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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 65

  • CHRONIQUES DE POURPRE 474 : KR'TNT ! 474 : WALTER LURE / KRIS NEEDS / MAMMOUTH KING BLUES BAND / RAPHAËL IMBERT / CARL PERKINS

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

    walter lure,kris needs,mammouth king blues band,raphaël imbert,carl perkins

    LIVRAISON 474

    A ROCKLIT PRODUCTION

    FB : KR'TNT KR'TNT

    03 / 09 / 20

    WALTER LURE / KRIS NEEDS

    MAMMOUTH KING BLUES BAND

    RAPHAËL IMBERT / CARL PERKINS

     

    Lure a de l’allure

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    Dans Classic Rock, Rob Hugues attaque son Walter Lure en évoquant l’arrivée des Heartbreakers à Heathrow, le premier décembre 1976. La veille, les Pistols avaient insulté Bill Grundy devant les caméras de télévision et déclenché l’un de ces scandales dont raffole la presse anglaise. Walter raconte que dans la limo venue les cueillir à l’aéroport, McLaren paniquait. Les Heartbreakers venaient d’atterrir dans l’œil du typhon. Ils arrivaient de New York, invités par McLaren à participer à l’Anarchy Tour, en compagnie des Damned, des Clash et des Pistols.

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    On connaît la suite de l’histoire par cœur : les Heartbreakers décident de rester à Londres, Leee Black Childers leur trouve un flat à Pimlico et un contrat chez Track, Speedy Keen produit l’album LAMF, le son ne plaît pas aux Heartbreakers qui pendant des mois essayent de le remixer, Track perd patience et sort l’album avec le mix d’origine, et le groupe se désintègre quand Jerry Nolan le quitte. Fin de l’épisode Heartbreakers.

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    Pourquoi ce groupe est-il devenu si légendaire ? La réponse est simple : ils ramenaient dans la vague punk ce qu’on appelle le Soul of rock’n’roll. Ils ne se sentaient pas concernés par le nihilisme ambiant, ils proposaient un cocktail tout simplement explosif de looks et de hooks - The Heartbreakers cut their own groove in an age where predictable non-conformity became the new orthodoxy (Ils proposaient leur propre mouture à une époque où le non-conformisme devenait la nouvelle orthodoxie) - Ils reprenaient le flambeau du bad boy rock’n’roll. Avec eux, on savait où on allait. Le concert du Bataclan remit toutes les pendules à l’heure. L’album LAMF itou. Comme le dit si bien Mark McStea dans Vive le Rock, ça ne servait à rien de multiplier les rééditions de LAMF. La messe était dite en 1977 - killer songs played by a band at the top of their game - On avait tous à cette époque des chaînes stéréo pourries et ça suffisait amplement. Au fond, toute la polémique liée aux sonic failings n’avait aucun intérêt.

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    Ça doit bien faire quarante ans qu’on ne se goinfre de LAMF. Dès «Born To Lose», on est frappé par la cohésion du son. I say hey ! Voilà l’apanage de l’archétype ultime du rock moderne. Ça et les Pink Fairies. Rien d’aussi rock’n’roll que le départ en solo de Johnny Thunders. C’est ici que réside le génie du rock. L’autre coup de Jarnac de l’album est bien sûr «Pirate Love», lancé au drumbeat avec le riff de Johnny T dans l’oreille gauche. Et ça part au you gonna walk that walk. Rien qu’au niveau son, ils flirtent avec le classicisme évangélique, on a des ahhh de lancé de solo qui valent tout l’or du monde, Johnny T gratte à la désinvolture suprême et il débouche sur le break de basse de Billy. Épisode digne des Who. C’est là très précisément que se joue le destin du rock. On pourrait dire la même chose de «One Track Mind», tellement c’est glorieux, effarant d’allure et de panache. Derrière Johnny et Walter, ça joue à fond de train et ça explose en bouquets de rock new-yorkais. Ils vont au-delà de tout ce qu’on peut imaginer, ils jouent à la revoyure de petite enflure. «Baby Talk» est un cut de batteur, Jerry vole le show. Mais il ne bat pas aussi sec que Terry Chimes. Ils jouent le shuffle new-yorkais. Retour au puissant riffing avec «I Wanna Be Loved», une vraie folie, embarqué au carrousel des Heartbreakers. Johnny chante ça junk, il jette tout son dévolu dans la balance et passe un solo killer flash. «Chinese Rocks» sonne comme un classique intemporel, embarqué à la cocotte sauvage et aux rrrox de street wise. Ces paquets d’accords réveilleraient un mort. Que de vie dans ce rock ! Le grand art de Johnny Thunders est de savoir tout faire avec très peu de choses. Si on aime le rock électrique, alors c’est lui qu’il faut écouter. Avec «I Love You», Johnny se paye le luxe d’un départ laborieux. Il gère son truc à la ramasse, il chante des oh en bavant comme une limace et ça rocke sur le really do. Il tartine du baby I love you à gogo et redescend dans les couches de sponge. Derrière lui, Walter riffe à la vie à la mort. Personne ne s’en est aperçu à l’époque : les Heartbreakers souffraient du génie incarné.

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    Par miracle, Marc Zermati a sorti sur Skydog le fameux concert du Bataclan. Cet objet a d’autant plus de valeur que ce fut un cadeau. L’album s’appelle Vive La Revolution, Live In Paris 1977 At The Bataclan. Tout juste quarante ans après, ce set produit le même effet : les Heartbreakers incarnent la perfection. L’«All By Myslef» d’intro sonne comme un mid-tempo allégorique. Avec «Can’t Keep My Cock In Your Mouth», les mighty Heartbreakers nous proposent un joli slab de boogie dollsy, mal chanté et adorablement trash. C’est en fait une resucée du fameux «Can’t Keep My Eyes On You». Le côté sloppy fait la grandeur du groupe. Ils tapent plus loin une fantastique version de «Too Much Monkey Business» - Too much junk - et avec «London Boys», on passe aux affaires très sérieuses. Johnny part en solo thunderien, il joue à la petite cavalcade et passe des coups de vrille déments. Il est réellement le roi des incursions intestines - It’s called Give me a great big kiss ! - Et pouf, ils passent en mode décadent, avec un Johnny qui shoote de jolis coups de gras double dans le cul du cut. Ils démarrent la B avec un coup de génie nommé «Born To Lose», qu’on pourrait aussi appeler l’hymne du XXe siècle. Et toutes ces rasades efflanquées qui s’en viennent mourir sur le rivage de nos vies écoulées... Que peut-on attendre de plus d’un hit de rock ? Rien. Ils tapent «Do You Love Me» au vieux ramshakle des Isley Brothers, c’est joliment bordélique et foutraque à souhait. Johnny passe le riff de «Jet Boy» dans «Take A Chance With Me» et sur «Baby Talk», Terry Chimes fait des ravages. Ils bouclent avec l’effarant «Chinese Rocks». Johnny y déclenche l’émeute des sens et laisse à la postérité un deuxième hymne générationnel. Hoooo ! Haaaaa !

    Rentré à New York, Walter Lure prend un boulot de stockbroker dans le milieu financier. Il met dix ans à se désintoxiquer. En 1993, il finit par diriger the whole trade settlement operation, un service de 125 personnes. Il finit sa carrière en 2015 dans une boîte d’asset management (gestion d’actifs).

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    Il était donc au moment de l’article le dernier survivant des Heartbreakers. The last man standing. Mark McStea rappelle qu’à sa mort en 1991, Johnny Thunders était atteint de leucémie (advanced stage), qu’un an après Jerry Nolan mourut d’une crise cardiaque (avec là aussi des advanced stages de méningite et de pneumonie) et que Billy Rath mourut en 2014 d’un cancer de la gorge (il avait déjà perdu une jambe et souffrait d’autres complications du style hépatite et sida).

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    Walter va maintenir un petit fond d’activité avec les Waldos et pondre en 1994 l’étonnant Rent Party sur Sympathy For The Record Industry. Il réussit l’exploit de ne pas reproduire le modèle des Heartbreakers et si l’album sonne si bien, c’est sans doute parce qu’Andy Shernoff le produit. On est saisi dès «Cry Baby» par l’énormité du son. Dingoïde ! Pur Dollsy junk ! Walter renoue avec l’incroyable vitalité de l’épais bourbeux, le bardé d’harmo et de conjurations en forme de try try try. L’amateur éclairé y retrouve grandement son compte. On pourrait quasiment dire la même chose de «Love That Kills», joué aux breaks d’Oh les filles et on reste dans l’alerte rouge avec un «Sorry» bien bombé du torse. Lure ne baisse pas sa garde, oh no no. Joey Pinto passe des chorus inflammatoires dans la meilleure veine du grand rock new-yorkais. C’est éclatant et digne de toutes les splendeurs du règne de Néron Pyro. Il tape dans le vieux «Seven Day Weekend» des Dolls, ce vieux hit signé Pomus/Mort la mort, et Walter l’explose, c’est screamé dès l’entrée en gare et joué au Grand Jeu Vailland. Michael Monroe souffle dans son sax de porcelaine et la bassline cavale ventre bleu. On note une fois de plus l’épouvantable santé qualitative du son. Quel immense album de rock ! On se régale aussi de «Never Get Away», amené au petit riff gras et bien enroulé au jungle beat new-yorkais. On se croirait chez les Dictators, avec toute cette vitalité. «Flight» contient tout le son du monde. Pas la peine d’aller chercher ailleurs, tout est là. Pur jus de mâle assurance et de démentoïd junkie motion. Les solos sont comme incendiés de l’intérieur. Ils font une reprise d’Eddy Mitchell, le fameux «Busted», joué au saloon bar qui va mal. Lure met assez de trash dans sa version pour retenir l’attention du petit peuple. Quel coup de maître ! C’est même traité sur le mode heavy rock de la menace purulente. «Crazy About Your Love» frise carrément le génie. Oui, car ça sonne comme un hit sous la boisse du sceau écarlate, on note encore une fois l’extraordinaire vitalité d’exaction de cette power-pop bénie des dieux. Quand Shernoff et ses amis se mêlent de power-pop, ça ravage tout. On reste dans le jubilatoire power-poppy avec «Party Lights», ça coule de partout comme d’une bite en fleur. Incroyable vigueur dionysiaque, solo d’exception. N’en doutons pas, Lure luttera jusqu’à la mort !

    La mort a plané aussi sur les Waldos. Tony Cairo (bass), Charlie Sox (drums) et Ritchie (le petit frère de Walter qui jouait un peu de rhythm guitar) ont tous cassé leur pipe en bois. Mais quand il a pris sa retraite, Walter a remis les Waldos en toute. Encore un groupe de vieux !

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    L’album du grand retour s’appelle Wacka Lacka Loom Bop A Loom Bam Boo. Walter Lure y devient le gardien du temple. Son «Crazy Kids» pourrait figurer sur l’album des Heartbreakers. C’est bardé du meilleur son. Le vieux Walter continue de jouer le rock de sa jeunesse enfuie. On s’interroge sur le bien fondé d’une telle démarche, mais au fond il a raison, autant crever sur scène comme Mick Farren ou Molière, et non dans une maison de retraite médicalisée, avec des couches. Le vieux Walter nous ressort sa soupe aux vermicelles, mais quelles vermicelles ! Le «Damn Your Soul» qui suit est trop Heartbreaking pour être honnête. Ces mecs cherchent le son à outrance et Joe Rizzo bat à la piccolo diavolo. Walter ne peut pas s’empêcher de reprendre «London Boys». Il a toujours la niaque. Pour un mec de son âge, c’est surprenant. Surtout qu’il a bien tiré sur la corde. Il tape dans le «Take A Chance On Me» co-écrit avec Jerry Nolan. Une bombe. Mal intentionnée, comme le sont toutes les bombes. On retrouve tout ce qui fait la grandeur du son new-yorkais. C’est du gros Lure, avec un solo glou-glou d’égoût de pur jus. On entend les deux Japonais du groupe ramener du son à la pelle dans «Bye Bye Baby». Il tape plus loin un «Little Black Book» co-écrit avec Billy Rath. C’est assez beau, on tombe dans le côté mercantile de l’opération. Walter fait avec ce qu’il a, c’est sa grandeur. Il rend hommage à ses vieux potes disparus, Jerry et Billy. Puis il se lance dans une entreprise risquée : une reprise de «Don’t Mess With Cupid», standard de r’n’b. Il s’en sort avec les honneurs et beaucoup d’entrain, et il termine ce vaillant album avec «You Talk Too Much». On se croirait vraiment devant un juke du New Jersey. Merci Walter Lure d’y croire encore à ton âge. C’est un album qui aurait beaucoup plu à Johnny Thunders.

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    On trouve aussi quelques albums live dans le commerce, comme ce Live In Brooklyn paru en 2017. Il s’y niche une belle énormité : le «Countown Love» de Jerry Nolan, fantastique shoot de pushing too hard, big Nolan beat, la cerise sur le gâteau des Heartbreakers. Joe Rizzo nous explose ça au claqué de cymbales et au beat de reins. Sinon, on retrouve sur l’album tout le full throttle des Heartbreakers, «Get On The Phone», «All By Myself», sans surprise, mais si réjouissant. On se régale aussi des cuts de Walter Lure, comme «Never Get Away», si clean de claque, judicieux, bien équilibré, heartbreaké dans l’âme aux jolis chœurs. Ça joue bien derrière Walter, ils ne proposent que du bravado classique, mais fantastiquement classique. Et voilà un «Cry Baby» absolument somptueux, du haut de gamme imprescriptible - Don’t you cry - Ils tapent leur «London Boys» ventre à terre, dans l’excellence de la pertinence et terminent ce live avec la triplette de Belleville : «Pirate Love», «Born To Lose» et «Chinese Rocks». C’est une nouvelle plongée dans les abysses de la suprématie, you gotta talk that talk, sacré hommage au génie thunderien des années de braise. «Born To Lose» restera l’un des hymnes de l’histoire de l’humanité. Ever ! Et «Chinese Rocks» sonne comme les neiges éternelles, c’est du rock anapurnique, le rock des dieux, oumph, ahhhhhh, l’extase rôde au coin du couplet.

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    On peut aussi voir Walter Lure chanter «All By Myself» et «Chinese Rocks» lors du concert hommage aux Heartbreakers filmé à New York en 2016, LAMF Live At The Bowery Electric. Walter s’y produit en compagnie de Clem Burke, Wayne Kramer et Tommy Stinson des Replacements. Il vaut mieux voir le DVD que d’écouter l’album, car au moins on sait qui fait quoi. Clem Burke vole le show sur «Baby Talk» et chante «Can’t Keep My Eyes On You» avec un certain brio. Stinson gueule plus qu’il ne chante «Born To Lose» et «Baby Talk». Jesse Malin fait son Gavroche avec «I Wanna Be Loved». Cheetah Chrome se paye «Pirate Love», et Wayne Kramer «Let Go» et «Do You Love Me». Si on en pince pour les hommages très décolletés, il faut voir ce doc.

    Signé : Cazengler, Walter Larve

    Walter Lure. Disparu le 22 août 2020

    Heartbreakers. LAMF. Track Records 1977

    Heartbreakers. Vive La Révolution. Skydog 2016

    Waldos. Rent Party. Sympathy For The Record Industry 1994

    Walter Lure & the Waldos. Live In Brooklyn. O-Rama 2017

    Walter Lure & The Waldos. Wacka Lacka Loom Bop A Loom Bam Boo. Cleopatra 2018

    Lure Burke Stinson Kramer. LAMF Live At The Bowery Electric. Jungle Records 2017

    Mark McStea. It’s Not Enough. Vive le Rock # 46 - 2017

    Rob Hughes. The Last Heartbreaker. Classic Rock # 234 - April 2017

     

    Looking for a Kris - Part One

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    En traduisant Dream Baby Dream: Suicide A New York Story, on avait noté deux choses concernant l’auteur, Kris Needs. D’une part, un talent investigatoire digne de Rouletabille - cette énergie de la reconstitution qui rend les récits passionnants - et d’autre part, une certaine tendance à se mettre en valeur, un vilain défaut qu’on ne trouve pas chez Nick Kent, par exemple. Généralement, le biographe se met au service de. Il n’est pas là pour vanter ses propres mérites. Le côté m’as-tu-vu peut devenir tellement agaçant qu’on finit pas ne plus voir que lui. Ça finit souvent par devenir rédhibitoire.

    On croise Kris dans pas mal de canards, Record Collector, Vive le Rock, Shindig!, Mojo, il est partout et chaque fois, il nous en colle un belle tartine. Chaque fois c’est intéressant, bien documenté et extrêmement dense. Son Brian Jones en trois parties dans Shindig! faisait bien le tour le propriétaire. Nous y reviendrons. Son Bowie dans Shindig! entrait aussi dans un niveau de détails jusque-là inconnu. Nous y reviendrons aussi. Mais depuis la mésaventure du Suicide book, on aborde chaque fois ses textes avec une certaine méfiance. Coup de chance, il n’était pas dans la piscine avec Brian Jones, par contre il était à Friars le soir où Bowie s’est transformé Ziggy. Grâce à qui ? À Kris ? Il a fallu relire le passage plusieurs fois pour être bien certain de ne pas avoir lu de travers.

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    Et pouf, Kris refait l’actualité avec Just A Shot Away. 1969 Revisited. Ses collègues de la presse anglaise saluent si bien cette parution qu’on cède à la tentation de le lire. Et là, surprise, le book s’avale d’un trait d’un seul. Kris Needs s’y révèle abyssal. Tous les préjugés et toutes les frilosités disparaissent comme par enchantement. Il ne parle que de lui, mais à travers sa passion. Ce mec est une passion à deux pattes et son énergie reconstitutive prend ici tout son sens, elle devient un moteur extraordinaire. Kris la met au service de sa seule et unique raison de vivre : le rock. Ce petit livre vibre dans les mains. Vous savez, le doux ronron d’un gros moulin, rrrrrropopopo, celui qu’on entend au début de «Garbage Man». C’est un livre qu’il faudrait pouvoir mettre dans les mains de tous les fans de rock.

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    Il ne traite dans ce rrrrrropopopo-book que les six premiers mois de l’année 69. Un tome deux est donc à venir. On en bave à l’avance. En 69, Kris a 15 ans. Comme tous les ados, il bâtit son univers, et cet univers ressemble étrangement au notre : premiers concerts, émissions de radio, magazines, soif de découvertes et apparition d’une bien belle maladie qui s’appelle la boulimie discophage : posséder, écouter, posséder et écouter encore et encore. En général ça dure toute une vie et il n’existe qu’un seul remède, la mort. Pour illustrer sa rampant collector mentality, Kris dit à un moment posséder TOUT ce qu’a enregistré Sun Ra et TOUT ce qu’a enregistré George Clinton.

    Au fil des pages, il assène très vite ses quatre vérités qui sont aussi les nôtres. Du coup, il assoit fièrement sa crédibilité. Il brosse un portrait sans fard de la réalité, nous rappelant que les music papers (Melody Maker, NME, Sounds) étaient les tables de la loi, même si les articles manquaient de profondeur. Si tu voulais écouter un disque en 69, tu devais soit l’acheter, soit l’emprunter à un copain, soit, si tu étais plus dégourdi, le barboter. Nourrir son obsession, nous dit Kris, était un gros boulot. Il fallait aussi aller chez les disquaires écouter les nouveautés, mais c’était du masochisme, vu l’inexistence de pouvoir d’achat. Kris ajoute qu’aujourd’hui, il reçoit en tant que journaliste plus de disques chaque jour qu’il n’en acheta dans toute l’année 69, année de tous les ébrouages. Autre réalité commune : en 1969, Kris a deux héros : Jimi Hendrix et Keith Richards. Il ajoute que cette dévotion n’a rien perdu de sa force et qu’elle reste d’actualité. Il rend aussi hommage au système scolaire qui lui a permis de haïr le conformisme, les cheveux courts, les uniformes et le sport. Eh oui, on doit parfois se construire en opposition. À l’âge où on ne sait pas ce qu’on veut, on fait un pas de géant en sachant ce qu’on ne veut pas : «Je ne veux pas de votre modèle.» Au moins ça a le mérite d’être clair.

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    Kris apprend vite à collecter des informations et à remonter les pistes de certains disques. Dans l’ère pré-Internet, on se débrouille comme on peut, mais y arrive. Et puis voilà encore un truc de base : le disque qu’on trimbale sous le bras dans la cour du lycée. Pour Kris, the epitome of cool était de voir un mec trimbaler sous le bras le Vincebus Eruptum de Blue Cheer. Comment se font les choix ? Mais vous le savez bien : par le groove. Kris dit que si ça ne groove pas, ça ne l’intéresse pas. Le rock d’enclume d’Odin, les solos de guitare marathoniens et la scène de Laurel Canyon le laissent de marbre, ce qui tombe sous le sens quand on a eu le privilège de voir Jimi Hendrix sur scène. Et puis, dernier petit détail d’importance, Kris avoue à un moment continuer à constituer des archives, et ce depuis 1963 : découpage d’articles (cuttings), memorabilia et tout le tintouin habituel, réflexe naturel à condition bien sûr d’avoir la place pour stocker.

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    Et puis voilà que commence le bal des affinités électives : Jimi Hendrix, Graham Bond, les Fugs, Funkadelic, Sun Ra, Silver Apples, Nico, John Fahey, Marianne Faithfull, Tim Buckley, Sly Stone, Captain Beefheart et Judy Henske. C’est un tourbillon hallucinant. En fait, les souvenirs des six premiers mois de 1969 sont prétextes à brosser des portraits de tous ces montres sacrés. On appelle ça du trié sur le volet. Et bien sûr, au commencement était non pas le Verbe mais John Peel, the all-time coolest taste guru qui passe des disques si bons qu’on se les procure ensuite et qu’on les garde toute sa vie. Kris est encore ado quand il voit Jimi Hendrix pour la première fois sur l’écran de la télé en noir et blanc de ses parents. En quatre minutes, Jimi Hendrix devient le plus grand guitariste de rock de tous les temps et finit dans ce tourbillon éjaculatoire de feedback qui va devenir sa signature. Pour Kris, Jimi Hendrix a secoué plus de tabous qu’aucun autre rocker, il incarnait tout ce qui était interdit - unfettered with impossible cool as this dazzling, drawling shaman flying the revolutionary flamboyance of primal rock’n’roll and deep soul of the blues with chitlin’ circuit showmanship and supernatural virtuosity radiating other-wordly, sexually-charged charisma (cet homme incroyablement cool était une sorte de shaman éblouissant brandissant l’étendard du rock’n’roll primitif et de l’esprit du blues, avec une science du spectacle acquise sur le chitlin’ circuit, une virtuosité qui dépassait les possibilités du langage et un charisme sexuellement surchargé) - Pour Kris, «Foxy Lady» reste the ultimate lust anthem, la rock-song de cul parfaite, gorgée de notes lubriques. Quant à «Purple Haze», ça reste à ses yeux the greatest riff in rock.

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    De Jimi à Keef, il n’y a qu’un pas et en 1969, Keef compose «Gimme Shelter», the all-time apocalyptic classic. Let It Bleed est selon Kris l’album qui permit à Keef de prendre le contrôle des Stones, car Brian ne participait pas aux sessions. Kris juge bon de revenir sur Brian, histoire de rappeler qu’il avait plus de présence sur scène qu’un Jagger qui, selon Marianne Faithfull, n’a jamais été autre chose qu’un étudiant en sciences économiques. Brian looked like the coolest pop star on the planet. Kris nous rappelle un autre élément fondamental : pour Brian, amener un blues en tête des hit-parades était en soi l’achèvement parfait. «Oubliez Ry Cooder, ajoute l’auteur, c’est Brian qui montre l’open tuning à Keef.» Al Kooper qui joue de l’orgue sur «You Can’t Always Get What You Want», se souvient que Brian Jones était là lors de la session, allongé sur le sol et lisant un magazine de botanique. Vers la fin du book, Kris nous fait un coup terrible, en nous narrant une petite scène : le 8 juin 1969, Jagger, Keef et Charlie se rendirent à Cotchford Farm, près de Hartfield, Sussex, une propriété que Brian avait acquise en novembre 68. But du voyage : annoncer à Brian qu’il est viré de son groupe. Visiblement atteint, Brian sauve la face en expliquant qu’il envisage de monter des projets avec Alexis Korner et John Mayall, et qu’il est même question d’un super-groupe avec Jimi Hendrix et John Lennon - After the three Stones left to carry on the band he had formed, Brian sat alone and cried (Après que les trois Stones eussent quitté le manoir en s’appropriant le groupe qu’il avait formé, Brian s’assit dans un coin et se mit à chialer) - De toute évidence, Kris est un fan de Brian Jones, frappé lui aussi par la terrible injustice dont il fut victime.

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    Il s’attarde aussi très longuement sur Graham Bond qui se croyait le bâtard d’Aleister Crowley et qui fut adopté par un couple qui lui donna son nom, Graham John Clifton Bond. Pour Pete Brown, le Graham Bond Organisation était aux musiciens ce que les Beatles étaient au public : le modèle absolu - They took their volcanic jazz-driven R&B around the country to ecstatic receptions - Kris se dit obsédé par Bond. Il chope The Sound Of 65 en 69 - So my lifelong Bond fixation began (C’est là que son obsession prit forme) - C’est bien de voir un mec obsédé par Graham Bond. Ça rassure de savoir qu’on n’est pas le seul. Pete Brown en rajoute une louche : «Graham, Dick, Jack et Ginger étaient des forces de la nature. Ils avaient des constitutions extraordinaires. Je n’ai jamais rencontré des gens comme eux, qui pouvaient jouer neuf gigs par semaine et continuer de picoler, de prendre de l’héro et Dieu sait quoi d’autre.» En 1969, Kris flashe aussi sur Babylon, l’album de Doctor John, «qui avait grandi à la Nouvelle Orleans dans un scabreux underworld de putes, de macs et de drogues, qui a fait de la taule et qui s’enracinait dans la tradition des secondes lignes du Mardi Gras et des bar survival tactics.»

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    Puis soudain il prend feu lorsqu’il attaque son chapitre sur New York, comme d’ailleurs tout le monde à l’époque, tellement il y avait de choses à découvrir : Sun Ra, le Velvet, Fred Neil, les Fugs, ESP, les Holy Moundal Rounders, les Godz et tout le reste. La liste est longue. Selon Kris, les Fugs ont causé plus de dégâts que les Sex Pistols. Ils préfigurent Richard Hell avec leur downtown nihilist anthem, «Nothing». Kris s’attarde aussi longuement sur les Silver Apples et Sun Ra. Il rappelle que des liens avant-gardistes existent entre ces explorateurs visionnaires que sont le MC5 et Sun Ra. Coup de chapeau à Kick Out The Jams, the loudest, hardest, fastest and most powerful extreme rock’n’roll imaginable. Kris rappelle qu’il voit Black Sabbath en 1970 et que ça n’a rien à voir avec le MC5 - We wanted flash and the MC5 had it - Panic in Detroit et voilà les Stooges, beyond rock and free jazz, the Stooges’ elemental carnage came across like primal howl from the dephs of the most ravaged souls (Bien au-delà du rock et du free jazz, le carnage élémentaire des Stooges semblait sortir des cerveaux les plus ravagés qu’on ait pu imaginer) - Well it’s nineteen and sixty-nine okay/ All across the You S Hey - Bizarrement, Kris ne s’attarde pas sur les Stooges. Il se limite à un paragraphe. Tout le monde n’est pas Yves Adrien.

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    1969 est aussi l’année de parution du premier album solo de Neil Young, bourré de classiques, sur lequel joue l’immense Danny Whitten. 69 voit aussi paraître le premier Led Zep. Pour Kris, l’un des meilleurs albums de tous les temps est le deuxième Velvet, White Light White Heat qui selon lui napalmait tout le reste avec the most extreme noise onslaughts rock had ever seeen. Et «Sister Ray» reste à ses yeux the crowning killer - No rock band ever sounded this extreme, cataclysmic or malevolently evil (Couronnement suprême, aucun groupe de rock n’avait jamais sonné de façon aussi cataclysmique) - Il parle même d’amphetamine proto-punk, mais c’est encore beaucoup plus fort que ça. L’univers de Lou Reed était à ses yeux bien plus sauvage et dangereux que tout ce qui existait à Londres ou en Californie.

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    Kris salue aussi le Spooky Two de Spooky Tooth - each of the eight tracks were stone killer perfection - puis Free avec Tons Of Sobs, the rawest of British blues boomers, puis Family avec Family Entertainment, a shit-hot band, puis Dusty in Memphis - Dusty was my favourite British female singer through the 60s - puis Al Green avec Green Is Blue, puis le premier album de Taste, puis il rend un bel hommage à Richie Havens en saluant Richard P. Havens et à Pharoah Sanders en saluant Karma. Il cite encore Joni Mitchell et les Meters. La liste des bons disques est infinie. Et ce n’est pas fini. On l’a dit, 1969 est l’année de tous les dangers pour le porte-monnaie. Passer devant la vitrine d’un bon disquaire était une sorte de suicide économique.

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    Kris s’étend longuement sur Marianne Faithfull qui rappelle qu’elle adorait se schtroumpher en compagnie d’Anita Pallenberg et de Brian Jones dans leur palais des plaisirs de Courtfield Road. Elle rappelle aussi que Keef l’aida à récupérer ses droits d’auteur sur «Sister Morphine» en écrivant à Allen Klein. Elle en veut terriblement à Jagger d’avoir oublié de la créditer : «Mick is mean. He’ll always be a student of the London School of Economics.»

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    1969 est aussi l’année de la Soul, avec le new funk de James Brown, Curtis Mayfield, Sly Stone’s superbad apocalypse et George Clinton’s acid-funk scuba-diving. Il cite aussi les noms des pères fondateurs de la Soul moderne : les Last Poets, Gil Scott-Heron et Donny Hathaway, «dont l’afro-cubain street chant «The Ghetto» transforma la black music pour la faire entrer dans le langage commun». Et bien sûr Aretha, the First Lady of Soul. Kris s’en donne à cœur joie avec le booming monster-funk de Funkadelic. D’ailleurs, il va même leur consacrer un ouvrage. Pour lui, Funkadelic played the headiest, sexiest, most stoned-out music I’d ever heard. Il parle aussi d’Hendrix legacy, citant Eddie Hazel comme seul héritier de son héros après qu’il eut disparu.

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    Bel hommage à Tim Buckley qu’il cite comme chanteur favori avec Otis Redding et Curtis Mayfield. Il parle aussi des cinq octaves de sa voix - the Hendrix of the voice - et le voit comme la réponse californienne à Dylan. Toujours selon lui, Goodbye And Hello incarne parfaitement son époque. S’ensuit un hommage à Tim Hardin qui chantait quatre heures de suite sur scène sans jamais ouvrir les yeux, puis un autre hommage au charismatic and talented Tim Rose victime de son alcoolisme et ça se termine tout naturellement avec John Fahey, one of the century’s greatest innovators, a romantic academic punk qui construisit sa propre mythologie, un guitariste «qui n’avait pas assez de doigts pour jouer toute la musique qui jaillissait de son cerveau» et qui «multipliait les acrobaties sidérantes». Kris n’en finit plus de jongler avec les mots, il parle de Fahey en termes de pureté et de majesté, chaque note issue du same volcanic psyche. Écouter un album de Fahey, dit-il, c’est entrer dans un autre monde. Un Fahey extrêmement productif, Kris avoue s’être perdu dans ce labyrinthe d’albums enregistrés entre 1959 et 2001. Ses pages sur John Fahey sont sans doute les plus passionnante de ce rooopopopo book. C’est encore Fahey qui va retrouver la trace de Bukka White et aller à Memphis produire l’album Mississippi Blues. C’est Fahey qui présente Al Wilson à Henry Vestine et à Bob Hite. Al Wislon et Fahey iront retrouver la trace de Son House. Puis Fahey, Henry Vestine et Bill Barth d’Insect Trust se rendront à l’hôpital de Tunica, Mississippi pour y déloger Skip James. Ils lancent ainsi le fameux Sixties American Blues revival. Mais Fahey ne s’entend pas avec Skip James qu’il traite de hateful old creep, c’est-à-dire d’horrible vieux con haineux. Al Wilson était l’un des rares musiciens que Fahey respectait. Leur vision allait loin au-delà du blues. Kris affirme que Fahey fit partie des gens qui ont façonné la musique moderne, au même titre que Jimi Hendrix, Brian Jones, Tim Buckley et Jim Morrison. Ça va loin. La passion sous-tend tout son discours. Et bien sûr, Kris ne manque pas de rappeler qu’il doit la découverte de John Fahey à John Peel, un beau jour de 1967. Il cite aussi Loren Connors, Brooklyn’s Venusian blues genius, que Fahey enregistra sur son label Takoma. Et de Fahey à Ronnie Basho, il n’y a qu’un pas que Kris franchit allègrement. De la découverte à la pelle.

    On reste dans les géants avec Sly Stone, dont George Clinton se souvient très bien, puisqu’il le vit à ses débuts à l’Electric Circus de New York : «Ils avaient la clarté de son de Motown, mais avec le power d’Henrix ou des Who. Ils ont littéralement cassé la baraque. Ça m’a marqué pour le restant de mes jours.» Et puis voilà Curtis, le chouchou - Alors que James Brown, Sly et Hendrix clamaient la grandeur du black power, Curtis cultivait la conscience sociale et romantique du peuple noir - Kris rappelle aussi que Curtis fut un découvreur : Baby Huey, Major Lance et d’autres. 1969 est aussi l’année de Traffic dont on voyait effectivement les mystérieuses pochettes en vitrine. Groupe clé ? Difficile de trancher. Toujours est-il qu’on retrouve Dave Mason et Steve Winwood dans les parages des Stones et de Jimi Hendrix, ce qui n’est pas rien. Dave Mason faillit même devenir la bassiste de Jimi Hendrix, mais le management s’y opposa. Dans une enfilade de pages qui montent bien en température, Kris nous rappelle que Mason faillit monter un power trio avec Ginger Baker et Bob Tench, mais ça sonnait trop comme Cream et de toute façon, Mason avait un style qui ne correspondait pas.

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    Et voilà le bouquet final du rrrropopopo book avec Captain Beefheart. Peely disait de Trout Mask Replica que c’était son favourite album of all time. Kris rappelle qu’à l’école, il adorait prendre un deep American growl et lancer à ses congénères : «A squid eating dowel in a ployethylene bag is fast and bulbous, got me ?». Plus tard, il eut le privilège d’interviewer John French, alias Drumbo, qui fit la lumière sur certains aspects du mythe. Captain Beeaheart avait une personnalité et un ego tellement démesurés qu’il mettait constamment à l’épreuve les limites mentales et physiques des membres de son entourage et donc du Magic Band. Mais Drumbo reconnaît que Beefheart l’a aidé à dépasser ses limites. Kris qualifie «Big Eye Beans From Venus» d’ultimate Beefheart blow-out. Si tu cherches des pages passionnées sur Captain Beefheart, c’est là, dans ce book.

    Kris recommande la lecture de The Restless Generation, la somme pondue par son mentor et ami Pete Frame, qui est aussi l’auteur des fameux Rock Family Trees.

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    Par contre, Needs Must est un book qui laisse extrêmement perplexe. Kris Needs écrit son autobio en 1999, en pleine époque de mutation musicale. Autant Just A Shot Away passionne, autant Needs Must agace. On l’a vu, Needs ne parle que de passion dans Just A Shot Away. Dans la deuxième moitié de Needs Must, il étale au grand jour son palmarès sex & drugs & dance music. Il ne nous épargne aucun détail ni de ses mésaventures amoureuses ni de son season in drug-hell, au long d’une tranche de vie new-yorkaise dans les années 80. Ce genre de druggy haze autobiographique ne marche pas à tous les coups. Sous la plume de Kris Needs, ça pend une tournure misérabiliste, du genre regardez comme ça va mal, le plafond du squat s’est écroulé, je dors dans la rue, aïe, il me faut ma dose à moi, regardez comme je bats tous les records de décrépitude, il met tout le langage dont il est capable au service de cette décrépitude et franchement, c’est une décrépitude qui ne présente pas le moindre intérêt. On a tous connu la nôtre, alors c’est bon. Par contre, quand le récit d’une décrépitude tombe sous la plume d’un bon écrivain, c’est autre chose. Un exemple ? Richard Hell, avec I Dreamed I Was A Very Clean Tramp. Il fait de sa saison en enfer une matière de vie littéraire et il ne s’apitoie jamais sur lui-même. Un autre exemple : Will Carruthers, avec Playing The Bass With Three Left Hands. Il raconte sa saison en enfer avec un brio qui fait de lui un réel écrivain. Kris Needs s’admire trop. Il en fait trop. À le lire, on se demande comment il a survécu à tout ce qu’il raconte : les bas-fonds d’Alphabet City puis une année de tournée avec le groupe le plus drogué d’Angleterre, Primal Scream. Le propos est tellement extrémiste qu’on se croirait dans un book sur Guns ‘N Roses ou Motley Crüe, vous voyez un peu le genre ? C’est la description facétieuse d’une longue succession d’excès. Puis il nous tartine à longueur de paragraphes une apologie de la dance music, ce qui bien sûr éloigne tous ceux que le bazar des raves n’a jamais intéressé. Là, on bouffe de la rave et du DJ, et c’est pas forcément bien écrit. Typique de cette époque où il n’existe absolument plus rien d’artistique. Kris Needs nous fait même le coup de la cerise sur le gâteau : un séjour à Ibiza en plein dance boom. L’horreur définitive. On croit lire les souvenirs d’un touriste anglais affamé de sex & d’ecstasy. Une bite à la place du cerveau. On sort de ce livre en ayant la détestable impression d’avoir perdu son temps, mais paradoxalement c’est aussi le seul moyen de connaître un peu ce personnage omniprésent dans les mags anglais et tellement brillant dans ce Just A Shot Away qui vient de paraître.

