «Baby What You Want Me To Do» de Jimmy Reed, admirable de traînarderie, ou «You’re The One» qu’il prend à la voix idoine. Il tape aussi dans le vieux Robert avec «Travellin’ Riverside Blues», monté sur une belle rythmique opaque, et il place des coups d’acou nerveux et fouillés, infestés de tortillettes andalouses.     

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             Dion ne chante pas que du Skip James sur Son Of Skip James paru en 2007. Il attaque avec le «Nadine» de Chuck et en sort une version sourde comme un pot. Dion a le même sens de prod que Dave Edmunds. Il enchaîne avec une fantastique reprise du «My Babe» de Big Dix. Sa voix porte au loin. Il tape le «Drop Down Man» de Sleepy John Estes au bon fouillis de son de cabane de Bronx. Il chante à la diction mouillée - Two trains running never go my way - C’est effarant de son. Il joue aussi «Hoochie Coochie Man» à la bonne affaire et même si ça sent le cousu de fil blanc, le fouillis du son le lave de tous ses péchés. Dans les notes de pochette, Dion raconte qu’il fréquentait Dylan à l’époque des sessions CBS et d’ailleurs il fait une reprise admirable de «Baby I’m In The Mood». Puis il gratte «I’m A Guitar King» à l’ongle sec. On entend les cordes vibrer. Excellent ! Ce n’est que sur le tard qu’il va taper dans Skip avec «Devil Got My Woman». Il chante ça au traîné de malveillance. Dion fait un portrait de Skip - He was a beautiful shy, mysterious dude who sang like he was from outer space - Le pauvre Dion essaye de retrouver le fil de Skip. Il tape aussi dans Robert avec «If I Had Possession Over Judgment Day». Il joue avec entrain et se montre plus viandu que John Hammond.

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             Comme l’indique son nom, l’album Heroes est un album de reprises, et ho let’s go ! Quelles reprises ! Ouverture du bal avec «Summertime Blues». Dion a LA vraie voix et il gratte ça sec. Excellent. Version bien teigneuse et classieuse à la fois. Il roule les paroles mythiques dans la farine de sa maturité. On ne sautait espérer un chanteur plus adapté au vif argent d’Eddie. Il prend ensuite «Come On Let’s Go» au chat perché et c’est excellent. Il navigue au gros solotage new-yorkais et c’est bourré de sons de guitares irréelles. Le son, baby, rien que le son ! Il ramène ça dans la Bamba, oh mais c’est vrai, il connaît bien Ritchie Valens, puisqu’il se trouvait dans le bus de la tournée fatale, en février 1959. Tiens, justement il tape dans le «Rave On» de Buddy qu’il voyait jouer tous les soirs, lors de cette tournée de 1959. C’est un bonheur que d’écouter Dion chanter ça. Il rajoute du plomb dans l’aile du vieux hit de Buddy. C’est incroyable ce qu’il chante bien ces vieux hits poussiéreux. Il tape aussi dans «Believe What You Say» des frères Burnette et dans «Be Bop A Lula», et même dans le «Runaway» de Del Shannon qu’il surpasse, car il en fait une version beaucoup plus terrienne avec des woa woa woa plus maîtrisés. Puis il passe à «Jailhouse Rock» et Don jette toute sa prestance dans la balance. Il prend «I Walk The Line» au vieux tagagda des Memphis Three, ce n’est pas la même voix, bien sûr, mais quelle viande de son ! S’ensuivent des versions extrêmement solides de «Blue Suede Shoes», de «Who Do You Love» et de «Sweet Little Rock And Roller» et ainsi va la vie. 

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             En 2010, Dave Marsh dit à Dion que ses trois derniers albums sont les meilleurs. Dopé par le compliment, Dion enregistre Tank Full Of Blues, un album terrible. Il joue le boogie blues avec toute la niaque du Bronx. Il rend hommage à Dave Marsh avec «I Read It (In The Rolling Stone)». Il le considère comme le grand gourou du journalisme rock. Ça commence vraiment à chauffer avec «Holly Brown», un fantastique boogie blues chanté à pleine voix. Dion reste éclatant comme pas deux. Avec lui, on est sûr de connaître la plénitude. Il ramone plus loin la cheminée de «Do You Love Me Baby» avec la niaque d’un nègre de Baton Rouge. Il montre le même genre de puissance invertie. Il traite ensuite «You Keep Me Cryin’» au beat pulsatif. Dion sait mener sa barcasse. Il file à la patte du caméléon et sort un cut énorme, bien tendu, avec la voix toujours posée et soudain, il claque une espèce de solo à l’éparpillée. La classe absolue ! - What can I do ? What can I say ? - et il y va du menton - Someday baby I won’t cry no more ! - Encore plus énorme : voici «My Michelle», un stomp digne de «High Heel Sneakers» - Dion a décidé de casser la boutica, alors il réveille les morts de la tranchée d’Epernay - Mitchelle ma belle you’re sweet as hell/ hey Mitchelle I saw you dance across the poem ! - «I’m Ready To Go» sonne comme un hit dès la première mesure. On a là une grosse basse et une pulsion parfaite. Dion a toujours su créer l’événement et il termine ce faramineux album avec «Bronx Poem» - I was born on the Bronx on a strange day I guess you can say - Il chante du rap à la Dylan - he blessed me beyond wy mildest dreams - et il lance ses Yo life is hard et ses Yo allelujah ! Et puis il brode à l’infini, yankees, JFK, delta blues...

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             Un live qui date de 1971 refait surface : Recorded Live At The Bitter End. Il attaque avec une belle reprise de Dylan, «Mama You’ve Been On My Mind». On retrouve sa tenue de voix impeccable. Avec «Too Much Monkey Business», il joue un peu à l’élégance de l’acou, comme John Hammond - This is an old Chuck Berry song ! - Il fait là encore une belle cover de voix mûre. Dion sonne comme un dandy du rock. Si Oscar Wilde avait pu chanter, peut-être aurait-il sonné comme Dion. Il revient à Dylan avec «One Two Many Mornings». Il le prend du nez et reste interminablement bon. Il tape aussi dans les Beatles avec l’indicible «Blackbird» et va chercher la mélodie très haut dans la stratosphère. Il tape aussi dans le boogie blues avec «You Better Watch Yourself». Pour lui, c’est facile, comme il joue très bien de la guitare, forcément, ça aide. Il aligne ensuite une série de hits imparables, «Don’t Start Me Talking» de Sonny Boy Williamson, «Sanctuary», «Wanderer» et «Ruby baby», qu’il chante très haut.

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             New York Is My Home date de 2016. Pas de hit en particulier, mais du son et une voix. Dès «Aces Up Your Sleeve», il sort le grand jeu, c’est-à-dire sa voix et le gros son.  Avec le morceau titre, il s’approprie la ville - She is everything - Il passe du heavy blues au rock’n’roll et revient au vieux boogie avec le «Kate Mae» de Lightnin’ Hopkins. Dion ne se casse plus la tête. Pour «Ride With Me», il fait tourner une moto dans le studio, comme le fit Shadow Morton au temps des Shangri-Las. Il lance ainsi son cut, qui par ailleurs se révèle excellent. Il co-écrit aussi avec Scott Kempner des Dictators. Résultat : «Visionary Heart» qui sonne hélas comme du rock FM. Il boucle avec un vieux boogie d’Hudson Whittaker, «It Ain’t For It». Implacable, c’est sûr. Dion adore le boogie - Spend my money - Il adore le vieux boogie des années de braise. On le comprend.

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             Norton vient de sortir le mythique Lost Album de Dion, Kicking Child. Franchement cet album vaut non seulement le déplacement, mais aussi le rapatriement. Pour de multiples raisons, à commencer par l’infernal «Now». On y assiste à l’extraordinaire mobilisation des grandes heures du Duc de Dion. Il semble tout balayer sur son passage. La puissance de son chant règne sans partage sur l’empire des sens. On note aussi qu’il est à l’époque très influencé par Dylan : le morceau titre d’ouverture du bal est là pour nous le rappeler. Il joue ça très laid-back à l’écho du temps. Même chose avec «Baby I’m In The Mood For You» et «Two Ton Feather» : Mood est une reprise de Dylan, Dion claque ce prodigieux heavy boogie aux meilleures guitares de l’époque et le démon qu’on entend s’appelle Johnny Falbo. On l’entend refaire des siennes dans «Two Ton Feather» d’inspiration dylanesque. Parmi les autres énormités, on trouve «I Can’t Help But Wonder Where I’m Bound», fabuleux shoot de Dion chanté à l’extrême onction. N’oublions pas que Tom Wilson, le producteur de «Like A Rolling Stone» et de «The Sound Of Silence», veille au grain. Nouvelle merveille prospective avec «Wake Up Baby», pur jus de wandering jangling guitars, c’est une ode au génie des lieux, Dion sonne comme un dieu. Il fait encore une cover de Dylan avec «Farewell». Mais quand il tape dans «It’s All Over Now Baby Blue», on se dit qu’on pourrait aussi écouter la version originale. À force de dylaner dans le jangling, Dion s’affaiblit.

             Dion dit qu’à l’époque de Kicking Child, il était out of his mind on drugs. Il est sidéré après coup de voir que le drug fog n’altérait que ses relations avec les gens, pas la musique. Il avoue avoir adoré Dylan à l’époque et les groupes anglais, Kinks, Animals, alors il a monté un petit groupe pour enregistrer Kicking, avec Carlo des Belmonts au beurre, son pote Johnny Falbo on guitar, Pete Falciglia qui n’était même pas bassiste on bass et Al Kooper. Grâce à Billy Miller et Miriam Linna, l’album sort enfin. Quand Jon Mojo Mills lui demande s’il connaît Dylan, Dion dit oui,  ça remonte au temps de la fameuse tournée avec Buddy Holly, Dylan jouait dans le groupe de Bobby Vee sous le nom d’Elston Gunn. Puis Dion le retrouve plus tard à New York au studio Columbia, ils ont le même producteur, Tom Wilson, qui justement va produire Kicking Child. C’est Tom Wilson qui propose à Dylan d’enregistrer avec un groupe de rock. Wilson overdubbe la voix de Dylan sur du rock pour lui donner un modèle et Dylan trouve ça vraiment excellent. Dion est fasciné par Dylan - That guy is, you know, just genius - Fasciné par Dylan, oui, qui ne le serait pas ?

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             Dion revient dans l’actu avec un étrange album, Blues With Friends. Pourquoi étrange ? Parce que c’est un album de vieux, comme on en voit tant de nos jours. Comme Dion est vieux, forcément tous ses copains sont vieux et ça donne un vieil album. Trois cuts sortent un peu du lot, à commence par «Stumbling Blues» avec Jimmy & Jerry Vivino. Ça chante au raw de lounge, à la Louis Armstrong et du coup Dion renoue avec sa légende de petit mec génial. Sur «Bam Bang Boom», c’est Billy Gibbons qui l’accompagne et c’est tout de suite allumé, car la vieille barbe de Zizi a le sens du groove. C’est heavy as hell, le barbu rôde dans le son. Troisième point fort : «I Got Nothing» avec Van Morrison et Joe Louis Walker. Le gras double de Joe Louie change la donne. C’est le seul vrai cut de blues de l’album. Car oui, le reste n’est pas jojo, même si les invités prestigieux se bousculent au portillon, tiens, comme Joe Bonamassa, qui joue dans le «Blues Comin’ On» d’ouverture de bal. C’est du gros sans surprise, du prévisible de foire du trône qui n’a plus grand chose à voir avec le blues et c’est bien ce qu’on déteste dans cette histoire : le détournement, ou pire encore, la récupération du blues par les blancs, l’abolition de l’esprit du blues au profit d’une mascarade prétentieuse. «Kickin’ Child» sent aussi la putasserie. Nom de Dion botte en touche avec un groove replet et pépère. Il perd toute sa crédibilité. Brian Setzer vient duetter sur «Uptown Number 7» et le détourne pour en faire du swing et ça devient la foire à la saucisse. Il ne manque plus que Stong et Slosh. Voilà Jeff Beck sur «Can’t Start Over Again», trop beau pour être vrai, mais Jeff Beck sur cet album, ça ne veut rien dire. Même chose pour John Hammond. On se demande ce qu’il fout là. Tous les invités redoublent de belles giclées bien propres sur elles, mais tout est atrocement prévisible. On entend aussi Paul Simon dans «Joy For Sam Cooke» et l’album finit par ressembler à une galerie de singes savants. Tous les solos de guitare se ressemblent. Mais avec John Hammond qui revient une deuxième fois sur «Told You Once In August», c’est un peu plus sérieux car plus rootsy. Le son de ses cordes vient de la nuit des temps du blues. Mais il serait plus simple d’aller écouter Joe Callicott. Disons que John Hammond a encore un peu de crédibilité avec sa guitare, mais Dion n’en a aucune. Et puis ça finit tragiquement avec Van Zandt et puis le pire, Springsteen.

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             Ah tiens, encore un album de vieux ! Dion revient dans le rond de l’actu avec Stomping Ground, une espèce de suite de l’album précédent, car sur chacun des 14 cuts, Dion reçoit des invités. Toujours la même histoire : on a les invités qu’on peut. Si on veut sauver un cut, alors ce sera le morceau titre, car l’invité s’appelle Billy Gibbons et il ramène de la viande. Avec Billy, on sort du pré carré des demi-portions. On sauvera aussi le «Cryin’ Shame» car Sonny Landreth accompagne Nom de Dion. On retrouve même le chant têtu qu’on aime bien. Le reste n’a guère d’intérêt, Dion collectionne les resucées et les vieux boogies usés jusqu’à la corde («Take It Back»), ça tourne au pathétique avec les vieux crabes habituels, Clapton, Springsteen, Frampton, Knopfler, il ne manque plus que Stong et Slosh, et en bonus, le chanteur Bonus. Quelle déconfiture ! Grâce à la vulgarité putassière de certains cuts, l’album descend en dessous de tout. Nom de Dion chante pourtant comme du dieu sur «The Night Is Young», un heavy balladif de 42nd Street. Son «I’ve Got To Get You» sonne comme du Canned Heat on fire, il y a de beaux restes, heureusement. Le problème c’est que tous les invités essayent de chanter aussi bien que Nom de Dion, mais c’est impossible, comme ce fut le cas sur The Last Man Standing de Jerry Lee, où les invités se ridiculisaient. Tous ces pauvres mecs ramènent leur petite glotte et leur couteau, mais face à une présence tutélaire comme Nom de Dion, ils font pâle figure. Avec Lanegan, on retient quatre grands chanteurs américains : Iggy, Nom de Dion, Jimbo et Jerry Lee. Par contre, Nom de Dion réussit l’exploit de massacrer le «Red House» de l’ami Jimi. Le petit blanc ne fait pas le poids face au Voodoo Chile. C’est d’ailleurs le cas de tous les blancs dégénérés. À force d’efforts commerciaux, Nom de Dion finit par perdre un peu la face. Au plan artistique, c’est pas loin du KO technique. Le dernier cut, «I’ve Been Watching» qu’il chante en duo avec Rickie Lee Jones sonne comme une collusion entre le scoubidou et l’huître, tellement les accords de voix sont catastrophiques. Nom de Dion nous laissera donc sur une mauvaise impression. 

    Signé : Cazengler, Fion

    Dion. Alone With Dion. Laurie Records 1961

    Dion. Runaround Sue. Laurie Records 1961 

    Dion. Lovers Who Wander. Laurie Records 1962

    Dion. Donna The Prima Donna. Columbia 1963

    Dion. Ruby Baby. Columbia 1963        

    Dion. Love Came To Me. Laurie Records 1963

    Dion. Dion. Laurie Records 1968

    Dion. Wonder Where I’m Bound. Columbia 1969

    Dion. Sit Down Old Friend. Warner Bros. Records 1970

    Dion. Sanctuary. Warner Bros. Records 1971               

    Dion. You’re Not Alone. Warner Bros. Records 1971              

    Dion. Suite For Last Summer. Warner Bros. Records 1972

    Dion. Born To Be With You. Phil Spector International 1975       

    Dion. Sweetheart. Warner Bros. Records 1976   

    Dion. Return Of The Wanderer. Lifesong Records 1978          

    Dion. Inside Job. DaySpring Records 1980     

    Dion. Only Jesus. DaySpring Records 1981             

    Dion. I Put Away My Idols. DaySpring Records 1983          

    Dion. Kingdom In The Streets. Myrrrh 1985                      

    Dion. Velvet And Steel. DaySpring Records 1986  

    Dion. Yo Frankie. Arista 1989                      

    Dion. Fire In The Night. Ace 1990                                  

    Dion. Deja Nu. Ace 2000   

    Dion. Bronx In Blue. SPV Records 2006     

    Dion. Son Of Skip James. SPV GmBh 2007

    Dion. Heroes. Sagaro Road Records 2008   

    Dion. Tank Full Of Blues. Blue Horizon 2011

    Dion. Recorded Live At The Bitter End. Ace Records 2015

    Dion. New York Is My Home. The Orchard 2016

    Dion. Kicking Child - The Lost Album 1965. Norton Records 2017

    Dion. Blues With Friends. Keeping The Blues Alive Records 2020

    Dion. Stomping Ground. Keeping The Blues Alive Records 2021

    Davin Seay : Dion The King of New York. Mojo # 147. Mai 2006

    Jon Mojo Mills : Attraction works better then promotion. Shindig! # 120 - October 2021

     

     

    L’avenir du rock

    - Wildhearts of gold (Part Two)

     

             L’avenir du rock sort du garage et se présente au guichet pour obtenir son certificat de contrôle technique. Assis devant son ordi, le mec tape les infos qu’il a recueillies au cours du scan et les commente d’une voix lénifiante :

             — Pour un vieux châssis, vous vous en sortez bien, avenir du rock. Vous dites dater de 54, c’est ça ?

             — Oui, j’ai choisi Sun pour simplifier les choses. Sister Rosetta Tharpe était là avant, mais je ne veux pas rentrer dans ces controverses d’historiens à la petite semaine, ça me fatigue.

             — Ça vous fait donc 68 ans d’activité. Pas mal pour un châssis de 68 ans. Très peu de corrosion, il faudra juste surveiller les rotules directionnelles...

             — Oh je sais, vous me dites ça tous les deux ans. Elles finissent par avoir du jeu, on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs, pas vrai ?

             — Côté cerveau-moteur, évitez les pointes de température. L’été, mettez-vous à l’ombre, il n’est pas certain que vos composants aient conservé leurs caractéristiques psychédéliques.

             — Vous allez trouver curieux que je vous dise ça, mais j’ai la nette impressions que mes tendances psychédéliques s’aggravent...

             — Ce n’est pas forcément bon signe. Essayez l’huile de foie de morue, ça décongestionne le cerveau-moteur, et en même temps ça renforce les pulsions libidinales. Vous allez retrouver votre punch de jeune avenir ! Pensez aussi à vous dégraisser le circuit respiratoire de temps en temps, il me semble drôlement encombré.

             — Oui, je sais. C’est la chique. En hommage à Charlie Feathers, je crache ma chique à distance, environ trois mètres, dans un pot. Avec de l’entraînement, on y arrive facilement.

             — Ah c’est pour ça que vous avez les dents dégueulasses ! J’allais justement y venir. Il faudrait penser à les faire nettoyer, ça vous fait la gueule d’un croque-mort chinois dans un western. Mais il n’y a aucune obligation. Les dents ne sont pas considérées comme un organe de sécurité.

             — Tant mieux, car j’ai horreur des dents blanches. Fuck it !

             — Côté cœur, impec. Rien à redire !

             — Et vous savez pourquoi ? Parce que c’est un cœur sauvage, un Wildheart !

     

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             Étrange coïncidence : au moment où l’avenir du rock s’extasie sur les Wildhearts, leur nouvel album paraît en Angleterre. 21st Century Love Songs est l’album de toutes les énormités.

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    Le line-up original tient toujours le coup (Ginger/CJ/Danny McCormack/Rich Battersby) et continue de sortir des albums dignes de leur âge d’or, c’est-à-dire P.H.U.Q. Tant que ces mecs-là seront en état de jouer, l’avenir du rock pourra continuer de dormir sur ses deux oreilles. Car enfin existe-t-il un groupe de wild rock plus brillant en Angleterre ? Bien sûr que non. Et ils restent délicieusement underground, ce qui peut-être les sauve. Tu veux du big heavy rock de Newcastle ? Tiens c’est là, dans «Remember These Days», c’est dans les pattes de Ginger, Danny, CJ & Rich, la plus fière équipe d’Angleterre depuis les Pink Fairies. Ces mecs sont nés dans le rock et ne vivent que pour le rock, pas étonnant qu’ils finissent par éclater au Sénégal. Ils enfoncent leur heavy boogie glam dans la gorge du XXIe siècle, ils sont les seuls à tenter un coup pareil, avec un son plein comme un œuf. Ils s’inscrivent dans la lignée princière de l’underground britannique qu’illustrèrent jadis Mick Farren et les Pink Fairies. Il faut voir Ginger lancer un one/two/three dans le cours du fleuve, en plein couplet de «Splitter», juste pour redonner de l’élan. Il adore les aventures, on le voit ensuite concasser «Institutional Submission» et provoquer des rebondissements inexpected. Il explore toutes les contrées, comme s’il était l’éclaireur d’une expédition. On se prosterne ensuite devant un «Sleepaway» amené aux arpèges de lumière et vite gonflé par le souffle des mighty Wildhearts. C’est un son à la fois plein et in the face, une démesure de power-pop - I need a real love - On s’effare des fantastiques évolutions - The warning reflections/ It’s just a sleepaway/ The Morning erection/ It’s just a sleepaway - Et ils repartent de plus belle en B avec «You Do You», une heavy dégelée finement teintée de glam et ça explose en plein couplet - Everybody is an expert these days - Les chansons des Ginger sont des chansons de colère. Il ne décolère pas. Pas étonnant que «Sort Your Fucking Shit» sonne comme un hymne. On assiste à une fantastique envolée par dessus un pont de chœurs demented - Oi/ Sort it out - Et Ginger finit à l’arrache de guttural définitif. Il reste dans la révolte politique avec «Directions». Il dit attendre qu’on lui indique une direction - I’m staying put until I get some directions - Puis il attaque «A Physical Exorcism» au killer riffy flash, il tape en plein cœur du mythe Wildhearts, ça joue à la volée, avec des couplets posés sur le beat des forges. Et quand tu ouvres le gatefold pour voir encore une fois leurs bobines, tu comprends que ces mecs-là ne sont pas là pour rigoler.

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             Dans Vive Le Rock, Guy Shankland tend son micro via Zoom à CJ Wildheart. CJ s’efforce de voir la vie en rose, mais comme pour tous les musiciens de rock, les deux dernières années ont été rudes. CJ n’en revient pas d’avoir joué à Londres dans des salles à moitié vides. À Londres ! Alors que d’habitude, les concerts des Wildhearts sont tous sold-out en Angleterre. Il ajoute qu’il met habituellement trente personnes sur sa guest-list et à l’Electric Ballroom, il n’en a vu que deux. Wow, les gens ont les pétoches ! La télé a bien fait son boulot. Au lieu d’aller voir jouer les Wildhearts sur scène, les gens préfèrent trembler de trouille devant leur journal télévisé. Bon CJ dit aussi qu’il n’est pas très en forme, mais ça c’est le problème de tous les tox et anciens tox confrontés à l’actu, comme on l’a vu avec Lanegan. CJ dit aussi que les Wildhearts n’ont jamais été aussi bons, il a raison, car c’est exactement ce que dit leur nouvel album. CJ aime bien rappeler que les Wildhearts sont avant toute chose une alchimie entre quatre mecs qui adorent jouer ensemble - We’re not a band that can do a ballad. We’re not Bon Jovi or a bluesy rock’n’roll band and we wouldn’t be able to play a Stones type song. We have a bombastic sound - Il ajoute que leurs cuts deviennent toujours anthemic, ce qui est parfaitement vrai. On apprend au détour de la conversation que Danny McCormack écrit son autobio, mais pour CJ, il n’en est pas question. Sa vie privée ne regarde personne. Il dit connaître de très bonnes histoires, mais ça ne reste dit-il que des histoires. À la limite, il accepterait d’écrire un cookbook, c’est-à-dire un livre de recettes de cuisine. Puis il repart sur les Wildhearts pour indiquer que le groupe s’en sort plutôt bien, financièrement, même s’il n’est pas ce qu’on appelle an internationally known band. Ils ne font pas de tournées mondiales et ne ramassent pas de millions de livres - Our maket is the UK only - Ça commence à bouger au Japon, mais que dalle en Europe et aux États-Unis. CJ ajoute que même s’ils arrivent à jouer pour deux cents personnes in a club over there (comme ce fut le cas au Backstage By The Mill en 2019), ce n’est pas ce qui leur permet de gagner leur vie. Alors pour joindre les deux bouts, CJ a dû ouvrir un hot sauce shop. Il en vit bien, il a de plus en plus de clients - It’s the hardest sauce to get hold of in the world - il n’ouvre que deux semaines d’affilée, deux fois par an. Alors si tu n’as pas acheté ta hot sauce au bon moment, tu devras attendre un peu. Il est marrant, CJ, très factuel, comme sur scène, il est là pour gratter sa gratte, alors il gratte sa gratte. Quand Shankland lui demande d’évoquer l’avenir des Wildhearts, CJ reste assez évasif. Tout ce qu’il espère, c’est que les gens sortiront de chez eux pour venir les voir en concert.    

    Singé : Cazengler, Wildbeurk

    Wildhearts. 21st Century Love Songs. Graphite Records 2021

    Guy Shankland : Wild at Heart. Vive Le Rock # 88 - 2021

     

     

    Inside the goldmine - Sail on Sailors

     

             Nous allons l’appeler C. À l’époque où nous partageons le même bureau, C’ est un homme dans la quarantaine, père de famille et propriétaire d’un pavillon, dans un quartier de banlieue. Il avoue s’être saigné aux quatre veines pour offrir à son épouse le pavillon de ses rêves. Il lance très vite une invitation à venir dîner un soir après le boulot, l’occasion, dit-il, de faire connaissance avec sa fille, son fils et son épouse. La nature n’a pas gâté le pauvre C. Un front bombé et disgracieux surplombe un visage taillé à la serpe. Autour d’un nez de boxeur pétillent deux petits yeux vifs et ce visage terriblement ingrat s’achève vers le bas par un menton en galoche. Pour compléter l’ensemble, il doit rabattre une chevelure appauvrie par-dessus son crâne pour masquer une calvitie précoce. Le pavillon ressemble très exactement à l’idée qu’on se fait d’un pavillon de banlieue. Bienvenue chez les beaufs ! Le terrain en pente, la terrasse en bois brut, les vases dans les étagères, il ne manque rien, un chef-d’œuvre de beaufitude. La fille et le fils sont à l’image du père et de son idéal : blêmes, boutonneux et sans conversation. Par contre, l’épouse, c’est une autre histoire. Au premier regard, on comprend tout. Cette femme brune au sourire angélique pourrait figurer sur n’importe toile issue de la renaissance italienne : elle est d’une beauté parfaite, très maquillée, serrée dans une robe noire moulante qui met en évidence des seins splendides et un ventre parfaitement plat, ce qu’on appelle communément un corps de rêve. Très peu de femmes inspirent autant de désir. Du coup, ce couple devient une énigme. Comment C a-t-il pu séduire une femme aussi belle et lui faire des enfants ? Quelque chose ne va pas. C’est elle qui fait la conversation. Elle attaque sur Saint-John Perse qu’elle cite dans le texte. Alors que nous finissons l’apéro et que nous passons à table, elle poursuit sur Victor Segalen dont elle se dit toquée, et de fait, la conversation dérive sur Gauguin pendant tout le repas. Sail on Sailor. En échangeant nos connaissances, nous alimentons ce vieux travers de l’érudition qui consiste à monopoliser la conversation. C s’en absente complètement. Soudain, l’évidence éclate : C vit en enfer. Il renouvellera plusieurs fois son invitation, sans succès. Pas question de retourner là-bas. Le spectacle de ce couple si exagérément dépareillé est tout simplement insupportable. Trop faible, C ne pourra pas dominer longtemps sa parano. En se jetant une nuit d’octobre dans la Seine pour s’y noyer, C avouera enfin qu’il nourrissait à l’égard de sa merveilleuse épouse des soupçons d’infidélité.

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             Basés à Melbourne en Australie, les Sailors pondent leur premier album en 2001, l’excellent Violent Masturbation Blues.

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    Ils font sensation à l’époque, et ce dès «Trim The Bush» joué à la basse fuzz, mais une fuzz démontée qui erre de porte en porte. On voit tout de suite qu’ils s’amusent bien. Il jouent plus loin «Turkey Slap Blues» à la petite folie Méricourt. Il ne leur manque qu’un tout petit soupçon de démesure pour devenir aussi énormes que les Chrome Cranks. Ils remontent au front avec un «I Just Got Back» salement riffé et enfilé à contre-sens. Ils bricolent quelques développements intérieurs et ça prend vite des proportions, surtout que c’est monté sur un seul riff et une seule phrase, I just got back. Et puis voilà le morceau titre qui nous ouvre les bras en B : pur sex exacerbé, ils vont loin dans la cochonnerie, aussi loin que Larry Clark, ouh ouh ouh, c’est vraiment le trash de la branlette.

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             Leur deuxième album paraît deux ans plus tard et s’appelle The Sailors Play Turning The Other Cheek. Il est nettement plus faible que le précédent même si «YMCA» s’annonce comme une fantastique dégelée. Ils ont un sens aigu de la montée en température et un goût prononcé pour le chaos - You cut my ass ! - Leur «Dr Creep» sort bien dans les virages, ça déraille au chant du Doctor Creep, mais il ne se passe rien de plus. Encore du raw sex avec «Just Touch It». Ce sont les accords de «Tobacco Road» - Come on milk me - C’est très sexuel. Ils font une cockaracha avec «The Cockroach» et retrouvent leur veine abrasive en B avec un «Russian Oil Tanker Blues» monté sur une structure blues rock et chanté à la Rotten.

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             On retrouve nos matelots préférés dans un nouvel album neurasthénique, Failure Depression Suicide qui date lui aussi de 2003. Ça chauffe dès «Girls That Look Like Boys They Are Shit», they are THE shit, dirait un grossier personnage en Angleterre. Les Sailors sont dans leur monde et c’est un beau monde. C’mon ! «Girls That Look Like Boys» est une belle énormité vite montée en neige. La neige ça les connaît, ils ne chipotent pas. Il leur reste encore deux énormités du même acabit en magasin, «Good Karma’s Coming My Way» et «Teenage Mama Blues». (Attention, le track-listing au dos est faux). Ils y croient dur comme fer au Good Karma et ils stoogent bien leur Teenage Mama Blues, ce sont des adeptes de la bonne franquette et du renvoi de chant, ils sont capables de vrai raw et du meilleur aussie boogie.

