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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 62

  • CHRONIQUES DE POURPRE 514 : KR'TNT ! 514 : EL CRAMPED / BETTE SMITH / PHIL SPECTOR / MOJO BLUES / PAIGE ANDERSON / TWO RUNNER / MARIE DESJARDINS / JAYNE MANSFIELD /

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 514

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR'TNT KR'TNT

    10 / 06 / 2021

     

    EL CRAMPED / BETTE SMITH

    PHIL SPECTOR / MOJO BLUES

    PAIGE ANDERSON / TWO RUNNER

    MARIE DESJARDINS / JAYNE MANSFIELD

    *

    Une terrible histoire. Prenez-en de la graine. N'oubliez jamais que vos actes vous engagent bien plus que vous ne le croyiez. Ecoutez la lamentable ( et néanmoins mirifique ) histoire survenue à ces deux personnages. Deux chevaliers à la triste figure engrangés dans une incroyable aventure, n'ont pas eu la chance de Hank Williams qui a dit I saw the light, et il s'est endormi paisiblement sur la banquette arrière de sa voiture, pendant qu'il dormait les anges sont descendus du ciel, et ont emporté son âme pure ( malt whisky ) devant le trône du Seigneur, pas de chance pour nos deux héros, eux ils n'ont pas vu la Light, ils ont aperçu le Lux. C'est-là qu'il faut rechercher la cause de tous leur malheur. Commençons par les identifier. Le premier se nomme Professor Von Bee, s'auréoler du titre de Professor n'est pas innocent, souvenons-nous que le seul professeur dont le nom ait traversé les siècles reste celui du Professor Frankeinstein et encore son blaze lui a-t-il été volé par le monstre qu'il avait engendré, des chercheurs autorisés affirment que sa maman lui a donné ce ridicule prénom de Von Bee parce que la radio diffusait I'm a King Bee de Slim Harpo ou des Rollings Stones ( les avis divergent ) alors que dans un dernier spasme de jouissance la petite graine fut plantée. Le deuxième n'a pas de nom, tout jeune il a pris l'habitude de signer ses crimes ( c'est un infatigable Serial ) par le pseudonyme de The Loser, l'endort la méfiance par ce surnom de perdant magnifique. L'on dit ( mais l' on raconte tellement de choses ) que depuis des années sur un des meilleurs blogues rock de la planète il embaume deux ou trois victimes systématiquement tous les mercredis matins ( les psychologues assurent qu'il a développé cette mauvaise habitude parce tout petit il haïssait ce jour funeste durant lequel il était privé d'école ), la police est sur ses traces mais il brouille les pistes en apposant au bas de ses méfaits un nom différent à chaque fois.

    Bref un soir où ils s'ennuyaient, ne sachant pas quoi faire, ils ont décidé d'établir une liste. Une liste alphabétique à proposé le sinistre Loser. Pourquoi pas a répondu el Professor, une liste des bienfaiteurs de l'Humanité serait une bonne action, tiens une liste de professeurs a-t-il ajouté, par exemple à la lettre E, je verrais bien le Professeur Einstein. Vous l'avez deviné le Loser n'était pas d'accord, juste pour enquiquiner son copain, le ton est monté, se sont bagarrés, la scène se passait dans un café, z'ont tout cassé, au bout d'une heure ne restait plus qu'une ruine, le comptoir fracassé, la vitrine en éclats, les chaises plantées dans le mur, les lustres vacillants, j'abrège ma description, de fait ne subsistait de parfaitement intact, dans le jukebox éventré, qu'un seul objet, un single des Cramps ( Surfing bird / The way I walk, si vous voulez tout savoir ), sont tombés dans les bras l'un de l'autre, c'était un signe du destin et peut-être même des Dieux de l'Olympe, le sort en avait décidé pour eux, ils s'embrassèrent et jurèrent qu'ils n'auraient pas de repos tant qu'ils n'auraient pas réalisé une liste dont le mot de ralliement s'imposait : Cramps !

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    Faut être honnête, nos deux mauvais sujets y ont passé des heures et des heures, des jours et des jours, des semaines et des semaines, des mois et des mois, et des années et des années. L'ouvrage progressait, à tel point qu'il n'a pas tardé à arriver sur la table non pas de travail mais de désir de Kr'tnt ! votre blogue préféré, et la chronique de la liste crampsique qui entre temps était devenu Le Petit ( 516 pages ) Abécédaire de la CRAMPOLOGIE publié chez Camion Blanc a été rédigé – vous connaissez mon sérieux – par moi même l'Agent Chad du Service Secret du Rock'n'roll, dans notre livraison 300 ( vous ne trouverez pas plus spartiate ) du 27 octobre 2016.

    Je m'étais rendu compte de l'arnaque, mais je n'ai rien dit, ils avaient très gentiment et systématiquement caché un billet de 500 euros entre les pages de leur envoi, n'empêche que l'œil de leur méfait était dans la tombe de leur conscience et les regardait. Je peux aujourd'hui révéler l'étendue de leur ignominie, ce n'est pas qu'il y a prescription, c'est qu'il y a réparation. Tout le bouquin regorge de documents des plus précis, sauf à la lettre E. Cette lettre ésotérique que les Grecs avaient placée sur le fronton du temple de Delphes, et qui vous commandait de vous souvenir que vous n'étiez qu'un homme que vous n'étiez pas comme les Dieux qui eux ont le droit de mentir, en toute impunité. Souvenez-vous que cette histoire débute à la lettre E d'Einstein... Z'ont cherché sur toute la planète, z'ont rempli toutes les occurrences alphabétiques sauf la E ! Alors en désespoir de cause, ils ont inventé un bobard, la formation d'un groupe nommé El Cramped ( pages 71 à 82 ), des photos foutaises des fausses promesses, bref depuis cinq longues années personne ne croyait à l'existence de ce fameux El Cramped... Et voici que ce matin, arrive enfin la preuve irréfutable :

    EL CRAMPED

    A TRIBUTE TO THE MAD GENIUS

    OF

    LUX INTERIOR

    ( Trash Wax 049 / 2021 )

    Un disque, un vrai, en vinyle 180 grammes avec pochette cartonnée et en couleur, pas un misérable single, pas une grenouille d' Ep cinq cuts qui veut se faire passer pour un bœuf albumique, non un vrai 33 tours, aussi Royal que le fils de Louis XIII puisqu'il arbore en quartiers de noblesse quatorze titres.

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    Pour ceux qui n'ont jamais eu la visite intérieure du Lux suprême dans leur âme ravagée par le conformisme du consensus mou et doux voici quelques rapides explications complémentaires. Cela a débuté il y a longtemps au début du dernier quart du siècle précédent, dans l'ère primale que les géologues ont depuis appelée l'effondrement crétinoïde-punkitoésidal, certains individus ont brutalement été victimes de régressions psychiques aberrantes, au lieu de suivre la marche en avant du progrès humain, ils ont stupidement tourné le dos à cet adorable univers aseptisé qui ne veut que notre bonheur vers lequel l'Humanité se dirigeait à grands pas... z'ont adopté des signes d'atrophie esthétique inquiétants, au lieu de se jeter sur le dernier coffret de Mozart ils se sont entichés de disques ratés de rockabilly notoirement joués par des schizophrènes asthmatiques et hoquetant, au lieu de regarder les grands classiques du cinéma ils ont collectionné les cassettes d'histoires de morts-vivants, au lieu de visiter les musées ils se sont entichés d'images insanes qu'ils arrachaient dans les horribles pages de vieux fanzines qu'ils s'ingéniaient à dénicher dans les stocks moisis de brocanteurs sales, hirsutes et avinés. Un recul civilisationnel auquel les invasions barbares n'arrivent pas à la cheville. Des nietzschéens fous qui ont pratiqué le renversement des valeurs immortelles... Les Cramps furent en quelque sorte les leaders du grand démembrement, ils étaient conduit par un génie fou ( souriez, dieu merci, il est mort ) qui se faisait appeler Lumière Interieure, et honte et scandale, c'est pour rendre hommage ce grand désaxé congénital que le Professor Von Bee et le sombre Loser ont décidé de vouer leur vie. Priez pour nous !

    Abstenez-vous d'accorder ne serait-ce qu'un seul regard soupçonneux à cette horreur sans nom, qui se voudrait une pochette mais qui n'est qu'une icône étronale malfaisante due au pinceau malade du Loser. Vous êtes-vous déjà demandé ce qu'il y a au fond de la poubelle de votre âme. Certains lisent votre avenir dans le marc de café, le Loser soulève le couvercle et vous montre les monstres putréfiants qui grouillent au fond de votre cervelle, vous dévoile le peuple infâme et informe qui ronge vos neurones. Epargnez-vous cette représentation de vous-même en ce monstre verdâtre à mine de vampire nauséeux, cette créature déguisée en belle espionne ne la regardez pas dans les yeux, elle n'est qu'une préfiguration de la baudelairienne charogne pantelante que deviendra votre corps après votre mort, quittez ce sourire de DRH qui va vous mettre au chômage pour le restant de votre vie, n'oubliez pas que les Dieux incas ne portent pas de lunettes noires et essayez d'échapper au rayon désintégrateur qui darde vers vous, mais vous regardez, ce fond de poubelle qui vous ressemble tant et qui vous happe, plongez-y dedans, rejoignez vos phantasmes, tant pis pour vous, vous ne ressortirez jamais de ce vortex. Le couvercle se referme sur vous. Vous êtes pris. A votre propre piège. Le Loser est un adepte de la ligne claire, et de la mine sombre.

    Ne vous prend pas en traître. Vous avertit de ce qui vous attend. Dans le cadre extérieur il a piqué des mots volés aux titres que vous entendrez. Pour ceux qui ne savent pas lire, il a ajouté des petits dessins évocateurs. Un véritable ami de l'espèce humaine, ce Loser ! Un peu crâneur tout de même.

    The wrecking crew, ou aussi les Enfants perdus du Capitaine Flint :The Professor Von Bee : vocals ( on ne présente plus ) / Sylvie : drums ( mesdames les féministes, ne les félicitez pas pour leur effort vers la parité, simplement une citation historiale, pour rappeler que les deux premières moissonneuses-batteuses des Cramps étaient du genre sexe faible / Kid Karim : guitare ( un pauvre gamin qu'ils ont racolé en lui faisant croire qu'il allait devenir une rock'n'roll star ) / The Loser : bass ( on ne présente plus ).

    L'instant fatidique de sortir le disque de sa pochette est venu, c'est un peu comme si vous tiriez par la queue un mamba noir de son sommeil, l'est enveloppé dans une pochette papier aussi sombre que le trou du cul du diable, surprise ce qui apparaît est maintenant un merveilleux vinyle couleur d'empyrée, un bleu irrémédiable, sûr un pur azur mallarméen dont la sereine ironie accable belle indolemment notre âme impuissante...

    Saddle up a buzz buzz : de la malhonnêteté incarnée, se vantent au dos de la pochette d 'avoir fauché tout ce qu'ils ont pu de licks et de riffs dans quatre ou cinq morceaux des Cramps – c'est ce que l'on appelle chez les gens bien des citations hommagiales, et chez les prolos un pot pourri ( jusqu'au trognon ), une entrée en fanfare qui vous réveillerait un mort, ( mollo sur le bouton si vos habitez près d'un cimetière ), la basse du Loser entame illico la marche des crapauds, cahin-caha, attrapez-moi et léchez la matière visqueuse et pustuleuse de mon dos, la Sylvie use, abuse et obuse d'une lessiveuse tintamarresque, une espèce de zigouigoui sonore infâme et Dieu merci c'est terminé. Missa est. Garbageman : pour le frétillement insidieux de queue de crotale qui ouvre l'interprétation des Cramps c'est raté, par contre la batterie imitation du bruit de couvercles de poubelles que l'on laisse retomber sur le ciment du trottoir ce que Marcel Proust jugeait intolérable c'est gagné, ensuite El Professor prend la relève, cette espèce de récitation hallucinatoire de Lux c'est pour lui, nous la sabote à l'orthopédique, ce n'est pas beau comme du Verlaine mais tout le monde ( musicos et auditeurs ) lui emboîte le pas, finira bien par s'arrêter dans un rade bien crade. Nacked girl falling down the stairs : pour l'écoute de ce morceau l'on change de Marcel, odeur de femelle certes, mais cela sent aussi un peu son Duchamp, évidemment ils ont cassé Le Grand Verre, croyaient que c'était un aquarium dans lequel el maestro avait oublié de mettre les poissons. Le Kid c'est à croire qu'il voyait pour la première fois une femme nue descendre un escalier – faut avouer que le vocal del Professor vous émulse la cervelle, rappelle le Colonel Parker quand il n'était que Capitaine et qu'il attirait à l'entrée du cirque les clients au porte-voix – le kid ça l'émoustille éruptif, masturbe son manche un peu épileptiquement, est-ce Sylvie au fond qui pousse ses petits cris de scie égoïne, je ne sais pas, mais l'ensemble est parfait pour faire monter l'adrénaline et la mayonnaise. Ultra twist : Ah ! Ah ! l'insouciance innocente des sixties et la ligne claire de la guitare des Shells, lorsque les Cramps s'en sont emparés, z'ont un peu barbouillé par-dessus, z'ont dessiné des moustaches rouges à la Joconde et refait le portrait au couteau, pardon au cran d'arrêt, du coup le Professor n'a pas jugé bon de remettre au placard sa voix de bateleur de province, le Karim vous fait de ces vrillés de moustiques comme s'il pilotait un spitfire à réaction, le Loser vous broie le brou de noix sur le fond et la douce Sylvie tape comme si elle s'était évadée de l'asile. Des ultraïstes cubisto-sémiographistes. I walked all night : ne faut pas prendre les Cramps pour des faux fous, savent respecter l'esprit malsain, exemple ce morceau tout joyeux des Embers ils ne le maltraitent pas, z'y rajoutent le sourire doucereux de la fausse ironie, Los Crampedos résolvent le problème, appliquent la solution du cunis lingus à la langue de serpent, est-ce pour cela que Sylvie frappe comme un requin complètement marteau et que les boys virevoltent et minaudent comme des papillons, ces sphinx à la tête de mort qui butinent uniquement les fleurs des cimetières, because Eros et Thanatos sont des mots qui vont si bien ensemble. Primitive : y avait comme des traces gluantes de sperme à la fin de l'original des Groupies, les Cramps ne pouvaient que s'y jeter dessus, z'en ont donné une version plus luxuriante et luxurieuse, le Lux s'avance sur la pointe des pieds dans la jungle des désirs, minaude et miaule et feule comme un tigre de Birmanie El Cramped partage quelque peu cette discrétion, une bave glaireuse coule sur le menton del Professor, Sylvie modère la portée de ses coups, elle a compris qu'il ne fallait pas de bruit, Karim se perd dans des arabesques alambiquées, la basse laser del Loser fulgure de minuscules crachats sur ses talons hauts, l'on sent bien qu'ils aimeraient bien faire durer au moins une demi-heure ce moment d'attente délicieux encore plus jouissif que la délivrance abrupte de la jouissance. Fissure of Rolando : ( pour ceux qui ont raté leur première année de médecine car au lieu d'aller en amphi suivre les cours ils passaient leur temps à copuler avec les cadavres de la morgue nous rappelons qu'il s'agit de ce sillon central qui sépare les deux hémisphères du cerveau, évidemment ceux qui n 'en possèdent qu'un seul ont du mal à entrevoir de quoi l'on cause ), terminent la face A en beauté, un titre qui se déroule comme une bobine de cinéma à grande vitesse, Sylvie à la frappe métrogoldewynmayernomique, el Professor qui nique la panique, le Loser pousse Karim dans les cordes, El Cramped sonne à la manière de la cloche du Titanic annonçant l'imminence du naufrage, grand spectacle auditif.

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    Mean machine : j'ai toujours surnommé ce morceau des Cramps, tire-la-langue, pour ce petit gimmick de guitare qui se moque de vous et qui déstabilise la grosse et emphatique voix effroyable de Lux, z'ont compris chez El Cramped, c'est une collection de langues de fourmiliers qu'ils tirent aussi efficaces qu'un lot de trompettes héroïco-comiques, du coup El Professor perd son sérieux, la rythmique à l'unisson folâtre dans les bois, z'en font une version Doctor Folamour qui emporte la conviction. Drugs train : l'est parfait en chef de gare El Professor, l'est sûr que l'on aimerait voyager dans ce convoi pas du tout funèbre, l'on s'y amuse follement, parfaitement imité ce chuintement de shuffle terminal, je vais sûrement recevoir des tonnes de lettres d'insultes … j'ai l'impression que les élèves ont surpassé le maître. Green door : La version des Cramps est bien plus tubéreuse que celle de Jim Lowe, el Professor est parfait, ressemble au maître d'hôtel qui de sa voix onctueuse vous refusera toujours de vous ouvrir la porte de la salle de bain dans laquelle s'ébat la belle syrène que vous avez à peine entraperçue la veille. Rocket in my pocket : un classique du rockabilly ( 1958 ) de Jimmy Lloyd aka Jimmi Logsdon, les Cramps se sont rués sur cette grenade sexuelle qu'ils ont même enregistrée live ( parce que l'amour en studio cuisine reste quand on y songe assez aseptisé ) par deux fois, El Cramped tire leur crampe par deux fois mais en un seul embrasement, étrangement c'est Sylvie qui se précipite la première et les guys la suivent en ce qu'il faut bien reconnaître être un joyeux bordel, ou un foutraque fourre-tout. Nous leur décernons l'ordre de la toison d'or. Goo goo muck : les Cramps se sont toujours vautrés dans le stupre et l'opprobre, même que Lux retrouve des intonations cochranesques, ce genre d'exercice doit inspirer la horde crampsique, la guitare de Karim flamboie, la basse du Loser louvoie d'une façon perverse, Sylvie vous botte les fesses y el Professor Von debout s'applique comme le meilleur élève de sa classe. Ce coup-ci nous leur offrirons un séjour en thalassothérapie au fond d'un bayou vaseux peuplé d'alligators, ils l'ont amplifiquement mérité. Miniskirt blues : n'ai jamais compris comment une mini-jupe pouvait refiler le blues, je remarque d'ailleurs que les Cramps ça leur a plutôt filé la banane, quant au Professor je ne vous dis pas, bande comme un onagre qui jute du vinaigre vitriolé, le Karim on ne le retient pas file des coups de guitare-butoir dans tous les trous de souris qui passent, le Loser insidieux et ronronnant pousse au crime, n'y a que Sylvie qui fasse le job sans débordement, au moins elle saura que chez El Cramped ce sont les hommes qui portent la mini-jupe. Lonesome town : Le Lux vous fait sa voix d'homme des cavernes mal réveillé qui s'aperçoit que sa hyène favorite l'a quitté pendant la nuit, El Professor ne rate pas le numéro de la grande larmoyance, le Loser essuie les larmes qui déferlent sur sa basse, la Sylvie vous tape le glas aglagla, la guitare de Karim pique une crise de nerf désespérée, el Professor chiale un petit coup et vous sortez votre mouchoir pour éponger vos yeux humides. Les rockers sont ainsi, en apparence de sombres brutes, passez-leur le slow de l'été, ils pleurent comme des madeleines.

    Certains opteront pour la première face davantage tape-à-l'œil au beurre noir, d'autres éliront la musicalité sonore de la deuxième, beaucoup resteront dans l'indécision, mourront de faim et de soif sur place, tant pis pour eux, c'est si évident qu'il faut préférer les deux. Ce qu'il y a de sûr c'est que le Loser et El Professor sont désormais réhabilités au tribunal du rock'n'roll, ils ont coché toutes les cases de l'Abécédaire, signez la pétition pour que leur soit offert la chaire de Crampologie au Collège de France. Pour une fois qu'un Professor aura mis en pratique ce dont il cause...

    Damie Chad.

    P. S. : Au dos de la pochette, El professor rappelle que Lonesome Town de Ricky Nelson a été aussi adapté par Richard Anthony et Françoise Hardy, sous le titre La rue des cœurs perdus, Hardy l'a aussi enregistrée en anglais ( c'est une intellectuelle qui désespère même les singes ), la meilleure adaptation en la langue de Pierre Louÿs reste celle de Johnny Hallyday en 1996 sous le titre La ville des âmes en peine.

     

    L’avenir du rock - Cette bête de Bette

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    Le pandemic et l’avenir du rock sont assis à la terrasse d’une brasserie. Sournois et vénal, le pandemic ne rate pas une seule occasion d’insulter l’avenir du rock :

    — Je vais te baiser la gueule en beauté ! Sans concerts, t’es mal barré, pauvre con d’avenir du rock !

    — Tu crois m’impressionner avec tes petites menaces à la mormoille ?

    — Même si les concerts repartent, j’obligerai les gens à porter des masques ! Tu vois un peu la gueule des rockers avec des masques ? Ha ha ha ha !

    — Je viens de te le dire, tes conneries ne m’impressionnent pas.

    — En plus, je vais faire souffler les rockers dans le ballon, avant et après les concerts, ha ha ha ha ! Terminé, l’avenir du rock, tout le monde descend !

    — C’est là où tu te plantes, mon pauvre pandemic. Ce n’est pas parce que tu as empuanti les medias - qui d’ailleurs puaient déjà pas mal - et que tu as plongé les populations dans la stupeur - ça n’était pas très compliqué - que tu as gagné. Tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude, pauvre connard de pandemic. Tu veux savoir pourquoi tu as perdu la partie ?

    — J’espère que tu ne vas pas me sortir la litanie des vaccins...

    — Je ne te croyais pas aussi con. La réponse, c’est une petite blackette nommée Bette Smith.

    Remontons si vous le voulez bien à l’an de grâce 2017. L’un de ces canards anglais qu’on dévore chaque mois disait le plus grand bien d’une certaine Bette Smith. En tête de chronique figurait la pochette de l’album. Même à la taille d’une vignette, on voyait bien que Bette Smith avait fière allure, avec sa belle afro. Elle avait des faux airs de Candi Staton. Son album s’appelait Jetlagger et paraissait sur l’excellent label Big Legal Mess, qui est une filiale de Fat Possum. Big afro, Big Legal Mess, cinq étoiles : il n’y eut aucune hésitation. Dévoré de curiosité, rongé de fièvres, nous rapatriâmes ce mystérieux album.

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    Dès «I Will Feed You», on est tombé sous le charme de cette Soul Sister et sa fascinante présence vocale. Elle tapait dans une heavy Soul de magie pure. D’une pesanteur superbe, sa Soul-psych frisait l’hendrixité des choses. Mais qui rôdait derrière ce son ? Jimbo Mathus, évidemment ! Oh mais aussi Matt Patton, le bassman des Dexateens, légende de l’underground alabamien. Cette bête de Bette développait la même puissance que l’«Hey Joe» de 1968. Splendeur ténébreuse ! Avec «Flying Sweet Angel Of Joy», elle tapait dans le gospel batch. Sa Soul sonnait comme une déflagration neuronale, elle inoculait la peste noire à la peau blanche, elle était aussi farcie de gospel qu’une dinde de Noël. Cette fantastique shouteuse inventait carrément le gospel psychout so far out. Elle revenait à des choses plus classiques avec le morceau titre, comme si elle voulait accorder un répit à sa troupe. Du coup, elle redevenait prévisible. Mais elle allait retrouver l’assise de sa véracité avec «I Found Love». C’est là que toutes les puissances du Big Legal Mess System se jetaient dans la bataille. On assistait alors à une stupéfiante course à l’échalote, doublée d’une épique partie de bassmatic signée Matt Patton. Cet album était tout simplement la révélation de l’an de grâce 2017. Avec «Manchild», Bette flirtait avec un rockalama à la Merry Clayton. Elle shoutait sa Soul de rock à la glotte fêlée et au guttural primitif. Cette petite Soul Sister enfilait les surprises comme d’autres enfilent la voisine de palier. Et puis, comme Napoléon, l’album entrait dans son déclin, avec une série de cuts ratés comme «Shackle & Chain», procession branlante de traîne-savates, ou encore «Morning Bench», vieille soupe de boogie Soul. Elle terminait avec un «City In The Sky» claqué au petit riff d’orgue, qu’elle travaillait au corps, comme savent si bien le faire les grandes Soul Sisters.

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    Bette revint nous sonner les cloches l’an passé, avec un deuxième album, The Good The Bad And The Bette, paru sur Ruf, le label de blues allemand de Thomas Ruf. On retrouvait sur l’album Jimbo Mathus et Matt Patton, mais aussi Luther Dickinson et Patterson Hood, d’autres poids lourds de l’underground local (Patterson et Matt Patton jouent dans les Drive-By Truckers et Luther, fils de Jim, dans les North Mississippi Allstars - dont la tournée européenne vient d’être annulée, merci enfoiré de pandemic). Avec ce fantastique album, l’avenir du rock pouvait dormir sur ses deux oreilles. Bette démarrait avec un vieux shoot de heavy Soul, «Fistfull Of Dollars», qu’elle prenait d’une voix de délinquante, avec tout le gusto du ghetto, et derrière, les petits blancs jouaient comme des démons échappés des bréviaires, le tout arrosé d’arrangements de trompettes demented. Bette Paracelse fondait la Soul et le rock dans son athanor. Mais elle nous réservait des coups plus terribles encore, comme cet «I Felt It Too», véritable coup de génie, le cut sonnait comme de la heavy Stonesy pachydermique, on n’avait encore jamais entendu ça, même sur les albums de Merry Clayton. Plus loin, elle se permettait une nouvelle outrance : réinventer le genre avec «Pine Belt Blues», nouveau shoot de Stonesy revue et corrigée, un shoot bardé de toute la heavyness du monde, contre-claqué de tout le black power du heavy Southern rock et le diable sait que le Southern rock peut être heavy, demandez aux frères Robinson, ils sauront vous le dire. Cette bête de Bette était complètement déchaînée, jamais un adjectif n’aurait pu sonner aussi juste. Elle cassait encore la baraque avec «I’m A Sinner», soutenue par une énorme présence guitaristique, Jimbo, Luther ? Elle tapait dans le dur, la mémère, elle avait du tenant et de l’aboutissant. On savait que Luther jouait sur «Sighs & Wonders», car il était crédité sur la pochette. «Human» retombait en plein boom de big heavy Southern rock. On n’avait pas entendu de Southern rock aussi bon depuis des lustres, c’est-à-dire depuis les grands albums des Drive-by Truckers et des Black Crowes. Franchement, cet album fonctionnait comme un extraordinaire exutoire de Soul-rock power.

    — Qu’est-ce que t’as, pandemic, t’es tout blanc !

    Signé : Cazengler, Bette comme ses pieds

    Bette Smith. Jetlagger. Big Legal Mess Records 2017

    Bette Smith. The Good The Bad And The Bette. Ruf Records 2020

     

     

    Spectorculaire - Part Three - The fall

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    Bon, la chute de Totor est quand même pas mal. Elle passe par John Lennon, George Harrison, Dion, Leonard Cohen et quelques autres jolis coups. Elle passe aussi hélas par les guns et quelques déraillements. Après le flop de River Deep, il se retire complètement du business et traîne avec des mecs assez hauts en couleurs : Gerry Goffin, Dennis Hopper et Peter Fonda. Totor porte du cuir et roule en Harley. Gerry conduit une BSA. Ils partent tous les deux en virée dans les Santa Monica Mountains. Ils roulent sans savoir où ils vont. Peter Fonda roule aussi en Harley, il porte des casques militaires, il ne vit de qu’acide et de vitamines, c’est un proche des Byrds et de Terry Melcher.

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    Dennis Hopper branche Totor sur le cinéma et tente de l’entraîner dans un projet de film, The Last Movie. Hopper apprécie énormément Totor, d’ailleurs, il rétablit des vérités : «Phil a été formidable avec Lenny Bruce. Il l’a beaucoup aidé. C’est un truc que le gens ne voyaient chez Phil, on le considérait comme un monstre, mais il était le plus généreux des mecs, the kindest guy.» On voit Totor dans Easy Rider. Il joue le rôle du drugdealer dans sa Rolls. Fonda : «On voulait Phil parce qu’on savait qu’on aurait sa Rolls à l’œil. Il avait vraiment la gueule du rôle.»

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    En un an, le music biz a changé du tout au tout. Le Wall of Sound est devenu obsolète et les girl-groups appartiennent à l’histoire. Il n’y a plus de place pour un mec comme Totor. Il n’a que 27 ans mais il n’a déjà plus d’âge. Il passe des périodes entières enfermé chez lui dans la pénombre à visionner ses old Hollywood movies, avec Edward G. Robinson, James Cagney, Laurel & Hardy, Harold Lloyd, son film préféré étant Citizen Kane. Comme Spector, nous dit Brown, Welles était un prodige - il avait tourné Citizen Kane à l’âge de 26 ans - il était un génie qui refusait de se compromettre et qui voulait plier le monde à sa vision. Quand Totor prend la parole, c’est pour dire ses quatre vérités : «Je ferai toujours un bon disque et il sera meilleur que toute cette merde qu’on entend aujourd’hui. Ils ne savent pas enregistrer. Ils ne savent rien de la profondeur, rien du son, rien de la technique, rien about slowing down.» Il a raison de parler ainsi, Totor, car depuis River Deep et Lovin’ Feelin’, on n’a jamais rien entendu d’aussi puissamment parfait.