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    Pourquoi évoquait-on le nom de Kris Needs lors d’un repas ? Aucun souvenir, toujours est-il qu’un excellent ami nous fit don de ce Needs Must. «Tiens, tu liras ça !». Mais il fallut attendre le déclic de Just A Shot Away pour attaquer ce Needs Must qui inspirait une sorte de méfiance, celle évoquée plus haut, autour de la trad du Suicide book.

    Par contre, on peut lire la première partie de Needs Must les yeux fermés, car l’auteur y raconte ses premiers émois : Mott, les Dolls, les Groovies, Johnny Thunders, Motörhead et bien sûr les Stones. On se demande d’ailleurs quel genre d’évolution a pu le conduite à la house et à la techno car généralement les fans des Dolls et de Motörhead restent assez fidèles à leurs racines. Il existe encore aujourd’hui assez de groupes bien influencés pour meubler les soirées sans qu’on soit obligé d’aller écouter n’importe quoi.

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    Kris Needs rappelle que Bowie s’est transformé sous ses yeux dans la loge d’Aylesbury : du timide David Bowie, il est passé au stade de major player - He’d gone androgynous-alien - Oubliez ce vieux folkie : Ziggy Stardust était né - Il n’y avait pas que Bowie à Aylesbury : l’héro nous dit-il y débarque en 1972 et tout le monde en prenait. Il la retrouvera plus tard à Londres en bossant pour Frenchy et le label Flicknife, puis bien sûr quotidiennement à New York. En 1972, il flashe aussi sur Mott et devient leur fan number one, allant voir tous les gigs et s’occupant du fan-club. Puis en 1974, il flashe sur les Dolls - low-rent trash-glam version of the Stones - puis en 1976 sur les Groovies qui jouent à la Roundhouse avec les Ramones, puis sur les Pistols, mais c’est avec les Clash qu’il va copiner - Some of the greatest music and gigs I’ve ever experienced - Il aime bien les Heartbreakers aussi, traite Johnny Thunders de real deal - Ultimate kamikaze mash-up guitar raider - Pour Needs, Johnny Thunders est le vrai punk. Mais ce n’est pas avec les Heartbreakers qu’il va traîner, c’est avec les Clash. Chacun ses goûts.

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    Côté plumes, Needs reconnaît à un moment deux influences : Lester Bangs et Nick Kent. Il aime bien ce qu’il appelle le gonzo steam-of-amphetamine-conciousness style, ce qui ne nous surprend pas. Par contre, ce qui nous surprend c’est qu’il puisse associer Lester Bangs et Nick Kent dont les deux styles sont à l’opposé : autant Nick Kent est littéraire, autant Lester Bangs ne l’est pas. Si vous avez le moindre doute là-dessus, relisez The Dark Stuff puis, si vous en avez le courage, Psychotic Reactions and Carburetor Dung. Bangs est un bon rock-critic, mais pas un écrivain.

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    Kris Needs remonte dans l’estime de ses lecteurs lorsqu’il fait l’apologie de Motörhead - They detonated your eardrums with savage primal noise and made you want to piss on your teacher’s head (Ils nous défonçaient les tympans et nous donnaient envie d’aller pisser sur le tête du prof d’école) - Quand Needs va l’interviewer pour Zigzag, Lemmy le reçoit dans sa loge et sort tout de suite un énorme sac de speed et un couteau en argent - Prends-en jusqu’à ce que ça te brûle - Alors Kris sniffe tout ce qu’il peut. Snff, snff - Il m’indiqua un peu plus tard que ce speed devait avoir été coupé avec de l’acide de batterie, ce qui expliquait tout : j’avais l’impression d’avoir le nez coincé dans un micro-onde - Puis Needs affirme que depuis Motörhead on a jamais revu un bigger grass-roots rock’n’roll band et il insiste beaucoup sur le rock’n’roll, comme l’a toujours fait Lemmy dans ses interviews. Retour sur Captain Beeafheart aussi avec ce charivari langagier pour le moins extravagant - Those weird-timedguitar-drum World War interplay assaults topped with Coltrane in-the-bog sax squalls and the man’s behemot growl-rant with words born in a Martian opium sunset (Ces interactions violemment décousues entre la guitare et la batterie surmontées de hennissements de sax à la Coltrane et par dessus tout ça, cet espèce de Béhémoth qui grogne des mots tout droit sortis d’une fumerie d’opium de la planète Mars) - Il rappelle au passage que le Zigzag pour lequel il travaille à l’époque sort tout droit de «Zigzag Wanderer». Captain Beefheart et Keef étaient les deux héros qu’il rêvait d’interviewer - Je savais que le mad Captain serait extra special. Il le fut. Plus encore que je ne l’avais imaginé - Il est aussi fasciné par Marianne Faithfull - Fascinating and slightly tragic - Et puis avant de sombrer dans la mauvaise deuxième partie du book, l’auteur rend un bel hommage aux Stones - the wailing adrenalin sex-rush of «I Wanna Be Your Man» - Il a encore des formules qui font mouche. Keef est l’idole absolue - He had the coolest look. Crow-bar hair explosion, bone ear-ring, gyspsified clobber and a swagger that gave a huge finger to those poncy Genesis fans. Keith was the Man. No wonder the imitations came thick and fast (Il avait le look le plus cool. Cheveux noirs de jais taillés en mèches, boucle d’oreille, un dégingandé de romanichel et une façon de chalouper qui renvoie les pauvres cloches de fans de Genesis au vestiaire. Keef était le vrai mec. Pas étonnant que tout le monde se soit mis à l’imiter) - Il ajoute qu’à l’époque où les Stones étaient à l’apogée de leur règne, Keef incarnait à lui seul le dark side du groupe, avec les rumeurs de transfusion sanguine, de sorcellerie, de flingots et de semaines sans dormir - Je dois admettre que c’était marrant de le voir chaque jour à côté de ses pompes - Kris Needs revient longuement sur les interviews que lui accordait Keef. Passages très captivants, notamment l’évocation de la mort de Brian Jones : «Vers la fin, il était vraiment dans un sale état. C’est la raison pour laquelle il a quitté le groupe. Il n’avait plus aucun sens des réalités. C’était pourtant un mec solide à bien des égards, mais cette nuit-là, il est passé à travers, quoi qu’il ait pu arriver. Je prends encore les histoires qu’on me raconte à propos de cette dernière nuit avec des pincettes.»

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    Puis Kris Needs va entamer une courte carrière de manager avec Basement 5 - A Clockwork Orange dub-droog image and a glorious wildly original noise. Punky protest vocals from the black man’s angle, scathing sheets of white noise guitar, bottomless dub bassatronics and funked-up reggae grooves occasionally erupting into full-tilt punk (Une image de droogs à la Orange Mécanique et un son de noise extrême et original. Textes punk mais avec l’angle d’un black, guitares de white noise, bassmatic sans fond et son de dub funked-up qui explosaient en pur jus de punk-rock) - Excellente description de ce volcan underground que fut Basement 5. Pas étonnant que Needs se retrouve ensuite à manager l’un des groupes de Jah Wooble, The Human Condition. Puis c’est la rencontre de Jeffrey Lee Pierce dont il devient le frère de sang. Par contre, rien sur les Cramps (juste une allusion à un moment et c’est tout).

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    C’est à la page 140 qu’il aborde son virage pour dire adieu au rock et au punk-rock (dont il se dit fatigué). Il fonce droit sur la diskö, le funk et la black. Surtout le hip-hop. Il dit posséder 35 000 disques de hip-hop ramassés dans le monde entier. Il se vante même de posséder tous ceux que cite David Toops dans son book, sauf deux. Alors après, il écrit qu’on peut le traiter de branleur obsédé, mais il s’en fout. Il indique aussi avoir une pièce remplie de disques des Stones et de tous les articles parus sur eux depuis 1963, plus une étagère bourrée de bootlegs - The same goes for Funkadelic, disco, Detroit techno, Chicago house, electro, I want it all if I want it at all - Et cette randonnée mortelle de la mortadelle se termine avec Primal Scream - I have to say that I consider Primal Scream to be the best group in the world - Du coup, on va sûrement être obligé de lire le book qu’il consacre à Primal Scream. Ce qui au fond n’est pas une si mauvaise idée. Mais ça sera aussitôt après celui qu’il a consacré à Funkadelic.

    Signé : Cazengler, Crasse Nid

    Kris Needs. Needs Must. A Very Rock’n’Roll Life. Virgin Books 1999

    Kris Needs. Just A Shot Away. 1969 Revisited. New Haven Publishing 2019

    *

    L'habitude de ramener d'Ariège la chronique du Festival de Blues in Sem. Corona oblige, les festivités d'été ont été rayées d'un trait de plume vengeur par la nouvelle préfète de choc envoyée tout exprès par les instances les plus hautes de la macronie pour mater le nid de petzoules turbulents qu'abrite ce département rétif au nouvel ordre mondial. Donc nous fûmes privées de manifestations diverses et culturelles. Quant au rock'n'roll vaut mieux ne pas en parler ! Pour pallier cette absence de maladie bleue, voici la chronique d'un disque de blues dégoté dans les bacs du camion Gibus. J'aime les découvertes hasardeuses et les rencontres non téléguidées aussi ai-je choisi un groupe que je connaissais pas. Français de surcroît. Sont de Fronton, près de Toulouse. C'est leur deuxième disque enregistré en 2005, le premier datait de 1999, ils en ont commis un troisième en 2013. Apparemment ce ne sont pas des stakhanovistes, une dizaine de concerts en 2019, si j'en crois leur FB un seul concert en janvier de cette année funeste...

     

    MAMMOUTH KING BLUES BAND

    Jean-Luc Mammouth Ribes : chant, dobro, guitare / Kristell Geffroy : chant, kazoo, washboard / Philippe Filou Orliac : piano, percussions / Luc Favaro : guitare, harmonica, accordéon, percussions / Olivier Spénale : contrebasse.

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    High fever blues : dès ce premier titre l'on comprend d'où procède MKBB un morceau de Booket T. Washington White, un vieux de la vieille, du Delta, qui aurait connu Charley Patton, et qui aimait à jouer sur guitare à résonateur. Cette fièvre bleue répondrait davantage au terme de country blues que de blues pur, mais qu'est-ce que la pureté ! Quand vous écoutez la tambourinade de Booker sur ses cordes vous dites qu'il est un précurseur du punk. MKBB ne donne pas dans le pastiche, la voix féminine de Kristell vous saute à la gorge et vous tranche la carotide sans préavis, l'on rentre un peu dans l'ordre des choses lorsque le dobro de Mammouth résonne, mais là on est chez les petits blancs, l'on essaie de montrer que l'on sait jouer – et il sait jouer – on est loin de la force brute de Booker T. l'ensemble sonne joliment bien pour nos oreilles, de petits blancs. Sloppy drunk blues : de Jimmy Rogers surtout connu pour avoir joué avec Little Walter et surtout avec Muddy Waters. Belle carte de visite. Z'ont décidé de nous surprendre, ce coup-ci c'est la version de Jimmy Rogers qui sonne davantage moderne, le MKBB ils nous refilent un joyeux bordel méchamment sympathique qui sonne comme s'ils l'avaient enregistré dans une chambre d'hôtel en 1923, et puis cette idée de génie de de Luc Favaro de vous avoir éparpillé l'harmonica en miettes de pain qu'il jetterait aux oiseaux, vous en boufferiez sur la tonsure d'un moine syphilitique. Cette reprise est un must. Le blues de l'hiver : l'on n'est jamais mieux servi que par soi-même, le seul original du record, belles parties de guitares mais le Mammouth parle plus qu'il ne chante. C'est dommage, oui mais le piano de Filou Orliac vous réconciliera avec l'humanité qui ne le mérite pas. Who's been talking ? : ne se gênent plus s'en vont hurler avec les loups, le grand méchant, the Howlin' Wolf in person qui a dévoré tous les petits chaperons bleus depuis belle lurette. Petit problème, c'est bien foutu, prennent leur pied vous y mettent les rallonges réservées aux banquets officiels, la voix du Mammouth module autant dire qu'elle modère, celle du Wolf elle hurle même quand il prend un ton doucereux pour alpaguer une fillette, manque juste la sauvagerie. Ce qu'il y a de meilleur chez les poissons c'est tout de même les arêtes qui vous transpercent les cordes vocales. Come on in : un morceau de Washington Sam, le titre vous évoque les Stones, c'est un tort, l'original sonne beaucoup plus vieillot, Robert Bronw ( son vrai nom ) a joué avec Sleepy John Estes et Big bill Broonzy, c'est dire si ça date. Faisons confiance aux filles, Kristell se charge du vocal et vous ramène en plein dans les années 20, une espèce de country-charleston-blues avec un piano bastringue et une guitare qui pique comme les aiguilles que vous enfoncez dans les papillons vivants pour parfaire votre collection personnelle. The blues ain't nothing : Kristell se colle au chant, normal l'original est de Georgia White, vous sentez poindre ici l'internationale féminisme, depuis le début du siècle dernier les choses ont changé, la Georgia vous hurle son besoin de chair masculine le tout sur un pumpin piano diabolique, Kristell vous le fait sur le ton de l'ironie mordante, ré-insvestit le morceau au goût du jour et les gars la soutiennent magnifiquement. Ce que femme veut... Why don't you do right : écrite par Kansas Joe McCoy, interprétée par Lil Green, avec Big Bill Broonzy à la guitare, Ckristell se contente de poser sa voix sur les traces de Lil, elle y réussit très bien, mais les guys veulent trop faire, devraient eux-aussi se contenter de la simplicité poignante de l'original. Le mieux est l'ennemi du bien, le public qui applaudit respectueusement aurait été capable de comprendre le parti pris du dépouillement original.

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    I ain't gonna let nobody seal my jellyroll : de Taj Mahal qui eut son heure de gloire à la fin des Sixties et au tout début des Seventies, le MKBB prend son pied, vous ont peaufiné le morceau en roue libre, ce n'est pas mal du tout mais je préférons Taj qui vous le crache tel un serpent que vous venez de déranger dans sa sieste. Belle performance scénique tout de même. Built for comfort : Dixon vous l'expédie sans remboursement avec cuivre et piano, MB2K ne se permet pas une telle désinvolture, ils ont raison leur version tient mieux la route, le Willie a dû se retourner dans sa tombe. Me and my chauffeur : écrit par McCoy pour sa tendre et trépidante épouse Memphis Minnie. Un rythme simple mais quand vous entendez Minnie qui miaule vous avez plutôt envie d'enfoncer autre chose que la pédale d'accélérateur. Avec Kristell vous ne vous permettrez pas de telles pensées, elle vous prend de haut, elle ne vous siffle pas, elle vous persifle et les boys derrière se tiennent à carreau, et l'ensemble n'a pas à rougir du résultat. So far, so good : là franchement je préfère, la voix de Tampa Red m'a toujours laissé insatisfait, le grain qui ne passe pas, Kristell se charge du vocal de main de maîtresse, certes le piano n'est pas aussi moelleux que celui de Tampa, mais il s'associe bien à la voix exigeante de la miss. That bonus done gone through : de Lil Johnson, une pionnière du blues, aucune n'a chanté avec autant de naturel, z'avez l'impression que devant le micro elle se contente de vivre, alors Kristell vous prend sa voix pointue et se laisse aller, elle emporte tout sur son passage, magistrale. Fallait oser.

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    Let me play with your poodle : ah cette voix éteinte de Tampa, semble sortir du cercueil le jour du jugement dernier, et ce piano en sourdine enfermé dans sa boîte à sardines, alors le MB2K triomphe avec gloire, la voix pleine du Mammouth et les minauderies de Kristell remportent aisément la mise. I can't be satisfied : l'on sait tout ce que les Stones ont tiré de ce morceau, cinquante ans de carrière et quelques centaines de millions de dollars, le vieux Muddy Waters à dû faire la gueule... soyons juste Brian se la donne à la slide et le Jag se fait tout petit, ce que ne se sait pas faire Jean-Luc, sur la pointe des pieds, comme quand tu rentres de chez ta maîtresse à quatre heures du matin, espèce de pachyderme, heureusement que la slide glisse sur des patins et te sauve la mise. Prison bound : le Mammouth prend sa revanche, chante plus haut et plus fort que Robert Nighthawk et ses compagnons lui emboîtent le pas, sonnent aussi bien que le combo de Muddy Waters, ne comparez plus, c'est simplement un beau blues, en plus c'est sans filet, en direct live. Feelin low down : moins d'électricité, davantage de feeling, vous le sortent moins rustique que le gros Bill Broonzy, z'auraient dû supprimer le piano, mais avec des scies l'on mettrait le blues en bouteille. Il serait davantage à l'aise dans l'alambic. Bound to love me some : retour à Taj Mahal, en public, plus entraînant que l'original qui vous donne envie de vous pendre au premier lampadaire qui traverse la rue pour chercher du boulot. De belles saupoudrées de guitares, ce doit être de la cocaïne pure qu'ils vous balancent sur le museau car ils vous filent un pêchon d'enfer.

    Un cd qui ne déparera pas dans ma collection. Indéniable qu'ils aiment le blues, qu'ils vous le traficotent un peu à leur guise avant de vous le restituer, mais ils ont le feelin' et savent de quoi ils causent. Vous incitent à revoir vos classiques et en blues c'est idem qu'en littérature, non seulement ça ne vous fait pas de mal mais vous vous sentez mieux après.

    Damie Chad.

     

     

    *

    Ne faites pas comme moi, ne résistez pas. J'ai essayé d'y échapper trois fois de suite. J'ai réussi. La quatrième a été fatale. Le bouquin me narguait sur son étagère. Le problème c'est qu'il n'y avait que lui. Par trois fois je m'en suis tiré, suis reparti avec en contrepartie un collector du rayon vinyle, Buddy Holly, Jerry Lee Lewis, Little Richard pour ceux qui veulent tout savoir. Zoui, mais le samedi suivant n'y avait plus que lui, et moi je soutiens mon revendeur local, alors je l'ai pris en me disant que je n'y toucherais jamais, pensez donc des bondieuseries sur le jazz ! Bref arrivé à la maison le démon de la perversité cher à Edgar Poe m'a poussé à entrouvrir le volume...

    Je ne m'en suis pas vanté, mais ce matin au café le copain Richard – un jazzeux – s'assied à ma table. Tu sais Damie, me dit-il, j'ai lu au moins trente encyclopédies sur le jazz, c'est toujours la même histoire, mais là j'ai trouvé un truc dans lequel j'ai appris des choses dont je n'avais jamais entendu parler, tu devrais le lire c'est... Te fatigue pas Coeur de Lion, je viens d'en écrire la chro hier soir, c'est :

    JAZZ SUPRÊME

    INITIES, MYSTIQUES & PROPHETES

    RAPHAËL IMBERT

    ( Coll : Philosophie imaginaire

    Editions de l'Eclat / Mars 2014 )

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    Amis rockers, désolé de vous importuner deux semaines de suite avec une chro sur le jazz, mais là ça vaut le coup de vous arrêter. Plus de trois cents pages en petits caractères pâlichons, une espèce de capharnaüm qui s'éparpille dans toutes les directions, mais ce n'est pas écrit par un imbertcile. L'en connaît un bout de gras sur la matière. Soyons précis : sur les matières. Car il ne cause pas que de jazz. Mais de musique. Pose sans le dire la question essentielle, c'est quoi la musique ? Evidemment il ne connaît pas la réponse. Donc vous ne l'aurez pas.

    C'est bête mais l'air de rien, dans sa démarche vous trouvez le fossé sans fond qui sépare Platon et Aristote. Le tout c'est de passer d'une rive à l'autre en évitant de glisser ne serait-ce que le plus petit de vos orteils dans la faille sans fin qui vous engloutirait immédiatement. Simple question de méthode, nous susurrerait Paul Valéry. Il suffit d'aborder la complexité par ses aspects les plus faciles. C'est simple, d'un côté vous avez Platon avec son idéalisme et la musique classique européenne, de l'autre Aristote dépourvu de toute prétention idéaliste – ce qui ne veut pas dire qu'il serait matérialiste – et le jazz. Si la philosophie vous ennuie, rabattez-vous sur le plan beaucoup plus sécure de la religion, Dieu immaculé face aux démons noirs. Une vision tant soit peu chrétienne. Un petit hiatus tout de même : les adeptes démoniaques qui créent leur musique ne croient pas plus au Démon qu'en Dieu. Ce n'est pas qu'ils aient le cul entre deux chaises, c'est qu'ils sont assis juste sur le gouffre souverain à qui ils donnent le nom de Créateur.

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    Tout cela demande quelques explications. Pour ceux qui se sentent un peu perdus sur les sentiers ardus de la métaphysique, nous conseillerons de relire le premier tiers de notre chronique ( voir KR'TNT ! 474 ) sur Lucien Malson qui dans son Histoire du jazz tient exactement les mêmes propos tout en restant à un niveau d'analyse plus accessible. Les esclaves noirs vont s'approprier la musique classique européenne sous sa forme la moins savante et la plus populaire, la musique des parades militaires. Cette musique essentiellement rythmique leur rappelle trop les percussions africaines pour que poussés par leur atavisme ils n'y rajoutent le foisonnement des césures a-rythmiques dues à l'entremêlement des variations tonales multi-polyphoniques de leur héritage ancestral. Ne leur manque que les instruments, qu'ils rachètent d'occasion – le plus souvent en mauvais état – qu'ils rafistolent avec les moyens du bord, et dont il faudra toute leur inventivité pour parvenir à les faire sonner à leur juste mesure, c'est-à-dire plus fort, plus distinctement que ceux de leurs voisins. L'on joue ensemble mais l'on se démarque du groupe, les soli du jazz prennent leur origine dans ces essais sauvages qui consistent à surpasser les copains...

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    Et Dieu dans tout cela ? s'enquerrait un célèbre journaliste radiophonique. L'est un peu aux abonnés absents. C'est là que Raphaël Imbert rebat les cartes clichétiques. Non les Eglises ne furent pas la bouée de sauvetage de l'âme noire. Historiquement la première institution noire indépendante des esclaves ne fut pas l'Eglise mais la franc-maçonnerie. Pour mieux comprendre sans doute faut-il se rapporter aux espèces de confrérie dans lesquelles se regroupaient les esclaves ( et les pauvres ) de l'Ancienne Rome, bien avant l'apparition du christianisme, prétextes à quelques banquets mais surtout à assurer à leurs affiliés que lors de leur mort l'association se chargerait d'offrir à ses membres une sépulture décente. Les fanfares noires jouaient un peu le même rôle, elles suivaient en grande et bruyante pompe le défunt jusqu'à sa sépulture, elles lui permettaient de quitter ce bas-monde sur un dernier pied de nez. Selon votre entregent et votre état social vous étiez accompagnés de plus ou moins de musiciens...

    walter lure,kris needs,mammouth king blues band,raphaël imbert,carl perkins

    La franc-maçonnerie s'est développée aux Etats-Unis bien avant leur indépendance. Dans les loges blanches se mêlaient autant les abolitionnistes que les négriers, à chacun ses contradictions... Le Klu klux klan sera monté par un ancien maçon... Mais les principes maçonniques teintés de christianisme posent l'égalité de tous les hommes devant Dieu, l'Eglise Anabaptiste défend ce point de vue, les noirs tenteront d'entrer dans les loges blanches, à quelques exceptions près ils s'apercevront que cela reste plus que difficile, une maçonnerie noire plus ou moins clandestine se mettra en place, particulièrement parmi les musiciens de jazz.

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    Cette affiliation est loin d'être minoritaire. Elle a traversé tout le vingtième siècle, la plupart des grands noms du jazz en firent partie. Ce n'est pas vraiment un secret, il suffit de lire les nombreuses autobiographies, de regarder les interviews au sommaire des plus prestigieuses revues de jazz, d'examiner les notes des pochettes de disques, de faire attention aux symboles maçonniques fièrement arborés... Il n'est point de pires aveugles que ceux qui ne veulent pas voir. En Europe le fait est largement ignoré. Cela ne cadre pas avec les préventions intellectuelles des intellectuels de gauche qui pendant longtemps formèrent les gros bataillons des amateurs.

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    Que les abolitionnistes et les négriers blancs aient pu discuter paisiblement dans une loge blanche soulève quelques interrogations. Pourtant au Grand Ole Opry, temple mythique du country se côtoyèrent sans problème, musiciens blancs et noirs ( Armstrong ne joue-t-il pas sur le Blue Yodel N° 9 de Jimmie Rodgers ) jusqu'au jour où l'émission radiophonique devint, avancées techniques aidant, télévisée. Qu'est-ce que le racisme, sinon une vaste hypocrisie. Apartheid suprématiste en théorie, mais dans la pratique les deux ''races'' se mélangent très bien, se côtoient de près, travaillent ensemble, couchent ensemble, maîtres et domestiques vivent si près les uns des autres... Dans les années 50 et 60 de nombreux musiciens de jazz se convertissent à l'islam. Une façon symbolique de renier le dieu chrétien des blancs nous explique-t-on. Certes mais sur les cartes d'identité américaines l'on vous demande votre religion, or si vous êtes musulman, vous êtes administrativement obligatoirement déclaré de race blanche. Même avec une peau plus sombre que l'ébène vous étiez reçu sans problème dans les restaurants réservés aux blancs...

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    Peut-être est-il temps de revenir à la musique. Ou plutôt au jazz, parce que tout ce nous venons de développer nous oblige à poser notre question initiale d'une autre manière. Qu'est-ce que le jazz ? Au juste. Parce que si l'on arrive à définir ce qu'est le jazz, peut-être sera-t-il alors plus facile de d'envisager la musique selon cette étrange vue de l'esprit qu'elle serait ce que le jazz ne pourrait pas être. Affirmer qu'une rose n'est pas un éléphant ( même rose ) nous en dit peut-être davantage que l'étiqueter en tant que fleur. A certains esprits retors la négativité d'une chose signifie davantage que ce qu'elle est. De surcroît quand on y réfléchit dire qu'une rose est une fleur c'est quelque part la nommer par ce qu'elle n'est pas puisque positivement parlant une rose n'est qu'une rose. Nous flirtons avec les gouffres métaphysiques. C'est là où Raphaël Imbert a décidé de nous conduire avec son histoire du jazz. Reconnaissons qu'il faut s'accrocher. Chronologiquement parlant si l'ouvrage de Lucien Malson court des origines à 1973 et flirte quelque peu avec le rock'n'roll, le rhythm 'n' blues et la soul c'est pour éviter de s'interroger plus avant sur la signification de la dernière grande éclosion jazzistique, celle du Free et de la New Thing. Raphaël Imbert lui essaie de répondre à la question du jazz en abordant tous ses aspects, social, religieux, musical.

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    Les ravages psychiques de l'esclavage et les méfaits de la ségrégation qui s'en suivirent sur les générations noires sont connus. Nous ne nous y attarderons pas. Le livre en démontre l'ampleur à loisir. Reste que cette présence de la maçonnerie noire ne sera pas sans incidences sur le développement du jazz. Elle agit comme une armure invisible et protectrice. Elle resserre les liens entre les individus. A un niveau purement social et par le petit bout de la lorgnette utilitariste l'on pourrait la comparer aux travailleurs de notre époque moderne qui prennent leur carte syndicale non par volonté révolutionnaire de détruire le capitalisme mais en tant que parachute de secours pour amortir les séquelles des licenciements économiques. Surtout elle apporte un plus, un supplément d'âme, les musiciens qui semblent discuter paisiblement dans les coulisses ne sont pas en train de chasser le tract, tiennent une cérémonie maçonnique qui les met en relation avec une réalité impalpable qui les exhausse du quotidien et leur permet d'accéder à une modalité supérieure du sacré.

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    L'exemple de Duke Ellington est des plus frappants. Le nègre parfait, savant et bien éduqué, qui se souvient de la savane africaine ancestrale, ne sont-ce pas des reproductions de barrissements d'éléphants qui forment la toile sonore de ce style jungle si apprécié par les blancs tout heureux de voyager outre-atlantique en restant prudemment assis dans leur fauteuil rembourré ! La discographie et la carrière du Duke sont plus éloquentes. A tel point que l'on passe sous silence toute une partie de son œuvre, cette musique sacrée qu'il composa et qu'il tint à jouer dans le monde entier dans les temples de toutes obédiences et dans les salles de concert les plus prestigieuses. Comment un musicien de jazz noir peut-il se permettre de renouer avec la musique classique religieuse européenne ! De surcroît en adressant ses ferveurs non pas au dieu très chrétien de la civilisation blanche mais à quelque chose qui au mieux serait un créateur et au pire une espèce d'entité inconnaissable que l'on peut évoquer mais ne point connaître car ne distillant par le truchement d'aucune église aucun dogme, aucun enseignement capable de régenter la hiérarchie de la société.

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    Voici un jazz qui n'est plus un swing joyeux et pimpant bon pour les délassements du samedi soir. Il faut bien que les enfants et les couches inférieures de la société s'amusent. Un jazz qui est en train de se rendre compte qu'il est avant tout une musique et même pire de la musique. Le be-bop sera au jazz ce que le cubisme fut à la peinture. Derrière toute représentation graphique se cache une structure géométrique, qui se transforme vite en pattern mathématique lorsque elle est censée épouser la forme des fluidités sonores. Le cubisme débouchera par l'entremise des couleurs sur l'abstraction, suivant le même chemin le jazz deviendra sinon une musique savante et répétitive que lui interdit l'improvisation mais une musique abstraite.

    De plus en plus abstraite au fur et à mesure de son évolution, jusqu'à une certaine déliquescence, les outrances du Free permettront d'accéder à cette phase anarchisante d'auto-destruction. Mai la nature a horreur du vide, la New Thing sera cette tentative de transmuer la dilution finale programmée en une chose nouvelle qui au contraire n'aurait rien à voir avec les reproductions échoïfiée de la réalité par la voie phonique, qui s'efforcerait d'accéder par la voie du silence à une autre surréalité qui ne serait que vide et néant.

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    Nous avançons d'un cran. L'initiation maçonnique peut être envisagée comme l'adhésion à une société mutuelle de secours, l'assurance de trouver accueil fraternel pour la nuit dans une ville inconnue dont l'accès aux hôtels vous est refusée, voire la participation inopinée à une tournée en période de dèche, mais en passant à cette idée d'une musique qui vous force à réfléchir et à ne jouer les notes qu'en tenant compte de l'intervalle qui les sépare, en modulant le silence autant que le son, vous changez de braquet. La pratique d'un instrument devient une praxis en quelque sorte philosophique, une quasi-méditation ascétique. Raphaël Imbert devient précis, il analyse le jeu des souffleurs les plus reconnus en détail, toute avancée instrumentale, celles de Coleman Hawkins par exemple, est explorée et fouillée jusque dans leur moindre recoin. Chaque musicien joue pour lui mais son parcours s'inscrit dans une continuité qui le dépasse. Le jazzman n'est plus considéré comme un musicien mais comme un instrument qui déchiffre les modalités formelles d'une partition invisible qu'il dévoile au fur et à mesure de sa progression. Champollion a su percer le mystère des hiéroglyphes mais les cryptogrammes s'étalaient devant ses yeux, imaginez qu'il ait eu à les déchiffrer sans les voir... Re-bonjour Platon, l'Idée est une forme invisible à laquelle on accède que fort difficilement, toutefois sa présence vous guide.

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    Le titre du livre est une référence évidente à John Coltrane. Raphaël Imbert sait de quoi et surtout de qui il parle, il est lui-même saxophoniste de jazz. John Coltrane a suivi la voie mythique du jazzman type. Adonné aux deux mamelles de la musique et de la drogue. Jusqu'au moment où il se sèvre de la seconde tétine empoisonnée qui obscurcit le chemin. Notons en aparté de grande signifiance que Malcolm X effectuera un même trajet, en prison il comprend que la délinquance dans laquelle il se complaisait n'était qu'une révolte stérile et qu'elle devait être abandonnée afin que puisse se déployer une réelle efficience d'ordre politique. Ornette Coleman a beaucoup contribué à faire admettre à Coltrane que les séquences improvisées d'un morceau – l'essence par excellence du jazz – ne sauraient être totalement libres mais devaient rester en adéquation formelle avec la charpente initiale. Quelque part il existe une unité. Cette singularité supérieure Coltrane, homme de vaste culture et esprit extrêmement curieux, la qualifiera du nom d'amour. Love suprême. La nouvelle L'Amour Suprême de Villiers de L'isle-Adam est sans appel. L'amour suprême se doit de traverser la mort. L'Être se nourrit du Non-Être, sans le néant l'Être ne saurait être. Nous sommes ici en plein mysticisme. En pleine poésie. En pleine mystique.

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    Attention aux déraillements. La mystique sans dieu est une passerelle qui enjambe le néant pour arriver on ne sait où. La tentation est grande de se replier vers des positions plus sereines. Nous assistons à une sorte de retour au religieux nettement marqué par exemple chez Albert Ayler. L'expérimentation tous azimuths possède ses propres garde-fous, elle tend à se protéger, elle se meut dans le cocon d'une espèce de panthéisme religieux qui s'interdit toute négativité athéique. C'est dans le sens de cette affirmation positiviste d'une présence divine que les ténors de la New Thing se protègent de l'inconnu, de cette chose qu'ils ne peuvent exprimer qu'en rompant l'ensemble des harmonies traditionnelles dans l'idée que le contour de ce que les oreilles profanes nomment cacophonie dessine ou du moins laisse entrevoir la forme de cette étrangeté qui échappe à toute préhension humaine et dont ils sont comme les prophètes annonçant et désignant la mystérieuse présence d'une manière phonique qu'ils jugent indubitable.

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    Et après la New Thing que devient le jazz ? Il emprunte les sentiers au mieux de la virtuosité clinquante du jazz-rock, au pire il s'acoquine avec les dernières modes commerciales. Des approches peu intéressantes. Il existe une autre manière de voir. Et si le jazz était devenu musique. S'il s'était européanisé, classicisé. Le roi est mort, vive le roi. Le roi se mord la queue. Si le jazz est parvenu à rejoindre l'évolution de la musique classique européenne, qu'est-ce qui le distingue de celle-ci. Raphaël Imbert n'est pas qu'un théoricien, il a participé en tant que musicien au projet Brotherhood-Bach ( quatuor classique + quartet jazz ) qui a mis en évidence les indéniables parentés existantes entre Bach et Coltrane qui s'expliquent par l'origine luthérienne des anciens negro-spirituals dans lesquels Coltrane allait chercher les thèmes de base qui servaient à ses improvisations. La différence entre jazz et classique serait donc très relative. Deux fleuves issus d'une même source qui se rejoignent dans le même estuaire. Beaucoup de bruit ( ou d'harmonies, voire surtout de disharmonies ) pour rien. Mais où donc est passé le sacré dans cette entourloupe, l'est allé se nicher sans se faire remarquer à l'origine des deux processus. Les européens l'ont toujours gardé en mémoire, les noirs d'Amérique l'ont cherché pendant longtemps.

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    Raphaël Imbert se retrouve dans la position de la poule qui apercevant l'œuf qu'elle vient de pondre se demande d'où il peut bien sortir, à moins que ce ne soit elle qui vient d'en sortir. Mais c'est un malin Raphaël, il trouve la réponse, que la cocotte sorte de l'œuf ou le contraire dans les deux cas nous n'avons à faire qu'à une seule et même action. Ce qui compte c'est l'Acte même – quelle que soit l'histoire qu'il met en scène. Le jazz n'est donc pas la musique mais la musique mise en œuvre. En ce sens-là l'origine n'est qu'une répétition, ce n'est pas un œuf qui est à l'origine de tous les autres, ce sont les œufs qui induisent l'origine en tant que forme de préexistence. Heidegger se substitue à Platon mais notre auteur ne court pas si loin. S'en tient à l'antique dichotomie Platon / Aristote dans laquelle la musique classique européenne  jouerait le rôle de Platon et le jazz celui d'Aristote.

    Je regrette de vous avoir causé un fort mal de tête, mais l'on ne résume pas trois cents pages touffues en deux feuillets et demi sans élaguer beaucoup. Me suis davantage attaché à la structuration intellectuelle du bouquin qu'à son contenu anecdotique. Ce qui est dommage. Car il expose des faits et dévoile une vision de la musique populaire américaine passée sous silence de par chez nous. Tiens par exemple, amis rockers saviez-vous que Carl Perkins était franc-maçon ?

    Damie Chad.

     

    INTRODUCING... CARL PERKINS

    ( Phono 87033 / 2015 )

     

    Quand je vois un CD de Carl Perkins, j'agis en Pavlov's Dog, je salive, j'aboie du petit lait, je prends sans regarder. C'est un tort. L'ennemi est partout. M'a fallu me rendre à l'évidence, non ce n'était pas l'immortel créateur des chaussures de daim bleu. Un homonyme. Un pianiste. De jazz. En plus. Bon, je le rapporterai et l'échangerai. Quand j'ai lu le livret mon cœur s'est serré, un peu comme quand vous vous penchez sur une bête agonisante au bord de la route. Celle-là, elle était déjà morte depuis 1958. A l'âge de vingt-neuf ans. D'overdose. En plus, pas une vie heureuse, le bras gauche déformé par la polio tout gamin. Tout jeune il était obligé de jouer certaines notes avec le coude. L'a dû en baver pour se hisser au haut niveau, l'a accompagné sur scène des pointures comme Chet Baker, Dexter Gordon, Illinois Jackett, Dizzy Gillespie et quelques autres. N'a eu que le temps de faire paraître un unique disque sous son nom, en 1955, cet Introducing Carl Perkins, agrémenté ici de quelques enregistrements radio. Autant lui faire l'aumône d'une écoute, me dis-je, d'autant plus qu'il débuta dans le combo de Tiny Bradshaw qui devait mourir quelques mois après lui, mais qui ayant avant de casser sa pipe le bon goût de composer et de créer l'immortel Train Kept A-Rollin' un classique du rock'n'roll.