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             Leur dernier album paraît en 2005 et s’appelle The Sailors Play Viva La Beaver. C’est la fête aux énormités, dès «Finding My Match» attaqué au heavy raw de type Pussy Galore. Même son de dépouille avancée, même audace sexuelle, avec une wah qui sonne le départ des exactions et qui plonge tout le monde y compris l’auditeur dans la bassine d’huile bouillante, ces mecs sont des killers de crevettes, ça gratte et ça gueule dans les contreforts du rock, ils sont dans le bain, wild as fuck. Avec «I Wanna Be Black», ils se prennent pour Lou Reed, oh I wanna be black, ils sont exactement dans le même swagger et avec «Set Your Ass On Fire», ils se prennent pour Sticky Fingers. Ah les Aussies, il faut faire avec - I’m gonna set your ass on fire - Tout un programme ! Encore plus fabuleux : «I Hate Myself», shake de big ass rock chanté au sommet de l’hate. Et voilà qu’ils débarquent dans la pire des énormités avec «Cracker In The Niggertonk», un big boogie rock, et plus loin, ils se prennent pour Chuck Berry avec «Speeded It Away». C’est toujours une bonne chose que de se prendre pour Chuck Berry, c’est une preuve de goût. Mais ils le font bien sûr à la sauce Sailors, Sail on, boy, bien grasse, bien délirante. Ils se prennent pour Johnny Rotten avec «Back In The Closet», un joli shoot de balladif et puis ils singent les Small Faces avec «Out Thy Vile Jelly», chanté à l’hyper-guttural de caricature. On entend même les coups de piano à la McLagan. On saluera aussi ce rap de Melbourne qui s’appelle «Women Of Melbourne», joué aux accords déconfits et chanté au cockney local. Fuck her ! On termine cette tournée des grands ducs avec «Barry’s Place» lancé d’un ouh ! de fast English rock. Ils sont rompus à tous les lards, pas de problème.

    Signé : Cazengler, Sailarve

    Sailors. Violent Masturbation Blues. Dropkick 2001

    Sailors. The Sailors Play Turning The Other Cheek. Dropkick 2003

    Sailors. Failure Depression Suicide. Dropkick 2003                                       

    Sailors. The Sailors Play Viva La Beaver. Dropkick 2005

     

     

    DYLAN

    (Collection Rock & Folk # 22 )

    (En collaboration avec UNCUT)

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    Le principe est simple, raconter Dylan, disque après disque, le tout entrecoupé d’interviews inédites en France. Notre propos n’empruntera pas la même démarche, plus modestement nous essaierons de transcrire notre propre vision du personnage.

    DE BOB DYLAN A STREET LEGAL

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    De 1962 à 1978. De son premier disque, une sacrée gueule d’enfoiré sur la couve de son premier opus, cet avis n’engage que moi, quant à Street Legal because c’est le dernier disque que j’ai acheté du big Zim, écouté une fois et remisé je ne sais plus où. Un beau parcours toutefois qui a soulevé admirations et protestations. Normal, Dylan est l’homme des ruptures. L’on a fait de son passage à l’électricité une révolution esthétique. Je ne l’ai jamais vécu ainsi. D’abord parce que petit français de l’autre côté de l’Atlantique le rock – entendu en ses multiples modalités - me paraissait naturellement électrique, même si l’on usait de l’acoustique. De toutes les façons, Dylan avait une manière électrique de tordre les mots.  Ce n’est pas qu’il avait une belle voix, c’est qu’il se servait au mieux de son appareil vocal, qu’il s’est forgé un style adapté à ses possibilités. Dylan en ses années d’apprentissage   n’a cherché à imiter personne. Par contre l’était une véritable éponge. Doué d’une mémoire prodigieuse. L’a tout avalé pour le recracher à sa guise. Parti du rock, Buddy Holly, Gene Vincent, a bifurqué sur le folk. Pas tout à fait, a emprunté aussi une route parallèle, celle du country blues. Du country blues au blues électrique, la route était déjà tracée, c’est ce modèle que Dylan appliquera à l’électrification des campagnes folk. 

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    L’on a beaucoup glosé sur les rapports Woody Guthrie – Bob Dylan. Il existe une différence essentielle entre les deux hommes. Guthrie est beaucoup plus politique que Dylan. Entre eux deux, toute la différence entre le militant et l’étudiant. L’un a la guitare dans le cambouis de l’action pré-révolutionnaire et l’autre dans des idées généreuses qui mettent tout le monde d’accord. Entre Guthrie et Dylan, les temps ont changé, la fin de la guerre et le boom économique sans précédent qui s’ensuivit permet à l’Establishment de vendre à bras prix aux masses laborieuses les promesses de l’american dream beaucoup plus jouissives. Plus de fascistes à tuer, la lutte révolutionnaire cède la place aux combats sociétaux, contre la discrimination raciale, contre la guerre au Vietnam.

    Passons aux facteurs individuels. Dylan recherchait le succès. Avait conscience que son talent était supérieur à beaucoup d’autres. Toute une partie de sa personnalité repose sur cette juste appréhension de soi-même. Notons la différence avec Fred Neil que le Cat Zengler nous présentait dans la livraison 547. Les individus ne sont pas identiques. Rien ne serait pire que de vivre dans une république de clones. Que chacun en juge par soi-même. La machine s’est méchamment emballée autour des premiers disques du zigue Zimmerman. L’est devenue l’icône du mouvement protestataire, le dieu vivant descendu sur terre pour apporter le message et la musique folk aux quatre coins de l’univers. On lui a taillé un costume XXL dans lequel il s’est senti mal à l’aise. Mal fagoté. Dylan ne s’appartenait plus. N’était plus libre. La route était toute tracée, sans surprise, il n’y avait plus qu’à suivre le Mouvement. L’aurait pu surfer sur la vague. L’a préféré – c’est tout à son honneur – débrancher. En branchant sa guitare électrique.

    Ces années ont été cruciales. Sur le plan musical mais aussi comportemental. Sa première visite en Angleterre a servi de leçon. Dans cette vieille Europe l’on s’intéressait à ses paroles. De quoi rendre fier n’importe quel auteur. L’a compris le danger, s’il acquiesçait à cet enthousiasme idéologique il perdait sa liberté d’écriture, l’a donc adopté une stratégie qu’il n’abandonnera plus jamais. N’a pas choisi de vivre caché – la célébrité et ses royalties présentent bien des avantages – pour être heureux il a opté en faveur de la dissimulation. L’est devenu mutique. Disait mais n’expliquait rien. Devenait imprévisible. S’est revêtu d’une cape de mystère. Les journalistes se sont amusés à expliciter le moindre de ses propos, transformant la plus insignifiante réplique en paroles sibyllines sacrées engageant le devenir de l’Humanité. Cette infatuation journalistique n’a fait que renforcer son individualisme, l’est devenu indifférent à tout ce qui ne l’intéressait pas, se permet d’ignorer tout interlocuteur qui n’est pas sur les mêmes longueurs d’ondes que lui. On lui a reproché son mépris. Il y a gagné une paix souveraine qui le retranche de tout le cirque et de tout le verbiage médiatiques.

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    Après Blonde on Blonde. Une coupure dans l’œuvre de Dylan. On a beaucoup glosé sur ce virage. Il n’est pas unique, Elvis Presley et Jerry Lee Lewis en ont effectué un semblable. Poussés par des évènements extérieurs, le service militaire pour le premier et le scandale de son mariage avec sa cousine de treize ans pour Jerry Lou. Pour Dylan, c’est différent. Ce sont avant tout des motivations intérieures. La pression occasionnée par son rôle de maître à penser de toute une génération exige un ressourcement. Dylan veut se retrouver. Opère un subtil glissement, du folk il passe à la country. Musicalement l’on observe une baisse de régime. L’était arrivé et s’était imposé dans le folk par une vision personnelle de cette musique qu’il allait redéfinir et doter d’une assise incomparable. La country n’a pas besoin de lui. Possède son public, ses habitudes, sa mythologie et Johnny Cash… Il y a pire que l’ombre de Johnny Cash. C'est l'idéologie véhiculée par cette musique. Celle de l’Amérique profonde, rurale – en opposition avec le folk urbain – conservatrice dont Dylan va donner l’impression qu’il épouse les valeurs. S’installe à la campagne, vit avec sa femme, fait des enfants… Joue de la musique pratiquement à la maison avec the Hawks, ex-groupe de Ronnie Hawkins, pionnier du rock, enregistre avec la crème des musiciens de Memphis, considérés à l’époque par son public comme des ploucs et des bouseux. Tant qu’à plonger dans l’Ouest autant explorer sa légende, débute par un album consacré à John Wesley Harding célèbre Outlaw, gunslinger qui aurait – l’on ne prête qu’aux riches - quarante cadavres à son palmarès.

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    Les pages les plus intéressantes de cette partie de la revue sont les huit de Michael Watts en visite sur le tournage de Pat Garrett & Billy the Kid, dans lequel Sam Peckinpah a octroyé un rôle, un certain Alias, de comparse à Dylan. Dylan à Durango ne met guère de grenadine fraternelle dans les relations humaines, l’évocation de Peckinpah nous ravit. Les mauvaises choses comme les bonnes n'ont qu’un temps, dès 1975 les rapports de Dylan et de son épouse se tendent, l’album Desire consomme la fin de la période country… Le suivant, mainstream est-il qualifié par Graeme Thomson, Street Legal laisse augurer le pire…

    SAUVE ET PERDU

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    Si je ne m’abuse c’est Barbey d’Aurevilly qui dans son article de recension d’A rebours décrète qu’après un tel livre il ne reste plus à son auteur, J. K. Huysmans, que deux solutions, ou se tirer une balle dans la tête ou s’agenouiller au pied de la Croix. Dylan empruntera cette deuxième sortie de secours. Slow train Coming apporte une étrange nouvelle, Dylan l’irréductible s’est converti. A l’extrême limite l’on aurait compris ce cheminement intellectuel s’il s’était contenté d’en faire une affaire personnelle, mais non, il le proclame, il s’obstine à vous conjurer de l’imiter, il n’est de pire affection mentale que le désir de prosélytisme, le Seigneur vous attend, l’Enfer vous guette. Le pire dans cette histoire c’est que Dylan n’est pas le seul, il rejoint le troupeau des brebis repentantes que sont les born again, un mouvement de fond de la société américaine – notamment dans la musique country, s’agit de dénoncer ses fautes en clamant bien haut que l’on renie tous ses péchés, que l’on ne recommencera plus, Dylan ne reprendra plus ses vieux morceaux – et de prêcher bien haut à son entourage de l’ imiter au plus vite… Retour à la vieille tradition conservatrice et rétrograde. Que le chantre de la conscience et de la révolte folk s’aligne sur les patenôtres de la morale chrétienne est décourageant. Qu’il vous menace de griller en Enfer auprès de Satan si vous n’obtempérez pas à ses avertissements, quel obscurantisme rétrograde. Dylan déchoit. Le rebelle fait amende honorable. Perd toute crédibilité. S’il est une trahison de Dylan ce n’est pas l’électrification de sa guitare, mais ce reniement intellectuel de lui-même, Dylan n’est plus Dylan.

    Dès 1983 avec Infidels Dylan met un peu d’alcool dans son eau bénite. Il croit encore mais se permet quelques incartades, il boit, il baise, s’éloigne doucement du christianisme pour se rapprocher de ses racines juives. Peut-être ce retour était-il prophétisé depuis ses premiers textes par l’emploi de nombreuses métaphores bibliques. Empire Burlesques marque une cassure, à la base le disque se voulait comme un retour au rock ‘n’roll, il se terminera dans le delta d’une soi-disant modernité. Nous sommes au milieu des années 80, le rock ‘n’roll n’est pas au mieux de sa forme.

    Pour la dizaine d’albums qui reste, je ne me permettrais pas d’apporter mon grain de sel. Ce n’est pas Dylan qui est perdu, c’est moi, à peine si par-ci par-là ai-je entendu (je ne dis pas écouté) un morceau. Si j’en crois les comptes-rendus, il y a de splendides vautrages et deux ou trois merveilles. Disposés plutôt selon une courbe ascendante. Dylan en est conscient. N’est plus tout jeune, le pire se profile à l’horizon…

    Nous arrivons à la fin de la revue. Les petits plus qui ravissent les chercheurs de collectors, une  recension peu fouillée des films et des vidéos dans lesquelles apparaît Dylan, une rapide revue des Official Bootlegs Séries présentés d’une manière un tantinet confuse, un choix de lives, de books et de compilations…

    Surtout ne pas sauter les huit pages – hélas un peu moins si l’on enlève les photos qui mangent l’espace – qui offrent le texte de la prise de parole de Dylan an gala annuel de Musicares en février 2015, association d’aide aux musiciens vieillissants, malades, dans le besoin… Dylan se raconte. Un peu à la manière de son livre Chroniques (vol I) et beaucoup comme son discours de réception du prix Nobel de Littérature 2016. Lui à qui l’on a souvent reproché de piller le passé remet un peu les pendules à l’heure, ses chansons sont inscrites dans une tradition populaire dont il n’est que l’héritier et le transmetteur. Cite des artistes qui ont repris ses chansons notamment Nina Simone  et Johnny Cash à qui il rend un hommage appuyé, évoque le blues dans lequel on retrouve les arabesques des violons que jouaient les gardiens arabes des esclaves confinés dans les cales des bateaux négriers,  et le rythme des valses pianotées dans les salons des plantations qu’entendait la main-d’œuvre servile, s’attarde sur les minstrels qui se grimaient pour imiter les noirs qui chantaient, et les noirs qui les imitaient pour gagner quelque argent. S’attarde sur le rock ‘n’roll, fils du blues et du hillbilliy, musiques d’esclaves et de ploucs, et rend un vibrant hommage à Billy Lee Riley l’immortel créateur de Red Hot - Musicares l’a soutenu durant ses six dernières années - citant au passage Jerry Lou et Sam Phillips.

    Tout cela serait parfait, s’il ne s’étendait pas longuement sur les critiques qui lui ont été adressées. Dévoile un petit côté parano assez mal venu, oublie ce principe clef de la renommée journalistique, que l’on parle en bien ou en mal de vous l’important est que l’on parle de vous. Dylan serait-il plus sensible que son indifférence apparente ne le laisserait soupçonner.

    N'empêche que ces cent trente pages se lisent d’un trait, et que l’on n’en a pas fini avec le phénomène Dylan. Dernière nouvelle : devrait sorti en novembre de cette un nouveau livre de Bob Dylan intitulé : The philosophy of modern song.

    Damie Chad.

     

     

    *

    Avec le doom il faut s’attendre à tout. Mais pas à ce mignonitou chatounou tout noiroud  stylisou sur son fond rouge - perso je ne le dis pas à mes chiens, j’ai toujours préféré les chats – totale déconvenue   quand l’image s’agrandit, non ce n’est pas un chat, quel est cet objet non-identifié, en imaginant un max, un satellite qui aurait perdu son orbite et serait venu s’encastrer sur une espèce de silo bétonné. Dans un paysage désolé, bien entendu. Voici de quoi présager le pire. Je peux d’ores et déjà vous signaler la justesse de ma prophétie. Vous n’allez pas être déçus. Si vous avez des tendances suicidaires, abstenez-vous. Remarquez ce sont des optimistes, présentent leur album un peu à la manière de la célèbre phrase de Nietzsche, ce qui ne vous tue pas vous rendra plus fort. Cet adage irrite beaucoup de monde, aussi ils se contentent d’écrire qu’en écoutant leur opus vous apprendrez les dures vérités de la réalité.

    Sont des polonais. Manifestent leur solidarité avec les Ukrainiens. Se sont formés en 2012, ont déjà à leur actif deux EPs et deux singles extraits de :

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     EMBRACING DISSOLUTION

    BACKBONE

    ( Mars 2022 )

    Piotr Kowalsczyc : guitar, vocals  / Piotr Potowcki : guitars vocals / Aleksander Borguszewski ; basse / Michal Kowalski : drums.

    Pilgrimage : vous vous attendez à une kaophonie coassante, pas du tout une tambourinade légère, s’accélère un peu par la suite, une basse tremblotante, et le pèlerinage commence, les guitares chantent votre solitude, des claques de tambour vous préviennent, les guitares se grippent, une voix s’élève, pas violente, étire les syllabes, une autre presque sludge prend la parole, peut-être est-ce vous qui clamez votre désespoir de marcher dans un monde d’après-monde, brinqueballé dans votre impuissance, z’avez déjà abandonné toute espérance comme Dante à l’entrée de l’Enfer, mais ces souterrains mortuaires seraient encore un refuge, vous êtes à la surface de la terre, dans un monde détruit dans lequel votre humanité ne vous sera d’aucun secours, une seule solution avancer dans  cette désolation. Il n’y a plus de Dieu, il n’y a plus d’Homme non plus. Cinereal lands : machine à broyer du néant en marche, une scie métallique miaule et tourne pour rien, des centaines de marteaux claquettent dans le vide, klaxons d’alarmes incessants, la machine n’arrête pas de fonctionner, elle imite l’inconsistance de la réalité, le cerveau est l’urne funéraire de vos rêves, la pellicule n’imprime plus rien, la voix gronde en vain tel un chien qui crie après sa chaîne, sentiment d’abandon absolu. La machine brasse l’air inconsistant qui vous asphyxie. Vocal terminal. The ghost theorem : le théorème fantôme, très beau titre que j’aurais aimé inventé, le fantôme du théorème arrive doucement, se déplace sur des pattes de colombe comme l’écrit Nietzsche pour expliciter le surgissement de la pensée, pas besoin d’être fort en math pour comprendre que l’inconnue de l’équation que l’on cherche à définir est le zéro absolu de la nécessité vitale, prennent leur temps pour vous le spécifier, le morceau dépasse les dix minutes, donne l’impression de progresser et de s’emballer, un pur leurre, ce n’est pas le monde qui va mal, ce sont les schèmes intellectuels par lesquels on l’exprimait qui ont perdu toute réalité, la voix l’énonce, le background le claironne, un véritable bombardement neuronal accable l’espèce humaine, toute pensée est vermoulue, que ce soit celle de la croyance en laquelle on doute de croire ou le doute dont on croit douter, tout semble inutile, d’ailleurs la musique s’arrête pour reprendre en acoustique, car stopper serait donner encore trop d’importance à cette vacance  spirituelle et intellectuelle, maintenant voix et instruments réitèrent le constat de cette déroute si absolue qu’elle en devient relative. A quoi bon crier au secours quand tout est terminé. Starflesh : Nauman ( participe à plusieurs groupes amis ) assure guitare et vocal : quand l’on est au plus bas, il ne reste plus qu’à remonter. La batterie et les riffs ne vous lâchent plus et vous le rappellent, une fois les valeurs humaines arrivées en bout de course, il est inutile d’en inventer d’autres, elles finiront elles aussi par se déliter, la solution n’est plus sur cette terre, sous la lune dirait Aristote, mais bien au-dessus, il est nécessaire de réaliser la grande fusion, quelques notes de guitare acoustique avant de vous révéler le grand dessein, asséné à coups de lourdes orchestrations, savoir se transformer, ne plus être le fils de la terre, devenir celui du cosmos, que la chair devienne poussière d’étoiles, l’accompagnement chavire comme un disque légèrement décentré avant de gagner une amplitude victorieuse, la mutation est-elle réussie, est-elle seulement envisagée, toujours est-il les guitares s’en vont tutoyer les galaxies.

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     Calculated silence : musique compressée, tout se bouscule, batterie éruptive, vocal enragé, revenir à vitesse grand V dans ce monde-ci, se retrouver, apprendre à faire le calme, à juguler l’expérience de ces millions d’années que tu as intégrées, coupure, respirer fort, se recueillir en soi-même, tu es une bombe humaine lancée sur l’autoroute du destin hominidien. Où, quand, comment exploseras-tu ? Trop tôt, trop tard. Pétard mouillé. Vertige ou illusion. Modernity : rien n’a changé, des plaques de musique se détachent de nulle part et viennent vous envelopper, lorsque la séquence est terminée une autre ne tarde pas à la suivre, voix étouffées qui se forcent un passage malgré le diaphragme oppressé, la modernité n’est pas celle que l’on croit, celle du progrès et de la libération des hommes par les miracles technologiques, elle est celle de la séparation, des riches et des pauvres, de cette coupure insurpassable qui régit les lois de la société, la modernité vous enserre de ses blocs de glaces qui vous paralysent et vous engourdissent, quelques notes d’une berceuse pour qu’entre en vous l’acceptation des faits établis, tout s’éteint, se calme, vous endort à jamais. Chut ! Silence. Questionning everything : comme un ours entre en hibernation lors d’une grande glaciation, l’acceptation de la mort se rapproche à pas lourds et  feutrés, tout est perdu, refaire la partie dans sa tête, le vocal devient solennel, moment crucial, comment et pourquoi résister, abdiquer au plus vite de peur de reconnaître que l’on n’est déjà plus soi, légers tapotements interludes, serait-ce la fin du combat de soi, n’at-on pas déjà tout essayé en vain, l’on perd toute créance en soi-même, lourdeurs de catafalques pour générique terminal, la défaite est une chose, mais l’acceptation de la défaite est encore plus terrible. La solution ne serait-elle pas de quitter la coquille vide des illusions et de se redresser tête nue tel un soldat qui se hisse hors de la tranchée sachant que dehors ne sera peut-être pas mieux, mais ne pourra être pire. Dissolution : la solution n’était pas la bonne. Encore pire que prévu. Tintements de cordes. Une voix d’agonie tire la leçon, une espèce de confession sur le lit de mort, les dernières paroles ultimes léguées à ses proches, l’idéal n’est-il pas de mourir. Elegeia : élégie poème du regret et de la mélancolie, la musique est trop forte pour que l’on se contente d’un tel dessein, pourtant rien n’a changé, le monde est aussi laid et impitoyable qu’on le savait, inutile de faire de beaux rêves, d’embrasser de nouveaux idéaux, toute cette pacotille tombera au fond de l’eau, aucun espoir ne te sera permis, marche martiale, dorénavant tout sera comme avant, comme toujours, aucune amélioration, voix étranglée par l’effort, personne ne te tendra la main, tu seras sempiternellement seul, aucune consolation, la musique se délite pour reprendre force et tourment, le héros continue sa route, sans peur ni reproche, face tournée vers le soleil des vivants. La musique poursuit son chemin…

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    Pas très gai. Un regard noir jeté sur notre époque. Lyrics de toute beauté. L’on peut dire que les musiciens subsument le vocal, comme la pierre supplante Sisyphe.

    Radoslaw Kurzeja est l’auteur de la couve, quelques-unes de ses œuvres sont à regarder sur Instagram, la pochette d’Embracing dissolution ne me semble pas tout à fait représentative de son style, celle de l’EP Grey foundations of stone me paraît plus appropriée pour rendre compte de cet artiste, graphiste, musicien et libraire.

    Profitons-en pour écouter cet étrange Ep sorti en   qui précède et éclaire l’atmosphère si particulière de l’album précédent.

    GREY FOUNDATIONS OF STONE

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    Cathedral : dès le début l’on est surpris, parce que le groupe ressemble davantage à un groupe de doom lambda, tant au traitement de la voix que des séquences instrumentales, mais le tout est baigné d’un mysticisme peu commun qui emporte l’adhésion par son étrangeté. C’est la même équipe qui a participé aux deux disques. Les lyrics ne sont pas tous signés du même rédacteur, n’empêche qu’il s’en dégage une unité de ton étonnante. Cathedral porte bien son puisqu’il s’agit de la description d’une cathédrale, même si l’amplitude sonore et la voix hérissée nous transporte vers quelque chose de plus immémorial et fondateur, tout se mélodise et nous voici déambulant dans la nef déserte, ce qu’il advient par la suite est plus difficile à saisir, une espèce de crise mystique, pour ainsi dire une transfiguration minérale, où l’impétrant subit une transgression êtrale qui lui permet  descendre dans les règnes naturels et de devenir lumière de pierre. L’ensemble est d’autant plus bizarre que celui qui ne comprend pas les paroles se dira, pas mal du tout ce morceau. Passant à côté de son irréductible étrangeté. Forest of twilight : rythme balancé, tanguant entre rêve et souvenir, entre présent et passé, cheminement dans une étrange forêt, est-elle intérieure, ou extérieure, dans quelle dimension est-elle située, atmosphère non diaphane, la voix sludge, grossièrement serait-on tenté de dire si l’on en juge par ce qu’elle dévoile, serait-ce la simple confession d’un croyant qui se livre à son examen de conscience, ou l’expression d’une expérience de ressourcement aux formes primaires et végétales, quelque chose qui se situerait entre les travaux sur la lumière et les réflexions sur les plantes de Goethe. La voix se tait et laisse la musique dérouler la pelote du sens.  A moins qu’elle ne marque le retour à la vie de tous les jours…Spectral blue moon : instrumental, car que dire de plus. Un halo instrumental fuse hors du néant et se distille dans l’espace. Apesanteur, repos, méditation. Rosée qui tombe de l’astre sélénéen, grosses gouttes de basse, Backbone à cheval entre les pataugas de la réalité et son interprétation par le rêve. Grey fondations of stone : davantage torturé, quelles sont ces grises fondation de pierre, une métaphore des éléments culturels sur lesquels se fondent les civilisations. Le vocal devient acerbe. Il est empli de soubassements christianolâtres, mais cela suffit-il, l’échec n’a-t-il pas couronné cette voie, les guitares se heurtent en bruits cristallins d’icebergs qui se cognent l’un dans l’autre. Interrogation sacrilège, serait-ce vraiment utile de rebâtir sur ces fondations de pierre dont les assises n’ont pas tenu. Est-ce pour cela que nous revenons toujours à ce granit tellurique. Ne seraient-elles pas un cul-de-sac, une voie sans issue. Le même ne revient-il pas toujours. Pourquoi donc réessayer, à cause de cet espoir empli d’amertume. Le fond sonore nous laisse dans l’expectative.

    Ces quatre morceaux s’inscrivent dans un fonds religieux sans équivoque. Un questionnement fondamental assureront les âmes religieuses. Du haut de mon incroyance j’en ricane avec l'Abbé Cane dans la barbacane. N’empêche que ces quatre morceaux sont puissants et méritent le détour.

    Damie Chad.

     

     

    *

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    Il est des disques ou des CDs que l’on achète simplement pour le plaisir, quitte à les poser dans un coin sans les écouter parce que l’on connaît le contenu. En voici un, pas vraiment une nouveauté, ni même une rareté, des titres archi-connus en prime. Tiens m’étais-je dit, l’Elvis Country ( I’m 10 000 years old) avec une pochette que je n’ai pas, certes l’originale de 1971 était bien plus belle, mais c’est Elvis, on ne mégote pas, on prend les yeux fermés. Un rocker ne commet aucun crime de lèse-majesté. Bien sûr je me suis planté, cet Elvis Country n’a rien (presque rien) à voir avec l’Elvis Country ( 1971 ). Remarquez, comme c’est piégeux, cet Elvis Country existe aussi avec la pochette de l’Elvis Country 1971. Bienvenue dans le labyrinthe des rééditions presleysiennes.

    ELVIS COUNTRY / ELVIS PRESLEY

    ( RCA / 1987 )

    Huit titres, à l’origine une cassette de moyenne durée.

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    Whole Lotta shakin’ goin’ on : Je n’aurais jamais mis ce titre dans une sélection country mais si Elvis et Felton Jarvis qui supervisait la séance de 71 l’ont décidé, je prends acte et je me tais. Voix parfaite d’Elvis, une interprétation que je qualifierais de synthétique dans la lignée de son I got a woman, une orchestration qui met en évidence le tom-tom de la batterie et cette pedal steel guitar coulissante qui particularise cette version. Elvis connaît sa grammaire rock sur le bout de la langue, je ne vous en voudrais pas si vous préférez Jerry Lou et son pumpin’ piano. Funny how time slips away : vieux morceau de Willie Nelson, qui suit aussi le titre précédent sur le 71, caution country au plus haut, mais un peu trop jazzy-sirupeux à mon goût, je ne peux l’entendre sans penser qu’ Elvis imite un tantinet le phrasé de Sinatra… Je vous laisse seul juge. Baby let’s play house : l’on se demande ce que vient faire ce titre sur ce disque consacré au répertoire country, sur Sun Elvis met au point les tables de la loi du rock blanc, l’arrache justement à la gemme country, ne boudons point toutefois notre plaisir même si perso j’ai un gros faible pour la version de Buddy Holly, moins rurale je l’admets, déjà plus urbaine. Rip it up : se trouve sur l’album Elvis 1956, le génie d’Elvis à l’état pur, toujours la même transmutation alchimique faire de la pierre rouge du rock’n’roll noir une autre pierre rouge fondatrice du rock’n’roll blanc. Ma préférence se porte sur la version de Gene Vincent. Dans tous les cas, hommage à Little Richard. Lovin’ arms : le mélo country par excellence, paru en 1974 sur l’album Good Times, voix du King à pleurer, pedal steel guitar, chœurs féminins, à redécouvrir d’urgence. You asked me to : issu de l’album Promised Land paru en 1975. Dans la même lignée que le précédent mais hormis les refrains l’on peut dire que le vocal se rapproche d’un certain dépouillement. She thinks I still care : enregistré par Elvis chez lui en 1976. Voir le CD : Way down in the jungle room. Elvis - ses boys et Felton Jarvis son ami qui de 1966 à 1977 produisit pratiquement tous ses disques - enregistre en deux séances, février et octobre tout un lot de chansons qu’il aime particulièrement, Elvis cherchait-il une nouvelle voie, à partir de son substrat originel… Le morceau Way Down publié en 1977 un mois et demi avant sa disparition fut son dernier numéro 1… Intéressant d’écouter ces trois morceaux dans l’ordre chronologique, se ressemblent beaucoup, mais la voix d’Elvis gagne à chaque fois en ampleur. Cette fois-ci l’interprétation d’Elvis n'est pas loin de ses premiers slows enregistrés chez RCA style I want you, I need you, I love youParalysed : retour à l’album Elvis, j’appelle cela du rock vocal, bonjour les Jordanaires, qui flatte l’oreille mais ne détruit pas le cerveau, qui s’éloigne de la parfaite réussite de Don’t be cruel. Un morceau non essentiel à la survie du rock’n’roll et encore moins à celle de la country.