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    Quand Mick Brown réussit enfin à rencontrer Totor chez lui pour une interview, ça donne des pages extraordinaires. Totor avoue qu’il n’a pas fait tout ça pour de l’argent - That wasn’t part of the game plan - Maniaque ? - Let the art speak for itself. If the art is maniacal, then I’m maniacal - Il fait une pause et embraye sur Orson Welles : «Orson Welles a passé toute sa vie à chercher de l’argent, parce qu’il n’en a jamais eu. Il a fini par peser 200 kg et par faire des wine commercials. Il n’est jamais devenu le génie qu’il aurait dû être parce qu’il n’a jamais su ce qu’il voulait faire. On l’a vu en playboy, en movie star, il aurait pu être sénateur. Il ne savait pas ce qu’il voulait être. Moi je savais exactement ce que je voulais être. I let the art speak for itself.» On entre avec Brown dans l’esprit de Totor qui poursuit : «Je manufacturais des disques, je les publiais et je les composais. L’arrivée des Beatles est un truc qui m’intéressait, intellectuellement. Je faisais encore mon truc quand les Beatles occupaient les cinq premières places des charts. L’ échec commercial du Christmas Album m’a dévasté. Mais ce ne fut pas aussi douloureux que l’assassinat de Kennedy (...) Puis il y a eu la folk music, Peter Paul and all that shit, Joan Baez... Dylan, je comprenais, parce qu’il était unique, mais il y avait tous ces horribles groupes de folk au Troubadour, et quand la disco est arrivée, whoah... J’étais dépassé. Quand je ne comprend pas un truc, ça devient confus dans ma tête.» Cette interview est le cœur battant de cet excellent book qu’est le Bown book. Et puis arrive la confession définitive : «Vous finissez par apprendre à mettre les choses en perspective. Ces disques furent le plus grand amour de ma vie, quand je les faisais. Je ne vivais que pour eux. C’est pourquoi je n’ai jamais pu avoir de relation durable avec personne. Les disques étaient toute ma vie, ils étaient plus important que tout. Alors, maintenant, je ne comprends pas pourquoi ils ne signifient plus grand chose.»

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    Pourtant, sa magie semble être restée intacte. Un jour Ahmet Ertegun amène Otis Redding chez Totor, qui pour rendre hommage à son vieux mentor, s’assoit au piano et joue des choses qu’Ertegun avait composées. Ertegun : «Otis was blown away. Il connaissait certaines chansons, mais il ne savait pas qui les avait composées.» Puis Ertegun suggéra d’aller faire un tour en ville, Esther Phillips se produisait dans un club du quartier black de Watts - Otis and Esther sang duets together for hours. Phil jouait du piano, et il les accompagnait au chant. Ça a duré jusqu’à 5 h du matin. Two of my all-time favorite singers, Otis, Esther, and Phil on piano. It was one of the greatest evenings of my life. Autre moment magique dont parle Dan Kessel, le fils de Barney Kessel, un peu plus loin, dans le Brown book. Totor emmène les frères Kessel voir Elvis à Vegas et bien sûr ça se termine dans le backstage - C’était très intense, the full Phil trip and the full Elvis trip. Ils savaient tous les deux qui ils étaient, ils se reniflaient comme deux panthères, il y avait un respect mutuel. It was definitively one of these moments - Et Dan Kessel ajoute : «Phil était beaucoup trop rock and roll pour la plupart des gens, même ceux qui se prenaient pour des soit-disant rock and rollers. Les gens ne savent pas qui est Phil, à quel point il peut être marrant. Ils ne peuvent pas le suivre, trop d’énergie, trop d’esprit, trop de personnalité, alors ils disent qu’il est cinglé. Jamais je n’ai vu en lui quelqu’un de cinglé.»

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    C’est Larry Levine, devenu producteur chez A&M, qui remet Totor dans le circuit. Aux yeux de Jerry Moss, il n’est pas normal qu’un type aussi génial que Totor soit sorti du circuit depuis trois ans. Alors il lui donne les clés du label et lui dit : «Tu enregistres qui tu veux !». Totor revient à ses premières amours, the black voice, et fait comme il l’a toujours fait, il déniche un groupe complètement inconnu. Il s’intéresse de près aux Checkmates Ltd et à ses deux chanteurs noirs, Bobby Stevens et Sonny Charles qui, comme David Ruffin et Eddie Kendricks dans les Temptations, alternent les lead vocals. Dans son book, Williams dit le plus grand bien de The Checkmates Ltd Live At Caesar’s Palace, paru avant l’arrivée de Totor dans les parages. Williams jongle avec les formules phenomenal pace, tremendous atmosphere, supersonic medley et il met le coup de grâce en insinuant de Stevens et Charles chantent Lovin’ Feelin’ mieux que les Righteous. Williams n’a pas tout à fait tort : Live At Caesar’s Palace est un très bel album. Ces mecs font un medley-chair à saucisse de tous les grands hits de la Soul et Sonny Charles stabilise ensuite l’album avec une fantastique cover du mighty «Sunny» de Bobby Hebb. Ce fabuleux Soul Brother swingue ça au snap. Charles et Stevens sont excellents, on les voit duetter comme Sam & Dave dans «A Quitter Never Wins» et pouf, les voilà qu’ils s’attaquent à Lovin’ Feelin’. Ils négocient bien la montée et la foule claque des mains, alors c’est dans la poche, baby baby I need your love ! En B, ils rendent hommage à Joe Tex avec «Show Me» et à Sam & Dave avec «Hold On I’m Comin’». Ça se termine en festin Motown avec «Baby I Need Your Lovin’», mais c’est surtout un hommage à Otis avec tout le raw de Gotta Gotta dont est capable Bobby Stevens.

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    Totor accepte de produire «Black Pearl» pour les Checkmates. Williams compare les exploits de Sonny Charles à ceux de Tina dans River Deep - C’est typique de la façon dont Spector peut obtenir une performance exceptionnelle d’un artiste qui n’est pas très connu - Williams rend un bel hommage au flair de Totor. Mais l’album Love Is All We Have To Give paru en 1969 subit le sort des albums des Righteous. Derrière le hit, c’est morne plaine. Mais Bobby Charles et Bobby Stevens se battent pour entrer dans la légende. Ils rendent hommage à Totor avec une belle cover de «Spanish Harlem». Pour l’occasion, Totor ramène une trompette mariachi et Sonny Charles chante au sucre black. Et voilà «Black Pearl», composé par Totor et Toni Wine. Ça sonne un brin Motown, mais ce n’est pas au niveau des grandes compos d’antan. Puis ça commence à tourner en rond avec «I Keep Forgettin’». Totor ne peut pas surmonter River Deep. En fait, cet album documente le dernier spasme d’un visionnaire, avec deux chanteurs exceptionnels. Quant à la B, on l’oublie, c’est Hair et ça ne vaut pas un clou.

    Totor se retire vite fait du plan Checkmates, car il craint de retomber dans les embrouilles de type Righteous Brothers. Il ne finit d’ailleurs pas l’album, qu’il confie aux bons soins de Perry Botkin Jr.

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    En 1970, les Beatles sont en panne avec Let It Be. Ils ne sont pas contents du travail de Glyn Johns et de George Martin. Allen Klein qui s’occupe d’eux leur suggère le faire intervenir un sauveur nommé Phil Spector. Dans les pattes de Totor, l’album prend une certaine allure, il faut bien l’admettre. Surtout «Get Back». Les gens ne savant pas forcément que «Get Back» est spectorisé. Et pourtant, le génie du son, le voilà. C’est du Totor pur. S’il ne faut garder qu’un hit de 1970, c’est «Get Back». Totor préfigure tout l’a-venir et notamment Dave Edmunds. Si «Get Back» - comme d’ailleurs «My Sweet Lord» ou encore «Instant karma» - a explosé les radios, à l’époque, ce n’est pas un hasard, Balthazar. Dès «The Two Of Us» qui ouvre le bal d’A, Totor plombe la beatlemania pour son plus grand bien. Comme il le fera un peu plus tard avec les Ramones, il veille à conserver la spécificité de leur son. C’est extrêmement intelligent de sa part. Il amène juste de la matière dans le son. Lennon se radine avec un hit mélodique, «Across The Universe». Dans les pattes de Totor, ça devient de la beatlemania évolutive. Totor ramène des chœurs superbes, il aime le beau, ça crève les yeux. George fait un grand bond en avant avec «I Me Mine». Totor lui charge bien la barcasse. Belle surprise en B avec «I’ve Got A Feeling», une heavy beatlemania animée d’une réelle volonté d’en découdre. Les Beatles cherchent à renouer avec «Helter Skelter». Puis Totor orchestre à outrance «The Long And Winding Road», ce qui débecte McCartney. Il est furieux parce qu’on ne l’a pas prévenu. Un mois avant la parution de Let It Be, McCartney sort son premier album solo et annonce qu’il quitte les Beatles. Il va faire un blocage sur Let It Be et n’aura de cesse de vouloir ressortir l’album déspectorisé, ce qu’il parviendra à faire avec Let It Be Naked. Pauvre cloche. Bien sûr, les critiques se rangent du côté de McCartney pour taper sur Totor. La presse lâche ses chiens - How Spector ruined the Beatles - Les Anglais ne supportaient pas qu’un Américain puisse gérer les Beatles. Mais comme le dit Brown, l’album fit un carton aux États-Unis, se vendant en deux jours à deux millions d’exemplaires - merci monsieur Totor - et déboulant à la première place des charts US. Un peu plus tard, la même année, l’album reçut un Grammy que McCartney n’hésita pas à aller récupérer.

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    Il n’empêche que Totor s’entend bien avec John, George and Ringo. Pas Paul qui ne supporte ni Klein ni Totor. Mais Totor s’en bat l’œil. Et c’est là que sa carrière de genius redémarre, avec les albums de John et de George. Quand il produit All Things Must Pass, le triple album de George Harrison, Totor utilise sa recette habituelle : la crue du groove avec un nombre considérable de guitares qui jouent à l’unisson, ce qui donne au cut sa substance et ses ailes. Ce sont les mecs de Badfinger qui grattent les grattes sur «Isn’t It A Pity». Billy Preston n’aimait pas le Wall of Sound, il trouvait que ça allait bien avec les Ronettes, mais pas avec les Beatles. Mais curieusement il trouvait que ça collait bien avec le stuff de George. Cet album va faire de George une star, par dessus les têtes de Lennon et McCartney. Avec l’aide inestimable de Totor, George créait le premier new rock idiom des seventies.

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    C’est vrai qu’All Things Must Pass vaut le déplacement. Belle boîte et dedans trois albums et un poster de Gorges qu’on a tous mis au mur à l’époque. Et très vite «My Sweet Lord» éclate, encore un hit intemporel, on est une fois de plus projeté en pleine spectorisation des choses, on sent l’afflux de pression des chœurs, c’est quand même quelque chose. Encore du big sound avec «Wah Wah» et tout le power des Beatles en filigrane. Cette conjonction de deux courants primordiaux (Totor + Beatles) est unique dans l’histoire du rock. Totor ramène des coups de slide dans le Wall. George finit l’A avec une version one d’«Isn’t It A Pity», un balladif mélodiquement pur et du son à n’en plus finir. En B, George reprend l’«If Not For You» de Dylan et dans sa bouche, ça tourne au prodige de délicatesse. On est un plein rêve d’équation : the song + le son + la voix = Totor forever. Bon tous les cuts ne sont pas renversants, mais quand ça décolle, ça monte très haut. George nous comble de ses bienfaits et de sa douceur mythique avec «Run Of The Mill», alors Totor ramène des trompettes dans le Mill. Le deuxième disk baisse d’un ton. George compose tout, mais ça ne marche pas systématiquement, même s’il reste charmant. Avec «Ballad Of Sir Francis Crisp (Let It Roll)», George tire les fils avec une infinie patience et un talent fou. Il dispose du même sens d’attaque magique que Lennon. Totor ramène son Wall pour «Awaiting On You All». On retrouve enfin les résonances de basse et l’architecture des chœurs et des percus qui font la hauteur du Wall. Et alors wow ! En D, «Art Of Dying» peine à jouir, malgré le Wall. La compo ne convainc guère, malgré l’embarquement au bassmatic et les trompettes mariachi. C’est avec le version two d’«Isn’t It A Pity» que George trouve la voie de la rédemption et nous l’illumination. Avec cette merveille, il nous enlace la cervelle pour l’embraser. Quant au troisième disk, on l’oublie.

    Totor flashe en particulier sur l’une des compos de George, «Try Some Buy Some». Elle devait figurer sur All Things Must Pass, mais Totor voulait la garder pour Ronnie. Ce qu’il désirait le plus au monde, c’était refaire un hit inter-galactique avec Ronnie et c’est Try Some. Il la fait venir à Londres, mais Try Some est loin de «Be My Baby», George a composé un hymne qui rejette le matérialisme, un truc que Ronnie ne pouvait même pas comprendre, nous dit Brown. Totor fait de cette chanson plaisante un smash épouvantable, il l’orchestre et l’arrange, 40 violons autant de mandolines, some great blocks of sound qui s’articulent les uns sur les autres, mais c’est un nouvel échec commercial. Totor est scié, complètement scié. Ce Try Some va rester out of print pendant 40 ans, jusqu’à la sortie d’un Best Of d’Apple Records.

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    On trouve aussi ce Try Some sur un The Very Best Of Ronnie Spector. C’est l’occasion de vérifier la vieille théorie de Totor : pas de compo = pas de magie. La moitié des cuts de ce Very best retombent à plat, car pas de compo. Par contre, tous ceux que Totor supervise sont des hits intemporels, et avec le recul on comprend à quel point Ronnie devait tout à Totor. Si elle chaloupe si bien des reins dans «Do I Love You», c’est grâce à Totor, et Ronnie s’empale sur un sexe pop imaginaire, oh oh oh, ces petites new-yorkaises métisses étaient folles de sexe, et c’est ce qu’elles célébraient. Le «You Baby» de Spector/Mann/Weil n’en finit plus de briller au firmament. Totor fait le maximum pour que Ronnie jouisse en chantant et «Baby I Love You» sonne toujours comme le plus gros hit des sixties, c’est la pop au sommet de son art, suivie de près par «Walking In The Rain» et son développement spectorculaire. Seul Totor pouvait aménager de telles avancées, et Ronnie se contente de chanter cette merveille écroulée de beauté. C’est encore Totor qui met Ronnie en orbite sur «Be My Baby». S’il n’y a pas le Wall et les castagnettes, il n’y a rien. Et puis voilà le cut du grand retour imaginé par Totor et George Harrison : «Try Some Buy Some». On peut se limiter à n’écouter que cette merveille. C’est très anglais, forcément, et Totor ramène des mandolines. Il bâtit un Wall pour elle et ça tourne inexorablement à la magie. Ce Try Some en dit long sur le flair de Totor. Il sait que c’est l’un des hits du siècle, ça s’entend my friend, on sent monter la marée du Wall, Totor envoie ses mandolines, c’est assez diabolique en fait, et il sucre son Wall avec le sucre de Ronnie. Quand on y pense, Ronnie/George/Bowie, quelle belle filiation. Et puis après, tout s’écroule. On voit la pauvre Ronnie se vautrer avec les Asbury Jukes, puis le E Street Band. Sans Wall, Ronnie est à poil. Elle fait aussi une reprise de «You Can’t Put Your Arms Around A Memory» et un «All I Want» avec Keef. Mais c’est avec une reprise du «Farewell To A Sex Symbol» qu’elle sauve les meubles. C’est la rencontre de Ronnie avec l’univers de Luc Berger et Plamondon, mais c’est aussi celui de Diane Dufresne. Au premier abord, Ronnie passe pour une new-yorkaise qui ne comprend rien et qui est larguée sans son Totor, mais elle s’accroche et devient magnifique, justement parce qu’elle n’est qu’une petite greluche de rien du tout, alors elle se bat avec la chanson, elle remonte le courant des Canadiens et elle fait sa Dufresne. Elle honore le génie des légendes québécoises - Let me go/ let me die - Elle est stupéfiante de réalisme soviétique - I love you - Elle entre dans la légende de Diane Dufresne qui elle aussi chantait cette merveille - Un jour je dirai bye bye/ Bye bye ma jeunesse/ Vous ne voyez que la surface de ce monde en technicolor/ J’ai raté ma vie et je ne veux pas rater ma sortie/ Laissez-moi partir/ Laissez-moi mourir avant de vieillir.

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    Mais alors, où est passé le Try Some enregistré avec George ? Il se trouve sur Living In The Material World. En fait George enregistre cet album un peu plus tard, en 1973 et conserve l’orchestration de Totor pour son Try Some. C’est comme on l’a dit un hit magique. Si Bowie le reprend un peu plus tard, ce n’est pas un hasard. On assiste là à un phénomène rare qui s’appelle la mélodie suspensive. Ne va pas croire que c’est une drug song, non, il s’agit de spiritualité. On en veut un peu à George de ne pas composer plus de merveilles de cet acabit, car en vérité, le reste de l’album n’est vraiment pas jojo. Dans le gatefold, George a dressé une grande table sur la pelouse de son domaine et il y reçoit ses amis Gary Wright, Nicky Hopkins, Ringo, Klaus Voorman et Jim Keltner. À part Try Some, aucune compo de l’album ne marche. On s’ennuie avec la petite pop de «Don’t Let Me Wait Too Long» et le morceau titre. Totor brille par son absence.

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    Totor et John Lennon deviennent potes et hop on fait des hits : «Instant Karma», etc. Et hop, il produit le premier album solo de John Lennon, l’excellent John Lennon/Plastic Ono Band paru en 1970. On voit tout de suite que Totor respecte la modernité de ton de Lennon. Il plonge «I Found Out» dans le muddy, c’est admirable et l’association des deux génies porte ses fruits. Lennon impose le respect avec «Working Class Hero» qu’on a peut-être trop entendu à la radio et Totor donne une extraordinaire profondeur aux accords de piano d’«Isolation». Lennon a un don pour twister sa mélodie, il peut aller swinger un swagger à la pointe de la glotte. Totor n’en finit plus d’aménager du deepy deep. C’est un prodige car il fait à la fois du Lennon et du Totor. Retour à l’ambiance «Cold Turkey» avec «Well Well Well». Totor fait battre le tambour des galères - Well well well/ Oh well - C’est niaqué dans la moelle du beat et Lennon pique une crise extraordinaire. Il screame son Cold Turkey. L’autre stand-out track de l’album est bien sûr «God», une grande déclaration d’I don’t believe. Alors il énumère tout ce qu’il don’t believe : Hitler, Jesus, Kennedy, Buddha, Yoga, kings, Elvis, Beatles et il termine avec un just believe in me. Et il ajoute que le dream is over. Le message est clair - I was the walrus/ But now I’m John.

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    Klaus Voorman observe Totor en studio : «Tout le monde dit que ce mec est cinglé, mais pas du tout, c’est un mec tranquille, très intelligent et qui a de l’humour. Il s’entendait en plus très bien avec Yoko. Il lui parlait et lui racontait des blagues.» John et Totor ont en outre une passion pour le early rock’n’roll, Sun et Chuck Berry. Totor dit de John qu’il est le frère qu’il n’a jamais eu.

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    L’année suivante, il produit Imagine. Un docu très bien foutu nous montre Lennon et Yoko dans leur beau château de Tittenhurst Park, au moment des sessions d’enregistrement de l’album. Totor apparaît avec ses lunettes noires et son costume trois pièces, on voit aussi George, Klaus Voorman, Nicky Hopkins et d’autres gens. Lennon chante le morceau titre assis à son piano blanc. Près de lui se tient Yoko qui ne dit rien. Bon, «Imagine» reste «Imagine», Totor lui donne de la profondeur, c’est deepy deep, mais il respecte l’esprit de Lennon. Il applique à nouveau sa formule : mélodie + voix + prod = win à tous les coups - I hope you’ll join us - Totor aménage tout l’espace nécessaire à cette mélodie tectonique. L’autre merveille de l’album c’est bien sûr «Jealous Guy». Lennon la pianote sous couvert d’orchestrations latentes - I’m sorry that I made you cry - Bon certaines chansons restent à la traîne, mais God que de son. On entend les accords de «Cold Turkey» dans «It’s So Hard», mais ce heavy boogie ne décolle pas. Par contre, «Gimme Some Truth» tape bien dans ce heavy beat qui va si bien à Lennon. C’est assez Walrus, yes gimme some truth - «I Don’t Wanna Be A Soldier» sent bon la dope. Lennon et Totor s’offrent un beau délire et le Wall refait surface dans «How Do You Sleep». Brown nous dit que Totor fait d’Imagine l’album le plus parfait et le plus commercial que Lennon ait jamais enregistré. Étant donné que certaines chansons touchent le cœur et inspirent de l’espoir, Brown pense qu’Imagine fut Spector’s finest accomplishment as a producer.

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    Bizarrement, le Some Time In New York City de John & Yoko fut longtemps considéré comme un album raté. C’est tout le contraire, Lennon et Totor y font de l’avant-garde. Mais c’est Yoko qui rafle la mise dans cette affaire avec «We’re All Water». Elle chante au sucre avec un côté pré-pubère asiatique, elle pousse des petits cris expérimentaux en pleine craze de sax. Elle est vraiment marrante. En tous les cas elle fait le show et explose les concepts quand ça lui chante. Elle sait pousser à la roue et du coup ça tourne au dada jive. C’est encore elle qui chante «Sisters O Sisters», un joli pied de nez au Brill. Elle ressort son sucre pré-pubère asiatique et ça tourne à la révélation. Ce démon de Totor fait du Brill avec Yoko ! Wow, il fallait oser ! On entend encore Yoko dans «Born In A Prison». Ses tonalités sont très spéciales. Lennon a raison de pousser Yoko en avant, elle fait de l’Ono beatlemaniaque, elle chante dans l’entre-deux avec naïveté et ça devient fascinant. Et Lennon dans tout ça ? Oh, il fait pas mal de politique («Woman Is The Nigger Of The World», «Attica State») et c’est on s’en doute superbement produit. Totor fait son job. Lennon casse bien la baraque avec «New York City». Même énergie que dans «Back In The USSR», on retrouve le fantastic Lennon drive. L’album se révèle extrêmement dense. Encore une belle énormité avec «Sunday Bloody Sunday». Puis Lennon demande la libération de John Sinclair dans «John Sinclair» - It ain’t fair/ John Sinclair/ You gotta set him free - Il obtiendra d’ailleurs gain de cause. Comme c’est un double album, la fête continue et on tombe sur une fantastique version de «Cold Turkey» bien chargé de gras double. Lennon sait ce qu’il fait - One thing I’m sure/ I need to be free - Live c’est excellent, Lennon fournit tout le fourniment - Thirty-six hours/ Rolling in pain/ Praying to someone/ Free me again - Il pousse ses ahhh, il pousse ses ohhh, il pousse sa dégénérescence liverpuldienne, voilà le real Lennon, mais il ne pousse pas les screams qu’on entend sur le single, dommage. Et puis voilà le coup de génie : «Don’t Worry Kyoto». Yoko se met à gueuler, mais elle gueule dans l’épaisseur du son. Elle chante à la glotte déchirée et il se passe un truc encore pire que «Cold Turkey», elle génère de la folie, mais de la vraie folie, celle du free, ça brûle de free, et Yoko n’en finit plus d’allumer cette merveille, elle Yokotte comme une dératée et cette fois ça marche au delà de toutes les espérances du cap de Bonne Espérance. Puis Lennon fait quelques cuts avec les Mothers et tout le Fillmore reprend Scumbag en chœur. Mais l’album est une échec commercial et Lennon va bouder pendant un an.

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    C’est John qui entraîne Totor dans la boisson. Pour imiter son idole, Totor essaye de suivre, mais il ne tient pas l’alcool. Deux verres dans le pif et il devient Mr Hyde, et s’en prend aux gens - He would turn on people and be horrible - Totor sort son flingue pour tirer dans le plafond et il fout un peu la trouille aux gens qui sont avec lui en studio. Pendant l’enregistrement de Rock’n’Roll, Lennon et Totor boivent comme des trous. C’est le chaos lors des sessions. Harry Nilsson fait partie de la fête. Lennon est incontrôlable. Totor et son garde du corps sont parfois obligés de le virer du studio. Quand ils l’attachent, c’est parce Lennon devient suicidaire, alors il traite Totor de Jew bastard. En studio, Totor est tellement pété qu’il passe son temps à provoquer des bagarres. Ils enregistrent une douzaine de cuts, dont «Be My Baby» et «To Know Her Is To Love Her», mais Lennon ne va en garder que 5 pour Rock’n’Roll. C’est avec «You Can’t Catch Me» que Totor renoue avec ce que Lennon appelle the primal magic of rock’n’roll. Totor ressort le son d’«Instant Karma» pour catcher «You Can’t Catch Me». Il existe une belle entente entre Lennon et le Wall. On peut parler de version magique. Même chose pour la version de «Sweet Little Sixteen». Le Wall fait des merveilles et Lennon chante divinement. «Peggy Sue» en B est sans doute la cover la plus nerveuse du lot. C’est pulsé au beurre. On se régale aussi du big bass sound dans «Be Bop A Lula». Et Totor retrouve ses racines à deux reprises : «Stand By Me» et «Bring It On Home To Me». Il est en plein dans son domaine, la Soul de ses débuts. Mais les relations s’enveniment entre Lennon et Totor. Les avocats sont entrés dans la danse.

    Il y a deux épisodes marrants qui suivent le chaos des Rock’n’Roll sessions. Totor jouait dans le control room avec Mal Evans, le roadie des Beatles. Ils jouaient à se mettre des claques et soudain, Totor s’énerve et dit «attends tu vas voir», il sort son flingue et le coup part tout seul. Il n’avait même pas mis le cran de sûreté. Le lendemain Mal Evan vient retrouver John et May Pang, la remplaçante de Yoko, dans un restau. Il sort une balle de sa poche. Here’s the bullet from last night. Lennon ne comprend pas : What bullet ? Tout le monde croyait que Totor tirait à blanc. Ben non. L’autre truc poilant se passe un peu plus tard, au mois de décembre, au tribunal, lors de la procédure de divorce avec Ronnie. Lennon et May Pang accompagnent Totor. Pendant l’audience, Totor s’énerve et insulte tout le monde. Excédé, le juge lui dit que s’il ne se calme pas, il va aller au trou. Totor paye un poids lourd du barreau pour le défendre et le poids lourd se lève pour déclarer : «Vous devez comprendre que Monsieur Spector est un génie, et il vous faut parfois vous adapter.» À quoi le juge rétorque : «Bon, dites à votre génie de la fermer.» Très embarrassés, Lennon et May Pang quittent la salle. Le sort du Rock’n’Roll album est alors scellé.

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    Et alors, où sont passées les choses qui ne sont pas sur Rock’n’Roll ? On les trouve sur Menlove Ave., une espèce de compile parue en 1986, grâce à Yoko. On y trouve notamment une belle cover de «Since My Baby Left Me» - Okay okay this is it John - Alors John chante le big heavy shuffle du Record Plant avec des chœurs énormes. Totor sait ce qu’il fait. On retrouve le Wall sur «Here We Go Again». Trompettes à volonté et volonté de Yoko, ça donne du Wall posthume. On trouve aussi une version de «To Know Her Is To Love Her», un vieux coucou de Totor. Lennon va y chercher l’exercice de la fonction. Lennon + Totor = du gros bouzin. Les cuts produits par Lennon sont nettement moins présents. On perd le muddy du mono. Lennon semble respirer sur «Rock And Roll People», un cut qui n’a strictement aucun intérêt. D’autres cuts ne marchent pas, notamment le «Old Dirty Road» co-écrit avec Nilsson. Dès que Totor n’est plus là, ça plante. Lennon siffle comme un lad de Liverpool dans «Nobody Loves You (When You’re Down And Out)». Le fait qu’il siffle n’est pas hasard, il s’agit de John Lennon, after all. Justement, voilà la récompense : un «Bless You» joué aux accords magiques. Lennon est capable de créer une magie énorme, il joue au doux du smooth avec les accords les plus doux du monde.

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    Mick Brown nous sort un autre épisode désopilant, l’épisode David Geffen. Un mec qui se débrouille pas trop mal, puisqu’il s’occupe de Crosby Stills & Nash et de Joni Mitchell. Il devient l’amant de Cher après qu’elle se soit séparée de Bono. Geffen manage aussi Laura Nyro, et quand Totor lui demande s’il peut la produire, Geffen l’envoie promener. Puis Geffen commet l’irréparable : il récupère les vieux bureaux de Phillies sur Sunset Strip. Totor hait Geffen parce qu’il n’a aucun talent musical. Son seul talent est de savoir se rendre indispensable auprès de gens extrêmement créatifs. Geffen est donc une sorte de business king, alors que Totor est le real genius on the music side. Geffen demande à Totor de bosser sur une session de Cher et dans le control room il commet le deuxième irréparable : il fait des suggestions à Totor sur ce qu’il devrait faire. Totor se tourne lentement vers lui et boum, lui fout son poing dans la gueule. Geffen va au tapis - Get out of there, you stupid faggot!.

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    Mo Ostin tente de relancer la carrière de Dion et il met Totor sur le coup. C’est une bonne idée, car comme John Lennon, Dion cherche à retrouver ses racines. Ils viennent en outre du même coin, du South Bronx. À la fin des années cinquante, Totor connaissait son premier succès avec les Teddy Bears, alors que Dion & the Belmonts étaient dans les charts with the doo-wop hits. En 1975, Dion et Totor entrent en studio pour enregistrer l’album Born To Be With You. Totor mise surtout sur le morceau titre, un vieux hit des Chordettes qu’il transforme en mini-symphonie, avec un baion rhythm très ralenti, welcome to the de profundis, mais ça ne marche pas, même si Dion fout le paquet au chant. Alors Totor ramène un gros mélopif très orchestré, «Make The Woman Love Me», co-écrit avec Barry Mann et Cynthia Weil. C’est l’équipe de Lovin’ Feelin’. Totor tente de faire du sur-mesure pour Dion qui est un mélancolique néphrétique, le contraire du comique frénétique. Dion ramène tout un tas de pathos dans le Wall qui est déjà bien pathologique. Puis il se prend pour le Dylan de l’âge d’or avec «Your Own Back Yard». Il n’a pas besoin de Totor pour ça. C’est tellement arrosé d’orgue Hammond qu’on s’exclame : «Oh les belles nappes !». Totor tente de sauver l’A avec «(He’s Got) The Whole World In His Hand» et l’orchestration prend des proportions spectorculaires. Une fois plus, la profondeur du son nous subjugue. Mais c’est en B que se joue le destin de cet album qui du coup devient mythique. «Only You Know» est un coup de génie signé Goffin/Spector. On a tout de suite la belle pâte de son. Il faut au Wall des voix et des chansons, c’est le hit faramineux de l’équation parfaite : the song + the voice + the prod. Dion ramène à la suite «New York City Song», un balladif urbain presque californien, à force d’harmonies vocales. Nom de Dion, comme c’est beau ! Dion a du fion d’avoir le team Goffin/Spector pour lui écrire des hits comme «In And Out The Shadows». C’est tout de suite puissant. Pas aussi présent qu’«Only You Know», mais spectorish quand même, doté de tout le saint-frusquin : beauté intrinsèque, mélasse la violons dans la matière du Wall et vertiges orchestraux. Totor est un génie inventif, il a eu raison d’inventer le Wall, car c’est l’essence même de la grande pop américaine. On a là un stupéfiant espace de son. On tombe systématiquement sous le charme. On sent encore la patte du maître dans le «Good Lovin’ Man» de fin, un gospel de Broadway dévoré par les basses.