     

    Introducing Carl Perkins

    + Leroy Vinegar : bass / Lawrence Marable : drums

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    Way cross town : un piano quelque peu boogie qui se livre à un joli ballet avec la batterie, la basse halète loin derrière, pour soutenir son solo les deux camarades y vont pianissimo, puis le piano s'insinue dans le solo de la batterie. Très technique, un peu froid. Arrêt brutal. You don't know what love is : la langueur qui tue, Perkins nous la joue romantique, des notes tristes, des larmes qui coulent sur la joue, la main droite pond des cascatelles au ralenti, la gauche appuie un peu plus, peu de choses quand on y pense mais cela vous a des des goûts de revenez-y. The lady is a tramp : un peu plus jazz si j'ose dire, le piano devant, les autres ont du mal à se tenir à sa hauteur, le rejoignent enfin, voudraient-ils le narguer que là il nous sort le grand batifolage, ne pique pas un sprint mais vous fait des sauts de ballerine qui l'emportent jusqu'au ciel. Marblehead : une compo de Perkins, z'avez l'impression que le côté droit du sillon lambine un peu, mais le côté gauche trottine hardiment. Une véritable démonstration tout en douceur, y a même un moment où il faut tendre l'oreille mais c'est pour mieux revenir et vous balancer un maximum de fioritures. Woody 'n' you : tiens la batterie prend les devant, rythmique un tantinet tropicale, la basse s'étire, un chat qui fait le gros dos au sortir du somme pour émerger de sa léthargie, et le piano s'amuse, saute à pieds joints pour démarrer puis y va tout doux, un poisson qui frétille au bout de la ligne qui le sort de l'eau dans un rayon de soleil. Westside : piano rag, basse et drums prennent le mors au dent, le rythme reste soutenu mais le clavier fait tant de cabrioles que ça fuse de tous les côtés, une fois que vous avez lâché la bride, vous ne vous étonnez plus que ça tressaute dans la diligence. Just friends : très jazz, c'est le moins que l'on puisse dire, le genre de truc énervant, rien à reprocher au pianiste qui ressemble à une machine électrique à tricoter les pompons de laine, au milieu la batterie fait trente secondes de claquettes, mais just friends, la soirée ne se terminera pas par une étreinte sauvage. It could happen to you : tout en douceur, la chansonnette qui vous agonise, le genre de ballade que l'on passe dans les supermarchés quand les caissières commencent à fatiguer pour leur rappeler qu'elles risquent d'être congédiées sine die. Why do I care ? : des notes pointues qui sautent sur le chien pour rentrer du cinéma en taxi. Franchement vous partez faire la vaisselle car le Perkins il joue bien mais l'on aimerait que de temps en temps survienne une catastrophe. Trois fois rien. Une bombe atomique dans le jardin du voisin par exemple, la patience des rockers a des limites, et les trois gus imperturbables continuent comme si de rien n'était. Lilacs in the rain : arpèges pour génériques de film à l'eau de rose, promenades enlacées et couchers de soleil, un brin de tristesse mais pas trop, il ne faut pas décourager l'être humain et trop lui rappeler qu'il va mourir. Ce satané Carl vous refile une impression de blues poisseux qui vous colle à la peau, comme la lèpre qui grignote le lépreux. Carl's blues : finit sur une compo à lui, un blues guilleret, l'on dirait que les trois compères sont contents de terminer la séance, que ça leur met du baume du tigre au cœur, et qu'ils pensent à la fin de la soirée dans un night-club en galante compagnie.

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    Au piano seul / 13 - 09 - 1954

    Lullaby of the rain : si vous n'y prenez pas garde vous ne voyez pas la différence avec le morceau précédent, preuve que les deux acolytes n'étaient que des accompagnateurs. Perkins se suffit à lui-même. Le gars vous sert sans arrêt la même ritournelle, vous lance quelques notes et puis il s'amuse avec elles, le jeu du chat et de la souris. Quand la petite bête innocente est croquée il se jette sur la suivante. Cruel mais fascinant. Alone together : rien qu'au titre vous savez que le piano va laisser tomber une lampée de larmes de crocodiles à vous rendre malade, une belle excuse pour téléphoner à votre patron que vous n'irez pas travailler. You don't know what love is : tout ça pour flemmarder au lit avec votre conjoint ou avec son souvenir, car lui il s'est levé pour le turbin, ne vous reste plus qu'à vous masturber délicieusement et éparpiller vos gouttelettes de rosée sur les draps froissés. I've bever been in love before : devait être sentimental quand il a enregistré ces quatre titres, les trois derniers vous resservent la même ambiance doucereuse, cotonneuse à souhait. L'amour rend bête !

    10 – 09 - 1954

    + Oscar Moore : guitar / Joe Comfort : bass / Georges Jenkins : drums

    Blues in 8 flat : changement d'ambiance, tout suite plus guillerette, le Perkins a raccourci ses notes, du coup elles sont plus rapides, faut bien laisser un peu de place à la guitare, par derrière le Jenkins ne s'en mêle pas trop, vous stratège une trottinade de bon aloi, non de Zeus c'est déjà fini. Roulette : reprennent illico en plus rapide, de temps en temps ils ont la mauvaise idée de passer le film au ralenti, mais ils se reprennent et ça cascatelle de tous les côtés, de l'émulation dans le studio, imaginez des tirs de kalachnikovs mais avec un silencieux, l'on veut bien s'entretuer toutefois il ne faut pas réveiller les voisins pour si peu. Le meilleur morceau du disque à notre humble avis. Un conseil, play loud. The nearness of you : une guitare qui sonne comme celle de Claude Ciari et le piano qui ne fait pas de bruit pour ne pas la déranger, doit y avoir un ange ( déchu ) qui passe dans le studio. Le genre de morceau qui ne vous laissera pas un souvenir inoubliable. Love for sale : La rengaine de Cole Porter , genre de limonade bien foutue qui swingue un peu, juste ce qu'il faut pour ne pas effrayer le peuple. Body and soul : vas-y tout doux, Julot, ici l'on fait dans le minutieux et le point de suture sous perfusion. Si je vous disais que mon corps se morfond et que mon âme s'impatiente... Kenya : musique d'ambiance, ça sautille gentiment, c'est mignon tout plein mais vous en ressortez ni triste, ni joyeux, même pas avec l'envie de vous suicider. Mais à quoi bon peut servir la musique si elle ne vous pousse pas aux grandes décisions ?

    Janvier 1957

    + Jim Hall : guitar / Red Mitchell : bass

    Too close for comfort : les chambres d'hôtel trop confortables sont un tantinet ennuyeuses. Perkins vous plaque des accords aussi épais que du placo-plâtre, mais la guitare et la basse s'amusent à vous les démantibuler de l'intérieur pour y installer leur termitière. Pas non plus un des grands drames de l'humanité.

     

    Tout bien pesé, les onze premiers morceaux auraient suffi. Les onze suivants sentent un peu le remplissage. Vous donnent l'impression qu'ils font le job en professionnel, mais il manque la fièvre et le frisson.

    Perkins vous distille un jazz post be-bop, ce n'est pas encore le cool mais l'on s'en rapproche. L'a un beau toucher, avance par petites séquences, toujours structurées de la même manière, mais il a les doigts inventifs. Agréable, sympathique, vous ne passeriez pas la vie avec.

    Sera-ce une surprise si je vous dis que je préfère l'immortel créateur de Honey don't, le seul, le vrai, l'unique Carl Perkins !

    Damie Chad.

  • CHRONIQUES DE POURPRE 473 : KR'TNT ! 473 : PETER GREEN / PETER GURALNICK / VELIBOR COLIC / LUCIEN MALSON / HARRY JAMES PLUMLEE

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

    LIVRAISON 473

    A ROCKLIT PRODUCTION

    FB : KR'TNT KR'TNT

    29 / 08 / 20

    PETER GREEN / PETER GURALNICK

    VELIBOR COLIC / LUCIEN MALSON

    HARRY JAMES PLUMLEE

     

    Vert de Green

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    Les commentaires sur Peter Green sont souvent laconiques. Pas de glamour chez ce punk passé au blues. Ça s’est corsé quand il a décroché, alors que son groupe Fleetwood Mac commençait à devenir énorme et à bien marcher aux États-Unis. Peter Green avait tout simplement renoncé au star system. Il s’était débarrassé de ses guitares et de ses droits d’auteur pour entrer dans une communauté religieuse et y trouver la paix. Bizarrement, il est arrivé la même chose à son collègue Jeremy Spencer un peu plus tard. Les deux autres membres de Fleetwood Mac, Mick Fleetwood et John McVie, avaient plus de suite dans les idées. Ils réussirent à faire fortune aux États-Unis en concevant une mouture de Fleetwood Mac spécialement adaptée au rock FM.

    Ce repli stratégique n’a pas empêché Peter Green d’enregistrer un paquet d’albums solo. Comme il était particulièrement doué, ça pouvait se comprendre. Les fans en redemandaient. Dans une démocratie, il faut toujours laisser l’artiste s’exprimer.

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    On se souvient très bien de la pochette du premier Fleetwood Mac, dans la vitrine d’un disquaire de province. Elle déplaisait. Le chien, la poubelle, les détritus, c’était absurde. Rien à voir avec celle de Mr Wonderful. Le premier Fleetwood était tout de même un bon disque de boogie blues, pour l’époque. Peter portait de grosses rouflaquettes et plantait le décor en deux couplets. On retrouvait les pompages d’Elmore James, une reprise ratée de Wolf (« No Place To Go ») et du grand Green avec « My Baby’s Good To Me », un boogie blues de rêve avec une intro sauvage, rêche et rauque, boogie dans lequel Peter Pan jouait un solo liquide fabuleux. Puis il donnait un avant-goût de ce qui allait devenir sa spécialité, le velouté, avec « I Loved Another Woman ». Et pour les amateurs de blues-rock solide, il y avait ce « Cold Black Night » d’antho à Toto, une compo du petit Jeremy, dix mille fois plus heavy que le heavy rock de Black Sabbath. Tout y était, même le suitcase in the hand.

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    Le véritable événement, ce fut la sortie de Mr Wonderful, avec Mick Fleetwood à poil sur la pochette et un son révolutionnaire. Mike Vernon les avait enregistrés live dans le studio et on peut dire que ça sonnait bien les cloches. Des critiques anglais ont descendu ce disque en reprochant au groupe d’avoir joué quatre fois le « Dust My Blues » d’Elmore James, ce qui n’est pas tout à fait faux, mais le son est tellement bon, la niaque de Peter Green tellement énorme, que ça passe comme une lettre à la poste. S’il faut retenir un album de British Blues, c’est bien celui-là (avec le Truth du Jeff Beck Group, of course). Les autres sont très loin derrière. À des centaines de kilomètres. Peter Pan embarque « Stop Messin’ Round » avec un son jusque-là inconnu, à la fois agressif et puissant, criard et saturé. Une sorte d’absolu du son avec des vocaux teigneux. Contre-breaks juteux et pulsatif carabiné. Bienvenue dans la pétaudière ! Peter Pan s’appuyait sur une rythmique solide. N’oublions pas qu’à cette époque, John McVie portait un perfecto. Avec « Rollin’ Man », ils tapent dans le jumpy-jumpah, et Peter réembarque tout le monde à l’instro, c’est un véritable festival de punk-blues incendiaire. Il joue comme un dieu. Il tourbillonne de façon hallucinante, il tire ses cordes, il sème la panique, il ne dépasse pas les bornes mais les défonce, puis file comme une comète. Clapton a dû prendre des notes en écoutant ça. Ils passent ensuite Elmore James à la casserole du punk-blues. Cette version de « Dust My Broom » est certainement la meilleure qui existe sur le marché, chantée au guttural, presque haineuse, rocaillée à souhait et bringuebalée par la rythmique, percée de toutes parts par des incursions vénéneuses. Cette sale petite canaille de Jeremy Spencer bave de l’écume. Il recrache sa fascination pour le vieil Elmore. Blues torride avec « Love That Burns », où Peter intervient sur le tard, sous-pesé et précis à la fois, insidieux et inventif, maître et esclave du blues, pensant et pensé, ambitieux et tendre, doux et dur, prenant qui se croyait pris. En B, on retrouve du Elmore dans « Need Your Love Tonight ». Puis on tombe sur une perle rare, « If You Be My Baby », un blues lent et bien soutenu. On sent la présence de Peter derrière et son départ en solo se fait par giclées - yeah yeah - pas besoin de faire un dessin. Il provoque un vrai frisson organique. Il insuffle à son jeu une sorte de puissance hallucinée. Encore une jolie petite pétaudière avec « Lazy Poker Blues ». Tempo infernal. Peter Pan reprend son procédé d’emballement à la note tirée. C’est vertigineusement bon. Son solo ruisselle de panache.

    Avec ce disque, on atteint ce qu’il faut bien appeler un sommet, en matière de blues électrique. Ce sera l’apothéose du mighty Mac. La prestation de Peter Pan sur le Hard Road de John Mayall est aussi très pertinente, mais le son de Hard Road n’est pas aussi bon que celui de Mr Wonderful.

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    Peter Pan va enregistrer un dernier album avec Fleetwood Mac. Then Play On sort un an plus tard et on sent une baisse de régime. C’est une façon de dire que l’album est complètement foireux. Pour les accros de Mr Wonderful, ce sera une atroce déception. Il n’y a que trois bons morceaux sur ce disque. Avec « Coming Your Way » monté sur un jungle beat, on retrouve la douceur du jeu de Peter Pan, cette finesse unique au monde. C’est un byzantin, comme Arthur Lee. Sa mise en place des accords est parfaite, le son et les notes sont au bon endroit. Ici, tout sonne juste. On se retrouve bien en face d’un vrai pro. Il sait jouer. Avec « Underway », il fait l’albatros, histoire d’aérer un peu le studio. Il joue sa mélodie avec tellement de feeling qu’on sent bien qu’il l’entend. Il se contente de reproduire le fil d’une idée lumineuse. Peter Green joue en cinémascope. Il libère l’espace plus qu’il ne le déchire. Ses notes ressemblent à ces bulles de savon qu’on voit éclater dans le ciel d’été. Il dose savamment ses ralentis, il peuple l’univers de jolis spermatozoïdes irisés qui incarnent l’innocence. On se consolera avec « Rattle Snake Shake », le heavy blues inattendu. C’est un cut qui fume en sortant du four, une vraie pièce de consistance comme les aime Tante Hortense et Peter fait claquer ses notes. Comme l’indique le titre du cut, c’est rampant. Il renoue avec le rauque. C’est de la grosse bave du Delta. Ce raw-blues est la pépite de ce pauvre album, certainement le dernier sursaut du punk Peter Green. Avec Jeff Beck, Peter Pan fut le guitariste anglais le plus inventif et le plus tough. Do the shake !

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    Par simple curiosité, on est allé voir à quoi ressemblait Fleetwood Mac SANS Peter Pan. On confia au petit Danny Kirwan la rude mission de remplacer Peter et on vit ce que ça pouvait donner avec l’album Kiln House. Le groupe évoluait vers un son beaucoup plus américain. Un cut comme « Station Man » pourrait très bien figurer sur un album de Leon Russell. Ou encore pire : sur Exile On Main Street. On sentait bien que le petit Kirwan en voulait, mais il n’avait tout simplement pas le talent de son prédécesseur. Jeremy Spencer par contre s’y croyait, il chantait pas mal du gras de la glotte et tapait dans le rock’n’roll ou la country. Son hommage à Buddy Holly (« Buddy’s Song ») est solide. On sent vraiment le fan, mais qu’est-ce ça vient faire ici ? On fit une ultime tentative avec Penguin. C’est John McVie qui était un admirateur des pingouins, et du coup, il redevint éminemment sympathique. Avec cet album, le groupe procède à de nouveaux remaniements. Danny Kirwan est viré et à sa place, on trouve Bob Weston qui vient de Savoy Brown, et Dave Walker, un ex-Idle Race. Plus Bob Welch. On peut dire qu’ils ont mis le paquet. Ils font désormais de la bonne pop. « Bright Fire » est même une pop groovy haut de gamme. Plus aucune trace de blues. Ils tapent dans « Roadrunner » et se couvrent de ridicule en voulant sonner comme Junior Walker & The All Stars. Ils sont encore plus ridicules en attaquant « The Derelict » au banjo. C’est un vrai disque pingouin. Une belle source de canulars. Et ce n’est pas fini. Avec « Revelation », ils se prennent pour Santana. C’est pourtant un morceau de Bob Welch qui n’est pas un amateur. Avec « Did You Ever Love Me », ils battent tous les records de nullité en faisant de la soul de Monoprix. Cette pauvre Christine se prend pour Etta James. On aura tout vu. Et dire que ces gens-là vont devenir millionnaires ! Pauvre Fleetwood Mac. On les voit sur la photo de l’album, assis sur une grosse branche, au bord du fleuve, John McVie et sa femme, Mick, deux chiens et les nouvelles recrues. Leur « Caught In The Rain » est bien foutu dans les harmonies vocales, c’est indéniable, ça frise le Crosby Stills & Nash, et c’est même confondant de beauté. Alors, restons sur une note positive pour leur dire adieu et bon vent.

    Peter Pan entame sa longue carrière solo en 1970. Il s’efforcera de ne pas renier ses premières amours, qui sont le blues, le blues et le blues.

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    Premier album solo en 1970 avec The End Of The Game. On sauve un seul morceau sur cet album, « Bottoms Up », pièce étrange et fascinante. Peter Pan semble jouer dans son coin alors que de l’autre côté, la rythmique monte un autre plan. C’est admirable de déconnexion réussie. Bel exemple de double vue faciale de bonne instance. On voit rarement des exercices de cette nature. Dans l’idée, c’est superbe. Quelle belle pièce insolite ! On peut très bien la juger digne de grands rêvasseurs des années trente de type Léon-Paul Fargue. La pièce se révèle en outre interminablement bonne. Par contre, après, ça se dégrade terriblement. Avis aux amateurs. On se croirait parfois chez John McLaughin ou sur l’un de ces mauvais albums de jazz expérimental qui ne servent à rien. Et dire qu’on considère ce disque comme un disque culte ! Franchement, il n’y a pas de quoi casser trois pattes à un canard. Mais en vieux fan, on se doit d’écouter ce disque. Avec le morceau titre, il finit par sortir son son, comme d’autres sortent leur bite. La vie continue.

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    Dix ans plus tard paraît In The Skies. On retrouve le petit groove mambo que Peter Pan affectionne tout particulièrement. Mais c’est Sonny White qui joue lead. Peter gratte ses accords. Heureusement, il revient au lead pour « A Fool No More », un blues lourd de sens. On sent nettement la différence de toucher. Rien à voir. Il laisse planer le doute sur ses intentions. Peter Pan est un visionnaire de la tendance latérale, un perclus d’illusions, un voyeur d’horizons intérieurs, un paumé de la flottaison, un heureux élu de la dérive, un amateur de coulures éloignées, un poinçonneur des lilas mauves, un extradé du bulbe et surtout un intrinsèque du blues. Il joue le blues dans l’essence de la lenteur et construit l’édifice d’un son spatial, note à note, oui, il édifie l’esprit sacré, il ne cherche pas la démesure, il cherche au contraire la distance. Il cultive la perception d’un lointain incertain dans lequel il peut enfin respirer. C’est le Peter Pan dont on s’abreuve, celui des notes infinies, celui du temps qui s’écoule dans une extrême lenteur. Sur la B, il propose de drôles de trucs. Il embarque « Funky Chunk » au thème et joue un petit groove sympathique intitulé « Just For You ». On l’écoute, parce que c’est lui qui joue. Un autre guitariste n’aurait aucune chance. Et comme Peter Pan est un héros, il a carte blanche. D’ailleurs, on sera bien récompensé avec « Proud Pinto », un petit mambo mexicain à travers lequel il se restitue. Il redevient le maître des limbes de la partance, il travaille ce son de notes suspendues et incroyablement pures. Il a ce toucher que lui envient tous les autres guitaristes de blues. C’est une sorte de souplesse de tripote que n’a même pas BB King. Peter Pan s’installe au niveau supérieur de l’expression corporelle du blues. Il va même chercher la lévitation transcendée. Ce cut est du pur jus greenien, le vrai blues vert de Green.

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    Little Dreamer arrive dans les étals un an plus tard. L’album est un peu passe partout. « Loser Two Times » est une petite pièce auto-biographique : « I lost my money/ I lost my baby/ And now I almost lost my mind. » Oui, Peter a tout perdu, y compris la tête. Comme entrée en matière, ce n’est pas terrible. Il rate sa reprise de « Born Under A Bad Sign », et les morceaux suivants permettent de constater qu’il n’a plus de jus. Il balance tout de même un joli boogie blues en B, « Walkin’ The Road », qu’il sertit d’un solo light. Avec « Cryin’ Won’t Bring You Back », il renoue avec ces grooves exotiques qu’il affectionne tout particulièrement, et il revient à ses moutons avec « Little Dreamer », un mélopif qu’il envoie planer au dessus d’un océan qu’embrase le crépuscule des Caraïbes.

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    Quand on retourne la pochette Watcha Gonna Do sorti aussi en 1981, on tombe sur une photo de Peter Pan. Oh ! Il ne va pas bien du tout. Il a terriblement grossi de la figure, il porte les cheveux courts, une barbe et un gros foulard noué autour du cou. Il ressemble à un ranchero échappé d’un asile de fous. Sur cet album, le pauvre Peter Pan n’a pas grand chose à nous apprendre. Il se contente de groover. Il reste en laid-back. Pas de gestes inutiles. On retrouve des choses déjà entendues, il fait son petit coup de guitare vite fait, et hop, c’est terminé. « Last Train To San Antone » se distingue par ses qualités de balladif bluessy extrêmement racé. Avec « To Break My Heart », il semble s’amuser un peu. On le voit danser doucement au bord de la plage, dans la tiédeur du crépuscule. Il revient au blues avec « Lost My Love ». Sa voix éteinte se prête merveilleusement bien à l’exercice. On l’attend au virage du solo. Il s’y prend adroitement et joue furtivement, avec ce sens inné du minimalisme qui l’honore.

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    On trouve de jolies choses sur White Sky. Retour au gros son avec « Shining Star », un cut passionnant, une sorte de heavy prog solide comme on savait le faire dans les seventies. Il y place un solo classique à la Green, direct et d’une sobriété flagrante. Morceau bizarre que ce « White Sky (Love That Evil Woman) » qui semble préfigurer Suicide. Même ambiance, c’est étonnant et bon, sérieux et soutenu. Il frise le génie urbain d’Alan Vega. Son « Born On The Wild Side » n’a rien à voir avec Lou Reed. Peter Pan drive son petit boogie blues à sa manière, le pique d’un solo bref et sobre, à petites touches. Pas de dérive. Comme sur quasiment tous ses albums, il conclut avec un instro lévitatif. Avec « Just Another Guy », il suit un fil mélodique connu de lui seul.

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    Dans un texte étrange (paru dans I Was Elvis Presley’s bastard Love-child & Other Stories Of Rock’n’Roll Excess), Andrew Darlington raconte sa visite à Peter Green qui le reçoit en pyjama bleu et en robe de chambre. Il a reconstitué sa collection de guitares. Sa préférée est une Berlioz Flying V noire. Il ne supporte pas qu’on lui parle des années de folie, quand il portait une robe blanche et qu’il se laissait pousser les ongles pour s’interdire de continuer à jouer de la guitare. Il avoue détester les héros et affirme à son interlocuteur médusé qu’il n’en est pas un et surtout qu’il ne veut pas en être un. Il réaffirme ses racines working-class et sa haine profonde de l’école. Se lever le matin, apprendre des conneries ? Berk ! Il rappelle que c’est slowhand Clapton qui lui a mis le pied à l’étrier. Puis quand toutes les conditions étaient réunies pour atteindre la gloire, il développa un sérieux appétit pour l’auto-destruction, doublé d’une sérieuse aversion pour le star system. Et comme par hasard, il rencontra Stanley Owsley à New York et goûta aux acides, comme Syd Barrett, Skip Spence et Roky Erickson. Après avoir quitté le mighty Mac, il est devenu gardien de cimetière et s’est illustré en tirant un coup de fusil sur un huissier venu lui remettre un chèque de 30 000 livres. Du coup, on l’a interné et, comme le copain Roky de l’autre côté de l’Atlantique, on l’a soigné aux électrochocs. Alors, avec le recul, il critique le LSD qui rend très docile. D’ailleurs, il rappelle que sous LSD, il est devenu anti-matérialiste, qu’il jouait gratuitement, qu’il avait légué 80 000 livres à War On Want, et qu’il cherchait à vivre sans argent, en utilisant des coquillages.

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    Énorme album que ce Kolors paru en 1983. Il suffit d’un cut pour faire la légende d’un album et dans le cas de Kolors, il s’agit de « Funk Jam » qui se niche en fin de B. On a le gros son et un délicieux groove de basse. Mais attention, d’autres cuts réveillent les bas instincts, comme ce « Bad Bad Feeling » qui renoue avec le boogie-blues bien buté de Fleetwood Mac. Pour Peter Pan, c’est l’idéal d’autant qu’on l’épaule solidement. Il prend un fantastique solo et le gorge d’énergie pénultième. Puis il revient à ce groove mambique dont il s’est fait une spécialité avec « Big Boy Now » et raconte son éducation. On retrouve le grand Peter Pan. Avec « Bandit », il s’amuse avec le folklore des falaises du Grand Canyon, des cactus et de l’aigle dans le ciel. Mais c’est la B qui emporte la victoire, avec des cuts imparables comme « Same Old Blues », véritable festival de claqué de notes aristocratiques. On reconnaît son style immédiatement. De toute évidence, ce mec est hanté par l’esprit du blues. Il craque son solo comme on craque une allumette. Bien vu. Autre merveille : « Liquor And You », doté d’un solo classique au son unique et des notes qui tirent vers l’infini. On a là le pur jus greenien. La précision dans la pureté, c’est ainsi qu’on pourrait définir son style. Avec « Gotta Do It With Me », il propose un joli groove surligné aux phrasés magiques. Encore une fois, on a là un cut de bonne tenue - c’mon babe - Peter Pan suit chacun de ses cuts attentivement et tisse son fil d’Ariane qu’il enlumine à l’infini. C’est ainsi qu’on le voit filer vers des horizons incendiés.

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    Curieusement, Peter Pan enregistre A Case For The Blues en 1985 avec Vincent Crane. Il attaque le disque avec le vieux loup blanc de Mr Wonderful, « Dust My Blues », mais sans la niaque d’antan. Avec « Once More Night Without You », il décore son blues traîne-savates de notes lumineuses. Puis Vincent Crane fait son joli numéro de cirque avec un « Crane’s Train Boogie » et ils enchaînent avec le meilleur boogie d’Angleterre, « Boogie All The Way », musculeux et sourd, bien serré dans sa coque - We’re gonna boogie ! - On peut leur faire confiance. Mais les autres morceaux n’éveillent pas l’intérêt. Vincent Crane joue ses petits grooves passe-partout et Peter Pan y pose trois ou quatre notes à la volée. Il faut attendre « Who’s That Knocking » pour retrouver un vrai cut hypnotico, le hit de l’album, pour sûr. On voit encore le génie de Peter Pan briller faiblement dans le brouillard. Vincent Crane y joue une sacrée partie de piano, renouant ainsi avec la belle tradition d’Atomic Rooster et un goût prononcé pour l’hypno.

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    Peter Pan disparaît pendant douze ans. Puis il revient avec un groupe baptisé Splinter Group et un album du même nom. C’est un peu le début d’une nouvelle carrière. Un graphiste lui dessine un beau symbole cabalistique pour la pochette. Cet album a des faux airs de retour de convalescence, car Peter Pan revient à ses vieux classiques, comme ce vieux coucou de Freddy King, « The Stumble » qu’il jouait jadis sur le meilleur album des Bluebreakers, A Hard Road, oui Caen 1968 et une vie pleine d’espoirs révolutionnaires. Peter le rejoue à la perfe, c’est un cut béni des dieux, un instro juteux et vivace. Quel shoot de nostalgia carbonara ! Il joue aussi une fantastique reprise de « Going Down », le vieux classique de Don Nix, et il rivalise d’ardeur avec Jeff Beck qui en fit jadis la version définitive. Peter Pan fait rugir sa guitare, mas il n’a pas les coups de Beck. Il descend néanmoins dans les tréfonds du solo. Par contre, il rate sa reprise du vieux « Help Me » de Sonny Boy Williamson rendu célèbre par Alvin Lee sur le premier album des Ten Years After. Il redevient prévisible avec le « Look On Yonder Wall » d’Elmore James, mais c’est du bon son accueilli à bras ouverts. « Entre donc ! », comme on dit à un copain prévisible. Il tape aussi dans le « Watch Your Step » de Bobby Parker mais sans s’énerver. Il transforme cette bombe en petit groove copain copain. On n’échappe pas aux reprises de Robert Johnson. Il sort un « From 4 Till Late » très beau, incroyablement mélodique et il revient à Otis avec « It Takes Time ». C’est le Rush qu’il préfère. Peter Pan revient toujours à ce blues passe-partout. Mais ce n’est pas à nous de lui dire ce qu’il doit faire. Peter Pan est un grand garçon. Il a fait le tour du blues depuis des lustres, inutile de vouloir lui donner des conseils, ce serait perdre son temps.

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    Paraît dans la foulée le double album Soho Sessions, toujours avec le Splinter Group. Il retape dans tous ses vieux succès, comme « It Takes Time », « Black Magic Woman », « The Supernatural » et le vieux heavy blues de serpent à sonnettes, « Rattlesnake Shake ». On n’échappe pas à « Albatross » qui sonne toujours comme un coup de génie. On trouve aussi sur le premier disque une version envoûtante de « Hey Mama Keep Your Big Mouth Shut » et un « Shake Your Hips » de Slim Harpo bien torché. Sur le disk 2, il gratte le « Traveling Riverside Blues » à l’ongle sec et fait claquer de sacrées notes. On retrouve la touche unique de Peter Pan dans l’intro de « Steady Rollin’ Man ». On le sent fasciné par le toucher du blues. Il joue comme une libellule. Peter Pan est sans doute le guitariste le plus fin d’Angleterre, le magicien du jardin d’Alice. Version terrible de « Terraplane Blues », montée sur un gros beat de bass/drum qui embarque notre Peter au paradis. Ce disque est franchement passionnant, tous les morceaux ont du relief. Il faut entendre ce « Last Fair Deal Gone Down » bien musclé. Le public tape des mains. C’est du gospel à l’Anglaise et ça continue avec « If I Had Possession Over Judgement Day ». Peter tape Robert au gospel batch. Tout le monde y va de bon cœur. Incroyable mais vrai ! Ça vaut tous le gospel batch de Ferryday et de Shreveport. On reste dans la meilleure des spiritualités avec « Green Manalishi ». Peter y parle des street angels. Il les a vus. Il revient à ses vieux rêves de rock blues évanescent, alors ça décolle. Il retrouve sa voix et passe un solo complètement liquidifié. On trouve des choses extraordinaires sur ce disk 2. Et pouf, il enchaîne avec « Goin’ Down » et roule ses notes. Il chante à la douceur du groove, pas du tout comme Pete Trench qui le chantait au guttural, dans le Jeff Beck Group. Peter ne s’intéresse qu’au feeling. On retrouve là cet immense cavaleur de manche doux qu’est Peter Green. Il passe un solo de classe impérieuse, on sent le doigté pur, l’onctueux du British Blues. On croyait l’affaire classée, eh bien pas du tout ! Peter Green joue comme au bon vieux temps et avec de belles montées d’adrénaline. Il explose son « Goin’ Down », il devient même féroce et acariâtre, il descend ses notes comme des otages. Version fantastique ! S’ensuit la version de « Help Me » qui sonne comme un retour à Londres en 1968, avec ses coups d’harmo et son nappé d’orgue. Peter prend ça à la voix blanche - You got to help me Lord - Il joue le jeu, mais ne lève pas de tempête, il reste dans le softy softah, Peter préfère vivre ça de l’intérieur. Pas de grain de folie, Peter la joue pépère. Un bon conseil : ne perdez jamais de vue Peter Green. C’est un seigneur du blues.

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    Deux beaux cuts guettent l’amateur de beaux cuts sur Destiny Road. « Turn Your Love Away » approche de la vérité du son, par sa profondeur. Peter Pan le chante sous un certain boisseau cosmique. Il mène son cut par le bout du nez. Avec « Hiding In Shadows », il cherche à retrouver la voie d’Albatross. Pas de problème, il sait se montrer inspiré. Il sait s’évader et grimper dans la stratosphère. Il joue tout au feeling. C’est un maître rêveur, comme J. Mascis. On trouve d’autres cuts attirants sur cet album, comme par exemple « Big Change Is Gonna Come » qui ouvre le bal, mais ce boogie flirte un peu trop avec le rock FM. C’est trop produit et ça rappelle les disques putassiers de Clapton, cousus de fil blanc. Peter revient cependant au blues avec « You’ll Be Sorry Some Day», qui sonne comme « Someday After A While » - I must be a fool/ To take it from you - Rien de pire que de souffrir à cause d’une femme - You don’t love me no more/ And I guess it’s a shame - Peter Pan exprime bien la douleur. Il se réveille un peu plus loin avec l’excellent « Madison Blues » allumé aux Yeah Yeah et saxé à outrance.

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    On trouve une fabuleuse version de « Matted Milk » sur l’album Hot Foot Powder - Matted Milk keeps rushin’ to my head - Peter le gratte à la corde vibrante. Buddy Guy vient rôder sur « Cross Road Blues » et Peter chante « Come On In My Kitchen » de l’intérieur du menton, comme un homme qui aime le blues à la folie. On a un très beau son sur ce disque. Dès l’ouverture avec « I’m A Steady Rollin’ Man », on tombe sous le charme. En effet, Peter ramène sa fraise fêlée sur ce boogie d’ambiance sourde. Il chante aussi « From Four Until Late » en laid-back de rocking chair et au feeling de backing-room de rhum. Voilà ce qu’il faut bien appeler du swing de bonne humeur. Dr John rôde dans les parages et c’est tant mieux. Autre invité de marque : Hubert Sumlin sur « Dead Shrimp Blues ». On tombe dans le ragtime de Kansas City avec « (They’re) Red Hot ». Peter adore le son de la vieille école. Dr John joue dans les coins du cut et amène la petite touche saloon. On tombe plus loin sur un fantastique heavy blues, « Hell Hound On My Trail » - Blues falling down my key - On sent le poids de la stand-up. Plus loin, Peter s’adonne à son jeu favori, le laid-back, sur « Drunken Hearted Man » - I’m a poor drunken hearted man - la chanson du clochard céleste abandonné de Dieu.

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    Time Traders paraît en 2001 et Peter l’attaque avec un joli coup d’« Until The Well Runs Dry ». Notre héros est toujours vert et il passe un fabuleux brouet de jazz blues. C’est tout simplement stupéfiant de profondeur et de cohésion. Le vieux Peter vise le groove maximum et ça sonne. D’autant que c’est très orchestré et soutenu aux chœurs de filles. Il enchaîne avec un « Real World » brûlant d’aise. Il enfile les morceaux qui sont tous de bonne facture, il chante au timbre fêlé, mais on finit par s’ennuyer car ça sonne parfois comme du Clapton. Il revient au blues du désert avec « Shadow On My Door ». Bien sûr, Peter se fout du désert, il recherche l’effet panoramique en chantant sur ses phrasés de guitare. Il a vraiment quelque chose de spécial. Mais petit à petit on perd de vue la sensiblerie qui le caractérisait. Il bascule dans le boogie rock FM. La magie disparaît complètement. Il revient au heavy blues avec « Feeling Good », mais on ne voit point paraître l’albatros à l’horizon. « Time Keeps Slipping Away » sauve un peu l’album, grâce à son tempo de rocking blues bien énervé et le hit du disque se trouve vers la fin : « Underway ». Peter Green retrouve un ton mélodique digne d’Albatross.

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    Me And The Devil se présente comme un petit coffret trois disques dédié à Robert Johnson. Le disk 1 qui donne son titre au coffret se distingue par deux cuts : « Milkcow’s Calf Blues » et « Come On In My Kitchen ». Milkcow est une pur blues de stomp, Peter y pousse des ouh-ouh de bonne augure. Il chante Kitchen de l’intérieur du menton, c’est très fin. On a là du pur Peter Green. Il est capable de finasser jusqu’à la fin des temps. Les autres cuts de l’album restent dans la veine délicate, dans le tasty qui le caractérise si bien, comme par exemple l’admirable « Little Queen Of Spades », softy blues de classe supérieure.

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    Le disk 2 s’intitule The Robert Johnson Songbook. Il prend « 32-20 Blues » au boogie de Kansas City. Version étonnante car pleine de son. La section rythmique est une vraie merveille. Peter prend « Phonograph Blues » à la voix blanche. Il chante ça avec toute l’intériorité dont il est capable. Et c’est relayé au groove de basse magique. Quelle incroyable transformation ! On a l’impression d’entendre jouer un groupe fantôme qui rôde dans le move. On trouve à la suite une fantastique version de « Last Fair Deal Gone Down », embarquée au train d’enfer du gospel batch. Dans « Walkin’ Blues », Peter appelle the Lord à l’aide. Par contre, avec « Me And The Devil Blues », il rend hommage au diable. Il chante ça à la glotte tremblante et fait des woooh de rêve. Il adore son vieux devil. Il lui voue son âme. Et bien sûr, les classiques originaux de Robert Johnson figurent sur le disk 3.