    Gloire à Elvis !

    Damie Chad.

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE 547 : KR'TNT 547 : BUFFALO SPRINGFIELD / FRED NEIL / GRIP WEEDS / TINY TOPSY / BloUe / PEOPLE OF THE BLACK CIRCLE / JULIE SUCHESTOW / SOUL TIME

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN’ TIL NEXT TIME

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    LIVRAISON 547

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR’TNT KR’TNT

    24 / 03 / 2022

     

    BUFFALO SPRINGFIELD / FRED NEIL

    GRIP WEEDS / TINY TOPSY

    bloUe / PEOPLE OF THE BLACK CIRCLE

    JULIE SUCHESTOW / SOUL TIME

     

    Sur ce site : livraisons 318 – 547

    Livraisons 01 - 317 avec images + 318 – 539 sans images sur :

    http://krtnt.hautetfort.com/

     

    Un coup d’épée dans Buffalo du lac

     

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                À l’époque où se jouait le destin du monde, le seul groupe américain capable de rivaliser artistiquement avec les Beatles, c’était bien sûr Buffalo Springfield. Les bons groupes pullulaient en Angleterre et aux États-Unis, mais en matière de pop, les Beatles assumaient pleinement la suprématie artistique. Dylan faisait du Dylan, pas de la pop. Dès 1966, Buffalo Springfield s’imposa avec un génie composital/interprétatif comparable à celui des Beatles. Horriblement doués, Stephen Stills et Neil Young pouvaient rivaliser directement avec le duo de choc Lennon/McCartney. Même mal produits, les deux premiers albums de Buffalo Springfield sont des mines d’or, au même titre que Revolver et Rubber Soul. Quand plus de cinquante ans après leur parution on écoute ces quatre albums, on reste frappé par la modernité du ton, la richesse des idées et la perfection des compos.

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             Dans Mojo, Sylvie Simmons propose une bonne approche du phénomène Buffalo. On peut croiser la lecture de son article de fond avec celle de The Story of Buffalo Springfield - For What It’s Worth co-écrit par John Einarson et Richie Furay. L’histoire de la formation du groupe est passionnante. Stills et Young se rencontrent à Toronto, sur le circuit folk. Stills est en tournée avec un groupe folk, The Company, et Young joue dans les Squires. Ils sympathisent et font des plans sur la comète. Et si on montait un groupe ensemble ? Ah ouais !

             Stills repart à New York où il vit. Il grenouille dans le circuit folk de Greenwich Village, comme des tas de gens à l’époque, Fred Neil, Dave Van Ronk, Bob Dylan.

             Young écume la scène de Yorkville au Canada, d’où sortiront aussi Gordon Lightfoot et Joni Mitchell. John Kay est là, lui aussi, il a l’avantage de connaître Yorkville et Greenwich Village. Quand Kay quitte son appart à Yorkville, c’est Young qui s’y installe. Pendant ce temps, à New York, Stills crève d’envie de jouer dans les Lovin’ Spoonful. Ça fait trois ans qu’il rame et qu’il gratte sa gratte dans les coffee-houses. Il en a marre, super-marre, il veut monter un groupe. Il essaye de joindre Young au téléphone à Toronto mais n’y parvient pas. C’est là qu’il décide de quitter New York - Neil wanted to be Bob Dylan. I wanted to be the Beatles - C’est parce qu’il entend les Byrds à la radio qu’il comprend qu’il faut aller en Californie - LA was the place to be if I wanted to rock’n’roll - Et il se barre la côte Est en août 1965. Quand Young débarque peu après à New York, il ne trouve pas Stills. Eh oui, Stills est déjà parti pour la Californie, comme Roger McGuinn, Dino Valente, John Phillips, Cass Eliott, et Croz car maintenant, c’est là que ça se passe. Aux yeux de Chris Hillman, Buffalo vient du même background que les Byrds et les Lovin’ Spoonful : Greenwich Village. Seuls les Spoonful et Simon & Garfunkel resteront sur la côte Est.

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             Elle est intéressante la genèse de Bufffalo car elle croise comme on l’a vu celle de Steppenwolf qui s’appelle encore Jack London & the Sparrows, avec les deux frères McCrohan - qui vont changer de nom pour devenir les frères Edmonton - et un certain Bruce Palmer. Quand Bruce Palmer quitte le groupe, il est remplacé par Nick St. Nicholas qui vient des Mynah Birds, dont le chanteur n’est autre que le fameux Rick James, qu’on compare à l’époque à Little Stevie Wonder. Goldy McJohn quitte lui aussi les Mynah Birds pour rejoindre les Sparrows qui vont devenir Steppenwolf après avoir viré Jack London et recruté John Kay. Dennis McCrohan qui avait déjà changé de nom pour s’appeler Edmonton va encore changer de nom pour devenir une figure de légende, Mars Bonfire et écrire le rock anthem «Born To Be Wild». Neil Young rejoint à un moment les Mynah Birds et tout s’arrête brutalement lorsque Rick James est arrêté : c’est un déserteur américain. Hop, direction le ballon. Young est d’autant plus catastrophé que ça s’est passé dans le studio Motown où ils enregistraient leur premier album. Du coup Motown annule tout, sessions et contrat, et les Mynah Birds rentrent au bercail, la queue entre les pattes. Young affirme que Motown détient des enregistrements des Mynah Birds dans ses archives. Il n’est resté que six semaines dans ce groupe qu’il aimait bien. C’est là qu’il décide avec Bruce Palmer de partir en Californie, sachant que Stills se trouve quelque part à Los Angeles.

             Young et Palmer franchissent clandestinement la frontière du Canada au volant d’un corbillard. Stills dira de Palmer qu’il est le meilleur bassman avec lequel il ait joué, aussi bon selon lui que James Jamerson et McCartney. Donc le corbillard roule dans Los Angeles à la recherche de Stills. Ils croisent soudain un van blanc. Dedans il y a Stills et Richie Furay. Pur hasard ! Coups de klaxon, pouet pouet, Young fait un gros demi-tour en pleine circulation et rejoint Stills. Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre et sautent en l’air, comme des gosses ivres de bonheur et de liberté.

             La scène se déroule en avril 1966. Buffalo se forme là, on the spot : Young, the dark ‘Hollywood Indian’, Bruce Palmer le mystérieux qui jouera le dos tourné au public, Stills, le cowboy impétueux et impatient, et le Furay, ebulliant boy-next-door. Maintenant, il leur faut un batteur. Chris Hillman et Croz leur recommandent Dewey Martin, un mec plus vieux qui a battu le beurre pour Carl Perkins, Roy Orbison, Patsy Cline et qui jouait dans les Dillards avant que les Dillards n’arrêtent le groupe pour redevenir un duo acoustique. Auditionner pour ces petits branleurs ? Le vétéran de toutes les guerres Dewey Martin accepte, à condition qu’on le laisse chanter, car il chante comme Wilson Pickett.

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             Le groupe évolue à la vitesse de l’éclair. Stills a tout prévu à l’avance. Il a fait venir Richie Furay de New York, et il compose des chansons pour le groupe qu’il a en tête. Buffalo répète chez Stills et quelques jours plus tard, ils montent sur scène au Troubadour, en première partie des Byrds. Stills et Young se définissent comme un folk-rock band, mais avec une dominante rock and Soul, trois guitares et un peu de Motown/Stax dans la section rythmique. Qui va pouvoir résister à ça ? Personne ! Stills, Young et le Furay chantent tous les trois parfaitement bien et Young multiplie les killer solos flash sur sa Gretsch. Dans Buffalo, c’est la foire aux demi-caisses. C’est vrai qu’ils ont un son, rien à voir avec le jangly twelve-strings des Byrds et Dylan, ils développent un mélange de folk feel et d’instruments électriques. Mark Volman des Turtles explique qu’ils savent écrire des chansons car ils viennent de la scène folk, et en arrivant en Californie, ils avaient déjà plusieurs années d’expérience. Ils savaient ce que le mot songwriting voulait dire, alors que chez les Turtles, par exemple, tout reposait sur la Brill Building philosophy, c’’est-à-dire l’accès immédiat à des hits, the old school philosophy, celle que Don Kirshner impose aux Monkees et que Papa Naz va mettre un point d’honneur à combattre. Chris Hillman est tellement frappé par leur talent qu’il veut les manager. Il leur décroche une residency au Whisky A Go-Go, ils font cinq short sets par soir, et partagent l’affiche avec les Them, les Doors et Love. Le Furay : «The original five of us had the magic.» Et tout le monde considère Stills comme the heart and soul of the band. Sans Stills, pas de Buffalo.

             En réalité, tout Buffalo repose sur la relation Stills/Young. Contrairement à Lennon et McCartney, ils n’écrivent rien ensemble, ils bossent chacun dans leur coin. Au commencement, ils s’admirent l’un l’autre, Young est fasciné par la voix de Stills. Young le voit plus comme un chanteur que comme un guitariste, sur sa big red Guild acoustic guitar. Mais cette admiration ne va durer que 18 mois, le temps de l’existence du groupe. Young est un homme qui a besoin de respirer. Il a surtout besoin de chanter les cuts qu’il compose. Mais les autres trouvent sa voix bizarre. C’est le succès de «Like A Rolling Stone» qui ouvre les portes aux non-singers comme Young, nous dit Einarson. Ça tourne assez vite à la bataille d’egos. Le Furay reste à l’écart et Dewey Martin fait le clown. Le Furay s’entend bien avec Young, qui reste accessible et qui habite en face de chez lui à Laurel Canyon, dans une toute petite cabane. Par contre, le Furay se dit terrorisé par Stills. On ne sait jamais ce que Stills pense. Le Furay lui reproche aussi de ne penser qu’à sa gueule et à ses intérêts. Bon, jusque-là tout va bien, mais si ce qui lui convient doit te blesser, ce n’est pas ça qui va l’arrêter. Comme c’est Stills qui compose, c’est lui qui ramasse le plus d’argent.

             Mais en réalité, le groupe ne roule pas sur l’or. Ils ont tous des grosses bagnoles, mais en location : Young roule en Corvette, Bruce Palmer en Stingray et en Triumph Bonneville, et Stills en Ferrari. Le seul qui fait gaffe, c’est le Furay qui roule en Volkswagen. Puis rapidement, Stills et Young en viennent aux mains. Les shootes éclatent en sortant de scène. Ils se menacent l’un l’autre en brandissant leurs guitares, comme, nous dit Dewey Martin, «deux vieilles qui se battent à coups de sacs à main.» On les voit aussi se balancer des chaises dans la gueule après un concert particulièrement électrique.

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             C’est en 1965 que la Californie devient l’épicentre de l’American rock. En 1964, American Bandstand qui était le symbole de l’American teen culture avait déjà quitté Philadelphie pour s’implanter à Los Angeles, comme le rappelle Lenny Kaye dans l’un des dix chapitres de son imposant Striking Lightning. Maintenant c’est là que ça se passe. Tout y explose avec les Byrds, les Mamas & the Papas, les Turtles, Sonny & Cher, Barry McGuire, les Grass Roots et les Beach Boys, les teen nightclubs sur Sunset Strip, le Gold Star et Totor, Love et les Doors. Le «Mr. Tambourine Man» des Byrds ouvre la voie en juin 1965. Et puis les Monkees ! Comme chacun sait, Stills postule pour un rôle dans la fameuse série télé, mais il échoue et il balance le nom de son pote Tork, un autre expat de Greenwich Village, qui lui va décrocher le jackpot. Il y a des centaines de postulants pour les rôles dans la série télé, et parmi les plus connus, Danny Hutton, futur Three Dog Night, Harry Nilsson, Paul Williams, Rodney Bingenheimer et Charles Manson.

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             Dans son book qui est très bien documenté, John Einarson rappelle qu’au début, Frazier Mohawk, un talent scout qui bosse pour Jac Holzman, s’occupe de Stills et du Furay. C’est Barry Friedman qui les manage, au début. Il joue un rôle capital dans l’histoire de Buffalo : c’est lui qui les finance et qui les héberge, car bien sûr, ils n’ont pas un rond. Barry est le catalyseur, il leur fournit un toit et un endroit pour répéter et leur donne un peu de blé. Un soir, un certain Charlie Greene le chope, le fait picoler et prendre de la dope, l’emmène dans sa limousine et l’oblige à signer un document dans lequel il annule toute prétention à manager Buffalo. S’il ne signe pas, il ne sort pas de la bagnole. Barry cède donc ses droits sur le groupe pour 1000 dollars. Bien sûr, il regrette amèrement de s’être écrasé. 

             Déjà managers de Sonny & Cher, Charlie Greene et Brian Stone deviennent les managers de Buffalo. Herbie Cohen traîne aussi dans les parages, il va bientôt manager Zappa, Tim Buckley et Judy Henske. Stills le connaît car Cohen traînait à Greenwich Village où il manageait Odetta et Fred Neil. Pour Buffalo, c’est loin d’être une bonne affaire que d’être managé par Greene & Stone. Chris Hillman : «Quand tu leur serrais la main, tu comptais tes doigts aussitôt après pour voir s’il ne t’en manquait pas.» Il affirme que Greene & Stone sont des beaux parleurs et qu’ils ont embobiné Buffalo. Stills, Young et les autres pouvaient en outre utiliser la limo quand ils voulaient. Luxe suprême : le chauffeur Joseph leur fournissait de l’herbe. Ça plaisait beaucoup à Stills nous dit Miles Thomas, car il adorait le rock’n’roll way of life. Puis Greene & Stone leur ouvrent un budget instruments. Young achète une Gretsch Chet Atkins 6120 hollow body orange, Stills opte pour une blonde Guild hollow body. Ils se branchent tous sur des Fender Twins. Puis arrivent les offres des labels. Lou Adler propose 5 000 dollars, suivi de Warner Bros qui double la mise avec 10 000 $. Jac Holzman qui vient de signer les Doors fait lui aussi une offre. Mais c’est Ahmet Ertegun qui remporte la partie avec 12 000 $ cash. Barry leur recommandait de signer avec Jac et Elektra, mais ils ont choisi the sleaze brothers. Barry est persuadé qu’en signant avec Jac, le groupe aurait survécu aux turpitudes d’un mismanagement.

             Ahmet Ertegun considère Buffalo comme «the most exciting band». Greene & Stone réservent le Gold Star pour l’enregistrement du premier album et s’improvisent producteurs. Gros problème, ils n’y connaissent rien. Le groupe enregistre sept compos de Stills et cinq de Young. Les compos de Stills passent mieux, paraît-il, plus blues-based et radio-friendly que celles de Young, plus abstraites.

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             Contrairement à ce que pense le commun des mortels, le gros hit du premier album de Buffalo paru en 1966, n’est pas «For What It’s Worth», mais «Burned», une compo de Neil Young qu’il chante et qu’il embarque à la Young. C’est brillant et d’une miraculeuse fluidité. On se prosterne aussi devant «Flying On The Ground Is Wrong», car voilà un balladif extrêmement bien foutu. Young commence à déployer ses ailes de puissant compositeur. Quel sens de la plénitude ! Il maîtrise déjà la nonchalance de la matière, il monte sa harangue en neige dans des clameurs incomparables. Encore un hit signé Young avec «Do I Have To Come Right Out And Say It». Compo parfaite. Stills compose aussi des hits, comme par exemple «Sit Down I Think I Love You», un hit plein d’un certain allant, poivré au psyché californien. Il compose aussi des choses plus classiques comme «Hot Dusty Roads», une Soul pop couronnée de fondus de chant extravagants. On note l’absolue perfection du groove Stillistique. On les voit aussi pulser le gaga punk avec «Leave» et passer un killer solo flash à la clé. Ils terminent cet album étonnant avec «Pay The Price», un fast rock signé Stills. Il est très fort à ce petit jeu, c’est l’acid-rock californien de 1966, plein d’énergie et prêt à conquérir le monde. Tous ces groupes, Love, les Charlatans, Moby Grape jouaient alors fast and tight

             Le gros problème c’est la prod qui passe complètement à côté de l’énergie du groupe. Quand ils écoutent le mix de l’album, les Buffalo sont catastrophés. Ils étaient pourtant contents d’enregistrer, ne sachant pas ce qui se passait de l’autre côté de la vitre. Il existe une démo live enregistrée au Whisky qui est infiniment supérieure à l’album. Young trouve qu’ils ont perdu le groove en entrant au studio et il insiste auprès d’Ahmet Ertegun pour refaire l’album, il trouve que le son n’est pas bon. Mais pressé de faire un retour sur investissement, Ahmet Ertegun sort l’album en l’état. C’est un flop commercial, y compris pour le single tiré de l’album. Quand Ahmet Ertegun vient rencontrer le groupe en Californie, Stills, Young et le Furay lui jouent les cuts qu’ils prévoient d’enregistrer sur leur deuxième album, et Stills gratte et chante «For What It’s Worth», inspiré par la brutalité de la répression policière sur le Sunset Strip. Ahmet Ertegun saute en l’air : «That’s a hit man !». Et pouf, ils l’enregistrent. C’est un hit effectivement, et ATCO l’intègre au deuxième pressage de l’album.  

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             Stills est considéré comme le leader du groupe. S’il existe une rivalité entre Young et Stills, c’est plus dans le son, comme le dit Young : «Stills is on the top of the beat and I’m on the back of it. It was a constant battle, I’ll tell you.» Et il ajoute que si c’était belligérant, alors so be it. Mais il garde un souvenir émerveillé du Buffalo power sur scène. Il arrive à Young de faire des crises d’épilepsie sur scène ou de disparaître sans donner d’explication. Quand il n’est pas venu jouer au Monterey Pop Festival, Croz l’a remplacé au pied levé. Young n’aime pas trop la gloriole et encore moins les shows télévisés. Il n’y va pas. Il est en plus très solitaire. Au moment ou Buffalo entre en studio pour l’enregistrement du deuxième album, Young travaille dans son coin avec Jack Nitzsche. Stills sait que Young n’est pas fait pour rester dans un groupe. Il n’est pas surpris de le voir annoncer qu’il va quitter le groupe. Mais Stills trouve que the whole, c’est-à-dire Buffalo, is greater than the sum of its parts. Aux yeux des historiens, Buffalo a inventé l’image du quintessential LA Band, et le LA sound of the late sixties.

             Les groupe vient jouer à New York pour la promo de l’album et c’est là que se déroule le fameux épisode du pugilat sur scène, dans un club nommé Ondine’s. La scène est minuscule et sans le faire exprès Bruce Palmer cogne la tête de Stills avec le manche de sa basse une fois, deux fois et la troisième fois, Stills lui colle son poing dans la figure. Par contre, Einarson ne précise pas que Bruce Palmer a répondu et envoyé Stills valdinguer dans la batterie.

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             En juin 1967, Young annonce au groupe qu’il se barre - I sort of dropped out of the group. I couldn’t handle it - Ça tombe mal, car le groupe doit passer au Johnny Carson show, qui est alors aussi important que l’Ed Sullivan Show. Stills : «Neil s’est barré la veille du départ pour New York. it was sheer self-destruct.» Stills avoue avoir beaucoup de mal à maintenir le groupe en état de marche. Ce sens aigu de l’autorité lui vient de son éducation militaire mais il rappelle aussi que quelqu’un doit commander dans un groupe, sinon ça ne peut pas marcher, surtout quand on a des rebelles comme Young et Bruce Palmer - So there was chaos - Stills pense que Young ne supportait pas de le voir prendre des solos de guitare. De son côté, Bruce Palmer affirme que Stills et Young n’étaient pas des gens faciles : «Stephen was always hard to get along with; Neil was hard to get along with. Stephen est egomaniaque et brutal, Neil est complètement à l’opposé. Mais au final, ça revient au même : two spoiled little brats. Mais au lieu de gueuler, Neil disparaît. Il passait son temps à disparaître et on le retrouvait planqué dans le placard de Jack Nitzsche.»

             La situation continue de se dégrader : au moment d’entrer en studio pour enregistrer Buffalo Springfield Again, Bruce Palmer se fait drug-buster avec de l’herbe. Pouf, expulsé au Canada.  Il est remplacé par Jim Fielder. Il est essentiel de rappeler qu’en 1966, it was hip to be stoned. Tout le monde se came - Bruce was just a happy-go-lucky guy who loved his LSD - Comme les 13th Floor au Texas, Bruce en prend tous les jours. C’est Owsley en personne qui lui file des sacs pleins des tablettes. Quand il a commencé à fréquenter Croz, Stills «was getting high a lot». Dewey Martin indique que les Byrds «were the ones who turned a lot of people on to opium, forget hash and pot. Crosby liked to get paralyzed, so I’m pretty sure Stephen did too.» Par contre, Young n’est pas défoncé en permanence, contrairement à ce que tout le monde croit. Il ne peut pas se le permettre à cause de ses crises d’épilepsie. Il fume un peu d’herbe, comme tout le monde à l’époque. Par contre, Dewey Martin préfère l’alcool et le speed que lui fournissent en quantité Greene & Stone. On trouve facilement des grands bocaux de pills à Los Angeles, auprès de bons docteurs compatissants.

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             Puis Young va revenir pour le deuxième album. C’est lui qui ouvre le bal de Buffalo Springfield Again avec l’excellent «Mr Soul». Il embarque ça sur le riff de «Satisfaction», mais tout en retenue. On a là l’un des grands hits des sixties. L’autre hit de ce deuxième album est le «Bluebird» de Stills. Il l’attaque au débotté et claque ses descentes de gamme à l’ongle sec. Tout CSN est déjà là, avec des vieux relents de SuperSession, car ça s’étire dans la longueur bienveillante. Stills est un mec qui s’énerve facilement, comme le montre «Hung Upside Down». Il adore finir en apothéose. Par contre, le Furay se vautre avec son country-rock («A Child’s Claim To Fame»). C’est le piège du Buffalo, si tu n’aimes pas trop la country traditionnelle, t’es baisé. On se sent beaucoup mieux avec «Rock And Roll Woman», hit envoûtant. Et puis l’excellent «Expecting To Fly» de Young produit par Jack Nitzsche. Einarson ajoute que Young et Nitzsche ont enregistré pas mal de cuts qui n’ont encore jamais vu le jour. Einarson amène encore un détail qui vaut son pesant d’or du Rhin : Croz est à l’époque le mentor de Stills. Il l’introduit dans tous les milieux hip de Los Angeles et lui fait aussi des suggestions musicales - Rock And Roll Woman was instigated by a guitar tuning suggested by David Crosby - Quand Croz monte sur scène avec Buffalo à Monterey, il ne le fait pas par charité chrétienne. Il sait que son temps au sein des Byrds est compté, d’autant qu’il pousse le groupe à devenir plus créatif, ce qui ne plaît pas à Roger McGuinn. Il pense qu’il peut jouer avec Buffalo si ça tourne mal avec les Byrds, ce qui ne va pas manquer de se produire - David liked to shake things up - McGuinn et Hillman, iront trouver Croz chez lui pour lui annoncer qu’il est viré des Byrds. Chris Hillman prétend même que Croz aurait quitté les Byrds si Stills lui avait offert un job dans Buffalo.

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             Dans la maison que le groupe loue à Malibu, Stills reçoit des invités de marque : Buddy Miles, Noel Redding, Jimi Hendrix, et tout ce beau monde jamme. Pour Stills, c’est un autre level of music - Serious heavy duty blues and rhythm and blues - Stills voit très bien que ces mecs sont sur le point d’amener le rock à un autre niveau, et c’est ce qui l’intéresse. Il a découvert le drumming de Buddy Miles à Monterey. Doug Hastings évoque une session à Malibu avec «Jimi Hendrix, Buddy Miles, David Crosby, Stephen Stills and myself.» Stills joue de la basse. Buddy Miles chante. Jimi joue de la wah dans un coin. Doug Hastings ne sait pas si Jimi joue avec eux ou s’il joue dans son coin - He was popping acid like it was apirin. He was way out there - Plus tard, ils montent à l’étage et tombent sur des gonzesses qui sont arrivées entre temps. Jimi leur demande si elles ont des acides - He took two more. He has enough to kill a horse.

             C’est aussi l’époque où tout ce beau monde fréquente les Monkees, installés eux aussi à Malibu. Jimi Hendrix part en tournée américaine avec eux, mais il se fait virer vite fait de la tournée, car les parents des gosses qui remplissent les salles pour voir les Monkees se plaignent des copulations scéniques du Voodoo Chile. Les Monkees et Buffalo tournent ensemble en 1967. Stills et Tork sont comme on l’a déjà dit de vieux potes du temps de Greenwich Village. Dans les fêtes à Malibu, que ce soit chez Tork ou Stills, on voit toujours les mêmes têtes : Buddy Miles, Croz puis Hendrix suite à Monterey. Tork héberge tout le monde.

             Doug Hastings qui avait été embauché comme guitariste en remplacement de Young est viré quand Young annonce son retour dans le groupe. C’est Stills qui appelle Hastings quelques heures avant un concert prévu le soir-même pour lui annoncer la bonne nouvelle et lui souhaiter bonne continuation. Par contre le Furay et Dewey Martin ne sont pas très chauds pour accepter le retour de Young qui les a déjà plantés une fois. Ils ne supportent pas l’idée de voir réapparaître les tensions entre Stills et Young. Mais bon, Stills a pris la décision. Il y voit surtout un côté pratique : Young connaît les cuts et il compose.

             Enregistré par le bassiste de remplacement Jim Messina, ce deuxième album est cette fois un succès commercial, mais le groupe est moribond. Puis Ahmet Ertegun demande à Messina de produire un troisième album de Buffalo.

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             Dernier tour de piste avec Last Time Around paru en 1968. Young n’y contribue que du bout des doigts. Il ouvre le bal d’A avec la petite pop d’«On The Way Home», mais avec le «Pretty Girl Why» de Stills, c’est tout de suite plus franc du collier. Stills does it right. En fait, c’est Stills, le rock’n’roll animal de Buffalo. Avec «Special Care», on passe au heavy Buffalo Sound, bien dévoré par les chœurs et la basse de Jim Messina. Wow, quel groove ! Ambiance de rêve et prod parfaite. L’autre coup de Jarnac est encore signé Stills : «Questions». C’est bardé de gras double, Stills fond sa chique dans le groove psyché californien. On a tout ce qu’on aime, ici, le gras double, le chant d’inspi et le groove. On considère généralement Last Time Around comme l’album de la désintégration.

             Le groupe finit par splitter au moment où Young annonce son départ pour la troisième fois. It was all over. Un plus tard en 1968, Stills jamme chez Steve Paul à New York avec Johnny Winter et Jimi Hendrix. On apprend aussi par la presse qu’il envisage de monter un groupe appelé the Frozen Noses avec Croz and two Englishmen from name groups, le premier étant Graham Nash et le deuxième est supposé être Stevie Winwood.

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             Et puis voilà ce que les fans de Buffalo appellent the Holy Graal, la fameuse Buffalo Springfield Box pondue par Rhino en 2001, avec ses 36 démos inédites et surtout un son remastérisé, ce qui transforme complètement l’approche qu’on avait à l’époque des deux premiers albums.

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    Le disk 1 démarre avec 11 démos inédites dont un «Flying On The Ground Is Wrong», on sent une ouverture considérable, c’est gratté dans la grandeur, rien à voir avec le son du premier album. Young chante. Même choc esthétique avec «We’ll See» que chante Stills, oh we’ll see, Stills est partout, il fourbit les grooves. Stills place encore une démo démente, «Come On». Tu as l’impression d’être dans le studio avec eux. C’est dire la qualité du son. Young chante «Out Of My Mind», une belle oraison, et plus loin on passe aux cuts de l’album remastérisés, avec «Nowadays Clancy Can’t Even Sing» que chante le Furay, c’est énorme. Voilà qu’éclate l’absolu génie de Stills avec «Sit Down I Think I Love You», il chope toute la magie des sixties et la fait rôtir dans les flammes de l’enfer du paradis, il n’existe pas sur cette planète de plus bel emblème des silver sixties. On se régale du Moby-Grappy «Leave» et du groove zélé d’«Hot Dusty Roads» qui prennent ici un relief considérable, avec le solo de clairette que balance l’ami Young. Il s’impose encore avec l’excellence de «Burned». C’est le Furay qui chante «Do I Have To Come Right Out And Say It», un cut d’une rare perfection mélodique signé Young. Ce vieux Young ramène tellement de compos géniales ! Il est le grand pourvoyeur composital devant l’éternel.

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             Le disk 2 s’ouvre sur trois démos inédites, «Down Down Down» (heavy et beau comme un cœur, compo de Young que chante le Furay), «Kahuna Sunset» (intro stellaire) et «Buffalo Stomp» (flip flop). Et puis voilà «Baby Don’t Scold Me», Stills reprend le contrôle. Il éclate au Sénégal, on sent bien le boss du groupe, c’est bardé de son. Ici dans la box, «For What It’s Worth» prend une autre résonance, la version longue devient une pure merveille psychédélique, bienvenue in the deep California Sound, ça préfigure absolument tout le Croz à venir, c’est en plein dans le mille du sunset. Sur son «Mr Soul», Young est héroïque de débridement, c’est joué au killer solo flash d’ouverture sur le monde, peu de gens atteignent ce niveau d’excellence anarchique. Ils pulvérisent littéralement la Stonesy. Avec de nouvelles moutures de «We’ll See» et de «My Kind Of Love», on goûte à ce qui fait la grandeur inexorable d’un groupe comme Buffalo, on savoure chaque atome de la clameur du chant, cette façon qu’ils ont de se fondre dans le beat aux harmonies vocales est unique au monde, on voit les voix fondre littéralement sur les contreforts du beat, il n’existe alors rien de plus fondu aux États-Unis. Tout CSN vient de là, de cette magie sonore. Les compos du Furay sont moins bonnes et donc dispensables. «No Sun Today» est encore un inédit chanté à deux voix par Stills et le Furay, ils font du fast Buffalo. Ces mecs ont le pouvoir, à un point qu’on n’imagine même pas. Il faut l’entendre pour pouvoir en mesurer l’étendue. Nouveau coup de génie avec ce «Down To The Wire» signé Young et que chante Stills à l’extrême, le Buffalo est là au maximum de ses possibilités, ils ont une façon unique de dégringoler dans le son. Bim bam boum, here comes Buffalo ! Puis Stills ramène la fraise de son fameux «Bluebird» - Listen to my bluebird - C’est un seigneur des annales, le plus puissant de tous, il navigue largement au dessus de la mêlée, il fait partie des mecs qu’il faut suivre à la trace, CSN, solo, Manassas, tout est bien. Comme Steve Marriott en Angleterre, Stills n’aura eu toute sa vie qu’une seule obsession : évoluer vers un son toujours plus gros, vers toujours plus de son. «Hung Upside Down» est un gros numéro de Stills, il fait le job à coups d’acou, pas de problème. Encore de la magie de Stills avec «Rock And Roll Woman», mouture transfigurée, si on la compare à celle du deuxième album.