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    Mais Totor arriva en session avec un cubi de Manischewitz, un vin de dessert liquoreux, qu’il descend méthodiquement - Phil could be a lovable drunk, mais il était le plus souvent un horrible poivrot - Stan Ross qui bossait avec Totor pendant les sessions ne l’avait encore jamais vu dans cet état - The worst wine you could drink, drinking it by the bottle - Dion sent que Totor lui manque de respect. Nino Tempo lui dit que le mieux est d’en parler directement à Totor - Dis lui que tu es un artiste respecté et que tu veux être considéré comme tel. Alors Phil l’écoute et répond : Okay you cocksucking motherfuckers... and Mr. DiMucci - Dion dira plus tard qu’il avait l’impression que Totor avait une peur bleue de l’échec - Cette légende de producteur de génie lui mettait une pression terrible, il devait en permanence se surpasser - Les mecs de Warner Bros furent moins charitable que Dion. Ils demandaient où était passée l’énergie, où était la vie, ce qui rendit Toto furieux - What’s wrong with these fucking people? Phil Spector ne fait pas des disques pour les record executives, il EST the record executive. Vous devez être complètement cons pour passer un deal avec Phil Spector et penser qu’il ne fera pas un Phil Spector record - Il faudra attendre vingt ans nous dit Brown pour qu’une nouvelle génération de musiciens et de critiques voient en Born To Be With You the Spector’s forgetten masterpiece. Eh oui, un masterpiece de plus.

    Dans l’interview qu’il donne à Mick Brown, Totor salue Dion : «I did Dion parce qu’il était le king of doo-wop et j’ai grandi en écoutant sa musique. Je voulais qu’il soit le prochain Bobby Darin qui était mon meilleur ami. Je n’ai pas passé assez de temps avec Dion, comme j’aurais dû le faire, parce qu’au fond ça ne m’intéressait pas. J’étais en plein déclin, et je me tenais prêt à dégager.»

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    Quand Marty Machat propose à Totor de produire Leonard Cohen, ça donne un sacré résultat. Mais les critiques sont aussi sceptiques que des fosses, ils trouvent le mélange Totor/Leonard incongru. Pendant les sessions, Totor et Leonard picolent ensemble, ils picolent pour de vrai, et les guns refont vite surface. C’est l’époque où Totor s’est mis à boire comme un trou et il ne sait plus ce qu’il fait. Il va dans des restaurants provoquer les gens et file aussitôt gerber dans les gogues. Il commande des homards qu’il ne mange même pas. Après coup, Leonard accusera Totor de lui avoir coupé les guts - Je pense qu’au dernier moment, Phil ne pouvait pas résister à l’envie de m’annihiler. Je crois qu’il ne tolère pas la présence d’autres fantômes dans ses ténèbres - Mais c’est un album qu’il faut écouter. Il s’appelle Death Of A Ladies’ Man et paraît en 1977. Pas vraiment l’année idéale pour sortir un album ambitieux. Il n’empêche que Death Of A Ladies’ Man fascine. Notamment «Memories», un cut d’une grandeur explosive - Now you cannot see/ My naked body - Leonard emmène ce chef-d’œuvre. «Don’t Go There With Your Hard On» est plus funky. On entend des chœurs de filles d’une incroyable vulgarité. La grosse compo de l’album est le morceau titre de fin de non-recevoir. Totor fait de ce heavy balladif un vrai pâté de pathos. Il lève une tempête au fond du Gold Star. C’est complètement fascinant. Comment les critiques ont-ils osé couler cette merveille ? - I guess you so for nothing/ If you really want to go for that - Il est essentiel de savoir que tout est signé Spector/Cohen. Avec «Fingerprints», Totor va sur la country. Fantastique démonstration de force spectorienne. Du son dans la country ! Tout est beau sur cet album, comme ce «True Love Leave No Trace» d’ouverture de bal - Like arrows with no targets - Leonard sonne comme un dragueur et Totor fournit une prod languide. Totor est très fort, car il réussit à entraîner Leonard dans son monde de pop de juke. «Iodine» en est le parfait exemple. Leonard se fait baiser en beauté. Le voilà dans la pop de juke, mais une pop de juke bien orchestrée. Il faut avoir entendu ça, car c’est encore un artefact du Totor power. «Paper Thin Hotel», c’est l’histoire des murs d’hôtel si fins qu’on entend les voisins baiser à côté. Leonard prend sa voix grave pour se plaindre. Il essaye aussi de renverser la tendance pour sortir de la pop de Brill et remonter vers le pathos, il ramène des gravités - I heard that love was out of my control - et ça finit par devenir énorme, Leonard mâche ses mots dans le désespoir le plus noir et fait une sacrée prestation. Il chante dans le clair-obscur du génie spectorish.

    Mais les sessions sont encore plus chaotiques que celles de Rock’n’Roll. Totor est tellement pété qu’il tombe dans les pommes. C’est Larry Levine qui le relève pour l’installer dans son fauteuil et le réveiller. Et parfois nous dit Leonard, Phil était là pour enregistrer the brillant take, the moment of genius. Mais la boozy camaraderie entre Leonard et Totor dégénère assez vite. Ils se chamaillent sur tout, les tempos, les structures, les arrangements, tout. Leonard se retrouve dans le rôle du sideman et il fait de son mieux pour éviter que ça ne se détériore encore. David Kessel observe Leonard - It gave Leonard a chance to perfect his Shaolin priesthood stuff and become one in the universe - Ah la rigolade ! Mais Leonard n’en démord pas, et il n’est pas le seul : il pense que Spector n’est pas seulement excentrique, mais plutôt sérieusement perturbé - Dans l’état où il se trouvait, qui était post-Wagnerian, I would say Hitlerian, on pouvait dire que ça sentait la poudre. La musique était devenue secondaire, tout le monde était armé, tout le monde était pété ou sous l’emprise d’une drogue, et vous glissiez sur des balles, et vous mordiez dans un canon en croquant votre hamburger. Il y avait des guns partout - Évidemment, les critiques se sont jetés sur l’album pour le mettre en pièces, accusant Spector d’avoir réduit en bouillie la sensibilité poétique de Leonard Cohen à coups d’arrangements grotesques et de production excessive. Mais nous dit Brown, une fois de plus, les critiques n’avaient rien compris.

    L’un des plus beaux portraits du disturbed Totor est celui que fait Ahmet Ertegun à la fin du Brown book : «Ce petit mec gaulé comme une crevette allait trouver des armoires à glace pour leur dire ‘me touche pas ou t’es mort !’. Il parlait comme un gros dur, but it was all bullshit. Je n’ai jamais senti aucun danger venant de lui. Le seul danger, c’était d’être avec lui, mais ça ne venait jamais de lui. Ça fait partie de la mystique du personnage. Phil ne ressemble pas aux autres gens.»

    Le Dion et le Leonard Cohen ne se vendent pas. Échecs commerciaux, nous dit Brown, mais échecs intéressants. La musique qui dominait alors les charts américains ne représentait rien aux yeux de Totor - the Californian singer-songwriters musings des Eagles et de Jackson Browne, le stadium rock débilitant de Journey et de Kansas, et la disco.

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    Le dernier gros coup de Totor, c’est les Ramones. Dan et David Kessel, les fils de Barney Kessel, emmènent Totor voir jouer les Ramones au Whisky A Go Go. Ils lui expliquent que le punk est le nouveau son à la mode. Totor va trouver les Ramones backstage et leur propose de faire un grand album avec lui. En fait Totor a flashé sur la voix de Joey Ramone qui est une sorte de Ronnie au masculin. Il veut faire un album solo de Joey Ramone. Les trois autres Ramones ne l’intéressent pas. Il fait venir Jim Keltner et Barry Goldberg. Marky, Dee Dee et Johnny ne font pas le poids. Et Totor promet de conserver l’esprit des Ramones. Ça va même plus loin car End Of The Century est une bombe. Rien que pour «Danny Says» qui sonne comme un hit du Brill avec sa belle montée de jus de juke. Joey insiste pour reprendre «Baby I Love You» qui du coup fait l’ouverture du bal de B. Wow ! On est frappé par l’énormité de l’attaque. Joey = Ronnie. Même swagger. Totor orchestre différemment, il syncope les violons et ça devient stupéfiant. C’est là qu’on mesure son génie visionnaire. Il en fait une valse hésitation, une samba viennoise de l’insoutenable légèreté de l’être. Johnny Ramone dira après coup que c’est le pire cut des Ramones, mais en même ce fut leur seul Top Ten single. L’autre cover magistrale de l’album est celle de «Chinese Rocks», enfin cover si on veut, car Dee Dee en est l’auteur. On a là l’un des meilleurs tempos pulsatifs de tous les temps. Totor se fend d’une belle prod sur ce brut de punk new-yorkais qu’est «The Return Of Jacky & Judy». Non seulement c’est battu à la sourde, mais le son atteint son summum. Peut-on imaginer mieux ? Non. Avec «This Ain’t Havana», l’énergie des Ramones semble sanctifiée, plus étoffée, notamment le pulsatif du beat. Ce ne sont quasiment que des cuts de batteur. Le meilleur exemple est «Rock N Roll High School», embarqué par une locomotive, c’est battu sec à la volée de bois vert, puis ils embarquent «All The Way» à la bravado. Ils sont brillants et savent rester sur la brèche. Totor a respecté son contrat. Il avait en plus passé beaucoup plus de temps sur cet album des Ramones que sur le Dion ou le Leonard. David Kessel : «I think he was concious of leaving a rock and roll legacy.»

    End Of The Century ne monte qu’en 44e place des charts, mais il se vend plus que les précédents. Après coup, les Ramones s’en prennent violemment à Totor et zyva que Totor il nous menace avec son flingue et zyva que Totor il nous empêche de sortir de chez lui, ils l’accusent de tous les maux, sauf Joey bien sûr qui en travaillant avec son idole a obtenu tout ce qu’il espérait - Sure he’s difficult and yeah it was hell, he’s not the nicest guy in the world but you just accept what he is to work with him - Magnifique Joey Ramone ! Et il ajoute plus loin : «What he did with the opening chords of Rock’n’Roll High School is like Strawberry Fields, the way it fuses into the drums.» Alors évidemment, on parlait plus à l’époque du gun de Totor que des merveilles contenues sur cet album. Et quelles merveilles ! C’est pendant ces sessions interminables que Larry Levine s’est chopé une crise cardiaque. Totor amena aux Ramones une dynamique et une clarté de son dont ils n’avaient même pas idée.

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    Après la mort brutale de John, Yoko demande à Totor de venir produire son album Season Of Glass. Pochette macabre, puisqu’on y voit les lunettes que portait John le jour où il s’est fait buter devant le Dakota. Comme on l’a vu dans Sometime In New York City, Yoko chante avec finesse et émotion. Elle chante «Even When You’re Far Away» au petit filet de voix, une voix qui ballote sur l’océan comme une barque, c’est très curieux. Chaque chanson a ses qualités, comme ce «Nobody See Me Like You Do» qui arrive à la suite. Elle chante avec une certaine générosité de ton. Encore une fois, ça reste spécial et très pur et on comprend que Totor puisse s’y intéresser. Elle fait encore un petit coup d’éclat avec «Toyboat», une merveille translucide qui finit par aller se perdre avec le reste de l’album dans l’ombilic des limbes.

    Totor tente un dernier coup avec Starsailor, un groupe anglais qu’apprécie sa fille Nicole. Mais dès que Totor commence à bricoler un son, les mecs de Starsailor rechignent. Ils trouvent que tous leurs cuts sonnent pareil, que Totor fait un Totor album, pas un Starsailor album, alors ils disent stop. Ils font une réunion et décident de virer Totor à l’unanimité. Ils désignent le bassiste James Stelfox comme porte-parole. Brown fournit une autre version : ce serait le manager du groupe et le mec du label qui auraient convoqué Totor pour lui dire stop, à quoi Totor aurait répondu : «You’ve got big balls.» Eh oui, on ne vire pas le plus grand producteur du monde. Donc fuck it. Pas la peine d’aller écouter Starsailor. Totor serait rentré à Los Angeles le cœur brisé.

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    Dans sa vie, il n’a jamais pardonné à ceux qui lui tournaient le dos ou qui le trahissaient, mais il s’est toujours rappelé de ceux qui l’avaient aidé. Pendant les dernières années de sa vie, Alan Freed qui était ruiné a survécu grâce au support financier de Totor. Quand Ike Turner fut envoyé au trou pour une sombre affaire de coke, Totor est allé lui rendre visite et lui apporter un support financier. À la fin des années 70, Darlene Love faisait des ménages pour vivre. Mais elle ne s’en sortait pas, alors elle demanda à Totor de l’aider à payer son loyer, ce qu’il fit pendant un an, le temps qu’elle se remette à flot. Merci à Mick Brown de nous rappeler tout ça.

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    Histoire de finir en beauté. Voilà ce que sort Totor à l’inestimable Mister Brown : «Black music is our American culture.» Et Elvis, lui demande Mick Brown, vous l’avez rencontré en 1958, n’est-ce pas ? «Sure... Et en 1960. J’ai travaillé sur son album, alors qu’il revenait de l’armée. Peu de gens le savent. Elvis was terrific, wonderful.»

    Tout le monde connaît la fin de l’histoire. Pas terrible. Mick Brown conclut en disant qu’à la fin, Totor a perdu ce à quoi il tenait le plus : sa réputation et par conséquent sa legacy. Après cette catastrophe, «Be My Baby» ne signifiait plus rien aux yeux des gens, ni même Lovin’ Feelin’ qui fut pourtant la chanson la plus diffusée sur les radios américaines. Il n’existe pas dans l’histoire du rock de plus grande tragédie que celle de la chute de Phil Spector.

    Signé : Cazengler, Phil Pécor

    Checkmates Ltd. Live At Caesar’s Palace. Capitol Records 1967

    Sonny Charles & The Checkmates Ltd. Love Is All We Have To Give. A&M Records 1969

    George Harrison. All Things Must Pass. Apple Records 1970

    George Harrison. Living In A Material World. Apple Records 1973

    Ronnie Spector. The Very Best. Sony Music 2015

    Beatles. Let It Be. Apple Records 1970

    John Lennon/Plastic Ono Band. Apple Records 1970

    John Lennon. Imagine. Apple Records 1971

    John Lennon/Yoko Ono. Some Time In New York City. Apple Records 1972

    John Lennon. Rock’n’Roll. Apple Records 1975

    Dion. Born To Be With You. Phil Spector Records 1975

    Leonard Cohen. Death Of A Ladies’ Man. Columbia 1977

    Ramones. End Of The Century. Sire 1980

    Yoko Ono. Season Of Glass. Geffen Records 1981

    John Lennon. Menlove Ave. EMI 1986

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    Mark Ribowsky. He’s a Rebel: The Truth About Phil Spector – Rock and Roll’s Legendary Madman. Da Capo Press

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    Richard Williams. Phil Spector: Out Of His Head. Omnibus Press 2003

    Mick Brown. Tearing Down the Wall of Sound: The Rise And Fall Of Phil Spector. Bloomsbury Publishing 2007

     

    Got my Mojo working - Part Two

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    Mojo colle sur la couve de son dernier numéro une étrange compile : The Black Keys present The Hill Country Blues. Ah on peut dire qu’ils sont gonflés ces deux là ! Bon d’accord, Black Keys est un nom qui fait vendre, mais de là à se faire passer pour les chantres d’une légende aussi pure que celle du North Mississippi Hill Country Blues, il y a tout de même un pas qu’ils n’ont pas hésité à franchir. Ils ne sont plus à ça près. Admettons que ce soit Mojo qui leur demande de compiler, mais ça aurait eu plus de sens de demander à Jimbo Mathus ou à Luther Dickinson de s’en charger, car ce sont eux les chantres réels de cette culture. Enfin les chantres blancs. Le fin du fin eut été de confier la besogne à Cedric Burnside. Mais Cedric Burnside ne vend pas. On en est là, aujourd’hui : les vrais chantres n’ont pas voix aux chapitre. Et Cedric Burnisde ne figure même pas sur la compile ! Ni Otha Turner, alors t’as qu’à voir !

    — T’as vu c’est dingue qui z’aient osé se mettre sur la pochette, les deux Black Keys. Y zont même mis deux de leurs cuts à eux à la fin d’la compile, comme s’ils se croyaient au même niveau que Jessie Mae Hemphill ou Junior Kimbrough. Sont drôlement culottés, ces deux-là !

    — T’as raison, poto, mais ça aurait pu être pire ! Imagine que Mojo y zaient demandé à Slosh ou à Stong de compiler ! Tu vois un peu le bordel ? Y sont tellement chtarbés qui zauraient rajouté BB King dans l’Hill Country Blues !

    — Ah putain, les canards y font n’importe quoi, maintenant, c’est dingue, on peut plus les tenir !

    — Plains toi pas, car t’as quand même la crème de la crème sur cette compile. C’est bien pour les ceusses qui connaissent pas. T’es pas non plus obligé de reluquer la pochette.

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    Il a raison l’asticot de dire ça, car quand Junior Kimbrough attaque «Meet Me In The City», ils nous embarque aussitôt dans son monde puissant et chaleureux. Pur genius de derrière les fagots des collines. La qualité du son fait baver. Il est dans l’hypno et la grâce en même temps. Par quel prodige, on ne saura jamais, mais c’est exactement ça, un mélange indicible de tout ce qu’on aime dans le blues et le rock. Alors tu danses et tu fais gaffe de bien danser au milieu des blacks du juke-joint. L’autre grand tenant de l’aboutissant est bien sûr RL Burnside, l’excellent Rural qui fascina tant Tav, et le voilà avec «Going Away Baby». Il ramène lui aussi des trucs de derrière les fagots des collines, mais des trucs que peu de gens peuvent comprendre, car comme le disait si justement Dickinson à propos d’Otha Turner, leur son relève d’un art antique. Rural joue son art au touffu et c’est brillant, les accords électriques croassent dans la matière du son puis il attaque au chant d’une voix de vieux canard. L’intention ne trompe pas. Rural gratte ses poux, porté par un beat de dérapade, c’est énorme, complètement décousu, pur génie de cabane, pur génie de fils d’esclave. C’est sans doute pour ça qu’on ne supporte pas de voir des blancs se faire mousser sur le dos des pauvres nègres. Cette mentalité ne disparaîtra donc jamais ? Puis voici le troisième larron, l’incontrôlable T-Model Ford que ces pauvres cloches dans leur commentaire résument à des anecdotes. Mais le «Cut You Loose» de T-Model Ford est bien meilleur que tout ce que ne feront jamais les petits blancs. T-Model Ford est le plus enragé de tous, c’est un bonheur que de l’entendre gratter sa gratte noire de metaller. Il faut voir comme c’est tapé derrière, let me go ! On monte encore d’un cran avec Jessie Mae Hemphill et son «Go Back To Your Used To Be», encore un modèle pour Tav Falco, elle joue avec l’écho du diable. Leur père à tous s’appelle Mississippi Fred McDowell qui a fini pompiste d’une station service à Como, Mississippi. Le vieux Fred claque et joue en même temps, il joue dans l’Africanité, bien décalé du bulbique - Lawd I love my baby - Et puis après on arrive dans les sujets qui fâchent avec Jimmy Duck Holmes. Il faut dire que Dan Auerbach a produit son dernier album, Cypress Grove, ce qui explique la présence de Duck sur cette compile. Mais si on écoute cet album, promotionné sur le nom des Black Keys, on aura une drôle de surprise.

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    Comme c’est produit par Auerbach, on a du son. Tout ce que produit Auerbach a du son. On en oublie même le nom des artistes. On ne se souvient plus que du nom d’Auerbach. Sur la pochette, ils ont écrit en gros : «produit par Dan Auerbach». Robert Finley ? Leo Bud Welch ? Marcus King ? Jimmy Duck Holmes ? Merci Auerbach ! Grâce à Dan Auerbach on peut écouter sans risque le nouvel album de Jimmy Duck Holmes, Cypress Grove, car il a du son. Blague à part, c’est vrai qu’il y a du son. Quand on a produit les Buffalo Killers ou Brimstone Howl, on sait forcément ramener du son. Donc Auerbach en ramène dans le «Hard Times» d’ouverture de bal, un blues primitif. On entend même couiner les cordes. Il faut voir la batterie entrer dans le riff de «Catfish Blues». Welcome in the deep blue sea. La guitare entre dans la danse à la sature. La guitare d’Auerbach, bien sûr. Comme sur l’album de Robert Finley, Auerbach n’en finit plus de ramener sa fraise. Il profite de «Goin’ Away Baby» pour injecter du psyché, avec une arrogance intolérable. Comment ose-t-il ? C’est le même problème que sur les albums de Mavis Staples «produits» par Jeff Tweedy. Mavis finit par chanter du rock de blanc qui en plus n’est pas bon et par miracle, elle a fini par virer Tweedy. Sur son pauvre album, Duck revient à Muddy avec «Rock Me». Puis il descend à la cave avec «Little Red Rooster» et en fait une belle cover. Il rend ensuite hommage à Skip James avec «Devil Got My Woman» et avec «All Nite Long», on croirait entendre John Lee Hooker. Même voix, même ambiance. Mais cet épouvantable m’as-tu-vu d’Auerbach en fait trop. Il flingue aussi l’excellent «Gonna Get Old Someday». C’est assez désolant. Encore une histoire de vieux black exploité par un blanc. Pauvre Duck. On ne le connaît que par Auerbach.

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    Parmi les autres blackos présents sur la compile du Hill Country Blues, voici Paul Wines Jones dont on dit ailleurs grand bien des trois albums. Il joue dans les règles du lard fumé et à la suite, James Cotton ramone son «Cotton Chop Bues» à la super crade - Ain’t rise no more cotton - Early Sun blues, rien à voir avec le Hill Country Blues. On croise aussi le vieux Leo Bud Welch avec un écho trop moderne pour être honnête. Rien à voir non plus avec le Hill Country Blues. Cette compile finit par ressembler à un fourre-tout. Heureusement, Jessie Mae Hemphill revient avec «My Daddy’s Blues» monté sur la foi d’un gimmick toxique, le sien, elle vise la transe africaine et Junior Kimbrough nous ramène dans le désert du Mali. Son gratté reste gracieux, appuyé sur un drone saharien. Et bien sûr, si on écoute les deux cuts des Black Keys qui referment la marche, on verra pourquoi ça ne va pas. Ils sont complètement à côté, ce qui d’une certaine façon nous rassure. Il faut quand même être assez gonflé pour aller se mettre en queue d’une compile aussi chargée d’histoire. Auerchach est une sorte de Lucien de Rubempré affamé de reconnaissance, dévoré d’ambition, mais on ne se fait pas du blé sur le dos des blackos, c’est une règle de base.

    Signé : Cazengler, Hill Country Bouse

    The Black Keys present The Hill Country Blues. Mojo # 332 - July 2021

     

    *

    Le country fonctionne un peu comme le baseball, le sport typiquement américain, lorsque vous y jouez, les statistiques sont à vos côtés et vous observent, de fait vous ne jouez pas à l'instant T contre une équipe ennemie particulière mais contre tous les joueurs qui depuis deux siècles ont pratiqué ce jeu, z'avez intérêt à assurer si vous tenez à inscrire votre nom sur les tablettes de l'immortalité. Ainsi si Stan Jones même s'il en l'auteur n'est pas le créateur de ( Ghost ) Riders in the sky. L'a repris l'air d'une vieille complainte de la guerre civile, When Johnny comes marching home, par contre cette histoire de cavaliers fantômes poursuivant dans les nuages le troupeau du Diable correspond à son goût immodéré depuis l'enfance pour les contes fantastiques. Il aimait à en écrire et à en raconter à des auditoires de copains d'école et de travail. Etrange personnalité que celle de Stan Jones ( 1914 – 1963 ), il nous plaît de voir en lui un Edgar Poe qui aurait été cowboy. Stan Jones fit mille métiers et écrivit deux cents chansons, il rencontra John Ford qui incorpora sa musique dans deux de ses films et lui offrit un petit rôle. Stan Jones écrivit le morceau en juin 1948, et l'enregistra toujours en 1948 avec The Death Valley Rangers, je qualifierai sa version de filmique dans la lignée des productions de Gene Autry, vous préfèrerez la version ( février 1949 ) de Burt Ives ( 1909 – 1995 ), dépouillée et pour ainsi dire vocale, si vous aimez les belles voix graves privilégiez celle barytonesque de Vaughn Monroe ( 1911 – 1973 ), manque un peu de punch mais qui insiste sur l'aspect mélodramatique... Il en existe des centaines de version, les rockers se sentiront obligés d'écouter celle des Shadows – ne vaut pas, et de loin, Apache – et bien entendu celle de Johnny Cash, celle de Willie Nelson, celle de... jusqu'à peu, j'aurais été incapable de dire celle que je préférais, cela dépendait de mes humeurs jusqu'à ce que j'entende celle de :

    PAIGE ANDERSON

    RIDERS IN THE SKY

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    Vous ne trouverez pas plus pure, j'ai cherché, les outlaws en révolte contre la variétarisation nashvillienne de la country dans les seventies devaient être armés de pistolets à bouchons quand vous entendez la version de Paige, pour avoir vécu grâce à ma fille près des équidés pendant vingt ans, je certifie, la cadence du galop des chevaux est parfaitement imitée dans ses contre-temps les plus subtils par les notes grêles du banjo, Paige est seule, simplement assise sur une chaise, sa salopette, ses bottes à lacets auxquelles elle semble particulièrement attachée qui lui caressent les genoux, l'accompagnement banjoïque est prodigieux, vaut toutes les bandes-sons des orchestres de génériques ou de scènes chocs de bien des westerns, il n'exprime pas, il l'est la solitude du guy face à sa vision dantesque, ce cliquètement de grésil sur un toit de tôle équivaut à l'horreur absolue de la course infernale ... ô cette voix de Paige, qui claque comme des coups de fouets, qui monte subitement ou qui traîne lentement telle une ravine perdue, une symphonie de nuances frustres et évocatoires, des élans sauvages et une mélancolie souveraine, un serpent sur un tapis de mousse, et quand elle s'infléchit et s'étire en yodel aigu nasillant de cowboys elle vous perce le cœur et vous vous dites que ça vaut le coup de quitter cette vallée de larmes sur ce timbre fêlé d'ange descendu du ciel rien que pour vous. Normal, c'est Paige Anderson qui chante. Non, une artiste. Au sens fort de ce mot.

    Cette vidéo, postée le 7 mai 2020, est visible sur le FB de Foxymoore, ainsi que les deux suivantes que nous chroniquons.

    FOXYMOORE

    PAIGE ANDERSON / DAVIA PRASHNER

    WILD DREAM

    ( postée le 30 mars 2020 )

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    Rien à voir avec un enregistrement studio. Paige et Davia sont en route pour Los Angeles lorsqu'elles s'arrêtent en un endroit désertique pour chanter. Au loin la Sierra Nevada, le vent souffle et vient parfois se mêler à la voix de Paige en jean, elle s'accompagne à la guitare, à ses côtés Davia en robe blanche et au violon, l'ensemble n'est pas sans évoquer Aimee et Paige de la Fearless Kin. Une composition de Paige, une chanson mélancolique, l'archet de Davia mélancolise, les filles ne chantent pas, elles soulèvent les mots par a-coups, comme quand vous arrachez à petites saccades la bande d'un pansement qui colle à la peau et qui s'est incrustée dans le sang séché d'une blessure récente... Paige ralentit sa voix et le violon ses arpèges, poignant et ensorcelant...

    A NEW SONG...

    ( postée le 26 novembre 2019 )

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    Chouette une nouvelle chanson de Paige Anderso, un aigle se lève dans votre cœur et monte vers le ciel étoilé, co-écrite avec Berg Z et Joe Keefe, vous ne demandez qu'à écouter, c'est oublier que les filles sont parfois cruelles, ne vous en font écouter que 59 secondes, l'on devrait les dénoncer à l'ONU et les faire passer en jugement pour comportement inhumain et cruauté mentale envers la population mondiale, surtout que dès les premières notes vous reconnaissez l'intro de Burn It to the ground de Two Runner que nous avons chroniqué dans notre livraison 512 du 27 / 05 / 2021 ! Davia à la guitare debout et Paige assise sur un rocher au banjo et au vocal soutenue au refrain. Sont au bord d'une rivière enjambée très haut par une passerelle sur laquelle se déplacent les paisibles silhouettes de promeneurs. Nous souhaitons que le son soit monté jusqu'à eux. Cette interprétation très roots est différente et aussi magnifique que celle de Two runner, le timbre rauque de Paige s'harmonise à merveille avec le paysage. Peut-être est-elle – je ne dirais pas plus joyeuse – moins plaintive, davantage affirmée et revendiquée, plus fière et moins mélodramatique que celle de Two Runner. Qui du coup demande à être réécoutée.