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    On trouve deux merveilles sur Blues Don’t Change paru en 2001. À commencer par « Honey Bee » que Peter chante au yodell du delta - Sail on little honey bee/ Sail on - Il chante à l’intimisme et renoue avec sa légende. L’autre merveille, c’est le « Crawling King Snake » de fermeture. Peter joue Hooky sous le boisseau, en traître, à l’insidieuse. Quelle fabuleuse version fourbasse grattée à l’ongle sec ! Plus rien à voir avec le belle version des Doors. On trouve d’autres belles choses sur cet album comme par exemple « When It All Comes Down » - My favourite song, murmure-t-il. Il chante ça d’une voix à l’abandon et il part au petit solo pur de notes claires, mais il le joue en pointillé. Il traite « Little Red Rooster » au heavy blues du British Blues et retrouve sa bonne vieille voix de traîne pour « Help Me Through The Day ». C’est un passionné, on le sent bien, sa voix ne trompe pas. Il fait aussi une belle version du « Honest I Do » de Jimmy Reed, montée sur un groove respectueux des origines. Et dans le morceau titre, il place l’un de ces solos lumineux dont il a le secret.

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    Dernier album en date du Splinter Group : Reaching The Cold. Attention c’est encore un gros disque, notamment pour ce « Don’t Walk Away » digne de la grande époque de Peter Green. C’est à fois puissant et sensible - I miss your smile in the morning - magnifique balladif - Your sounds will surround me/ Your whiter shade of pale - Et il prend un fantastique solo crépusculaire. Les vieux artistes légendaires finissent par sortir des disques bourrés de cuts complètement fascinants comme ce « Spiritual Thief  », chanté au laid-back de traîne-savate, apothéose du National sound - There’s a spiritual thief in this house / Somewhere - Autre merveille : « Can You Tell Me Why », boogie supérieur et même énorme, avec de fabuleux retours de National. Quel son ! Encore du heavy blues avec « Must Be A Fool ». Lorsque Peter part en solo, il semble partir dans le cosmos. Et dans les bonus, on retrouve une version magistrale de « Black Magic Woman », pleine de son, gonflée à bloc.

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    En 1995 arriva chez les marchands une curieuse compile, Peter Green Songbook. Des gens divers et variés interprétaient des compos de Peter Pan. Ça démarre plutôt mal, car « Oh Well » est massacré par des gens qui n’ont même pas eu la présence d’esprit de réfléchir à ce qui faisait la spécificité d’un guitariste comme Peter Green. On a même des versions atroces qui sont d’une rare vulgarité. Il faut attendre l’arrivée de Mick Abrahams et sa version de « The Same Way » pour que les choses reprennent du sens. Mick Abrahams est le grand guitariste oublié du British Blues. Il fut pendant peu de temps le guitariste de Jethro Tull avant de devenir l’âme de Blodwyn Pig. Il fait une version éclatante du classique de Peter Pan. Il va être le seul sur cette compile à savoir se montrer digne de l’enjeu. Sur « Albatross », Paul Jones et ses amis font une approche honorable. Il faut dire aussi que l’original est si parfait que ça devient compliqué d’en faire une resucée. L’honneur de la petite réussite revient à Zoot Money qui fait une version groovy de « Watcha Gonna Do » étonnante de qualité. Avec Zoot, Peter Pan est entre de bonnes mains. On sent que Zoot chante avec vénération.

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    Si on admire Peter Green, le mieux est d’investir dans le petit coffret quatre disques paru chez Salvo en 2008 : The Anthology. C’est du super concentré de tomate. Tout y est, l’époque Bluesbreakers avec « The Stumble » et « The Supernatural » où on assiste au grand départ de Peter dans l’instro voyageur. C’est l’absolu du décollage, un véritable départ pour le diable vauvert. Voilà l’une des pièces instrumentales les plus parfaites de l’histoire de la musicologie, et on la doit à un génie sensible nommé Peter Green. Quel superbe inventeur ! Il joue sur canapé dans le salon des dieux. C’est quelque chose de très spécial qui va bien au-delà des conjonctures abdominales. Peter Green évoluait alors dans un monde différent du nôtre, il échappait même à l’hagiographie et ces porcs du music-business ne s’en sont même pas aperçu. On trouve aussi « Greeny » joué à l’entourloupe, par en dessous. Peter fut certainement le guitariste le plus liquide de son temps. D’autres épouvantables merveilles comme « No Place To Go » (sacrément vachard) et « You Don’t Love Me » (swingué jusqu’à l’os) nous renvoient au temps béni du British Blues. Et puis on traverse l’époque Fleetwood Mac avec de fabuleux boogie-blues comme « Long Gray Mare » et « Stop Messin’ Around ». On retrouve la chaude atmosphère swinguée de Mr Wonderful, l’un des grands albums du siècle passé, doté d’un son ultime. C’est du pur jus de Peter, du vrai Peter d’enfer. On réécoute aussi avec émotion ce fantastique « Lazy Poker Blues » et son solo dément. Sur le disk 2, Peter se calme. Il s’adonne à la découverte des grands espaces et nous embarque dans « Albatross ». C’est là qu’il réside, dans le néant. Il accompagne Otis Spann sur « Ain’t Nobody Business ». Otis s’arrache la glotte et Peter reste placide et tactile. Il devient en quelque sorte le lézard d’Angleterre. Il part doucement en solo. Voilà son truc : partir. Il n’y a que ça qui l’intéresse. Sur « Someday Baby », Otis chante comme un diable. Pour « Watch Out », ils sont chez Chess. Peter n’a aucun problème, car il a des antécédents dans le blues. Il claque son solo à la note haute et pince ses cordes comme un amateur de fesses. On a là une fantastique atmosphère : les Anglais débarquent à Chicago. Ils s’appliquent, c’est vrai, sauf Peter qui joue comme il joue, avec tout le panache des slums du slam. Toujours avec Fleetwood Mac : « Need Your Love So Bad », cette belle dégelée de heavy blues coulée dans le moule du non-retour. On trouve ensuite quelques morceaux de l’album enregistré avec Peter Bardens, comme ce « Don’t Goof With The Spook » joué aux percus, dans l’effarance d’un dos rond sur lequel Peter fait rouler quelques notes aériennes. Il boucle ce disk 2 avec « Oh Well Part 1 & Part 2 ». Belle éclosion de lignes de violence contiguë, notes spongieuses et énorme dynamique. Peter Green ne fait jamais rien au hasard.

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    Pas mal de bonnes choses sur le disk 3, comme ce « Before The Beginning » intronisé à l’Oh Well. Peter tire sur ses vieilles cordes. « Underway » relève du planning familial. On y gratte des notes dans le cosmos orangé des pochettes d’époque. Peter Green sait encore créer des atmosphères extraordinaires, comme celles de Croz, d’ailleurs. Ils se retrouvent dans le delta du Mekong, avec le même état d’esprit, le même goût pour la liberté. Puis il revient au heavy blues avec le fameux « Rattlesnake Shake » - Do the shake - ça claque des mains à mi-chemin. Ce coffret est une belle occasion de revisiter toutes les facettes du génie de Peter Green. On retombe aussi sur « White Sky », une fantastique embarquée du beat cinglé des grandes écartelades - Love that evil woman - Il joue ça à l’arpège lumineux down by the river - c’est terrifiant de tenue. Dans « The Green Manalishi », on sent la prescience de la grosse compo et les derniers vestiges de l’Occident. Avec « In The Skies », il embarque son monde avec des percus. C’est un groove imparable. On retrouve du gros solo dans « Watcha Gonna Do », belle pièce intermédiaire. On le sent vaguement pétri de génie. Mais son truc, c’est le paradis, comme on le voit avec « Carry My Love ». Il revient à la barre avec « Corners Of My Mind ». Ce coffret est si bien foutu qu’on ne s’ennuie pas un seul instant. Il faut vraiment partir du principe que des mecs comme Peter Green ne laissent aucune chance au hasard. On arrive au disk 4. Il joue « I’m A Steady Rollin Man » avec Otis Rush. Peter monte au boogie blues. C’est toujours Otis Rush qui crache au bassinet pour « Don’t Walk Away » et Peter s’enfonce dans la puissance ténébreuse d’une proximité fatale. Dr John vient donner un coup de main sur « From Four Until Late », un fantastique heavy blues des bas-fonds de la légende. On est dans l’absolu. Peter reste dans le heavy blues avec « I’m Ready For You ». On l’entend jouer seul « Me And The Devil Blues » et on voit bien qu’il est possédé. Il joue ensuite « Cross Road Blues » avec Buddy Guy, et c’est pulsé par Buddy le killer. Puis c’est Hubert Sumlin qui ramène sa fraise dans « Dead Shrimp Blues », élégant et bien mis. Il partage ensuite le micro avec Joe Louis Walker pour « Travelling Riverside Blues ». Peter vieillit bien. « Time Keeps Slipping Away » vaut tout l’or du monde. Il a du feeling plein la voix. Il continue de s’accrocher à la muraille avec « Look Out For Yourself ». Pour Peter, il n’est pas question de baisser les bras.

    Il figurait parmi les artistes les plus accomplis de l’histoire du rock anglais.

    Signé : Cazengler, pépère gris

    Peter Green. Disparu le 25 juillet 2020

    Fleetwood Mac. Peter Green’s Fleetwood Mac. Blue Horizon 1968

    Fleetwood Mac. Mr Wonderful. Blue Horizon 1968

    Fleetwood Mac. Then Play On. Reprise Records 1969

    Peter Green. The End Of The Game. Reprise Records 1970

    Peter Green. In The Skies. PVK Records 1979

    Peter Green. Little Dreamer. Creole Records 1980

    Peter Green. Watcha Gonna Do ? Creole Records 1981

    Peter Green. White Sky. PVK Records 1982

    Peter Green. Kolors. Creole Records 1983

    Peter Green. A Case For The Blues. Platinum 1985

    Peter Green Splinter Group. Peter Green Splinter Group. Artisan Recordings 1997

    Peter Green Splinter Group. The Robert Johnson Songbook. Artisan Recordings 1998

    Peter Green Splinter Group. Soho Session. Artisan Recordings1998

    Peter Green Splinter Group. Destiny Road. Artisan Recordings 1999

    Peter Green Splinter Group. Hot Foot Powder Artisan Recordings 2000

    Peter Green Splinter Group. Time Traders. Eagle Records 2001

    Peter Green Splinter Group. Me and the Devil. Snapper Music 2001

    Peter Green Splinter Group. Blues Don’t Change . Eagle Records 2001

    Peter Green Splinter Group. Reaching the Cold. Eagle Records 2003

    Peter Green Songbook. Viceroy Music 1995

    Peter Green. The Anthology. Salvo 2008

    Andrew Darlington. I Was Elvis Presley’s Bastard Love-child & Other Stories Of Rock’n’Roll Excess. Headpress 2001

    Guralnick plus ultra

    -
Part One : Soul toujours

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    Mine de rien, Peter Guralnick écrit des bibles. L’une d’elles s’appelle Sweet Soul Music. Il y brasse toute l’histoire de la Southern Soul. Quand il parle de Southern Soul, il parle du triangle magique Memphis/Muscle Shoals/Macon et donc de Stax, James Brown, Fame et de tout ce qui gravite autour de cette sainte trinité. L’effarant de cette histoire est que Sweet Soul Music n’entre pas en concurrence avec la Stax Story de Robert Gordon. Sweet Soul Music ne fait que complémenter ardemment cet autre ouvrage biblique.

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    Avant de descendre dans le Deep South, Guralnick fait un crochet chez les Yankees. Il y dessine un autre triangle magique, celui de la genèse de la Soul, le triangle Sam Cooke/Ray Charles/Atlantic. Ce sont les pionniers, les inventeurs d’un genre musical qui va révolutionner le monde moderne, au moins autant que le firent les Beatles et les Stones. Sam Cooke et Ray Charles viennent du gospel, comme d’ailleurs Aretha et Solomon Burke, auxquels Guralnick consacre de gros versets bien dodus. Ce qui fait la singularité et l’exemplarité de la Soul, nous dit Guralnick, c’est qu’à l’origine, on n’y trouvait pas de blancs, à deux exceptions près : Wayne Cochran et les Righteous Brothers. C’est donc un phénomène mythico-culturel entièrement noir.

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    Selon Wexler, Sam Cooke fut le plus grand chanteur de tous les temps. Il essaya en vain de le signer sur Atlantic. Wexler dit de Cooke qu’il se servait de sa voix comme d’un instrument et personne ne pouvait chanter comme lui - Everything about him was perfection. A perfect case - On ne pouvait que le comparer à Elvis, qui était lui aussi capable de transformer n’importe quelle chanson en hit planétaire. Live At The Copa est considéré comme l’un des albums les plus influents de tous les temps, au même titre que le premier Live At The Apollo de James Brown, celui qui date de 1963. Guralnick insiste beaucoup sur le rôle que joua le mentor de Sam Cooke, J.W. Alexander. Un Alexander qui fut dévasté par la fin tragique de son poulain. Il resta néanmoins dans le business en lançant Lou Rawls, en essayant ensuite de relancer les carrières de Little Richard et de Solomon Burke, puis en prenant sous son aile un petit prodige nommé Willie Hutch. Un autre point fondamental concernant Sam Cooke : autour de lui grouillaient des futures stars, que ce soit sur son label SAR ou dans les Soul Stirrers. Lou Rawls et Johnnie Taylor le remplacèrent dans les Soul Stirrers et sur SAR, on trouvaient les Valentinos, c’est-à-dire Bobby Womack - qui d’ailleurs épousa la veuve Cooke -

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    N’oublions pas non plus que Guralnick est l’un des grands spécialistes de Sam Cooke : il lui consacre une bible intitulée Dream Boogie - The Triumph Of Sam Cooke. Avant de refermer le verset Cooke, il est bon de noter qu’Allen Klein fit gagner tellement de blé à Sam Cooke que Sam le remercia en lui proposant le job du manager.

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    Ouvrons à présent le verset Ray - Ray Charles. The legend. Black. Blind. A heroin addict for nearly two decades - Ray Charles fascine Guralnick au moins autant qu’il a fasciné Wexler. En tant que popular entertainer, Ray devint un héros de la communauté noire à un point jamais égalé, sauf peut-être par Louis Armstrong. Guralnick lui prête l’invention du gospel blues style, parfaite évocation du gospel batch, avec ses grognements, ses gémissements, les échos de langues inconnues, en un mot comme en cent, une joyeuse célébration de l’amour profane. Si Ray Charles quitte Atlantic, c’est parce qu’on lui fait le coup de la fameuse proposition qui ne se refuse pas. Guralnick évoque le fantasque Guitar Slim pour insinuer que Ray Charles s’en serait inspiré, lors d’une session à la Nouvelle Orleans, ce que réfute Ray. Il se trouvait là par hasard et acceptait à l’époque de jouer du piano en session pour ramasser du cash.

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    Plus pieux que jamais, Guralnick entreprend alors le verset Solomon Burke, l’un des plus explosifs de la genèse. Wexler, nous dit l’auteur, était à l’époque à l’affût d’unspoiled energy et d’eccentricity of expression, c’est-à-dire d’énergie primale et d’expressionnisme excentrique. Fin 1960, l’incarnation de sa quête se présenta à la porte de son bureau en la personne de Solomon Burke. Wexler le connaissait de réputation : depuis l’âge de 9 ans, the Wonder Boy Preacher écumait les congrégations. Wexler le vit comme une combinaison de Sam Cooke et de Ray Charles, dans ce qu’il pouvait avoir de plus funky. Solomon savait tout faire. Surtout se reproduire - I got lost on one of the Bible verses that said ‘Be fruitful and multiply’. I didn’t read no further - Père de 21 enfants, grand-père de 24. Fondé par sa grand-mère, the Solomon’s Temple, The House of God for All People, comptait 40.000 fidèles. Solomon pouvait chanter comme Elvis, grimper comme le plus pur des ténors et redescendre dans les barytons qui donnent le frisson. Entre 1961 et 1964, il a littéralement maintenu Atlantic à flot. Programmé à l’Apollo de Harlem, Solomon demanda à Frank Schiffman une concession de vente, sans rien préciser. Il l’obtint et vendit en plus du mersh habituel du popcorn, des boissons et des bonbons. Le patron de l’Apollo fut horrifié. Oui, Solomon faisait du business à sa façon, c’est-à-dire du business pataphysique. Mais il ne fut jamais reprogrammé à l’Apollo - J’ai voulu racheter l’Apollo pour en faire une église, mais ils n’ont même pas voulu me le vendre - Son business pataphysique allait loin : il racheta un hangard rempli de popcorn. Comment l’écouler ? Ça devint une obsession. Comme toutes les grandes histoires bibliques, celle-ci est entrée dans la légende. Apparemment, tous les gens du business new-yorkais ont bouffé du popcorn de Solomon. Il finit d’écouler son stock en distribuant des paquets de popcorn dans les rues. Partout où il se rendait, Solomon trouvait des trucs intéressants à faire, soit du business, soit réconforter des brebis égarées - et souvent les satisfaire (Guralnick n’est pas avare de sous-entendus croustillants) - Mais il recherchait principalement le contact - hommes, femmes, fans, freaks, quiconque avait une histoire à lui raconter - Solomon aurait pu naître en Galilée environ mille neuf cent quarante ans auparavant. C’est de ce genre d’homme hors du temps dont nous parle Guralnick.

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    Avec Rufus Thomas, Guralnick entame le verset Stax. Selon l’auteur, s’il en est un dans le business qui mérite d’être taxé de survivant, c’est Rufus, celui qui se surnommait the world’s oldest teenager, qui portait un costume de pingouin, qui débuta dans les fameux minstrel shows et qui expliqua aux Stones how to walk the dog. Quand on écoute les compiles Stax, les hits de Rufus et ceux de Sam & Dave sont vraiment ceux qui sautent à la gueule. Si on cherche du raw r&b, c’est là que ça se passe. Autre personnage clé de la saga Stax, Packy Axton, qui selon Dickinson fut one of the most transracial individuals I’ve ever met - toute l’histoire de Stax repose là-dessus : une poignée de rednecks qui non seulement n’étaient pas racistes, mais qui en plus vénéraient la musique noire. Le pauvre Packy allait créer des tentions entre sa mère Estelle qui le protégeait et son oncle Jim qui ne pouvait pas l’encadrer. On considérait généralement Packy comme un esprit libre, hipper than everybody else, qui réussit à transformer la boutique de disques de sa mère en ‘center for vice’ in South Memphis. Comme Dickinson, Isaac l’admirait, parce qu’il adorait les fêtes, mais c’était justement son talon d’Achille. Packy n’était pas très ponctuel et uncle Jim faisait appel à des gens plus fiables. Duck raconte qu’il était triste quand il voyait que Packy manquait dans le studio. Parmi les pères fondateurs du mythe Stax, Guralnick cite les noms de Steve Cropper, bien sûr, et celui d’un William Bell si injustement méconnu. Sans doute trop intellectuel. William Bell voulait devenir médecin. Comme Albert King, il fumait la pipe sur ses pochettes. Bell se distinguait des autres Soul Brothers par son élégance. Il devint Stax’s first real solo star, mais avec une désarmante modestie, nous dit Guralnick. Grâce à ses tournées en compagnie de gens du calibre de Solomon Burke, James Brown et Jerry Butler, il avait acquis a professional polish and education que personne d’autre chez Stax n’a pu égaler. Cette élégance de ton saute encore à la figure quand on ressort les albums de William Bell, comme d’ailleurs ceux de Clarence Reid ou de Freddie Scott.

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    Et puis voilà l’un des blancs légendaires de la Stax saga : Chips Moman, viré très tôt par Jim qui lui crache en pleine figure : «I’m fucking you out of it !». Chips va mettre des années à s’en relever. Steve et Chips ne s’estimaient pas beaucoup. Steve lui reprochait son goût pour le jeu - Chips would bet his grandma in a poker game - c’est pas gentil. Chips allait devenir pote avec Dan Penn, démarrer l’American Studio et enregistrer des hits à la chaîne, de Neil Diamond à Elvis en passant par tout le reste. Il réussit l’exploit de former un house-band équivalent à celui de Stax, avec Reggie Young et Tommy Cogbill. Guralnick insiste beaucoup sur l’amitié qui liait ces deux héros de la Southern Soul, Chips et Dan : ils étaient tellement in tune qu’ils n’avaient même plus besoin de parler pour communiquer. Chips le hustler avec ses tatouages de taulard (Memphis sur un bras et un gros cœur rouge sur l’autre) et Dan le redneck excentrique qui adorait s’habiller en country boy. Dan rappelle cependant qu’ils n’étaient jamais du même avis sur les enregistrements. Quand Dan conseillait un truc, Chips faisait le contraire.

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    Guralnick admire tellement Dan Penn qu’il en fait the secret hero of this book. À 16 ans, Dan Penn débarque chez Rick Hall. Il chante déjà comme Ray Charles et bluffe tout le monde - He was the real thing - s’exclame Rick Hall qui ajoute : «Il en savait plus sur la musique noire que nous tous ici réunis.» Quand adolescent Dan découvre Ray Charles et Bobby Blue Bland à la radio, il devient dingue de cette musique. Et comme il vit à la campagne en Alabama, il ne peut pas acheter les disques car il n’existe pas d’endroit où les acheter. Alors il devient Bobby Blue Penn. À l’école, on l’appelle Emmett the Singing Ranger, parce qu’il était the guy with the guitar. Et Dan Penn va très loin dans sa foi en la Soul : «Je ne connaissais rien avant de découvrir la musique noire. Je n’aurais jamais rien appris dans ma vie si j’avais passé mon temps à écouter des chanteurs blancs.» Selon Guralnick, Dan Penn vivait, respirait, mangeait, rêvait et buvait de la musique noire. Il en était obsédé. Comme Chips. D’ailleurs, il rencontre Chips juste avant la première session de Wilson Pickett chez Rick Hall, au studio Fame. Ça clique immédiatement entre eux. On les prend même pour des frères. Ils composent ensemble et ça donne «Dark End Of The Street», qui va devenir un hit pour James Carr, ou encore «Do Right Woman, Do Right Man» pour Aretha. Rick Hall surnomme Dan the white Ray Charles et enregistre des sessions restées inédites. Quand Dan part s’installer à Memphis en 1966 avec Chips, c’est principalement pour échapper à la tyrannie de Rick Hall, dont Wexler dit aussi le plus grand mal : «He treated his musicians like shit !»

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    Ça chauffe dans le verset Stax. La foi de Peter Guralnick s’y embrase. Stax fut au départ une vraie famille, avec Jim dans le rôle du père austère et fier, Estelle la mère poule, Steve et Packy, le bon et le mauvais fils, et quand la Revue Stax débarqua en Europe, les journalistes titraient : «The rave show to end them All.» En effet, qui pouvait rivaliser avec Sam & Dave ? Oui, tout ce raw sound, Stax le devait en grande partie à Steve Cropper et Isaac Hayes. Guralnick estime qu’Otis était trop country, que William Bell était trop contrôlé pour le marché pop, mais Sam & Dave le bouffèrent tout cru. Joe McEwen déclarait : «The Sam & Dave Revue was an awsome, well-oiled machine that virtually defined the ‘60s staging concept of soul.» Oui, la Soul sur scène, c’était Sam & Dave. Otis était furieux après eux, car il se retrouvait en tête d’affiche et devait passer après ces deux dingos - Those motherfuckers are killing me ! They’re killing me, I’m going as fast as I can but they’re still killing me. Goddam ! - Et puis quand Al Bell prit les rênes, Stax se mit à grossir comme la crapaud qui voulait ressembler à un bœuf. On connaît la fin de l’histoire. Au passage, Estelle, Steve et Packy furent recrachés comme des noyaux. Pour le détail de cette tragédie, il est nécessaire de lire le Stax story de Robert Gordon.

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    Guralnick entame alors un nouveau verset : Muscle Shoals. Qui dit Muscle Shoals dit Rick Hall. Guralnick le voit plus comme un personnage très controversé que comme un héros. Ni le docu qui lui est consacré ni bien sûr l’autobiographie qu’il nous laisse ne font référence à son despotisme. À côté d’un Rick Hall déterminé coûte que coûte à réussir, grenouille un trio qui privilégie la liberté d’esprit : Dan Penn et ses amis Spooner Oldham et Donnie Fritts. Ils se considèrent d’ailleurs comme a bunch of niggers. Guralnick parle aussi des drogues - de vastes quantités de drogues - Pour ces trois-là, les trips sont aussi importants que les chansons - Behind every great song is a great pill, dit-on - et selon l’auteur, the Muscle Shoals element undoubtedly tried them all. Ils se développent sur une période de trois ans, de 1963 à 1965, they were young, they were crazy, they were all mad about rhythm & blues. Comme le rappelle Dan Penn, pour eux, il s’agissait avant tout d’une croisade. Guralnick revient aussi sur l’affaire du fameux house-band de Rick Hall, qui, après le house-band de Stax, fit tant baver Wexler. Quand eut lieu l’incident de la session Aretha Franklin, et donc le pugilat entre Rick Hall et Ted White, la mari d’Aretha, Wexler coupa les ponts avec Rick Hall, auquel il avait interdit d’intervenir. Mais les rednecks ne reçoivent d’ordre de personne, surtout pas d’un Yankee. On croit généralement que Wexler se vengea en soudoyant le house-band de Fame et en l’installant à l’autre bout de la ville pour mettre Rick Hall sur la paille. C’est beaucoup plus complexe que ça, nous dit Guralnick. En réalité, Jimmy Johnson, David Hood et Roger Hawkins se plaignaient d’être très mal payés par le boss Hall. Ils voulaient de toute façon le quitter et Wexler vint à leur aide, en finançant leur installation. Ce vieux singe transforma ses représailles en bonne action. Ce house-band devint les Swampers. Wexler leur envoya dans la foulée un gros paquet d’artistes signés sur Atlantic. Le Swampers dépendaient à 100% de tonton Wexler. Et quand tonton Wexler vendit Atlantic et qu’il alla s’installer à Miami pour y mener la vie de rentier au soleil dont il avait toujours rêvé, il voulut faire venir les Swampers. Ceux-ci refusèrent. Alors Wexler leur coupa les vivres, ce qui faillit les détruire. Wexler proposa le job à Dickinson et aux Dixie Flyers qui vinrent s’installer à Miami. Ils ne tinrent que six mois. They did everything in the drugstore, croasse Wexler.

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    S’il est une existence qui donne une dimension tragique à cette bible, c’est bien celle de Rick Hall, qui perdit sa femme dans un accident de voiture (il conduisait) puis qui fut viré par ses deux associés parce qu’ils travaillait trop. Rick Hall était un sauvage, il avait grandi dans les bois d’Alabama. Ambiance Délivrance. On lui reprochait essentiellement son manque de diplomatie et sa trop forte personnalité. Pas étonnant que la fréquentation d’un Wexler tout aussi colérique ait fait des étincelles. De toute façon, le ressentiment des rednecks envers les Yankees existe encore. Rick Hall voyait Wexler comme un exploiteur - a carpetbagger - attiré par une scène en plein développement - Wexler came on the cream - Ça ne pouvait que mal se terminer, Rick Hall étant un perfectionniste et Wexler un homme pressé. Wexler : «Le problème avec Rick est qu’il est trop autoritaire dans le studio.» Pour beaucoup, Rick Hall était l’oppresseur et Wexler l’ange de la délivrance. Apparemment, chaque historiographe propose sa version des faits.

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    Deux autres personnages clés de toute cette époque restent indéfectiblement attachés à Muscle Shoals : Percy Sledge et Wilson Pickett. Le succès dégommera le pauvre Percy, l’envoyant se remettre dans l’hôpital où il travaillait avant de devenir chanteur. Par la suite, il deviendra une star en Afrique du Sud, mais son protecteur/découvreur Quin Ivy ne parviendra jamais à en faire un Otis ou un James Brown aux États-Unis. Quant à Wilson Pickett, c’est une autre paire de manches. Wexler l’envoya chez Rick Hall, et voyant arriver Hall à l’aéroport de Muscle Shoals, Wilson le prit pour un shérif qui le recherchait. En plus, par les hublots de l’avion, Wilson avait vu des nègres cueillir le coton dans les champs. Il n’en revenait pas. Oui, ça existait encore ! Pas question de descendre de l’avion. Mais the big guy Rick Hall vient le déloger : «Fuck that. Come on Pickett, let’s go make some fucking hit records !» Wilson ajoute : «Je ne savais pas que Rick Hall était blanc.»

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    Après les versets Stax et Solomon, le verset James Brown bat de nouveaux records d’explosivité spirituelle. Ça consubstansue à tous les coins de pages. Guralnick en fait la plus grande star de tous les temps : «Le fait que Brown soit parvenu à s’inscrire dans le temps reste un mystère, comme ça l’était déjà en 1964 et 1965 quand «Out Of Sight» et «Papa’s Got A Brand New Bag» explosèrent avec ces nouvelles conceptions du rythme qu’il avait inventées. Peut-être n’y a-t-il pas d’explication. Peut-être est-ce tout simplement ce que James Brown disait souvent lui-même : qu’il était un être rare, un pur original, un homme qui avait créé sa propre légende, un capitaliste noir, qui comme dans bien d’autres histoires de réussite, avait créé ses règles au fur et à mesure.» Comme Chuck, James fait un séjour au ballon des rednecks, puis il hésite entre une carrière de sportif et la scène. Mais une fois qu’il prend la décision de devenir chanteur, il s’y tient. Guralnick indique qu’un certain Ben Bart l’aide à devenir James Brown, celui que le monde connaît. Le destin de James Brown est aussi lié à celui du boss de King, Syd Nathan qui était déjà dans le business avant l’arrivée du rock’n’roll. Il est l’un des ces pionniers du disque qui selon Wexler ‘got the job done’. Nathan est producteur par défaut, il paye les gens et les factures. Il signe James Brown et le destine au marché du mainstream r&b où Hank Ballard & the Midnighters, Little Willie John, les Five Royales, Billy Ward & the Dominoes lui rapportent déjà pas mal de blé. Mais James voit les choses autrement. Quand Syd Nathan refuse de financer un album Live, James et Ben Bart se cotisent, rassemblent 6 000 $ et enregistrent un show à l’Apollo en 1962. C’est l’un des albums les plus révolutionnaires de l’histoire de la Soul - C’est une performance exceptionnelle, qui doit être le plus grand album d’apocalyptic nongospel jamais enregistré - Personne n’aurait pu arrêter James Brown. Après ce coup-là, Syd Nathan va lui foutre une paix royale et ne plus se mêler de ses affaires. D’ailleurs, James finit par quitter King, en se moquant éperdument des conséquences contractuelles. Il se déclare homme libre et signe sur Smash à Chicago. Dans la communauté noire, il prend la succession de Ray Charles et devient l’entertainer le plus populaire d’Amérique. Il ne connaît pas d’autre limite que celle de son ambition - My source is undying dedication - et ils ajoute : «Parfois, je regarde le chemin parcouru et je m’émerveille de voir qu’un homme puisse accomplir tout ce que j’ai accompli.» Guralnick s’amuse bien dans ce verset : il fait l’apologie d’un 45 tours, «Oh Baby Don’t You Weep», et des excursions de James dans le pur gospel batch et il ajoute : «Retournez le disque si vous voulez entendre le futur.» Le futur s’appelle «Out Of Sight». C’est là que tout change. James Brown va laisser tomber les changements d’accords, ne travailler que sur le rythme, et donc faire remonter les racines africaines. Selon Robert Palmer, les éléments rythmiques deviennent la chanson. James transforme les voix et les instruments en tambours. C’est là que James Brown entreprend de restituer sa fierté au peuple noir. Au fameux TAMI Show, il vole la vedette à tous les autres, les Stones, les Beach Boys, Marvin Gaye, Chuck et les Supremes. Guralnick rappelle que James Brown was so hot qu’il fut interdit à Boston. Il devenait mythique. Comme dans les églises où on chantait le gospel, en présence de James Brown, les hommes tombaient dans les pommes et les femmes pleuraient.

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    Pauvre Guralnick. Entamer un nouveau verset après le verset James Brown fut sans doute l’éprouve la plus difficile de son œuvre. Comment réussir à maintenir l’intérêt spirituel du lecteur après un séjour prolongé dans le buisson ardent ? Le verset Joe Tex fonctionne comme un douche froide, de Dieu sait si Joe Tex tient bien la route, sur ses albums. Comme Guralnick sait qu’il ne peut pas s’épancher aussi fiévreusement sur la musique de Joe Tex que sur celle de James Brown, il crée de l’intérêt par la bande, en expliquant tout simplement que la seule ambition de Joe Tex était de construire une maison pour sa mère et sa grand-mère. La célébrité ne l’intéressait pas. La grande force de ce Soul Brother est sa modestie à toute épreuve. Il invente par hasard un jeu avec le pied de micro consistant à le faire tomber pour le récupérer de la pointe du pied. Dès lors, les gens se foutent des chansons et veulent voir le stage trick - C’est devenu un trademark. Partout où j’allais, ils ne voulaient pas entendre this hoarse voice of mine, ils gueulaient ‘Work that mike ! Work that mike !’ - Guralnick doit recourir aux comparaisons pour situer Joe Tex à l’âge d’or de la Soul : «Là où James Brown s’épuisait à vouloir être the hardest working man in show business soir après soir, là où on attendait de Solomon qu’il crée chaque soir the spiritual catharsis, Joe Tex s’efforçait de rester tel qu’il était, veillant à offrir un bon spectacle à son public, blanc comme noir, dans la joie et la bonne humeur, dansant un peu et jouant avec son pied de micro.» Guralnick ajoute que Joe Tex vendit énormément de disques, moins que James Brown, c’est vrai. Joe Tex est resté un Soul Brother sous-estimé, sans doute était-il trop sérieux, trop sincère - Material things have never been what I was looking for - Son désintéressement est un modèle du genre. Sans doute est-ce ce qui le rend si attachant. Il est certain que ce profond désintéressement l’a sauvé, corps et âme. En 1968, il se convertit à l’Islam, comme Cassius Clay et Malcolm X - Je recherchais autre chose que ce que le Christianisme pouvait offrir. Pour le dire autrement : je me posais beaucoup de questions auxquelles je ne trouvais pas de réponse - Il se met au service du fameux Elijah Muhammad et s’en va prêcher dans les mosquées d’Amérique. On applaudit Guralnick, car le verset Joe Tex bat tous les records de spiritualité. Les choses ne sont jamais celles qu’on croit.

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    En réalité, le verset Joe Tex se verse dans un verset beaucoup plus dodu, celui du Soul Clan, un épisode qui relève du mythe. Le Soul Clan rassemblait Ben E. King, Solomon, Joe Tex, Wilson Pickett et Don Covay. C’est un peu l’équivalent du Million Dollar Quartet (Elvis/Cash/Jerry Lee/Carl Perkins), mais en black. Pour Guralnick, c’est l’occasion rêvée d’évoquer Don Covay que Wilson Pickett traitait de worst entertainer - On le payait pour qu’il quitte la scène - Avant de devenir le compositeur célèbre que l’on sait, Don fut le protégé de Little Richard qu’il rencontra en 1957, alors qu’il jouait en première partie. Parmi les grands hits de Don, on peut citer «Chain Of Fools» qu’Aretha propulsa en tête des charts.