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             C’est lui qui lance le disk 3 avec une nouvelle mouture de cet «Hung Upside Down» tiré d’Again. Il sait enflammer un cut au chant. Young chante son «One More Sign» qui est une complainte typique du vieux Young. On sait bien qu’il est romantique dans l’âme, alors il en profite pour ramener une autre complainte, «The Rent Is Almost Due». Pendant ce temps, on perd de vue Stills, le rock’n’roll animal. Retour à l’électricité avec «Broken Arrow». Nouvel inédit avec «Whatever Happened To Saturday Night» que chante le Furay et Stills ramène son groove avec «Special Care». Il développe une sorte de génie groovy qui deviendra par la suite sa marque de fabrique. Il fond les voix dans un solo explosé de la rate. «Question» sort aussi de Last Time Around, Stills ramène encore du raw dans le son et dans le chant. Ça rocke à l’oss de l’ass, c’est gorgé de feeling et il claque tout au dirty solo. 

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             Le disk 4 propose les deux premiers albums remastérisés. À force de génie sonique, ces mecs ne se sont pas contentés de défrayer la chronique, ils l’ont explosée. Il faut la voir fumer, la chronique ! Plus on écoute Buffalo et plus on exulte. On ne se lasse pas de leur profondeur de champ. Stills est un meneur hors normes. Il sait faire éclater une pop song au firmament («Sit Down I Think Love You»). Il se pourrait bien que Sit Down et «Flying On The Ground Is Wrong» (I’m sorry to let you down) fassent partie des plus grands hits de l’histoire de la pop américaine, avec ceux des Beach Boys et de Phil Spector. Stills est all over the Buffalo, il est le maître du jeu («Everybody’s Wrong»). Ils jouent leur pop aux accords purs («Do I Have To Come Right Out & Say It»), leur pop semble parfois sortir du Brill, mais avec un vrai son et sous un casque, ça prend une dimension surnaturelle. On atteint le nec plus-ultra de l’art pop, celui des Beatles du White Album, des hits composés et produits par Phil Spector, ou encore de Todd Rundgren et des Beach Boys de Smiley Smile ou de Pet Sounds. Les cuts sont comme illuminés par les éclairs de Gretsch. Buffalo est le groupe de tous les possibles. On comprend qu’Ahmet Ertegun se soit prosterné à leurs pieds. Même le country rock de «Pay The Price» est solide as hell, bien soutenu par Dewey Martin, the fast beurre-man. Que d’énergie encore dans «Baby Don’t Scold Me» et «Mr Soul», avec un Young qui joue ses solos à l’envers. On n’avait encore jamais entendu ça ! On voit encore Stills participer à l’invention du rock de jazz avec «Everydays» et claquer des notes dans tous les coins avec «Bluebird», mélange de fuzz et d’acou complètement demented. Et pour finir cette tournée des grands ducs, Stills prend en biseau son «Rock And Roll Woman» et le plonge dans la chaleur des meilleurs chœurs de l’univers.

    Signé : Cazengler, Buffalourd

    Buffalo Springfield. Buffalo Springfield. ATCO Records 1966

    Buffalo Springfield. Buffalo Springfield Again. ATCO Records 1967

    Buffalo Springfield. Last Time Around. ATCO Records 1968

    Buffalo Springfield Box Set. Rhino Records 2001 

    Sylvie Simmons : Too Many Kooks. Mojo # 337 - December 2021

    John Einarson & Richie Furay. For What It’s Worth: The Story Of Buffalo Springfield. Cooper Square Press 2004 

     

     

    Aux sources du Neil - Part Two

             Tu veux du vécu ? En voilà ! Quand Bob Zimmerman débarque à New York en janvier 1961, il grelotte de froid. Pas de manteau et pas grand-chose dans l’estomac. Il rencontre un vague copain au coin de la rue et en claquant des dents, lui demande :

             — T-t-t-tu sais o-o-o-ù je-je clac clac clac peux trouver Fred clac clac clac Neil ? Paraît kill-kill-kill embauche !

             — Oh yeah ! Au Café Wha?, on McDougal !

             Le tuyau est bon. Le jeune Bob trouve Fred Neil, lui dit qu’il cherche du boulot, qu’il  chante et joue de l’harmo. 

             — Vas-y, montre-moi ce que tu sais faire.

             Le jeune Bob se met à souffler l’air d’Il Était Une Fois Dans l’Ouest.

             — Foooinnn foooinn fooooooo-oooon ooooiiiiiin ooooiiiiiin...

             — Bon ça va, stop !

             — Foooinnn foooinn...

             — STOP !!! Tu m’accompagneras à l’harmo et t’auras un dollar par show !

             — Wow ! Super génial !

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             Aux yeux de Kris Needs, cette histoire illustre bien la métaphysique de la brutalité qu’on appelle l’injustice : alors que Bob Dylan est devenu l’auteur compositeur le plus légendaire de l’histoire du rock, Fred Neil qui lui a filé son premier job est quant à lui resté dans la semi-obscurité. En fait, les choses sont beaucoup plus simples : Fred Neil ne voulait pas devenir célèbre.

             Comme il sait si bien le faire, Needs tire l’overdrive pour transformer son article en tourbillon. Fred Neil superstar ? - His multi-octave mahogany baritone, dazzingly innovative 12-string guitar and spellbinfing charisma - Rien qu’avec ça, on a l’estomac calé, mais ça continue, Needs cite des noms. Fred Neil fut le mentor de Richie Havens, Tim Hardin, Stephen Stills, David Crosby, John Sebastian, Karen Dalton, Gram Parsons et Tim Buckley. Oui Fred Neil aurait pu conquérir le monde mais il nourrissait une aversion définitive pour les médias et le music business. Il s’est contenté d’enregistrer trois albums et de léguer l’imparable «Everybody’s Talking» à la postérité. Grâce au blé que lui rapporte son hit, il peut quitter New York et aller vivre en Floride.

             Au temps de sa jeunesse, Fred composait du rockabilly, notamment le fameux «Candy Man» que chante Roy Orbison, il traînait pas mal au Brill Building où il faisait son petit biz, puis il a découvert la fameuse bohème new-yorkaise de Greenwich Village. Il s’y sentait mieux, il fréquentait Len Chandler, Odetta, Karen Dalton et a monté un duo avec l’hustling livewire Dino Valenti qu’on retrouvera plus tard en Californie dans Quicksilver. Needs cite bien sûr Dylan qui parle longuement de Fred Neil au Café Wha? dans Chronicles.

             Needs fait aussi le point sur les drogues. Fred Neil prenait tout ce qu’on lui proposait, speed, mescaline, hero, morphine mais selon Peter Childs, Fred Neil was not a junkie. Et Vince Martin ajoute : «Les drogues n’ont pas affecté la carrière de Fred Neil. C’est Fred Neil qui a affecté la carrière de Fred Neil.»

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             Paul Rothchild repère Fred et Vince Martin au Gaslight et leur propose d’enregistrer un album, le fameux Tear Down The Walls. Ils sont accompagnés par Felix Papalardi on guitarron (mexican bass) et John Sebastian on harp. Comme Rothchild est un perfectionniste, il demande constamment à Fred de refaire les cuts et ça finit par clasher. Les fans de Fred Neil qui se seront jetés sur l’album se régaleront d’un «Baby» embarqué à l’échappée belle et chanté à la bonne franquette. Fred groove comme un dauphin dans l’eau. On y trouve aussi une belle cover du «Weary Blues» d’Hank Williams, tapée au be cryin’ et au sweet mama please come home par le pauvre Vince Martin, mais heureusement Fred revient dans le chant pour arracher le blues du sol. C’est un album chanté à deux voix et tapé à coups d’acou, très typé, très Greenwich Village de l’hiver 63. Le multi-octave mahogany baritone de Fred domine. Ils font la première version de «Morning Dew», la tapent à deux voix, Fred renchérit sur le copain Vince, walk me out in the morning dew my honey, puis Fred enchaîne cinq de ses cuts, notamment le rampant «I Get ‘Em». Fred Neil est le roi des rampants.

             Il va continuer d’enregistrer pour Elektra avec Paul Rothchild, mais leur relation va se détériorer. Rothchild est trop exigeant et Fred quitte souvent les sessions en claquant la porte. C’est ce qu’on appelle un conflit d’intérêts. Rothchild voit Fred comme la poule aux œufs d’or et Fred est tout le contraire de la poule aux œufs d’or. 

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             Le 38 MacDougal récemment paru fut enregistré chez John Sebastian en 1965. Fred venait de claquer la porte du studio où il enregistrait Bleecker & MacDougal et pour le calmer, Peter Childs lui proposa d’aller jouer chez Sebastian, au 38 MacDougal. Enregistré avec les moyens du bord, l’album n’a pas de son, mais on a la voix de Fred. Peter Childs et lui taillent la route du blues à la folie («Country Boy»). Fred est tellement doué qu’il sonne comme un black sur «Gone Again». Son woke up this morning est une merveille d’allumage de gone again - I love you baby/ But you’ve got to understand right now - Il fait le wistle de Lonsesome Train et ça vire à la pire tension d’Americana. Il tape aussi une version underbelly de son «Candy Man» et plus loin, il drive sa «Sweet Cocaine» dans Lexington à la dérive d’acou - Ahhh sweet cocaine/ Round and round your heart and your brain - tout ça à coups de breakouts d’acou. Il termine avec «Blind Man Standing By The Road And Cryin’», mais avec la session d’appart, on perd la profondeur de la prod. Il gratte on truc à la sauvage, il navigue à la surface, il survit, c’est du heavy blues de fin de soirée à MacDougal.

             Selon Needs, 38 MacDougal a mis 56 ans pour refaire surface, grâce au label Delmore Recordings. Par contre, la relation avec Elektra n’est pas réparable. Bleeker & MacDougal sera le second et dernier album de Fred sur Elektra. On l’a épluché ici dans un Part One en 2013. Fred continue pourtant d’enregistrer, cette fois avec Jack Nitzsche. Mais nous dit Needs, l’album n’est jamais sorti, aussi incroyable que cela puisse paraître ! Puis Herb Cohen qui est son manager décroche un contrat pour Fred chez Capitol et Fred enregistre Fred Neil avec Nick Venet à Hollywood (épluché aussi dans le Part One en 2013). Pour mettre Fred à l’aise, Venet installe des canapés dans le studio, fait servir de l’alcool et brûler de l’encens. Les sessions démarrent à minuit et parmi les invités se trouvent Joni Mitchell et un wide-eyed Tim Buckey. C’est là que Fred chante «The Dolphins» que reprendra Buckley.

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             Puis Venet fout la pression et organise les fameuses Sessions avec Peter Childs, Cyrus Faryar et d’autres. Et hop ça part en mode stoned soul picnic, des jams de pas d’heure dont Venet va extraire la substantifique moelle. Occasion rêvée de sortir Sessions de l’étagère. Dès «Felicity», il fait du punk-folk sur sa gratte en yodellisant aux Appalaches. Il prend «Send Me Somebody To Love» de Percy Mayfield au round midnite, il crée de l’océanique à volonté, et c’est avec «Merry Go Round» et un son psych qu’il nous fait décoller. Le chant et le gratté dauphinois créent de l’enchantement. C’est d’une vraie beauté boréale. Il boucle son bal d’A avec un «Look Over Yonder» digne de l’«If I Could Only Remember My Name» de Croz. C’est exactement le même sens de la dérive au soleil couchant, même sens du méandre de delta, absolue merveille supsensive digne des jardins suspendus de Sèvres-Babylone. En B, il tape son vieux «Looks Like Rain» dans un climat de tension à la Richie Havens. C’est gratté aux bons soins du tsoin tsoin d’effervescence de Gaslight, Fred enchante le studio, il s’enfonce dans son groove sous tension et gratte à la régalade, il claque ses descentes de notes à l’ongle sec. C’est la vraie électricité. Pas besoin de wah ni de Marshall, il gère bien son shake, il fait du folk-rock d’énergie new-yorkaise à la fabuleuse dérive des condiments. Il joue son «Roll On Rosie» à l’énergie des coups d’acou, et une basse bien ronde entre dans la ronde. Quelle frénésie ! Si on aime entendre les attaques frénétiques, c’est là.  

             Encore de l’inédit en sous-jacence : Needs évoque des sessions organisées par Nick Venet à Nashville en 1969 : Fred, John Stewart, Vince Martin et les musiciens qui avaient accompagné Dylan sur Nashville Skyline. Rien n’a encore filtré. Puis Fred envoie promener Michael Lang qui lui propose de jouer à Woodstock. Comme il doit encore un album à Capitol, il accepte qu’on l’enregistre live au Purple Elephant Club de Woodstock. On retrouve ces cuts sur Other Side Of This Life.

             Et puis il y a les dauphins. Needs en fait quasiment une page entière. Histoire de rappeler qu’en fait, les dauphins comptaient plus que tout dans la vie du grand Fred Neil. Avec son côté Disneyland, cette dernière page pourrait passer pour de la complaisance, mais venant de Kris Needs, il s’agit surtout d’un bel exercice d’honnêteté intellectuelle. Fred Neil ne pouvait pas se trouver en de meilleures mains.

    Signé : Cazengler, Fred Nul

    Fred Neil. Sessions. Capitol Records 1971

    Fred Neil. 38 MacDougal. Delmore Recording Society 2020

    Kris Needs : Feted Villager. Record Collector # 522 - September 2021

     

    L’avenir du rock - These Weeds on fire

     

             Dans la grande salle commune de l’Hôtel Dieu, deux interminables rangées de lits se font face. Des infirmières industrieuses vont d’un lit à l’autre, pareilles à des butineuses dans un champ de coquelicots. Des râles intermittents gâtent l’épaisseur du silence. On y meurt beaucoup, conformément aux lois de la sélection naturelle. Les évacuations se font dans le silence, pour ne pas gêner ceux qui sommeillent. Le professeur Dox fait sa tournée. Il s’arrête devant un lit et s’adresse à l’infirmière qui l’accompagne :

             — Dites-moi Izabeau, pourquoi a-t-on bâillonné madame Brontë ?

             — Parce qu’elle hurle.

             — Ah oui, elle est atteinte de romantisme tuberculeux. Et ce monsieur, à côté, pourquoi porte-t-il un gilet pare-balles ?

             — C’est un poulet. Monsieur Robocop.

             — Grippe aviaire, je suppose...

             — Cas désespéré.

             — Faites-le piquer, nous avons besoin de lits. Poursuivons...

             Ils arrivent au pied du lit suivant. Un gros monsieur y transpire abondamment.

             — De quoi souffre ce monsieur Apollinarus, Izabeau ?

             — Grippe espagnole !

             — Mais la grippe espagnole a disparu depuis longtemps !

             — Monsieur Apollinarus est un admirateur du poète Guillaume Apollinaire, professeur. Il s’est arrangé pour se faire défoncer le crâne d’un coup de marteau et pour s’injecter un virus qu’il a sans doute dérobé aux archives de l’Institut Pasteur. C’est un peu comme s’il avait été fan de Sid Vichiousse et qu’il s’était overdosé la calebasse...

             — Passez-moi vos commentaires infantiles et envoyez cet huluberlu en psychiatrie.

             Ils arrivent au pied du lit suivant. L’homme sourit. C’est d’ailleurs le seul.

             — Ah encore un atypique ! Il me semble parfaitement radieux. Comment s’appelle-t-il ?

             — L’avenir du rock.

             — Et de quoi souffre-t-il ?

             — Grip Weeds.

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             Grip Weeds est un groupe américain pas très connu en France. Basé dans le New Jersey, Grip Weeds existe depuis les années 90 et continue de faire l’actu avec d’excellents albums. Kurt Reil, son frère Rick et Kristin Pinell constituent le noyau dur du groupe. Non seulement les frères Reil arborent des looks de rock stars, mais ils sont en plus des fans de Todd Rundgren, ce qui en dit long sur leurs mensurations. Car pour jouer dans un groupe qui se réclame de Todd Rundgren, il faut avoir certaines dispositions, à commencer par le talent et la classe. Les frères Reil ont tout ce qu’il faut en magasin.

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             Peut-être était-ce dans Shindig! ou dans Vive Le Rock, toujours est-il qu’une chronique extrêmement bien foutue nous fit loucher sur Strange Change Machine, un double album paru en 2010. Dans ces cas-là, on teste. Pour une fois, le chroniqueur ne prend pas les gens pour des cons : «Speed Of Life» accroche immédiatement avec son gros bouquet de power pop finement sur-cousue de psyché qui gonfle très vite pour atteindre des proportions spectaculaires. Les harmonies vocales s’envolent par-dessus les toits, attention, ces mecs-là sont des géants, on ne croise pas tous les jours des harmonies vocales aussi géniales. Leur truc, c’est la pression. Ils sont tellement doués qu’ils jouent des cascades dans les ponts, ça explose au pinacle du polymorphisme. Ce «Speed Of Life» est une merveille disons incommensurable. L’autre merveille du disk 1 est le morceau titre, une espèce de rumble de freakbeat, ces mecs ont de la santé à revendre, ils proposent de l’extase, ils relayent toutes les genèses, ils mélangent le génie sonique, les harmonies vocales et le trash, c’est quasiment un truc qui nous dépasse, et toutes ces distos qui rôdent dans le son ! On entend les accords des Heartbreakers dans «Thing Of Beauty». Ils sont aux confins des mondes qui nous intéressent, ils tâtent de la power-pop comme d’autres tâtent des culs, ils sont comme Todd Rundgren, ils génèrent du son à n’en plus finir, mais c’est une infinitude rectifiée par des solos de Rick Reil, et le parallèle avec Rundgren s’établit pour de bon quand Rick Reil est sur les rails et qu’il claque ses beignets. On l’entend encore faire pas mal de ravages dans «Close To The Sun» et on s’effare de l’incroyable qualité des cuts à mesure qu’ils défilent sous nos yeux globuleux. Ils contrebalancent «Don’t You Believe It» dans l’excellence du stomp, ces mecs-là ont un talent fou. Kurt Reil chante «Be Here Now» à l’affluence, le son abonde terriblement. Leur collègue Kristin Pinell chante «You’re Not Walking Away», une espèce d’énormité convalescente et la wah descend à la cave. Il n’est pas surprenant de les voir reprendre un hit de Todd Rundgren sur le disk 2. Ils choisissent «Hello It’s Me» : même énergie, même classe, on s’incline devant les frères Reil. Nouveau coup de génie avec «Used To Play». Fabuleux hit pop, ça atteint le sommet du summum, les frères Reil sont des magiciens de la pop américaine. Tous leurs cuts sont visités par la grâce. On croirait entendre les Raspberries. Comme le montre «The Law», ils savent énerver la cuisse d’un cut. Encore de la pop énergétique avec «Truth (Hard To Fake)», ça éclate encore au Sénégal et Kurt Reil chante fabuleusement bien. Il expédie son «Hold Out For Tomorrow» dans les coconuts, on croirait entendre Nazz et le «Long Way (To Come Around)» qui suit vaut aussi le détour, car c’est gorgé d’excelsior, et quand la guitare de Rick Reil vient dévorer le foie du cut, alors ça tourne à la sauvagerie et ça fout les chocotes.

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             Leur premier album s’appelle House Of Vibes et date de 1994. Ils proposent déjà une pop-rock qui goutte de jus. Ça chante dans les chatoiements. Ils claquent leur «Close Descending Love» au crystal clear de la revoyure, c’est très beatlemaniaque. Ils passent au fast drive avec «Embraces». Ils règnent sur leur domaine de compétences, ils activent des réflexes endémiques dans une merveilleuse ambiance. On se sent bien dans leur monde d’up-tempo, comme ce «Don’t Belong» de Grip. Ce straight ahead type of rock s’inscrit dans la carnation du don’t belong. Ça file bien sous le vent. Leur présence dépasse l’entendement, leur «Realise» sonne comme du CSN. Ils enchaînent avec un «Before I Close My Eyes» dégoulinant d’arpèges, pur jus de Grip, ils sonnent comme les Byrds. Ils bouclent avec «Walking In The Crowd». Ils raflent la mise à chaque cut, ils jouent à la classe intrinsèque. Ces mecs-là, tu leur fais confiance, tu leurs donnes tout, ta sœur, les clés de ta bagnole et ton numéro de carte bleue. Ils sont faramineux, ils allument au soloing de fière allure, et ça chante à l’anglaise, c’est à la fois puissant, demented, homérique, faraminé et calaminé. 

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    Si tu aimes bien les Byrds, alors écoute The Sound Is In You. Les Grip y sont même meilleurs que les Byrds. La preuve ? «Better Word» et son solo de traverse qui est un modèle de traverse, presque hendrixien, avec ce court temps d’attente et le départ vers l’espace, ils sont en plein dedans. Ils refont les Byrds avec «Tomorrow» et «Strange Bird». Franchement, on se croirait sur Younger Than Yesterday. Ils font aussi une reprise fantastique d’«I Can Hear The Grass Grow». Après les Byrds, les voilà dans les Move ! Leur cover est encore plus belle que celle de The Fall, ils jouent ça à l’énergie pure, c’est sabré à coups de Grip, chanté au raunch de Carl Wayne avec un technical killer solo. Mais attention les gars, ce n’est pas fini : en plus de tous ces coups de Jarnac, on trouve un coup de génie, un vrai de vrai. Il s’appelle «Down To The Wire», une pop qui se fond dans la magie sonique, c’est Kristin Pinell qui chante, elle se fond délicieusement dans son hang on et atteint un niveau de beauté jusque-là inconnu, l’arpège reste en suspension, c’est une pop saturée de sexe, elle chante son wire à la magie pure, là t’es hooké comme un brochet, elle chante au girlish pur et les accords de guitares fondent sur sa voix, elle ramène du Brill au paradis des Grip, and you hang on/ Hang on. Ils font aussi de la mad psychedelia avec «A Piece Of My Own», on sent nettement la triangulation des guitares, c’est ultra-étoilé et épuisant de candeur sonique. Les Grip perpétuent l’art de la Mad. Tout chez eux est d’une tenue de route impeccable. Leur «Games» sonne comme un hit des Beatles de l’époque Revolver, alors t’as qu’à voir. Incroyable puissance de la perspective. Ils développent leur pop au piercing de son et l’arrosent d’une crème de guitares anglaises, c’est un rare mélange de son anglais et d’énergie américaine. Les Grip sont l’un des groupes les plus attachants de ce monde. Ils ont une passion pour le big sound et l’explosion de l’osmotic caractéristique. Ils sont même parfois bien plus balèzes que les Byrds. Ils veillent à maintenir chacun de leurs cuts au dessus de la moyenne et passent chaque fois que l’occasion se présente un killer solo d’antho à Toto. Ils pulsent d’incroyables harmonies vocales dans la pop de «Morning Rain», et font les oies blanches aux portes du palais dans «Ready & Waiting», avec Big Star en tête. Ils jouent leur power-pop au maximum des possibilités du genre.

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             Malgré sa pochette Byrdsienne, Summer Of A Thousand Years est un album un petit moins spectaculaire que le précédent. Et pourtant ! «Save My Life» sonne comme un cut des Byrds, ça sent bon les arpèges de Ricken. Ils sont assez conscients de leur volonté, ils cultivent le fondu d’harmonies vocales comme d’autres cuisinent le fondu de poireaux. Avec «Future Move», ils prennent un virage résolument power pop. Ils visent la power pop évolutive, celle de Dwight Twilley. Ce que vient confirmer «Moving Circle», amené au gratté de Grip, et ça donne une belle pop extensive, don’t set me free. Ils tapent leur «Rainy Day #3» à l’élongation de syllabes et foutent un pétard dans le cul de «Don’t Look Over My Shoulder». Les Grip sont incapables de se calmer. Tout chez eux est bardé de son, mais en mode ultra, vois-tu ? Ils attaquent l’«Is It Showing» à la petite violence Grippy, mais ça reste de la pop inoffensive. Ils sont marrants et même adorables, ils ont parfois tendance à vouloir monter en température, c’est leur côté freakbeat. Avec «Love’s Lost On You», les guitares s’éclatent au Sénégal avec leurs copines de cheval. Ils font même un clin d’œil à Chicken Shack avec «Changed», boogie typique de Stan Webb, et enchaînent avec un «Life And Love Time To Come» qui pourrait très bien figurer sur Led Zep III, car ça frise le «Gallow’s Pole». Ils ramènent tout le bataclan, même les tablas et ça finit en Salammbô, avec les éléphants. Kristin Pinell amène «Malnacholia» toute seule et résiste aux assauts. Mais ça dégénère en combat de rue psyché avec de la fuzz et du drumbeat pour un final explosif. Ils terminent avec le morceau titre et comme chaque fois, ils repartent à zéro pour recréer les dynamiques fondamentales. Chaque fois, ils refont leurs preuves. C’est le problème des groupes qui n’ont pas le background des Pixies ou des Mary Chain, rien n’est plus difficile que d’imposer sa marque jaune, mais les Grip s’y emploient, leur quête d’excelsior les honore et leurs guitares dévorent tout.

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             Les Grip poursuivent leur petite moisson d’énormités avec Giant On The Beach, un album qui date de 2004. Sept killy kuts sur treize, bonne moyenne, non ? Ça démarre avec un «Astral Man» vite fait bien fait, et tout de suite le gros son, l’aisance planétaire, le chant en place et le tatata d’accords descendants. Peu de groupes savent entrer en osmose aussi parfaitement avec l’harmonique astrale. Les Grip sonnent comme une bénédiction et non seulement ça joue dans le lard, mais c’est vite over the top. Au rayon énormités, on trouve aussi «Infinite Soul» et sa belle descente au barbu, dégelée d’harmonies vocales irrésistibles, c’est violemment bon et plein d’élan, plein d’avenir, même chose pour «Once Again», yes I do, heavy Grip, ça joue aux guitares aventureuses et ça continue avec un «Midnight Sun» violent, dévastateur et même définitif, un Sun emporté par des vagues, ça joue cette fois au pâté de foi. Ça culmine toujours plus avec «Waiting For A Sign» et ses guitares scintillantes, oh la belle envolée, les Grip jouent à la pointe du son. On trouve aussi sur cet album traumatisant deux modèles de mad psychedelia : «Realities» et «Telescope». Ils montent ça bien en neige, ils claquent leur pop au coin du beignet, ils basculent et nous avec dans la reality d’I don’t want to believe avec un solo psycho-psyché à la clé. Power peu commun, ils ont tout le son du monde, ils tombent sous le sens. «Telescope» dépasse aussi toutes les expectitudes, ce heavy psyché te coule dans la manche. Aw my Gawd, comme ce groupe est bon ! Kristin Pinell se tape «Closer To Love», elle redevient le temps d’un cut la reine du New Jersey. Ils transcendent l’art du lard avec «Get By», la wah fulmine dans la barbe de Dieu, les Grip jouent leur va-tout en permanence. Ils restent dans une heavy pop de niveau supérieur, c’est leur raison d’être. Le coup de génie s’appelle «Gone Before», ils cultivent l’excellence de l’art pop et c’est nettoyé au killer solo flash. Les Grip sont ce qu’on appelle un groupe complet.

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             Comme Totor et des tas d’autres, les Grip font leur Christmas album avec Under The Influence Of Christmas. Boom dès «Christmas Dream», on est vite dégommé, ils font le Christmas des Byrds, ils l’allument en pleine poire, au stupéfiant shoot de chant et d’accords, ils sont dans l’excellence supra-normale, ils surpassent tous les modèles, ils cultivent l’urgence d’un son miraculeux, ça drive dans le jus, ça chante à la fournaise dans le démoli des pourtours, hey ! Grip Weeds forever ! Ils font une belle cover du «2000 Miles» de Chrissie Hynde. Ils refont les Byrds avec «Hark The Herald Angels Sing», ils sont en plein dans Turn Turn Turn, c’est hallucinant de véracité. Toutes leurs Christmas songs sont soignées, «Santa Make Me Good» - Yeah yeah it’s Christmas time - c’est explosif, c’mon babe, ils jouent plus loin «God Rest Ye Merry Gentlemen» à la pulsion de réverb, ils sont dans tous les coups fourrés. Ils amènent «Welcome Christmas» à la bonne jachère de la surenchère, c’est poppy jusqu’à la moelle des os, terrific d’anglicisme, c’est quasiment du Marmalade. Et puis il y a cette bombe christmatique, «Merry Christmas All», Kristin Pinell chante et ça devient magique, un vrai splurge de Christmas pop, il faut la voir driver son Merry Christmas, elle le claque en coin, mais avec un génie, c’est l’un des meilleurs Christmas booms de tous les temps, à ranger à côté de celui des Ronettes, a very good time of the year, là tu as tout ce que tu peux attendre de la pop. Encore un coup de génie avec ce «Christmas Bring Us» infesté d’harmonie vocales qui s’en va se perdre dans les voûtes célestes, les échos des Beatles s’y démultiplient à l’infini, c’est un véritable ras-de-marée d’harmonies vocales. On ne peut pas espérer pire démesure.

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             Que valent les Grip sur scène ? La réponse est dans Speed Of Life (In Concert In New Jersey). On y retrouve bien sûr les hits évoqués plus haut comme «Astral Man», bel exemple de power pop extrémiste. Peu de power-poppers ont ce power du ventre. Ils font une cover de «Shaking All Over» assez diabolique, tout le backbone est là, pas de problème. Ils sonnent exactement comme Oasis sur «Close Descending Love». Même genre d’insistance. Avec «Salad Days», ils restent dans cette power pop ravagée par des vinaigres d’arpèges interstellaires et ils enchaînent avec un «Strange Change Machine» tapé aux meilleures harmonies vocales et ravagé par un solo incendiaire. Encore de la power pop capiteuse avec «Be Here Now» et ça explose avec «Speed Of Life». Ils chantent aux accents biseautés et tout explose à nouveau avec «(So You Want To Be) A Rock’n’Roll Star», la cover des Byrds, bienvenue au cœur du mythe, c’est violent, ils en font une version incroyablement musclée, la la la la, avec les solos qui te rampent dans la cervelle, la la la la. Les Grip font partie des groupes parfaits. Ils jouent tout aux grandes eaux du Niagara, tout chez eux est extrêmement sonné des cloches, ils remontent le Gulf Stream comme le thon du Benelux intérieur.