    BURN IT TO THE GROUND

    TWO RUNNER

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    Nous l'avions chroniquée voici quinze jours selon la force émotionnelle qui alors nous avait assailli. Nous en avions pratiquement oublié, à ne suivre des yeux que la silhouette de Paige, de la considérer en ce qu'elle est aussi, un artefact, une production vidéo, super huit, un scénario, une mise en scène, un film agrémenté d'une splendide bande-son. Pour en juger par vous-même je vous recommanderai de l'écouter aussi sans la regarder. Pour goûter la voix de Paige, plus flexible mais portée par un doux ressentiment à l'encontre du monde. Se regarde un peu comme ces albums destinés aux enfants dans lesquels les images explicitent le texte, Paige sur sa moto, Paige au bord d'un torrent, Paige en ville, un feu qui brûle, un oiseau de proie qui vole, un taureau impassible, des illustrations naïves pour faire entendre que les mots ne sont que les métaphores de vos sentiments, la voix de Paige qui appuie doucement, qui traîne, le banjo qui clapote et l'accompagnement qui va de l'avant, par rafales, qui emportent les miasmes et les éparpillent au loin, des paroles sombres à la manière des élégies de Tibulle et fièrement violentes, les draps poisseux d'un cauchemar que l'on essaie de rejeter au loin, les cendres et les flammes, ces troncs d'arbres et ces branches dépouillées de feuilles, ou au contraire dans leur opulence virgilienne, ne sont pas sans évoquer les bosquets arcadiens que l'on retrouve sur les anciennes vidéos qui racontent la première carrière de Paige avec ses sœurs et son frère, ce sourire énigmatique de celle qui a traversé des cercles de haine et qui se pose, en robe blanche, dans la voiture verdoyante et réconciliée, une fée qui domine désormais son royaume...

    Damie Chad.

     

    POLNARETERNEL

    SA POUPEE QUI FAIT NON A 55 ANS

    MARIE DESJARDINS

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    C'est ce qui gêne, pas la poupée, ses cinquante-cinq balais, trop beaucoup. Elle n'a pas vieilli d'un pli, nous assure Marie Desjardins, sûr qu'avec la fontaine de jouvence à portée de la main, Jimmy Page et John Paul Jones dans le studio, vous reculez la date limite de péremption. Donc la poupée est toujours aussi jolie et tentante, le problème c'est que les cinquante-cinq plumeaux, nous on les a usés sur les planchers pourris de notre existence. De quoi pleurer des larmes de sang. Pas facile de se consoler, même si l'on pense que voici deux millénaires et demi Aristote a décrété que toute chose est corruptible, l'énonciation de cette véritable vérité vraie gravée dans le marbre de l'éternité n'est guère encourageante. Bref tout compte fait on n'a pas envie de lire cet article, paru dans Le Mag Profession Spectacle. Oui mais voilà il est signé Marie Desjardins, c'est difficile de résister, elle a du style notre syrène, Merlin n'a-t-il pas cédé à la fée Viviane...

    Les choses et les êtres sont ce qu'ils sont. Quoi, qui, au juste ? Nous ne le saurons jamais. Tout au plus énonçons-nous quelques approximations. Le saurions-nous exactement que nous serions peut-être déçus. En fait les choses et les êtres sont ce que nous voulons qu'elles et qu'ils soient. A ce hiatus près que très souvent nous ne nous interrogeons point sur nos attendus et encore moins sur l'origine de ceux-ci. Par peur de nous trahir, ou par désœuvrement. Remarquons la grande amplitude entre ses deux motifs, le premier touche à nos intimités les plus subjectives et le deuxième à notre profond désintérêt vis-à-vis de ces parties du réel qui ne retiennent que très parcimonieusement notre attention, voire pas du tout.

    Perso je n'ai jamais été fan de Michel Polnareff, pas au point d'éprouver le réflexe de tourner systématiquement le bouton de la radio dès qu'il était diffusé, un artiste que j'ai entendu souvent, que j'ai écouté parfois, mais dont je ne me suis jamais procuré un disque. Un fond sonore, agréable, sympathique, mais dont l'absence ne nuit en rien. Soyons honnête, je ne garde en mémoire que trois titres, Sous quelle étoile suis-je né ? ( sur le deuxième super 45 T qui a succédé à La poupée qui fait non, cette dernière un peu trop inspirée de Buddy Holly à mon avis ), Holydays ( pour le background musical ) et un autre qui m'a longtemps horripilé pour lors de sa sortie le retrouver systématiquement sur les ondes chaque fois que j'ouvrais le transistor. Pour en terminer, cela fait un demi-siècle que j'entends dire que son album Polnareff 's est son meilleur, je ne m'y suis jamais attelé, il faut dire qu'en 1971, pour les amateurs de rock, il sortait outre-Manche et outre-Atlantique, tellement d'autres disques excitants... poussaient comme des champignons toutes les semaines... Et puis il y avait dès le début ses faraudes déclarations de guerre, répétées à plusieurs reprises, selon lesquelles il n'y avait que lui en France qui était capable de chanter du rock'n'roll et qu'il allait enregistrer un disque de classiques de vieux rocks et que l'on allait voir ce qu'on allait voir... ça fait cinquante cinq ans que l'on a encore rien entendu. Les rockers ne pardonnent et n'oublient jamais !

    Marie Desjardins n'est pas aussi sévère que moi. Tout au plus en mettant la focale sur quelques adjectifs de son dernier paragraphe parviendrait-on à faire croire aux lecteurs naïfs que certains aspects de la personnalité du chanteur l'agacent un tantinet. Rien de grave. Qui n'a pas ses petits défauts !

    Son article est assez court. Il ne résume en rien la longue carrière de l'artiste. Si vous voulez tout savoir sur Polnareff, cliquez sur Wikipédia. Soyez perspicace, quand vous lisez Portrait de l'artiste en jeune chien de Dylan Thomas vous comprenez que l'important ce n'est pas le poëte dont vous tenez l'ouvrage autobiographique entre les mains mais ce chien en lequel il se rêve métaphoriquement. C'est donc le rêve de Marie Desjardins que vous devez tenter de saisir. Il va de soi que Marie Desjardins ne rêve pas de Michel Polnareff. Elle n'écrit pas avec un cœur d'artichaut de midinette. Elle n'est pas la groupie du pianiste. Elle use d'un stratagème que nous qualifierons de nervalien.

    Certains critiques vous diront que l'instant fondamental de la ronde enfantine sur laquelle Gérard de Nerval a bâti son œuvre ne s'est jamais déroulé. Qu'elle est une pure invention. Quelle incompréhension consternante. Que la scène originelle relève de la réalité ou de l'imaginaire importe peu. Ce qui compte c'est la bulle de cristal poétique que Nerval a insufflée dans le monde à partir de de ce noyau germinatif initial.

    De Michel Polnareff, Marie Desjardins ne détache que quelques éclats, les plus révélateurs, non pas en eux-mêmes, mais selon elle. Car les choses et les êtres ne sont que ce que l'on veut qu'elles ou qu'ils soient. On les ente de notre propre greffon autant qu'elles ou qu'ils nous hantent. Rien n'est donné mais tout est offert. L'on ne prend pas tout. L'on fait son choix, l'on trie. Ce qui nous arrange. L'on dévore en prédateur les quartiers que l'on juge royaux et on laisse aux fourmis les bas morceaux. Soyons clairs quant aux êtres, on en fait nos choses.

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    Ainsi Marie Desjardins nous brosse un portrait de Michel Polnareff en quelque sorte idéel, qui corresponde à l'idée qu'elle se fait de la manière dont on se doit se situer dans le monde. L'apparence physique de Michel, c'est ce que l'on voit en premier, pas celui qui s'est survécu à lui-même, qui s'est épaissi, qui roule une crinière de lion de pacotille sur des épaules de gladiateur, mais le jeune homme fragile, blond et hâve, à l'allure christique, celui qui chantait comme s'il intercédait auprès de la Madone, celui qui est en manque, de tout ce que vous voulez, surtout d'être plus intensément au plus près de sa propre plénitude, que dans ses chansons il symbolise par l'absence ou la présence inatteignable de '' Marilou, Marie, Rosie, Juliette, Georgina, Ophélie'', c'est cette béance qui émeut Marie Desjardins, ce n'est pas qu'elle aimerait être l'élue qui la comblerait, c'est que le Polnareff qu'elle héroïse c'est ce vide, cette vacuité déchirante, sur laquelle elle tisse son rêve... de Paul(nareff ) et Viriginie, ceux qui ont lu ce chef-d'œuvre absolu qu'est le roman Ellesmere de Marie Desjardins comprendront la littéraire et romantique présence de Bernardin de Saint-Pierre qu'elle cite dans l'article, ces implications troubadouriennes du vécu que l'on retrouve par exemple dans les ultimes Notes d'Inconnaissance de Joe Bousquet...

    Marie Desjardins nous rappelle que l'on n'écrit pas sur X ou sur Y, mais de soi, et encore de soi, selon des protocoles secrets qui n'appartiennent qu'à nous, assez transparents toutefois pour que les lecteurs aiment à s'attarder en ces bosquets secrets et invisibles sans trop savoir pour quoi, pour qui, afin que leurs errements sans fin en croisent sans le savoir d'autres... Que les amateurs de rock ne s'y méprennent pas être fan de X ou Y, c'est un peu sonner, et n'être jamais entendu, sinon par soi-même, tel Roland à Roncevaux, l'oli-fan-tasme de ses désespoirs secrets.

    A tout hasard indicatif, le troisième des trois morceaux de Polnareff que j'ai gardés en mémoire, dont je n'ai pas donné le titre, qui m'a longtemps agacé, jusqu'à ce jour où... s 'intitule Gloria.

    Damie Chad.

    SWEET JAYNE MANSFIELD

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    J'aurais le droit de me plaindre. Mon facétieux réveil s'est décidé à sonner une heure plus tôt que d'habitude. Ben, non je suis heureux, je peux en témoigner, le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. Le monde peut-être pas, n'exagérons rien, un tout-petit morceau, un fragment minuscule, ce n'est déjà pas mal. C'est même prodigieux quand il s'agit d'une infime parcelle du savoir rock. Imaginez-moi, les yeux éteints devant mon café brûlant, à la radio y a trois zigues qui discutent d'une bande dessinée, une biographie de Jayne Mansfield, une fille adorable dont seuls se souviennent aujourd'hui les royalistes – elle est morte comme Marie-Antoinette, décapitée. Essayez d'en faire autant au lieu de démarrer au quart de tour et de médire de l'Action Française. Je reprends ma phrase inachevée certes les royalistes mais aussi les Rockers. L'a joué dans La Blonde et Moi, film dans lequel apparaissent Gene Vincent et Eddie Cochran. Les trois zigotos évoquent le film mais aucun d'entre eux ne cite mes idoles. Je regrette les temps royaux, en cette époque bénie, pour un tel crime de lèse-rock'n'roll, une simple lettre de cachet et hop on les envoyait à la Bastille. Blablatent encore un peu, une fille intelligente que l'on a confinée dans des rôles de ravissante idiote, elle a tout de même tourné avec Raoul Walch, un bon point de plus, dans ses films quand elle devait chanter elle était doublée ce qui était particulièrement stupide parce qu'elle avait un beau brin de voix et... elle a même enregistré un disque avec Jimi Hendrix ! Ça je ne le savais pas, ou je l'ai oublié, ou je ne l'ai pas mémorisé, malgré tous les films et tous les livres que j'ai vus ou lus sur Jimi, le détail qui tue, qui vous aplatit comme une bouse de vache qui gâte et gâche le bonheur dans le pré, vous pouvez écouter cela sur YT : Suey / I need you everyday + le générique du film. On apprend tous les jours.

    Damie Chad.

    Sweet Jayne Mansfield : Jean-Michel Dupont / Baldazani ( Glénat - sortie le 12 / 05 / 2021 )

  • CHRONIQUES DE POURPRE 513 : KR'TNT ! 513 :PHIL SPECTOR / TOM RAPP / GRETA VAN FLEET / HOWLIN' JAWS / HEY DJAN / THE JAKE WALKERS / EEVA

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 513

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR'TNT KR'TNT

    03 / 06 / 2021

     

    PHIL SPECTOR / TOM RAPP

    GRETA VAN FLEET

    HOWLIN' JAWS / HEY DJAN

    THE JAKE WALKERS / EEVA

    Spectorculaire - Part Two -

    The rise

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    L’expression the rise and fall qu’on peut traduire en français pas la grandeur et la chute s’applique généralement aux empires, le rise and fall le plus connu étant celui de l’empire romain. Aussi étrange que ça puisse paraître, ce rise and fall s’applique aussi à Phil Spector. Sa trajectoire dans l’histoire du rock est aussi spectorculaire qu’unique. On le sait depuis soixante ans, depuis les hits faramineux des Ronettes et des Righteous Brothers, mais sa récente disparition met ce rise and fall carrément en orbite. Ce rise and fall nous échappe définitivement. Adieu rise and fall ! Pour éviter de se retrouver comme un con avec les bras ballants et la lippe pendante, on ressort les livres et les disques des étagères, histoire d’apprécier une dernière fois l’extraordinaire complexité de ce génie visionnaire que fut Phil Spector.

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    Des tas de cocos ont mis le nez dans cette histoire. Nous en retiendrons trois : Mark Ribowsky (He’s a Rebel: The Truth About Phil Spector – Rock and Roll’s Legendary Madman), Richard Williams (Phil Spector: Out Of His Head) et sans doute le plus pertinent, Mick Brown (Tearing Down the Wall of Sound: The Rise And Fall Of Phil Spector). Vu la densité de cette histoire, nous allons la découper en trois parties : ce Part Two survole the rise qui va jusqu’à «River Mountain High» (1966), un Part Three survolera the fall (les années de réclusion, les Beatles, les guns), puis un Part Four inspectera the ashes, autrement dit the legacy, que nous autres Français appelons l’héritage.

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    Les trois auteurs pré-cités s’accordent sur un fait : le personnage de Phil Spector qu’on peut aussi appeler Totor pour le mettre à l’aise offre trois facettes. Totor est à la fois un génie visionnaire, un excentrique et un sale mec. Ribowsky est celui qui s’attarde le plus sur le côté sale mec. Il ne rate pas une occasion de rappeler à quel point Totor savait indisposer. Le premier groupe que monte Totor s’appelle les Teddy Bears et la chanteuse s’appelle Annette Kleinbard. Un jour Annette se paie un car crash au volant de sa décapotable et se retrouve défigurée à l’hosto. Non seulement Totor ne lui rend pas visite, mais il déclare à qui veut l’entendre : «Dommage qu’elle ne soit pas morte.» En bon fouille-merde, Ribowsky va même déterrer l’histoire de «Spanish Harlem» que Totor aurait co-écrit avec une copine nommée Beverly Ross et dont il se serait attribué l’authoring, brisant le cœur de la pauvre Beverly. Totor se fait vite des ennemis : Jerry Wexler qui ne supporte pas son impudence et Lee Hazlewood qui ne peut pas le schmoquer, car Totor lui manque ouvertement de respect. C’est Lester Sill qui amène Totor dans le studio où bosse Hazlewood. Totor l’observe et lui pose des questions sur ses techniques d’enregistrement. Stan Ross observe le manège : «Lee was a country boy, et il faut comprendre les country boys pour bien s’entendre avec eux. Lee était le genre de mec qui rigolait le premier de sa vanne quand il en racontait une. Il pensait que Phil était complètement cinglé. They were like fire and ice. Très vite, Hazlewood a dit à Sill qu’il ne voulait plus voir Spector dans les parages.» Hazlewood : «I’m not gonna go in the same room with that little fart», qu’on traduirait en français par ‘cette petite merde puante’. Excédé de voir son associé Lester Sill passer du temps avec Totor, Lee Hazlewood rompt son association avec Sill. Totor se pointe aussitôt pour prendre sa place : «Now that Lee’s gone, I’m ready to step in». Ils montent un label ensemble, Philles, un mot composé des deux prénoms, Phil & Les. Totor a surtout besoin du carnet d’adresses de Lester Sill qui connaît beaucoup de monde, notamment à New York. Sill branche Totor sur Leiber & Stoller qu’il avait découverts lorsqu’ils démarraient en Californie. Leiber & Stoller vont accueillir et même adorer le jeune Totor jusqu’au jour où il les lâche pour continuer d’avancer. Lorsqu’il signe comme A&R chez Atlantic, Wexler lui file une avance sur l’année de 10.000 $ et bien sûr au bout de trois mois Totor se barre avec l’avance sans la rembourser, alors on imagine la gueule de Wexler, qui s’aperçoit en plus que Totor passait des coups de fils «long distance» sur le compte d’Atlantic, à une époque où ces appels coûtaient la peau des fesses. Toror devait se marrer comme un bossu à imaginer la hure de Wexler devant sa facture de téléphone.

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    Lorsqu’il est sous contrat avec Big Top, c’est-à-dire Hill & Range, Totor flashe sur un de leurs groupes, les Crystals, et se les garde pour Phillies, ce qui indispose John Bienstock. Eh oui, les Crystals étaient un groupe que Totor devait produire pour le compte de Big Top, mais il les a carrément barbotées, alors Bienstock s’est mis en pétard : «He was talented but he was a piece of shit.» Totor sale mec ? Ce n’est pas exactement ça. Lorsqu’il quitte Hill & Range en leur barbotant les Crystals, il sait très bien ce qu’il fait. Doc Pomus en rigole encore : «Il savait comment on jouait et il jouait pour de vrai. N’importe quel business man est ton copain jusqu’au moment où il a fini de pomper en toi tout ce qu’il a besoin de pomper. Phil les a roulés avant que ça ne soit eux qui le roulent.»

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    Comme l’a fait Atlantic, Liberty Records propose à Totor un job d’A&R avec une avance de 30 000 $. Totor empoche l’avance et se barre sans bien sûr rembourser l’avance. Tout le monde s’accorde pour dire que Totor n’aime pas les gens et qu’il treat people like shit. Même son protecteur Lester Sill ! Totor décide de s’en débarrasser pour continuer à avancer. Il le considère comme un parasite. Il veut avoir les mains libres et piloter le label à sa guise - Phil wants total power, total control - et pouf il se débarrasse de Lester pour 60 000 $. Lester est choqué, il est tellement écœuré qu’il préfère en finir - I just wanted the fuck out of there. Si je ne l’avais pas fait, je l’aurais buté - Lester n’a même pas pris d’avocat. Il dit juste à Totor d’envoyer le chèque. Mais il commet l’erreur de signer les papiers avant de recevoir le chèque. Bien sûr, le chèque n’arrive pas. Mais le pire est à venir : en janvier 1963, Totor emmène les Crystals en studio pour enregistrer «Let’s Dance The Screw Part 1 & 2» et le seul qui reçoit une copie du single, c’est bien sûr Lester Sill. Screw, c’est le slang pour dire baiser la gueule de quelqu’un. Sill : «C’était sa façon de me dire fuck you buddy.» Et puis bien sûr arrive l’épisode de la double vie : il baise Ronnie alors qu’il est encore marié avec Annette. Elle l’apprend et Totor lui répond que ça ne la regarde pas. Alors elle se barre. Puis c’est au tour de Ronnie de passer à la casserole. Ribowsky fait ses choux gras de l’épisode Ronnie Spector, stalinisée par un Totor atteint de jalousie maladive. Et puis bien sûr la litanie des guns. Ah les guns, que deviendrions-nous sans les guns ? Et des guns par ci et des guns par là, et zyva mon gun ! Et les bodyguards ! N’oublions pas les bodyguards. Il est essentiel de rappeler comme le fait Ribowsky qu’un soir, quatre mecs coincèrent le jeune Totor dans les gogues d’un bar et plutôt que de lui péter la gueule, ils lui pissèrent dessus tous les quatre. Totor en fut traumatisé à vie. D’où les guns et les bodyguards.

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    Plus appétissante est la facette excentrique. Totor dit un jour à Gene Pitney qu’il avait invité à déjeuner qu’on avait enfermé sa sœur dans un asile de fous et qu’elle était le seul membre de la famille qui fût saine. On imagine la terrine de Pitney. Un Totor qui fraîchement arrivé à New York porte une cape comme Zorro et trimballe une valise qui ne contient pas des drogues comme celle de Paul Rothchild ou trois bouteilles de Martini comme celle de Gene Vincent, mais un bout de pain, une brosse à cheveux, du papier et un crayon. Il marche comme Charlie Chaplin, fait trois pas en avant, un pas en arrière. La première fois que Doc Pomus rencontre Totor, son attitude lui semble tellement étrange qu’il se pose la question : est-il super-hip ou complètement taré ? Totor atteint le sommet de sa période excentrique lorsqu’il fréquente le sultan Ahmet Ertegun : il copie ses manières et exagère sa façon de parler. Chez lui à Los Angeles, il n’écoute que les opéras de Wagner. En 1999, il déclare à un journaliste : «Je suis l’une de ces personnes qui ne peuvent pas être heureuses et qui feront tout pour ne pas l’être. C’est réconfortant de penser que la santé mentale ne dépend pas du fait d’être heureux.» Il roule en Rolls avec une plaque PHIL-500 et sort en ville au bras de Nancy Sinatra.

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    C’est bien sûr la facette génie visionnaire qui monopolise le plus l’attention. Mick Brown affirme que Totor allait changer the face of pop music forever. C’est avec «River Deep Mountain High» que Ribowsky mesure le mieux le génie de Totor qui commence par rapatrier ses compositeurs favoris, Ellie Greenwich et Jeff Barry avec lesquels il était fâché depuis l’épisode «Chapel Of Love» paru sans son accord sur Red Bird. Alors ils composent tous les trois comme au temps des Ronettes et boom, Totor sort de sa manche un autre as : Tina Turner. Ribowsky : «Phil savait que c’était bon. Il avait le Wall et Tina allait tout magnifier, avec de la folie pyrotechnique. Il voyait ça comme une entité excentrique et commercialisable, une sorte de logarithme de Spector lui-même.» Après Bill Medley, Darlene Love et Ronnie, Totor avait Tina qu’il considérait comme le joyau de sa couronne. Puis Ribowsky entre dans le détail des cinq longues sessions d’enregistrement qu’il qualifie de gargantuesques, 21 musiciens et Jack Nitzsche, quatre guitaristes, quatre basses, tout le gratin du Wrecking Crew, jour et nuit, pour un montant de 22 000 $, ce qui à l’époque est considérable. Mais le public américain fait la sourde oreille.

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    Ribowsky rappelle aussi que tous les baby-boomers sont tombés sous le charme de cette pop incroyablement orchestrale et qu’à ce titre, Totor mérite le respect - N’oublions pas que les États-Unis avaient leur Mozart et son nom était Phil Spector - Pour situer ce niveau de légendarité gothique, Ribowsky va chercher les noms d’Howard Hughes et d’Orson Welles. Kenneth Tyrane ajoute les noms de Laurence Olivier, Marlon Brando et Roman Polanski, des self-made men. Son souci est de rappeler que Totor évolue dans la dimension supérieure des artistes, ceux qu’on qualifie d’artistes visionnaires. Ribowsky rappelle que le génie ne tombe pas du ciel. Totor est une brute de travail et il entraîne tout le monde dans son délire. Ceux qui morflent le plus sont les interprètes qui doivent attendre leur tour pendant des nuits et des jours. Totor est obsédé par deux choses : l’autonomie et le contrôle. Il veut le pouvoir absolu, même dans sa vie privée. Nick Cohn : «He was the first of the anarchist/pop-music millionaires.»

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    Totor hait le soleil et la plage. La Californie est le paradis des géants bronzés et athlétiques. Totor est petit, il a une vilaine peau, le menton fuyant et des yeux humides, il est l’outsider définitif. Il est déjà capable de maximes : «Vous comptez vos victoires au nombre d’ennemis que vous avez réussi à vous faire.» Mais il ne perd pas de vue son objectif : «Je savais que the real folk music of America was George Gershwin, Jerome Kern and Irving Berlin. Ces noms étaient plus grands que la musique. That’s what I wanted to be.» Leiber indique que Totor avait appris à jouer de la guitare avec Barney Kessel - That strong jazz-guitar discipline. He was very good - C’est avec les Paris Sisters qu’il crée une sorte de Los Angeles sound, un son qui prendra ensuite son ampleur commerciale avec les Mamas and The Papas qui n’étaient autres que des Teddy Bears améliorés avec des heavily arranged harmonies.

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    Sa fantastique progression illustre aussi la facette génie visionnaire : il débarque à New York pour bosser avec Leiber & Stoller, puis Ahmet Ertegun lui déroule le tapis rouge, alors le voilà chez Atlantic, mais il vise le pouvoir absolu et ça passe par Philles Records. Gene Pitney l’affirme : «Phil purely had design on creating his own little empire.» En 1962 et 1963, Totor envoie chaque mois un hit grimper au sommet des charts. Il passe ses nuits et ses jours en studio. Il s’arrête un jour en 1963 pour épouser Annette Merar. Il se retrouve donc à la tête d’une hit-factory, comme Berry Gordy à Detroit. Sonny Bono nous décrit un Totor qui ne vit que pour les chansons, le son et le studio, allant voir les autres travailler quand il ne travaille pas, notamment Brian Wilson. Sonny Bono : «He ate, slept and breathed music.» Quand il voit que le phénomène girl-group s’essouffle, il sait déjà de quelle manière il va rebondir : avec le gospel blues des Righteous Brothers. Et pour ça, il fait équipe avec Barry Mann et Cynthia Weil. Il a le génie du montage de projets : il trouve chaque fois les bons auteurs et les bons interprètes. Il se charge de la troisième composante : le Wall.

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    Mais le Wall of Sound qu’il produit n’est jamais aussi puissant que le son qu’il entend dans son imagination, nous dit Brown. Il écoute La Marche des Walkyries et se demande pourquoi on aurait pas ce type de power dans un disque de rock, après tout ? Avant lui, personne ne considérait la pop comme une forme d’art. Totor envisageait chacune de ses chansons comme un chef-d’œuvre, et peu importait le temps qu’il allait passer à l’enregistrer. Et pourquoi ne pas prendre une chorale plutôt qu’un trio de backing singers, un orchestre plutôt qu’un backing band ? Totor : «J’ai imaginé un son qui serait assez puissant pour pallier aux faiblesses de la composition. Il fallait alors en rajouter encore et encore. Ça fonctionnait comme un puzzle.» Il dit un jour à une journaliste qui l’accompagne à l’aéroport qu’il construit chacun de ses hits comme un opéra de Wagner - Ils commencent simplement et se terminent en force, avec une dynamique, meaning and purpose. C’est dans ma tête. J’en rêve. C’est comme des art movies. J’essaye de faire évoluer un petit peu the record industry, j’essaye de créer un son qui soit universel - C’est un stupéfiant mélange de prétention et de modestie. Seul Totor peut sortir un truc pareil, aussi bien dans les faits et gestes que dans les discours. Ce mec bluffe et impressionne son public en permanence. Mais comme au poker, s’il bluffe c’est qu’il a les cartes. Quand il enregistre le Lovin’ Feelin’ des Righteous Brothers, on lui dit que c’est trop long pour passer à la radio. Totor refuse de changer la moindre note. Ça sera le plus gros succès de sa carrière. Totor n’a aucun mal à être plus fort que les cons. Et Tom Wolfe en rajoute une couche, pour ceux qui n’avaient pas compris : «Chaque époque baroque voit fleurir un génie : à la fin de la Rome antique, l’empereur Commodus, pendant le Renaissance italienne, Benvenuto Cellini, dans l’Angleterre du siècle d’Auguste, the Earl of Chesterfield, à l’ère victorienne, Dante Gabriel Rossetti, in the neo-Greek Federal America, Thomas Jefferson, and in Teen America, Phil Spector is the bona fide genius of teen.» Totor ne pouvait pas recevoir plus bel hommage. Tout est toujours question d’éléments de comparaison. Il faut laisser faire les écrivains. Il aura fallu six ans à Totor pour transmuter le rock et la pop en art. Il s’y est consacré à plein temps, jetant dans la balance toute sa colère, tout son génie et son ambition démesurée. Il a même réussi à faire plier le music biz, à imposer ses conditions, mais le music biz ne lui pardonnera jamais son arrogance. Quand River Deep floppe en Amérique, Totor se demande pourquoi on le hait à ce point.

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    Totor traite les musiciens comme des princes, mais il est beaucoup moins attentionné avec les interprètes. Larry Levine : «Les musiciens étaient tous des professionnels et les chanteuses were just kids.» Totor les considérait comme des éléments du puzzle, n’étant là que pour une chanson. Il ajoutait que les chanteuses lui appartenaient - They’re all mine. Without me, they’re nothing. They will do what I want - Full power + full control. Au Gold Star, il n’y avait de toute façon de place que pour un seul ego, nous dit Brown, celui de Totor. Gloria Jones dit aussi qu’au Gold Star, Totor avait un comportement qui foutait un peu la trouille - He threw his little weight around - et elle ajoute : «He was God to a lot of people.» Eh oui, à 23 ans, il est le producteur le plus célèbre d’Amérique. Il vient même de créer un genre nouveau : le producteur star. Il designait tout, absolument tout : la rythmique, le sound, les chœurs, le lead vocal - every aspect of the design was Spector’s making - Wexler est fasciné par les disques de Totor, pour lui chacun d’eux est un ‘intraglio’, c’est-à-dire un design intriguant gravé par une seule main dans la surface de la pierre.

    Il a aussi des touches avec d’autres groupes, comme les Rascals ou les Lovin’ Spoonful, mais ça ne débouche pas. Ahmet lui souffle les Rascals sous le nez et John Sebastian décline l’offre que lui fait Totor, arguant que le charme singulier des Spoonful ne pouvait pas coller avec le Wall of Sound. Et puis de toute façon, Totor ne veut pas devenir un Berry Gordy blanc. Totor et Gordy ont cependant pas mal de points communs, notamment ce que Mick Brown appelle des Napoleonic egos, self-centered, highly driven and ruthlessly competitive. Ils ont en outre bâti des fortunes en partant de rien. Ils reconnaissaient tous les deux le fait qu’une bonne chanson était the most important factor in the business of making hits. Totor fera d’ailleurs d’«It’s all about the right song» l’un de ses maximes.