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    Guralnick revient aux sources vives avec un verset Memphis, une ville qui, comme chacun sait depuis cinquante ans, grouille de gens talentueux. Guralnick dit d’ailleurs que les fleurons culturels de Memphis, Stax et Sun, sont considérés par les habitants de cette ville comme les emblèmes de l’indépendance d’esprit. Et Dickinson ajoute : «Memphis est une ville très laide, mais je l’adore. Le gens qui ont enregistré ici n’auraient jamais pu le faire ailleurs. Et s’ils sont venus ici, c’est à cause de la réputation de Memphis qui a toujours été la capitale des dingues.» Et pouf, Guralnick embraye directement sur Quinton Claunch, le boss d’un petit label devenu mythique chez les amateurs de bonne musique, Goldwax Records. Quand Claunch voit Jim Stewart et Rick Hall réussir dans le business du disque et s’en mettre plein les poches, il décide de se lancer et de monter un label. Il faut dire qu’à l’âge d’or de la Soul, tout est possible. Il suffit d’installer un studio, de trouver des chanteurs, des musiciens, des chansons et un distributeur. Enfantin. Claunch prend Stax comme modèle, mais il veut un son plus gras, plus downhome, un peu comme l’était Meteor comparé à Sun. Il démarre avec un emprunt de 600 $. Comme Jim Stewart, il connaît mieux la country et le rockab que le r&b. Mais c’est le r&b qui a le vent en poupe, alors il farfouille. Il finit par tomber sur le pot aux roses, the Harmony Echoes, un quartet dans lequel chantent O.V. Wright et James Carr. Claunch enregistre O.V. Wright, mais il ne sait pas qu’O.V. est sous contrat avec Don Robey, le boss de Duke, un black à la peau claire qui sort facilement son flingue et qu’une réputation de brutalité précède partout où il va. Quand Claunch comprend que Robey ne va rien lâcher et qu’il annonce son arrivée, il décide de laisser tomber et de se concentrer sur James Carr, et là on entre dans la poésie. Guralnick qualifie Carr de big-voiced singer avec un trémolo dans la voix qu’il pouvait contrôler - Il pouvait sonner comme un Otis plus musclé ou un Percy plus explosif - Même O.V. rêvait d’avoir la voix de Carr - Là où O.V. était agressif, Carr était kind of slow, une élégante manière de dire qu’il était lent. Mais il savait chanter. Il pouvait provoquer de l’émotion et atteindre des sommets de subtilité que Percy ne put jamais égaler. Mais le problème nous dit Guralnick est que Carr n’était pas fait pour cette vie - He was no more equipped for success than Johnny Jenkins or Arthur Alexander in Muscle Shoals - James Carr ne savait pas écrire. Se retrouver dans le circuit, ce fut pour le pauvre Carr comme de passer brutalement de l’âge de quatre ans à l’âge adulte. Il n’y parvenait pas. Roosevelt Jamison essaya de l’aider en tournée. Il lui lisait des histoires et l’aidait à apprendre à écrire son nom. Quand Jamison se retira du circuit, Carr s’écroula comme un château de cartes. En studio, Carr est une catastrophe. Il reste prostré dans un coin pendant des heures. Mais Chips sait comment le sortir de son état de prostration : «Just get Dan Penn to sing it for him !» Dan chante et soudain, Carr sort de sa torpeur, car Dan chante si bien. Et il chante à son tour. Mais pour Claunch, ça devient impraticable : «Une fois à Muscle Shoals, je n’ai eu qu’une chanson au bout de six heures de session. Je voulais l’étrangler, il restait assis sur un tabouret, il ne disait rien. Il ne faisait que te regarder. Et trois heures plus tard, il chantait la chanson d’une seule traite sans aucune hésitation et ça nous émerveillait.» Stan Kesler se souvient d’un jour où les musiciens travaillaient un arrangement, et soudain, il s’aperçut que Carr avait disparu. «On s’est dit qu’il était parti aux gogues et on l’a attendu. Mais il ne revenait pas. On a fouillé tout l’immeuble. On ne l’a jamais trouvé. On est allés dans la rue. Rien. Finalement, on l’a vu sur le toit. Sa tête dépassait. Il observait le paysage. La plupart du temps, il restait assis sur sa chaise et Quinton lui disait : ‘James, es-tu prêt à chanter ?’ Il levait les yeux et ne disait rien. Il restait assis sur sa chaise.» On le soupçonnait de prendre des drogues, mais Roosevelt Jamison est formel : «Il fumait de l’herbe dans une pipe, mais c’est tout. Rien d’autre.» Et comme Claunch ne trouve pas de suite à Carr, il met la clé sous la porte en 1969. Fin de Goldwax. La carrière de Carr se termine par une tournée désastreuse au Japon : il prend une double dose d’anti-dépresseurs avant de monter sur scène et reste tétanisé face au public. Merveilleuse histoire. Appelons ça le verset de l’innocence.

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    On reste à Memphis avec Willie Mitchell - S’il en est un qui peut se prévaloir d’un pedigree impeccable en matière de Memphis music, c’est bien Willie Mitchell, nous dit Guralnick. Willie commence par accompagner Wolf dans les bals populaires, et Wolf n’est pas tendre avec les joueurs de cuivres : «Godammit, boy, I don’t want no more of that blee-blop stuff, ain’t you got no soul ?» Eh oui, c’est là que Willie intègre la notion de Soul et il se retrouve un peu plus tard dans le house-band d’un lieu mythique de West Memphis, de l’autre côté du fleuve, the Plantation Inn - Aux yeux de petits blancs comme Steve Cropper, Duck Dunn, Jim Dickinson et Packy Axton, qui firent du Plantation Inn leur deuxième maison, des groupes comme celui de Willie incarnaient le summum du cool et leur fournissaient le modèle d’élégance et de technicité auquel ils allaient aspirer - Willie commence à travailler pour Home of the Blues, le label de Reuben Cherry et produit les Five Royales dont le guitariste devient le modèle absolu de Steve Cropper. Willie s’amourache de la Soul music et du Memphis beat - C’est la paresse du rythme. Ces vieux cuivres traînards arrivent un demi-temps après, tu crois qu’ils sont en retard, et soudain, ils swinguent le beat. Ils te font faire la belle, tu décolles - Quand il monte son studio Hi, on lui amène O.V. Wright et Bobby Blue Bland - Je voulais enregistrer un disque destiné aux deux publics, le blanc et le noir. A pleasant kind of music. O.V. Wright et Bobby Bland avaient tous les deux un style beaucoup trop affirmé. Je voulais qu’O.V. Wright aie plus de classe. Sa musique était un petit trop laid-back. Bobby avait l’étincelle en plus. Mais j’essayais d’obtenir une combinaison des deux styles - C’est Bowlegs Miller qui ramène Ann Peebles chez Willie. On appelle ça une bonne pioche, dans les cercles de jeu. Willie produit aussi Syl Johnson et Otis Clay.

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    Mais son coup d’éclat s’appelle Al Green. Willie le repère sur scène au Texas et lui propose de venir s’installer à Memphis - You can be a star - Al lui demande combien de temps ça prendra pour devenir une star et Willie lui répond un an et demi. Al le regarde et lui dit que c’est trop long. Comme il n’a pas un rond pour rentrer à Flint, Michigan, Willie lui prête des sous. Puis Al revient sur l’histoire de Memphis. Il aimerait bien s’y installer, mais il doit d’abord payer ses dettes. Combien ? Environ 15 000 $. Willie lui file le blé. Pas de papier, rien de signé. Willie fait confiance. Al demande une semaine pour régler ses problèmes. Il débarque à Memphis six mois plus tard. Il sonne à la porte : «I’m Al Green, remember me ?» C’est là que Willie trouve sa voie et que le son de Memphis entre dans une nouvelle phase d’évolution. Au début des seventies, la Soul évolue terriblement vite. Willie fait du neuf avec du vieux, il recycle une vieille formule, une vision excentrique du style de Sam Cooke et une approche vocale plus fracturée du style d’Otis, le tout lié par le style très personnel d’Al Green. Willie Mitchell, nous dit Guralnick, savait exactement ce qu’il voulait. Il met en place son house-band, avec Al Jackson et Howard Grimes au beurre, et trois frères pour le reste, Teenie, Charles et Leroy Hodges. Willie les avait formés depuis le plus jeune âge. Il en avait fait des bêtes capables de rivaliser avec les meilleurs house-bands locaux. Willie a aussi travaillé sur un son, notamment le son de basse. Le son Hi se distingue immédiatement par son «bottom». Et pour finir, Willie a investi dans un huit pistes - Le son, le house-band, le chanteur, les chansons, il avait tout - Willie Mitchell was ready - Et comme il l’avait annoncé, il lui fallut très exactement dix-huit mois pour faire d’Al Green une star. Dans le cas de Willie Mitchell, comme dans le cas de Sam Phillips, on peut parler d’une vision. Nous voilà donc dans le verset visionnaire - Al Green incarnait cette vision d’un son en altitude, porté par une section de cordes mutante, une mélodie sophistiquée et un léger parfum de gospel - avec Al on utilisait de jolies neuvièmes diminuées - La couleur unique de la voix d’Al pouvait s’exprimer librement dans cette fragile beauté instrumentale, et ses pointes de falsetto renouaient avec l’essence précieuse de l’extase religieuse - Guralnick ajoute qu’Al pouvait passer cent heures sur une chanson. Willie Mitchell et Al Green allaient tirer la Soul vers de nouveaux degrés d’élégance - une Soul vivante, désinhibée, vers des stades de calme et de luxuriance qu’elle n’avait jamais pu atteindre auparavant - Selon l’auteur, Al Green connut une série de succès sans précédent dans l’histoire de Memphis, et peut-être même dans l’histoire de la Soul. Et bizarrement, Al se sépare de Willie Mitchell en 1976 pour retrouver le chemin de la foi. Il crée sa propre église, The Church of Full Gospel Tabernacle à Memphis et enregistre plusieurs albums de gospel, affirmant haut et fort son allégeance à Sam Cooke. Toujours aussi peu avare de ragots, Guralnick indique que parler avec Al Green aujourd’hui relève de la mission impossible : «Avec l’éloquence du professeur Irwin Covey, il aborde des thèmes qui ne sont pas évoqués, il saute d’un sujet à l’autre avec la frénésie d’un cerf surpris par des phares, et en un mot comme en cent, il ne semble vraiment pas faire partie de ce monde.»

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    Guralnick revient sur Stax le temps d’un court verset et donne la parole à Wayne Jackson, le trompettiste des Memphis Horns qui n’en revenait pas de se retrouver en Europe - Je croyais que je n’allais jamais pouvoir quitter la ferme pauvre où j’avais grandi en Arkansas. Si on m’avait dit que je le ferais un jour grâce à ma trompette, ça m’aurait bien fait rigoler - Personnage clé lui aussi, ce fantastique Wayne Jackson fit partie des Mar Keys avec Don Nix, Packy, Steve et Duck, en gros les pères fondateurs. Wayne Jackson vient de disparaître, mais on peut lire son autobiographie parue en trois volumes. Cette fameuse Revue Stax qu’évoque Jackson fit pas mal de dégâts dans la Stax Family, car Rufus Thomas ne fut même pas invité à y participer. Par contre, Arthur Conley se retrouva sur l’affiche, uniquement parce qu’Otis l’avait imposé, alors qu’ils n’était même pas sur Stax. Guralnick évoque rapidement la frêle silhouette du pauvre Arthur qui ne se remit jamais de la mort de son protecteur Otis. Selon Rodgers Redding, Arthur était un homme troublé de nature («confused»), une personnalité pas entièrement développée. Guralnick qui a pourtant le ragot facile n’entre pas dans les détails de son évasion vers l’Europe. Il faut savoir qu’Arthur se réfugia au Danemark et que peu de temps avant sa mort, il se préparait à changer de sexe.

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    Guralnick ouvre alors un nouveau verset qu’il faut qualifier de verset de l’espérance, puisqu’il l’intitule Aretha arrives. Otis était traumatisé par Aretha - I’ve just lost one of my songs - Aretha venait de lui barboter «Respect» - That girl took it away from me - Oui, mais comme le rappelle Guralnick, alors qu’Otis y parlait de règles sociales et domestiques, Aretha en fit un prétexte à transcender l’imagination et atteindre l’extase. L’auteur revient longuement sur la genèse d’Aretha, découverte par John Hammond qui la considérait comme un génie - The best voice I’ve heard since Billie Holiday - et véritablement lancée par Wexler. Guralnick revient aussi longuement sur le fameux épisode de Muscle Shoals qui rassembla dans une même pièce la crème de la crème de la Soul : Wexler, Rick Hall, Tom Dowd, Dan Penn, Chips Moman, Aretha, Spooner Oldham, Tommy Cogbill, et bien sûr le house-band de l’époque, David Hood, Jimmy Johnson et Roger Hawkins. Selon Wexler, Aretha faisait partie du petit nombre de genius around. Quant à Rick Hall, il comprit vite quand il entendit Aretha chanter qu’il vivait un moment historique. Guralnick apporte un nouvel éclairage sur cette scène maintes fois décrite. Selon lui, Wexler aurait expressément demandé à Rick Hall de prévoir une section de cuivres plus noire, histoire de ménager les susceptibilités. Mais il n’y avait que des blancs dans le studio, et Ted White le vécut très mal. Comme tout le monde picolait, Guralnick avance l’idée qu’un trompettiste aurait pincé la fesse d’Aretha. Et c’est là que les choses ont commencé à mal tourner, évidemment. Pugilat, suivi du départ d’Aretha le lendemain matin. Wexler rentra à New York avec un seul enregistrement «I Never Loved A Man (The Way I Love You)» et un autre titre que chante Dan Penn, car Aretha ne parvenait pas à la chanter. Wexler fit venir les musiciens de Muscle Shoals à New York sans le dire à Rick Hall. En l’apprenant, Hall sauta au plafond. Guralnick ne tarit pas d’éloges sur Aretha et sur le premier album qu’elle enregistra sur Atlantic, ornée d’une photo de Jerry Schatzberg : il parle d’un art éternel, eternally youthfull, eternally fresh. C’est vrai, Aretha n’a jamais pris une seule ride. Il va même la comparer à Elvis (dont il est LE grand spécialiste) pour sa capacité à se retirer dans l’ombre et à prendre du poids quand ça va mal. Ce qui frappe le plus Guralnick chez Aretha, c’est l’ingénuité. Il cite l’anecdote de l’Apollo où elle apparut sur scène vêtue d’un bikini serti de pierreries et s’adressa au public pour lui demander : «What do you think of these legs ?» Et puis bien sûr la valse des apologies se poursuit avec l’album de gospel batch, Amazing Grace, et Jump To It, produit par Luther Vandross.

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    S’ensuit le verset de la mort de tous les rêves, occasionnée par la fin tragique d’Otis, suivie cinq mois plus tard de l’exécution de Martin Luther King. Isaac dit qu’il lui fut impossible d’écrire pendant un an. Et pour Booker T, ce fut le tournant, une transformation radicale des relations entre les blancs et les noirs - And it happened in Memphis - Otis et le Dr King étaient les symboles de l’espoir. Au même moment, Atlantic fur racheté et ce rachat faillit bien couler Stax qui n’avait plus de distributeur. Mais ce ne fut qu’un court répit, car Stax allait finir par couler. La fin de la Stax saga est horrible. Duck dit qu’il ne savait pas que Jim Stewart avait revendu Stax à Al Bell - That’s how dumb they kept us - Le tragique de cette histoire est qu’on maintenait les pères fondateurs dans l’ignorance. Duck continuait à percevoir ses 55 000 $ annuels et il ne se rendait même plus au studio. Ils allaient enregistrer à Muscle Shoals. Il ajoute plus loin que les comportements avaient dramatiquement changé : on ne disait plus «Jim» ou «Al», mais «Monsieur Stewart» ou «Monsieur Bell». Ils avaient des gardes du corps armés de flingues. Duck finit par tous les envoyer chier. Wayne Jackson vit aussi l’ambiance se dégrader : «Duck, Cropper et moi étions blancs. Tout à coup, on nous faisait remarquer qu’on était blancs.» Et tout le monde avait la trouille de Johnny Baylor et de Boom Boom, que Jim avait engagés pour protéger Stax des voyous qui après la mort du Dr King commençaient à pulluler dans un quartier qui était auparavant si tranquille. C’est là que s’éteignit le rêve de Stax, d’Estelle, de Packy, de Steve, de Jim, de Booker, d’Isaac, d’Al Jackson, de David Porter et de tous les autres. Et puis, comme un charognard, Guralnick patauge dans la charogne de Stax, un rêve livré aux banquiers qui vont le dépecer vivant. Jim Stewart est le premier à reconnaître qu’il n’a fait que des conneries et que cette boîte était mal gérée : plus de dépenses que de revenus. Jusqu’à la fin, Stewart se bat, il remet tout son blé dans Stax, mais ça ne sert plus à rien : il va tout perdre, y compris sa maison qui sera vendue aux enchères. Le jour de la vente, il est dans sa cuisine en train de boire du café, comme s’il ne se passait rien. De son côté, Robert Gordon fait de l’épisode de la chute de la Maison Stax un travail digne des Rougon-Macquart. Guralnick reste plus proche des faits, il tripatouille la réalité, ce qui lui donne l’allure d’un charognard auréolé de génie.

    Signé : Cazengler, Guralchnock

    Peter Guralnick. Sweet Soul Music. Back Bay Books 1999

    PERDIDO

    VELIBOR COLIC

    ( Le Serpent à Plumes /Août 2005 )

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    Le titre est espagnol, le roman est traduit du serbo-croate. Velibor Colic surtout connu pour sa biographie La vie fantasmagoriquement brève et étrange d’Amadeo Modigliani le qualifie de Roman Roulette. Parce que comme au casino, le croupier a beau s’empresser autour du tapis vert, les numéros sortent dans le plus grand désordre. Certains refusent obstinément d’apparaître et d’autres reviennent sans préavis à plusieurs reprises dans la soirée… Un peu à la manière des jazzmen qui reprennent leurs plus beaux soli lors des concerts. Même que eux ils essaient de les pousser au maximum de leurs possibilités…

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    Ce qui tombe à merveille parce que Perdido est la biographie un peu spéciale d’un grand jazzman. Un vrai, qui a existé, moins connu que Ornette Coleman, que John Coltrane, qui a joué avec eux, le saxophoniste Ben Webster qui fit les beaux jours de l’orchestre de Duke Ellington. Amis rockers, ne faites pas la tête, du jazz y en a pas beaucoup dans le bouquin, pour la simple et bonne raison que dans la majeure partie du bouquin le Webster il a déjà revendu son saxophone pour s’acheter de l’alcool.

    De temps en temps Webster se souvient qu’il a accompagné Billie Holiday ou enregistré avec Oscar Peterson et quelques autres pointures, mais tout cela c’est du passé, des souvenirs flamboyants éteints à tout jamais. Pourquoi ? Parce que le public a changé, préfère le rhythm’n’blues, que dans les juke-boxes s’entassent le plus souvent des simples de Bo Diddley, de Fats Domino et même d’Elvis Presley. C’est un fait, les générations se chevauchent et essaient de se distinguer des précédentes, l’on n’y peut rien. Ce n’est pas tout. Nos sympathiques musiciens de jazz ne sont pas des enfants de chœur. Jouer et enregistrer participent d’une fête sans fin, et rien de mieux pour en garder l’esprit que de fumer quelques cigarettes, d’écluser quelques verres, de s’adonner à quelques produits… Pour Neb ( = Ben ) Webster l’idéal serait d’être un peu soûl durant les séances, dans les moments de repos aussi. Pas besoin d’un dessin, l’engrenage est en marche, l’accoutumance induit le manque, Webster devient très vite un alcoolo… Sans remord. Sans regret. Assume sa déchéance. Ne se plaint pas.

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    C’est en ces moments-là que le cueille Velibor Colic. Les dernières années quand faute de trouver du boulot aux USA, il est venu en Europe vivre son indigence. Colic se tient au plus près du musicien. Il est inutile de dire qu’il ne porte aucun jugement moral sur son héros. Juste un homme qui a fort à faire avec les sept anges de l’Apocalypse qui soufflent dans les clairons de la fin du monde. Ne vous égarez pas sur une fausse piste. Aucune tartufade chrétienne dans le récit. Le combat contre les anges que Neb Webster va mener contre ces créatures venues du ciel est des plus charnels. Question souffle Neb en connaît un rayon, personne ne peut rien lui apprendre, n’a pas détruit le monde mais de sa propre existence il ne laissera pas un pan de mur debout. Roulette russe, l’est de ceux qui continuent à jouer tant que la balle n’est pas sortie du barillet. Jeu très dangereux surtout si l’on est seul avec sa pétoire.

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    L’on dit que le mot jazz proviendrait d’un mot africain qui désignerait l’acte sexuel, l’étymologie est incertaine mais il est indéniable que la vie del Perdido est orientée par le sexe. Depuis qu’il est tout petit. Par l’entremise de sa jolie et affriolante cousine, plus grande que lui mais qui a un faible pour lui… Dans les périodes de dèche les plus absolues, il y aura toujours une femme pour le suivre et le réconforter. Pas tout à fait des duchesses, plutôt des déclassées au grand cœur pour se servir d’une image d’Epinal qui cache davantage qu’elle ne montre.

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    Un peu de jazz, beaucoup d’alcool et de sexe. La fin est courue d’avance. Sans surprise. Le roman se résume en trois mots. Ne s’en détache jamais. Velibor Colic ne semble jamais s’écarter de son sujet. Mais à partir de rien, par exemple la description de rares photographies d’époque, pas très longues mais suffisantes pour dresser la tableau de la situation des noirs aux temps bénis de la ségrégation, sans en rajouter, Neb est issu d’une très médiocre petite bourgeoisie, l’on n’y meurt pas de faim, l’on se contente de cracher du sang, certains jouent du tubas d’autres du tubar. Ainsi va la vie. Ce n’est pas la joie, ce n’est pas un drame non plus, l’ordre naturel des choses.

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    Qu’est-ce qu’une écriture jazz ? Vaste question. Velibor choisit des chapitres courts. Vous en repasse quelques uns sous les yeux de temps en temps. Savoir si vous saurez apercevoir de subtiles variations. Le livre vous rebat les cartes dans le désordre. Rien n’est à sa place, tout est dans la tête du héros. Sacré mélange. Mais l’on n’échappe pas à son destin. Même si on l’a choisi. Même si on ne l’a pas choisi. A l’arrivée de la grande camarde, les chemins se confondent, rien n’aura eu d’importance que la manière dont on l’aura parcouru. Pour Neb Webster, pas de doute. Grand style.

    Damie Chad.

     

    HISTOIRE DU JAZZ

    ET DE LA MUSIQUE

    AFRO-AMERICAINE

    LUCIEN MALSON

    ( Editions 10 - 18 / 1978 )

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    Si vous ne devez lire qu’un seul livre sur le jazz c’est celui-ci. Lucien Malson sait mener son monde, ne vous ennuie jamais, même quand il vous allonge des listes de vingt ou trente noms à la queue-leu-leu, vous avez l’impression d’en comprendre la nécessité tant ses dires respirent d’intelligence. Certes il connaît son sujet, son érudition est sans faille mais ce n’est pas le plus important, cela n’importe quel plumitif tant soit peu consciencieux en est capable, lui l’on sent qu’il a réfléchi, qu’il a réussi à comprendre l’articulation d’un mouvement musical d’une richesse et d’un foisonnement infinis.

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    Commence par un petit rappel d’historialité européenne qui ne fait pas de mal. Nous avons du mal à penser plus loin que notre dix-neuvième siècle, ah notre bel orchestre symphonique avec ses petits soldats rangés si méticuleusement… Nous a fallu des siècles pour y parvenir, pensez que Beethoven a dû batailler pour y faire rentrer la grosse caisse, que longtemps le violon a été exclu de la musique dite sérieuse, donc ne nous étonnons pas de ces premiers combos de jazz composés d’instruments ’’hétéroclites‘’. Une différence essentielle entre jazz et musique classique, l’improvisation ! Cette particularité qui semble laisser le champ libre à l’aléatoire a longtemps existé dans la plupart des pratiques musicales européennes tant folkloristes que savantes. Elle n’en a été finalement expurgée qu’à la fin du dix-huitième siècle. Sans doute aurait-elle persisté si en cette pas si lointaine époque avait déjà été inventée la possibilité de fixer sur disque les performances live des musiciens. Les jazzmen improvisent mais l’invention ne se perd pas, elle est conservée et ne périclite pas dans la mémoire incertaine des spectateurs. Paradoxalement la musique classique dut avant tout fixer les formes pour pouvoir évoluer. Ce qui différencie le jazz de la musique européenne c’est cette liberté de jeu qui est à la base du jazz, le musicien classique ne fait que reproduire ce qui est déjà codifié, il est limité dans ses efforts, le jazzman attaque tout azimut, c’est lui seul qui définit l’amplitude sonore de son instrument, d’où cette impression cacophonique ressentie par de nombreuses oreilles européennes au début des années 1920 lorsqu’elles auditionnèrent pour la première fois ce surgissement volcanique de l’instrumentation jazzistique.

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    On l’aura compris le premier chapitre a été écrit pour faire tomber les préventions des lecteurs réticents à cette musique de sauvages. Il est temps de sauter dans la marmite noire. Les premiers esclaves seront très vite initiés au chant choral protestant car l’on partage plus facilement son dieu que ses privilèges de propriétaire terrien. Ils y adjoignirent très rapidement leurs racines musicales africaines, un goût inné pour la syncope et une préséance rythmique persistante, modulée par cette manière mi-instinctive, mi-culturelle d’écraser le troisième et le septième degré de la gamme. Le chant religieux peut être compris comme un dialogue avec Dieu, ‘’ ô Lord ! ‘’, ce qui correspondait avec les modalités du chant africain originel arqué sur le ping-pong entre récitant et le chœur qu’il mène. Les noirs eurent très vite beaucoup de questions à adresser au Dieu des maîtres, comme l‘idole ne répondait pas ils se chargèrent aussi des réponses. Prirent l’habitude de hausser la voix. Les témoins blancs y virent de la ferveur, mais ce n’était que l’exutoire de la fureur. Les premiers negro-spirituals, comme Roll, Jordan Roll publié en 1862, sont à la base de ce qui deviendra le gospel.

    La prégnance du gospel se retrouve partout dans la musique populaire noire, elle imprègne la pratique du holler dans les work songs des champs de coton, c’est de là que naquit le blues qui subit une longue métamorphose instrumentale, jug ( cruche ), kazoo, washboards, banjo, guitare, piano, électrification, de Blind Blake à Big Bill Broonzy, de Muddy Waters à Howlin’Wolf… Nous sommes déjà sur la route bleue du rock mais notre sujet concerne le jazz.

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    A peine les prémices d’un chant noir commencèrent-elles à se développer que les blancs le parodièrent. Dès 1818 les black-faces s’amusent à contrefaire les noirs, la Bonja Song se moque des joueurs de banjo. Mais tel est pris qui croyait prendre, les esclaves se reconnaissent dans ce reflet discordant de leur triste réalité et n’hésitent pas à s’inspirer de cette première représentation d’eux-mêmes. Danniel Emmet et Stephen Foster en signant Dixie et Louisiana Belle reconnaissent en quelque sorte la particularité du Sud, le pays où vivent les noirs.

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    Un demi-siècle plus tard le même phénomène se reproduit avec ’’ l’adoption’’ du piano rag par les blancs. Il s’agissait de s’amuser à imiter la vélocité des banjoïstes et des pianistes noirs, la bouffonnerie n’est pas loin et n’est pas sans référence avec les pantomimes rythmiquement grossières des cake-walk que les esclaves donnaient en spectacle à leurs maitres les jours de fête sur les plantations. Les noirs mis en quelque sorte au défi par leurs imitateurs accélérèrent le tempo… Mais le rag n’est pas à l’origine du jazz, même s’il démontre la virtuosité instrumentale des noirs, les notes du rag alignées à la va-vite sont toutes interchangeables, des briques de même dimension, alignées méthodiquement les unes à la suite des autres, ce qui lui donne cet aspect de piano mécanique déjanté, car le rag emprunte à la musique européenne cette idée d’employer des notes d’une valeur égale, le jazz abandonnera ces répétitifs suivis de notes d’identique intensité, il allongera - ou raccourcira - à volonté les intervalles. Le musicien de jazz ne suit pas le modèle proposé il le modifie selon sa sensibilité. Le répertoire rag fournira aux premiers jazzistes les thèmes de leurs premiers morceaux, ce ne sont que des canevas, des tremplins, à partir desquels le musicien s’accorde toute liberté et toute fantaisie. L’écart de la norme sera l’essence du jazz.

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    C’est dans le chaudron de la Louisiane que le jazz s’élaborera. Ethnies et cultures se mélangent sans a priori, les rythmes africains dus aux percussions des assemblées dominicales de Congo Square, l’apport des chansonnettes françaises, le piano allemand, les tempos espagnols, tout cela forme un micmac indescriptible, les noirs y ajoutent la folie du ragtime et la fièvre des negro-spirituals. La musique est partout, la ville est parcourue de nombreuses fanfares qui accompagnent autant la vie civile que religieuse, le vaudou n’est pas très loin, détail d’importance : les fanfares sont de trois ordres, celles composées de blancs, celles qui ne comptent que des métis et celles dévolues aux nègres.

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    Question insidieusement oiseuse : dans tout ce bohu-bohu, qui fut le premier musicien de jazz ? Très simple l’historiographie a conservé son nom : Buddy Bolden. Pourquoi lui et pas un autre ? Parce qu’en 1898 il sortit vainqueur d’une joute instrumentale contre le cornetiste Emmanuel Perez. C’est ainsi qu’il fut sacré roi. Ce qui ne l’empêcha pas de finir sa vie dans un hôpital psychiatrique. Bolden fut sans doute le premier à improviser sur des thèmes de blues. Ne croyez pas que Bolden était seul, des dizaines d’autres noms de musiciens et de formations en activité entre 1890 et 1900 ont été conservés.

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    Le jazz ne resta pas confiné dans la bonne ville de la New Orleans, Jim Europe, un noir ouvre un club à New York, c’est son orchestre qui enregistre en décembre 1913 le premier morceau de jazz, Too Much Mustard chez Victor, que la Compagnie Française Gramophone édita sous le titre de Trémoutarde. En 1917 c’est La Rocca et ses compagnons venus de NY qui enregistrent Dixie jass band one step et Livery staple blues à Chicago… C’est cette même année que les autorités ferment les maisons closes du French Quartier, les musiciens émigrent un peu partout… L’étymologie du mot jazz reste des plus nébuleuses…

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    Entre 1918 et 1924 ceux qui sont appelés à devenir les futures grandes figures mythiques du jazz comme Jimmie Noone, Bix Beiderbecke, Armstrong, Sidney Bechet émergent, c’est à Chicago que le jazz subit une mutation essentielle, les musiciens originaires de la N. O. s’éloignent de leur musique première, ils abandonnent l’antique structuration des vieilles fanfares originelles qui transparaissait en filigrane dans les morceaux, en d’autres termes la musique tend à une première complexification, musiciens noirs et blancs s’influencent mutuellement.

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    Entre 1925 et 1929 les Etats-Unis baignent dans une fausse opulence, l’on danse au-dessus du volcan, ce sont des années d’opulence pour le jazz, l’alcool de contrebande coule à flot, Kid Ory et Louis Armstrong forment le premier Hot Five, mais les petites formations ne sont plus les seules, Fletcher Henderson et Duke Ellington drivent de grands orchestres, ils lancent la mode mais n’en profiteront guère dans les années suivantes. La grande crise sévira de 1930 à 1934, les goûts du public évoluent, pas en bien. L’on cherche à s’étourdir, à danser, à oublier. L’on refuse de se prendre la tête avec de nouvelles harmonies. La majorité des grandes formations servent de la daube et tout le monde s’en contente.

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    Les années 1935 - 1940 adossées au renouveau économique du New Deal peuvent être considérées comme l’âge d’or du jazz. Les plus fastueuses mais pas les plus créatrices. Le jazz s’institutionnalise. Les grands orchestres sont à leurs paroxysme, peu à peu ils osent mêler en une même formation musiciens noirs et blancs. Ce qui n’était pas gagné d’avance. Les grosses formation d’Ellington, de Count Basie, de Benny Goodman mettent en valeur les solistes, Charlie Christian et Lester Young sauront profiter de ces occasions, mais au fil des mois il apparaît nécessaire de posséder une section rythmique sans défaut, c’est en ces années que le couple contrebasse-batterie prend toute son ampleur, d’autre part l’on recherche de nouveaux alliages de timbres, les musiciens ont la possibilité d’expérimenter les potentialités de leurs instruments. Si une chanteuse comme Ella Fitzgerald est au diapason de cette heureuse période Billie Holiday exacerbe la beauté de cette musique. Elle teint la joie du swing fringuant d’une épaisseur dramatique sans précédent. Le jazz acquiert en cette période ses lettres de noblesse et de préséance. En retard d’une guerre des petits blancs s’essaient à rallumer la flamme du jazz New-Orléans. Les noirs ne s’en préoccupent guère.

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    De 1940 à 1944, guerre oblige il ne se passe pas grand-chose. Du moins en apparence car de grands changement s’opèrent. Alors que les grands orchestres continuent leur route, alors que les noms célèbres enregistrent les disques de la victoire pour le délassement des soldats, un certain Charlie Parker remet beaucoup de choses en question dans ses premières gravures. Mais il n’est pas le seul. Une révolution est en train de s’opérer tant au piano qu’à la batterie. Ce n’est ni plus ni moins que la célèbre réverbe qui sera mise au point par Sam Phillips dans les Studio Sun, mais ici ce sont les musiciens qui font le boulot : la technique est simple et n’est pas sans rappeler le rag, une main qui se charge d’un rythme et une autre qui se permet quelques variations, mais la tâche est beaucoup plus complexe, il s’agit de marquer un rythme mais de fignoler dans le même temps un contre-rythme qui contienne aussi le rythme original. L’on voudrait dynamiter la rythmique que l’on ne s’y prendrait pas autrement. L’on ouvre la porte de la bergerie au loup, pour le moment cela semble un jeu gratuit puisqu’il n’est pas encore rentré. Mais il ne tardera pas. C’est en ces années que la guitare électrifiée de Charlie Christian ne se contente plus de marquer le tempo, elle apparaît quand elle veut, où elle veut, comme elle veut. Bref elle ne suit pas, elle modifie à sa guise l’histoire qu’elle raconte. Si l’on rajoute aux baguettes-rythmiques de Kenny Clarke, le fait que l’appel sous les drapeaux de nombreux jeunes crée un manque de musiciens l’on ne s’étonnera pas que de petites formations remplacent les grandes : pour faire autant de bruit le jazz mélodique est remplacé par une tonitruance blues de forte intensité. Un certain T-Bone Walker adepte de Charlie Christian passe aussi à l’électricité. Entre nous soit dit, tous ces ‘’ subtils’’ changements préfigurent quelque peu le rock ‘n’roll ! Le monstre est en gestation !

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    En attendant c’est une autre révolution qui éclate. Celle du Be-bop. Au retour de la guerre les noirs commencent à s’émanciper. Musicalement Parker se chargera du travail. Le jazz est une musique d’improvisation, alors autant larguer les amarres. Pourquoi s’encombrer de thèmes de chansonnettes empruntées à la variété blanche. Parker réoriente le jazz vers le blues. Mais désormais il ne s’agit plus d’improviser, mais de créer, il ne joue pas de la musique, mais de la méta-musique, il ne s’agit plus de broder à partir de trois notes d’un morceau quelconque, mais d’isoler ces trois notes et établir les rapports qui existent entre elles, dans l’absolu de toute notation musicale, s’agit de mettre en évidence les intervalles qui les séparent, d’explorer les gouffres, de bâtir des passerelles improbables sur le néant qui les fonde. Son art est en même temps dé-construction et mise en évidence d’une structure initiale quelle qu’elle soit, d’où quelle provienne, car même la ritournelle la plus idiote est construite sur des lois musicales et les lois sont des incitations à leurs propres désobéissances. Thelonious Monk participera sur son piano à de telles dissociations. Les dissonances du Be-bop ne sont pas sans analogie avec Wagner. C’est ainsi que l’on peut entendre le travail qu’effectuera le grand orchestre de seize musiciens de Dizzy Gillespie en ces mêmes années.

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    C’était trop fort pour durer. De 1948 à 1954, le jazz opère une marche arrière. Après les ruptures du Be-bop, l’on revient vers les mornes plaines de la joliesse. L’on s’inspire de Lester Young. Pour mieux le trahir. Lester n’était pas d’une grande éloquence, mais quelques notes éparpillées rendaient le silence dangereux. Une source dans le désert. Qui distille de l’eau empoisonnée. Le cool jazz va nous peindre de beautiful chromos, un monde d’harmonie et de tranquillité. Au mieux Miles Davis, au pire Chet Baker. Que dire de plus ? Le cool jazz est au jazz ce que la pop est au rock.

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    1955 - 1959, le début du chapitre donne l’impression que le jazz pédale dans la choucroute. Miles Davis semble revenir de son jeu éthéré, mais sait-il où il va au juste ? A la fin du chapitre apparaissent Bill Coleman et Charlie Mingus. Le jazz paraît sauvé. C’est au milieu du chapitre que tombent les applaudissements. Pas sur n’importe qui. On ne s’y attendait pas mais voici que Lucien Malson tresse des couronnes de laurier à Ray Charles, à Ike et Tina Turner, à B.B.King, à Chuck Berry et à Little Richard. Les rockers boivent du petit lait !

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    Vous avez aimé le chapitre précédent vous allez adorer celui consacré aux années 1960 - 1966. Après un chapeau introductif consacré à la déplorable situation des noirs aux USA, Lucien Malson passe en revue le catalogue de la Tamla Motown et de Stax. Cite tous les noms de Martha and the Vandellas à Curtis Mayfield, d’Otis Redding à Arthur Conley, puis s’intéresse à Wilson Pickett et à James Brown. Mais ce n’est pas tout, puisque Jimi Hendrix est parti en Angleterre voici les Beatles, les Rolling Stones, les Animals, les Yardbirds et Cream. Vous conviendrez que pour une histoire du jazz ce n’est pas mal. Mais que devient le jazz pendant cet épanouissement du rhythm ‘n’ blues et du rock ‘n’ roll ?

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    Le jazz se libère. De lui-même. Il jette par la fenêtre les vieilles structures du blues que le Be-bop avait épargnées, si le jazz était une fille l’on dirait qu’il fout au rancart son soutien-gorge et sa culotte et qu’il adopte la mini-jupe ultra-courte à ras du trognon. De surcroit pour choquer public, il perd toute mesure, il pète, il rote, il chie. C‘est un individu libéré, il devient une chose improbable, il se désignera sous les vocables de free-jazz et de new thing. Bill Coleman, Archie Shepp, Albert Ayler, Don Cherry seront les princes de cette apocalypse. Le free-jazz est-il la métaphore de l’esclave se libérant de ses chaînes ou marque-t-il la fin de l’aventure d’une forme musicale achevée et faisant désormais partie de l’obsolescence de l’Histoire.