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             Ho la la, encore un album génial : How I Won The War. Ça date de 2015. Il faut attendre «Rise Up» pour bander. Ils jouent ça à la cloche de fer blanc. La principale qualité des Grip serait peut-être leurs réflexes. Ils savent tartiner des clameurs et faire tinter le fer blanc. Ils sont d’une certaine façon les vainqueurs de l’Anapurna du rock. Il n’existe rien de plus parlant en termes d’énormité. Cut après cut, ils taillent bien leur route, les accords de «Follow Me Blind» sont ceux de Really Got Me, mais joués à la pédale douce, «Life Saver» est joué à la volée et «Other Side Of Your Heart» à la belle progression, ils tapent dans l’haut-le-cœur de la mad psyché. Retour aux vieilles dégelées avec «See Yourself», tellement gorgé de son que c’en est volumineux, rattrapé au vol par le stomp. Tout aussi bien venu, voici «Vanish», hey vanish in the sun, et arrive systématiquement un solo qui sonne comme une œuvre d’art. Retour aux coups de génie avec «Force Of Nature» qui passe en mode fast rock. Tout est dans les dynamiques, les Grip son imparables, ils rallument d’antiques brasiers, ils visent l’effarance de la béatitude avec un solo à la quenouille qui s’enroule dans l’écume des jours. Ils fabriquent tout simplement de la fournaise. «Heaven & Earth» se trouve vite bloqué au high speed de cervelle folle, ils tapent cette fois dans l’excellence d’un psychout so far out qui balaye celui des Yarbdirds. Kristin prend enfin le micro pour «Over & Over». Elle reste la reine des Grip, l’un des groupes américains qui a le meilleur répondant. Il faut les voir exploser le rainbow quartz de «Rainbow Quartz» ! On se croirait chez Todd Rundgren. Nouveau coup de génie avec «Lead Me To It», ils repassent pour l’occasion en mode gaga-grippy. Leur notion de la solidité est sans égale. Ils taillent la meilleure route d’Amérique, ils fondent leur art aux voix de Todd. Power absolu ! Il n’y a que les Américains pour sortir un tel power de fondu pop. Une merveille de plus. Ils finissent cet album épuisant avec un «Inner Light» attaqué au banjo déboîté. Ça joue à tout ce qu’on peut, banjo, cornemuse, on ne sait pas trop, ils génèrent des violences guerrières qui les dépassent.

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             Et puis voilà Trip Around The Sun. Ils nous refont le coup des Byrds avec «Truth Behind The Lies». Ils vont même assez loin, car ils transcendent cet art ancien qui date des quatre premiers albums des Byrds sur Columbia. Ils proposent aussi deux petits modèles de power pop avec «Casual Observer (To A Crime)» et «Letters». Ils amènent ces petites merveilles à la heavy cocote. Big sound et solo killah qui s’en viennent splasher all over. Ils chantent «Letters» à la mode californienne, avec un sens aigu du fondu de voix. C’est gens-là sont des dandys, qu’on se le dandise. Ils savent jouer au riff insistant. «She Tries» est encore un cut plein comme un œuf. C’est la même énergie que celle de Big Star. Ils jouent au son d’intervention avec des harmonies vocales inventives. Attention au «Vibrations» d’ouverture de bal, c’est un coup de génie faramineux, un heavy psyché enrichi aux harmonies byrdsiennes, ces gens-là sont à la fois très forts et très purs. Tout est calibré à la perfection, au fondu de chant et aux vibrations. C’est à tomber de sa chaise. Des vagues de wah te jettent dans le mur. Mets ton casque ! Avec «After The Sunrise», on se croirait chez les Sadies, ils jouent à la clairette de la bobinette, le son est là, bien décidé à rester là. L’autre stand-out track s’appelle «Reality Stands Still». Kristin Pinell chante sous un boisseau d’accords scintillants. Elle nous refait le coup à chaque fois. Super sexy sixties, une pure merveille. Elle chante au milieu des flammes comme une Jeanne d’Arc psychédélique, la pression mélodique évoque les Ronettes, mais avec le gut des Grip, et c’est bombardé de son vainqueur, killer solo et délire de bassmatic à la clé. On sent dès l’intro que ce cut est un chef-d’œuvre immérorial, un de plus ! Ils bouclent cet album tombé du ciel avec le morceau titre, un trip de Grip de six minutes. Ils ont tout : le son, le décorum, les rebondissements, les assises culturelles, les étais de rembardage, tout est solide chez les Grip et en guise de cerise sur le gâtö, ils fourbissent un monstrueux big bang.

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             Et comme si tout cela ne suffisait pas, voilà que paraît leur nouvel album, le bien nommé Dig, dont la Deluxe Edition est un double CD. Petit conseil d’apothicaire : chope la Deluxe, car Dig est bourré de covers aussi géniales que celles de Todd Rundgren au temps de Faithful. Tout est beau là-dessus, les frères Reil et Kristin ne se refusent aucun luxe, ils commencent par sublimer le vieux «Shape Of Things To Come» des Yardbirds composé par Barry Mann & Cynthia Weil. Well well well. Les covers sont triées sur la volet. Arrive à la suite le «Lady Friend» de Croz joué au full blast de psycho psyché, expédié dans le museau de Moloch, le dieu gaga. Ils ressuscitent le «Journey Into The Center Of The Mind» des Amboy Dukes, c’est assez dévastateur, claqué vite fait, pas le temps de réfléchir, wild affair. Au menu on trouve aussi l’explosif «Lie Beg Borrow & Steal» de Mouse & The Traps, stupéfiant d’énergie et de revienzy, suivi d’un fantastique hommage à Thunderclap Newman avec «Something In The Air», ils sont en plein dedans, pas de plus belle cover, toutes les descentes sont là. Ils tapent à la suite le «No Time Like The Right Time» d’Al Kooper, ils déboulent littéralement dans le heavy groove d’Al, c’est extrêmement bien arqué, fabuleux shake de sixties power, baby the night time is the right time et ça atteint des sommets avec le «Making Time» des Creation. Il n’existe pas de plus grand cover-band que les Grip, oh no no no no ! Ils tapent dans l’intapable, on entend même un bus à l’entrée du cut, ils savent qu’Eddie Phillips en conduisait un à Londres. Les Grip recréent la magie des Creation. Ils tapent aussi le «Lies» des Knickebockers, ils en lustrent l’éclat, pas de problème, c’est explosé aux guitares. Ils finissent le disk 1 avec «Louie Go Home» de Paul Revere & The Raiders (monté aux chœurs de cathédrale, tout ici est ostensible, surchargé de son), «All Tomorrow’s Parties» du Velvet (que chante Kristin) et «Child Of The Moon» des Stones, bardé de psychedelic wind blows. C’est excellent, ça balance entre tes reins.

             Lenny Kaye signe le texte de présentation de Dig. Il est certainement le mieux habilité de tous à le faire, puisque les Grip tapent dans Nuggets, un double album qui, nous rappelle Kaye, a cinquante ans d’âge. You have to keep digging, nous dit Kaye et il ajoute en guise de conclusion : «These are great songs, make no mistake. That’s why we still sing them and always will.» Le disk 2 est un tout petit peu moins dense que l’1, mais on se régale d’une cover de «Porpoise Song», composé par Gerry Goffin et Carole King pour les Monkees, véritable shoot de Beatlemania. L’autre énormité est l’«Outside Chance» des Turtles, joué au répondant des clairettes de guitares. Et puis encore de l’intapable avec l’«I Feel Free» de Cream. Ils naviguent sous toutes les lattitudes, ils recréent le superbe fondu de voix de Jack Bruce. Retour aux Beatles avec une belle version d’«It’s Only You», pur jus d’oh my oh mind. Ils se cognent aussi l’excellent «For Pete’s Sake» de Peter York, c’est leur façon de dire qu’ils adorent les Monkees, ils jouent cette pop interrogative avec de puissants réflexes sixties. Côté gaga, ils tapent dans le mille avec le «Going All The Way» des Squires, pur jus de gaga-Crypt avec un killer solo flash à la clé. Ils rentrent enfin dans les godasses des Electric Prunes avec «I Had Too Much To Dream (Last Night)». Toutes leurs covers sont des œuvres d’art.

    Signé : Cazengler, Crap Weed

    Grip Weeds. House Of Vibes. Twang! Records 1994

    Grip Weeds. The Sound Is In You. Buy Of Die Compact Discs 1998

    Grip Weeds. Summer Of A Thousand Years. Rainbow Quartz International 2001

    Grip Weeds. Giant On The Beach. Rainbow Quartz International 2004

    Grip Weeds. Strange Change Machine. Rainbow Quartz International 2010

    Grip Weeds. Under The Influence Of Christmas. Rainbow Quartz International 2011

    Grip Weeds. Speed Of Life (In Concert In New Jersey). Ground Up Records 2012

    Grip Weeds. How I Won The War. JEM Recordings 2015

    Grip Weeds. Trip Around The Sun. JEM Recordings 2018

    Grip Weeds. Dig.  JEM Recordings 2021

     

    Inside the goldmine - Tiny at the Topsy

     

             Dommage. Ça aurait pu marcher avec Baby Rich. Le problème n’était pas tant le fait qu’elle avait un visage ingrat, mais elle avait surtout un sale caractère, une fantastique capacité au renfrognement. À la moindre contrariété, elle devenait la reine des connes. L’hyperconne d’hyperkhâgne. Pour le reste, nickel. On partageait une vénération pour Tati et pour les peintres du XIXe et du début du XXe dont on allait admirer les toiles quasiment chaque week-end. On se prosternait jusqu’à terre devant tous ces petits maîtres que sont Albert Marquet, Valotton, Bonnard, Pascin et même Gustave Moreau dont il existe un très beau musée rue de la Rochefoucauld. L’été, nous allions bretonner et trouvions refuge en hiver dans son très bel appartement situé au cœur de Paris. Comme les choses n’étaient pas clairement formulées, nous entretenions chacun de notre côté d’autres relations. Bien sûr, nous n’en parlions pas. L’imperfection des traits de son visage l’insécurisait tellement qu’elle testait en permanence son pouvoir de séduction, principalement sur les gens de son entourage professionnel dans le monde du spectacle. Ça faisait partie du jeu que de l’accepter. Mais on était contents de se retrouver pour entreprendre nos petits safaris culturels. Outre sa curiosité, l’une de ses qualités était son bon appétit. Elle se tenait bien à table et pouvait bouffer comme une vache sans vraiment grossir. Sa bonne nature ne lui permettait hélas pas de contrecarrer les manifestations de son sale caractère. Et puis un jour, elle annonça qu’elle allait se faire refaire les seins qu’elle avait pourtant parfaits. Ça n’avait pas de sens. Mais comme toute décision, celle-ci lui appartenait. Il n’y avait rien à ajouter. Elle avait trouvé une clinique privée pas très loin de chez elle. Elle s’y rendit à pied et pour le retour, il fallut aller la chercher pour la raccompagner, car elle tenait à peine debout, emportée vers l’avant par des seins extraordinaires qui semblaient avoir triplé de volume. Elle ressemblait à la statuette africaine d’une déesse primitive. Pour se rassurer et gérer le déséquilibre causé par ces protubérances surréalistes, elle déclara qu’elle irait chaque jour nager à la piscine pour se muscler le dos.

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             Ce serait faire injure à la mémoire de Tiny Topsy que de la traiter de protubérance, mais elle l’est pourtant au plan artistique. Cette black de Chicago est avec Big Mama Thornton et Etta James l’une des plus belles protubérances artistiques de l’histoire de R&B. Pour être plus précis, elle est l’une des plus grosses arracheuses de l’histoire des arracheurs. Elle chante au rauque du raw définitif, on ne lui connaît pas de concurrence. L’album Aw Shucks Baby en apporte toutes les preuves, à commencer par le morceau titre, qui vaut tout le scream du monde, avec en prime un solo de sax à l’ancienne. Avec «Miss You So», elle allie power et raw, elle doit être la seule avec Etta James et Big Mama Thornton à savoir le faire. Mais on a l’impression que Tiny Topsy les bat à la course. Elle dispose en plus d’un backing solide, comme par exemple le guitariste Johnny Faire qu’on entend sur «I Miss You So». Elle n’en finit plus de forcer l’admiration. «You Shocked Me» est plus classique, mais torride pour l’époque, avec Johnny Faire in tow. Quelle leçon de chant ! Quelle férocité ! Elle démarre son bal de B avec «Just A Little Bit». Elle sait groover son little bit, early in the morning/ Late in the evening/ Around midnight just a little bit. Puis elle s’en va rocker le gospel avec «Everybody Needs Some Loving». Elle est la plus balèze des mémères du raw gospel. Pure genius ! Elle fait encore un fantastique numéro de jump avec «Western Rock’n’roll» et ça se termine avec un «Cha Cha Sue» de rêve. Ah elle peut le driver son cha cha, elle a toute la poigne du monde. Il faut la voir prendre le cha cha à la rauque ! 

             Quand on la voit sur la pochette de l’album, on la croit grande. Pas du tout, elle mesure 1,50 m, mais on voit qu’elle pèse plus de 100 kg. Comme sa collègue Etta James, elle est basée à Chicago, mais c’est à Cincinnati qu’elle enregistre son hit «Aw Shucks Baby». Elle démarre donc sur Federal, sous-label de King, comme James Brown. Elle y enregistre cinq singles, dont le fameux «Just A Little Bit» dont Rosco Gordon va faire un hit l’année suivante. Elle tombe ensuite dans les pattes de frères Chess pour deux singles, l’un sur Argo («After Mariage Blues») et l’autre sur Cadet («How You Changed»).

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             Au dos de la pochette, Dave Penny nous raconte qu’il y eut une mode des grandes chanteuses black à la fin des fifties aux États-Unis et il cite les noms de Big Maybelle, Big Mama Thornton, LaVern Baker, Wynona Carr, Etta James et Tiny Topsy. Puis il entre dans le détail des sessions d’enregistrement chez King, comme le font les gens de Bear Family : on a le détail et la chronologie, un peu comme si on y était.

             Mais globalement, Tiny Topsy va rester inconnue au bataillon, en tous les cas moins connue que Big Mama Thornton ou Etta James. C’est un son particulier, celui de la fin des fifties, quelques années avant l’avènement de la Soul. Mais Tiny Topsy a un truc que n’auront pas les petites chanteuses à la mode qui suivront : la voix d’arracheuse. Seuls les fureteurs et les amateurs de jump connaissent son existence. Une courte existence, d’ailleurs, puisqu’elle casse sa pipe en bois à l’âge de 34 ans, des suites d’une hémorragie cérébrale.  

             Merci à Olivier pour cette découverte.

    Signé : Cazengler, Tiny Topsick

    Tiny Topsy. Aw Shucks Baby. Sing 1988

     

    BloUe

    Dans notre livraison 451 du 13 / 02 / 2020 alerté par ma fille je chroniquais deux vidéos de bloUe, les deux seules disponibles, nouvelle alerte de ma fille pour une nouvelle vidéo, en farfouillant un peu nous avons trouvé un petit filon. Même pochette pour les deux opus, signée par Neyef, l’oiseau bleu, pas celui de Maeterlinck, un petit côté chouette athénienne sans plus, pas un oiseau de mauvais augure, regarde notre monde d’un œil inquisiteur, l’a raison, n’est pas beau à voir.

    Armand : vocal / Nico : banjo, harmonica / Jonas : batterie / Basse : Antoine

    MANGE

    (Février 2020 / Bandcamp)

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    La petite histoire : petites notes agrestes de banjo, basse profonde et triste, Armand vous raconte la petite histoire, vous la connaissez, celle des révoltes perdues, et de la rage qui vous noue les tripes, de cette colère qui refuse d’abdiquer, qui continue le combat, malgré tout, malgré rien, un beau chant de désespoir et de lutte. Qui atteint à une dimension lyrique dans sa deuxième moitié. Le titre est illustré par un clip sur YT un clip que nous pourrions résumer en une courte formule, dans l’essoreuse des défaites la résistance perpétuelle. A écouter. A voir. Train de nuit : la vie n’est pas heureuse, sur cette constatation de l’évidence du monde débute le vieux shuffle redondant du blues, l’harmonica de Nico évoque à merveille de l’Amérique des westerns et des hobos, mais nous n’y sommes pas, ou plutôt ce train de nuit roule aux quatre coins du monde, ce n’est pas que le soleil ne brille pas, c’est la nuit de la misère, des miséreux et des sans-grades de partout qui se réchauffent aux paroles de leur impuissance. Parfois l’on ne peut compter que sur ses propres faiblesses. La route sera encore longue. Alors tu reviens : tiens une autre petite histoire, un peu plus anecdotique, talkin’ blues, je me permets cet américanisme puisque le refrain chanté en chœur est en anglais, les couplets sont en français, l’histoire d’un retour, rien à voir avec une love d’amour, une histoire de classe, le péquenot de base, le fils de prolo qui a cru aux miroirs aux alouettes du libéralisme, le mot n’est pas prononcé, l’idiot utile dont on n’a plus besoin qui revient parmi les siens, la voix acerbe et ironique d’Armand est des plus incisives, les cordes du banjo aussi cinglante qu’une clôture électrique. Une bonne décharge pour remettre les idées en place. Mama cailloux : tambourinade battériale, refrain chanté en chœurs, couplets assénés manières couperets de colère, l’on a quitté le blues, l’on a avancé dans les années soixante-dix un peu à la manière des Last Poets, c’est cru, c’est nu, dépouillé jusqu’à l’os, jusqu’au cœur changé en pierre. Front contre front. Sans rémission. Goutte de sueur : banjo du diable et steel guitar ( David Haddog Hougron ) des carrefours mènent le bal des accords pincés et étranglés du blues millénaire, s’en donnent à cœur joie, le pont musical qui permet de passer la rivière des paroles condensées sur une rythmique soutenue soulèvera d’enthousiasme le cœur des rockers, tout ça pour une petite goutte de sueur qui n’en finit pas de tracer son chemin dans la crasse des activités humaines, remugles vocaux, cris de corbeaux, rafales cordiques,  noise blues mêlé au vacarme de la vie.

    Mange la vie à grosse ventrée, même si c’est de la merde, cela te permettra de survivre. Saine philosophie.  

    CAILLOUX

    (Octobre 2021 / Bandcamp)

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    Machiniste : entrée bajoïde, Armand récite son texte à voix basse, n’arrive pas à dormir, quelques bruits de ferrailles saxophoniques ( Laurent Bouchereau), la voix devient de plus en plus haute, de plus en plus grosse, mal-être de l’ouvrier, les mots se bousculent se montent dessus, spoken-words qui se mélodisent, pour le moment nous sommes dans le registre de la plainte, de l’énumération de l’insomnie, une âme charitable plaindrait le malheureux, texte politiquement correct, la musique prend le relais chaotique en sa structure mais douce à l’oreille, le récit bascule, la suite vire cauchemar, ou dans le rêve le plus fou, tout dépend de vos penchants idéologiques,  y a un responsable à tout malaise, le patron, ô le crever, ô l’assassiner, ô le tuer, le meurtre accompli tout serait mieux, pourrait folâtrer tout autour du globe, jusqu’à se retrouver en Bosnie…le crime est partout dans la tête et dans le monde, Armand susurre, la musique s’évapore… Texte profondément anarchiste. La violence est-nécessaire au bonheur de l’individu… ASQç : y en a une version live sur YT que je préfère, avec cris d’animaux sauvages pour introduire le jungle beat, sur la version CD z’avez en prime un trombone ( Jérôme ‘’ Bone’’ Cassin) qui nous la sort bonne un hachis compartimenté de flatulences, ce qui donne un petit côté hétéroclite New Orleans, dans les deux cas on ne s’étonne pas qu’en la filigrane instrumentale le nom de Bo Diddley soit psalmodié, l’on pourrait s’attendre à un vocal tonitruant à la Eric Burdon, pas du tout, Armand chante à mi-voix du bout des lèvres, genre je ne le claironne pas tout fort mais faites gaffe, écoutez bien et faites circuler, apparemment des paroles cool, si l’on y prête attention un bréviaire libertaire, une incitation à se poser dans la vie de   manière à assurer sa liberté d’action tout en respectant les autres. Ahora Que ? :  banjo et harmo en intro,  et hop, ça saute, après la petite leçon de morale précédente il est temps de passer à l’action, les belles idées c’est bien, elles sont encore plus belles quand on les conduit en actes, faut qu’elles croustillent comme une manif contre les casqués, qu’elles flambent comme un molotov, qu’elles tintent comme une vitrine de banque pillée, dangereux certes, mais tant qu’on prend des risques l’on est vivant, morceau éruptif, joyeux, bordélique – Ben Stazic est au scratch - un salmigondis jouissif, une fête réussie. Petite remarque sémantico-philologique : Lénine a écrit Que faire ? Ahora que ? (Maintenant quoi ?) fleure davantage l’Espagne de Durruti. Sachez entrevoir la différence. Dans le mal : le robot mixeur Laurent Peuzé vrombit dans votre tête, le tambour marteau de Jonas vous troue la cervelle, c’est fait exprès pour vous donner une idée de l’état du bonhomme, presque du réalisme socialiste ! pas frais comme un gardon, Armand martèle les mots, les lendemains de fête ne sont pas obligatoirement agréables, parfois la vie ce n’est pas du tout cuit, mais du tout cuite, surtout avec ce banjo qui vous cisaille les neurones, pas de quoi en faire un drame non plus, parfois le mal ce n’est pas mal, l’est prêt à recommencer. Solution homéopathique : guérir le mal par le mal. A boire tavernier ! Sorry Mama : tous en chœur pour une complainte joyeuse, c’est un peu comme dans la chanson de Gilbert Bécaud le gars qui a pas volé l’orange, mais là l’Armand revendique son forfait, l’est tout panache, même s’il finit au trou, pas la case prison, dans celle du cimetière, au jeu de loi il n’a pas réussi à s’extraire de celle de la misère, s’en fout l’a essayé de l’enjamber, belle envolée d’harmonica, la vie parfois tu gagnes, parfois tu perds, faut pas pleurnicher, faut tirer la langue à la camarde et ne pas flancher, ça se finit en une exaltation gospellique magnifiée par la voix de Loraj qui swingue à mort. Pardon pour cette malheureuse expression, désolé Maman, tu peux être fière de ton fils.

    Cailloux dans la chaussure, cailloux du petit Poucet pour trouver son chemin, cailloux que l’on lance sur les vitrines des banques. Rien n’est à vous, tout est à BloUe !

    Damie Chad.

     

    PEOPLE OF THE BLACK CIRCLE

    PEOPLE OF THE BLACK CIRCLE

    (Mars 2022)

    Viennent de Grèce. A voir la couve l’on comprend vite qu’ils ne sacrifient point à l’Apollon solaire. Pour des athéniens récipiendaires d’une mythologie des plus fameuses, ils semblent plutôt attirés par l’ésotérisme occidental, l’imagerie médiévale, et la légende de Conan le barbare. Entre autres.   

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    Alchemy of sorrow :  une pointe de noirceur rehaussée de notes argentées s’insinue dans votre oreille, attente mystérieuse, le son s’amplifie, des chœurs surgissent de la nuit, une voix s’en détache, nous conte la recette alchimique, trop facile de transformer le fer en or, l’opération ici est plus difficile, s’agit de fixer dans la présence du monde un monde évanoui, ce n’est pas la pierre rouge de l’immortalité qui est le but recherché, la musique se traîne, les images mentales ont du mal à se stabiliser, à se transformer en pierres, à redonner vie ce qui est mort depuis des siècles. Ressusciter une civilisation morte n’est pas donné à tout le monde, des éclats de guitare rougeoient dans la pâte sonore, sont-ce des éclats de paradis ou d’enfer ?  Cimmeria : nous y sommes, souffle le vent dans les ténèbres, le pays des Cimmériens, peuple étrange dont bien plus tard l’Histoire nommera leurs lointains descendants les Scythes, une voix s’élève, les guitares tremblent, nous avançons dans des ténèbres épaisses, les Cimmériens ne sont que des tribus ombreuses sorties de la préhistoire, le récitant est lui-même hanté, il est vêtu d’ombres vivantes, il n’est pas sûr qu’il saura s’en délivrer. Voyage au bout de la nuit. Souffle le vent sans fin. The ghoul and the seraph (Ghoul’s song II) : l’orgue nous emporte, partout et nulle part, tout le passé tournoie, l’on ne sait plus qui est qui, l’ange ou la bête, le séraphin et la goule des cimetières qui veille sur la nourriture des morts dans le garde-à-manger des tombeaux, batterie heavy-music, orgue pourpre profond , guitares filées, tournoiements emphatiques, bande-son d’un film qui ne fait pas peur mais dont on ne se lasse pas, surtout que sur la fin un superbe solo de guitare nous réconcilie avec nous-mêmes et que le kaléidoscope des siècles n’est pas encore terminé. Nyarlathotep : en pleine mythologie lovecraftienne, des chœurs d’adorateurs nous accueillent, le chaos musical ne rampe pas, il court, le peuple du cercle noir donne la gomme et sort les grands effets sonores, l’on n’en attend pas moins de l’âme des anciens Dieux sortis de l’abîme, la voix raconte l’histoire innommable que l’on oublie dès que l’on ne l’écoute plus, mais qui circule parmi les hommes comme une légende maudite, nul n’échappera, feeling lugubre et ténébreux, la production n’a pas lésiné sur les effets spéciaux, un chant de prière s’élève, un hymne à la destruction du monde. L’on a hâte de voir le phénomène de notre vivant. Gouttelettes de pluie de nuit. Ghost in Agartha : Agartha le paradis souterrain, le pays sans violence, oui mais le peuple du cercle noir évoque ses fantômes, mise en forme dramatique, un troupeau de malheureux marche sans fins, enfants emmenés en esclavage, leurs âmes ne connaîtront plus jamais le bonheur, guitare incisive tranchante comme un rayon laser, cloches dans le noir retentissent, la musique ahane lourdement, une voix conte leurs tourments et leurs souffrances, horreur à l’état pur, musique grandiloquente, la caravane humaine passe devant nous et se perd dans le néant.

    C’est bien fait. Un seul défaut, on n’y croit pas. Normalement on devrait se cacher sous le lit et ne plus en sortir avant trois jours. Faudrait avoir une dizaine d’années et n’avoir jamais écouté ce genre de disque avant. Là on claquerait des dents toute la nuit. Hélas on a passé l’âge !

    Damie Chad.

     

    JULIE SUCHESTOW

    DANSEUSESLAMEUSERAPEUSE

    Elle dessine aussi. Je la connais depuis plus de trente ans. Sans l’avoir jamais rencontrée. Si une fois, entraperçue, échangé quelques mots dans un café bruyant. Je la suis pour ainsi dire depuis son admission au collège, très loin dans le sud. Par Luc-Olivier d’Algange et sa compagne qui était son professeur de français, tous deux ne tarissaient pas d’éloges sur sa personnalité. Le monde est plus petit que l’on ne croit. Au détour d’une conversation avec Patrick Geffroy Yorffreg – voir la livraison 532 du 02 / 12 / 2021  consacrée à quelques-unes de ses vidéos musicales - et Léa Ciari – la livraison 534 du 16 / 12 /21 présente quinze de ses peintures – apparaît le nom de Julie Suchestow, suivi de commentaires élogieux, elle s’avère être leur nièce… N’étant ni fan de slam, ni de rap, je ne m’intéresse guère à Julie Suchestow, jusqu’à hier soir où recherchant quelques enregistrements de Patrick Geffroy Yorffreg, j’en avise un dans lequel il a rajouté sa trompette sur une vidéo de sa nièce. Je suis trahi par mon oreille, en tant que rocker j’admets la trompette-jazz, si aventureuse peut-elle être, mais le slam – j’ai fait des efforts, j’en ai même écouté en direct live au Musée Mallarmé - oui mais là c’est différent, d’abord la voix, surtout le texte, indéniablement de qualité. Aussitôt, je cherche. Et je trouve.

    DANSE

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    Julie Suchestow est danseuse. De profession. Affiliation. Modern jazz, contemporain, hip-hop. Elle donne des cours à des élèves de tout âge. Danse avec d’autres. Danse seule. Vous trouverez quelques vidéos sur son instagram au nom de junajahklame sur Instagram. N’y a pas pléthore, et elles sont dans l’ensemble très courtes. Mais cela suffit. En quelques mouvements elle résume l’âme de la danse. Saute aux yeux qu’elle n’a pas besoin de musique. Soul romantique ou funk fragmenté, tout cela n’est que de l’emballage. Un décor. Qu’elle annihile par sa seule présence. La danse est mouvement. Un paraphe sur une page blanche. La calligraphie est l’art japonais qui lui correspond le plus. Julie ne danse pas avec son corps. C’est son corps qui danse pour elle. Lorsqu’elle danse elle semble dans l’absence d’elle-même. Elle est ce point focal et aristotélicien du vide nécessaire à l’impulsion du mouvement. Elle ne dessine pas l’espace. Elle ne l’illimite pas. Au contraire elle le réduit à son corps. Elle le ramène à elle, avec cette aisance naturelle des oiseaux qui replient leurs ailes. Elle ne se pose jamais, à terre elle rampe dans sa propre immobilité. Où qu’elle soit, plus rien n’existe, elle se métamorphose en pierre   originelle. Elle réside dans le pur instant de chaque seconde éternellement détachée de la roue du temps. Elle happe le regard mais s’en moque, vestale éblouie de son seul feu intérieur, même si son corps écrit le fugace alphabet de la beauté. Sur l’ardoise du monde qu’elle efface lorsqu’elle revient parmi nous.

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    [JULIE SUCHESTOW –

    Une très courte vidéo. Visible sur Instagram. Presque rien. Des mots posés entre vertige et poésie. Julie assise en tailleur, chez elle, salon, tables rondes, coussins, belle retirée en elle-même, traversée du flow des mots qui coule de sa bouche comme s’ils ne lui appartenaient plus, une vibration venue de loin, dont elle ne serait que le vecteur. Portée par un ressac intérieur, un de ces instants où l’on ne s’appartient plus, la mer n’est jamais aussi puissante que quand elle est parcourue de frémissements tranquilles, quand la houle tangue à peine, basse profonde de la musique, elle berce et amplifie le mouvement du corps qui pourtant ne bouge qu’à peine, les mains sculptent et pétrissent la boule de l’espace qui les sépare, est-ce ainsi que prophétisait Cassandre lorsque Apollon cracha entre ses lèvres, les mots transbahutent la violence du monde, la poésie ne peut parler que de la poésie, fièvre tranquille de pythonisse, le poème déroule le rouleau de la parole, le chant sacré de la poëtesse nous rend à notre petitesse. Sublime abîme.