    Et tout s’arrête brutalement en 1965, après les sessions de River Deep. Sonny Bono dit que Totor a perdu la main. Alors, il s’en ira travailler avec le plus grand groupe pop du monde, les Beatles.

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    Richard Williams revient longuement sur la notion de producteur, qui avant Totor était une notion vague : d’un côté on avait les connaisseurs, les gens d’Atlantic, Wexler, les Ertegun, ou John Hammond chez Columbia qui servaient d’intermédiaires entre l’artiste et l’ingé-son. Ils veillaient à la fois sur les aspects commerciaux et l’intégrité musicale. Il y avait aussi le producteur découvreur, comme George Goldner qui fouinait dans les clubs à le recherche de nouveaux sons. Mais comme John Hammond, il est plus un organisateur qu’un créateur. Mais c’est lui qui va vraiment influencer Totor car il est aussi un hustler, un magouilleur. En fondant Philles Records en 1961 à l’âge de 21 ans, Totor reprenait à son compte le concept d’indépendance établi par Goldner. L’autre modèle, c’est bien sûr Sam Phillips, le roi des indépendants. Totor fait une synthèse de ses influences pour devenir à la fois un organisateur avisé, un business man infaillible et un studio innovator. Mais il ajoute en plus un nouveau concept : celui du producteur qui conduit le process créatif de A à Z. Avant lui personne ne l’a fait. Pour ça il doit tout contrôler, choisir l’interprète, la compo, superviser les arrangements et toutes les phases de l’enregistrement et soigner le moindre détail jusqu’au bout, c’est-à-dire la parution, d’où le besoin d’un label indépendant. Il sort un disque à la fois, mais il fait en sorte que chaque disque soit bon. Il ambitionne surtout de créer un nouveau son, le Spector sound. C’est ce qu’il va réussir à faire pendant quatre ans. Et pendant quatre ans, il va intriguer, puis captiver l’industrie du disque avant de s’attirer sa haine. Totor sait bien qu’il affronte l’industrie du disque, mais il refuse toute forme de rapprochement - I did everything on my own. It was rough and it was hard but it just seemed very natural at the time - Totor n’a jamais cessé de vouloir prouver qu’il était le meilleur dans son domaine qui est le son.

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    Pas de Totor sans cette impressionnante série de rencontres : Lester Sill/Lee Hazlewood, Leiber & Stoller, Ahmet Ertegun, Don Kirshner, Andrew Loog Oldham rien que pour the rise et ça continue dans the fall avec les Beatles et Mo Ostin. Chacune de ces rencontres illustre une étape de ce qu’il faut bien appeler une foudroyante progression. Et là on ne parle que des gens de pouvoir. Totor sait aussi s’entourer de talents, et quels talents ! Jack Nitzsche, Larry Levine, Ellie Greenwich et Jeff Barry, Barry Mann et Cynthia Weil, Darlene Love et Sonny Bono, tous ces gens jouent un rôle capital dans le mythe du Wall.

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    Commençons la visite de cette galerie de portraits par celui de Lester Sill, un homme influent du showbiz West Coast qui fut manager des Coasters et co-producteur avec Lee Hazlewood de Duane Eddy. C’est lui qui lance la carrière de Leiber & Stoller. Wexler et Leiber le préviennent à propos de Totor : «He’s a snake, il vendrait son père et sa mère pour avancer.» Sill conviendra que Wexler et Leiber ne se trompaient pas. Dans son book, Mick Brown fait un très beau portrait de Lester Sill, celui d’un homme qui portait des chemises coûteuses et des beautifully cut sports jackets. Il avait du sable dans ses poches et en répandait au sol to do a sand-dance when a song demanded it. Jerry Leiber : «Lester était l’un des hommes les plus drôles que j’aie connus, he was just a happy guy, you saw Lester and it was a good day.»

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    Mick Brown brosse aussi un stupéfiant portrait de Jerry Wexler, le genre de portrait qui remet bien les pendules à l’heure : «Le parteneriat Wexler/Ertegun intriguait au plus haut point. Wexler était un véritable érudit rabbinique en matière d’art et de littérature, il était probablement le seul producteur à pouvoir citer Hegel et le philosophe William James dans un rayon de dix kilomètres autour du Brill Building. Il était aussi dogmatique, acariâtre et très dur en affaires. C’est lui qui s’occupait du biz chez Atlantic, il arrivait chaque jour plus tôt pour passer des commandes, suivre les relations avec les fournisseurs et les distributeurs et faire pression sur les disc jockeys. La nuit, il produisait.» Mais c’est le cool vernacular, le sharp dress, et ce que Mick Brown appelle his efforless air of hip knowingness and incrutability (l’impénétrabilité et l’érudition naturelle) d’Ahmet Ertegun qui fascinait Totor. Ahmet lui racontait sa virée en Louisiane à la recherche du great primitive piano genius Professor Longhair, qu’il finit par déloger, mais hélas, il venait de signer avec Mercury. Il racontait aussi ses virées nocturnes en compagnie de l’aristocratie du jazz et du blues - the Dukes, the Earls and the Counts - Aux yeux de Totor, l’enthousiasme permanent et l’érudition d’Ahmet le classaient à part des escrocs à la petite semaine qui grouillaient dans le music biz, ceux que Totor appelait «the short-armed fatties», les petits gros aux bras courts, qu’il haïssait profondément. Pour Totor, Atlantic était le label du bon goût et de l’excellence musicale, à l’image d’Ahmet. C’est le modèle qu’il voulait reproduire, mais selon sa vision. Totor partage une autre passion avec Ahmet : the Mezz Mezzrow school of hipster slang, the black slang. Tous ceux qui ont lu Really The Blues (traduit en français chez Buchet-Chastel à une époque) savent de quoi il en retourne. Il n’existe pas de pire livre de chevet. Disons Mezz Mezzrow et Yves Adrien.

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    Quand Totor cherche un arrangeur pour la session d’enregistrement d’«He’s A Rebel», Lester Sill lui recommande Jack Nitzsche, qui bosse pour Lee Hazlewood. Totor se trouve vite des tas de points communs avec Jack. Ils fraternisent. Jack admire Totor. À ses yeux, Totor aime tellement la musique qu’il change toutes les règles du jeu. Comme Totor n’a fait pas venir les Crystals de New York à Los Angeles, Jack suggère de prendre les Blossoms, un trio de local session singers led by Darlene Love qui n’a que 21 ans. Darlene raconte dans son autobio que Totor puait l’aftershave - which smelled like musk, c’est-à-dire le musc - et qu’il portait des lunettes noires alors qu’on y voyait pas très clair au Gold Star qui était un endroit plutôt sombre. Il portait des bottines avec ces talons hauts, mais Darlene dit qu’elle était encore plus grande que lui - Spector looked like a little kid in a sandbox, c’est-à-dire un gamin dans un bac à sable. Comme Totor, Jack ne raisonne qu’en termes de black music et pense qu’on a tout piqué aux blackos. Son fils Jack Jr décrit Jack comme un «préjudice à l’envers. Il hait les blancs.» Jack sait exactement ce que veut Totor. Totor et lui forment ce qu’on appelle the perfect match, ils sont faits l’un pour l’autre. On a déjà glosé sur le génie de Totor, mais Jack n’est pas en reste : on le considère comme un modern-day Stravinsky. Denny Bruce : «If Phil was the visionary, Jack was the architect.» En fait ils s’amusent comme des gosses en studio. Phil dit qu’il faut un sax ici, et Jack dit : «Let’s double it !» et Phil dit «Let’s triple it !», ils prennent des libertés et c’est un spectacle magnifique que de les voir jubiler tous les deux dans le control room, comme deux scientifiques qui expérimentent en laboratoire. Et ils ont tellement de chance, car ça marche au-delà de toute espérance. Jack idolâtre tellement Totor qu’il finit par se coiffer comme lui et par porter des lunettes noires. Totor l’emmène à New York et le présente aux gens au Brill. Jack gardera toute sa vie comme son bien le plus précieux une montre en or que lui a offerte Totor dans les années soixante. Il a tellement peur de la perdre qu’il ne la porte jamais. Il la planque dans une pochette en velours, avec un bracelet que lui offrit jadis sa femme, Buffy Sainte-Marie.

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    Don Kirshner est l’un des hommes de pouvoir du showbiz new-yorkais. Il possède une écurie d’une vingtaine d’auteurs, the Aldon team, ceux du Brill, Goffin & King, et Mann & Weil, notamment. C’est une usine à hits. Au 1650 Broadway, il installe ses auteurs dans des petits bureaux. Chacun d’eux dispose d’un piano et d’une table. Ils enregistrent des démos que Kirshner écoute en fin de journée, donnant ou pas sa bénédiction - Donny’s approval and largesse - Kirshner : «Je venais chaque jour. Mes bureaux ne coûtaient pas cher, je n’avais pas beaucoup de moyens. Vous pouviez entendre les chansons à travers les murs.» Il crée aussi son label, Dimension, et lance les Cookies, Carole King et Little Eva qui est la baby-sitter de Carole King. Kirshner et Totor ont un truc en commun : une ambition démesurée. Comme Totor, Kirshner a une très haute opinion de lui-même. Mais aux yeux de ses proches, c’est un plouc, nous dit Mick Brown. Il enlève ses chaussures et met les pieds sur son bureau. Quand il invite des gens à manger chez lui dans le New Jersey, il commande des pizzas. But he had the greatest ears in the business. Il écoutait les premières mesures d’une chanson et savait dire si c’était un hit ou pas - Il avait raison tellement souvent que c’en était effrayant. He was phenomenal - Alors bien sûr, dès qu’il arrive à New York, Totor va lui rendre visite. Totor sait qu’il détient le pouvoir suprême, la meilleure écurie de songwriters, le genre de pouvoir qu’il ambitionnait. Kirshner a entendu parler de Totor et le prend aussitôt sous son aile - Phil avait besoin de mes songwriters. Et il me respectait car je savais marier the right song with the right artist.

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    L’autre aspect capital que développe Mick Brown dans le paragraphe qu’il consacre à Kirshner, c’est l’aspect Jewish kids du Brill et d’Aldon. La tradition des Jewish songwriters remonte aux années 30 et 40, avec Irving Belin, Harold Arlen et George & Ira Gershwin. Ces gens-là ont fabriqué du rêve américain. Kirshner n’a près de lui que des normal Jewish kids et à sa façon il perpétue cette tradition, illustrant les aspirations des American teenagers des early sixties : summer romances, the first kiss, dreams of wedding bells and living happily ever after. Deux de ses couples d’auteurs, Barry Mann & Cynthia Weil, Gerry Goffin & Carole King ne sont même pas majeurs quand ils se marient. Ils sont les premiers à vivre le rêve dont parlent leurs chansons.

    Plus tard, Kirshner deviendra vraiment célèbre en produisant les Monkees. Mais il a cependant des réserves sur Totor : «On ne s’est jamais beaucoup aimés. Phil n’avait qu’une obsession, être le meilleur, le number one. Jamais il n’aurait dit que Darlene Love avait une grande voix ou que Mann & Weil ont écrit une grande chanson et que Don Kirshner ait fait ci ou ça. C’est comme si personne n’avait contribué. Ce dont Phil manquait, c’est d’élégance.» Ils finiront par se brouiller.

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    Premier girl-group spectorisé sur Philles : the Crystals. Totor cherche un équivalent des Shirelles, ce quatuor de blackettes du New Jersey qui lance en 1960 la mode des girl-groups avec une compo signée Gerry Goffin et Carole King, «Will You Love Me Tomorrow». Dans le circuit, il y a aussi les Chantels d’Arlene Smith. Quand Totor les prend sous son aile, les Crystals sont cinq et la lead-singer s’appelle Barbara Alston et c’est elle qu’on entend sur leur premier album, Twist Uptown, paru sur Philles en 1962. Le cut phare de l’album est le «There’s No Other (Like My Baby)» qui ouvre le bal de la B, un hit co-écrit par Totor. Elles chantent à la ferveur du gospel batch et créent ce qu’on appelle la fabuleuse clameur new-yorkaise. Sur «Uptown», les castagnettes font leur apparition. Cet album est une première approche du Wall. Elles font du petit twist avec «Frankenstein Twist» sur une base de soft rockab. On sent la patte du son dans les basses et le «Oh Yeah, Maybe Baby» est sacrément bien orchestré, avec des violons all over. Tous les basics sont déjà là. «On Broadway» nous permet d’assister à un extraordinaire développement orchestral. On peut dire que Barbara Alston assure comme une bête. Même le «Gee Wiz» très daté est solide. Deux des trois couples mythiques du Brill sont présents sur l’album : Goffin/King avec «Please Hurt Me» et «No One Ever Telles You», Mann/Weil avec «On Broadway» et «Uptown».

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    Comme on l’a déjà dit, c’est Jack qui attire l’attention de Totor sur les Blossoms et leur lead-singer Darlene Wright que Totor va rebaptiser Darlene Love. Dès qu’il l’entend chanter, il oublie Barbara Alston. Il organise une session au Gold Star et lui demande de chanter un hit écrit par Gene Pitney, «He’s A Rebel». Bien sûr le nom du groupe reste les Crystals, mais aucune Crystal n’est présente au Gold Star. Totor sait ce qu’il fait, car à l’époque, le public ne sait pas à quoi ressemblent les artistes. Seul compte le son. Pour Totor, Darlene est un don de Dieu. Il dit même d’elle qu’elle est un big talent.

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    Il est essentiel que rappeler que Totor ne fonctionne qu’en termes de singles. Si on écoute les albums parus sur Philles, c’est à nos risques et périls, car on y trouve pas mal de filler. Ce deuxième album des Crystals qui s’appelle He’s A Rebel est même une petite arnaque, car on y retrouve pas mal de cuts du premier album : «Frankenstein Twist» et son bassmatic de rêve, «On Broadway» et «Uptown» avec leurs castagnettes. Bon, le morceau titre n’est pas le hit de rêve. Darlene y va de bon cœur mais ça reste du to be-ihh-ihh avec un solo de sax. Pas de quoi se prosterner jusqu’à terre. En fait c’est Totor qui fait tout le boulot. Il distille le sucre. Mais cette pop vieillit assez mal. Il faut attendre la fin du bal d’A avec «He’s Sure The Boy I Love» signé Mann/Weil pour voir Darlene casser la baraque. Big Brill pop ! On est au cœur de l’œil du tycoon, Darlene et ses copines éclatent bien la pop. Par contre, «What A Nice Way To Turn Seventeen» sonne comme un caramel mou. À l’époque, Darlene qui ne se gêne pas pour dire ce qu’elle pense se plaint car elle n’est pas créditée. Elle chante les deux plus gros hits des Crystals. On l’entend aussi sur l’album de Bob B Soxx & The Blue Jeans. Quant aux Crystals, les vraies, elles sont les premières surprises d’entendre à la radio un hit qu’elles n’ont pas chanté. C’est l’humour de Totor, beaucoup de gens ne l’ont pas supporté.

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    Il existe un troisième et dernier épisode Crystals. Totor flashe sur la voix de LaLa Brooks qui est entrée dans les Crystals (les vraies) en remplacement d’une collègue enceinte. Totor flashe surtout sur la teenage vulnerability de LaLa. Il la fait venir à Los Angeles car il veut absolument continuer de travailler au Gold Star. C’est donc elle qu’on entend sur «Da Doo Ron Ron», un véritable wall-banger. Totor monte le coup avec Jeff Barry et Ellie Greenwich. Da Doo explose. Pour LaLa, c’est «the most exciting moment of my life.» Même chose avec «Then He Kissed Me». On retrouve ces deux merveilles sur The Crystals Sing The Greatest Hits, Vol. 1 paru sur Philles en 1964. Dès Da Doo, c’est dans la poche : intro de basse fuzz, spetorish en diable puis le son de la basse gagne les profondeurs du deepy deep. Voilà le Wall, une merveille d’équilibre des basses et des voix aiguës. C’est inégalé. Comme si le son avait une énergie. Sur ce Best Of, on retrouve les vieux coucous habituels, «On Broadway», «He’s A Rebel», «He’s Sure The Boy I Love» et «Uptown», qui sonnent comme le couronnement d’une pop sixties figée dans le temps. Elles y vont les blackettes avec leur «Hot Pastrami», à coups de baby one more time au guttural, avec un son tellement muddy, elles ont de l’humour - Phil Spector yeah ! - Les solos de sax émerveillent les jukes, c’est sûr, surtout celui d’«He’s Sure The Boy I Love». Bon d’accord, ça date d’une certaine époque, mais ça reste infiniment plus frais que la pop qu’on entend aujourd’hui. La merveille se niche en fin de B et s’appelle «Look In My Eyes». Les violons embarquent LaLa et ses copines pour Cythère. Superbe exercice de style. Elles chantent à la glotte rose, ça sent bon le sexe, elles expurgent des jus sucrés, on sent palpiter les petites chattes extra-sensorielles, comme c’est beau et comme c’est bon. Totor devait bander derrière sa console.

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    L’autre artiste que Totor aime bien, c’est Bobby Sheen car il chante comme Clyde McPhatter. Alors il monte un projet sur mesure, Bob B Soxx & The Blues Jeans, avec Darlene Love et Fanita James. Zip-A-Dee-Doo-Dah sort sur Philles en 1963. Le morceau titre vaut pour un fabuleux artefact avec Darlene dans le mix, c’est très chanté au choo bee doo. Sur l’album, Darlene fait la loco et tonton Leon pianote. On se lève quand arrive «Jimmy Baby» pour aller danser le jerk, car c’est impossible de faire autrement. C’est plein de son. S’ensuit un pur produit du Wall, «Baby (I Love You)», full time sound, blindé de blindage, une merveille de prod un peu terreuse mais diable comme c’est bien foutu. Un autre pur jus de Wall guette l’imprudent voyageur en B : «The White Cliffs Of Dover». Totor l’embourbe dans des cliffs de son, tout explose sous le boisseau de Dover, c’est joué aux pas d’éléphants. On sent que Totor expérimente. Et dans «I Shook The World», Billy Strange prend un solo de guitare énorme, ça jerke dans les clap-hands et Totor ramène tout le saint-frusquin de min tio quinquin.

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    C’est avec les Ronettes que Totor va devenir célèbre. Il flashe sur ces caramel-skinned black girls from New York, signées chez Don Kirshner, qui portent des mini-jupes fendues jusqu’à la hanche et leurs perruques descendent jusqu’aux genoux, un sexual paradise aux yeux chargés de mascara. Totor entend surtout la voix de Veronica Bennett qu’il va rebaptiser Ronnie. Le génie de Totor éclate au Sénégal - Ronnie sang the way she looked, il était impossible de ne pas tomber amoureux de sa voix - Après Da Doo et «Then He Kissed Me», c’est une troisième compo Barry/Greenwich/Spector qui enfonce définitivement le clou du Wall of Sound : «Be My Baby», l’un des plus grands disques pop jamais enregistrés. L’enregistrement de «Be My Baby» fut cataclysmique, nous dit Williams, avec des pianos en rang dans le studio, des tas de gens qui jouaient des percussions et Totor réglait tout au détail près. 42 prises ! Mick Brown devient fou : «Spector s’empara de la flambée mélodique et y injecta tout le pathos du Wall of Sound, un rythme subtil qui évoquait le baion, des bouquets dramatiques de castagnettes, un canapé d’harmonies extatiques, le romantisme douloureux d’une section de cordes et les roulements impérieux d’Hal Blaine.» Brian Wilson dit que «Be My Baby» est le best pop record of all time et il l’écoute chaque jour de sa vie. Il a raison, Brian. C’est l’hymne des sixties, le hit qui explose au commencement de Mean Streets, sucre de mini-jupe avec du regain de be my baby, le son le plus représentatif de l’Amérique urbaine, the absolute genius of Phil Spector. Avec ça, il allume la gueule de la postérité. Mais le single suivant, «Baby I Love You», signé par la même équipe, est encore meilleur. Là t’es foutu. Les Ronettes arrivent comme Attila et les Huns, le Wall devient fou, il n’existe rien de plus powerful dans l’histoire du rock, la pauvre Ronnie est submergée, c’est Totor le boss, c’est lui qui libère les énergies, comme le ferait un magicien. «Baby I Love You» reste une merveille intemporelle. C’est le génie pop à l’état le plus pur, la mini-jupe ouverte aux quatre vents, l’excitation des sixties et la gloire de la jeunesse. Et on monte encore d’un cran avec «Walking In The Rain», singé Mann/Weil/Spector, apothéose du Wall, avec ces retours d’I’m walking in the rain qui donnent le frisson. Cette fois, il travaille avec Barry Mann et Cynthia Weil. Ils composent aussi «Born To Be Together». On retrouve ces merveilles sur Presenting The Fabulous Ronettes Featuring Veronica, paru sur Philles en 1964. Rien qu’avec ces trois hits, on est gavé. Mais cet album est une véritable caverne d’Ali-Baba. Avec «So Young» les Ronettes ramènent du sexe et Totor en rajoute. Il gonfle les veines du sexe. Impossible d’échapper à ça. Ronnie rentre dans le lard de «Breakin’ Up». Elle féminise à outrance, elle sucre les fraises et diable comme elle sent bon. Elle est plus suave que Tina mais que d’à-propos, c’mon baby ! Don’t say maybe. Totor fait des miracles avec cette petite pop. Il continue d’exploiter le filon des castagnettes avec «I Wonder» et en B il renvoie les Ronettes dans l’œil du typhon avec «You Baby», signé Mann/Weil/Spector. C’est inespéré de grandeur. Cet album miraculeux d’achève avec «Chapel Of Love» qui est l’un des plus gros hits composés par le trio Barry/Greenwich/Spector. Ça prend de telles proportions que ça finit par bouffer la cervelle de la chapelle.

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    Il existe un autre album des Ronettes, un Volume 2 paru en 2010. L’objet sent bon le remugle, avec les trois Ronettes détourées sur un fond blanc et le zéro info au dos. On n’écoute ça que par acquis de conscience, et bien sûr dès le «Paradise» d’ouverture de bal d’A on sent qu’il y a un truc dans le son, cette façon qu’a Totor de transformer la pop en art. Il faut attendre l’ouverture de bal de la B pour frétiller avec «(I’m A) Woman In Love (With You). Fantastique car porté par un refrain mélodique faramineux. Merveille signée Spector/Mann/Weil. Décidément, ces trois-là ne se trompent jamais. Quand Totor compose avec Toni Wine, la future épouse de Chips, ça donne «You Came You Saw You Conqueered», c’est assez Wall et bien balancé.

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    Puisqu’on est dans les objets volants non identifiés, on trouvait aussi à une époque un big Best Of de Philles Records, Philles Records Presents Today’s Hits, daté de 1963. Ce Best Of a une drôle de particularité : tous les artistes sont noirs. C’est là qu’on trouve l’autre gros hit des Crystals, le fameux «Then He Kissed Me» signé Barry/Greenwich/Spector, que chante LaLa, un full blow de Wall avec des castagnettes, le real deal du sixties power. S’il est un mec qui a tout compris au sexe des sixties, c’est bien Totor. Spector Sex Sound, full blown Sexus, bal des vulves, une profusion inespérée de sexe magique, voix de rêve de filles offertes. On retrouve à la suite le fabuleux «Da Doo Ron Ron» et sa basse fuzz en intro. Personne n’a jamais amené autant de résonance dans le jus de juke, c’est du génie productiviste à l’état pur, les basses sont saines et le sucre du chant prend tout son sens, yeah he looks so fine. On se retape une rasade de «Zip-A-Dee-Doo-Dah», avec ce tempo extrêmement ralenti. Totor invente la heavyness à castagnettes. Et quand on entend Bobby Sheen chanter, on comprend que Totor puisse adorer sa voix. C’est d’une grande beauté. On se re-régale des Ronettes et de «Be My Baby», l’apanage de l’artefact, mais on grimpe d’un cran avec le «Wait Til My Bobby Gets Home» de Darlene Love. Niaque incomparable. C’est l’alliance de deux génies : Darlene + Totor. C’est la même chose que Sam + Elvis, ou Burt + Dionne. Elle chante au sommet de son art. Quand elle gueule, elle reste juste. Totor ne se lasse pas de sa justesse. Et pour finir, voici les Alley Cats avec «Puddin’ N’Tain». Totor leur donne sa bénédiction est c’est fichtrement bon.

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    Petit conseil : ne faites pas l’impasse sur The Phil Spector Wall Of Sound Orchestra. C’est l’occasion d’entendre le Wrecking Crew. Totor ne raisonnait qu’en termes de singles et pire encore, qu’en termes d’A-sides. Pour éviter que les DJs des radio ne jouent les B-sides des singles Philles, Totor mettait systématiquement un instro en B-side. Donc le DJ était baisé, il ne pouvait passer que l’A-side. On retrouve toutes ces B-sides dans diverses compiles sous le titre Phil’s Flipsides. On entend ces surdoués jouer du jazz dans «Tedesco & Pitman» ou encore «Nino & Sonny». Jazz guitar ! Fabuleux ! Encore un wild drive de jazz avec «Miss Jean & Mister Jam», le sax prend la suite de la wild jazz guitar et c’est demented, comme peut l’être parfois le jazz. Avec «Harry & Milt Meet Hal B», ils passent au heavy groove. Hal Blaine bat ça sec et net et une guitare crade entre dans le son. Ces instros sont des bombes. Back to the jazz power avec «Big Red». C’est l’instro absolu, rien de plus puissant ici bas, solo de jazz dans les dents, ça bat tous les records de punch in the face. On dira en gros la même chose de «Larry L», qui est bien sûr Larry Levine, big pulsatif doté de tout le son et de tout l’espace dont peut rêver un cut, et soudain un sax lui rentre dans le baba. Ces mecs n’en finissent plus d’explorer les soubassements du jazz power, ça pianote et ça drumbeate à la folie dans «Chubby Danny D». Toutes ces flipsides sont stupéfiantes. On a même une wild stand-up dans «Irving». Totor veut du wild alors le Crew lui donne du wild.

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    Autre compile relativement indispensable à tous les Totorisés : The Early Productions, une compile Ace qui date de 2010. Parmi les stand-out tracks, on trouve l’«I Love How You Love Me» des Paris Sisters, un trio de blanches signé par Lester Sill. C’est fabuleusement sexy, ça violonne entre les cuisses. Sill aura essayé d’en faire des stars, ça a failli marcher. Le cut date de 1961, et Totor qui est allé observer Lee Hazlewood travailler dans son studio de Phoenix, Arizona, ne fait que reproduire sa technique en l’améliorant. Sill constate aussi que Totor est le premier producteur à ignorer les coûts. Il ne pense qu’au son. Il lui faut du temps. Cette période des early sixties est incroyablement féconde. Wexler demande à Totor de produire les Top Notes, un duo black composé de Derek Martin et Howard Guyton. Guyton chante «The Basic Things» à la glotte aérienne et c’est un hit monumental qui va bien sûr passer à l’as. Par contre, Terry Day est un blanc, et pas n’importe quel blanc puisqu’il s’agit de Terry Melcher. Son «Be A Soldier» dégage une belle énergie de pop de juke, une énergie littéralement mesmérique. On le retrouve plus loin avec «I Love You Betty» : pas de voix, mais c’est très orchestré. Pour Atlantic, Totor produit le «Hey Memphis» de LaVern Baker. Attention, ça ne rigole pas. Elle explose tout, Atlantic, Totor et le contexte. Elle chante au raw. N’oublions pas que LaVern Baker fut une reine. Bobby Sheen aussi, un Bobby qu’on retrouve ici avec «How Many Nights». Il chante à la folie et on comprend que Totor l’ait suivi à la trace. L’autre gros stand-out, c’est Jean DuShon avec «Talk To Me Talk To Me». Fantastique présence, une vraie voix, une perfection, elle est déchirante de grandeur, please please please ! Le Russel Byrd qu’on entend chanter «Nights Of Mexico» n’est autre que Bert Berns, l’un des mover-shakers les plus légendaires de la scène new-yorkaise. Il chante son exotica avec un joli gusto. On retrouve aussi le fameux «Every Breath I Take» de Gene Pitney. Totor le fait monter en neige et met le paquet sur l’orchestration, du coup Pitney explose, il sur-chante et finit à la folie Méricourt. On tombe à la suite sur Ruth Brown avec «Anyone But You», encore une vraie voix. C’est Ruth qu’il te faut. Une horreur de véracité. Tiens encore une belle surprise : «Bumbershoot» par un certain Phil Harvey. Phil Harvey ? Mais oui, c’est Totor on the jazz guitar et c’est très impressionnant. Parmi les autres artistes présents sur cette compile se trouve Curtis Lee et son bubblegum avant la lettre. Son «Pretty Little Angel Eyes» est connu comme le loup blanc des steppes, monté sur des vieux réflexes de doo-wop, mais c’est du doo-wop blanc. L’autre révélation vient des Ducanes avec «I’m So Happy». C’est tout simplement du punk de back alley, violent, plein de jus, de uh-uh-uh et de clap-hands.