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    Le free totalement livré à lui-même ne pourrait que se détruire de lui-même et s’anéantir dans le silence. Cette voie fait d’autant plus peur qu’elle paraît sans issue. Le jazz va revenir vers sa naissance, non pas en son berceau louisianais, il rebrousse chemin jusqu’en Europe, jusqu’à la musique classique, s’intéresse à Debussy et à Ravel. A cette musique qui marque l’aube de la dissonance classique, dans ces variations infinies d’une timbrologie qui flirte avec la dissémination phonique il y a là un territoire à explorer, ce sera par l’entremise d’un Bill Evans ou d’un Miles Davis celui du jazz-rock. Coltrane évitera les redondances bavarde du jazz-rock, et entre nous soit dit s’il est un jazz qui s’approche du rock c’est bien l’intensité luxuriante de cette pâte colorée qui jaillit de son saxophone à la manière de ces tubes de mayonnaise que l’on presse peut-être dans le secret désir de se prendre pour Van Gogh étalant son jaune désespéré sur ses toiles. Il m’a toujours paru que L’Amour Suprême de Coltrane est une œuvre qui n’est pas sans accointances avec le Boléro de Ravel.

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    Que dire de plus ? Comme l’Histoire ne s’arrête jamais, celle du jazz continue. La période 1967 - 1973 sera la plus noire ( beau jeu de mot ) de toute son épopée. Le rhythm ‘n’ blues a gagné la partie en le sens où il est désormais la musique des masses. Le jazz est devenu une musique savante. Même si l’éclatement phonique de free-jazz peut être considéré comme un écho lointain de l’effondrement politique des Black Panthers et des espoirs soulevés par l’idéologie du Black Power, il n’en reste pas moins une musique savante qui demande pour être compris toute une réflexion sur l’évolution historiale de la musique jazz aussi insondable pour un américain moyen que les dissensions théoriques qui peuvent exister entre deux groupuscules trotskystes chez un travailleur d’une usine européenne…

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    Le jazz n’en finit pas de mourir. Il court de Charybde en Scylla. Dans le sillage de la New Thing il s’intellectualise à mort, se revendique de la dé-construction deleuzienne voire de la négativité hegelienne. Ces vaticinateurs finissent par trouver Dieu ou deviennent des mystiques sans Dieu. Mais peu à peu, le jazz revient vers les hommes. Puisque ce sont des bipèdes il retrouve au moyen des musiques folklorique ses fondations binaires. Mais un binaire passé un peu à la moulinette. Lucien Malson nous le démontre en analysant quelques morceaux d’Aretha Franklin… Il revient sur Miles Davis qui persévère dans la voie étroite du jazz-rock entre l’ âpreté du Rhythm ‘’n’’ Blues et la folie de la New Thing. Un chemin qui d’après moi flirte sans vouloir le dire avec le rock ‘n’ roll, une musique peut-être trop blanche pour la fierté noire.

    Le livre s’arrête en 1973. Vraisemblablement pour sa réédition en livre de poche Lucien Malson case après l’introduction sur les modalités de la discographie finale ( soixante pages + un index ) une dernière vue du paysage ambiant des années 1974 - 1978, c’est un peu du tout venant, l’influence de la salsa, Bob Marley, et Stevie Wonder. Encore le jazz-rock et Miles Davis… Le jazz se perd-il pour vraiment mieux se retrouver ?

    Ma chronique est des plus partielles et des plus partiales, au bas mot Lucien Malson cite autour de 750 musiciens qui ont participé à l’aventure, j’ai pris pour option de nommer ceux auxquels nous avons pou la plupart déjà consacrés une ou plusieurs chroniques. Je n’ai fait qu’écorner le contenu de ce livre que je vous souhaite de découvrir.

    Damie Chad.

    L‘OMBRE DU LOUP

    UNE ODYSSEE APACHE

    HARRY JAMES PLUMLEE

    ( Collection : Nuage Rouge

    Editions du Rocher / 1999 )

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    Rock’n’roll, country, western, la piste des derniers coyotes est facile à remonter. Ne vous laissez pas impressionner par le sous-titre français, l’original américain n’est pas aussi grandiose. Ulysse revient chez lui et retrouve sa fidèle Pénélope et son fiston Télémaque, ici le héros meurt piteusement sous les balles des soldats bleus qui adjoignent sans pitié à son cadavre celui de son épouse et de son fils, plus pragmatique le titre originel se contente de ramener l’épopée au niveau inférieur, un simple conte, An Apache Tale. L’on aurait envie de traduire à la Baudelaire : une extraordinaire histoire apache mais dans une très courte postface Harry James Williams a l’obligeance de nous prévenir : son personnage est historique, ne serait-ce que l’orthographe de son nom Nakaidoklinni beaucoup moins, tout au plus quelques lignes évasives dans deux ou trois chroniques incertaines…

    Harry James Plumlee s’est attelé à reconstituer la biographie d’une ombre rouge oubliée depuis longtemps. Beaucoup de romanciers raffolent de ces zombies historiaux dont on ne sait rien ou si peu… l‘imagination s‘en donne à cœur joie, tout est possible, l’invraisemblable est le fil dont on tisse le suaire étincelant de leurs exploits sans nombre… Cavalcades infinies, magnifiques combats, sang, viol, cruauté, fureur apache à toutes les pages.

    Plumlee n’use pas de cette plume. Facile, trop facile, le lecteur en haleine jusqu’au bout sur sept cents pages, et un tome II en préparation. Le sujet est traité - je n’ai pas dit expédié - en deux cents pages, honnêteté scrupuleuse, l’on ne sait rien, ne comptez pas sur notre auteur pour une fresque sanguinaire, l’horrible beauté des corps disloqués, le hennissement des chevaux fous, le crépitement des ranchs incendiés seront réduits au minimum, Harry James Plumlee se contente de décrire l’âme indienne au travers de celle de Nakaidoklinni, agit un peu à la manière des archéologues qui à partir de quelques tessons de poteries tentent de retrouver les techniques et les mentalités d’un peuple effacé de la surface de terre depuis longtemps…

    Ne nous leurrons pas, notre auteur n’est pas un ethnologue, sait très bien depuis sa première ligne ce qu’il entend retracer : le récit d’une défaite. Le constat est clair : les Apaches ont perdu la guerre. Comment et pourquoi.

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    Comme dans toutes les histoires il y a un loup. Ce n’est pas celui du Petit Chaperon Rouge. Celui-ci est blanc. Il apparaît en rêve à Nakaidoklinni au retour d’un raid victorieux sur les Mexicains. Ne vient pas le dévorer, lui confère des pouvoirs de compréhension. En d’autres termes, deux voies s’offrent à notre jeune Apache, celle du guerrier, ou celle du visionnaire. Le sorcier, le porteur de sagesse, le medecine-man, le chaman, utilisez ke terme de votre choix. Un long apprentissage s‘impose, apprendre à soigner les maladies, à préparer les tisanes, à redonner force et vigueur aux chairs et aux esprits corrompus mais surtout à écouter ce que disent les éléments, la terre, le feu du soleil, le vent, les arbres et les collines. Aux moments difficiles de son existence, le loup le conseillera, le lecteur qui croit aux fables écologiques modernes aura le regret de remarquer que lorsque les évènements irréversiblement se précipitent, dans le dernier quart du bouquin, le loup n’est plus là, comme si la dure réalité prenait le pas sur la fluidité du rêve…

    Rien de plus sympathique que le peuple apache. Tant que vous ne faites que passer assez loin de chez eux, ils s’en moquent éperdument. Ne sont pas plus bêtes que les autres non plus. De temps en temps pour montrer qu’ils n’aimaient pas qu’un charriot de colons vienne rouler un peu trop près de leurs mocassins, ils en pillaient quelques uns, attaquaient une diligence, brûlaient deux ou trois fermes, torturaient ( affreusement ) quelques prisonniers, adoptaient des enfants enlevés à leurs parents. De la broutille, leur truc ( en plumes à eux ) ce sont les mexicains. Vous montent régulièrement des expéditions punitives rien que pour leur apprendre à mourir, et voler leurs chevaux et leurs mules. Les amateurs des équidés seront déçus, s’ils ont besoin de montures c’est qu’ils ont la déplorable habitude de les manger.

    Un peuple heureux. Sans histoires. Certes ils se disputent entre eux, se font la guerre, mais leur territoire est grand, quand on ne s’entend plus, chacun s’en va de son côté, ce qui limite et les dégâts mais aussi le sentiment sinon national du moins tribal. Des familles, des clans, des groupes géographiques, plutôt des peuplades dispersées qu’un peuple uni.

    Ils se méfiaient des blancs, ils détesteront les bleus. Ces amis qui vous veulent du bien. Qui vous octroient le droit de stationner sur votre territoire. Qui ne vous en laissent sortir que muni d’une autorisation, question confinement les Apaches étaient un peu en avance sur nous, ils n’ont plus le droit de chasser les mexicains, ils n’ont même plus le droit de chasser tout court, à la place ils reçoivent des rations qui ont tendance à mystérieusement rapetisser…

    Quant aux groupes hostiles, l’armée bleue se charge de les massacrer. Un petit problème toutefois, ces damnés apaches se cachent si bien que personne ne saurait les découvrir. Les blancs ne sont jamais à court d’une solution : ils engagent des ’’ volontaires’’ pris dans les tribus qui bon gré mal gré, se sont pliées à leurs exigences. Ils ont invité les chefs voir le grand-chef de Washington, Nakaidoklinni est du voyage, ils en reviennent anéantis, les blancs sont innombrables, ils possèdent des armes meurtrières, et leur dieu est plus fort que les Dieux apaches. Allez résister après cela !

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    Nakaidoklinni comprend qu’il doit sauver son peuple. Lui seul est capable d’imaginer, d’avoir la vision, qui apportera la solution. Il a l’intuition qu’elle ne passera pas par les armes, même si autour de lui les guerriers les plus vigilants ont tendance à se regrouper, l’est un Gramsci avant la lettre, d’abord il faut restaurer la culture apache, il emploie le mot Esprit, c’est de là que viendra la victoire. La danse sera le vecteur de ce ressaisissement, nous ne sommes pas loin de la Ghost Dance initiée par les tribus des plaines, le déroulement sera aussi rapide, intervention de l’armée, une vingtaine de morts, la résistance apache est terminée. This is the end beautifull friends.

    Vous ne connaissiez pas précisément cette histoire. Mais elle ne vous surprend pas, elle correspond à tout ce que vous avez appris en lisant les récits des révoltes sioux, en moins grandiose, rien à voir avec Little Big Creek, Custer, Sitting Bull, Red Cloud, Wounded Knee, une geste colorée quasiment épique… Vouz avez raison. Mais Henry James Plumlee rajoute un plus, un fait d’importance auquel il ne fait aucune allusion. Mais si vous avez un flair tant soit peu indien, vous saurez relever la trace…

    Deux manières de raisonner. La première est sans danger. Toute historique. Entre les Apaches qui résistèrent et ceux qui composèrent pour ne pas employer le verbe collaborer, le résultat est le même. Le goût amer de la défaite… Celle-ci se cache d’ailleurs parmi les armes que l’on essaie d’opposer à l‘ennemi. Nakaidoklinni ne s’oblige-t-il pas à s’aider de symboles chrétiens dans le but de les retourner contre les blancs… Une erreur funeste aux lourdes conséquences. Le christianisme est le cadeau non pas empoisonné mais empoisonneur que les blancs refilent systématiquement à tous les peuples dont-ils veulent réduire les capacités de résistance. Un venin à dissolution lente qui se transmet de génération en génération et dont les effets délétères et handicapants sont encore à l’œuvre dans les réserves indiennes de nos jours…

    La seconde est beaucoup plus embêtante. Plumlee vous décrit si froidement l’imbroglio des contradictions dans lesquelles sont ligotés les Apaches que le lecteur ne tarde pas à éprouver un malaise. Ce n’est pas le malheur des Apaches qui nous attriste, c’est cette idée qui doucement s’instille en notre esprit, que nous aussi nous sommes des Apaches, ou plutôt pour éviter toute identification par trop romantique - en tant qu’individus confrontés à un système sociétal tant économique que politique qui n’a d’autre but que de nous asservir - nous sommes à leur instar sans cesse à louvoyer entre le pôle de l’acceptation et celui de la révolte, ce dernier se traduisant par des actes beaucoup plus symboliques que nos soumissions collaboratrices. Nos atermoiements ne sont-ils pas des ruses dérisoires pour nous donner bonne conscience… Le no future des Apaches ressemble à celui des punks…

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    Ce livre est une balle perdue qui pulvérise vos illusions. I can’t get no auto-satisfaction.

    Damie Chad.

  • CHRONIQUES DE POURPRE 472 : KR'TNT ! 472 : ART RUPE / ROCK HARDI / SFAX RECORDS / THE TRUE DUKES / RED TRUCK / NASTY NEST / VAGRANTS / BLUES AGAIN !

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 472

    A ROCKLIT PRODUCTION

    FB : KR'TNT KR'TNT

    09 / 07 / 20

     

    ART RUPE / ROCK HARDI

    SFAX RECORDS / YOUNG JESSIE

    THE TRUE DUKES / RED TRUCK / NASTY NEST

    VAGRANTS / BLUES AGAIN !

     

    ATTENTION !

    COMME CHAQUE ANNEE KR'TNT !

    PREND SES DEUX MOIS DE VACANCES REGLEMENTAIRES

    NOUS VOUS DONNONS RDV

    POUR NOTRE LIVRAISON 473

    LE SAMEDI 29 AOÛT

    ET LE JEUDI 06 SEPTEMBRE

    POUR LA LIVRAISON 474

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME !

     

    Rupe it up

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    Enfin un livre sur Art Rupe ! Enfin un label boss qui n’est pas un gangster ! Enfin un livre au format 45 tours ! Enfin des choses sur Percy Mayfield et Jesse Belvin ! Voilà enfin la vraie histoire de Specialty Records, un nom qui nous fait tous autant baver que celui de Sun Records, une histoire racontée de l’intérieur par Billy Vera, issu du sérail Specialty puisqu’il bossa pour Art Rupe dans les années 80, à l’âge d’or du business des rééditions de catalogues. Rip It Up: The Specialty Records Story est un book qui grouille de personnages captivants et de détails tout aussi captivants. Comme l’ont montré Seymour Stein (Sire), Peter Guralnick (Sun), Robert Gordon (Stax), ou encore Jerry Wexler (Atlantic), l’histoire d’un label légendaire n’est jamais une mince affaire, comme on serait tenté de le croire. Vu d’avion, un label légendaire ressemble à une succession d’artistes, de tubes et de verres de champagne, mais la réalité est plus proche de celle d’une arrière-boutique d’épicerie, où il faut faire chaque soir les comptes, relancer les fournisseurs, payer le personnel, surveiller la concurrence et essayer de prévoir le lendemain. L’histoire de Sun et celle de Specialty prouvent qu’il ne suffit pas de découvrir des talents et de vendre des millions de disques pour mettre le label à l’abri. Aussi étrange que cela puisse paraître, ça ne suffit pas. Comme Art Rupe, Uncle Sam finira par se lasser de cette besogne épuisante et deviendra riche en faisant autre chose que de signer des artistes et de vendre des disques. Il investira en achetant des actions Holiday Inn et deviendra millionnaire. Art Rupe investira dans les puits de pétrole et deviendra lui aussi millionnaire. Ils laisseront tous les deux les turpitudes du music business à d’autres. Bien sûr, l’aventure du lancement fut aussi excitante pour Uncle Sam que pour Art Rupe, mais au bout de dix ans, une forme de lassitude prit semble-t-il le pas sur l’excitation. C’est d’ailleurs ce qui se produit dans n’importe quel type de projet : vous montez une boîte, pendant quelques années, c’est assez rigolo, puis ça devient plus austère et ça bascule dans une sorte de fonctionnariat. Si on ne s’est pas cassé la gueule, il est alors grand temps soit de jeter l’éponge, soit de passer le relais.

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    Comme le rappelle Vera, Art Rupe n’est pas musicien, mais il adore la musique noire, notamment le gospel, le blues et le jazz. Ce Californien à lunettes monte ce qu’on appelait alors a one-man operation, un petit music business sans prétention sur Venice Boulevard, à Los Angeles. Exactement comme Uncle Sam sur Union Avenue, à Memphis : une petite boutique et quelques nègres au catalogue. Ils ont un autre point commun, et quel point commun ! Ils éprouvent tous les deux de l’empathie pour les artistes. Art Rupe : «Mon seul talent était d’avoir de l’empathie. Je savais que tout se passait dans le studio. Enregistrer un disque, c’est la même chose que de diriger une pièce de théâtre, il faut développer, trouver une fin et voilà. Je n’ai fait que suivre ce principe.» Non seulement Art Rupe produit les sessions d’enregistrement, mais il assure aussi 100% du mastering sur Specialty.

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    Il sait s’entourer et engage J. W. Alexander comme directeur artistique (talent scout). Les Soul Stirrers, célèbre quatuor de gospel, se retrouvent sur Specialty. Les disques se vendent bien. Et pouf, un jour, R. H. Harris, que tout le monde considère comme le plus grand chanteur de gospel, quitte le groupe. Alors Alexander ramène un jeune coq, Cooke. C’est là que démarre la carrière de Sam Cooke, sous l’œil rond d’Art Rupe. Sam grandit très vite artistiquement et Rupe sent qu’il va finir par mordre le trait, comme l’ont déjà fait Dinah Washington et Clyde McPhatter, pour aller vers la pop, ce qu’on appelle le cross over. Par la suite, Sam Cooke et J. W. Alexander vont monter un label ensemble, le fameux SAR label, qui sera d’ailleurs le premier label appartenant à des noirs. Lorsqu’en 1965, Andrew Loog Oldham voudra racheter les droits de «Good Times» pour les Stones, il rencontrera à Londres J. W. Alexander et Allen Klein, qui veille alors sur le business de Sam.

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    Et puis, un jour de l’été 1950, un jeune compositeur d’une trentaine d’années entre dans le bureau de Specialty, sur Venice Boulevard, et demande à interpréter ses chansons. Il s’agit de Percy Mayfield. Pour bon nombre d’amateurs de blues, Percy Mayfield est un monstre sacré. Il a le même genre de talent que Billie Holiday. Il enregistre quelques hits et tout s’arrête brusquement en 1952. Il se trouve à bord de sa Chrysler neuve avec son entourage. Son chauffeur conduit. Il fait nuit noire sur cette vieille route. La Chrysler arrive au sommet d’une colline et entame sa descente, mais un camion se trouve en travers de la route. Lancée à 100 km/h, la Chrysler s’encastre dans le camion. Percy est devant, à côté du chauffeur. Le moteur de la Chrysler traverse le pare-brise et Percy le prend en pleine gueule. Les secours arrivent. On le croit mort, jusqu’au moment où on l’entend geindre. Il va rester deux ans à l’hosto et mettre du temps à retrouver son équilibre. Il va se retirer dans l’ombre et le mystère va régner sur ses pochettes d’albums.

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    On connaît surtout Percy Mayfield pour «Hit The Road Jack», qu’il composa pour Ray Charles. Ray l’embauche en 1962 dans son équipe. Il vient de fonder son label Tangerine et comme Berry Gordy à Detroit, il constitue une équipe de compositeurs maison. C’est là que Percy commence à pondre tous ses hits. Etta James, Bumps, Lowell Fulsom, Lee Allen et Paul Gayten assisteront à ses funérailles et Little Richard y chantera «Amazing Grace». Le mot de la fin revient à Art Rupe : «Il n’avait pas fait d’études mais il était extrêmement intelligent. Si on l’avait un peu plus aidé, il serait devenu aussi célèbre que Langston Hughes.»

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    Art Rupe récupère aussi Jesse Belvin sur Specialty, un Belvin qu’on considère comme le plus grand chanteur de Soul de Los Angeles. Lou Rawls se souvient qu’il traînait avec une sacrée bande, Larry Williams, Les McCann, Sam Cooke, Gene McDaniels, Johnny Guitar Watson, mais le leader c’était Jesse. «Tout le monde s’inclinait devant lui, même Sam.» Jesse Belvin allait devenir une star, ça ne faisait aucun doute. Après Specialty, il est allé comme Elvis et Sam Cooke chez RCA, et alors que son album Mr. Easy allait sortir, sa femme et lui se tuèrent au volant sur une route du Texas. Encore un accident de voiture ! Uncle Sam a eu lui aussi sa dose avec l’accident de Carl Perkins qui était en route vers la gloire.

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    Le coup de génie d’Art Rupe fut d’aller prospecter à la Nouvelle Orleans. Pourquoi la Nouvelle Orleans ? Parce qu’il adore Fats Domino. Son concurrent Lew Chudd, boss d’Imperial, a d’ailleurs découvert Fatsy à la Nouvelle Orleans. Alors comme Chudd, Art est persuadé que cette ville qu’on appelle aussi the Big Easy grouille de talents. Il engage Dave Bartholomew comme chasseur de talents et en 1952, il organise pendant trois jours des auditions chez Cosimo Matassa, au fameux J&M Music Shop, sur Rampart Street. Pas mal de candidats. Chou blanc. Puis arrive un black nommé Lloyd Price. Rupe flaire le talent et demande à Dave Bartholomew d’organiser une session d’enregistrement. Fats vient même y jouer du piano. D’ailleurs Fats aime bien Rupe et lui demande s’il peut enregistrer sur Specialty, mais Rupe qui est un mec carré en affaires lui dit non, car Fats est déjà sous contrat avec Chudd. Rupe rappelle gentiment que beaucoup de ces artistes ne comprenaient pas ce que signifiait la signature d’un contrat.

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    Dans son autobio, Pricey amène un éclairage complémentaire. L’ouvrage s’appelle Sumdumhonky, ce qui signifie some dumb honky, honky étant l’homme blanc, évidemment. Lloyd Price qu’il faut considérer comme l’un des pionniers du rock («Lawdy Miss Clawdy», c’est lui) est un homme en colère. Son petit livre est un violent pamphlet contre le racisme des blancs du Sud, et plus particulièrement ceux de Kenner, une bourgade de Louisiane où il a grandi. Il confirme ce que dit Billy Vera, c’est Bartho qui l’a découvert alors qu’il jouait «Lawdy Miss Clawdy» sur un petit piano, dans la boutique de sa mère. Lloyd rappelle qu’en 1952, il était le heart and soul du new Beat in New Orleans - They say I was the first black teenage idol and Shirley Temple was the white one. Lloyd Price devient une star, mais il est appelé sous les drapeaux et envoyé en Corée. Quand il revient en 1956, il enregistre quelques bricoles pour Rupe, mais Rupe n’a plus le temps de s’occuper de lui, pas plus qu’il n’aura le temps de s’occuper de Clifton Chenier, lui aussi arrivé sur Specialty : Little Richard lui prend tout son temps. One man operation. Chudd a le même problème chez Imperial : il doit choisir entre Fatsy et Ricky Nelson qui est en train de devenir énorme. Le choix est vite fait. Bon, Pricey ne se formalise pas, il monte son label, KRC et s’installe à Washington DC. Il compose «Just Because» et quand son cousin qui est aussi son valet, Larry Williams, lui demande s’il peut l’enregistrer, Pricey lui répond : «Ferme ta gueule et conduis.» Par contre, il dit le plus grand bien d’Art Rupe : «Pendant tout le temps qu’Art Rupe fut le propriétaire de Specialty, j’ai reçu tous les six mois un chèque de royalties.» S’il est une chose que Pricey apprécie dans le business, c’est l’intégrité, surtout l’intégrité des blancs. Il restera aussi en très bons termes avec Allen Klein qui l’a aidé à une époque à récupérer tout le blé que lui devait ABC Paramount.

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    Bon, il faut ouvrir un bureau dans le Sud, se dit Rupe. Il ne choisit pas la Nouvelle Orleans, mais Jackson, Mississippi et confie le job à un certain John Vincent Imbragulio. Ce dernier fume des gros cigares. Rupe lui dit que la fumée le dérange et lui conseille de changer de nom, car le sien est imprononçable. Imbragulio devient Johnny Vincent, une légende à part entière. Le job de Johnny Vincent est de remplacer Dave Bartholomew et de repérer les talents, puis de les emmener enregistrer chez Cosimo. C’est encore du cœur de mythe. Le studio de Cosimo est à l’époque le seul endroit en ville où les noirs peuvent enregistrer. C’est chez lui que Lloyd Price, Fatsy, Smiley Lewis, Shirley & Lee et d’autres ont enregistré tous leurs hits. Johnny Vincent supervise la session historique de Guitar Slim puis il produit en 1954 un certain Earl Silas Johnson, plus connu sous le nom d’Earl King, un fan de Guitar Slim. Mais Rupe ne trouve pas Johnny Vincent très fiable. Bon d’accord. Johnny Vincent quitte Specialty et monte son label Ace Records. Earl King le suit. Ace Records devient à son tour légendaire, tellement légendaire que Roger Armstrong et Ted Carroll baptiseront leur label londonien du même nom.

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    C’est après l’épisode Johnny Vincent que Rupe engage Bumps Blackwell, originaire de Seattle et leader d’un big band dans les années 40. Bumps eut dans son orchestre un jeune pianiste nomme R. C. Robinson, qui allait changer de nom pour devenir Ray Charles. À Los Angeles, Rupe a trop de boulot et cherche quelqu’un pour l’aider. Arrivé à Los Angeles pour étudier la composition, Bumps accepte le job que lui propose Rupe. Specialty va exploser, avec Little Richard et Larry Williams.

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    Au début, ni Bumps ni Rupe ne sont convaincus par l’enregistrement que leur a envoyé Richard, sur la recommandation de Lloyd Price. Mais Richard les harcèle au téléphone et Rupe craque, demandant à Bumps de le signer, de racheter le contrat signé par Richard avec Don Robey et d’organiser une séance chez Cosimo. Ce sera une séance historique car Little Richard va éclater à la face du monde. Il est accompagné par le backing-band de Fatsy. Vera s’amuse à réactiver toute la légende de l’extravagant Little Richard, via Esquerita, The Thirteen Screaming Negroes à poil sous leurs impers et Billy Wright, autant de blacks fardés, coiffés et parfumés comme des poules et qui furent à leur façon des artistes d’avant-garde, terriblement en avance sur leur époque.

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    Le conte de fées prend brutalement fin lorsque Richard décide de se consacrer à Dieu et donc il met fin à sa carrière de rock’n’roll star. Rupe n’en revient pas. C’est une rupture de contrat. Richard reviendra aux affaires un peu plus tard, drivé par Don Arden. Accompagné de Billy Preston, Richard accepte le principe d’une tournée en Angleterre, à condition de pouvoir chanter du gospel, mais bien sûr, le public ne l’entend pas de cette oreille et Richard doit vite revenir à sa vieille pétaudière. Il retournera aussi en studio une fois avec Art Rupe, pour un résultat que Rupe trouve mauvais, puis chez OKeh avec Larry Williams.

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    Tout aussi tapageur, voici Larry Williams. Il arrive comme un plan B dans l’histoire de Specialty. Il faut quelqu’un pour remplacer Little Richard. Au même moment, Rupe engage un jeune compositeur blanc nommé Sonny Bono. Il pond «High School Dance» pour Larry Williams. Tapageur, Larry Williams ? Oui mais pas pour les mêmes raisons que Little Richard. Larry est un real bad boy, dealer et souteneur. Il fait travailler des filles et vend de la dope à des gens riches. Il est arrêté une première fois par les flics de Los Angeles et viré de Specialty. Libéré, il ira chez Chess puis reprendra son business. Le flics le rechopent en 1960 et le bouclent pour trois piges. À sa sortie, il devient A&R chez OKeh, filiale de Columbia spécialisée dans la musique black. Il y produit deux albums de Little Richard, The Explosive Little Richard et un faux live enregistré en studio à Hollywood, mais comme le dit Richard dans son autobio, il déteste le son OKeh, beaucoup trop Motown pour lui.

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    Mais c’est avec le dark side of business que Larry fait son vrai beurre. Il achète une maison de 500 000 $, il porte des boots avec des talons transparents dans lesquels nagent de vrais poissons rouges, il se pare de manteaux de fourrure et des bijoux. La fin des années 70 est l’âge d’or de la coke à Los Angeles. Larry achète et vend en quantités industrielles. Quand Richard oublie de payer ce qu’il lui doit, Larry lui colle son calibre sous le nez.

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    Etta James rend à Larry le meilleur des hommages dans son autobio. On trouve aussi des choses captivantes dans The Brothers de David Ritz. Larry est en effet le mentor d’Aaron Neville. C’est Charles Neville qui nous présente Larry Williams, l’un de ces new cats in rock’n’roll, qui porte un gangsta pimp hat et qui dispose d’un valet pour le servir. Il a des tas de gonzesses collées à ses basques et une Lincoln Continental Mark IV vert pastel. Sur la portière est collé un sticker qui annonce : I stop for all blondes. Larry Williams est une légende vivante. Pour Art Neville, Larry navigue exactement au même niveau que Fats et Little Richard - The man was a trendsetter, c’est-à-dire un mec qui lance les modes. Aaron Neville découvre rapidement qu’avant d’être une star, Larry est surtout un gangster - He had plenty guns and plenty attitude - Les guns, c’était surtout un moyen de se faire payer. Un jour, Larry explique tout à Aaron : «Baby bro, je fais la route comme un motherfucker depuis des lustres et j’en ai marre de me faire rouler. That’s all this business is. Les maisons de disques, les promoteurs, them fools do nothing but pimp your ass. Le mac, c’est celui qui ramasse du blé. Il vaut mieux être le mac que d’être maqué - makes more sense to be the pimp than be pimped.» Et Aaron ajoute : «Quand ses ventes de disques chutèrent et que ses fans n’allaient plus le voir sur scène, il devint un vrai mac. In the slick world of slick pimps, Larry Williams was the slickest of ‘em all», c’est-à-dire un mac très au point - J’étais aux première loges pour le constater.

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    Voilà pourquoi Larry Williams s’est recyclé - Just the way the record companies stole from me, I intend to steal from the world - Alors, sur la foi de cette morale infaillible, il s’entoure de voleurs et de putes. Il monte une agence artistique, mais il n’organise pas des spectacles, il organise des cambriolages. Aaron est souvent sur la banquette arrière. Il assiste aux grandes heures du duc de dude. Larry ne se fait jamais prendre. Il est capable de sauter du haut des falaises et de se planquer dans des ravins - Larry was a cowboy. I wasn’t - Aaron n’est par un cowboy, alors il se fait poirer.

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    En janvier 1980, on retrouve Larry dans sa Rolls. Il est garé dans l’allée de sa villa à Mullholland Drive, Hollywood, avec une balle dans la tempe. On parle de suicide, mais ceux qui le connaissent savent qu’il a été exécuté. Par un autre dealer ? Par un autre mac ? Par un flic ? Mais si Larry Williams reste bien vivant dans les mémoires, c’est essentiellement pour la qualité de son rock’n’roll.

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    C’est Sonny Bono qui va remplacer Bumps comme chasseur de talents et producteur chez Specialty. Quand Rupe se lasse du music business et qu’il ferme la boutique, Bono continue. Avec son pote Jack Nitzsche, il compose «Needles And Pins» pour Jackie DeShannon et travaille pour Phil Spector en tant que promotion man, percussionniste et coursier, avant de connaître le succès avec Sonny & Cher.

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    En 1957, Rupe finit par ouvrir un bureau à la Nouvelle Orleans et propose le job à Harold Battiste, autre personnage clé dans l’histoire de la scène locale. Battiste tente de lancer des blancs locaux, suite au succès de Frankie Ford. Jerry Byrne ne parvient hélas pas à percer, mais il entrera dans la légende en enregistrant «Morgus The Magnificient» avec Morgus and the Three Ghouls, sur Vin, l’un des labels de Johnny Vincent. Mac Rebennack, Huey Piano Smith et Frankie Ford font aussi partie de ce groupe mythique. C’est Harold Battiste qui permettra à Mac Rebennack d’enregistrer Gris Gris, son premier album, à Los Angeles. Sonny Bonno et Battiste resteront en très bons termes après la fin de Specialty, puisque Bono changera Battiste de diriger son orchestre, aussi bien en studio que devant les caméras de télévision.

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    La dernière découverte de Rupe est un duo, Don & Dewey qui, vous dit Vera, sonnent comme du Little Richard on steroids. Il affirme que «Justine» est du niveau des grands disques de Little Richard et de Larry Williams. C’est donc à Don Sugarcane Harris et Dewey Terry que revient l’honneur d’avoir enregistré Specialty’s final truly rocking records.

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    Après avoir découvert Sam Cooke, Percy Mayfield, Lloyd Price, Guitar Slim, Little Richard, Larry Williams et Don & Dewey, et lancé les carrières de Johnny Vincent, Bumps Blackwell, Sonny Bono et Harold Battiste, Art Rupe déniche un autre phénomène. En 1967, il tombe sur une thèse qui le passionne : Negro Popular Musice 1945-52, rédigée par un étudiant nommé Barret Hansen. Rupe décide d’en savoir plus et recherche Hansen. Hansen deviendra Dr. Demento et travaillera pour Specialty dès 1968. Il écoute toutes les archives, y compris les outtakes et rédige les notes de pochettes destinées aux rééditions. Par la suite, Dr. Demento deviendra l’énorme spécialiste que l’on sait.

    Signé : Cazengler, Art Pute

    Billy Vera. Rip It Up: The Specialty Records Story. BMG Books 2019

     

    Rock Hardi, moussaillon !

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    Les fanzines, c’est comme les concerts, ça se raréfie dangereusement. Dans la vie d’avant, les concerts et les fanzines abondaient tellement qu’il nous arrivait de nous plaindre. Oh la la, tous ces concerts, comment qu’on va faire ? Oh la la, tous ces fanzines, comment qu’on va faire ? Mais au sortir du désert, le moindre concert va ressembler à la bouteille de rhum du Capitaine Haddock, d’ailleurs il vous suffira pour vous en convaincre de lire la kro du concert de Tony Marlou mise en ligne la semaine dernière : Damie Chad en fait jaillir la pulpe jusqu’au délire, il en extrait tout le jus jusqu’à la dernière goutte. Après une telle période d’abstinence, on va certainement aller se jeter sur n’importe quoi, comme le troupier sur la pute au retour du front, histoire de renouer avec le vrai truc. Rien de tel qu’une scène avec des vrais gens dessus, des guitares et beaucoup de bruit.

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    Côté fanzines, c’est pareil, on se tourne vers les survivants. Avec la fin de Dig It! s’ouvre une nouvelle ère, une ère charmante et désolante, l’ère du néant. Comme Bomp! puis Ugly Things, Dig It! montait bien au cerveau, avec sa profusion d’infos, de chroniques, d’interviews, il arrivait même qu’on se plaigne de cette abondance, mais en même temps on tremblait à l’idée qu’elle put disparaître un jour. Voilà c’est fait. Glou-glou. Dig It! gît par deux mille mètres de fond dans les mémoires. L’underground existe encore, mais sur Internet... et dans Rock Hardi. Un Rock Hardi tout petit, qui semble tellement fragile qu’on craint pour sa santé ou qu’il ne se fasse écraser par les gros pneus caoutchouteux des vilains canards kiosqués. Mais comme Moïse dans son berceau, Rock Hardi remonte les fleuves, se taille un chemin à travers les roseaux et échappe aux claquements de mâchoires des crocodiles sacrés. Sous des apparences de petite fanzine riquiqui, Rock Hardi a la peau dure. Il vous suffira de feuilleter le dernier numéro pour vous en convaincre définitivement.

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    En plus des disques, Rock Hardi propose des chroniques de books, de polars et de bandes dessinées, histoire de nous rappeler que nous sommes tous des adolescents attardés et fiers de l’être. Côté interviews, on est gâté : les vieux coucous et les jeunes coucous se bousculent au portillon. Le gros Sal Canzonieri tombe à pic pour nous remonter le moral et nous rappeler qu’Electric Frankenstein fut dans les années 2000 l’un des fers de lance du garage revival, avec un petit côté edgy en plus, aux frontières du Dead-Boyo-Blag-Flagisme. Ils firent sauter la sainte-barbe du Nouveau Casino en 2005 et tous les rescapés de cette aventure en frissonnent encore. Le gros Sal nous renvoie aussi à nos étagères : ressortez votre collection de compiles A Fistful Of Rock’n’roll. Le cerveau de cette série légendaire, c’est lui ! Ces compiles trop denses ont causé la faillite de bien des budgets, car la plupart des cuts renvoyaient à d’excellents albums, la liste est sans fin, Supersuckers, Zeke, BellRays, Action Swingers, Von Zippers, Dexateens, Streetwalking Cheetahs, Black Halos, DGeneration, Quadrajets, Tricky Woo (remember ?), les fabuleux Toilet Boys, les Rocket 455 de Dan Kroha, Lazy Cowgirls, les Dragons, Turbonegro, Sonny Vincent, Dwarves, Mooney Suzuki, et ces rois de la fête qu’étaient les Upper Crust de Boston, et puis Zen Guerilla dont on a revu le chanteur récemment sur scène avec Wayne Kramer. À cette liste qui donne un peu le vertige, il faudrait ajouter Cherry Valence, les Lord High Fixers de Tim Kerr, Nebula, Hellacopters, les Powder Monkeys, les Superbees dont l’album est passé complètement inaperçu, Fu Manchu, les Sewergrooves et tous les autres. Les 13 volumes de la série équivalent en densité et en qualité au boulot qu’a abattu Tim Warren avec les 10 volumes de Back From The Grave. Tout amateur de garage se doit de posséder les deux séries. Elles constituent une sorte de double concentré de tables de la loi, pour rester dans l’imagerie de Moïse. Petite cerise sur la gâteau, le gros Sal connaît bien la scène française, puisqu’il cite un paquet de groupes, dont le Jerry Spider Gang (présent sur le volume 13) et les Badass Mother Fuzzers. Pas mal, non ? Rien qu’avec ce premier interview, on a l’estomac calé pour la journée. L’autre vieux coucou, c’est Pete Shelley. L’interview date de 2006. On y retrouve un homme effarant de modestie, alors que les Buzzcocks sont devenus un groupe culte. Ils constituaient sur scène le plus délicieux mélange qui se put concevoir : un Pete Shelley extrêmement sobre, un Steve Diggle tellement émerveillé de se retrouver sur scène qu’il se marrait comme un gamin et puis cette série de hits parfaits qui n’en finissent plus de nous donner des frissons. Mais leur plus beau coup de Jarnac reste Spiral Scratch, un EP paru à l’aube du mouvement punk anglais. Les Buzzcocks furent avec les Damned les pionniers d’un épi-phénomène qui allait réveiller brutalement la vieille Angleterre. Il est essentiel de rappeler que ces deux groupes partaient de rien : pas de blé mais ils avaient le bon goût d’écouter de bons disques, comme le rappellent d’une part Pete Shelley dans l’interview, et d’autre part Brian James dans le book que vient de lui consacrer John Wombat. Par sa sobriété, l’after Pete tombe sous le sens. Savoir que Steve Diggle continue est la meilleure des bonnes nouvelles, puisqu’il est l’anti-charognard par excellence et bien sûr le coffret à paraître va encore creuser un trou dans les phynances, cornegidouille ! Mais comme dirait la chandelle verte, les phynances sont faites pour ça, et ce qui nous fait baver à l’avance, c’est de savoir qu’on y trouvera un album inédit, The Infamous 1991 Demo. Miam miam & thanks for the news.