       - SUCHESTOW JULIE ]

    Junajah est le nom empédocléen de répulsion et de désir que s’est donnée Julie Suchestow lorsqu’elle récite, chante, clame, slame, rappe. De trop rares vidéos sont visibles sur You Tube.

    SENTIERS BATTUS / JUNAJAH

    ( Novembre 2009 / YT)

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    Ecran noir. Junajah, cheveux rejetés en arrière, robe noire, seules blancheurs les mains, le visage, le V de l’échancrure qui descend du cou en tête de vipère. Un sujet rebattu ces dernières années, pas encore d’actualité médiatique en 2009. Un long poème dans la fureur contenue des yeux d’une volonté implacable, d’une bouche affirmée qui avertit, pas de hurlement, la force émotionnelle du Dire suffit. Sous l’emprise des coups, la femme fait front, elle ne cache rien, elle fait face martelée à la situation, l’impuissance des mots, la force de la poésie. Arme blanche, laser translucide, de la dénonciation démonstrative du réel, dirigée aussi bien contre l’autre que contre ses propres faiblesses, ses propres abandons, ses propres renonciations. La mort amortie par l’espoir d’un mieux qu’elle n’espère plus, acculée contre le mur de l’incommunicabilité partagée. Un texte choc. Cinq stances entrecoupées d’un silence. Autant de rounds clos dont elle ne sort pas vainqueur. Si ce n’est que les mots sont plus puissants que les coups. Ondes de choc qui assaillent et submergent et paralysent ceux qui les écoutent et les reçoivent.

    FLEUR DU MAL / JUNAJAH

    ( Novembre 2009 / YT)

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    Vidéo sœur jumelle de la précédente. Même esthétique du dénuement. Même absence du dénouement. Tout passé est intemporel puisque inscrit dans l’éternel retour que ce soit dans la conscience, ou dans le mode d’être du déploiement du temps. Fond noir, longue blondeur de cheveux, épaules nues, bras blancs entre noir de la robe et de l’écran. Féminité attirante, phare immaculé dans la nuit. Un texte au plus près de la chair et du don et de la captivité de soi. La beauté n’est pas un bouclier. Elle appelle les gladiateurs intrusifs bien plus qu’un chant de sirène. Femme en tant que monnaie d’échange entre les hommes, elle n’a de valeur que le prix de la jouissance qu’elle suscite. Colporte toute sa vie le sentiment de s’être fait avoir, de n’avoir récolté qu’une souillure de l’âme qu’aucune eau de l’oubli n’efface. Violence des mots contre la douleur des viols qui n’ont pas fui. Aucune musique sur ces deux vidéos. La charge émotive des mots suffit. Toute implication physique entre deux êtres induit une dimension métaphysique. Lorsque l’individu qui la transcrit use des tels des entrechocs de silex, surgit la flamme De la poésie.

    IL Y A EU / JUNAJAH

    (Juin 2020 / YT )

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    Début formellement identique aux deux vidéos précédentes, réalisées plus de dix ans auparavant. Julie vêtue de noir, apparaît sur fond noir dans deux, puis trois fenêtres. Pour combler le noir spectral, au bout de quelques secondes l’on change d’esthétique, deux voix off, l’une qui slame rehaussée d’une autre  chantante qui adoucit l’amertume des paroles, musique de fond peu profonde elle gouttège et se change en eau de pluie, en eau de larmes, des images ou des scénettes aux vives couleurs chatoyantes illustrent le texte, la vie ne serait-elle pas si sombre, non les mots ne sont pas porteurs d’opacité, c’est la même histoire que la précédente certes dépourvue de toute dramatique intensité circonstancielle, mais embrumés de la grisaille de la désillusion. Sur la fin les volets noirs reviennent, sont suivis d’une image grise. Constat amer. La splendeur des occasions rêvée s’est souvent désagrégée. Le texte est en surlignage, le mieux est sans doute de fermer les yeux et d’écouter Junajah, de se laisser porter par le texte, ses images, ses métaphores, et le flow de Julie, elle ne heurte pas les vocables, elle les égrène telles des perles qu’elle expose au soleil du Dire pour qu’ils s’allument et clignotent dans la tristesse du monde.

    DU TROP PLEIN / JUNAJAH

    (Juin 2020 / YT )

    Un beau clip enté de présence féminines. Je préfère écouter le texte. L’illustration me paraît superfétatoire. Ce trop plein raconte non pas ce qu’il y a eu, mais ce qu’il y a : la vie. Avec toutes ses déceptions. Qui sont autant de pierres tombales qui ponctuent les étapes d’un combat. Ce n’est plus le bilan désabusé de la vie, mais une réflexion slamique sur l’acte poétique. Pose une question fondamentale sur les rapports entre vécu, écriture et poésie. Comment faire pour que ‘’du trop plein déborde la rime’’, pour que s’établisse une adéquation entre l’existence et les mots, que celle-ci ne mange pas ces derniers, mais que ceux-là impulsent le corps, qu’ils mènent la danse, qu’ils incendient le réel et donnent sens à ses cendres. 

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    Le flow en étrave de navire qui fend le flot. L’écriture de Junajah possède un grand avantage sur celle de nombre de slameurs. Elle possède une dimension littéraire indéniable, elle fait sens sans avoir besoin de rechercher la rime riche à tout prix, quand elle en use, elle n’en abuse pas, elle a intuitivement compris qu’il est inutile de chercher à ce qu’elle brille comme les étoiles dans le ciel – tout le monde n’est pas parnassien - car trop lumineuse elle prend l’apparence d’un clou rouillé de cercueil à moitié sorti de sa gangue de bois. Surtout ce rythme, ce phrasé qui n’appartient qu’à elle, exerçant un subtil déséquilibre entre le son et le sens, de telle manière que le Dire véhicule avant tout la pensée. La pensée et non pas les stéréotypes d’un quelconque discours idéologique. Celle du corps. Celle de l’esprit. Réunis dans le souffle.

    Damie Chad.

     

    ALL NIGHTERS

    SOUL TIME

    (Official Video / Mars 2022 / YT)

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    Nouveau clip de Soul Time, paru ce 17 mars 2022. All nighters. Toutes les nuits, danser. Tel est le mot d’ordre. Soul Time a survécu au confinement et aux interdictions des concerts. Si le rock pur et dur a toujours été une musique de cave la Northern Soul s’est épanouie dans les ambiances de fête. D’exultation, de sueurs, et de dépassement de soi dans une course éperdue jusqu’au bout de la nuit. Dans l’espoir secret qu’elle ne finisse jamais. Dans l’espérance insensée de forcer le barrage qui interdit d’entrer dans une certaine intemporalité. Evidemment au petit matin, l’on se retrouve tel qu’en soi-même mais rien n’empêche de recommencer le soir suivant. Cette vidéo d’Enzo Cassar et de Soul Time enregistrée au Seguin Sound est à regarder comme une marche à suivre, une recette de soul kitchen, une présentation de tous les ingrédients nécessaires à la réussite d’une de ses nuits blanches que l’on espère sans radieuse aurore. Sinon intérieure. N’attendez donc pas une vidéo classique avec les huit membres de Soul Time en pleine action, tournée lors d’un concert avec une foule compressée de danseurs. Donc d’abord l’instrument roi, ni un saxophone ni un trombone, non une platine qui tourne, avec un disque dessus, si possible de Soul Time, z’ensuite un petit décrochage, que viennent faire ces images de survivalistes scootérisés d’un ancien temps syxtisé, non vous n’êtes pas propulsé dans un documentaire italien sur les vespas, la voix de Lucie nous aide à raccrocher les wagons du temps, la Northern Soul est née en Angleterre, les Mods n’écoutaient pas que les Who, allaient aussi danser dans les quartiers noirs sur de la musique soûle, rajoutez un barman, un de ces héros des temps modernes, ces travailleurs de l’ombre qui ajoutent l’excitation de l’alcool à la musique, des danseurs, pas la foule, la vidéo se veut éducative, faut que l’on puisse bien voir, retour sur les Vulcan Scooter Riders, clin d’œil amusé sur le plus célèbre passage piéton d’Angleterre, au cas où vous vous laisseriez entraîner dans une fasse direction, ne suffit pas de traverser la route pour trouver de la bonne musique. Descendez l’escalier, c’est en bas, les images ralentissent et semblent se fluidifier preuve que vous entrez dans une nouvelle dimension. Cachet administratif faisant foi de votre bienvenue au club, le coup de tampon que vous recevez sur le poignet en guise de sésame, et la danse, la danse, la danse, les spots qui vous glissent sur vous, vous encerclent une seconde dans le halo de célébrité, puis s’échappent. Dans la pénombre chacun devient son propre roi, tente des poses effigiques d’un instant, n’offre aux autres qu’un instantané iconique ou acrobatique de soi, l’on tourne sur soi-même en électron libre dans une masse de corps humains qui semblent soudés à jamais en une sorte de transe collective. Le diamant termine sa course dans le sillon, le disque s’arrête. Le clip aussi. Un conseil, play loud, si vous désirez vous reposer sur un lit rythmique de cuivres, ensorcelés par la voix de Lucie.

    Damie Chad.

  • CHRONIQUES DE POURPRE 546 : KR'TNT 546 : MARK LANEGAN / JAZZ BUTCHER / LEON BRIDGES / EARL BRUTUS / BOURBIER / ALIEN LIZARD / HOWLIN' JAWS / MARIE DESJARDINS / CHRIS BIRD + WISE GUIZ

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN’ TIL NEXT TIME

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    LIVRAISON 546

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR’TNT KR’TNT

    17 / 03 / 2022

    MARK LANEGAN / JAZZ BUTCHER

    LEON BRIDGES / EARL BRUTUS

    BOURBIER / ALIEN LIZARD

    HOWLIN’ JAWS / MARIE DESJARDINS

    CHRIS BIRD + WISE GUIZ

     

    Sur ce site : livraisons 318 – 546

    Livraisons 01 - 317 avec images + 318 – 539 sans images sur :   http://krtnt.hautetfort.com/

     

    Lanegan à tous les coups - Part Six

     

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             À force de tenter le diable et de jouer avec les near-death experiences, Lanegan a fini par  casser sa pipe en bois. Mais il le fait avec le brio qu’on lui connaît. Un dernier album aurait été accueilli à bras ouverts. Mais non, il nous laisse à la place un petit book, Devil In A Coma, qu’on rangera dans l’étagère à côté du There’s One In Every Town de Mick Farren, de l’Hellfire de Nick Tosches et du Dark Stuff de Nick Kent. Car voilà bien un chef-d’œuvre, un étrange chef-d’œuvre devrait-on dire, car au talent fou qui le caractérise, Lanegan ajoute l’art de la pirouette et l’insolence. Et plane par dessus tout ça l’âcre odeur de la terre de cimetière.

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             Lanegan y narre d’un ton atrocement guttural le cauchemar d’un séjour de plusieurs mois en soins intensifs, dans un hôpital irlandais, pays où il a trouvé refuge après avoir fui la Californie. Il ne donne guère de détails sur les circonstances de sa fuite - Hellhounds at my back in Los Angeles - Il a chopé le fameux virus dont tout le monde parle et il doit être hospitalisé. D’où la pirouette. Au lieu d’évoquer Kurt Cobain et Jeffrey Lee Pierce, cet imbécile nous parle du virus pendant 150 pages, avec tous les détails, les tuyaux, les branchements, les vieux en train de clamser dans la même chambre d’hosto, il ne nous épargne rien. Ah c’est malin ! Pendant deux ans, on a tout fait pour chasser toute cette fucking médiatisation par la porte, et pouf, elle revient pas la fenêtre avec Lanegan. C’est d’autant plus odieux qu’il essaye de prouver sur son lit de douleur l’existence d’un virus qui n’existe que dans sa tête. Il va même très loin au fond de son psychisme, c’est souvent d’une violence terrible, il nous entraîne dans son délire, il atteint un niveau de dénuement encore plus extrême que celui développé dans son livre précédent, le crucifiant Sing Backwards And Weep.

             Lanegan pourrit vivant sur son lit d’hôpital, dans son corps comme dans sa tête et il nous livre tout. Tu en as pour deux à trois heures, si tu veux avaler ça d’un trait, mais après tu ne te sentiras pas très bien. Ce démon t’aura contaminé. Merveilleusement contaminé. Il commence par tomber dans les pommes chez lui, dans sa baraque irlandaise du conté de Querry. Il refusait d’aller à l’hosto, mais sa femme a appelé une ambulance - behind my back, c’est-à-dire dans son dos - I eventually ended up in intensive care, unable to draw oxygen and was diagnosed with some exotic new strain of the coronavirus for wich there was no cure, of course. I was put into a medically induced coma, none of which I remembered - Voilà du pur Lanegan, cette longue phrase se déroule au rythme de sa voix, il écrit des vers, de la prose, en attendant le jour qui vient, dirait Aragon. Oui, c’est exactement ça. Il prend le prétexte d’une maladie exotique pour faire de la littérature. La phrase est si parfaite dans son rythme et sa construction qu’on se surprend à la relire plusieurs fois pour en apprécier la musicalité. Le diable est entré à l’hosto avec le rock’n’roll. Lanegan va détrôner Céline qu’on croyait maître absolu du dithyrambe des corps souffrants.

             Lanegan se voit administrer des calmants, il en cite trois Sequorel, Xanax, OxyContin, mais ça n’a aucun effet sur lui - I’d been self-administrating elephant-sized doses of the same shit on and off for years - Eh oui, Lanegan est le prince des tox. Il a battu tous les records. C’est lui qui l’affirme. Profitons de l’occasion pour rappeler que l’autre grande dimension laneganienne est l’exagération. Tout chez lui est plus dur, plus violent, plus âpre, plus immoral que partout ailleurs. Comme Cash dans son autobio, Lanegan fait de sa maladie un chef-d’œuvre. L’exagération fait partie de son jeu et on l’accepte à partir du moment où on comprend que ça tonifie son style. Chez une oie blanche, l’exagération ne passe pas. Chez Lanegan, c’est cohérent, parce qu’il est naturellement violent et amoral - To me it was a second nature to eat tablets like candy - Il adore aussi rappeler qu’il est très limité d’esprit et que la réalité ne l’intéresse pas du tout - La myopie qui m’a largement handicapé toute ma vie m’a enraciné dans l’à peu près, in the here and now, et je pensais rarement à autre chose que l’à peu près, surtout s’il fallait commencer à réfléchir à l’avenir, some far-off distant future never-never land. Such places did not exist in my limited scope of reality - Cet homme qui est en réalité extrêmement intelligent veille à rester dans l’ombre. Il s’interdit toute vision.        

             L’insolence ? Oh que oui et à bien des égards. Il faut entendre l’insolence au sens où l’entendait Céline, une insolence qui flirte avec l’amoralité du comportement, cette amoralité qui dans le cas de Céline, comme dans celui de Lanegan, nourrit le style. Un homme vertueux n’écrirait ni comme Céline ni comme Lanegan. Il écrirait comme Paul Claudel et ferait interner sa sœur dans un asile. Nous on préfère Lanegan à l’hosto. Au moins on se marre. Il faut être possédé par de sacrés démons pour pouvoir choquer comme sait choquer Lanegan. Il est le premier à reconnaître que sa rage de vivre dépasse les normes - I’d lived like a fire raging through a skyscrapper, a cauldron of negative energy - Il se compare à l’incendie qui ravage un gratte-ciel, à un chaudron de négativité. Comme dans son livre précédent, il se repent, mais c’est pour mieux persévérer - And I continued to careen like a demented pinball off anything and anyone in my way, piling up a small mointain of sorrow, calamity, sadness and trauma - Il continue de rebondir ici et là comme une bille de flipper demented, amassant derrière lui une petite montagne de chagrin, de tristesse, de calamités et de traumas. Comme toutes les forces de la nature, il avoue être incapable de penser à rien d’autre qu’à lui-même, et ça passe bien quand ça sort de la bouche d’une âme damnée comme Lanegan. Il sait que sa clairvoyance va loin : «Ramenés à la même échelle, my lifetime of shady actions and misdeeds surpassait de très loin tout le côté positif que pouvait amener au monde ma carrière de chanteur.» Il se veut damné. C’est très XIXe comme attitude.

             Sa façon de décrire l’hosto relève du curatif. Il commence dès qu’il sort du coma - Maintenant que j’étais de retour dans ce monde et que je connaissais le score, it felt as if my days consisted only of the occasional blood pressure check, a plate of food I never ate, and extreme boredom, pain and unhappiness. Mes voisins de chambrée soupiraient et pleurnichaient sans cesse. The happier ones adoraient papoter. I wore a pair of headphones round the clock so as not to be drawn into conversation - On ne va quand même pas demander à une rockstar de papoter avec des vieux en train de clamser ! Il finit par ne plus pouvoir les supporter - D’entendre les plaintes continuelles et les gueulantes de tous ces gens me poussait à bout, that set me on the edge and I struggled to keep from detonating - Lanegan n’explose pas, il detonate.

             Il veut se tirer de l’hosto, mais il ne tient pas debout. Il s’est pété le genou en tombant chez lui dans l’escalier et de toute façon, il n’arrive pas à respirer - I found the situation to be intolerably fucked - Ça dépasse son entendement. Il refuse d’admettre qu’il est baisé. Fucked. Pour se déplacer, il a un déambulateur et il avoue plus loin dans le récit qu’il ne porte pas de couches car il peut encore aller chier tout seul, ce qui n’est visiblement pas le cas de ses voisins de chambrée. D’ailleurs, il dit être parfois réveillé par l’odeur de la merde. Welcome in Laneganland ! Et comme il s’appelle Lanegan, qu’il est un démon et une rockstar, il parvient à embobiner le personnel de nuit pour aller fumer sa clope à la fenêtre, ce qui bien sûr est interdit vu son état. Il n’empêche qu’il termine sa longue liste de remerciements avec «The staff of Kerry hospital, Tralee, Ireland».  

             Quitter l’hosto devient une obsession. Il insiste, contre l’avis de tous les médecins - I assumed I was going to die anyway but did not want it to be in this fucking hospital - Il veut sortir de là et aller mourir dans les champs. Il n’accepte pas de ne pas pouvoir se battre contre un ennemi qu’il ne voit pas, c’est contraire à ses principes. Quand on lui annonce que ses reins ne fonctionnent plus, il s’en bat l’œil - I honestly did not give a shit because at this point I would just as soon let the chips fall where they might rather than endure any more of what felt like a steady regime on mind-bending torture and ridiculous ennui - Lanegan sait charger une phrase à l’extrême pour en gangrener l’emphase, ses phrases noircissent comme les membres d’un cadavre, il y a quelque chose d’intensément baudelairien dans le lent dévoilement de cette auto-déconfiture.

             Style encore : «As April turned to May I found myself sliding into what I felt like black-mood clinical depression and I was on the precipice of losing a fight against it.» Un Français dirait : «J’en ai marre, j’arrête de me battre.» Lanegan nous sort cette phrase parfaite dont l’éclat baudelairien n’échappera à personne. Il en rajoute une petite louche un peu plus loin : «Alors que mon corps moribond gisait sur un lit d’hôpital, mon esprit moribond continuait de s’auto-dévorer. Je ne m’étais jamais retrouvé devant quoi que ce fût que je ne pouvais combattre ou fuir, et il semblait que le virus allait avoir ma peau, m’apprenant en même temps qu’on ne peut fuir ce qu’on ne voit pas.» Et il repart à l’assaut de sa prodigieuse déconfiture, comme s’il l’acceptait enfin - Toughness, tenacity, balls, fire, audacity and a rock-solid getaway plan had always been my strengths in any battle, mais à présent, tout cela ne me servait plus à rien - Il n’en revient pas d’être confronté à l’absurdité de la situation. Il en fait des pages bouleversantes, les pages d’une rockstar que se bat contre l’inconnu avec de la littérature : «Était-il possible qu’après toutes ces années passées à écumer les cimetières, j’allais être envoyé au tapis ? Comme ça ? No fucking way. Chaque fois que la question me revenait à l’esprit, la réponse était la même, I’ll be damned if I go out like this, no fucking way. Accident d’avion, accident de voiture, coups de feu, meurtre, oui, c’est toujours ainsi que j’avais imaginé ma mort - plane crash, auto crash, gunfire, murder - et ça me foutait en rogne d’imaginer que je pouvais crever comme ça, lying in a goddamned bed, denied a battlefield, privé d’un champ de bataille.»

             Vivre tranquillement n’aura jamais été une option chez Lanegan - I didn’t know how to ride easy and I had no interest in learning how. To do that was contrary to everything I believed, to ride esasy was to set yourself up to get fucked and not in a pleasurable way either - Lanegan a cru toute sa vie qu’il fallait s’endurcir pour se protéger. Il ramène aussi pas mal d’éléments autobiographiques, comme par exemple sa mère qui le haïssait et son premier beau-père dont il fait en quatre lignes un portait saisissant. Bienvenue dans l’Amérique profonde - A hellraising biker covered in homemade tattoss, il chassait les lièvres pour les manger, mais il s’amusait aussi à tirer sur des oiseaux à bout portant, de sorte qu’il n’en restait rien - He was THAT kind of guy

             Le récit s’achève sur une pirouette ultime qu’il appartient au lecteur de découvrir. Cet homme n’aura pas cessé de nous stupéfier.

    Signé : Cazengler, Lanegland

    Mark Lanegan. Disparu le 22 février 2022

    Mark Lanegan. Devil In A Coma. Laurence King Publishing 2021

     

    All that Jazz, Butcher !

     

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             Le souvenir qu’on avait du Jazz Butcher était celui d’un groupe anglais assez proche par l’esprit et le goût du swing de l’excellent Monochrome Set. Lorsqu’en octobre dernier Pat Fish cassa sa pipe en bois, un ami qui le connaissait bien fit de lui le genre d’apologie qui fait dresser l’oreille pour de vrai. Une fois sur le qui-vive, il ne restait plus qu’à mettre le nez dans l’all that Jazz, Butcher. Pour découvrir au final qu’il s’agit d’une œuvre valant tout l’or du Rhin.

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             Le premier album du Jazz Butcher s’appelle In Bath Of Bacon et date de 1983, donc de trente ans. Eh oui, ça glou-gloute sous le Pont Mirabeau. Il faut partir du principe que chaque album du Butcher réserve son petit lot de divines surprises. Ah il faut entendre la basse sur «Bigfoot Motel» ! Ce joli son de basse viandu et raffiné à la fois anime un groove longiligne digne de Cubist Blues. Oh et puis ce «Gloop Jiving» d’ouverture de balda, fabuleux groove de jazz. Max Eider y fait des petites guitares à la Velvet. «Partytime» nous renvoie au charme discret de la bourgeoisie du Monochrome Set. Max Eider fait des miracles avec sa clairette de Digne. Et puis avec «Chinatown», ils font de la pop sur une structure de dub. Ils ne se refusent aucun luxe. Ils ont encore un «Zombie Love» en commun avec Monochrome et Pat Fish chante «La Mer» en français, pas celle de Charles Trenet, mais la sienne est belle - Tout le monde s’amuse bien à la plage - Ils font aussi un groove ensorcelé à la Bid avec «Poisoned Food» - Oysters ! Lobsters ! 

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             Paru l’année suivante, A Scandal In Bohemia tient bien ses promesses, avec notamment «Just Like Betty Page», où Max Eider joue le jazz de Django. Ah il faut l’entendre claquer son Butching Jazz ! Sinon on trouve encore du pur jus de Monochrome («Southern Mark Smith», «Real Men», «Soul Happy Hour», «Marnie» er «Girlfriend»). Ils tapent dans la belle romantica de Bid. Avec «I Need Meat», ils virent carrément rockab, mais attention, c’est le rockab des Stray Cats, avec le même sens de la descente au barbu. Ils font aussi une excellente échaffourée gaga en B avec «Caroline Wheeler’s Birthday Party», qu’ils enveloppent en plus de mystère. Ces mecs sont des surdoués, ils savent rester frais comme des gardons. 

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             L’année suivante paraît Sex And Travel, un mini-album C’est écrit dessus, comme sur le Port-Salut. Pat et ses potes continuent de proposer cette pop anglaise chaleureuse, avec du son et des guitares à gogo. Ils font un petit shoot de Monochrome avec «Red Pets» et un joli balladif avec «Only A Rumour». La principale caractéristique des albums du Jazz Butcher est qu’ils sont extrêmement agréables à l’écoute. En B, on tombe sur «President Reagan’s Birthday Present», une espèce de samba du diable. Le Butcher s’amuse bien avec son heavy bassmatic et son extraordinaire musicalité. Ce surdoué de Max Eider jazze le boogie sur «What’s The Matter Boy» et nous laisse comme deux ronds de flan.

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             Comme son nom l’indique, Hamburg est un album live enregistré à Hambourg en 1985. Max Eider fait partie de l’aventure ainsi que «Bath Of Bacon», «Soul Happy Hour» et «Death Dentist». Ce qui fait le charme de l’album, ce sont les deux hommages à Lou Reed, cover de «Sweet Jane» et, via les Modern Lovers, une cover de «Roadrunner» qu’on retrouvera systématiquement sur les albums live à venir. One two three four five six ! Pat Fish le fait bien, il y va au radio on et le batteur fourbit bien le beat. Il s’appelle Jones et il aurait tendance sur certains cuts à voler le show, comme par exemple sur «Bigfoot Motel» en B, embarqué au jive de Butcher avec un Jones fast on the beat, fin et précis, un vrai batteur de rockabilly. On note aussi au passage l’excellence de Felix le bassman. Avec «Girlfriend», Pat Fish fait encore un beau numéro de pop d’Anglais vertueux. Fabuleux artiste !  

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             Sur Distressed Gentlefolk paru l’année suivante, ils rendent un bel hommage au Velvet avec «Still In The Kitchen». Pat Fish renoue avec l’esprit du Velvet, il ramène les tambourins, la reverb et l’arty-druggy de la lenteur. Puis il retourne se jeter dans les bras du Monochrome Set avec «Hungarian Love Song», c’est plus fort que lui, il ne peut pas s’en empêcher. Ça donne un cut tonique, bien enlevé, dynamique, très London town, avec la musicalité des guitares country. Ils attaquent leur B avec «Who Love You Now», une véritable leçon de swing. Ils restent dans le London swing avec un «Domestic Animal» extrêmement bien joué, bien fouetté du cul et joué en walking bass - In the springtime cats have sex - Retour au typical Monochrome avec «Buffalo Shame», même esprit qu’«He’s Frank», même culte de la décadence. Pour décorer la pochette intérieure, Pat Fish a monté un ensemble de petites photos, on y reconnaît Charlie Parker, Syd Barrett, Oscar Wilde, Lloyd Price, George Orwell et Fassbinder. Ça en dit long. Il boucle cet album passionné avec «Angels», une merveille digne des Spacemen 3, jouée avec une profondeur de champ extraordinaire, gorgée de relents de Velvet et enrichie de cuivres et de guitares scintillantes, oui, elles scintillent littéralement au fond du son.   

             Avec Fishcotheque, le Butcher débarque sur Creation. Pat Fish raconte qu’il faisait une tournée européenne en 1987, et un soir, après un concert à Paris, il entre dans sa loge et tombe sur Alan McGee. Pat lui demande ce qu’il fout là et McGee dit qu’il vient le signer sur Creation.  Ça tombe à pic, car son contrat avec Glass vient d’expirer. Comme Max Eider a quitté le Butcher, c’est le guitar tech Kizzy O’Callaghan qui le remplace.

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             Pat Fish et Kizzy se retrouvent en photo sur la pochette de Fishcotheque, un vrai fish and chip shop. C’est McGee qui choisit la photo et le titre de l’album. Pat Fish raconte qu’aujourd’hui cette photo connue dans le monde entier figure sur les menus du shop. L’album est gorgé de grooves modernistes («Out Of Touch», «Living In A Village») et de basslines traversières («Next Move Sideways»). C’est un haut niveau qui requiert toute notre attention. Quelques belles énormités aussi, notamment avec «Looking For Lot 49», fantastique dégelée, ils jouent leur big va-tout au vatootoo des montagnes de Tahiti. Ils frisent le Punk’s not dead et deviennent les masters of the universe, comme l’ont été Hawkwind avant eux - You make me want to carry on - Avec «Susie», ils se prennent pour Lou Reed et ils ont raison, ils font un glamour de kids affamés de great songs. Sonic Boom nous dit Pat y ajoute des layers of beautiful tremolo feedback. Ils jouent «Chickentown» à la régalade vénusienne et terminent sur une authentique Beautiful Song, «Keeping The Curtains Closed». Pat Fish illumine la power-pop anglaise. Fantastique artiste.

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             C’est Pascal Legras qui peint la pochette de Big Planet Scary Planet. Legras est un chouchou de Mark E. Smith, il a fait pas mal de pochettes pour The Fall. Pat Fish le trouve gentil et sincère, mais... He can however also be a proper handful - L’album s’ouvre sur l’effarant «New Invention», un mid-tempo gorgé de jus et d’arpèges de réverb. Pat Fish se prend pour l’Eve of Destruction et développe un power inimaginable, une fabuleuse moisson d’accords psychédéliques. C’est du heavy groove de London boys nourris aux bons disques, ravagé par le napalm d’un killer solo. Leur «Line Of Death» va vite en besogne, embarqué par une extraordinaire bassline de balloche, ils cavalent comme des hussards sur le toit au tagada de la rue des Rosiers. Avec «Hysteria», ils se rapprochent de Nikki Sudden. Sur cet album, ils jouent tout à la folie. Tout est fracassé d’accords. Bon ça va, les surdoués ! Avec «Burglar Of Love», ils entrent au cimetière. Pas loin du Gun Club. Inespéré. La basse vole le show. Retour à la power pop avec «Bad Dream Lover», cut joyeux qui court dans la vallée comme un torrent de montagne. Ils sont rompus à toutes les disciplines. Ils terminent avec un fantastique hommage au Velvet, «The Good Ones». Ils sont en plein dedans, c’est un «Pale Blue Eyes» à la Pat Fish, il attaque la mélodie avec un courage incommensurable, il en a largement les moyens. Pat dit qu’il a écrit «The Good Ones» pour son pote Stuart Kay, mort à 28 ans - I’ve heard people saying ‘oh it’s Pale Blue Eyes’. Of course it is: that’s the point.