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    On retrouve Darlene Love, LaLa Brooks et les Ronettes sur l’extraordinaire A Christmas Gift For You. Six semaines en enfer, selon Larry Levine. À la fin des sessions, Levine dit à Totor que c’était trop dur et qu’il ne veut plus travailler pour lui. Mais il reviendra. Avec A Christmas Gift Fo You, Totor ne voulait pas faire un junk album, il voulait faire un éléphant blanc, a good, moving and important album. Mais l’album sort au moment où Kennedy se fait buter - Phil Spector’s magnum opus was dead in the water - Il faudra attendre dix ans et un sérieux coup de main des Beatles pour que le Christmas Album trouve sa place au firmament. Avec ce divin Christmas Gift, Totor nous fait un beau cadeau. On ne sait plus où donner de la tête, entre Darlne Love et les Ronettes. Darlene attaque avec un fantastique «White Christmas» gorgé de basses. Elle restera pour beaucoup de gens la Soul Sister expansive par excellence. C’est aussi elle qui explose «Christmas» en B. Elle balaye tout Motown d’un revers de main. Avec ce cut, Darlene et Totor se hissent au sommet de l’art - Baby please come home - Les Ronettes explosent «Sleigh Ride», on entend le clic clac du renne et Ronnie arrose le Wall de sucre. Merveilleuse virée, c’est encore pire que Walt Disney. Totor fait du funny rock, c’est tellement bien foutu que ça transcende l’idée du gag. Les Crystals tapent aussi dans le mille avec «Santa Claus Is Coming To Town». LaLa y va, elle fonce dans le muddy mais quelle énergie ! Pas de pire volée de bois vert. Ça explose, on a là une merveille productiviste intensive, on croit même entendre du Wall téléguidé. C’est à la fois inégalable et tellement précipité. Bobby Sheen fait aussi un carnage avec «The Bells Of St Mary» et Darlene nous ramène dans le giron du bonheur avec «Marshmallow World». Pur festif spectorish, stupéfiant expat de spirit à trompettes, Darlene est increvable. Totor a fait d’elle une star. C’est aussi elle qui vrille un tuyau dans le cul de Père Noël avec «Winter Wonderland». Le cut le plus attachant de l’album est forcément le dernier, «Silent Night». Totor y fait un discours dément, il salue les artistes, et on se demande comment font les gens pour haïr un mec comme ça.

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    Si on manque de place, on peut très bien se contenter d’une box très bien foutue, Phil Spector - Back To Mono, conçue par Allen Klein et parue en 1991. Totor demande à Klein de gérer son catalogue et Klein a l’idée de vendre non plus les Crystals ou les Ronettes, mais carrément Phil Spector. Le graphiste ne s’est pas cassé la tête : il a fait une boîte en forme de mur, avec bien sûr la silhouette de Totor au premier plan, pour ceux qui auraient la comprenette difficile. La box ne prend pas les gens pour des cons, car les quatre CDs proposent un panorama complet du Wall. Miam miam. Le disk 1 va loin puisqu’il remonte jusqu’aux aux Teddy Bears, le premier groupe de Totor avec Annette et sa voix sucrée. On a aussi le «Spanish Harlem» de Ben E. King, le velours de l’estomac, c’est très léché et ça ne prendra jamais une ride. «Spanish Harlem» est quand même la première grosse compo de Totor (avec Jerry Leiber). Les trois biographes s’accordent pour dire que Totor fit sensation en produisant l’«Every Breath I Take» de Gene Pitney. On y voit Pitney se couler dans les draps de l’orchestration en bandant comme un âne - Oooh no darling - C’est très exacerbé, Pitney halète, il chante d’une petite voix aiguë. Retour aux sources encore avec les Paris Sisters et «I Love How You Love Me», elles sont chaudes les chaudasses, ça sent bon les mains baladeuses, elles font du petit slowah tartignolle, mais avec du hot sex sous la mini-jupe. Fantastiques allumeuses ! Rappelons qu’elles sont blanches et que Totor préfère les noires. Puis on voit monter les vagues du plaisir avec les Crystals et le merveilleux balancement des reins de «There’s No Other Like My Boy». Rien qu’avec cette progression dans la sensualité, on perçoit le génie de Totor en devenir. Cette façon de groover le heavy drive des Crystals, c’est du Totor tout craché. Il a bien compris l’importance de l’étranglement au moment du coït, quand gicle le sperme de yeah yeah yeah sur la mini-jupe. «Uptown» restera pour nous le hit des castagnettes et l’un des fleurons du New York Sound. S’ensuivent d’autres hits des Crystals, puis Bob B Soxx et son Zip-A-Dee-Doo-Dah heavy as hell, puis l’incroyable énergie des Alley Cats avec «Puddin’ N’ Tain». Darlene Love fait son entrée là-dedans avec «Today I Met The Boy I’m Gonna Marry», elle arrive comme une petite reine, suivie de LaLa avec «Da Doo Ron Ron» et la fuzz de mobylette, l’une des plus belles inventions du siècle dernier, on ne se lasse pas de ce truc là, LaLa chante du nez. Quelle modernité ! C’est vraiment ce qui frappe le plus chaque fois qu’on remet le nez là-dedans. On voit aussi Veronica foncer en plein Wall avec «Why Don’t They Let Us Fall In Love». Darlene Love fait un «Chapel Of Love» qui n’est pas aussi beau que celui des Dixie Cups, mais avec «Wait Til My Bobby Gets Home», elle crée du rêve, c’est même la pop des jours heureux. Voilà ce qu’il faut retenir : Totor fabriquait une pop de rêve, pianotée aux beaux jours de Broadway, une absolue merveille.

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    On s’en serait douté, la température monte avec le disk 2, car comme Mean Streets, il s’ouvre sur «Be My Baby» ! Wow Veronica chante bien dans cette purée suprématiste, on patauge dans l’extase des sixties, merci Phil Spector pour tous ces frissons, il n’existe pas de pire giclée de pop sixties. C’est stupéfiant d’excellence, c’est l’une des illustrations du génie, celui du trio Barry/Greenwich/Spector. Ils s’y sont mis à trois pour imaginer un truc pareil. Avec «Then He Kissed Me», les Crystals ont aussi un hit universaliste. Imparable, avec des castagnettes, bien sûr et une descente harmonique suivie par l’orchestration. Prod de rêve avec Jack dans la course. On revoit aussi Darlene Love exploser son «Fine Fine Boy», elle doit quand même une fière chandelle à Totor, mais il semble vouloir garder les plus beaux hits pour sa chérie Veronica, il lui offre sur un plateau d’argent «Baby I Love You», c’est comme on l’a déjà dit sucré et puissant à la fois, Totor a tout mis dans cette histoire, ça explose au firmament, ça dépasse les possibilités du langage. Veronica fait ce que Totor lui dit de faire : chante ! Alors elle sucre les fraises d’«I Wonder»,. Quand Totor travaille avec Poncia & Andreoti, ça donne «(The Best Part Of) Breakin’ Up» que chantent les Ronettes jusqu’à saturation de Wall. Totor n’en finit plus de faire de l’art, comme Warhol, c’est exactement le même empire et la même modernité. Les Ronettes sont aussi saturées de son que le sont les couleurs du Warhol sérigraphe. On voit Totor pousser le génie mélodique dans ses retranchements avec la voix de Darlene Love : «Strange Love» est la huitième merveille du monde. Cette folle de Darlene emmène la mélodie par dessus les toits. L’esprit des sixties est comme trempé de plaisir. Encore du wild Love/Spector avec «Stumble & Fall» terrifiant de drive. Darlene est plus directive que Ronnie, elle ne nasille pas, elle fonce dans le tas et elle illustre une fois de plus l’équation définitive : interprète + song + prod. C’est intéressant d’écouter toutes les stars de Totor à la suite, car elles sont toutes différentes, c’est la prod qui crée l’unité. Totor lance une nouvelle fois les Ronettes à la poursuite du diamant vert avec «Do I Love You». Elles chantent au petit cul popotin, oh oh oh, ça sent bon l’orgasme, c’est encore une fois du sexe de mini-jupes, des mini-jupes qu’elles portent fendues jusqu’aux hanches pour rappeler qu’elles ne portent rien dessous. Au fil des cuts, Totor reproduit sa formule ad nauseum, si bien qu’on finit par en avoir marre. Mais il reste encore des trucs énormes à venir, tiens, comme ce «You Baby» des Ronettes composé avec Mann & Weil. C’est pas pareil, ils changent de vitesse pour proposer du jerk, c’est plus intriguant, Ronnie chante son You Baby au clito vibrant - Ooh Ooh only you - encore une fois ça pue le sexe et Totor met bien ça en évidence. Sex bomb ! Elle chante avec une incroyable féminité et la prod trempe la pop dans le jus de juke. En matière de pop, personne n’a jamais pu rivaliser avec les hits de Totor. On reste avec Barry Mann et Cynthia Weil pour «Woman In Love (With You)», c’est orchestré à outrance, la mélodie éclate comme un fruit trop mûr, Totor semble atteindre le sommet de son art, même s’il l’a déjà atteint cent fois. C’est tellement puissant qu’on est obligé de raisonner en termes de puissance nietzschéenne. Même équipe pour «Walking In The Rain». Ronnie/Veronica redore une fois de plus le blason du Wall et ça explose, ça arrive par vagues, comme le plaisir qui ravage la cervelle - And sometimes we’ll find/ And I know he’s gonna be alright - Merci Totor pour ces deux minutes de magie pure, il les fait revenir encore un coup et ça se termine dans la suprême intelligence pop du walking in the rain.

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    Le disk 3 survole la fin de l’âge d’or avec les Righteous Brothers et Tina Turner. Cette box magique ignore tout ce qui vient après, Lennon, Dion, Cohen and co. Chaque fois qu’on réécoute le Lovin’ Feelin’ des Righteous, on assiste au spectacle d’une apothéose, celle du Wall. Stupéfiante vision du son. On l’a pourtant déjà dit, mais a-t-on su le dire ? Carole Kaye descend ses notes de basse - If you would only love me like you used to do - c’est l’outrance de la magnificence, la pop surnaturelle par excellence. Encore du Spector/Mann/Weil. Les Righteous tentent de rééditer l’exploit avec «Unchained Melody», mais ça ne marche pas. Totor compose «Just Once In My Life» avec Gerry Goffin et Carole King et ça marche, c’est aussi beau que du Burt, power définitif, Totor fait avancer le cut à marche forcée et on chope le vertige. Retour des Ronettes avec «Born To Be Together», signé Spector/Mann/Weil, un nouveau hit tentaculaire, Ronnie tartine tout ce qu’elle peut tartiner. Les compos avec Barry Mann & Cynthia Weil sont plus sophistiquées que celles que Totor pond avec Jeff Barry & Ellie Greenwich. Disons que c’est un cran au-dessus. On voit Darlene Love sauter au paf avec «Long Way To Be Happy», elle rocke avec tout le black power dont elle est capable. Quand arrive Tina, le Wall explose littéralement. River Deep descend les escaliers. Tina se frotte au Wall, non seulement elle remonte le courant du son, mais elle l’explose. Elle se jette dans le son d’une manière spectaculaire. Même si Totor compose encore «I’ll Never Need More Than This» avec Ellie Greenwich et Jeff Barry, ça n’arrive pas à la cheville de River Deep, et pourtant les ingrédients sont tous là. Tina gueule comme ça n’est pas permis. Ils font encore du Wall pour du Wall avec «A Love Like Yours» de Holland/Dozier/Holland, mais ça n’explose pas. On entend bien les batteries au fond du Wall dans «Save The Last Dance For Me» et puis les Ronettes reviennent une dernière fois avant de disparaître («I Wish I Never Saw The Sunshine» et «You Came You Saw You Conqueered»), excellente pop de Brill, avec un son surnaturel, Totor fout le paquet, parce que c’est le chant du cygne, cette fois il invente la marée de Wall, on la sent physiquement, et Ronnie sucre ses dernières fraises. Klein a choisi les Checkmates pour conclure et bien sûr, ils sont aussi énormes que les Righteous. On reste dans la démesure.

    Le disk 4 n’est autre que le fabuleux Christmas Album épluché plus haut.

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    L’un des personnages capitaux de cette aventure extraordinaire est l’ingé-son Larry Levine. Totor l’apprécie car Larry lui est dévoué corps et âme. C’est d’autant plus vital que Totor expérimente et il a besoin d’un mec dévoué, qui peut mixer et remixer des centaines de fois, le temps que Totor trouve enfin le son qu’il cherche. Pour ça, il faut bousculer toutes les règles.

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    Et donc le Gold Star. Et donc le Wrecking Crew. Ribowsky et Mick Brown donnent le détail des gens rassemblés lors des sessions historiques, Lovin’ Feelin’ et River Deep. Le Wrecking Crew, c’est environ 25 musiciens auxquels Totor fait systématiquement appel, the bedrock of the Wall of Sound, parmi lesquels on retrouve Hal Blaine, Gel Campbell, Carol Kaye, Larry Knechtel, Barney Kessel, Tommy Tedesco et tous les autres. Levine explique que Totor commence toujours par caler les guitares. Quatre, cinq ou six guitares qui jouent over and over again to create an insistant wash of sound. Totor passe dans les rangs et murmure dans les oreilles «keep it dumb, keep it dumb!». Les guitares sont the basis of the whole rhythm section. Puis il fait entrer les autres instruments. Il travaille le son en mono, car pour lui c’est le vrai son, la stéréo n’étant qu’une approximation de ce qu’on entend en studio. Totor veut le primordial feel of joyful noise, il veut recevoir le vent de la tempête orchestrale en pleine figure. Le principe du Wall, c’est un studio rempli de musiciens qui jouent live, avec des guitares et des basses qui jouent les mêmes accords à l’unisson. C’est la base du Wall. Totor rajoute les nappes de violons après. Puis il rajoute les garnitures : maracas, tambourins, carillons, cloches et castagnettes. Jack : «Quatre guitares jouent huit mesures, et quand Phil says roll, quatre pianos entrent dans le son, on entend la batterie sur quatre tom-toms, pas de caisse claire, deux baguettes et au moins cinq percussionnistes.» The full blown Wall of Sound.

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    Le Gold Star nous dit Brown n’était pas le studio le plus sophistiqué de Los Angeles, loin de là, on le considérait même comme une décharge, mais Totor s’y sentait parfaitement à l’aise et il devint le client le plus régulier de Stan Ross qui en était le propriétaire. Totor découvre le Gold Star en 1958 et trouve les dimensions de la pièce intéressantes - Les dimensions étriquées du studio permettaient une espèce de puissante intimité - Le studio dispose en outre de deux chambres d’écho construites par Dave Gold, l’associé de Stan Ross. Totor commence à voir Stan Ross comme une sorte de talisman, de la même façon qu’Elvis voyait le Colonel comme un porte-bonheur. En fait, nous dit Brown, le Gold Star devient le principal instrument de Totor, avec ce petit volume toujours rempli d’une vingtaine de musiciens.

    La première fois qu’Ellie Greenwich auditionne pour Totor, celui-ci ne la regarde même pas. Il se contemple dans un miroir et elle lui vole dans les plumes : «Allez-vous m’écouter ?». Elle chante «(Today I Met) The Boy I’m Gonna Marry» et ça plaît à Totor qui la remercie d’un sourire. Voilà, elle a passé le test. C’est Darlene Love qui va chanter cette petite pépite pop.

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    C’est avec Ellie Greenwich et Jeff Barry que Totor entretient la meilleure relation, c’est-à-dire la plus heureuse et la plus productive - Jeff et Ellie me comprenaient vraiment bien, ils savaient ce que je voulais et ils parvenaient à me satisfaire. Les autres comprenaient aussi, mais pas autant que Jeff et Ellie - Totor explique aussi que Da doo ron ron était une sorte de gimmick qui permettait de rythmer la composition en attendant que les paroles arrivent, mais il trouvait que ça sonnait vraiment bien, et donc c’est resté - A perfect illustration of Jeff Barry’s songwriting dictum of keeping things ‘simple, happy and repetitive’ - Hélas, Jeff et Ellie se brouillent avec Totor à cause de «Chapel Of Love» qu’ils avaient composé tous les trois en 1963. Totor l’avait testé avec les Ronettes et LaLa Brooks, mais il avait décidé d’abandonner. Jeff et Ellie venaient de s’associer avec Leiber & Stoller pour démarrer Red Bird, et comme ils étaient persuadés que Chapel était une bonne chanson, ils la firent enregistrer par les Dixie Cups de la Nouvelle Orleans. Ils avaient bien sûr appelé Totor pour lui demander son accord, mais il refusa, car il voulait garder un contrôle absolu sur tous ses trucs. «Chapel Of Love» grimpa néanmoins vite fait au sommet des charts.

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    Sonny Bono est un pote de Jack Nitzsche. Ensemble ils composent «Needles And Pins» pour Jackie DeShannon. Bono est tellement admiratif de Totor qu’il vient lui quémander du boulot. Totor lui demande quel genre de boulot il veut faire et Bono lui répond «Anything». Alors Totor lui explique un truc : «Je ne sais pas s’il existe un job qui correspond à anything. I’m in the record business, you know?». Mais bon, Bono va bricoler pour Totor, servant des cafés ou jouant des percus. Un jour, il ramène sa fiancée, une fugueuse qui s’appelle Cherilyn Sarkasian LaPierre, qu’il appelle Cher. Il est persuadé qu’elle va devenir une star.

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    Quand Totor séjourne à Londres pour la première fois, Andrew Loog Oldham lui fait faire la tournée des grands ducs, Beatles & Rolling Stones, plus la pill box - a nonstop injection of marijuana and pills from Oldham’s pockets - Avec son langage hip et ses manières affectées, Oldham est une sorte d’early Totor. Même genre de coco - a cocky , precocious brat, who combined nerve and style in equal measure - Son vrai talent est de savoir s’infiltrer dans le milieu des movers and shakers. À 19 ans, il est déjà connu dans le pop business, travaillant au service de Tony Barrow, l’agent de presse des Beatles, jusqu’au moment où un mec lui dit d’aller jeter un œil dans un dingy pub in south London. Il y découvre son Holy Graal, un groupe encore inconnu qui s’appelle les Rolling Stones. Oldham est fasciné par Totor et le prend comme modèle et comme héros - Dandified clothes, the twenty-four hours shades, the air of cocky, sardonic languor - Mick Brown se régale à comparer ces deux héros mythologiques. Oldham roule dans les rue de Londres en Cadillac, son chauffeur est armé, et non seulement c’est illégal mais c’est sans précédent. Alors bien sûr, ils s’entendent comme larrons en foire. De la même façon que Totor hait les «short-armed fatties» du music biz américain, Oldham veut déclarer la guerre aux plutocrats et aux Denmark Street spivs - escrocs - qui règnent sur the British industry. Totor dit à Andrew : ce sont nos ennemis, all the straights, we’ll beat them ! Totor avance et enfonce toutes les portes. Un jour, un ponte du biz lui lance : «Hi Phil how are you ?» et Totor lui répond «Fuck off !». Oldham est émerveillé : «And that bullshit works. It really works.»

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    Un autre personnage de poids idolâtre Totor. Il s’agit bien sûr de Brian Wilson. Totor le traite avec une indulgence paternaliste et aime bien le voir traîner au Gold Star. En fait Totor n’est pas certain que Brian Wilson soit un génie. Il pense que Janis Joplin et Jimi Hendrix l’étaient et il aurait préféré être idolâtré par eux plutôt que par Brian Wilson.

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    Bill Medley est un basso supremo qui croone comme Bing Crosby, mais avec la puissance d’un diesel engine. Bobby Hatfield est le contrepoint du sombre Bill : un falsetto au nez en trompette qui pousse des shrieks dignes de ceux de Jackie Wilson. Totor trouve qu’il sonne comme l’un de ses chanteurs préférés, Clyde McPhatter. Et donc il apprécie les Righteous, même s’ils sont blancs, car ils chantent comme des noirs. Il monte le projet avec Barry Mann et Cynthia Weil : ils composent tous le trois un hit sur-mesure pour les Righteous. Pourtant, quand Totor leur joue le cut au piano pour la première fois, les Righteous tirent des gueules d’empeigne. Ils sont habitués à chanter du rhythm and blues, pas ce genre de truc à la mormoille. Larry Levine dit même que Bill Medley ne voulait pas chanter ce truc-là. Pauvre con, fais confiance à Totor. Eh oui, Totor savait que Lovin’ Feelin’ serait la plus belle pop-song jamais conçue. Ça va prendre des semaines, pour le résultat que l’on sait. Ah il faut voir Bill et Bobby échanger des phrases sur le pont de la rivière Kwai, dans l’écho d’un bongo et il faut voir monter la mélodie en neige du Kilimandjaro, recréant ainsi la spiritualité cathartique du gospel, ce call-and-response qui mène à l’extase avant de s’éteindre dans un earthshaking baion beat. C’est l’apothéose du cinémascope spectorien. En 1964, Lovin’ Feelin’ trône au somment des charts et fait figure de nouveau standard. Jusque-là tout va bien. Mais quand on dit aux Righteous que Lovin’ Feelin’ est un Phil Spector record, ça les agace - They hated Phil for it - Ils font trois albums sur Philles Records, mais Totor ne produit que les singles et c’est bien sûr Lovin’ Feelin’ qu’il faut écouter.

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    Si on rapatrie les albums des Righteous Brothers, c’est vraiment parce qu’on les aime bien. Même s’ils sortent sur le label de Totor, ce sont des albums de filler pur. Bel exemple avec You’ve Lost That Lovin’ Feelin’ paru en 1965 : Lovin’ Feelin’ ouvre le bal d’A et Totor se lave les mains du reste. Le Wall de Lovin’ Feelin’ est unique au monde et Totor sait qu’il ne peut pas en pondre douze. Il le dit lui-même. Il se désintéresse des autres cuts. Il raisonne en hits, comme Mickie Most. Les albums l’ennuient. Alors c’est Bill Medley qui fait son Totor pour la suite. Avec des reprises taillées sur mesure, comme cet «Old Man River» idéal pour son baryton. Bill Medley n’en finit plus de descendre à sa cave, mais il faut bien dire qu’il se vautre avec des plans pourris comme «What’d I Say». Ça n’a aucun intérêt. Son «Summertime» ne tient que parce qu’il chante bien. Et les relations avec Totor vont vite se détériorer car Bill Medley a une très haute opinion de lui-même et le petit Bobby souffre d’avoir été relégué au second rôle dans Lovin’ Feelin’.

    Richard Williams se pose la bonne question : peut-on envisager une suite à Lovin’ Feelin’, c’est-à-dire le plus beau single jamais enregistré ? Même si on s’appelle Phil Spector ? Eh bien Totor relève le défi et compose avec Carole King et Gerry Goffin «Just Once In My Life». Hit balèze mais pas aussi explosif que Lovin’ Feelin’.

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    Et rebelote avec un album Philles rempli de filler : Just Once In My Life, paru lui aussi en 1965. C’est Once qui ouvre le bal d’A, Bill Medley et Bobby Hatfield se retrouvent en plein Wall, Totor fait palpiter le son, les basses se noient dans les profondeurs et les nappes de violons flottent au loin, mais très loin, si loin qu’on ne les voit plus et dans cette illusion sonique germe l’esprit d’un power surnaturel, le pire power jamais imaginé dans le monde pop. Le beat du Wall, ce sont les pas d’un géant dans la nuit. Et comme sur l’album précédent, les cuts suivants se cassent la gueule un par un, même «Unchained Melody» qui fut pourtant un hit. En B, ils se ridiculisent avec «Oo Poo Pah Doo», ils en font un comedy act en virant Totor du studio : «Spector, get out of there !». Bobby Hatfield rafle la mise dans «You’ll Never Walk Alone» avec un beau final de falsetto. Au dos Larry Lavine et Jack Nitzsche sont crédités, c’est vraiment sympa de la part de Totor. Bref, si on rapatrie cet album, c’est uniquement pour Once. Autant rapatrier le single.

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    Mais ça doit plaire aux gens puisqu’ils sortent un troisième album la même année : Back To Back. Des trois, Back To Back est le plus intéressant car on n’y trouve aucun hit surnaturel, donc les onze cuts s’équilibrent. Toute l’équipe de Totor est là, Jack Nitzsche, Larry Levine, Bones Howe et tout le Gold Star system. Medley produit ses propres cuts et Totor ceux du petit Bobby. Les musiciens sont eux aussi crédités. «Ebbtide» ouvre le bal d’A et Bill Medley fait un carton avec «God Bless The Child». Quel fantastique groover ! Il sonne comme Ray Charles, il est sans doute l’un des meilleurs groovers devant l’éternel. Ce n’est pas un hasard si Totor l’a choisi. Quand Medley attaque «Hallelujah I Love Her So», c’est tout de suite bardé de Soul. Il groove en profondeur, comme un laboureur. C’est Bobby Hatfield qui attaque «She’s Mine All Mine» à la manière d’Arthur Conley. Et Medley sort sa meilleure gravel voice pour taper «Hung On You», signé Spector/Goffin/King. Pas de problème, c’est un smash de Brill. Il reste encore trois petites merveilles en B, à commencer par «For Sentimental Reasons» que Bobby Hatfield tortille à l’éplorée congénitale, et ça ne pardonne pas. Les chœurs pleurnichent avec lui. Ils ensorcellent ensuite les falaises de Douvres avec «White Cliffs Of Dover», et tout redevient immense, ça grimpe jusqu’aux voûtes. S’ensuit un clin d’œil à Elvis avec «Loving You». C’est Medley qui s’y colle d’une voix étrangement retardataire. Avec «Without A Doubt», ils se payent un petit shoot de r&b. Totor ne crache pas dessus.

    Les Righteous quittent Philles pour aller sur MGM et Bill Medley va bien sûr tenter de recréer la magie du Wall, mais il n’a pas la patte de Totor. Pas les compos non plus. Totor est furieux de cette trahison, de la même façon qu’Uncle Sam avec la trahison de Cash. Il ne leur pardonnera jamais. Quelques années plus tard, il déclare dans une interview à Rolling Stone : «The Righteous Brothers were a strange group, pas du tout intellectuels et complètement incapables de comprendre le succès, c’est-à-dire de le prendre pour ce qu’il est véritablement. Ils pensaient qu’on pouvait avoir du succès facilement et une fois atteint, que ça allait continuer tout aussi facilement.»

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    Comment surmonter Lovin’ Feelin’ ? Totor a la réponse lorsqu’il voit the Ike & Tina Turner Revue sur scène. Il veut Tina. Lust incarnate, qui groove sur scène comme une lionne en chaleur, avec ses jambes nues qui pompent sous une mini-jupe indécente. Ike & Tina Turner sont les seuls à pouvoir rivaliser avec James Brown. Totor est fasciné par Tina : «God, si je pouvais faire un hit-record avec elle, elle pourrait aller au Ed Sullivan Show, elle pourrait aller à Las Vegas, elle pourrait briser the color barrier.» Après Barbara Alston, Darlene Love, LaLa Brooks et Ronnie - The soulful voices that Spector so admired and loved to work with - Tina est la voix de ses rêves - There was something else again - voix carnassière, douleur, passion, power, she was ‘The Voice’ incarnate. Totor sait qu’il joue son dernier coup : les Righteous se sont barrés, les Ronettes ont calé, il doit encore montrer qu’il est le meilleur. Alors, il reprend contact avec Jeff Barry et Ellie Greenwich qui viennent de divorcer et qui ont perdu leur job chez Red Bird, car Leiber & Stoller ont vendu Red Bird à George Goldner pour un dollar symbolique. Totor revient spécialement à New York pour travailler avec ses vieux amis et dans la semaine, ils pondent deux smash hits historiques : River Deep et «I Can Hear Music». Pour River Deep, Totor conçoit le son le plus énorme jamais imaginé. Impossible de distinguer les instruments, il veut que coule un fleuve de son et qu’à la surface de ce tumulte éclate la voix de Tina qui jette alors toutes les molécules de son corps dans ce great cosmic scream. Il y aura cinq sessions au Gold Star. Rodney Bigenheimer, the mayor of Sunset Strip, ramène dans le studio Brian Wilson et Jack Nitzsche - qui enregistre au même moment avec les Stones - ramène Jag. Dennis Hopper fait des photos. Denny Bruce dit qu’en voulant se surpasser, Totor s’est outreached, c’est-à-dire qu’il s’est paumé. Brown dit que la voix de Tina était le simulacre of all Spector grandiosity, le simulacre de son ambition démesurée, de sa passion, de sa soif de vengeance et de sa folie. Avec River Deep, on basculait dans sa psychose et la fin du cut nous laissait sans voix, la cervelle épuisée.

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    Paru en 1966, l’album River Deep Mountain High souffre du même mal que les albums des Righteous Brothers : tout repose sur le morceau titre et comme c’est un album, il faut trouver de quoi compléter. Pas de problème, Ike & Tina Turner ont du répondant. Ike ramène «I Idolize You», un gros groove popotin et «A Fool In Love», du pur jus de juke. Ils bouclent leur bal d’A avec un «Hold On Baby» signé Spector/Barry/Greenwich, mais rien n’est aussi déterminant que River Deep, hit éternel, big sound, big voice, big compo, l’équation fatale. En un mot comme en cent, big beignet de Wall. Tina tente de sauver sa B avec un «I’ll Never Need More Than This» encore signé Spector/Barry/Greenwich. Elle chante comme une lionne, mais c’est avec la cover de «Save The Last Dance For Me» qu’elle rafle la part de la lionne. Back to the fantastique power du Wall, avec des nappes de violons dans le fond du son, très loin, si loin. Totor met le son en perspective, comme s’il avait inventé la perspective. Il est sans doute la réincarnation de Michel-Ange. Et puis Tina rend hommage au génie mélodique d’Arthur Alexander avec «Everyday I Have To Cry». En plein Wall, ça prend du volume, c’est heavily orchestré, heavily chanté et bardé de chœurs tutélaires.

    River Deep apparaît dans la charts, grimpe à la 88e place et disparaît la semaine suivante. Spector biggest production had become his biggest failure. Incompréhensible. Les gens, c’est-à-dire les radios, n’en veulent pas - It was too Phil Spector - Ike Turner dit que c’est la faute de l’Amérique raciste. On dit aussi que Totor est victime d’une vendetta du music biz qu’il a tellement provoqué. Totor va vivre ça comme la pire des injustices. Il est inconsolable. Tony Hall dit : «It fucked his head completely. Il savait qu’il venait de faire a fantastic bloody record. Il pensait à juste titre que c’était the best record he ever made.» Jack ajoute : «Si vous devenez trop bon, les gens n’aiment pas ça. Trop de succès et les gens n’aiment pas ça non plus. Phil n’avait aucun rival à cette époque.»