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    Côté jeunes coucous, on tombe plus loin sur King Khan qui se présente comme le roi des huîtres, un peu à manière de Nathan Roche (Villejuif Underground) qui dit préférer manger des huîtres à Oléron plutôt que de répondre à une question trop sérieuse. King Khan aime bien déconner lui aussi, mais il devrait se méfier car il pourrait bien devenir malgré lui le maître à penser du monde moderne, ce que refusa de faire Dylan en son temps. Les délires de King Khan sonnent étrangement comme de la sagesse bouddhico-punk. Il énonce ses quatre vérités comme le fit jadis Lao Tseu, par exemple : «Ne pas être pris pour un con». On rigole en lisant ça mais si on réfléchit ne serait-ce qu’un instant, force est de constater qu’il est bien plus fort que le Roquefort. D’ailleurs, il jongle fabuleusement avec les métaphores culinaires, affirmant à un moment que «s’il pouvait manger des tricandrilles tous les jours, il serait probablement décédé, mais son cadavre aurait la banane». King Khan a raison, alors que tous les rockers font des efforts désespérés pour ne pas ventripoter, lui ventripote à qui mieux-mieux et devient le vrai rocker, the larger than life louder than death. On ne peut pas lutter contre la puissance de son overdrive, et c’est parce qu’il a su tourner le dos à la connerie qu’il est devenu le King Ubu du rock, c’est-à-dire un héros mythologique. Comme Choron, Mocky, Gainsbarre, Marcel Duchamp, Marco Ferreri, Vivian Stanshall, Alfred Jarry et tellement d’autres, il a compris qu’il valait mieux prendre «ce monde déglingué» à la rigolade. Toutes les fois où on l’a vu sur scène, on s’est vraiment bien marré, et en même temps et quelle que soit la formation, King Khan a toujours veillé à bien foutre le souk dans la médina. On peut difficilement espérer plus in the face que The King Khan & BBQ Show.

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    On reste dans les jeunes coucous avec Destination Lonely dont l’interview est assez marrante. On la lisait l’autre jour dans le train avec un copain et on se bidonnait comme les marionnettes du Muppet Show. Parmi ses influences musicales, Wlad cite la Villageoise 11°. Par contre, Lo Spider veille à soigner la réputation du groupe en citant les Country Teasers, Cheater Slicks, les Chrome Cranks, la compile historique Rockabilly Psychosis & the Garage Disease parue sur Big Beat en 1984 et qui effectivement marqua les cervelles au fer rouge puisqu’on y trouve la crème de la crème du gratin dauphinois, à savoir le Gun Club, Panther Burns, Hasil Adkins, les Sonics, les Cramps et quelques autres belles breloques du même acabit. Et puis bien sûr les Saints dont il passait parfois un cut dans le Dig It! Radio Show. Côté influences, le groupe est irréprochable. Ne manque que le nom du ‘68 Comeback. Il n’est pas surprenant de retrouver dans leur process de faisabilité des choses les grands noms d’une certaine élite : Magnetix, Weird Omen et JC Satan. L’interview tient le lecteur par la barbichette. Aucune trace de prétention chez ces mecs-là, on peut y aller les yeux fermés. Leur talent pour l’auto-dérision les immunise. Mine de rien, ils sont en train de devenir des géants de la scène française, avec du son, beaucoup de son. On comprend que Beat-Man leur ait offert l’hospitalité sur son label.

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    D’autres trucs passionnants, comme par exemple l’histoire du tribute français à Roky Erickson, un projet sorti de la cervelle de Dom Lonesome Dog, l’histoire d’Ici Paris, un bel hommage à Gildas Cospérec, puis Shakin’Street et les bons souvenirs de Mont-de-Marsan, Marc Zermati et Sandy Pearlman. D’autres choses encore, et puis surtout le CD qui est à Rock Hardi ce que le Radio Show était à Dig It!, c’est-à-dire la bande son du zine. C’est l’occasion de recroiser le chemin d’Electric Frankenstein, autrement dit Attila & the Huns, qu’on voit foncer à travers les plaines à fond de train. L’occasion aussi de recroiser Destination Lonely avec «Nervous Breakdown», un back to the basics du heavy sound et une voix avalée par le riff de heavy sludge. Personne ne peut échapper à ça. L’occasion aussi de découvrir ou de redécouvrir Ici Paris et un «Désir» chanté d’une voix de suceuse, c’est excellent, plein de tonus de teenage lust moulé sous une gelée royale de viens-mon-lapin, elle chante à l’énergie du power glam de foie de canard, c’est bien percuté dans l’occiput, avec un son qui coule entre les cuisses de Jupiter. Imbattable, pur jus de sex & drugs & rock’n’roll. Ils visent l’horizon power-punk pour «Seule» et tapent ça au deux trois quatre. On vendrait son père et sa mère pour obtenir un tel son. Avec «If You Only Knew», les Night Times jouent à la racine du root, ils sont marrants avec ce petit chant impavide tartiné sur canapé de fuzz, trout mak replica de garage suckers. Bienvenue dans l’œuf de serpent. On recroise aussi Roky Erickson avec Phil Amar & the Lonesome Dogs. Là t’es baisé avec le «Bloody Hammer», ils te marchent sur la gueule, cover parfaite, bien ancrée dans l’écho du temps. Ce sont les Premonitions qui décrochent le pompon avec leur pur jus d’envoyade, «Zoot Suit». Ils passent un solo en note à note en plein tatapoum. Fuck, se dit le lecteur, ces mecs ont beaucoup de talent. Leur «Mary Lou Blues» qui va plus sur le garage-punk est même, n’ayons pas peur des mots, assez monstrueux. Ils sonnent comme les Lyres. C’est soutenu à l’orgue, mais violemment, avec une grosse teneur en uranium. Saluons aussi la belle heavy power pop de LB Goodson («She’s In The Way»), chantée à la traîne et arrosée d’harmo, et ce downhome strawberry sound de petite franquette qu’est «Desmond», petit chef-d’œuvre de trash lo-fi. Les becs fins du rock vont adorer ça.

    Signé : Cazengler, Rock Harpic WC

    Rock Hardi # 57. Fanzine libre et autonome.

     

    Sfax similé - Part One

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    Pendant dix ans, un petit label français nommé Sfax redora avec un réel panache le blason du rockab français.

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    C’est sur Sfax que parut en 2006 le premier album de Carl & The Rhythm All Stars, probablement l’un des meilleurs albums de rockab de tous les temps. Music To Live bat bien des records et fut même bien meilleur que leur troisième album pourtant paru sur Wild. Music To Live fut épluché sur KRTNT voici belle lurette.

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    L’autre grand nom de Sfax, ce sont bien sûr les Hot Chickens, avec trois tributes qu’il faut bien qualifier d’explosifs, Play Gene, tribute à Gene Vincent, Rock Therapy, tribute à Johnny Burnette

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    et Speed King, tribute à Little Richard. Trois albums imbattables, de vrais modèles du genre, des albums de fans faits pour les fans.

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    On ne peut pas rêver mieux. Ils furent eux aussi examinés en long, en large et en travers dans Hit The Road Jake - Part One, mis en ligne sur KRTNT à la suite du Béthune Rétro 2019.

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    Hichem - le boss de Sfax qu’on peut toujours voir aux Puces - n’en était pas à son coup d’essai. Il avait déjà à son catalogue une belle ribambelle de grosses équipes, à commencer par les Roadrunners de Russ Purdy, alias Russ Be Bop. Paru en 1996, Catch Us If You Can est le Sfax CD 01. Que de son, my son ! Ces Anglais attaquent bille en tête avec «Rock My Boogie», un superbe shake de deep boogie down slappé à cœur vaillant rien d’impossible. Ils sonnent comme des dieux du rockab. Russ Purdy a tout bon, il sait appeler une syllabe par son nom - She rocks my boogie now - Ils font quelques reprises comme par exemple «Strychnine» - où ils se vautrent - et «Proud Mary» qui accroche un peu mieux. Voilà en effet un bel hommage à Fog. Ah ces mecs ont du répondant dans la culasse. Ce solid romp est vraiment très bien vu. Une bonne chanson reste une bonne chanson, même quand elle est cousue de fil blanc comme neige. Ils font aussi du très bon raw to the bone avec «Somethin’ Baby» et «Buzz Me Babe». Quels jolis drives de strumming ! Ils ont tout compris, c’est wild at heart. Ces deux cuts relèvent de l’imparabilité des choses de la vie. C’est le bass boy Paul Cameron qui prend le chant sur Buzz - Well you buzz me babe - Leur «Voodoo Child No2» n’a rien à voir avec celui de Jimi Hendrix. Ils font leur propre voodoo. Puis ils grattent «The Blues Comes Around» au big clash de bottlerock monté sur un big beat rockab. Ces mecs sont experts dans l’art de manier le rootsy rockab feel, en voilà la preuve éclatante. C’est un régal que d’écouter des gens qui cumulent aussi bien les fonctions : le raw, le drive, le beat, le shuffle, le souffle et l’éclate de la patate. Real raw baby ! Chapeau bas ! Ils restent dans la belle affluence du raw pour un «Get Ready To Rock» traversé par un solo accidentaliste effarant de classe. Il faut saluer Russ Purdy, c’est un killer, ses solos sont des modèles de remote control. Les Roadrunners enfoncent les Stray Cats quand ils veulent. Encore une merveille avec «Blues Blues Blues» amené au big rumble de riff raff conquérant. Une véritable horreur. Russ Purdy est un démon renversant de posture. Il fait trembler la statue du blues. C’est énorme. Le ton est juste. On se souviendra de cet album et de sa qualité de son irréprochable. Leur cover de «Roadrunner» est aussi une merveille de real deal. Bip bip ! Comment s’appelle ce label au fait ? Sfax ? Wow !

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    Hichem n’allait pas en rester là. Un an après paraissait l’album des Runnin’ Wild, Northwind. Ça grouille de bombes là-dedans. Et ce dès «Schoolboy Blues», une samba mais avec du gut et même de l’undergut. Ces trois mecs y ramènent la hargne du heavy rockab demented. Le chanteur s’appelle Patrick Ouchene et il chante son schoolday blues off his ass, avec une mèche de Misfit sur la figure. Avec Carl, Jake Calypso, Russ Purdy et Patrick Ouchene, on peut dire que Sfax disposait alors d’une sacrée écurie de hot spots. Le morceau titre qui suit va plus sur Jacques Brel, mais ce démon gratte sa viande au vent mauvais du plat pays avec un violon tzigane en following. Imbattable ! Nouvelle surprise avec «Love’s In The Air» tapé au slap de rêve. On s’effare de tant de véracité artistique. Plus loin, il nous gratte «Wild Wild Lover» à la cocote sourde. Quand ils vont sous le boisseau, ils vont sous le boisseau. Ces mecs-là ne rigolent pas. Et puis ça explose, on ne sait pas pourquoi. C’est tellement parfait qu’il n’y a rien à redire. «Here Comes Johnny» vaut pour un vieux shuffle de rockab. Ces mecs sonnent tellement juste qu’on finit par se poser des questions : sont-ce vraiment des Belges ? Il y a chez eux une telle excellence de la prestance. Avec «Twixteen», ils sont encore en plein dedans. On entend Patrick Ouchene jouer un lead de jazz dans «Rock’n’ Ry» et il gave son «Catalina Push» de son comme une oie - Catalina push push - ça donne du Tino Rossi sous amphètes. Ils sont même capables de sonner Cajun comme le montre «There’s Nothing As Sweet As My Baby», avec les violons et les vertiges de l’atour. Attention à la section Bonus. C’est très explosif, notamment la version de «Milkcow Blues» qui est pleine de viande. Ouchene la saque bien sec. C’est l’une des meilleures covers de Milkcow jamais enregistrées, avec des poussées de fièvre plus vraies que nature. C’est joué au son pointu, mais à l’excédée. Encore plus sec : «You Got (Everything)». Bien claqué du beignet, embarqué au heavy bop. On peut bien le dire, ces mecs sont doués au-delà du raisonnable, comme le montre encore «I’ve Got To Jump On Johnny». Vas-y Johnny fais-moi mal, enfer et damnation, c’est encore un fuckin’ smoking beast ! S’ensuit un «Teenage Lover» assez bomped, ces mecs allument tous leurs cuts un par un, comme à confesse, et dans les règles de l’art. Retenez bien ce nom : Runnin’ Wild. Des gens aussi brillants, vous n’en croiserez pas tous les jours dans la rue.

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    Ouf ! Sfax nous donne un peu de répit en se vautrant avec l’album d’Ike & The Capers. I’m Not Shy To Do est un album raté. Dommage car ça partait d’une bonne intention : c’était le Sfax LP 01. Problème de production ? Le «What’s The Show» d’ouverture de bal d’A fait dresser l’oreille avec son solo de clairette et Ike impressionne avec «I’m Haddin’ Home», car il se poste à la pointe du progrès de la niaque. Mais après ça se gâte terriblement. Il ouvre son bal de B avec «She’s Gone», une belle tentative de commotion, on le sent très déterminé à jiver by the record machine, mais globalement, l’album souffre d’une dramatique carence compositale.

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    Heureusement, Russ Be-Bop et ses Roadrunners refont surface pour voler au secours de Sfax avec un deuxième album, Movers & Shakers. On retrouve l’extraordinaire qualité du son dès «Howlin’ For My Baby», raw as it goes, avec un slap incroyable de véracité, claqué sec avec du cha cha cha dans l’os de l’ass. Un vrai coup de génie. Sur cet album, toutes les parties de guitare sont exceptionnelles. Russ Purdy ne laisse rien au hasard. «Your Cheatin’ Me» sonne comme un petit cut de fête foraine, ou plutôt un cut qui ne veut pas dire son nom, même si la fièvre le parcourt tout au long de l’échine, on sent la poussée du slap derrière et ça bascule dans l’excellence du bop. Les scientifiques appellent ça le bop prévalent. On reste dans le décrochage de mâchoire avec «Castin’ My Spell», solide shake de shark. Peu de groupes savent sonner aussi bien. C’est un fabuleux shake d’à ras les pâquerettes, ils mixent le Diddley beat avec le raw to the bone, c’est dire s’ils ont bon goût. Impossible de résister à l’attaque de «Chicken Runner Blues». Heavy romp + gimmick perfide + slap des enfers, ça donne le Chicken shake dont on rêve. Ces mecs jouent leur va-tout en permanence. Ils changent de son avec «Take A Look At My World» joué aux heavy chords, ça tombe sur le pli, comme un pantalon, un son plus sixties. Retour au slap avec «Gone Blues Train». Ça pulse dans la gare, Edgard. Ils y vont franco de port. Le slap mène la danse. Avec «Killing Time», ils s’engagent dans le vieux groove de rockab bien gratté des puces. C’est sans appel. Ils passent à l’instro de frenzy avec «Hi Jack». Ils nous rockent ça out of it. Tu vois trente-six chandelles, c’est la piste aux étoiles, ils ne reculent devant aucun excès. Encore plus effarant, voilà «We Love To Boogie», amené au riff raff de slappy baby, ils rallument la flamme avec un son énorme, du raw of it all - Yes I love to boogie/ On a saturday night - C’est le son définitif, l’essence même du rockab. Ils terminent cet album qu’il faut bien qualifier de faramineux avec «Rocket Ship», une apothéose de bop it down.

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    Hichem retente le coup du vinyle avec l’I Want It Hot des Kentucky Boys. Ce Sfax LP 02 paraît en l’an 2000 avec cinq creepers alignés sur la pochette. On est là dans un son plus Ted, mais avec une belle énergie, comme le montre «Marie Marie», un joli drive digne des meilleurs jukes de banlieue. Ces jeunes coqs ont tout bon au plan du pulsatif de bopping machine. Mais après ça se gâte. Tout le monde n’est pas Jake Calypso ni Russ Purdy. Ils sauvent la mise de leur album avec un morceau titre bien embarqué au slap frénétique et on assiste en plein milieu à un sacré télescopage de solo et de gratté de slap. En B, on devra se contenter de trois bricoles, comme ce classique «Rock-a-Billy», ce «Cool Cool Baby» boppé sous le boisseau du kentucky alsacien et «Teddy Boy», bien chaloupé du bottom de beat, avec derrière ce bon son de slap clair et net. Ces mecs ont la main verte.

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    Tony Marlow est l’un des Bops de Betty And The Bops. Hot Wheels On The Trail date de 2005 et Marlow le marlou n’a pas encore les cheveux blancs. Betty slappe et chante. On sent la réalité de leur son dès «Hound Dog On My Trail». Tony Sasia bat son bord de caisse. Ils passent aux choses sérieuses avec «You Better Run». C’est plutôt wild avec un petit côté banlieue bien amené. Marlow le marlou joue du killer solo flash, il en a la carrure, il sait jouer au dératé. Betty reprend le lead au slap avec «Go Cat Go» et le marlou joue en clair derrière. Le niveau va hélas baisser pendant une petite série de cuts et ils font un retour en force avec «The Memphis Train» et sa belle descente de basse à la Bill Black. Betty chauffe comme Marcel, on peut lui faire confiance et soudain, le marlou rentre dans le lard du Train avec un solo demented. On reste dans l’énormité avec un «All I Can Do Is Cry» claqué au big riffing de marlou. C’est encore une fois slappé de frais et rempli à ras bord de big sound. Il faut voir ce marlou swinguer la cabane. Betty et ses amis ne font pas n’importe quoi, sur ce mighty label. Et paf, voilà la reprise fatale : «Please Don’t Touch». Betty rentre dans le lard du Kidd avec une niaque héroïque. Côté son et esprit, c’est absolument parfait. Ils font aussi une reprise du «Tear It Up» de Johnny Burnette. Betty la prend comme il faut, à la bonne franquette et boucle son bouclard avec «Bop Little Baby». Elle y va sans se poser de questions et le marlou sonne bien le tocsin du riff. On peut dire que ça shake sous la ceinture.

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    En 2006, Hichem publie son Sfax CD 08 : le Rockabilly Sauce des Hot Rocks. On les voit tous les trois sur la pochette avec des vestes en peau de zèbre. Désolé les gars, c’est encore un must. L’album grouille de son et de bonne humeur rockab. Le surdoué de service s’appelle Alexis Mazzoleni et quand on lit le feuillet intérieur, on tombe sur le nom de Jerry Dixie, crédité pour la photo du trio appuyé contre une grosse caisse américaine. Il faut dire que l’album démarre laborieusement avec un «Boogie Woogie All Night Long». Ça mon gars, all nite long, il faut la bite qui va avec. Ils tapent une reprise d’«All My Myself» au hiccup de saute mouton. De toute évidence, ces mecs y croient dur comme fer. Quand on écoute «Somebody’s Fool», on réalise qu’ils sont dans leur truc et qu’il ne faut pas les embêter. Ils ont la bénédiction du Pape Hichem. Ils font un peu de bop avec «Bop Bop Baby Bop». Au moins, ils ne risquent pas de se faire une entorse à la cervelle. Et soudain, les Hot Rocks prennent tout leur sens avec «Get Out Of This House», un vieux drive de rockab bien affûté. Et ça continue avec «Mama’s Little Baby». Quelle cavalcade et quel son parfait ! Alexis Mazzolini chante son «Rockin’ Around The Night» à la pointe de sa Cadillac. Ils distillent une science du son qui en impose. Vieux shoot apache avec «Geronimo’s Rock». Zy va baby boy ! C’est taillé dans la masse du rockab. «King Without A Crown» est plus festif, mais sacrément joué. On croirait entendre Gene Vincent un soir de fête. S’ensuit un «Baby Won’t You Come Out Tonight» bien foutu dans le bubble de sex, c’est du rock de hot slip, on a trop entendu ces burst-out de flaming desire, à l’image d’une bite qui n’en peut plus d’attendre. Ils retrouvent leur calme avec «Boogie Woogie Country Girl». On croit entendre une autre équipe. C’est du big dash de real sound tapé à la sécurité du riff fatal. Superbe ! Ils amènent leur «Rockabilly Fever» au bon niveau, ils rock-rockent ça net et sans bavure, ils connaissent toutes les ficelles de caleçon, c’est une vraie merveille de rock-rock et de fever. Puis avec «I Ain’t Gonna Take It», Alexis le grand rase les mottes au chant. C’est un cut de génie bien fouetté du slap au cul. Ce mec est un devil on the run, ça pulse comme chez Charlie Feathers, avec exactement le même gusto. Genius take ! Ils terminent leur bel album avec un clin d’œil à Billy Boy et une reprise de «Flying Saucers Rock’n’Roll». Le hot shot n’a décidément aucun secret pour ces vaillants Hot Rocks.

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    On retrouve des Bretons sur le Sfax CD 09 : The Dalann Fly-Cats avec l’excellent A Different Saturday Night Thrill. Ils mettent le paquet dès «B Ball Trouble», du pur jus de heavy bop de slap. Ils sont dedans jusqu’aux oreilles. C’est une arlésienne de beat des reins. Au chant Michel Pronost est héroïque. Ils reprennent plus loin le «Mean Little Mama» de Roy Orbison en mode rock-a-lama et un joli solo vient illuminer l’écho du temps. Ces mecs y croient eux aussi dur comme fer, au moins autant que les Hot Rocks. Leur version de «Mean Little Mama» est digne des énormités de Deep South. Ils jouent «Blue Sunday» au meilleur groove de good time Fly Cats. Ces mecs ont du son et une classe terrible, avec en plus des solos qui courent bien sur le haricot. Et paf, on prend en pleine poire l’«Oh Baby Don’t» slappé jusqu’à l’os. Ils sont tout compris, ils jouent avec le rrrr de la panthère et un big bad slap digne de celui de Lew Williams. Ils font une cover superbe du «Jungle Rock» de Hank Mizell. Ils se positionnent avec ça dans l’excellence du mythe. Il n’existe pas de cover plus démente que celle-ci. Ils tapent aussi dans le «Down the Line» de Buddy Holly et Bob Montgomery. Michel Pronost fait son cirque à la guitare. On se régale aussi de la qualité du son dans «Now That You’re Gone», un heavy rumble de Sfax. Tous les heavy grooves de slap sont imparables sur cet album. Ils terminent en bona fide de bop avec un «A Lifetime Without You» bien slappé derrière les oreilles, juste comme il faut, avec toute la tension et la pulsion, et là, ils deviennent invincibles, c’est le bop qui fait l’homme, les Fly Cats l’ont bien compris, ils bopperont jusqu’à l’aube et on vous le garantit, on ne risque pas de s’endormir.

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    On pourrait terminer ce petit tour d’horizon Sfaxy avec trois EPs, à commencer par le Sfax EP 001 : le groupe s’appelle King Size et l’EP Hot Rhythm & Rockabilly. Attention aux yeux, c’est un heavy shoot de rockab toulousain. Comme toujours sur Sfax, le son est impeccable. Ces mecs ont tout compris au film, il faut les entendre chanter «Little Green Man» sous le boisseau. Ils disposent du meilleur pulsatif rockab qui se puisse imaginer ici bas. Ils jouent aussi «Strange Little Linda» dans le deep du bop, ils le travaillent au corps et en extraient la substantifique moelle. Il terminent ce fantastique EP avec «Dark Eye», cut de fête foraine pulsé à la pompe de jazz manouche.

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    Dans un style complètement différent, voici les Tennessee Rumblers, avec Down In Texas, le Sfax EP 004. Ces cowboys viennent du Havre et qui retrouve-t-on à la guitare ? Didier, l’âme du Blue Tears Trio. Sur cet EP, les Rumblers sonnent très country western, c’est gratté à coups d’acou et Dom le cowboy chante goulûment. Ils virent même cajun avec «Fireball Mail» quand un violon entre dans la danse. Très curieux. On pourrait qualifier ça d’Americana havraise.

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    Et puis voilà Betty And The Bops again avec Be-Bop Bop, le Sfax EP 007. On y retrouve bien évidemment notre Marlou préféré qui passe un ravissant solo kill kill dans un «Be-Bop Bop» bien brossé dans le sens du bop. On tombe de l’autre côté sur «Crazy Little Lady», un joli rumble de big heavy rockab. Betty hiccuppe comme une reine de Saba du Tennessee et c’est pas peu dire. Oh et puis tiens, ça n’a rien à voir, ou plutôt si. L’autre jour, Hichem sort ça d’une boîte de 45 tours : The Corals. Pochette économique avec photo en noir et blanc. Quatre mecs habillés en blanc avec leurs guitares et une caisse claire.

    — Tu ne le reconnais pas ?

    — Beuuuhhh non...

    — Regarde-le bien, celui-là, derrière, avec la basse...

    — Beuuuhhhh... Dick Rivers ?

    — Ha ha ha, non pas du tout. C’est Hervé !

    Eh oui, le premier single d’Hervé Calypso, deux instros joués au tatapoum de derrière les fagots d’Annequin, mon tio quinquin. Le jeune Jake était alors dans autre chose, dans l’instro de fête foraine, dans l’instro de barbe à Papa rythmé par les booms des camors, quand les ados draguaient les adottes à coups de chocs frontaux et de gloussements de rire hystériques. Tout fan de Jake Calypso se doit d’écouter ça. Le single est loin d’être anecdotique. Merci à Hichem pour les Corals (qui ne sont pas sur son label) et pour tout cet impressionnant parcours de label boss. On y reviendra.

    Signé : Cazengler, Sfart

    Hot Chickens. Play Gene. Sfax Records

    The Roadrunners. Catch Us If You Can. Sfax CD 01. Sfax Records 1996

    Runnin’ Wild. Northwind. Sfax CD 02. Sfax Records 1997

    Ike & The Capers. I’m Not Shy To Do. Sfax LP 01. Sfax Records 1997

    Russ Be-Bop & The Roadrunners. Movers & Shakers. Sfax CD 03

    The Kentucky Boys. I Want It Hot. Sfax LP 02. Sfax Records 2000

    Betty And The Bops. Hot Wheels On The Trail. Sfax CD 06. Sfax Records 2005

    Carl & The Rhythm All Stars. Music To Live. Sfax CD 07. Sfax Records 2006

    The Hot Rocks. Rockabilly Sauce. Sfax CD 08. Sfax Records 2006

    The Dalann Fly-Cats. A Different Saturday Night Thrill. Sfax CD 09. Sfax Records 2006

    Hot Chickens. Speed King. Sfax CD 011. Sfax Records 2007

    Hot Chickens. Rock Therapy (Tribute To Johnny Burnette). Sfax Records 2008

    King Size. Hot Rhythm & Rockabilly. Sfax EP 001. Sfax Records

    Tennessee Rumblers. Down In Texas. Sfax EP 004. Sfax Records

    Betty And The Bops. Be-Bop Bop. Sfax EP 007. Sfax Records

    ADDITIF : THE CORALS : Crazy Guitars : Mac Records. Mac 121.

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    All the Young Jessie dudes

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    Même Young Jessie qu’on croyait éternel a fini par casser sa pipe en bois. On pourrait gloser à l’infini sur la nature cruelle du destin. Mais ce n’est pas non plus une raison pour envier les vampires : il paraît évident que la jeunesse éternelle nous ferait tous crever d’ennui.

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    C’est grâce au big daddy catalog de Tim Warren qu’on fit la connaissance de Young Jessie dans les années 90. Le Cryptman en vantait tant et si bien les charmes qu’on finit par céder au chant des sirènes et par le lui commander, de la même manière qu’on lui commandait des trucs obscurs comme Frankie Lee Sims ou Jerry Boogie McCain et on ne s’en mordait jamais les doigts. Les choix du catalogue Crypt étaient d’une infaillibilité sans nom, comme dirait Lovecraft. Tim & Dirk faisaient ce travail de repérage que ne savent pas faire les canards kiosqués.

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    L’album de Young Jessie qu’ils proposaient s’appelait I’m Gone - The Legendary Modern Recordings, paru bien évidemment sur Ace. On avait donc en prime quelques infos de premier choix, sous la forme d’un livret signé Ray Topping. Ah, ça change la vie. Le vrai confort moderne, c’est d’écouter un disque en sachant ce qu’on écoute. Il est par exemple essentiel de savoir que Young Jessie tournait dans le Deep South avec Guitar Slim qui était alors le prince des grandes exubérances, puisqu’il sortait du club où il se produisait pour aller gratter sa Telecaster dans la rue, numéro que reprendront plus tard les Fleshtones. Young Jessie racontait aussi à Ray Topping que Guitar Slim ne voulait être payé qu’en billets de 1 dollar qu’il stockait dans les poches de sa veste rouge. Topping nous rappelle aussi que Young Jessie, qui aimait bien qu’on l’appelle Obie, était né dans les années trente au Texas, du côté de Dallas et que sa mère jouait du piano dans les clubs locaux. Pendant la guerre, la famille s’installe à Los Angeles et Young Jessie rencontre Johnny Guitar Watson qui va rester l’un de ses bons amis, puis Richard Berry, avec lequel il monte un groupe vocal, the Debonaires. Il n’a que 13 ans quand il flashe sur Roy Brown. C’est là qu’il prend la décision de devenir chanteur. Ils font un premier test avec un disquaire nommé Dolphin’s Of Hollywood, le résultat ne leur plaît pas, alors ils prennent leur bagnole et cherchent un autre label. À force de vadrouiller, ils finissent par tomber sur l’enseigne Modern/RPM Records, oui, le label de Jules et Joe Bihari. Les Bihari qui ont du métier rebaptisent le groupe The Flairs et sortent un premier single, «I Had A Love», qui n’est même pas sur la compile Ace.

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    Par contre le deuxième single, «Rabbit On A Log» s’y trouve - Look at that rabbit ! - Pour un cut datant de 1953, c’est excellent, plein de vie. Joe Bihari rebaptise le groupe The Hunters. C’est Richard Berry qui chante lead et Young Jessie fait les renvois. Dans le studio se trouvent Leiber & Stoller qui sont en stage d’apprentissage chez Modern. Ils suggèrent de rajouter des coups de pistolets sur la B-side du single, «All I Want To Do Is Rock», qui n’est pas non plus sur la compile Ace.

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    La même année, Richard Berry et Young Jessie décident d’entamer des carrières solo. Young Jessie démarre la sienne avec «I Smell A Rat» composé par Leiber & Stoller pour Big Mama Thornton. C’est avec ce vieux Smell que Jessie tente de se faire passer pour Little Richard. Il a du raunch à revendre et fait un beau numéro de wild shouting. Mais son seul grand hit s’appelle «Mary Lou» et c’est lui qui ouvre ce bal d’Ace. Jessie chante au rentre-dedans. C’est fou comme il s’implique, il n’a pas vraiment de voix mais il regorge de Cadillacs et de diamond rings. C’est du jump d’époque, chauffé au sax, mais hélas sans la magie de la Nouvelle Orleans. On a là l’archétype du black rock’n’roll de collectionneur. «Mary Lou» fit des ravages sur la west coast et au Texas. Ronnie Hawkins en fit même une cover sur Roulette.

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    Puis comme tous les autres, Jessie part en tournée avec les Platters et les Penguins. Pouf, les voilà à l’Apollo de Harlem. Joe Bihari profite de ce raid à Harlem pour organiser une session d’enregistrement avec la crème de la crème locale : Jessie enregistre «Pretty Soon», «Oochie Coochie» et «Don’t Happen No More» accompagné par Mickey Baker. C’est du pur jus de black rock’n’roll, avec un Mickey Baker on fire, mais ça reste du sous Little Richard. Quand les Bihari se cassent la gueule, Jessie s’en va bosser avec Leiber & Stoller et enregistre «Shuffle In The Gravel» sur Atco. Un peu plus tard, Bumps Blackwel le récupère et le fait signer sur Mercury, mais, nous dit Topping, le gros des enregistrements a disparu.

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    Il faut bien dire qu’un cut comme «Lonesome Desert» n’avait absolument aucune chance. Pourquoi ? Parce que mal chanté. Young Jessie se montre assez inégal, il atteint des sommets et aussi des bas-fonds. Une compile de Young Jessie, c’est un peu les montagnes russes. Il chante son «Nothing Seems Right» du menton, comme un vieux routier - Baby let me hear from you - Quand il tape du blues ou de gospel, il chante à la perfection. Sa dominante reste le jump, l’époque voulait ça.

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    Il existe un autre album de Young Jessie qu’on peut écouter les yeux fermés : le fameux Shuffle In The Gravel paru sur Mr R&B Records. Le gros intérêt est que Bill Millar noircit le dos de pochette de sa prose érudite. Il parle d’un primal blend of R&B and Rock’n’roll et quand il a dit ça, il a tout dit. Il situe admirablement les racines de Jessie dans le country blues de Blind Lemon Jefferson, le gospel et le slick jump’n’jive. Millar indique aussi que Jessie tourna dans le Deep South à trois reprises, et pas seulement avec Guitar Slim. Il fit partie de packages comprenant B.B. King, Bobby Bland et Little Willie John, pardonnez du peu. Millar ajoute que Ronnie Hawkins ne fut pas le seul à reprendre «Mary Lou» : Steve Miller, Zappa, Bob Seger, Sonny Burgess et Buddy Knox tapèrent aussi dedans. D’ailleurs, Jessie profite de l’occasion pour indiquer qu’il n’a jamais touché un seul kopeck pour «Mary Lou» et quand il posa la question à Ronnie Hawkins, celui-ci lui répondit : «Moi non plus».

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    En fait, Bill Millar et Ray Topping se connaissent très bien, puisqu’ils interviewaient ensemble Young Jessie quand il était de passage à Londres dans les années 80 pour ce qu’ils appellent tous les deux une charismatic perfomance à l’Electric Ballroom de Camden Town. Shuffle In The Gravel présente un gros intérêt : cette compile fait suite aux Legendary Modern Recordings. Le bal d’A s’ouvre avec les sessions produites par Leiber & Stoller en 1957. Le morceau titre sonne comme un fabuleux shoot de petit black rock’n’roll épicé de doo-wop : solide et ancien, digne de confiance et jumpy en diable. Jessie raconte qu’à une époque, on versait du sable sur la piste de danse et les bruits des pas des danseurs qui avançaient et reculaient donnaient le shuffle in the gravel. Quand Jessie chante «The Wrong Door», on sent chez lui une aisance indéniable, un truc de dude on the run, et même un certain parfum d’excellence. Il ouvre son bal de B avec «Big Chief», pur jus de comedy act à l’indienne, dans l’esprit des Coasters. Ça sent bon les gros moyens : les Rivingtons font les chœurs, Quincy Jones les arrangements et Bumps Blackwell produit. On monte encore d’un cran avec «Too Fine For Cryin’» : cette fois ce sont les Blossoms de Darlene Love qui wap-doo-wappent et Jack Nitzsche signe les arrangements. Que peut-on espérer de mieux ? Et ça continue avec «Bebop Country Boy» dans une fantastique ambiance de jumpin’ jive, ah-ah-ah fait Jessie, c’est arrangé à la hollywoodienne par ce démon de Quincy Jones. Nous voilà dans la magie des temps anciens. Le fait que ce cut ne soit pas devenu un hit mondial relève de l’inexplicabilité des choses. Encore pire que le mystère de Toutânkhamon. Jessie revient à son cher blues avec «Make Me Feel A Little Good». Ça date de 1962 et un certain Junior Rogers gratte sa gratte. Fabuleux car inspiré. Blues orchestré mais interprété à l’infernale conséquente, aw something’s wrong. La B se termine avec un «Young Jessie Bossa Nova» live. Vraiment bon, c’est pas du réchauffé, on a là du black artist en dur avec des folles qui crient derrière lui, Jessie chauffe sa salle à blanc, ça saxe dans les brancards, il y va, le vieux Young, il c’mon ses clous, il fait son hot shit à deux pattes. Goddamnit !