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             Comme Kizzy est à l’hôpital pour une tumeur au cerveau, il est remplacé par Richard Formby. Encore pas mal de merveilles sur ce Cult Of The Basement qui date de 1990, tiens par exemple ce pur jus de London Underground qu’est «Pineapple Tuesday». Pat Fish y chante avec des accents de Lou Reed et le son de la guitare se révèle faramineux de véracité psychédélique. Bouquets de notes immaculées, elles descendent dans le lagon du groove, c’est digne des Mary Chain. Il faut aussi écouter «The Basement» et sa fantastique ambiance bellevilloise, avec sa guitare de fête foraine et son accordéon, le morceau préféré des poissons rouges, nous dit l’excellent Pat Fish. D’ailleurs ils décident qu’avec Cult Of The Basement, ils vont faire one of these records,  et Pat Fish cite Oar, les deux Barrett solo, Sister Lovers et le troisième album du Velvet. Ils ont aussi le pouvoir extraordinaire de savoir jouer le country rock, comme le montre «My Zeppelin» : il se rend à Mexico en Zeppelin. Plus loin, ils éclatent «Mr Odd» aux guitares extraordinaires. Chez le Butcher, ce sont les guitares qui font le show et qui overblastent. Ils recréent l’ambiance de fête foraine pour un «Girl Go» qui bascule dans un final frénétique de big heavy guitars. Ils terminent avec «Sister Death», un heavy balladif qui se situe dans l’esprit de Sister Morphine - Sister death/ Get me out of here - Il demande à Sister Death de l’emmener et ça explose aux guitares de get me out of here, ça rue dans les spreads de fuckin’ hot psycho-blast. Personne ne bat le Butcher à la course. Pat indique que Cult Of The Basement est son album préféré avec Sex And Travel. Il croit avoir capturé the true sound of the band.   

              Entre deux eaux, Pat Fish recommande quelques albums : Oh Mercy de Dylan, My Beloved Revolution Sweetheart de Camper Van Beethoven et surtout l’Up de the Perfect Disaster, qui selon lui avoisine one of those records évoqués plus haut. Puis Kizzy débarque un jour dans le studio pour jouer un peu, mais il est tellement médicamenté qu’il se vautre. Il retourne donc a Londres. Pour lui c’est terminé. Pat Fish raconte que Kizzy avait une petite bougie en forme de crâne dont il se servait pour entrer en contact avec l’esprit de Django Reinhardt. Pat la conserve comme un talisman.

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             Au retour d’une tournée, Pat Fish se retrouve seul. Il lance le projet d’un nouvel album avec Alex Lee (guitar), Joe Allen (bass) et Paul Mulreany (beurre). Les sessions d’enregistrement de Condition Blue sont décrites comme celles de four desperate men in a room.     

             Au risque de radoter, on peut bien dire que Condition Blue grouille de petites merveilles, et ce dès «Girls Say Yes», un balladif d’une élégance extravagante. Dira-t-on la même chose de «Still And All» ? Oui, car voilà un groove d’after Jazz qui flotte au gré du temps. C’est pur et magnifique à la fois, monté sur un thème de revienzy et hanté par une trompette. Attention à «Monkey Face» : c’est une invitation à danser au bar de Coconut Beach, autrement dit, une invitation qu’on ne peut refuser. Avec «Harlan», Pat Fish campe dans le what the hell des big balladifs. On note la parfaite intensité de sa présence. Et comme il l’a déjà fait, il finit en plein Velvet avec «Racheland». C’est même une pure mary-chiennerie, même sens de l’instinct pop suprême, même sens du lard fumant, il vise le même horizon que Lou Reed et les frères Reid. Il va chercher le climaxing extrême et ça bascule dans la folie, c’est stupéfiant, en plein dans l’œuf du serpent.          

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             Au lieu d’appeler l’album paru en 1993 Waiting For The Love Bus, le Butcher aurait pu l’appeler Waiting For The Man, car on y trouve pas moins de trois cuts dignes du Velvet, à commencer par l’effarant «President Chang», bien contrebalancé par un bassmatic digne de celui de John Cale, un bassmatic en déplacement dans un son monolithique, trois notes qui dégringolent comme celles de Will Carruthers dans Spacemen 3, cette fois ils recréent la magie du white light/white heat, c’est terrifiant de véracité, il n’existe pas de meilleure recréation de la magie du Velvet que celle-ci - President Chang at the highschool hop - Pat fait son Lou. «Rosemary Davis World Of Sound» est aussi très Velvet dans l’esprit, gratté aux accords de la ramasse urbaine, avec toutes les dissonances qu’on peut bien imaginer. Ils amènent «Killed Out» au riff cinglant, comme un cut de Moby Grape mais ça vire vite Velvet, et ça bascule dans un final puissant en mode hypno de white heat - I want to be an American artist - Encore du Big Butcher avec «Bakersfield». Fantastique swagger ! Cette fois le guitar slinger s’appelle Peter Crouch. Pat Fish taille bien sa route avec «Kids In The Mail» et «Sweetwater». Il fait ce qu’il sait faire de mieux, de l’élan pop, il est dans la vie comme le montre encore «Ghosts». Il fait encore son Lou avec «Ben» puis rend hommage aux pingouins avec «Penguins». C’est un peu une révélation, surtout pour l’amateur de pingouins.  

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             Western Family est un album live enregistré lors d’une tournée au Canada et aux États-Unis. En 1999, le groupe se compose de Peter Crouch (Strato), Dooj (bass), Nick Burson (beurre) et Pat Fish. Il est précisé dans les liners que l’équipe est réduite au minimum et que le Butcher survit miraculeusement. On retrouve tous les vieux coucous : «Sister Death» (très Velvet et sacrément bien joué), «Still & All» (Heavy pop d’écho supérieur jouée aux accords atonaux), «Pineapple Tuesday» (fantastique musicalité) et l’incroyable dévolu de «Girl Go», d’esprit velvetien. Avec «Shirley Maclaine», ils sonnent comme le Wedding Present, ce qui vaut pour compliment. Ils jouent à la folie Méricout et on peut dire que Crouch est un crack. Puis tout explose avec «Racheland», en plein cœur du mythe Velvet - Inside the hardest time - Ils rendent ensuite un hommage superbe à Fred Neil avec une cover d’«Everybody’s Talking», une autre mythologie urbaine, celle de Ratso, avec du son. Ce démon de Pat Fish n’a décidément pas froid aux yeux. Il sait recréer la magie. Ils terminent avec «Over The Rainbow» et là Pat Fish vise le summum. Enfin il essaye.    

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             Dernier album sur Creation : Illuminate, paru en 1995. On y retrouve deux hommages au Velvet, «Cute Submarines» et «Lulu’s Nightmare». Ils réinventent une fois de plus le fameux gratté de poux du Velvet, cet incroyable dépouillé d’accords inventé en 1966 par Lou Reed. Comme Lou, le Butcher s’enferme dans une frénésie underground, ça grouille de génie sous la surface. Lulu est aussi un gros clin d’œil à Lou, avec ces retours de guitare qui font illusion. Avec «Scarlett», Pat Fish montre une fois encore qu’il est capable d’amener des balladifs incroyablement inspirés. C’est à la fois une merveille et une récompense pour les ceusses qui seront allés jusqu’au bout de l’album. S’ensuit d’ailleurs une deuxième récompense : «Cops & Hospitals», véritable coup de génie, illustration de la démesure du Fish, avec on s’en doute un solo de démence pure, suivi d’une véritable descente en enfer, et un swagger digne de Ron Asheton. Pat Fish te pulvérise la Britpop en mille morceaux, ses albums n’ont l’air de rien, comme ça, avec ces pochettes ratées, mais ils te marquent la mémoire au fer rouge. De la même façon que le loup attend l’agneau au coin du bois, Pat Fish attend l’amateur au coin du cut. Avec du génie plein les poches. T’en veux ? Tiens, sers-toi.   

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             Après la disparition de Creation, le Butcher erre dans la nature. Commence alors la valse des parutions improbables, comme ce Glorious & Idiotic, un album live enregistré à Hambourg en 1998 et paru sur le mythique label ROIR en l’an 2000. Max Eider fait partie de l’aventure. Ils démarrent leur set avec le vieux «Partytime» qui sonne comme un hit, groovy et admirable. Max Eider y shoote vieux jazz. Quel guitariste ! Ils font du Velvet avec «Baby It’s You», véritable osmose de la mimétose, Pat Fish s’y croit et il a raison, quelle classe, avec l’accordéon et les accords de «Sweet Jane». Max Eider donne une leçon de swing avec «Who Loves You Now», il jazze le Butcher pendant que Pat Fish bassmatique, il court comme le furet sur l’horizon. C’est joué dans l’absolu déterminant. Ce fantastique ambianceur qu’est Max Eider amène «DRINK» sur un plateau de Gretsch puis le Butcher chauffe «Rain» à coups d’harmo, aw Gawd comme ces mecs sont bons, vous n’avez pas idée. Ils amènent «Old Shakey» au petit groove underground, ce sont des bienfaiteurs de l’humanité. Plus loin, Max Eider plante le décor d’un «Long Night Starts» qui sonne comme «Pale Blue Eyes». Pale Blue Fish chante avec la voix de Nico, au temps du Velvet. Ils ramènent ensuite leur vieux «Bigfoot Motel» au Cubist Blues, au heavy boogie on the run, c’est excellent, du pur jive de Butcher, ils groovent leur lard avec une science inégalable, ils vont droit sous le boisseau et pour couronner le tout, ils terminent avec leur vieille cover de «Roadrunner», pas chantée pareil, juste un clin d’œil. C’est l’intention qui compte. Ils nous grattent ça au fast radio on. Pat Fish connaît toutes les ficelles.             

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             Bizarrement, le Butcher n’a pas de label pour sortir Last Of The Gentleman Adventurers. Encore un big album, un de plus. Max Eider est là et on l’entend sur «Animals». Précieux Max et sa guitare prévalente, il jazze le Jazz Butcher. Avec «Shame About You», ils passent à une fast pop digne des Boos. Même sens de l’ampleur et de la cavalcade. Puis ils passent directement au coup de génie avec le morceau titre. Max Eider crée l’ambiance et Pat Fish chante comme Kevin Ayers, alors welcome in magic land : le groove + la voix + le jazz, ça donne comme on sait de l’imparable, du pur sonic genius. Pat Fish chante «Tombé Dans Les Pommes» en français - C’est pas grave/ C’est pas grave - Max le jazze - Cette histoire d’éléphant/ Ça ne vient pas d’Yves Montand - Il jazze encore le groove du paradis pour «Count Me Out», puis il éclaire de l’intérieur la pop d’«All The Saints». C’est beaucoup plus aérien qu’Echo & The Bunnymen, la tension est tellement supérieure. Ils restent dans l’excellence de la prestance avec cette Beautiful Song qu’est «Mercy», le Butcher y illustre musicalement la douceur du temps. Et puis voilà le retour de «Shakey» et de l’immense lassitude, un brin knock knock knock on heaven’s door. 

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             Premier album posthume : Highest In The Land. Habituellement, on évite d’aller engraisser les charognards, mais comme on aime bien Pat Fish, on surmonte cette petite aversion. Première récompense : «Sea Madness», une pop d’extrême onction. Aw comme ce mec est pur. Alors que le bateau coule, il chante, le Fish. Il chante divinement. Retour au jazz de Max avec «Melanie Hargreaves’ Father’s Jaguar». Comme le temps est compté, voici «Time» monté sur un heavy groove de dub - Just a little bit of time - Pat Fish tente encore de déclencher une émeute des sens avec «Never Give Up», il a un don pour l’émerveillement. On trouve plus loin de la belle pop avec le morceau titre et encore plus loin une pop d’élan mordoré avec «Sebastian’s Medication», mais c’est avec «Goodnight Sweetheart» qu’il va te sidérer pour la dernière fois : belle fin de parcours, Pat Fish fait ses adieux avec un cut emblématique.

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             Dans le petit booklet qui accompagne la compile Dr Cholmondley Repents: A-Sides, B-Sides & Seasides, Pat Fish délire bien. Il rappelle aussi qu’il écoutait Stan Getz, Astrud Gilberto, the Clash, Pistols et Viv Stanshall. Il indique ensuite que «The Jazz Butcher Meets Count Dracula» et «Southern Mark Smith» étaient leurs premiers singles. Le boogaloo de Dracula tapait déjà bien dans le mille. Pour Alan McGee, le Butcher «is one of the most brillant incisive pop writers that Britain has produced since the glory days of Ray Davies ans Pete Townshend.» La compile propose quatre CDs et pas mal de bonnes surprises, comme par exemple cette reprise de «Roadrunner», montée sur l’un des meilleurs bassmatics de l’histoire du rock. Pat Fish y va de bon cœur. Il est d’autant plus courageux qu’il tape dans l’intapable. S’ensuit «Real Men», une pure merveille de pop excédée. On retrouve les vieux accords du Waiting For The Man dans «The Human Jungle». Ça sonne délicieusement transsexuel. Par contre avec «Angels» et son cristal de guitares, il fait son Nikki Nikki petit bikini. Encore une belle cover : «We Love You» : Pat Fish pique sa crise de Stonesy et c’est plein d’esprit. Le disk 2 n’est pas avare de petites merveilles, à commencer par «Drink» une chanson sur le drink, comme le dit si bien Pat Fish, et où Max Eider fait des miracles sur sa gratte. Ils font aussi de l’Americana de saloon avec «The Devil Is My Friend» et de l’exotica avec «South American». Pat Fish y loue les charmes de l’exotica, il est l’un des rares Londoners à pouvoir se permettre ce délire. Max Eider amène «Partytime» à la jazz guitar, il joue dans la matière du groove. Retour au Velvet avec «President Chang», on dira même que le drive de basse sort tout droit des Spacemen 3. C’est l’une des meilleurs dérives velvetiennes jamais imaginées. Encore du Velvet sur le disk 3 avec «Rebecca Wants Her Bike Back». Pat Fish cherche à réinventer le folie foutraque du Velvet. Il tape aussi une cover du très beau «May I» de Kevin Ayers, mais il n’a pas la voix. Encore un coup de Jarnac avec «Almost Brooklyn» et sa fantastique intro d’arpèges du diable. Cette fabuleuse mélasse d’accords et de mélodie monte droit au cerveau. Il est important de savoir que Pat Fish a enregistré «Rebecca Wants Her Bike Back», «May I» et «Almost Brooklyn» tout seul avec une boîte à rythme. «By Old Wind» permet de constater une fois encore que ce mec navigue dans le génie. Max Eider joue là-dessus, il ramène la fabuleuse douceur de son toucher de note, un toucher à la Peter Green. Les courants musicaux qui traversent le cut sont uniques en Angleterre. Ils amènent ensuite «City Of Night» au jazz manouche du canal Saint-Martin. C’est le son du Paris des vieux rêves, Pat Fish traîne dans le Paris de nos vieilles défonces. Le disk 4 propose un live enregistré à Santa Monica en 1989. Laurence O’Keefe est le guitariste. Ils démarrent avec le vieux «New Invention» tiré de Big Planet Scary Planet. C’est l’un des hit du Butcher, Pat le chante au flesh de Fish. Ce mec a le power et les belles guitares. Pour trois minutes, il est le roi du monde. Ils nous tapent aussi «Angels», histoire de saluer Nikki. Mais on ressent un certain malaise à l’écoute de cette radio session californienne, comme si les Anglais étaient trop élégants pour la Californie. Ils jouent une pop anglaise éclairée de l’intérieur par des arpèges, chose que ne savent pas faire les Américains. Ils renouent avec le Velvet dans «Girl Go» et avec «Caroline Wheeler’s Birthday Present», Pat Fish décide d’exterminer le rock, il est le Butcher fatal, ça dégomme, mothhhha !, il fait le punk de la criée aux poissons, aw, oh lala/ Oh lala, il embarque ça en enfer, il fait son Sex Pistol au check it up et ils terminent avec l’excellent «Looking For Lot 49» tiré de Fishcotheque, une belle envolée belle, Pat y nage comme un poisson dans l’eau, il fait du heavy punk de manouches, c’est le big heavy sound de gens qui savent jouer au meilleur niveau. God save the Fish !

             Of course, this one is for Philippe.

    Signé : Cazengler, Pat Fesse

    Pat Fish. Disparu le 5 octobre 2021

    Jazz Butcher. In Bath Of Bacon. Glass Records 1983  

    Jazz Butcher. Hamburg. Rebel Rec. 1983

    Jazz Butcher. A Scandal In Bohemia. Glass Records 1984 

    Jazz Butcher. Sex And Travel. Glass Records 1985              

    Jazz Butcher. Distressed Gentlefolk. Glass Records 1986 

    Jazz Butcher. Fishcotheque. Creation Records 1988

    Jazz Butcher. Big Planet Scary Planet. Creation Records 1989       

    Jazz Butcher. Cult Of The Basement. Creation Records 1990         

    Jazz Butcher. Condition Blue. Creation Records 1991                    

    Jazz Butcher. Waiting For The Love Bus. Creation Records 1993  

    Jazz Butcher. Western Family. Creation Records 1993    

    Jazz Butcher. Illuminate. Creation Records 1995  

    Jazz Butcher. Glorious & Idiotic. ROIR 2000            

    Jazz Butcher. Last Of The Gentleman Adventurers. Not On Label 2012

    Jazz Butcher. Highest In The Land. Tapete Records 2022

    Jazz Butcher. Dr Cholmondley Repents: A-Sides, B-Sides & Seasides. Fire Records 2021

     

    L’avenir du rock

     - Bridges over troubled waters

     

             L’avenir du rock croise parfois son voisin de palier, un homme court sur pattes, pas toujours aimable. Même un peu bougon. Par la concierge, l’avenir du rock sait que son voisin monsieur Léon travaille comme surveillant dans une maison de correction, ce qui explique en partie la fadeur de sa personne. Cet homme semble aussi compenser un violent sentiment d’infériorité par un développement hypertrophique de sa fierté, une fierté que doit bien sûr exacerber le port de l’uniforme. Grâce à la concierge, l’avenir du rock sait aussi que monsieur Léon ne supporte pas d’entendre prononcer son nom qui, selon lui, participe à sa disgrâce. L’avenir du rock qui est d’une nature inventive pense pouvoir dérider ce voisin acariâtre à l’aide de l’une de ces petites boutades inoffensives dont il a le secret. Un dimanche matin, l’occasion se présente. Il rentre du marché et croise monsieur Léon qui descend l’escalier :

             — Alors ça Blum, Léon ? 

             Le silence tombe comme une chape sur les deux hommes. Monsieur Léon ne dit rien. Muet comme une carpe. Une vraie statue de sel. L’avenir de rock fait mentalement une croix sur le sourire qu’il escomptait. Il comprend aussi que l’homme qui déridera monsieur Léon n’est pas encore né. Puis il pose son panier, s’attendant à recevoir une tarte et à devoir répondre, mais Monsieur Léon brise le silence en lâchant d’une voix sourde :

             — Pauvre con !

             Puis il reprend sa descente des marches et disparaît par la porte de l’immeuble. Alors l’avenir du rock se précipite jusqu’à la lucarne qui donne sur la cour et lance :

             — Reviens Léon, j’ai les mêmes à la maison !

     

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             Leon Bridges et monsieur Léon n’ont heureusement en commun que le Léon. Leon Bridges est un grand blackos texan dont on parle pas mal actuellement, notamment dans Uncut.    Et ce n’est pas un entrefilet, Uncut déroule à Leon le tapis rouge réservé aux grands de ce monde, c’est-à-dire six pages richement illustrées. Stephen Deusner n’y va pas de main morte, il affirme que Leon mélange le retro R&B avec le lo-fi garage grit. Leon nous dit Deusner est basé à Fort Worth et veille à porter les plus belles fringues du voisinage. Leon dit qu’il se sent bien à Fort Worth, une ville qui a sa propre identité, alors que Dallas dit-il veut trop ressembler à Los Angeles ou New York. Leon rappelle aussi que de sacrés cocos ont grandi dans son quartier : Ornette Coleman, King Curtis et Cornell Dupree. Puis vient le chapitre des racines : Otis et Sam Cooke. Leon évoque aussi Al Green, Bobby Womack, mais à Fort Worth, il avoue aussi monter sur scène pour chanter avec les Quaker City Night Hawks, un groupe de country rock, un style qui reste dominant dans cette région du Texas. Leon devient aussi pote avec Austin Jenkins, le guitariste de White Denim. Quel mélange. Pas étonnant qu’il y perde sa Soul. 

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             Malheureusement, les albums ne se montrent pas à la hauteur du buzz, du moins pas autant qu’on l’aimerait. Coming Home qui date de 2015 reste pour l’instant son meilleur album. Le morceau titre en ouverture de bal est un pur shoot de black power, un r’n’b de haut rang hanté par un thème chanté aux chœurs de ouh-ouh-ouh. Leon se balade en devanture avec l’aplomb d’un vieux renard de la Soul. C’est un enchantement, une merveille d’équilibre et d’I need you baby. L’autre point fort de l’album s’appelle «Shine», un froti-frotah en forme de clameur chargée de sax. On sent bien la présence d’un Soul Brother en Leon, il chante chaque cut avec gourmandise, mais il dérape parfois dans les virages et s’égare dans des zones plus putassières à la Tom Waits («Brown Skin Girl»). Il rend hommage aux Flamingos avec les pah pah pah de «Lisa Sawyer», mais avec «Flowers», il sonne comme un blanc. Dommage qu’il se disperse. «Twistin’ And Groovin’» peine à convaincre, on dirait un cut destiné aux gens qui ne savent rien et il perd un peu de cette crédibilité si âprement gagnée. Il termine avec un «River» où il finit de perdre tout ce qui lui restait de crédibilité. Il piétine l’art sacré du peuple noir et en même temps il reste extrêmement pur avec son chapeau et son dobro. Il faut essayer de lui faire confiance.  

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             Avec Good Thing, il descend encore d’un cran dans le déceptif, malgré la présence d’un fabuleux «Bad Bad News», emmené au beat de jazz pur, solide et beau comme a hell of fuck, dancing boot de butt, et soudain déboulent les solos de jazz, modernity à tous les étages, la Soul revit ! Le guitariste s’appelle Nate Mercereau, un monstrueux blaster d’inside out ! Mais ce sera le seul gros cut de l’album. Leon fait de la Philly Soul avec «Bet Ain’t Worth The Hand» à la voix d’ange du Texas, il se positionne dans l’or blanc du temps de la Soul. On retrouve Nate Mercereau sur «Beyond». Leon chante ça à la petite ramasse de la Texasse, on se croirait sur Exile On Main Street, avec les échos de la cuisine et les chœurs à la va-vite. Mais ça dégénère aussitôt après avec «Forgive You», une pop à la U2 : brutale déperdition de qualité, Leon perd l’edge de «Bad Bad News». Reviens Leon ! Puis il perd complètement le fil des spaghettis avec «Lions», il n’a plus la moelle, il fait de la mormoille avec des machines. Il tente de sauver la fin d’album avec «You Don’t Know», mais les synthés ruinent tous ses efforts. C’est même incroyable de le voir détruire son début de réputation. Sharon Jones n’aurait jamais osé insulter ses fans avec un son aussi pourri. Difficile de jouer au petit jeu du renouveau de la Soul. Curtis Harding est bien plus dégourdi que Leon. S’il prend les gens pour des cons, ça ne sera pas facile de le suivre. Il termine avec «Georgia To Texas», il semble avoir des remords, il tente une symbiose de la Soul moderne mais ne pond qu’une petite soupe aux vermicelles.  

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             Dans Uncut, Leon explique qu’il est allé enregistrer son troisième album Gold-Diggers Sound à Los Angeles et qu’il envisageait d’expérimenter des sons - This new album is a reflection of the nighlife hang in LA - Il dit avoir essayé de restituer la vibe des nuits chaudes de LA.

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             Disons-le franchement : Gold-Diggers Sound est un album catastrophique. Pourquoi ? Parce que vendu pour de la Soul alors que c’est de l’electro. Dès «Born Again», on sait que ça ne sera pas tenable. Il tente encore sa chance avec «Motorbike», mais ça ne passe pas. Aucun espoir.  Il part en heavy steam avec «Steam», mais on est loin de la Soul qu’annoncent les canards. Merveilleuse arnaque ! Pour le morceau titre, il détourne la fanfare de la Nouvelle Orleans pour en faire une espèce de diskö imbuvable, ce qu’on appelle le diskö fuck you. Il tente encore de conquérir un empire avec «Details», mais sa vue est basse, il est plutôt le nouveau barbare de la Soul. Sa Soul étrangle la Soul. Arrrgghhhh !

    Signé : Cazengler, Léon brise-noix

    Leon Bridges. Coming Home. Columbia 2015  

    Leon Bridges. Good Thing. Columbia 2018        

    Leon Bridges. Gold-Diggers Sound. Columbia 2021

    Stephen Deusner : Lone star state of mind. Uncut # 292 - September 2021

     

                                           Inside the goldmine

    - Quelle Earl est-il Brutus ?

     

             Brutus jeta un coup d’œil à sa montre et répondit d’une voix lasse :

             — Midnight to six, man...

             En retombant sur l’acier de l’accoudoir, son lourd bracelet d’or serti de pierres tinta bruyamment, faisant sursauter les gardes pourtant entraînés à ne pas broncher. César se leva :

             — Je dois hélas te quitter, Brutus. Escartefigue, Brun et Panisse m’attendent pour une partie de manille.

             Brutus ne répondit même pas. Ses yeux chargés d’ennui s’étaient révulsés. Deux globes d’une blancheur de lait toisaient le néant, tels ceux d’un buste d’albâtre. Une esclave blonde approcha à petit pas, s’agenouilla, écarta les pans de la toge et entreprit de suçoter un pénis qui ne réagissait pas. D’un violent coup de talon, Brutus l’envoya rouler sur les dalles de marbre. Elle se releva et disparût aussi vite qu’elle le put derrière l’immense rideau de pourpre qui barrait le fond de la salle.

             — Quel bâtard !, siffla-t-elle entre ses dents pourries.

             L’esclave était furieuse.

             — Cet abruti m’a pété les côtes. Aïe, putain, ça fait mal...

             Elle claudiqua jusqu’à l’entrée de service, sortit dans la rue et héla un tacot.

             — Au secours !

             Le taxi freina brutalement. Elle monta derrière et se mit à sangloter. Le chauffeur ne disait rien, il l’observait dans son rétroviseur. Entre deux filets de morve, elle murmura :

             — Z’ai pas d’sous... Pouvez m’emmener à l’hosto ? Aïe aïe aïe, j’ai trop mal...

             — Qui vous a fait ça ?

             — Ce bâtard de Brutus !

             — Brutus ?

             — Ouais, ce sale bâtard !

             Le chauffeur ouvrit sa veste de treillis. Il en sortit un magnum 44 et un colt 45.

             — Attendez-moi ici dans le taxi. Je reviens dans cinq minutes.

             Travis Bickle entra par la porte de service, descendit les gardes qui tentaient de tirer leur glaive du fourreau et alla coller une balle de Magnum dans la tête de Brutus. Arrachée, la tête roula en prononçant cette phrase terrible : «Vertu tu n’es qu’un mot !»

     

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             Earl Brutus fit irruption dans notre vie aussi brutalement que le fait Travis Bickle chez Sport, bam bam, deux albums, Your Majesty Here We Are, en 1996 et Tonight You Are The Special One deux ans plus tard. Personne ou presque ne s’est penché sur le génie de ce groupe improbable formé en 1993 par John Fry, Nick Sanderson, Bob Marche et Stuart Boneman. Oh ces mecs-là n’étaient pas nés de la dernière pluie puisque Fry chantait dans l’early World Of Twist, Bob Marche venait de Subway Sect, mais le plus connu des quatre était bien sûr Nick Sanderson qui avait fait ses classes dans Clock DVA et le Gun Club. Il allait ensuite rejoindre les Mary Chain. Ils ont apparemment démarré avec un cut, «Life’s Too Long», un stomping glam terrace chant qu’on retrouve sur Your Majesty Here We Are : très clean, très Suicide dans l’accroche. Et chaque fois qu’Earl Brutus montait sur scène, ça se passait très mal, car ils n’avaient à leurs débuts que deux choses à proposer : une bande enregistrée de dix minutes suivie d’un «Life’s Too Long» lui aussi de dix minutes, alors bien sûr le public cassait tout - Have you ever seen pictures of Jamaica after a hurricane ? That’s what the stage used to look like -  Le DJ Steve Lamacq les prit sous son aile et tenta de les lancer. Il organisa un showcase gig au Monarch. Mais ça tombait le jour de l’anniversaire de Nick et les Brutus «passèrent l’après-midi à siffler des pina coladas, feeling like the most important group in the world». Et forcément, le soir, Fry qui avait trop bu tomba de la scène. Furieux, Lamacq décréta qu’il s’agissait du pire concert de rock qu’il ait vu, alors que le NME les voyait comme l’avenir du rock’n’roll.

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             Your Majesty Here We Are parut donc sur Deceptive, le label de Lamacq. On y est tout de suite accueilli par un stomp princier, «Navyhead». On prend la résonance du son en pleine poire - Never want to see you again - Ces mecs ont tout simplement le génie du son. Ils vont ensuite sur une techno-pop assez solide, très intériorisée, ils adorent les spoutniks. Ils cherchent l’ailleurs, comme le feront après eux Fat White Family. Ils assurent comme des brutes avec ce «The Black Speedway» assis sur un power bien charpenté. Ils ramènent le riff de «You Really Got Me» dans «Shrunken Head». C’est bien foutu et même inspiré par les trous de nez.   