    Avec un peu de recul, Totor expliquait des choses à Rolling Stone : «Le temps de la black music était fini et les groupes du coin de la rue devinrent the white psychedelic guitar groups.» Il parle de musique ennuyeuse à mourir et de chanteurs qui se contentent de chanter, mais qui n’interprètent pas. Même les Stones ne font plus que des hit records, alors qu’à une époque, ils composaient des contributions. Pour moi, c’est capital, les contributions. Il ajoutait qu’il pouvait amener des trucs à Jag, à Janis Joplin ou à Dylan, il évoque l’idée d’un opéra avec Dylan, un Dylan qui selon lui n’a jamais eu de producteur.

    Signé : Cazengler, Phil Pécor

    Crystals. Twist Uptown. Philles Records 1962

    Crystals. He’s A Rebel. Philles Records 1963

    Bob B Soxx & The Blue Jeans. Zip-A-Dee-Doo-Dah. Philles Records 1963

    The Crystals. Sing The Greatest Hits, Vol. 1. Philles Records 1964

    Ronettes. Presenting The Fabulous Ronettes Featuring Veronica. Philles Records 1964

    Ronettes. Volume 2. Philles Records 2010

    Philles Records Presents Today’s Hits. Philles Records 1963

    Phil Spector. Back To Mono. Box ABKCO 1991

    Righteous Brothers. Back To Back. Philles Records 1965

    Righteous Brothers. You’ve Lost That Lovin’ Feelin’. Philles Records 1965

    Righteous Brothers. Just Once In My Life. Philles Records 1965

    Ike & Tina Turner. River Deep Mountain High. A&M Records 1966

    Phil Spector. The Early Productions. Ace Records 2010

    Mark Ribowsky. He’s a Rebel: The Truth About Phil Spector – Rock and Roll’s Legendary Madman. Da Capo Press 2006

    Richard Williams. Phil Spector: Out Of His Head. Omnibus Press 2003

    Mick Brown. Tearing Down the Wall of Sound: The Rise And Fall Of Phil Spector. Bloomsbury Publishing 2007

     

    Rapp it up !

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    Quand on accorde sa confiance à un artiste inconnu, c’est souvent suite au hasard des rencontres. Deux rencontres président à la découverte du soft-rock parfois lumineux de Tom Rapp : celle de Bernard Stollman, via l’ESP book de Jason Weiss, et avant ça, celle d’un disquaire parisien qui insistait pour dire que «c’était vraiment bien».

    — T’es sûr ?

    — Si si, vas-y, tu vas voir, c’est pas mal.

    En effet, c’est pas mal. Toujours admiré les gens qui ne savent pas dire pourquoi c’est bon ou pas. On entend souvent ça dans les conversations autour de la musique : «Ah oui, c’est super !», ou encore «c’est de la merde !», ça on l’entend beaucoup, notamment en France. Mais les gens ne savent généralement pas trouver les mots pour exprimer leur amour ou leur désamour. Peut-être n’ont-ils pas envie de le formuler. Peut-être n’ont-ils pas de vocabulaire. Peut-être comprennent-ils que ça ne sert à rien. Peut-être préfèrent-ils parler de cul ou de foot. Peut-être devrait-on cesser de se perdre en conjectures.

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    Le conseil qu’on pourrait donner aux ceusses qui souhaiteraient s’initier au Rapp serait de commencer par l’album des Pearls Before Swine paru en 1969, These Things Too, car c’est une petite merveille, un véritable objet de convoitise. Le Rapp fait partie des adorateurs de Dylan et ça s’entend clairement dans «Look Into Her Eyes». On y sent la présence intense de la latence, avec un gros drive de basse derrière, et là, on y va. Le Rapp se cale dans le giron de Bob pour reprendre «I Shall Be Released». Il ramène tout le groove des hippies dans son adoration. On le voit plus loin tituber dans «I’m Going To City». Il force la sympathie. Cet excellent Rapp se cogne dans les murs, mais c’est de bon cœur. Excellent car bien interprété. Bien sûr, il propose beaucoup de folk d’arpège, mais on lui fait confiance. Ses chansons restent globalement d’un bon niveau de good time music, comme par exemple cet «If You Don’t Want To (I Don’t Mind)» joué au violon de compagnon. Il chante «Mon Amour» en français. Comme le copain Jojo, le Rapp a un don. Il peut faire du psyché avec «Wizard Of Is». C’est bardé de feeling. Il détient le pouvoir de Zeus. Il montre encore avec «When I Was A Child» qu’il peut allumer n’importe quelle chanson. Il se tient fièrement dressé à la proue de son baleinier lancé à la poursuite du cachalot blanc et peut devenir stupéfiant.

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    Dans la même veine, il enregistre l’année suivante The Use Of Ashes. Le Rapp met un soin particulier à soigner ses pochettes, au sens où il choisit des œuvres d’art, ici une tapisserie flamande ou française datant du XVe siècle et représentant une Chasse à la Licorne. Le Rapp nous embarque aussi sec avec «The Jeweler». Ce mec sait écrire des chansons, il sait se montrer terriblement présent et même très émouvant. Il sonne comme un Lennon de lower downhome et c’est superbement orchestré. Il sait se montrer à la hauteur de sa réputation. Globalement, il gratte des arpèges magiques. Son «Rocket Man» est une nouvelle merveille entrepreneuriale. Le moindre de ses mélopifs se conduit bien. Le Rapp taille ses chansons sur mesure, comme le faisaient les vieux drapiers du ghetto juif de Varsovie. Chaque fois, c’est chanté jusqu’à la moelle avec une ferveur artistique qui fait la différence. Il est présent sur tous ses coups, sa voix tape dans le mille à chaque fois. Il a dans «Song About A Rose» un petit gras de voix qui rappelle celui de James Taylor. Et puis voilà l’autre hit de l’album, «Tell Me Why», une sorte de petite groove Brazil. Le Rapp s’impose avec une classe terrible, du xylo et des flûtes, alors forcément ça enrichit l’écosystème, d’autant qu’il ajoute en filigrane des arpèges préraphaélites. Il chante son groove à l’aune d’une riche musicalité - Why can’t you leave them alone/ Someday they may/ Sing your song - Ses démarrages de couplets sont des modèles du genre, justes et bourrés de feeling. Tout est surcousu d’or fin sur cet album. Le Rapp baigne dans l’excellence. Il faut écouter ce mec-là. Son margering de «Margery» est une véritable merveille de blossom. Il vibre ensuite «The Old Man» au chant d’inspiration supérieure. Il est l’un des derniers grands préraphaélites. On se demande même ce qu’il fout là. Il s’est sûrement trompé d’époque. Il duette avec une fille sur «Riegal» et vise la magie vocale. Le Rapp est un démon, il marque le son de son empreinte, il coule de source et impose une présence inexorable. Diable, comme certains albums peuvent être beaux.

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    Le Rapp continue son petit bonhomme de chemin avec Pearls Before Swine et enregistre chaque année un nouvel album. 1970 voit paraître Beautiful Lies You Could Live In, avec bien sûr une toile préraphaélite en devanture : la fameuse Ophélie de John Everett Millais. On ne saurait imaginer plus préraphaélite que le mélange Rapp/Millais. Musicalement, le Rapp qui ne ferait pas de mal à une mouche continue de nous bichonner son softy sound. Il va dans les papillons avec «Butterflies» et se livre pour l’occasion à un groove d’arpeggio. Sa pop de folk reste assez infectueuse. Il sait maintenir l’allure d’un singalong. Une copine vient duetter avec lui sur «Everybody’s Got Pain» et ils virent dylanex. Excellent ! Il tâte du gospel batch dans «Bird On A Wire». Il y croit dur comme fer. On plonge une fois de plus dans le génie liquide du Rapp via «Island Lady». Il y évolue entre deux eaux, générant un délice groovy et subtilement poivré d’espagnolades. Magnifique exercice de passation du pouvoir. Le Rapp s’y fait roi de l’insistance liquide. «Come To Me» se distingue par une certaine violence de l’excellence. Ce mec fait de nous ce qu’il veut. Il drive son art en toute impunité. On note ici et là la présence d’un divin burn-out de basse.

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    Pour City Of Gold, le Rapp n’a pas choisi de toile. Il s’est choisi. Il revient à son adoration pour Bob Dylan avec «Once Upon A Time», mais de façon intime, alors c’est doublement bon. Sa pop folk dylanesque est joyeuse, alors on l’adore. C’est un peu comme si Bob s’amusait au lieu de s’énerver. L’autre merveille de l’album s’appelle «My Father». Elisabeth Rapp duette avec le Rapp. Elle attaque au débridé, elle s’envoie bien l’air et le Rapp vient la rejoindre dans l’alcôve du paradigme. Quel pur jus ! Comme elle chante bien ! Dommage qu’on ne l’entende pas davantage. Il fait son Brel avec «Seasons In The Sun» et avec le morceau titre, il se jette à corps perdu dans l’Americana. Il chante à l’accent déchirant et se montre digne de notre confiance. On adore les êtres faibles. Il rend hommage à «Nancy» qui porte des collants verts et qui couche avec tout le monde et on assiste au grand retour d’Elisabeth Rapp dans «The Man» - Wanna see his face/ Wanna touch is hand/ He is the man - et le Rapp boucle son affaire avec un dernier hommage à Bob Dylan, «Did You Dream Of».

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    Fin de l’ère Reprise en 1972 avec Familar Songs. On voit le Rapp nettement baisser en qualité. Dommage, car la pochette est belle. Le Rapp nous fixe d’un air rieur. On sauve un cut, là-dessus, «Margery», emporté par un bel élan dylanesque. Mais les autres cuts refusent obstinément de décoller, même le «Green Street» d’ouverture de bal d’A, bien dérivé, un brin jazzy et contrebalancé de ressacs. En fait, le Rapp distille une qualité de pureté insidieuse. Toutes les chansons sont traitées au même niveau d’excellence expiatoire, mais sans magie. Il s’enveloppe dans son ample manteau d’excellence pour balancer «If You Don’t Want To (I Don’t Mind)», mais on se contentera d’un sentiment d’aisance replète. Comme son nom l’indique, il met les voiles avec «Sail Away», dans l’esprit de Croz et du Mayan, c’est assez bien barré, très belles guitares, on parle ici de dérive absolutiste.

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    Grosse déception avec ce Stardancer paru la même année. Il ramène du Breughel en devanture, mais ça ne sert à rien. Ils s’égare dans un non-dit mélancolique dont on ne sait ni quoi dire ni quoi penser. Seul l’amateur de folky flakah mélancolique y trouvera son compte. On assiste à un furtif retour en grâce de la grâce avec «Touch Tripping», mais il faut le dire vite, car ça ne dure pas longtemps.

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    En 1973, notre Rapper préféré revient à la une de la non-actu avec Sunforest et une très belle pochette illustrée qui donne vraiment envie d’écouter l’album. On le sort du bac avec gourmandise, miam miam, mais après la belle exotica de «Comin’ Back» qui renvoie aux marimbas de Paul Simon, on reste sur sa faim. L’ensemble de l’album est extrêmement paisible, pour ne pas dire ennuyeux. On se croirait chez James Taylor. Notre Rapper se complaît dans le petit mélopif orchestral. Bon, il faut savoir prendre son mal en patience. On n’est pas chez les Stooges. Il repart errer dans l’azur en B avec «Blind River». Qualifions ça de belle pop suspensive, il chante avec la langue coincée entre les dents, un peu en sifflet, si tu préfères. Le morceau titre sonne comme du Leonard Cohen, mais bon, écoute plutôt Leonard Cohen.

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    Les deux premiers albums de Pearls Before Swine sont considérés comme cultes, et on se demande bien pourquoi. Parce qu’ils sont parus sur ESP ? À cause des repros de Bosch ? Le premier paraît en 1967 et s’appelle One Nation Underground. On note très vite une grosse influence dylanesque dans «Playmate». Le Rapp harangue, c’est du kif kif bourricot. On note aussi une belle pureté d’intention dans «Ballad To An Amber Lady», baigné d’arpèges d’une grande douceur qui évoquent ceux que joue Steve Marriott en intro d’«All Or Nothing». On écoute ce genre d’album comme on part à l’aventure, à ses risques et périls. Une fois ça marche, une autre fois ça ne marche pas. Il faut attendre «Regions Of May» pour sentir ses naseaux frémir. On a là un cut spacieux, lumineux et paisible. Cette Beautiful Song illustre fort bien le concept abstrait des jardins suspendus de Babylone. Le Rapp se tape aussi avec «I Shall Not Care» un vieux délire digne des Fugs, avec des intermittences underground new-yorkaises.

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    Paru l’année suivante, Balaklava ne marche pas. Le Rapp fait son Dylan dans «There Was A Man» et son Buckley dans «I Saw The World», mais rien ne viendra nous compter fleurette.

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    Pour illustrer la pochette de son dernier album, A Journal Of The Plague Year, le Rapp choisit une toile de Frank Brangwyn, un symboliste britannique. Cet album paru en 1999 devait marquer le retour du Rapp, mais il retombe comme un soufflé. Ça manque cruellement de hits. Il rend encore hommage à Dylan avec «Blind», via son folk intimiste assez puissant. C’est même tellement intimiste que ça semble réservé à une élite. En fait le Rapp cherche à renouer avec la magie du folk sixties. Grâce aux coups d’harmo, il fait presque illusion. Mais le reste de l’album est mal barré, ça sonne trop folky folkah au coin du feu. Pas la peine de faire des plans sur la comète. Le Rapp fait du gratté dylanex 65. On s’y ennuie à mourir. On lui demande de nous aider, mais il n’entend rien. Il est barré dans son délire. Cut après cut, il continue de s’enliser. Il faut attendre cette «Shoebox Symphony» en trois parties pour trouver un peu de viande : orgue et mélodie imparable. Et là ça redevient puissant. Il fait de la power-pop dylanesque. Il s’amuse bien, il ramène aussi de l’harmo. Au soir de sa vie, il cultive encore sa fascination pour Dylan. Il finit dans un délire de psyché évolutive du meilleur effet. C’est un gros effort.

    Signé : Cazengler, gruyère rappé

    Pearls Before Swine. One Nation Underground. ESP Disk 1967

    Pearls Before Swine. Balaklava. ESP Disk 1968

    Pearls Before Swine. These Things Too. Reprise Records 1969

    Pearls Before Swine. The Use Of Ashes. Reprise Records 1970

    Tom Rapp, Pearls Before Swine. Beautiful Lies You Could Live In. Reprise Records 1970

    Tom Rapp, Pearls Before Swine. City Of Gold. Reprise Records 1971

    Tom Rapp. Familar Songs. Reprise Records 1972

    Tom Rapp. Stardancer. Blue Thumb Records 1972

    Tom Rapp, Pearls Before Swine. Sunforest. Blue Thumb Records 1973

    Tom Rapp. A Journal Of The Plague Year. Woronzow 1999

     

    L’avenir du rock - Greetings to Greta

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    Il suffit parfois d’un article bien foutu pour redonner le sourire à l’avenir du rock. Dans un numéro récent de Mojo, Mark Black nous présentait un groupe nommé Greta Van Fleet, que d’autres canards avaient déjà présenté, notamment Classic Rock. Mais l’article de Classic Rock n’inspirait aucune confiance. Le buzz semblait destiné aux fans d’un certain rock, un rock plus barbu avec du poil sur la poitrine et des grosses godasses. Mojo amenait le buzz différemment, en ouvrant par exemple sur une photo du groupe pour le moins spectaculaire : ces quatre gamins à peine sortis de l’adolescence s’habillaient en rock stars pour partir à la conquête du Graal moderne, c’est-à-dire le rock stardom. Avec leur grâce naturelle et leur volonté d’en imposer, ils tapaient en plein dans le mille. Ils portaient ces costumes brodés de Western wear que vendait jadis Nudie Cohn et que collectionnaient Porter Wagoner, Hank Williams, Gram Parsons, Michael Nesmith et Billy Gibbons. Les Nudie suits, c’est une chose, ces quatre regards chargés d’incrédulité en sont une autre. Photogéniquement parlant, ils s’inscrivent d’office dans cette fantastique aventure qu’est l’histoire du rock.

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    L’avenir du rock a le plus souvent fonctionné sur la foi d’une première image. Souviens-toi des Beatles et de leur corde blanche sur la couverture du Télé-7 Jours qu’on t’envoya chercher un jeudi de 1964 au bureau de tabac de la rue Saint-Jean, souviens-toi de la première pochette des Dolls dans cette vitrine de la rue Ganterie, souviens-toi de cette première petite photo des Chrome Cranks dans la rubrique On du NME. Bon alors, attention, l’univers des Greta n’a rien à voir avec les Dolls ou les Pistols, ils sont dans un autre son, mais leurs deux albums valent le détour.

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    Et pourtant, la pochette de leur premier album n’inspire absolument pas confiance. Ni le titre, d’ailleurs, Anthem Of The Peaceful Army. On craint de tomber sur du simili-fucking Yes, comme dirait Walter Lure. Mais on tombe immédiatement sous le charme de ce petit chant de trou du cul. On n’en revient pas, on l’examine sur la photo, le Josh Kiszka, l’un des trois frères Kiszka, dans son pyjama Nudie rouge-sang brodé de roses blanches, bien échancré sur la poitrine, avec ses petits cheveux tortillés et sa petite moustache, mais ce branleur n’a pas peur de passer pour un branleur, du coup on dresse l’oreille. Bon d’accord, ils passent par les circonvolutions du prog, ils ont même des petits remugles de fucking Yes qu’on ne leur pardonnera jamais, mais la voix est là et cette voix perce les lignes. Josh Kiszka impose un truc à lui, influent et perçant, il chante d’une voix de little rock star. Ils font un rock seventies tiré vers le haut, avec une authentique dimension artistique, et du coup, ils imposent le respect. On ferme nos gueules et on écoute. Josh Kiszka est brillant, il gueule dans la voie lactée. Tous les amateurs de vraies voix devraient écouter ça, car ça impressionne. Non pas que ça fasse bander, mais c’est pas loin. Il dégage une belle fraîcheur, aux antipodes des relents d’huîtres des vieilles burnes gaga. Ici, ça sent bon la chlorophylle, ce mec est bon, il va chercher des trucs impossibles au chant, un peu comme Liz Fraser à son époque. Josh Kiszka chante comme un petit ange de miséricorde en Nudie Pajama. Il s’agit du même genre de révélation qu’avec Chris Robinson, mais en plus florentin. Bon, c’est vrai, le premier abord est souvent trompeur, il faut s’en méfier comme de la peste, mais ce petit mec a du génie plein la voix. Il va chercher des harmoniques stupéfiantes - And when we came into the clear/ To find ourselves where we are here - Il hurle à la pire hurlette de Hurlevent, il adore venir into the clear, sa voix nous transporte, comme celle de Sharon Tandy, elle est d’une puissance inexorable. Ces quatre petits mecs ont tout bon dès leur premier cut : le spirit, la voix et l’espace infini. Après chacun fera comme il voudra, mais il est certain qu’«Age Of Man» ne peut pas laisser indifférent. Oh la la, comme diraient les Faces ! Ils s’installent ensuite dans cette belle soupe de pop-rock seventies et Josh Kiszka continue de chanter au chat perché. C’est tout de même dingue que ces quatre petits branleurs sortis de nulle part réussissent à recréer de la matière avec rien. Josh Kiszka attaque «When The Curtain Falls» à la hurlette, mais il s’applique, il cherche des zones sensibles et ça prend vite de l’ampleur, c’est même chauffé à blanc. Il hurle comme tous ces hurleurs patentés, mais il amène un truc en plus qui fait qu’on le supporte lui et pas les autres. Il est simplement éclatant, et même pourrait-on dire divin. Tous les amateurs de rock seventies devraient se ruer sur cet album, car tout y est, le talent en prime. Merci à Mojo d’avoir sauvé Greta des eaux. Ce petit chanteur à la croix de bois est un chancre délicieux, il s’installe dans toutes les chansons avec du power plein la culotte. Il risque de déplaire aux oreilles formatées, mais il se moque des oreilles formatées comme il se moque des genres. Il pratique l’art vocal avec une virtuosité irréelle. Il arabise comme Rimbaud en Éthiopie, il ne vend pas d’armes, mais il est libre. Les Greta sont bien en place, on les remercie d’exister, ils sont pleins de cette énergie qui donne du sens au rock et qui te donnent envie de continuer à en écouter. C’est même tellement excellent qu’on s’en pâme. «Lover Leaver» pourrait à l’extrême limite évoquer ce «Child In Time» qui fit sensation à une époque. Puis Josh Kiszka revient clouer sa chouette avec «The New Day». Il chante salé au solace de la terrasse, ce merveilleux petit mélodiste de Saint-Ex surprend ses couplets au coin du bois enchanté, il cultive ses ares élégiaques à l’aube des temps. Leur son reste ancré dans ce rock seventies jadis si riche et si fertile. Ils revivent des époques révolues avec une sacrée grandeur d’âme. Dans «Montain Of The Sun», Jake Kiszka passe un solo de guitare magnifique, comme au temps de Jimmy Page. Ah l’ampleur, que deviendrait-on sans la divine ampleur ? Ils terminent avec le bien nommé «Anthem». Josh Kiszka chante au seuil de son anthem et on l’écoute encore plus religieusement. Sa voix résonne dans les os et ses frères jouent le jeu. Ce n’est pas de la frime. Just perfect, dirait Mister Nobody.

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    Et voilà que vient de paraître leur deuxième album, The Battle At Garden’s Gate, sous une petite pochette noire gaufrée et enluminée à l’or fin. Dans le booklet, un graphiste talentueux a créé douze symboles métaphysiques pour anoblir les douze cuts. Josh Kiszka revient en force dès «Heat Above». Il crée aussitôt un continent, il sait se mettre en perspective, il attaque le prog-world au gusto et occasionne des chutes superbes. Il fait tout simplement la pluie et le beau temps. Même les cuts plus classiques comme «My Way Soon» sont ultra-joués et ultra-chantés. On se pose vraiment la question : comment font ces quatre branleurs pour fournir autant ? Ils nous servent «Broken Bells» avec tout le pathos du monde. Ils savent rester évolutifs au long cours, avec des chœurs de nymphes et des pâtés de wah demented. Voilà la grandeur des Greta : la vie. Ces départs en folie wah en disent long sur leur ambition démesurée. Ils visent l’exponentialité des choses, ils sont quasiment sans foi ni loi. Ils attaquent «Age Of Machine» au Perfect child de Ian Gillian, mais c’est une autre dimension, Josh Kiszka gueule sa rage dans les fumées alors que ruissellent des arpèges d’acier, c’est sans espoir, il gueule son rock au cœur des montagnes noires, il présente ses lyrics au ciel comme une offrande, mais tout le monde s’en fout, alors son frère Jake vole à son secours avec un solo-carillon digne des géants du rock. «Tears Of Rain» est encore plus monumental, Josh Kiszka chante de plus en plus haut, il chante à la puissance pure, on n’avait encore jamais entendu un screamer aussi magique. Tout sur cet album est lancé dans l’aventure. Sur «Stardust Chords», Josh Kiszka s’élève dans les airs et Jake claque des accords clairs. Encore une fois, «Light My Love» repose sur l’éclat du chant. Il monte bien dans ses octaves, il y a de l’élévation en lui, il va chercher l’anglicisme magique. Brother Jake tape «The Barbarians» à la wah et ça devient trop riche, trop d’effets, on perd le glamour et pour finir l’album, Josh Kiszka va se couler dans la coule, il va continuer de hurler dans les hauteurs et se perdre dans l’heroic fantasy. À la fin on lâche prise. C’est vrai que ce petit mec chante à s’en arracher les ovaires, mais il va chercher des trucs qui justifient le buzz.

    Mark Blake qui a la chance de les rencontrer nous indique que Josh et Jake sont jumeaux. Leur petit frère Sam joue de la basse et Danny Wagner bat le beurre. Dans son chapô, Blake veut absolument les rattacher à Led Zep, alors qu’ils font leur truc. Dans la deuxième double de l’article, un encadré attire immédiatement l’œil du fureteur : l’encadré des musical inspirations. Les Greta citent cinq albums en référence, dont Disraeli Gears, Are You Experienced et All Things Must Pass. Rien qu’avec ça, ils emportent la partie. Les deux autres albums cités sont un Black Keys et un White Stripes, ce qui semble logique car ce sont des groupes de leur génération, mais tout de même pas des disques aussi déterminants que les trois premiers. Blake qui ne doit pas être très malin fait intervenir Elton John et Slash dans son article. Comme d’usage, on est émerveillé par le style stendhalien de Slash qui déclare : «L’idée of fuckin’ four kids montant sur scène et jouant their fuckin’ asses off avec juste a couple amps and a drum kit, et jouant juste leurs instruments sans avoir all the other fuckin’ shit going on, je pense que c’est fuckin’ inspiring.» On apprend aussi grâce à ce renard de Blake que ces quatre petits mecs originaires du Michigan sont désormais installés à Nashville. Migrants, comme Jack White. Josh Kiszka se réclame de la Middle America de son enfance, mais aussi de Francis Ford Coppola et d’Henry David Thoreau. Il avoue écouter Miriam Makeba et Wilson Pickett, pendant que Jake décrypte les œuvres de Jeff Beck, Rory Gallagher, Jimi Hendrix et Jimmy Page - You have to do your work with the old masters - On se croirait dans le Seigneur des Anneaux. Ils viennent de Frankenmouth, au Nord de Detroit, petite bourgade fondée par des colons allemands, qu’on appelait aussi Little Bavaria. Ils eurent la chance de grandir dans un univers luthero-bohémien, avec un grand-père accordéoniste - célèbre au Michigan State Polka Hall of Fame - et un père philosophe et cinéphile. Jake explique qu’il a commencé à gratter la gratte de son père à l’âge de trois ans et que depuis, il ne s’est jamais arrêté de la gratter. Après Thoreau, Josh s’est amouraché du théologien britannique Alan Watts. Il dit adorer l’optimisme et les cosmic and Eastern influences. Ils ont donc monté le groupe en 2012, encouragés par leurs parents - Go do it ! - Josh et Jake n’avaient que 16 ans et Sam 14. En 2018, Josh déclara à qui voulait l’entendre que Greta Van Fleet ramenait le rock’n’roll à une nouvelle génération, comme l’avaient fait les Black Crowes en leur temps. Pourvu que les mainstream ne les bouffe pas trop vite. Ils sont tellement craquants et tellement doués qu’ils vont attirer toutes les vieilles peaux.

    Signé : Cazengler, Bêta Van Fleet

    Greta Van Fleet. Anthem Of The Peaceful Army. Republic Records 2018

    Greta Van Fleet. The Battle At Garden’s Gate. Republic Records 2021

    Mark Blake : Mojo Presents Greta Van Fleet. Mojo # 330 - May 2021

     

    *

    Longtemps que je n'ai vu les Howlin' Jaws, la dernière fois c'était un peu spécial, pas un concert de rock, accompagnaient sur la scène du théâtre du Soleil, la pièce de Simon Abkarian, Electre des bas-fonds, voir notre livraison 436 du 31 / 10 / 2019, suis allé faire un tour sur FaceBook pour voir comment ils avaient survécu au confinement, je vous rassure sont vivants, je ramène deux surprises. La première est dans l'ordre des choses, concert en streaming sans spectateur. Je ne suis pas fan de ces ersatz, mais pour les Jaws, je chronique, que voulez-vous, les Howlin' sont les Howlin'... La deuxième surprise est comment dire, plus surprenante, mais vous verrez...

    HOWLIN' JAWS

    FREAKOUT LIVE !

    ( Novembre 2020 / YT )

    ( Baptiste Léon : batterie / Lucas Humbert : guitare / Djivan Abkarian : vocal, basse )

    Freakout ! Records se présente comme un label qui se situerait entre Seatle, Los Angeles et New York, nous comprenons entre trois point cardinaux d'une partie non négligeable du rock américain actuel, tout en revendiquant une certaine liberté sonore. A notre connaissance ils ont sorti une vingtaine de disques notamment d'Acid Tongue et de The Smokey Brights. Nous les classerions parmi les agitateurs, les découvreurs et les organisateurs. Ils sont heureux de nous annoncer que le Freakout Festival aura bien lieu cette année en public dans leur bonne ville originaire de Seatle, cité grunge par excellence. En septembre 2020, ils ont créé ces sessions Live consacrées à des groupes du nord-est des States mais aussi européens notamment d'Espagne et de France. Toutes les vidéos sont bâties sur la même mouture, un court générique ( toujours identique ) une brève annonce par Guy Geltner et Skyler Locatelli, suivent quatre ou cinq morceaux entrecoupés de rapides interviews menées par Serafima Healy et en langue anglaise plus ou moins bien baragouinée par les fils et les filles du continent européen... Les vidéos n'excèdent pas les vingt-cinq minutes.