    Signé : Cazengler, Young Vessie

    Young Jessie. Disparu le 27 avril 2020

    Young Jessie. I’m Gone. The Legendary Modern Recordings. Ace Records 1995

    Young Jessie. Shuffle In The Gravel. Mr R&B Records 1986

    MONTREUIL

    COMEDIA / 04 – 07 - 2020

    TRUE DUKES / RED TRUCK

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    Retour à la Comedia après trois mois d'absence. Enfin un vrai concert, du live de chez live avec un public friand, en osmose parfaite avec le lieu, qui s'est déplacé en masse. Rachid aux mille bras sourit derrière le comptoir, les amateurs jettent leur obole, rétribution des musiciens, dans le seau dévolu à cet usage léthéen... dans la diffuse lumière admirez les fresques poulpitiennes de maître Martin Peronard sur les murs, dans deux mille ans les archéologues et les universitaires ne manqueront pas de les comparer aux fresques de la Villa des Mystères de Pompéi, ils essaieront d'en décrypter le sens magique et d'en déduire l'étrange et incompréhensible psychologie de leurs ancêtres qui les poussait à se réunir dans ces lieux sombres afin de s'adonner à d'étranges pratiques dont le sens et la nature leur échappera. Il semblerait édicteront-ils doctement qu'ils offraient de mystérieuses libations à deux Dieux primitifs et dioscuriens aux attributions incertaines mais qui devaient se nommer Punk et Rock.

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    En attendant ces temps lointains où nous ne serons plus que des ombres incertaines dans les ordinateurs télécommandés et pré-programmés que seront devenus les cerveaux de nos descendants définitivement asservis adonnons-nous sans retenue à ces pratiques révoltantes.

    THE TRUE DUKES

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    En langue shakespearienne le nom ne manque pas d'allure. Pour les malheureux qui ne possèdent que d'imparfaites notions d'anglais et qui auraient dans leur ignorance stupidement compris que nos cinq chevaliers se seraient décernés le titre de Véritables Ducs, ils se dépêchent de nous faire part de la seule traduction autorisée, the true dukes signifie les trouducs, et ils se hâtent d'ajouter pour les esprits nantis d'une lenteur rédhibitoire de la comprenette : les trous du cul en toutes lettres. Un peu provocatrice cette boule puante suscitée par les vents mauvais de la dérision étymologique qui sent si fort, non pas le roquefort, mais l'attitude punk.

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    Punk un jour, punk toujours. Z'ont de l'allure avec leur quatre guitare qui barrent d'un trait noir le batteur derrière elles. Ne restera pas longtemps invisible et point du tout inaudible. Une frappe dure sans fioriture, qui aplatit d'un seul coup le tube de la mayonnaise punk. Le bouchon gicle avec. Pas jaune fluo la mayo, couleur noir-rentre-dedans il n'y a plus d'espoir. Les trouducs ont la crotte charbonneuse, et chardonneuse, car si vous y goûtez – et vous n'y manquez pas, inutile de prendre cet air dégoûté - elle pique à la langue et vous démantibule le palais buccal mais aussi ducal car ils professent une idéologie peu favorable aux puissances autoritaires, sont du côté des Révoltés du bloc 9, et vous enferment dans Le mitard pour que vous touchiez un peu aux sombres réalités de la vie. Pas mal de reprises entre Trust et OTH, se permettent même quelques titres qui leur sont propres, ou plutôt sales comme notre quotidien. Il y a surtout ce son implacable, ce mur de parpaings soniques celui dont on fait les zonzons carcérales et morales, qui vous agresse, vous encercle, vous entoure, vous prend à la gorge, à la geôle, les trouducs vous pètent le son du canon à la figure.

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    Pour vous réveiller. Basse, rythmique, lead, ils ont le moyen de vous faire prendre conscience, d'autant plus que el cantaor aime ceindre sa zitare gratifiée d'un horrible sourire aux crocs menaçants, il la délaisse parfois pour un harmo dont il tire des sonorités aussi tranchantes qu'un larsen, ou alors où vous le fait bruisser à la manière d'un tigre blanc du Bengale qui ronronne à la pensée que vous allez lui servir de petit déjeuner. Comme tout chanteur qui se respecte il chante, sans trémolo, sans chichi, une voix bassement timbrée, un peu monocorde pour vous pendre, rase bitume et rase brisure, à l'effet dévastateur. Genre rouleau compresseur imperturbable et sans état d'âme qui vous roule exprès sur les pieds pour vous obliger à ressentir que le malheur existe et que vous êtes un Citoyen du monde.

    Donc deux guitares. Pour assurer le roulement de fond. Filochent rapide, à votre droite sous son bonnet Rico vous sculpte quelques acanthes sur le chapiteau des colonnes doriques, genre branches de cactus carnivore aux épines acérées pour transpercer les serpents du désert, elles ont la particularité de s'insinuer dans vos oreilles sous forme d'acouphéniques délices dont vous vous surprenez à guetter les suaves ruades.

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    Il y en a deux - guitare et basse – qui ne doivent pas travailler dans la pub. Des discrets. Des bosseurs. Des taiseux. N'ouvrent pas le lèvres, n'aboient pas haut et fort toutes les deux minutes, une attitude rare chez les punks, leur revendication et leur colère ( rentrée ) envers le système ce sont leurs doigts pattes d'épeires appliquées qui l'expriment. Ne chôment pas, arrachent le chaume des notes, une par une, brin par brin, avec une régularité exemplaire. Jamais fatigués, toujours satisfaits. Travailleurs de force et de précision. Produisent ce son continu de bourdon à la base de multiples musiques folkloriques, pendant ce temps-là les trois autres pourraient faire des claquettes ou parti voir leurs vieilles grand-mères, eux ils assurent la continuité du groupe sans débander.

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    Certains titres n'auraient même pas besoin de paroles, Corruption, Rien à foutre, Rage, ( ces deux derniers déclenchèrent une vague frénétique d'acquiescements relativement inquiétants quant à confiance accordée par notre saine jeunesse au nouveau gouvernement ), The True Dukes les assènent à la volée et les érigent comme des barricades à venir. Une musique puissante, épaisse comme les remparts de Carcassonne, déployée tel l'étendard noir des orages désirés.

    ( Photos : Isabelle Serra )

    RED TRUCK

    De noir l'on passe au rouge. Des couleurs quelque part complémentaires. Le Dominique ne bouge même pas de son trône, l'est le batteur des deux groupes. Deux combos, non identiques. Déjà ce ne sont pas aficionados de philologie, ne se vantent pas d'avoir le Truc Raide. Ce serait mal venu. An moins pour l'élément féminin. Cela confirmait mes intuitions personnelles. Lorsque j'ai lu Red Truck, j'ai intuité un groupe de la mouvance rockabilly – souvent ils ont une chanteuse – avec peut-être une pointe de country bas-du-front à la Dave Dudley, mais non j'avais tout faux.

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    Donc je manque à tous mes devoirs de gentleman, honte à moi de ne pas sacrifier aux vieux usages sacrés de la galanterie française, j'aurais dû vous la présenter dès le premier paragraphe, mea culpa, mea culpissima, mais je n'y suis pour rien, c'est de la faute des trois autres, Michel qui durant l'inter-set s'amusait à des roulements échevelés sur ses sets, Vincent qui vous tortillait deux ou trois riffs prometteurs, et Jean-Claude avec sa basse Louis XVI privée de tête. Oui ces trois damoiseaux sont les seuls coupables.

    On ne va pas se la jouer hypocrite à la contrition Me Too toute la soirée. Elle a y mis un peu du sien, je ne voudrais pas critiquer, mais elle restait là immobile devant le micro aussi imperturbable qu'un horse-guard devant Buckingham Palace, dont le devoir sacré est de garder la reine. L'on ne le savait pas encore, mais la Reine c'était elle. Faut dire qu'elle ne nous aidait pas à le deviner. Avec ses cheveux blonds coupés courts, son agréable rondeur, et son look de dactylo, elle trompait bien son monde.

    Highway Tune pour commencer. Le tube des Greta Van Fleet si je ne m'abuse dans la cambuse. Le binz a surpris son monde. Ce serait-y que mon sonotone me joue un tour ? Est-ce possible ? Qu'ouïs-je dans mes écoutilles ? Serais-je victime d'une de ces hallucinations auditives dont on prétend qu'elle arrivent quelques heures avant notre mort ? Ces questions chacun se les est posées en son fort intérieur, mais dès que Vincent a lancé les premières trilles de Fortunate song, ce fut la ruée vers l'or, du fond de la salle jusqu'à la scène. Jamais assisté un tel déplacement de population à la Comedia, et sans me vanter j'affirme que j'en ai vu des vertes et des pas mûres à la Comedia, c'est que notre dactylo Isa fait partie de ces Dactylos-Rock que dès 1961 chantaient Les Chaussettes Noires '' Elles sont les plus parfaites, Elles chantent en tapant à tue-tête''. L'avait raison le père Eddy, il existe des voix qui tuent.

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    Quelle splendeur. L'a enchaîné plus de vingt-cinq titres, l'aurait continué... vous connaissez la chanson des horaires municipalistes... que des reprises mais l'on s'en moque, vingt-cinq pépites, totalement magnifiées par sa voix. Que du lourd, l'a enchaîné sur Brown Sugar, Hard to Handle, Move over, Foxy lady, vous laisse imaginer la suite du bataclan, ce n'est pas possible, on a dû lui greffer des cordes vocales en tungstène préalablement modifiées selon les paramètres des grandes chanteuses soul américaines, pas une fêlure, pas une baisse de tension, un souffle prodigieux, une maîtrise parfaite, elle a subjugué l'assistance.

    Faut être juste. Derrière elle, ça remuait sec. Dominique méconnaissable autant il bétonnait avec les Trouducs, l'est sûr qu'il vaut mieux rendre certains orifices particulièrement étanches, là il a détonné. S'est transformé. Changement de style, break sur break, un propulseur d'énergie, l'est rentré en éruption, une pluie de roches en fusion. L'a envoyé valser la valse aux mille temps, aux mille tambourinades, l'a balancé la drache rimbaldienne sans faillir.

    Vincent a extirpé des ah! de satisfaction aux gosiers extasiés du public, Isa monopolise l'attention certes, mais il a eu de ces licks éberluants qui vous embrasent le périnée. Un artiste, corde raide, courant les yeux bandés sur un abîme de trente mètres, et cette habileté à se raccrocher au fil le plus fin sans utiliser les grosses ficelles facilitatrices, qui cisaillent les nœuds au lieu de les résoudre. L'est méchamment aidé par Jean-Claude, un jeu plus subtil, plus réfléchi, plus intellect, mais tout aussi efficace. Poursuit le lièvre de la lead, tient le galop à la même hauteur, mais en même temps il se ménage une deuxième sortie au terrier collectif, car il aime brouter son propre carré de luzerne à sa guise, car chez soi l'herbe est quelques fois plus verte et il vous moissonne du fourrage au serpolet d'une rare qualité.

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    Un Really got me comme vous ne l'avez jamais possédé, suivi d'une monstruosité qui fut peut-être le point culminant du concert, le Heartbreaker de Pat Benatar qui doit être une sacrée référence pour notre diva. La fin du concert je ne devrais pas en parler, cette reprise en chœur de Born To Be Wild et cette dilection cataractique de la foule qui hulule sur Sympathy for the devil, c'est en ces instants d'amour suprême que l'on regrette qu'il n'y ait pas eu un Tacite ou un Virgile pour fixer en une prose d'airain ou en une strophe de bronze la beauté de ces instants inoubliables.

    Jeunes gens, si vous tapez du stop et qu'un camion rouge s'arrête devant vous, c'est la portière du paradis que vous ouvrez.

    ( Photos : Laure Cozanet )

    Damie Chad.

     

    NASTY NEST

    ( M'COCO ENTERTAINMENT )

    ( COMPIL COMEDIA )

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    D'abord l'objet. Pochette carton fort et mat. Dessinée par Martin Peronard, un fou absolu incapable de voir une surface plane sans la recouvrir d'immondes sarabandes proto-cosmico-terrestres. La façade de la Comedia est devenue un lieu de passage obligatoire pour les cars de certaines agences touristiques qui tiennent à procurer des émotions fortes à leurs clients. Même que certains se risquent à pénétrer à leurs périls dans le local sulfureux.

    Tous les nids ne sont pas douillets, Nasty Nest nous le rappelle : la nuit est hantée de rapaces nocturnes qui veillent à l'éclosion des œufs maudits d'où sortent ces animaux étranges et criards qui grouillent autant dans les poèmes de Jim Morrison, enfonceur de portes ouvertes sur des mondes obscurs, que dans les zones interlopes de l'espèce humaine sinistrée, qui peut-être ne devra sa survie qu'à ces êtres mutants issus de cauchemars les plus noirs et des rêves les plus insensés.

    Déchirez le film plastique, cela ressemble à un livret, pratiquement les dimensions d'un vingt-cinq centimètres, mais non c'est une affiche qui occupera tout un pan de mur de votre chambre, une présentation des treize groupes, avec le texte du morceau de la compilation. Treize groupes, quatorze morceaux. Sur vinyle, 180 grammes au doigt mouillé, et pour ceux qui n'ont plus de platine à aiguille sillonnante, la version CD est offerte. En prime un badge Arriba la section comedista, idéal pour vous faire remarquer, arrêter et torturer par la police par les temps mauvais et approximatifs qui se profilent à l'horizon.

    Nasty Nest est un projet collectif. Vous n'avez qu'à lire les listes des remerciements pour vous en rendre compte. Notamment celle des groupes qui ont joué à la Comedia, de Montreuil, de la région parisienne, de France, d'Europe, de Russie, d'Amérique, peut-être même des mondes sur-lunaires parce que certains étaient vraiment bizarres... les kr'tnt-readers pourront se vanter d'en connaître quelques uns parmi les deux cents ( chiffre minimal ) répertoriés. Qui a dit que le rock était mort ?

    Pour les naïfs à l'esprit ouvert, avant qu'ils ne se précipitent pour se procurer cet opus maximus, rappelons que toute chose possède son défaut, et celui-ci est un peu marqué, non ce ne sont pas des traces malencontreuses de doigts sales, mais comment dire, les groupes de la Comedia, ils sont variés certes et de qualité, mais ils se réclament tous d'une certaine radicalité musicale, plutôt rock, souvent punk, sont des adeptes du Do It Yourself, ne sont pas trop amis avec le système commercial, beaucoup le honnissent et y pensent mal, les autres s'en détournent, sont en marge, underground, underwood, underdog, undertoutcequevousvoulez...

    Comment le choix s'est-il opéré, d'abord ceux qui ont accepté la proposition, elle a été adressée à quelques formations qui ont joué cette dernière année à la Comedia. Le confinement a quelque peu retardé la réalisation de cette toxique galette, mais la voici, vous pouvez la grignoter à votre guise !

    Toutefois pour mieux entendre, retirez le masque de vos oreilles. De votre cerveau aussi.

    FACE A : est-ce l'A primal d'Anarchie ? Nous ne répondrons à cette question qu'en présence de notre avo-cat : THE DEAD RITONS : Pour la gloire : surprise, vous vous attendiez à une diarrhée vomiïque électrique et vlan l'on vous envoie un accordéon en pleine figure, pas celui de la fête à Neuneu, celui du bal des apaches au surin chatouilleur, tout de même ces punks ne respectent rien, même pas les règles du punk homologué selon les critères des services de renseignement. En plus vous comprenez ce qu'ils racontent, oui les textes sont en français, comme dans les disques Formidable R 'N' B avec une face rapide et une face lente, ben là tout un côté est en langue française et les sept titres de la face B en yoglourt britannique. Vous n'aurez même pas l'excuse de prétendre que vous n'avez pas compris. Ce titre est une reprise de Camera Silens. Un des tout premier groupes punk français. Si vous désirez en savoir plus, vient de paraître leur autobio signée par Patrick Scarzello au Castor Astral, mais peut-être  avez-vous eu vent de Gilles Bertin bassiste et chanteur, économiste distingué qui avait décidé de faire rendre aux banques l'argent qu'elles nous volent, l'affaire a mal tourné, vingt-huit ans d'exil relaté dans Trente ans de cavale, ma vie de punk. Hymne aux branleurs qui feront exploser ce vieux monde, la gloire de tous, entendez ce mot en tant que geste de révolte et zeste beauté, surtout pas une rengaine en l'honneur d'un homme providentiel ! PRINCE ALBERT : Désinvolte : ( voir in kr'tnt : 424, 432 ), Un peu plus électrique, le portrait de l'individu normal, celui qui ne croit plus en l'évangile du travail et aux exigences d'une vie triste et monotone, l'est sur les routes de bar en bar, de plaisir en plaisir, se laisse vivre par la vie toute simple. Une espèce de pseudo-country dylanesque à la sauce frenchie. MONSIEUR SAMOU : 49.3 : vous avez eu l'art de vivre à la cool, à la coule toutes les mauvaises habitudes, voici les soubassements idéologiques de telles existences, musique sectionnante et appuyée, ne plus croire au masque de la démocratie, soyons autonome, soyons anarchiste, soyons libertaire, un morceau qui n'enfouit pas son mouchoir dans sa poche, qui brandit l'étamine noire, qui refuse d'être dupe des belles idées théoriques qui ne sont que des camisoles de force. CAUSA NOSTRA : Section M : ( voir in kr'tnt : 421 ) nos cinq lascars en rajoutent une couche, à fond les ballons, l'hymne de guerre des marmoulins qui ne se laissent pas faire, qui se serrent les coudes, qui vivent en marge de la société policée, faut entrer dans le lard des difficultés et trancher net, Stirner parlerait des bienfaits de l'association, sont au plus près des situations, quand on vous attaque faut savoir se défendre. Et gagner. COMMECONTENT : Normandie : petite leçon d'histoire, le débarquement de Normandie, vous connaissez, passons rapidement sur les dommages collatéraux, nos ricains ont réussi à renverser les nazis et à libérer l'Europe. Tout est bien, la population a juste changé de maître, les profits sont rois, tout le monde s'en fout tant que les mac-do sont ouverts, tout va bien. Voix colérique et musique qui fonce comme une panzer-division. BRANLEBAS2COMBAT : Retour d'enfer : ne resterait-il donc plus d'idéaux en notre société ? Si un, l'amour de la bière, les punks trépassés et assoiffés se la jouent zombies de la mort, apocalyptique retour musical, une véritable chanson houblonnée de pirates. LES CRITTERS : Rien à foutre : ( voir in kr'tnt : 420, 426, 433 ) : dégringolades de guitares et de batteries drôlement bien foutues, il est des moments où il vaut mieux ne pas discuter, incursion dans le solipsisme du nihilisme. FACE B : est-ce le Béta de la Bêtise humaine ? Nous ne répondrons à cette question qu'en présence de notre psychanalyste : GLORIY JIZZY : Tinder march : ( voir in kr'tnt : 409 ) : les paroles sont en anglais, mais elles parlent d'amour, ne vous laissez pas prendre à la fluidité de cette belle et violente musique qui risque de vous emporter plus loin que vos rêves dans le néant des relations humaines. Rien ne dure, tout se fissure, tout se claquemure en la masure des égoïsmes, l'être humain est nocif même dans ses intimités externalisées. WEIDR BRAINZ : Kicked out : ( voir in kr'tnt : 433 ) : pêche rock, Weird Brainz dégomme, vous conte sur un rythme d'enfer la solitude de l'être humain, qui attend, qui erre, qui ne sait pas, qui ne sait plus, c'est peut-être cela le rock'n'roll, s'enfoncer jusqu'au bout de soi-même. Ne jamais oublier les racines bluesy. RAW DOG : Julia : ( voir in kr'tnt : 402 ) : le texte qui fait mal, au cul et à l'âme, il est des moments à force de se vendre aux autres l'on ne sait si l'on est homme ou femme, musique super bien balancée, voix à l'arme blanche. Raw Dog nous avait impressionné sur scène, sur disque c'est la dégelée qui déglingue, une montée irréversible vers la perte de soi-même .THE REVEREND POWELL ORCHESTRA : At first sight : tiens une belle histoire d'amour, incroyable mais vrai, cela existerait-il donc, en tout cas les RPO, nous content la chose à une vitesse folle, à croire qu'elle est passée comme un rêve. Vu l'énervement général, z'en sont ressortis speedés pour la vie. PEACEFUL RIOT : Political apathy : un titre en colère qui décharge sa hargne et sa haine sur les mollusques qui nous servent de contemporains. Z'ont raison, il faut de temps en temps frapper fort dans les ventres-mous, cela ne fait peut-être pas progresser le schmillblick mais cela vous réconforte et les Peacefull Riot savent manier la volée de bois vert. LILIX & DIDI : Dumb : ( voir in kr'tnt : 424 ) : c'est fou ce qu'elles ont grandi en une année, c'est qu'aux âmes bien rock, l'esprit ne saurait manquer, ne pas confondre la parité démocratique avec les grrils en colère. La nouvelle génération ne se laisse pas faire, porte un regard critique sur la stupidité des idées et des attitudes toutes faites. THE DEAD RITONS : Jah war : le reggae à l'accordéon, ce n'est pas mal du tout, surtout si comme ici le vocal est à la hauteur des coups de semonce du piano du pauvre, la guerre je veux bien, mais perso Jah il est longtemps qu'on l'a tué et il est hors de question qu'il ressuscite.

    Chassez le naturel il revient au galop : de l'ordre naît le désordre, principe évident : la preuve, un titre en français s'est glissé dans la face B, ce sont les Raw Dogs, on leur pardonne parce qu'ils aboient fort chaudement.

    Une anthologie exemplaire.

    Damie Chad.

     

    THE VAGRANTS

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    Vous croyiez que vous en aviez fini avec Mountain, funeste erreur, il reste encore des épisodes à venir. Nous vous en distillerons à la rentrée de temps en temps quelques uns – si par hasard nous avions droit à un deuxième confinement nous reprendrons l'hebdomadaire overdose suicidaire du premier - en tout cas une petite piqûre de rappel pour l'été ne saurait faire de mal à personne, vous avez de la chance ce coup-ci, nous nous situons au début de l'histoire – n'ayez crainte une autre fois nous vous conterons la préhistoire - dans les pré-alpes pour employer un terme de géographe. Nous sommes en 1965, et le jeune Leslie West officie déjà à la guitare dans un tout jeune groupe nommé The Vagrants.

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    Le groupe ne doit pas être si mauvais que cela puisque la même année il enregistre un premier quarante cinq tours, chez Southern Sound. Pour la petite histoire, le premier disque paru chez Southern Sound en 1961 est de Chase Webster, il s'agit de Moody River en qui les fans de rock français reconnaîtront le Maudite Rivière de Johnny Hallyday qui entre parenthèses la chante avec plus d'aplomb. Les amateurs de pochettes ne manqueront pas de comparer la couve du 33 tours Chase Webster sings Country And Western avec celle du super 45 tours de Dick Rivers : Laisse parler ton cœur de septembre 1963, suivi de Mais oui baby, le Maybe baby de Buddy Holly , et de Mes ennuis, le Misery des Beatles de janvier 1963, mais le Dick il a rajouté un cheval ce qui fait tout de suite davantage western. Ces précisions pour signifier qu'en ces débuts le rock français regardait du bon côté mais que le public dans sa grande majorité ne savait pas lire – souvent par faute d'informations - les signes qu'on lui tendait.

    THE VAGRANTS : Larry West : basse et vocal / Roger Mansour : drums / Leslie West : guitar et vocal / Jerry Torch : orgue et vocal / Robert Sabatino : vocal, percussion.

    1965

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    Oh those eyes : oubliez Mountain ! Nous sommes encore dans l'insipide queue de la comète rock des années cinquante, ce rock abâtardi et aseptisé pour jeunes puceaux blancs qu'il convient de préserver des promiscuités négrophiles. Un balancement un tantinet jazz sauve le morceau de son insignifiance, l'empêche de mourir de sa propre inanition, une voix mièvre et mielleuse d'adolescent acnéique, le tout bien mis en place... You're too young : le côté slow du single, déjà que le côté rythmé n'était pas un chef-d'œuvre...

    1966

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    I can't make a friend : ils ont écouté les Beatles et cela s'entend, rajoutez un petit côté pré-psyché, une véritable coupure épistémologique, ne sont pas encore dans le wagon de tête mais ils sont montés dans le bon train. Y a-t-il vraiment une terrible différence avec les deux crêpes flasquouillettes précédentes, qualitativement oui mais point quantitativement, à la base ce sont les mêmes ingrédients mais revisités par une simple transfusion sanguine qui a déclenché une mutation génétique. Young blues : un harmonica à la Love me do, chantent un peu en chœur mais sans véritables harmonies vocales, bref il manque l'allant de Lennon pour fuser le morceau.

    Le single a été réalisé sous la houlette de Trade Martin, multi-instrumentiste, compositeur, et producteur. Il a travaillé avec ce que nous nommons aujourd'hui de célèbres inconnus mais il a aussi apporté sa contribution sur des galettes persillées de Solomon Burke, Dusty Springfield, BB King et Dave Edmunds...

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    Deuxième production de Trade Martin, les deux morceaux sont signés de Bert Sommer. Retenons bien ce nom.

    The final hour : une belle confiture de celle dont raffolent les cochons, intro à l'orgue et l'on déroule l'alphabet dans l'ordre, entre Beatles et Byrds pour les harmonies, mais le meilleur est tout à la fin, ces couinements de guitares qui ressemblent à des appels au secours d'un caneton en train de boire la tasse. Jusqu'à lors Leslie suivait le mouvement... Your hasty heart : régression vers le slow de l'été, c'est mignon, c'est bien fait, c'est beau l'amour éternel des adolescents, n'y aurait-il pas quelque chose de plus précipité en magasin, vous savez ces arpèges organiques en rangées d'asperges c'est un peu flippant. Bonjour les râteaux !

    Un détail de poids, ces deux simples ont été produits chez Vanguard qui plus tard signera Mountain...

    1967

    Ils ont changé de crèmerie. Ce qui est marrant c'est que si le disque est cent pour cent rhythm 'n' blues, David Brigati et Larry Vernieri qui produisent la session sont des anciens des années cinquante, ils ont été membres de Joey Dee and the Starlighters qui créèrent Pepermint Twist et Roly Poly, les admirateurs de Vince Taylor et des Chaussettes Noires connaissent... Jimi Hendrix a même joué de la guitare chez les Starlighters.

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    Respect : l'année est l'apogée de la révolution Stax, bye-bye les jolies ambiances post-Dion et les Belmonts, un orgue encore un peu trop gentillet, mais l'avion prend de l'altitude, le vocal se négrifie, plus près de Wilson Pickett que d'Otis Redding, c'est vers la fin du morceau que le groupe tient le bon bout de la queue du chat, ne reste plus qu'à la hacher menu, mais l'on arrête les frais trop vite. I love, love you ( Yes I do) : attention c'est la face A, ça s'entend et ça se mérite, même l'orgue commence à ressembler à celui de Booker T, rajoutez des chœurs qui battent la chamade et des semblants de cuivres qui jerkent, revers de la médaille : peu original, mais copie conforme de qualité.

    L'on a un peu l'impression que les Vagrants courent après la nouvelle musique, sans trop savoir où elle se niche, ils sont sortis de la cave prison white-teen-rock démodé et cavalent sur les sentiers du rhythm 'n' blues à la mode, ils étaient pour les trois premiers simples carrément à la traîne et pour celui-ci en plein dans la dernière donne américaine, en progrès mais pendant ce temps-là en Angleterre...

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    Shadow Morton préside la séance du single suivant. Hasard, circonstance, simple logique n'a-t-il pas produit les Mar-keys, l'orchestre tout-terrain des écuries Stax – Last Night fut longtemps l'indicatif de Salut Les Copains – mais aussi les Shangri-Las groupe féminin early-mid sixtie, mais aussi Iron Butterfly, Vanila Fudge, Moot the Hople, et les New York Dolls, une parabole parfaite de l'histoire du rock'n'roll, que son chemin ait croisé les Vagrants entre en résonance avec la future mue du groupe qui deviendra Mountain.

    And when it's over : c'est joli, normal c'est du Bert Sommer, mais il y a du nouveau quant au niveau, parmi ces belles harmonies c'est la guitare de Leslie, elle éclate dès l'intro, l'on n'écoute qu'elle, même si les arrangements essaient de la cacher par la suite, c'est elle qui tient le morceau comme la corde soutient le pendu, Leslie nous fait le coup du cygne noir dont l'œuf a été couvé par une tribu de rossignols. I don't need your loving : le morceau est signé par Jerry Torch, l'organiste, s'est servi en premier, son chant du cygne à lui, tout pour se mettre en valeur, n''est pas mauvais, l'est même indispensable puisque Leslie est en retrait, ce n'est pas pour rien que Mountain possèdera aussi un organiste, pensons aux Animals et aux Doors, juste un problème, Jerry maintenait malgré son talent et de remarquables progrès en deux années, les Vagrants dans l'ornière de la pop.

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    L'histoire s'accélère. Un nouveau venu croise le chemin des Vagrants. Il a été pressenti pour produire un album des Vagrants. Vient d'Angleterre où il a officié auprès de Cream, quelle meilleure carte de visite aurait pu présenter l'homme pour intéresser Leslie qui se jugeait ( à raison ) un peu ( énormément ) à l'étroit dans les Vagrants.

    A sunny summer rain : Felix Papallardi ne touche à rien, il transforme tout. Ne se fâche même pas contre Bert Sommer, se contente de cosigner le morceau avec lui, un peu pop certes, mais voici que les Vagrants sonnent aussi splendidement que Cream. Imaginez que Picasso attrape un de vos lamentables dessins et qu'en trois coups de crayons il le transforme en un chef d'œuvre... Beside the sea : encore un morceau signé Bert et Felix, mais aussi Gail Collins, la constellation Mountain est en formation, à tel point que Leslie West reprendra le titre sur son premier disque intitulé Mountain... et que le groupe Mountain le jouera à Woodstock, un vocal à la Turtles mais la guitare de Leslie assène le riff et dépiaute le solo fort joliment. Lorsque le titre est achevé, les conclusions se tirent d'elles-mêmes, comme un hiatus dans le groupe, il y en a un qui est en trop, à moins que ce ne soient les autres qui ne soient pas à leurs places.

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    My babe : un instrumental, peu convaincant, le vieux morceau de Willie Dixon – mais à qui l'a-t-il emprunté ? – les versions de Buddy Holly et des Rolling Stones restent des pierres votives de tout cheminement rock – est ici traité à la Memphis sound, pas de cuivre, l'orgue remplace la fanfare, tambourinade drummique et le reste suit l'attelage. Ecoute dispensable. Vous trouvez ce morceau et le suivant sur : Mountain : First steps : Making of a Mountain 2009 Voiceprint

    LIVE !

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    Les témoignages les plus authentiques peuvent induire en erreur. En horreur. Que déduire des morceaux précédemment écoutés ? Que les Vagrants n'étaient pas géniaux, même si l'on remarque qu'un titre comme I can't make a friend figure sur plusieurs compilations garage qui ont suivi la mode Nuggets, mais qu'heureusement Pappalardi est arrivé à la manière de Zorro pour sauver le pauvre Leslie attachés sur les rails de la médiocrité par ses quatre camarades. Il est une autre façon de lire l'histoire. Ce groupe sans imagination, propre sur lui, tel qu'on le retrouve par exemple sur Vagrants I can't make a friend 1965 – 1969 Lights in the Attics, 2011, ou sur Vagrants The great lost album, Arista, 1987, ne correspond pas tout à fait à ce que prétendent révéler ses enregistrements.

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    Le groupe avait une autre spécificité. Sur scène il sonnait totalement différemment. Les Vagrants étaient surtout prisés pour leurs morceaux longs, il nous reste une bande de douze minutes, de 1966, enregistré à Action House in New York, c'est en ce même parc de Long Island que Leslie vit Cream sur scène pour la première fois, peut-être cette soirée lui permit-elle d'établir un premier contact avec Pappalardi... Un titre que bien plus tard les fans retrouveront sur l'album Avalanche de 1974, Satisfaction des Pierres qui roulent, certes nos Vagrants n'ont pas la maturité ni l'épaisseur du son des Stones, sans doute n'était-ce pas ce qu'ils recherchaient, privilégiaient avant tout une espèce d'hypnose sonore semi-improvisative déjà psychédélique. L'on comprend mieux pourquoi Shadow Morton qui produisit Iron Butterfly et Vanila-Fudge s'est intéressé à nos Vagabonds. Si dans les premières minutes l'orgue de Jerry Torch flamboie, si son vocal ne se risque surtout pas à singer Jagger parvenant ainsi à ne pas être détestable, cette longue mouture repose sur la rythmique, ce qui permet d'apprécier le jeu rentre-dedans de la basse de Larry Weinstein. Voici la guitare de son frère Leslie, elle s'en vient d'abord modestement en contrefort, puis prend de plus en plus d'importance à tel point que le reste du groupe semble faire de la figuration. Malgré sa grosse figure d'adolescent sage, Leslie est déjà lui-même, en gestation avancée. Maître de guitare rock. La rage noire qui couve sous les braises rougeoyantes de l'orgue.

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    The Vagrants attirèrent l'attention, ils eurent l'audience d'un groupe local, mais à l'échelle américaine, désolé pour notre fierté nationale de petits frenchies infatués de notre universalité culturelle mais question notoriété rock vaut mieux être célèbre à Long Island qu'à Cherbourg !

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    Damie Chad.

    BLUES AGAIN !

    Le Blues dans tous ses états !

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    Me souviens de ma joie d'avoir découvert voici un lot pourri d'années une nouvelle revue à la devanture d'un point presse. Blues again ! Une belle petite revue qui finit par mettre la clef sous la porte. N'était pas sectaire, elle ne se contentait pas pourtant de tourner en rond dans la boue du Delta. L'était ouverte, n'était pas fermée au rock'n'roll. Des amateurs éclairés. Présentait un gros défaut pour une revue bleue, les comptes virèrent au rouge... C'était chaud, fallut arrêter les frais. Lecteurs qui ne l'avez jamais achetée il est inutile de vous lamenter et de verser de fausses larmes de crocodile empaillé.

    Blues again ! N'est pas morte ! Inutile d'invoquer Baron Samedi afin de le remercier. Aucune magie bleue dans sa survie. Elle a émigré sous des climats favorables, au pays où le papier, les timbres et la distribution sont gratuits. Sur le net. Suffit de cliquer dessus, l'accès est libre et vous pouvez consulter toutes les livraisons, depuis janvier 2011. Des bienfaiteurs de l'humanité.

    La livraison de cet été – juillet-août 2020 – vient de sortir. A peine l'image se stabilise-t-elle que votre œil est happé par une vignette format timbre-poste, diantre Iggy Pop, quand je vous dis qu'ils ne sont pas sectaires, c'est la rubrique Nouveauté CD, Marc Jansen chronique les rééditions de The Idiot, et de Lust for life. L'est sûr que le capitalisme vous revendra en version améliorée les disques qui ne vous avaient pas plongé dans une extase délirante lorsque vous les aviez achetés lors de leur sortie originale. Power si vous voulez, mais pas Raw.

    Juste au-dessus une signature s'impose, Julien Deléglise, cet homme ne peut pas être totalement mauvais puisqu'il a rédigé la biographie des Variations parue chez Camion Blanc, et là paf, encore une fois il tire droit au but la réédition de Hellhammer, groupe suisse, un des fondateurs du metal extrême...

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    J'en devine qui s'arrachent les poils du pubis qu'ils n'ont plus depuis longtemps, et le blues, le vrai blues, où est-il ? Pas d'affolement, juste à côté, Blind Lemon Jefferson, difficile de remonter plus loin, je le concède l'article n'est pas très long, mais il est signé par Christian Casoni, dans la lignée directe des portraits des premiers bluesmen qu'il avait fignolés pour Rock'n'Folk, ils ont été repris dans Juke paru en janvier de cette année chez Le mot et le reste, peut-être même est-ce la reprise d'une des pages du bouquin, mais je n'ai pas la force de chercher dans ma bibliothèque pour vérifier. Lorsque vous regardez la photo de Jefferson, avec ses joues rondes et ses lunettes de premier empoté de la classe, z'avez l'impression que Buddy Holly était un figurant de la série Sons of Anarchy, et le Casoni nous sert une belle cassonade parfumée au citron qu'il presse de toutes ses forces. L'aurait pu sous-titrer son article : j'ai rencontré un bluesman heureux, BLJ n'a pas connu la vie fastueuse des rock stars, mais fut auréolé d'estime et de gloire ( pâle ) de son vivant. Savait jouer de la guitare et ses enregistrements ont servi d'étalon pour tous ceux qui ont suivi. L'a défriché le blues ou ce qui allait devenir le blues, à sa manière, en toute liberté. Plus qu'un père, le géniteur de toute une descendance. Et sans doute en avait-il conscience...

    Deux interviews découvertes : Junkyard Crew un trio à deux, se partagent la batterie l'un joue du sousaphone, espèce de gros tuba, l'autre chante et se charge de la guitare. Entre musique expérimentale et bricolage musical, le genre de curiosité qui captive l'attention. Le second groupe se nomme Maine in Habana, est basé à Montpellier et se définit en tant que Folk Psychédélique, je vous laisse découvrir...

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    Nous terminerons par un long article sur les débuts de King Crimson. Un beau papier qui couvre les premières années du groupe, les cinq premiers disques, mais Julien Deléglise aurait bien continué, nous refile fissa un maximum d'info sur la deuxième période du groupe. Le groupe prog par excellence. Perso j'ai toujours trouvé beaucoup plus d'authenticité aventureuse chez le Roi Pourpre que Pink Floyd, Yes, Emerson... Faudrait tout de même que l'on m'explique pourquoi le purpural souverain après avoir enfermé ses premières galettes dans de magnifiques pochettes parmi les plus réussies des seventies, s'est adonné par la suite à une esthétique spartiate du pauvre pour le restant de ses couves.

    Tout cela pour vous enjoindre à folâtrer quelque peu sur le site de Blues again ! Pour les gros lecteurs dévorateurs de pâte à papier encrée, vous avez une vingtaine de chros de bouquins sur les musiques que l'on aime...

    Damie Chad.