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             C’est après la sortie de l’album que Lamacq les lâche. Trop de mayhem à son goût. Le set du Monarch lui reste coincé en travers de la gorge. Island se montre alors intéressé et fait paraître leur deuxième album, Tonight You Are The Special One. Pochette étrange, deux voitures se suicident au gaz d’échappement. Il n’empêche que la presse salue l’album : Avé Brutus ! Il y a deux grands chanteurs dans Brutus, John Fry et Nick Sanderson. Plus décidé que jamais à en découdre, Sanderson et son Farahs-and-Slazenger-jumper nouveau-hooligan look décrète que le public a besoin d’eux car qu’ils sont the ultimate exciting-scary pop band. Eh oui, ils ont le son, en plus du mayhem. Le son est là dès «The SAS And The Glam That Goes With It» qui sonne comme l’anthem de tes rêves inavouables. Oui, Brutus sonne vraiment comme une bénédiction. S’ensuit une nouvelle tentative de putsch avec «Universal Plan» - Such a beautiful world - Ils sont pleins d’espoir, ils dispensent l’omniscience du beat, ils jouent à la dure, au clou bien enfoncé. Avec «Come Taste My Mind», ils tapent dans le power supérieur, ils descendent des accords d’escaliers à la early Rundgren, aw c’mon c’mon show me a mountain, c’est très battu, solidement étayé. Ils font du relentless, mais pour de vrai. Ils ne font pas semblant, ils ne sont pas du genre à la ramener pour des prunes. Le «99p» qu’on trouve en B plaira beaucoup aux amateurs de guitares bien tranchées. Tout est très balèze, ici, cut after cut. Ils font de la pop pompeuse de Pompéi avec «East», mais ce n’est pas grave Brutus, on s’en fout, ils injectent tellement de vie dans l’electro d’«Edelweiss», certainement la fleur la plus killer du bouquet, avec son thème mélodique. Ils bouclent leur vaillant bouclard avec «Male Wife», the glam rock that’s not computers, et bien sûr les Spoutniks arrivent.

             Comme Lamacq, Island finit par les lâcher. L’incroyable de cette histoire est que Sanderson continua d’y croire jusqu’au bout, même s’il dut reprendre un job de conducteur de train. Lorsqu’un cancer l’emporte en 2008, un tribute concert baptisé Train Driver in Eyeliner est organisé à Londres en octobre 2008 avec à l’affiche British Sea Power, Black Box Recorder et les Mary Chain, ce qui n’est pas rien. Les Mary Chain reprennent d’ailleurs «Come Taste My Mind».

    Signé : Cazengler, Earl Bitus

    Earl Brutus. Your Majesty Here We Are. Deceptive 1996

    Earl Brutus. Tonight You Are The Special One. Island Records 1998

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    Matt Barker : Under the radar. Record Collector # 519 - June 2021

     

    BOURBIER / BOURBIER

    ( Poutrasseau Records / Bus Stop Press / Décembre 2021 )

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    Continuons notre petit panorama des french sludgers. Quelle idée bizarre de s’appeler Bourbier lorsque l’on vient de la Côte d’Azur. Comme quoi tout est dans la tête, tout dépend de notre vision du monde. Celle que nous offre la pochette n’est guère joyeuse. Apparemment une photographie de la guerre de 14, des arbres dont il ne reste plus que les troncs, pointés vers le ciel comme des doigts accusateurs, dessous une files soldats franchit sur des claies branlantes ce qui doit être une excavation causée par un obus remplie d’eau… Serait-ce une préfiguration de notre avenir !

    Micka : vocal / Clem : guitars, vocals / Antoine : drums, vocals. / Pedro ancien chanteur du groupe est venu ajouter sa voix sur les pistes 1, 4, 6 et Aytem sur la 2. En février le groupe s’est enrichi d’un quatrième membre. En ce mois de mars il effectue une tournée aux quatre coins de l’hexagone.

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     Garden of eden : on s’y attendait, malgré le titre paradisiaque pas vraiment une idylle pastorale, débute par une charge battériale de longue haleine rehaussée d’un fort brouillamini de guitares, et là-dessus vient se planter la voix de Micka comme la couronne d’épine sur la tête du crucifié, sont décidés à ne pas faire de quartier, le combo déferle emmené par les flammes que crachent ce gosier de feu, Antoine parvient tout de même dans cet élan monstrueux à obtenir par deux fois deux secondes de silence pour qu’on l’entende lui tout seul enfoncer à chaque fois deux clous dans le cercueils qu’il est en train de refermer. Avec cette surprise qu’au quatrième top c’est le morceau qui stoppe brutalement sans préavis, nous qui croyions encore poursuivre cet infernal assaut. Deux minutes douze secondes, ils exagèrent ! Machinery :  étrange début, des notes isolées, espacées, l’on se croirait (presque) dans une symphonie, Micka surgit et sludgit pour nous gâcher notre plaisir à nous raccrocher aux petites herbes du jardin de l’éden, Antoine que l’on faisait semblant de ne pas entendre survient, l’a troqué ses fûts de peau pour un bulldozer qui s’acharne à arraser tout ce qui ose dépasser. La grosse machine ne fait pas de quartier, quand un obstacle lui résiste, on suit la manœuvre à l’oreille sans la voir, il recule et puis il avance an tassant à coups redoublés le malheureux repli se terrain qui s’écrase sous les chenilles sans pitié. De la belle ouvrage, L’affaire est entendue (très fort) en moins de quatre minutes. Deserters : Derrière Micka le rythme ronronne, pas comme un chaton, plutôt comme un tigre mangeur d’homme qui hâte le pas car son œil féroce vous a aperçu vous promenant innocemment entre deux arbres, n’empêche que Micka crache ses viscères par la bouche et comme il a un gosier en fil de fer barbelé, vous imaginez le salmigondis qui en résulte, Clem arrive à point, laisse tomber ses notes une à une, et l’on entend même une corde chuinter, ce qui humaniserait quelque peu le morceau s’il ne s’installait une ambiance délétère, Micka claque son vocal à la manière de ses ces squales qui coupent les jambes du baigneur, en plus il vous imite les hurlements du malheureux. Heureusement le morceau s’achève l’on ne sait pas trop comment, car déjà on regrette qu’il ne dure pas plus longtemps. Effigies : vitesse de croisière, la tempête se lève vite, tournoiement vocalique, autant les instruments suivent une ligne mélodique autant les voix donnent du volume à la chose informe qui poussée par le chancre du chant prend forme devant vos yeux, maintenant ils cavalent tous comme s’ils avaient le diable à leurs trousses, mais ce ne doit être que l’horreur de leurs cauchemars les plus abyssaux qui les poursuit. Quagmire : le titre le plus long, normal quagmire signifie en langue de Shakespeare bourbier. Il n’y a pas de hasard. Il suffit de se regarder dans un miroir d’eau trouble pour apercevoir sa nature profonde. Un autoportrait en quelque sorte. Donc une musique plus narcissique qui prend le temps de se regarder, de faire la belle, de crier sa haine de l’univers, un vocal accusatoire, une frappe plus lente, il est nécessaire que le monde comprenne l’importance de cette manifestation boueuse, et toujours cette syncope qui structure les morceaux, et qui est un peu la marque de fabrique de Bourbier, après le déchaînement initial cette inhalation de guitare creuse, comme perdue dans l’écho de sa propre résonnance, mais ici cette respiration dure et prend de l’ampleur, avant bien sûr que le cobra ne se redresse et vous crache ses boules de poison vocal en pleine figure trois jets de venin, l’on retourne dans la résonnance cordique qui s’amplifie et en même temps s’effiloche en tournant sur elle-même à l’instar de ces bâton de marche autour desquels s’agrège la boue des chemins que nous parcourons à l’intérieur de nous. Delusion : Micka clame les illusions perdues de la condition humaine, notes quasi funèbres, chuintement d’avions à réaction qui partent en vrille, redondance de souffrance, musique compressée, hérissement de batterie. Tout se dilue dans l’espace du néant.

    Pas tout à fait six morceaux. Le disque est à écouter comme une pièce musicale d’un seul tenant avec des motifs qui s’entrecroisent, disparaissent, reviennent et s’absentent… L’est construit tel un quatuor à cordes, chacun des membres entrant tour à tour dans la ronde tout en continuant à assurer la marche de la machine, mais prenant tout à coup une importance primordiale. Comme quoi le sludge mène à tout. A condition d’y rester. Très bel opus.

    Damie Chad.

     

    *

    Depuis Jim Morrison je ne peux lire le mot lizard sans approfondir la chose. Des lézards j’en ai vu de toutes les sortes, mais je n’ai jamais rencontré un squamate extraterrestre. Celui-là il triche un peu, ne vient pas de loin, de Pologne, toutefois je reconnais que le bruit qu’il émet est tout de même étrange…

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    Je l’avoue ce n’est pas la pochette de l’album chroniqué ci-dessous qui m’a retenu mais celle de leur opus précédent. Pas spécialement le graphisme, le titre – sur le moment j’ai cru que je parlais couramment le polonais, mais non, l’est tout bonnement rédigé en français : Veux-tu la vie. Deuxième surprise, dans la setlist un poème de Marceline Desbordes-Valmore ! Descendez dans la rue et demandez aux premiers cent passants que vous rencontrez qui est cette fameuse Marceline. Envoyez-moi un SMS pour me signaler les réponses positives. L’est vrai que l’étoile de Marceline Desbordes-Valmore ne brille plus trop au firmament poétique de notre pays. Elle publie Elégies et Romances en 1819, un an avant les Méditations Poétiques de Lamartine, elle sera une des muses (malheureuses) du romantisme, son plus grand titre de gloire restera d’avoir été nomenclaturée dans Les poëtes maudits entre Stéphane Mallarmé et Villiers de L’Isle-Adam, son talent fut mainte fois reconnu par les plus grands de Baudelaire à Yves Bonnefoy. Ces polonais ont des lettres. Leur dernier album le confirme.

    LUCID DREAM MACHINE

    ALIEN LIZARD

    (Février 2022)

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    Qui sont-ils ? Viennent de Gdansk. Sont-ils un, deux, plusieurs ? Le seul nom qui nous est offert est celui du graphiste de la pochette Stevenvsnothingness. Une appellation dérivée de sa philosophie existentielle résumée en une courte formule : From nothingness to somethingness and back again ( du rien à quelque chose et retour ), une formule un peu désespérée qui décrit l’itinéraire de l’être humain, surgi du néant pour plus tard y retourner, entre temps et ces deux extrémités le mieux à faire est de faire quelque chose plutôt que rien. Sur Instagram vous pouvez vous appesantir sur les dessins blancs et noirs du dénommé Stevensnothingness, voyez ces gros yeux ronds et boutonneux, dites-vous que l’un regarde du côté de l’absence métaphysique et l’autre du côté du dérisoire critique. Je vous laisse explorer l’étrange anamorphose de la pochette. Zieutez-la à différents moments de la journée. Vous n’y verrez pas la même chose. Bougerait-elle dès que vous avez le dos tourné ou reflèterait-elle votre état psychique du moment. Fonctionne-telle comme un thermomètre qui n’indiquerait pas votre fièvre mais traduirait les variations de votre appréhension du monde…

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    Terminal : commençons donc by the end. Instrumental. Un rythme baladeur à la charleston, à moitié assoupi imperturbable, dessus viennent se greffer des sonorités, c’est un peu bâti comme le Boléro de Ravel  en plus bordélique, des bruits divers qui se succèdent et refusent de se greffer les uns aux autres. Se terminent par de doux pépiements d’oiseaux. Nous supposons que notre lézard est un tantinet écologiste. Ensemble agréable mais qui nous laisse sur notre faim. Ou sur notre fin.  Lotus eaters : tout doux, tout lointain, une voix pratiquement inaudible, les courtes paroles ressemblent à s’y méprendre à deux haikus, sont-elles répétées à satiété, cela a-t-il seulement une importance, le rythme répétitif ne nous incite-t-il pas au repos, paisible et endormeur, peut-être est-ce pour cela que nous identifions la sonorité d’un sitar, ne serait-ce pas plutôt un rêve entre deux eaux tournant en rond dans notre cervelle tel un poisson dans son bocal. Des crissements désagréables nous tirent de notre sommeil, Ulysse viendrait-il tirer ses marins de la torpeur qui les a plongés dans un délicieux sommeil au pays des lotophages, à moins que ce ne soit le souvenir du poème d’Alfred Tennyson qui nous envoûte. Obserwacja obserwatora : observation de l’observateur, c’est un peu comme l’arroseur arrosé, toujours ce chuchotement, parmi des tapotements et des bruits familiers, une voix féminine récite des textes, au passage on reconnaît un extrait des Cygnes de Léon Dierx, c’est d’après un de ses poèmes que Rimbaud écrivit Le Bateau Ivre et de Rosalia de Castro poétesse romantique qui donna ses lettres de noblesse à la littérature de Galice. L’on imagine une scène d’intérieur ponctuée de tintements de verres, dans la chaleur pesante d’une après-midi de sieste ensoleillée.  Farniente. Qui regarde l’autre dormir ? Los naranjos : munissez-vous de la méthode Assimil espagnol, les paroles sont un poème d’Ignacio Manuel Altamiro, homme politique et écrivain mexicain du dix-neuvième siècle, le texte quoique plus disert n’est pas sans analogie avec le précédent, une intro tirebouchonnée, très vite le grouillamini sonore s’éteint et une guitare accompagne une voix féminine qui récite le texte altamirien, bel accent espagnol, la voix est en deuxième plan, après un passage musical elle passe au troisième supplantée par un rideau de tubulure, les trois mouvements correspondent aux trois moments du poème, la beauté de la nature, le faux combat entre la jeune vierge et son très bientôt amant, l’acceptation et le repos réparateur du coït, Altamiro n’emploie pas ce mot, il reste dans la bienséance du siècle 19 directement entée sur le modèle de l’idylle grecque antique, faut le dire ces orangers sont plantés en un terreau euphonique un peu maigre, le texte  quoique voilé surpasse la musique. Sympathie for the ludite : un titre trompeur, le texte clame son aversion anti-ludite, encore faut-il comprendre qu’il s’agit d’ironie, rythmique bien marquée et vocal susurrant, un chant de résistance et de non-acceptation à mettre en relation avec le terme machine du titre, notre lézard venu d’ailleurs fait semblant d’adorer les bienfaits de la technique qui ont pris en charge nos vies sans que beaucoup en aient pris conscience, à l’origine le ludisme fut ce mouvement ouvrier anglais qui brisa les métiers à tisser qui non seulement les asservissait à un travail réglementé par la machine mais les faisait travailler plus pour gagner moins. Toute ressemblance avec notre époque serait-elle due à un simple hasard. Beaucoup plus agréable à écouter que le morceau précédent mais une trame répétitive un peu simpliste, exprès peut-être pour exprimer l’inéluctabilité feutrée de l’oppression du travail et de la manipulation mentale. Rien de pire qu’un esclave qui se croit libre. Eyes eye the l’s in you : interlude musical, presque deux mots à l’oreille ‘’ ma chérie’’ une basse rythmique et des bruits de laminoirs qui coulent, chant d’oiseau, le son se volatilise, serait-ce l’oasis perdue dans le désert du désir. Fondu enchaîné entre trois yeux, deux qui regardent, un seul qui comprend l’incommunicabilité des êtres. The bird : le même morceau que le précédent mais la musique a pris son envol, exploration du regard de l’oiseau ou de l’oiselle, atmosphère beaucoup plus mystérieuse, pourtant ce qui est exprimé n’est que notre lot quotidien, l’idée que notre regard est décroché de la réalité, que l’on ne sait plus où on est, que nous sommes enveloppés dans l’ouate du monde, l’on pressent que l’on se dirige vers une espèce de cataclysme, densité de l’accompagnement, peut-être ne voyons-nous rien parce que nous ne regardons ni l’oiseau, ni l’oiselle, peut-être est-ce lui, peut-être est-ce elle, qui nous nous tient prisonnier dans le faisceau de son regard. Captivant. Romantycznosc : une romance, d’amour toujours, pas celui que l’on croit, ici le lecteur français se souviendra de La morte amoureuse de Théophile Gautier, mais la filiation avec Annabel Lee d’Edgar Allan Poe est certaine, l’indolence du fond musical est rehaussé, condensé, une voix féminine mène le bal mortuaire des retrouvailles, les effets s’amplifient, à tel point que l’on n’entend plus que la voix qui parle comme si elle sortait du néant, du vide, de l’autre côté, bientôt agrémentée de ces grattements que font les doigts des morts dans leur cercueil qui s’apprêtent à soulever le couvercle pour aller s’unir dans le monde des vivants à l’être aimé. Ultra romantique. Wombat 9 : le morceau le plus long, pratiquement symphonique si on le compare au minimalisme musical de tout ce qui précède, pourtant le même schéma chromatique, en plus beau, en plus romantique, la voix semble  enfouie au loin au plus profond d’une galerie, le wombat est une espèce de kangourou aussi mignon qu’une peluche de nounours, un animal assez solitaire, symbole parfait d’un poëte abandonné qui se réveille de son rêve érotique et s’aperçoit que ce n’était qu’un rêve, espèce de chants grégoriens pour accentuer la solitude de l’être humain terré dans sa solitude. Très beau. Le wombat possède une particularité que peut-être vous lui enviriez : il chie (ce n’est pas chic mais choc) des crottes cubiques.  Un très beau symbole animalier  pour cette création terrestre qui ne ressemble à rien d’autre mais qui est autre que du rien.

    Un disque très littéraire qui risque de désarçonner bien des patiences. A ne pas mettre entre toutes les oreilles. Une tentative de revisitation de la sensibilité romantique – née voici plus de deux siècles - il aurait gagné à bénéficier d’un accompagnement musical plus fourni, quitte à prendre le contre-pied de cette volonté à ne pas crier sur les toits, à ne pas hurler avec les loups du rock ‘n’roll, à contrario de ce désir de proférer un secret à des âmes choisies et délicates. Un truc dérangeant car échappant aux normes esthétiques communément admises. Pas dans l’air du temps, visant à une certaine intemporalité, même si ce qui est issu du néant est destiné à retourner au néant. Toutefois entre temps quelque chose aura eu lieu. Que cela vous plaise ou non, n’a aucune importance.

    Damie Chad.

     

    HOWLIN’ JAWS

    Dix ans que les Howlin’ ravagent le pays. Un des groupes les plus importants de la scène française. Leurs prestations live ont attiré l’attention d’un large public, le cœur des fans est un fromage qui se laisse dévorer avec satisfaction lorsque on lui fournit une énergie électrique revigorante. Kr’tnt ! garde toujours un œil sur eux, pendant le confinement – voir notre livraison 513 du 10 / 06 / 2021 – nous avons chroniqué une de leurs prestations live sans public – autant manger un sandwich au pain, cela calme la faim - visibles sur YT. Cette fois-ci, avant de nous pencher sur leur premier album dans une toute prochaine livraison nous jetons un œil sur trois relativement récentes vidéos.

    Dans notre livraison 436 du 31 / 10 / 2019 nous rendions compte de la prestation des Howlin’ Jaws lors de la création de la pièce Electre des Bas-fonds de Simon Abkarian par La Compagnie des Cinq Roues au Théâtre du Soleil. Les esprits curieux trouveront sur YT différents extraits de la pièce.    Voici à peine plus d’un mois le groupe a attiré l’attention par une vidéo, tournée lors de leur implication dans ce spectacle. Démarche non dénuée de sombres, mais nobles, motivations puisqu’elle rappelait la date de leur futur concert à La Maroquinerie le 25 / 02 /22. Quant au titre interprété il est en troisième position sur leur album Strange Effect sorti en septembre 2021.

    SHE LIES (Official Video)

    HOWLIN’ JAWS

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    Evidemment y a les roses qui encadrent le nom des Howlin’ qui vous mettent la puce à l’oreille, même si l’image suivante est des plus classiquement rock, nos trois héros pris de face, disposés en triangle ( isocèle, pour les adeptes de la géométrie appliquée ), mais  des roses parce qu’ils nous parlent des épines, celles à la morsure la plus sinistre, celles du mensonge, because She lies,  certes l’on peut se mentir à soi-même, toutefois en règle générale faut être deux pour tromper l’autre, est-ce pour cette déraison que de temps en temps l’image se dédouble, que deux Djivan  croisent le manche de deux basses, que deux Baptiste jouent de deux batteries en se tournant le dos en frères siamois, est-ce un hasard si  deux Lucas palindromiques et leurs deux leads se dédoublent…  pour le moment nous n’avons vu que des gars, la fille apparaît, fantôme flou, seule ses lèvres sanguinaires se détachent, morsure de serpent, elle aussi se dédouble, telle est la dualité du mensonge incarnée par la danseuse Chouchane Agoudjian, et subito expresso elles sont légion, tout le corps de ballet en arrière-plan, voici les boys sur un piédestal, elles les entourent - l’on ne peut s’empêcher au ballet du Bolero de Ravel mis en scène par Maurice Béjart - elles  les tiennent prisonniers, les enrobent dans la toile d’araignée de leurs menteries, ne s’en sortiront pas, she lies. Vous avez vu maintenant vous allez entendre. Pas du tout un rock torride, un truc rampant, espèce de boa réticulé qui glisse lentement sur le carrelage de la cuisine et vous enlace de ses anneaux froids comme la mort. Djivan vous décoche les lyrics par-dessous, comme une révélation destinée à vous faire mal, genre coup de couteau dans le dos au moment où vous vous y attendiez le moins, Baptiste tape sans énergie avec cette précision maniaque de l’empoisonneur qui distille un par un les milligrammes de cyanure nécessaire à votre passage dans l’autre monde, Lucas enfile les perles sur les cordes de sa guitare, vous prépare une belle couronne mortuaire pour que votre enterrement ne vous fasse pas honte. Esthétique – merci à Moro Fiorito réalisateur, et insidieux, les Jaws nous rappellent un des aspects les plus malfaisants du rock ‘n’ roll. Pour brouiller les pistes, Djivan porte un costume qui n’est pas sans évoquer ceux que revêtait el caballero Diego de la Vega dans le premier Zorro de Walt Disney( 1957 – 1961 ).

    Quelques jours plus tard les Howlin’ mettent en ligne un nouveau titre, au cas où vous n’auriez pas déjà pris votre billet pour leur passage à La Maroquinerie, et pour remettre les clepsydre, du rock ‘n’ roll, z’ont choisi un titre symbolique de leur évolution, pas du tout un rockabilly endiablé, un classique du british rock, enregistré par les Zombies en 1964, ce n’est plus fifties-fifties, mais sixties-sixties.   

    Cherchent un peu la difficulté. Colin Blunstone avait une voix particulière, de la dentelle ajourée, les Zombies jouaient subtil, pas des pousse-au-crime qui foncent droit devant en écrasant tout ce qui se présente. Avec le passif (très tonitrusif) de leur jeunesse, les Jaws ne se dérobent pas devant l’obstacle. Rappelons que si Noël Deschamps en a dès 1964 réalisé en français une très belle adaptation, c’est qu’il bénéficiait de sa voix qui montait très haut et couvrait trois octaves et des talents de l’arrangeur Gérard Hugé.

    SHE’S NOT THERE

    (LIVE SESSION )

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    Tous trois portent des lunettes noires, sont dehors au soleil, devant des gradins de pierre, en chemise, rose pour Lucas, rouge pour Baptiste, bleu sombre à motifs pour Djivan. Y vont tout doux. Marchent sur des œufs, n’ont pas l’huile de l’orgue pour faire monter la mayonnaise. Donnent l’impression d’effleurer leurs instruments du bout des doigts et des baguettes, Djivan mezzo voce comme s’il ne voulait pas y toucher, avancent à petits pas sur le pas de tir, l’on arrive à l’instant crucial, l’instant fatidique où la voix doit s’élever très haut, Djivan module et Lucas vient à son aide en doublant le refrain, pas du tout désagréable d’autant plus que Baptiste se porte à leur rescousse, ont passé le cap le plus difficile, maintenant c’est plus facile, sont à l’aise sur la partie instrumentale, pas d’esbroufe possible, minutie et précision obligatoires, et l’on repart en altitude vocale, à trois de front, z’ont maintenant acquis une assurance, Lucas vous transperce de notes de snipers et la farandole anapurnienne reprend de plus belle, plus vite, plus haut, plus ténue, en un merveilleux équilibre, la guitare de Lucas influe maintenant un aspect nettement plus rock ‘n’ roll que l’original – trio spartiate versus quintette spatiale – maintenant ils ne touchent plus terre, et c’est fini. Deux minutes et une poignée de secondes de montée vers les étoiles.

    HEARTBREACKER

    (OFFICIAL VIDEO)

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    Deuxième titre de l’album Strange Effect. L’on ne dira jamais assez le mal que les filles font subir aux garçons. Nos demoiselles affirmeront le contraire. Nous ne tenons pas à lancer un débat. Il nous semble superfétatoire. Inutile de se déchirer. Mieux vaut en rire. C’est du moins le parti pris par Marie Chauvin et Stephen Meance les réalisateurs de l’opus, lettres animées, images tressautantes un peu à la manière des premiers films, poupée mannequin, blonde imperturbable en vitrine d’arrière-plan, puis l’écran découpées en trois cases, n’oublions pas que les Howlin’ sont un trio, des espèces de figures panini mouvantes aux couleurs changeantes, le morceau défile à toute vitesse, une chatte n’y reconnaîtrait pas ses petits, vous en prenez plein les mirettes pour un max de rectangles, peut-être veulent-ils nous empêcher de penser, du moins de nous interdire  de prêter la moindre attention à la musique, ce qui est assez déroutant pour un clip musical censé présenter un extrait de l’album… Toutefois il existe une relation sans équivoque entre la forme et le fond. Un morceau. Mais fragmenté. Qui part un peu de tous les côtés. Vous vous croyez dans les bluezy chœurs des premiers Animals et dans la seconde qui suit vous voici en pleines harmonies Beatles, supplantées par des bribes de pure rock ‘n’roll effacées par des implications stoniennes, une pincée des Hollies, un arrière-goût des Kinks, cinquante ans après la British Invasion sévit encore. Une pièce montée, un régal, une horlogerie de haute précision que les amateurs se délecteront de démonter et remonter sans fin.

    LOVE MAKES THE WORLD GO ROUND

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    Cinquième morceau de l’album Strange Efect. Fond d’écran ébénique. Sur ce noir infernal des lèvres qui chantent. Les paroles sont inscrites sur le vermillon buccal. Au début il n’y en a qu’une paire, à la fin, elles sont mathématiquement réparties sur tout le rectangle.  Cette fois la mise en bouches de la vidéo vous invite à n’écouter que les paroles, plutôt l’harmonie des voix entremêlées, vous voici dans Sergent Pepper's, mais si vous prêtez l’oreille à la musique vous êtes dans le disque blanc, vous citerez même Back in the URSS. C’est bien fait, un peu trop beatlemaniaque à mon goût sur ce morceau, quelques zébrures à la Yardbirds vous sabrerait le tout avantageusement, quelques gouttes de sang cramoisi avivent la blancheur diaprée d’une tunique. Les Howlin’ entreprennent une démarche qui est à mettre en parallèle avec l’itinéraire des Flamin’ Groovies.  A suivre.

    Le concert de la Maroquinerie du 25 févier 2022 s’est très bien déroulé. J’étais absent, pour affaires familiales en Ariège. Sur YT vous trouverez deux vidéos. La première,  un peu pénible à regarder, plan fixe de soixante-dix minutes, les Jaws noyés dans un éclairage trop violent, et un son pas vraiment parfait. Un fan nommé Rapido 5 a réalisé à partir de ses propres images et celles de la septante un montage du titre Loves makes the world go round, et c’est déjà beaucoup mieux. Et je n’y étais pas !

    Damie Chad.

     

    UN EDITEUR EFFICACE

    MARIE DESJARDINS

    (La Métropole - 22 / 02 / 2022 )

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    Un petit article, pas plus de cinquante lignes. Qui regorge d’informations étonnantes. Surtout pour nous, petits français qui ne suivons que de (très) loin l’histoire politique du Canada. Une chronique sur Pierre-Louis Trudeau qui a fondé les Editions du Mont Royal ( éMR ). Peu de livres encore à son catalogue qui vise deux domaines de prédilection, culturel et politique. Pierre-Louis Trudeau n’est pas un inconnu en son pays, érudit, essayiste, auteur, un activiste qui depuis un demi-siècle s’est engagé jusqu’en Afrique pour défendre ses idées. Ce n’est donc pas un hasard si un de ses premiers livres publié se nomme Alfred, Premier député noir à l’assemblée nationale du Québec de Paul Morrissette. Attardons-nous sur La République assassinée de Daniel Johnson de Pierre Schneider. Un militant du Front du Québec Libre qui nous fait part de sa longue et minutieuse enquête sur l’assassinat de Daniel Johnson, qui s’apprêtait à proposer à la population de la province du Québec un référendum afin de lui octroyer le statut de République du Québec. Nous sommes dans les années soixante, en 1967 le Général de Gaulle lance son ‘’ Vive le Québec libre’’ suscitant l’enthousiasme des québécois… En France, on jugea la formule comme une foucade sans importance, aux Etats Unis on la comprit beaucoup mieux. La CIA n’avait aucune envie que cette République du Québec destinée à sortir de l’Otan, devant la montée des périls Daniel Johnson est assassiné au mois de septembre 1968. Dès sa création la Gendarmerie Royale du Canada, et les agents de la CIA suivent de près (et influencent dans la mesure du possible) les décisions de l’appareil politique du Front du Québec Libre, une pomme pourrie dans un panier… De l’histoire ancienne certes. Toutefois pensons au triangle Russie-Ukraine-Otan. Parfois la pomme pourrie se métamorphose en pomme de discorde… Un éditeur qui donne à réfléchir est utile et dangereux. Est-ce pour cela que Marie Desjardins le qualifie aussi d’éditeur discret. C’est fou comme l’actualité nous rattrape au moment où l’on s’y attend le moins. Merci à Marie Desjardins auteur d’Ambassador Hotel, un des meilleurs romans rock que nous avons chroniqué dans notre livraison 440 du 28 / 11 / 19.

    Damie Chad.

    NOUVELLES DE CHRIS BIRD

    ET DES WISE GUYZ

    GROUPE UKRAINIEN DE ROCKABILLY

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    VOIR YT Groupe de soutien :

    Help for the WISE GUYZ in Ukraine

    Chers amis

    Pendant que nous avons un peu de temps libre aujourd’hui, je peux donner quelques nouvelles

    Moi et mon cousin sommes en sécurité, continuez à faire du bénévolat. Notre maison n’est pas endommagée et nous pouvons cuisiner, recharger nos téléphones et utiliser internet, ce qui est déjà de super conditions.

    Shnur (batteur) et sa mère sont toujours à Poltava. C’est plus ou moins sûr là-bas, au moins plus sûr qu’à Kharkiv. Merci beaucoup pour vos dons, ils ont de l’argent pour avoir de la nourriture dans les prochaines semaines

    Baden (bassiste) a rassemblé ses proches de différentes parties de la ville et les a envoyés dans la direction ouest de l’Ukraine, où c’est moins dangereux. Ça aussi été possible grâce à vos dons merci Dans le moment ils sont en route.

    Maman et les tantes vous envoient un gros câlin depuis Francfort et elles sont également reconnaissantes pour vos dons. Ils sont en sécurité et pleins de gens aimants et attentionnés autour.

    Merci pour votre amour, votre aide et votre soutien chers amis !!

    Chris Bird.