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    Oh, well : sont tous les trois devant un mur de briques celui du studio, style briqueterie des slums londoniens et des quartiers pauvres des States, tiens Djivan a laissé sa grosse bonbonne à la maison, l'a remplacé par une basse électrique au manche aussi long qu'un canon de marine, la grand-mère doit pleurer toute seule à l'attendre, pas le temps de nous apitoyer, les Jaws envoient la marmelade sans plus tarder, pas vraiment comme de grosses brutes épaisses, et le Djiv y va flexible au vocal, à ses côtés Lucas saupoudre le riff, ce qu'il faut mais point trop, un peu la marchande de crêpe qui mégote sur le sucre, c'est là qu'il faut faire gaffe, ne portez pas un regard sur Bapt Crash qui tape sur ses caissons en gars qui part en pré-retraite dans une heure et quart, vous avez regardé, vous avez eu tort, ah, les vermines, z'ont appuyé sur l'accélérateur sans préavis, le Djvan qui pousse un cri, pour la confiture à l'orange amère, ils vous visaient à la petite cuillère et maintenant ils utilisent la louche spéciale collectivité, ça sonne anglais à la diable, pas du tout stoned, le Crash Boom Bapt il en a profité pour descendre dans la soute du voilier et il a cassé sec les cordages qui tenaient arrimés les barils remplis de sables qui servaient de lest, ça roule dans tous les sens, le voilier caracole sur les plus hautes vagues, Lucas vous envoie un solo rafale qui vous emporte la voile de misaine, le Cap' Djivan vous calme l'océan de la voix, Mister Boom derrière vous a un regard d'innocence aussi claire que sa caisse, vous êtes prêt à lui pardonner et crac il tape désormais comme un butor entêté, Lucas s'empresse de le dédouaner de tous ses péchés en nous gratifiant d'une série de notes requins-marteaux facétieux qui brisent les écoutilles, sont tous les trois au vocal, et vous expédient la fin du morceau à toute blinde. Ouf ! Lorgnent sur les englishes ( made in sixties ) certes, mais ça ressemble un peu à ces amerloques de Flamin' Groovies lorsqu'ils ont eu leur période Beatles survitaminée. Passage d'une pub-vodka. Interview de l'ange Séraphime. Z'ont pas dû beaucoup écouter leur professeur d'anglais à l'école, connaissent trois mots de la langue de Keats, les mêmes que nous, Rock, And, Roll. Heartbreaker : morceau idéal pour piger leur recette secrète, celle de la cambuse qui carbure, relativement simple, mais sa réalisation demande un sacré coup de main, à gauche une lampée de tord-boyaux, vous arrive dessus sans prévenir par un SMS, c'est vous qui envoyez un SOS, z'y vont franco de port, tous les trois souquent ferme, faut un responsable c'est Lucas, celui-là si vous tenez à votre tranquillité, attachez-lui les mains dès qu'il s'approche de sa guitare, mais ce n'est pas lui le coupable, voici son nom : Djivan au vocal qui harmonise, Lucas vous file la fièvre et Djivan l'a fait descendre à El Paso, quand ils s'y mettent à tous les trois, on se croirait chez Buddy Holly, quant à Baptiste il mène le double jeu de l'hypocrite de service, il vous brise le cœur de ses baguettes heurtantes, et en même temps, il prend sa voix la plus doucereuse, il vous console, il fait semblant de vouloir recoller les morceaux qu'il a concassés. Le pire c'est quand la cavalcade s'arrête, Djivan homélise à tirer des larmes à un crocodile, subito derrière Baptiste vous distribue les bénédictions d'un geste large et d'une frappe mélodramatique, vous notez sur votre carnet que vous les emploierez pour qu'ils viennent assurer les chœurs le jour de votre enterrement, mais sur le final vous barrez cette résolution, si par hasard Lucas se mettait à sonner les cloches avec autant d'énergie qu'il agresse sa guitare cela causerait un beau remue-ménage dans l'assistance. Plus personne ne penserait à vous, et tout le monde crierait à son adresse encore, encore ! Deuxième séquence interview, Sérafime sourit comme l'ange qu'elle est pour les encourager, n'ont pas révisé la liste des verbes irréguliers, elle devrait les gronder mais elle les renvoie au boulot. Long gone the time : avec un titre aussi nostalgique l'on ne s'attend pas à une explosion nucléaire, mais avec les Jaws le danger est partout, sont des partisans de la guerre qui rampe doucement sur vous sans que vous vous en aperceviez, sont des adeptes du conflit bactériologique, un morceau royal pour le Baptistou, vous imite le pas cadencé d'un microbe qui s'approche de vous, évidemment question sonorité c'est amplifié, le Baps prend son pied à taper la marche feutrée de la spore insidieuse, chpom ! Chpom ! Chpom ! rythmiquement c'est meilleur que les trois coups du destin de Beethoven qui vous fracasse le crâne, là ça prend son temps, c'est plus entraînant mais en restant tout de même sur l'étagère N° 3 de la grandiloquence, et là-dessus Djivan, ses deux acolytes ne tardent pas à le rejoindre dans cette tâche délicate, dispose les guirlandes vocales de l'arbre de Noël du Mersey Beat, Lucas aggrave son cas, fait la-la-la-la, et c'est là que les bactéries commencent à vous piquer le cuir, elles profitent des notes incisives qu'il distribue l'air de rien avec sa lead, admirez leur mine innocente de bedeau qui secoue l'encensoir sur le cercueil avant d'aller s'écrouler de rire dans la sacristie, en plus ils trichent, long time qu'ils annoncent et c'est un peu court.

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    Troisième séquence interview : ils essaient d'expliquer dans leur mauvais anglais qu'il leur tarde de remonter sur scène et de jouer loud, pas vraiment une réussite, on aime les Howlin mais l'on se doit de reconnaître qu'ils n'ont pas la tirade shakespearienne, sont comme l'albatros baudelairien quand ils instrusent et qu'ils chantent ils se jouent des nuées au-dessus des gouffres amers mais dès qu'ils parlent l'on a envie de leur enfoncer un brûle-gueule dans le bec pour les faire taire et se moquer d'eux, c'est alors que Djivan sauve la séquence, se tait et bouge ses lunettes, l'air sérieux du cancre qui se fait passer pour un intellectuel, même l'ange Seraphime en mission-express n'arrive pas à garder son sérieux, alors elle les renvoie libérer leur énergie en cour de récréation. Feel good medley : attention ne sont pas ici pour amuser la galerie et pour faire de la broderie anglaise, fini le point à l'endroit et le point à l'envers, maintenant c'est le poing dans la gueule et le sang qui gicle. L'est sûr qu'avec du public, le set aurait été encore plus incandescent, ne boudons pas notre plaisir, vous avez eu le lent vol indolent des trois albatros, voici la meute des ptérodactyles affamés en chasse. Portent la marmite à ébullition. Le Djiv ardoie le vocal d'abord à l'allume-gaz qu'il transforme petit à petit en chalumeau. Les deux copains derrière le laisse bosser un petit moment, sont sur ses traces, le marquent à la culotte, le poussent au cul, et sans préavis Lucas intervient, l'a la guitare qui ricane et la batterie de Tistou les baguettes vertes tournoie comme les ailes d'un moulin ivre, le Djiv reprend le contrôle, mais l'a une phrase malheureuse, le genre de truc qui ne se dit pas à table en bonne société et encore moins en concert, WE are the Howlin' Jaws ! qu'il proclame fièrement à haute voix, le genre d'auto-défi que l'on lance pour s'auto-déifier et prouver que l'on est les rois du rock'n'roll. Et c'est parti mon kiki pour sept minutes de bonheur, Lucas, quel jeu de guitare, le gars il lâche une note comme les romains lâchaient les lions dans l'arène, déjà il ne reste plus un chrétien vivant, il ouvre les grilles une deuxième fois, les fauves escaladent les gradins et s'attaquent au public, dans un concert des Jaws, c'est généralement à ce moment que vous réalisez que vous êtes dans le public, le bonheur du streaming c'est que vous êtes protégé par une vitre blindée, que vous n'êtes pas dans l'aquarium peuplé de trois squales perfides ( mais qu'est-ce qu'une vie sans risque ), Djivan entremêle sa basse dans le magma pour le goudronner, et la batterie de Léon le lion rugit comme si vous lui aviez marché sur la queue durant sa sieste, et hop, l'on se calme, c'est le truc de base des Howlin, ils vous envoient un missile et la seconde après n'y a plus que trois gars gentils qui tapent gentiment la causette sur le parvis de l'Eglise Notre-Demoiselle qu'ils viennent d'incendier, l'est sûr qu'ils préparent un mauvais coup, Djivan hurle pour donner l'alerte, il est temps de descendre aux abris, l'on sent que l'on se rapproche du dénouement, que bientôt il sera trop tard pour regretter, Lucas prend cet air d'affolé qui lui lui va si bien, mais qui préfigure les grandes exactions éthiques, dans quelques secondes le rock'n'roll va vous sauter à la gorge et enfoncer ces canines démesurées dans votre chair si tendre, et c'est le déchaînement final, trop de pression, l'énergie explose, une dernière pensée pour les gars qui ont filmé et puis mixé les images, un sacré bon montage, se sont attachés à bien rendre le jeu de scène, ces coups de pieds lancés, comme des danseuses de l'opéra mais en plus violent, ces vues de profil, mais l'image se rétrécit et déjà défile le générique. L'ange Séraphime doit être remontée dans l'empyrée car on ne la voit plus, nous on s'en fout on est au septième ciel.

    S'en tirent bien les Howlin', un véritable exercice imposé, les petits rats de l'opéra à leur cours de barre. Forcément ingrat. Un peu abstrait, un peu mécanique, un peu froid. Les Jaws qui n'arrêtent pas d'évoluer et de progresser ont su rester fidèles à eux-mêmes. Un des jeunes groupes français les plus importants. Vous pouvez barrer les S.

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    Pour la petite histoire, il y une autre série de vidéos Live Sessions faites à la maison, des reprises d'Elvis des Hollies, des Beatles, jetez un coup d'œil sur la version de Long gone the time réalisée avec le concours du magazine Rolling Stone enregistré à distance, in my room, celle de FreakOut est supérieure, mais dans quelques années celle-ci sera classée dans les documents iconographiques et témoignages d'une époque honnie.

    Damie Chad.

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    Je vous ai promis une deuxième surprise, une vraie ce coup-ci, laissez-moi vous en raconter une autre pour l'introduire. Voici une quinzaine d'années je cherchais sur le net quelques renseignements sur Pierre Quillard, un petit ( pour ne pas dire obscur ) poëte symboliste, je ne partage point ces deux adjectifs mais là n'est pas la question. Quillard est renommé pour avoir été un fervent ( et doué ) helléniste. Une curiosité perverse exigeait que je regardasse si la toile pouvait m'offrir quelques unes de ses traductions. Je n'y croyais guère mais je tapai toutefois son nom par acquis de conscience. Je m'attendais à une ou deux références, l'écran débordait de Pierre Quillard. J'ai parcouru deux ou trois sites, regardant les têtes de chapitre de sa biographie. Pas la moindre allusion à ses connaissances de la langue grecque. C'est alors que je m'aperçus d'une occurrence étrange, toutes les propositions affichées provenaient de particuliers ou d'institutions officielles se prévalant d'une appartenance arménienne. Etrange me dis-je que Pierre Quillard que personne ne lit en France jouît d'une telle renommée chez les Arméniens ! Je fronce les yeux plus attentivement, non les Arméniens ne furent pas particulièrement envoûtés par les stances quillardiennes ( ils ont tort ) par contre il fut un des premiers européens à dénoncer les exactions et les massacres dont étaient victimes les Arméniens de Turquie... Pour la petite histoire, je viens de retaper le nom de Pierre Quillard, tous ces sites arméniens ne sont pas apparus... Je vous laisse en tirer les conclusions qui s'imposent et indisposent...

    O.K. Damie, ultra-intéressant dans un blogue-rock ce que tu racontes mais le rapport avec les Howlin' Jaws, là franchement on ne voit pas... ô guys and gals, le nom de Djivan Abkarian vous ne lui trouvez pas une assonance arménienne par hasard...

    SIRETSI YARS DARAN

    HEY DJAN

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    Oui c'est de l 'arménien, pas la peine de vous ruer sur la méthode Assimil, la vidéo est sous-titrée en anglais. Un projet parallèle de Djivan, pas du tout rock'n'roll, pensez aux dernières roucoulades d'Iggy Pop par exemple. Mis en branle au mois de janvier de cette année. N'est pas seul sur le coup : Arnaud Biscau est à la batterie, Adrian Adeline officie à la guitare ( classique, rock, jazz, a fréquenté l'école de Didier Lockwood ), Maxime Daoud manie aussi bien basse, guitare et clarinette, Adrien Soleiman carrément multi-instrumentiste, Djivan Abkarian pour une fois il ne joue ni basse, ni contrebasse, mais il chante, Anaïs Aghayan, charme et chant, z'ont tous un pedigree musical long comme un porte-avions, Adrien et Anaïs particulièrement intéressés par les chants traditionnels arméniens.

    Si vous vous attendez à ces intros infra-courtes et ultra-fulminantes à la Howlin', c'est raté. C'est du tout doux. Du mineur. Du chatounou, du chatoumou. Une chanson d'amour, pour vous vous donner une idée imaginez une bossa-nova sans le rythme de la bossa, c'est triste et cafardeux. Anaïs pas besoin qu'elle sourie pour que vous la regardiez, malgré son air désespéré et dévasté vous avez envie de la consoler, mais notre Djivan, l'est triste comme un cimetière, une coupe de cheveux qui lui donne l'air d'un mouton noir, l'est raide comme un I et appliqué comme un enfant sage, méconnaissable, pas du tout le diable de Djivan que l'on connaît, à leur côté ça assure grave, pas une note au-dessus de l'autre, vous distillent de la tristesse comme les alambics du Tennessee du White Lightning, goutte à goutte, une envie de vous jeter à l'eau pour en finir avec cette chienne de vie vous serre la gorge.

    Une vieille chanson arménienne, quand vous cherchez un peu vous vous apercevez qu'il en existe de multiples interprétations. Toutes aussi mélancoliques les unes que les autres. Peut-être est-ce l'expression de l'âme d'un peuple, perso je ne vais pas faire l'hypocrite, cela me touche peu. Mais c'est Djivan, que voulez-vous !

    Pour le moment, Hey Djan ne présentent que ce morceau, on reste à l'affût.

    Damie Chad.

     

    *

    Printemps ( pluvieux ) et bout du tunnel. Tout s'éclaire, les Jake Walkers nous offrent une vidéo pour fêter cela. Z'ont profité du confinement pour bosser et s'étoffer. En 2018, ils n'étaient que deux, Ady et Bastien, en 2019 Jessy est venue se rajouter, à trois cela fait déjà beaucoup plus sérieux, et voici que dans la série plus on est de fous plus on rit Denis est venu se greffer sur le trio transformé en quatuor, s'ils continuent bientôt ils seront assez nombreux pour monter un orchestre symphonique. Ce qui risquerait d'être superfétatoire pour un combo de blues.

    Du blues-gumbo. Le gumbo c'est un peu comme la paella espagnole, vous y mettez n'importe quoi dedans et c'est foutrement bon, c'est une spécialité de la Nouvelle-Orléans, riez au nez de ceux qui se vantent de leur gumbo aux crevettes, le vrai gumbo doit obligatoirement comporter des morceaux d'un alligator, attrapé le matin même au fond d'un bayou, et découpé vivant, arrachez-lui d'abord les pattes, plus il stresse, plus il aura du goût, les tranches sanguinolentes que vous jetez au fond de la marmite grésillante doivent encore remuer, n'oubliez pas les épices, un max, à la première bouchée ce n'est pas vous qui devez mordre, c'est le gumbo qui vous emporte la gueule. Résumons dans le blues-gombo vous trouvez toutes sortes de blues, le vieux, l'ancien, l'original, le récent, l'inexistant, le blues du futur, plus le swing. Très important le swing quand on a une ( voire deux ) jambes de bois. Car le Jake Walkers, bande d'ivrognes à la cervelle enfumée, n'est pas une marque de whisky, mais un raidissement des jambes qui frappa au premier tiers du siècle dernier les gens qui eurent la mauvaise idée d'acheter ( et de boire ) des boissons frelatées. Beaucoup de noirs en furent victimes. Evidemment ça ne valait pas les couvertures porteuses de la variole que l'oncle Sam distribuait gratuitement aux tribus indiennes. Eux au moins ils mouraient pour de vrai. De véritables morts bien droits, pas des éclopés mal-foutus. Qui faisaient du bruit en marchant. D'ailleurs souvent sur scène Ady frappe le sol du pied pour marquer le rythme. C'est ce qu'en poésie l'on appelle de l'harmonie imitative.

     

    DON'T BOTHER MARIE LAVEAU

    THE JAKE WALKERS

     

    Ady : vocal, guitare / Bastien Flori : guitare lead / Jessy Garin : contrebasse / Denis Agenet : washboard.

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    Attention, ça commence tout doux, le Bastien swingue relax, et Ady s'en vient nasiller dessus, méfiez-vous de Jessy, elle vous introduit sa contrebasse l'air de rien ( madnoiselle, le passager-arrière de votre solex n'a pas de casque – Non monsieur l'agent, c'est mon up-right bass – Ah ! Bon, circulez ! ) et puis elle nous balance – l'on ne peut pas dire qu'elle exhibe son solo puisqu'elle n'arrête pas une seconde son boulot – elle fait résonner ses cordes tout le long du morceau, comme Alfred de Vigny aimait à pousser le son du cor le soir au fond des bois, sur ce le Denis ne s'agêne pas non plus fait entendre tout le temps des petits bruits bizarres, le gamin insupportable qui attire à tout prix l'attention des adultes qui ne font pas cas de lui, c'est alors qu'Ady met les pieds dans le plat, jusqu'à lors, elle était très bien, l'imitait à la perfection l'accent du fermier américain natif de la corn belt qui parle à ses champs pour que le blé pousse plus vite, et patatras, l'abandonne son pur anglais américanisé des plaines pour apostropher en français et sans respect la reine du Voodoo, c'est qu'Ady elle n'a peur de rien, le naturel prend le dessus, pour un peu on la confondrait avec une racaille marseillaise, elle l'agresse méchant Marie la sorcière, l'est plus que vache avec LaVeau, l'en a gros l'Ady sur la patate, plus de chance, plus de fric, plus de meufs, Ady la disette, à ce stade-là devraient tous trembler de peur, faire caca ( et pipi ) dans leur culotte, s'enfuir à l'autre bout de la planète, bref la jouer petit, ben non, ça leur donne du peps, en pleine forme, z'y vont de tout leur cœur moqueur, des gamins en cour de récréation qui têtent de turc leur copine, qui tournent et qui dansent autour d'elles en criant à plein poumons. Une belle cavalcade pour nos jambes de bois.

    Aux dernières nouvelles, ils sont encore vivants, la réputation de Marie LaVeau serait-elle surfaite ?

    Je suis sûr qu'ils en tirent gloire,

    Eux qui viennent de la Loire !

    Damie Chad.

     

    *

    Un petit tour en Russie ne peut pas faire de mal. C'est encore la faute de Jars. La pochette de leur dernier single ( voir notre livraison 511 ) étant créditée à Nikki Roisin from Eeva, une insatiable curiosité m'a poussé à voir qui se cachait derrière cette appellation. Mon flair ( infaillible ) de rocker subodorait un groupe, russe évidemment, soyons précis des moscovites. J'ai voulu savoir, je précise, mes connaissances de la langue de Lermontov sont minimalistes, je vois, j'écoute mais je ne comprends pas, je cherche, je fouille, j'interprète, j'hypothèse l'hypoténuse des angles morts de mes ignorances, je suppose, rien que le nom de la formation est un problème : signifie-t-il Eve ( Eva ) qui renverrait à una materia prima de profonde réceptivité originelle et féminine ou faut-il entendre celui-ci en tant que Veille ( de la catastrophe annoncée ), je privilégierais cette dernière interprétation uniquement parce que Oscar Venceslas de Lubicz-Milosz – un de nos plus grands poëtes du vingtième siècle malencontreusement ignoré – fit partie de la mystérieuse et ésotérique Société dite la Fraternité des Veilleurs...

     

    EEVA

    Juste dans la fenêtre de tir, Eeva formé par Nikita, Stepan, Sasha, Serezha, en 2009 vient de sortir ce 02 / 04 / 2001 un nouveau single, pour cette première rencontre nous ne chroniquerons que les trois dernières productions du groupe.

    VEDUSHCHY / KOROL' CHERVEY

    ( Avril 2021 )

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    Le roi de cœur, en première carte au-dessus du paquet. Ne vous précipitez pas pour le glisser furtivement dans votre manche. Elle est pourrie. Puisque l'on est au niveau du symbole, la goutte de sang censée figurer le cœur est bien maigre et chiche. Refusez-la en cas de transfusion, même si vous agonisez au bord de la route, sachez mourir dignement. Le pire, certes je ne suis pas un féroce partisan de la royauté ni absolue ni relative, mais le visage de notre majesté n'arbore pas cette magnanimité souveraine que l'on est en droit d'attendre d'un monarque, l'a carrément une sale gueule, celle du premier de la classe, celui sur lequel les filles crachent en passant, le môme prétentieux, puant et insupportable que l'on attend à la sortie du gymnase avec les battes de baseball. Le plus marrant c'est qu'avec ses binocles rondes et sa manière pontificale de tenir sa feuille de papier, il arbore la mine de sa sainteté le Dalaï Lama, je ne sais si c'est fortuit ou volontaire...

    Premier : ça rétame dur, la machine à claques est en marche, le vocal dégomme le gars très méchamment, lui crie ses quatre vérités, Eeva se fout carrément de lui mais ne mâche pas ses mots, ils ne l'aiment pas plus que nous cette tête de gondole, le traitent d'assassin, toutefois sur la fin du morceau ils lui donnent la parole, non pas pour qu'il puisse plaider sa cause, mais pour que vous puissiez entendre son ignominie, au bout de trente secondes, ils éteignent l'appareil. Qui est-ce ? Gagné, le présentateur de télévision, celui qui vous trucide des mauvaises nouvelles du monde entier, pour que vous preniez conscience du bonheur que vous avez à vivre dans la vie étriquée que vous offre la société. Le morceau n'est pas vraiment violent, l'on sent l'ironie mordante. Roi de cœur : un lot de consolation en face B. Il y a peut-être pire que celui dont le métier est de vous cancériser les méninges, non ce n'est pas le roi de carreau, c'est vous. Qui vous racontez des histoires. Qui vous croyez beau et irrésistible, qui vous tournez des films, dans lequel l'actrice que vous convoitez n'est jamais là, alors là Eeva cogne encore plus fort, musique au ralenti, style 45 tours passés en 33, vous écrasent, vous passent au laminoir, la voix ne chante plus, elle énonce froidement votre condamnation, batterie, basse et guitare prennent le temps de longs et interminables soli pour que vous preniez conscience que vous ne valez pas mieux que ceux qui vous irritent. Constat social implacable. Personne ne sort grandi de ces deux morceaux. Ce single nous cingle.

     

    SLOT-MASHINA

    ( Décembre 2019 )

    Une couve qui colle d'un peu trop près à son sujet. Une photo d'Anna Bogomolova, trois jeunes face enjouée devant une machine à sous, or devinez ce que signifie Slot-mashina ? C'est fou ce que vous faites des progrès en russe, ces derniers temps.

    phil spector,tom rapp,howlin' jaws,hey djan,the jake walkers,eeva,greta van flet

    Machine à sous : harmonie imitative, la musique tourne sur elle-même comme les bandes à fruits censées vous apporter la fortune. Le texte ne vous le fait pas dire. Pauvre crétins qui jouez votre dernier billet, sûr que vous allez gagner, la belle vie, le flouze qui coule à flots et la copine qui vous colle au dos, silence, attention tout s'arrête, moment crucial, l'on entend les rouages de l'engrenage aléatoire, manque de chance, vous avez perdu, ne sont pas sympas avec les perdants chez Eeva, brisent vos rêves de pauvres, aucune pitié, tant pis pour vous, chaque fois que vous glissez une pièce dans la machine, vous faites tourner le système, ne vous étonnez pas s'il vous broie ! Bien fait pour vous ! Apparemment Eeva excelle dans les scènes pittoresques de la vie des dupes. Musicalement ce n'est pas le jackpot, mais question regard impitoyable et critique sociale, ils ne doivent pas se faire des amis chez les laissés-pour-compte. Ne leur filent pas du fric, mais leur mettent le nez dans leur caca mental. Les hindous ont un proverbe qui résume la situation : l'argent est la merde de Dieu.

    SHOSSEYNYY SINDROM

    ( Août 2017 )

    Au lieu du mot à mot syndrome de la route nous proposerions Conduites à risques. Pochette à fond rouge. Silhouette noire, en suspension, ces deux couleurs seraient-elles symboliques, votre âme serait-elle aussi noire que le sang que vous versez pour votre survie est rouge, quel est-ce masque qui s'approche et s'éloigne, dans quel cas êtes-vous davantage vous-mêmes, quand il vous colle à la peau ou quand il s'en arrache.

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    Agent : le morceau est court mais les sonorités son belles, bien envoyé, roulements de batterie, et guitares punchy, ne laissent pas un seul interstice dans le feuilleté cliquant de la pâte sonore, attention vous êtes suivi, quoi que vous fassiez il y a quelqu'un dans votre dos qui vous poursuit. Juste un constat. Masque pour dormir : la suite du précédent, guitare rampante et pointilleuse, batterie implacable, voix étouffée, vous êtes endormi, en coma dépassé, ils vous ont suivi, vous essayez de vous réfugier en vous, mais ce n'est pas possible, votre forteresse mentale est investie, musique paranoïaque, il suffit que vous pensiez que vous êtes mal pour être au plus mal, auto-persuasion inductive. Aucun point de fuite. Objectifs et significations : auto-fiction du doute. Batterie haletante et guitares fragmentées, musique de plus en plus violente, est-ce vous, est-ce eux, vous ne savez plus si vous êtes l'homme qui se châtie lui-même ou un animal de laboratoire dans le cerveau duquel on implante des électrodes de contrôle, vocal focal, hurlements d'angoisses, grincements, quincaillerie de bruit. Superman : le dernier espoir, mendicité de la demande d'aide, le background instrumental se déchaîne, vous passe à la moulinette des supplications, criez dans le lointain autant que vous voulez, êtes-vous seulement sûr d'être encore vous-même, sujet ou objet d'expérimentation quelle est la différence ? Délaissez vos rêves de grandeur, retournez à votre quotidien de sous-homme. Insolation : qui êtes-vous ? l'insecte sur la tapisserie ou l'être qui regarde la télévision, peut-être les deux, métamorphose ou anamorphose, l'impression que les coups de boutoir instrumentaux vous rabattent contre les murs, vous avez dépassé les portes de la folie, cacophonie brutale. Qui que vous soyez n'oubliez pas d'éteindre le poste si vous quittez la pièce. Retour au cabinet : moins violent, moins dispersé, le temps de reprendre ses esprits, plus angoissé et davantage angoissant, vocal triomphal, vocal bocal, qui parle, d'où parle-t-il, un mort ou un vivant, un grand malade ou un fou à lier, vaudrait mieux qu'il se taise et laisse les instruments dérouler leur chant funèbre. Ce qu'ils font très bien, mais ils sont tout aussi inquiétants, le doute s'est immiscé en vous dans les premiers morceaux, sur cette ultime piste il en est sorti, mais la situation est tout aussi intenable.

    Cet EP six titres est bien supérieur aux deux productions postérieures. Celles-là sont trop explicitement politiques, trop critiques sociales, ironiques et mordantes, jubilatoires même, faites pour mettre les auditeurs, convaincus d'avance, dans votre poche. Ici, il n'y a pas de jugement, d'intellectualisation du discours, mais une mise en pratique, depuis l'intérieur du vécu, il ne s'agit pas pérorer en affirmant que le monde est fou, mais de prendre la route pathologique de la folie, l'instrumentation n'est plus, au mieux un accompagnement, au pire un stabilotage à l'encre rouge pour être sûr que l'auditeur n'interprètera pas de travers le message ( pourtant évident ), mais une mise en demeure, une mise en péril auditive, une proposition d'équivalence sonore du cauchemar dans lequel vous vous débattez sans en avoir mesuré la nocivité.

     

    EEVA LIVE IN MOSCOW - 01 / 06 / 2014

    phil spector,tom rapp,howlin' jaws,hey djan,the jake walkers,eeva,greta van flet

    Une vidéo vieille de sept ans. Dure dix-huit minutes. Nous ne la regardons pas pour son intérêt musical. Indéniablement elle en a un, permet de juger leur musique compacte sans grandiloquence. Sans violence. Sans outrance. Nous nous contenterons d'y porter un regard pour ainsi dire sociologique. Le groupe est pris de trop près pour que l'on puisse le localiser, sommes-nous sur une place publique ou dans le hall d'une galerie marchande, ce qui est sûr c'est que la scène n'est pas improvisée, le groupe bénéficie d'une vaste scène, à peine surélevée, un assemblage de palettes recouvert d'un revêtement d'un vert tendre à faire rêver un militant écologique. Le public n'est pas là pour les écouter. Ce n'est pas la grande foule, une trentaine de personnes, à part un aficionado tout devant qui n'arrête pas de danser. Des gens passent et ne leur accordent aucune attention. Rien qui nous permette de nous sentir en Russie, la vidéo serait titrée Eeva à Paris que vous ne vous sentiriez ni plus ni moins dépaysé. Le monde occidentalisé a tendance à s'uniformiser. L'on est loin de ces groupes de punks aux ambiances enfiévrées qui au début des années quatre-vingt-dix illustraient obligatoirement tout reportage sur les changements intervenus en Russie depuis la chute du communisme, sur cette vidéo le rock a l'air d'une musique intégrée faisant partie du paysage culturel.

    EEVA LIVE IN SAMARA11 / 08 / 2018

    phil spector,tom rapp,howlin' jaws,hey djan,the jake walkers,eeva,greta van flet

    Encore en Russie à plus de 900 kilomètres de Moscou, à cent cinquante kilomètres du Kazakhstan, pas tout à fait un trou perdu de province, la ville dépasse le million d'habitants. Où sommes-nous au juste ? Difficile de le dire. Derrière le groupe, une grande affiche à la peinture rouge sur un drap maintenu par deux cordes plaquée contre un mur, s'en détache la silhouette d'un oiseau que l'on pourrait qualifier de moineau, mais je ne suis pas ornithologue, et suis incapable de savoir s'il symbolise quelque chose de très précis, par contre je peux me risquer à traduire le mot en grosse lettres qui barrent toute la largeur : Podpol'ye qui doit être l'équivalent de notre underground.

    Nous sommes dans une arrière-cour pas très large, mur de briques en mauvais état, un logement identique tout à côté, si l'on me torture j'opterais pour une cité ouvrière, d'après moi non inhabitée, les fenêtres ont l'air d'avoir été refaites, et l'on remarque les climatiseurs extérieurs, la Volga arrose Samara et est gelée durant les mois d'hiver, un mode d'habitat qui correspondrait à nos corons nordiques et nationaux, peut-être dans un squat mais je ne le pense pas. Bref ce n'est pas grand luxe, mais c'est étrange, l'on s'y sent bien, un irrésistible parfum de rock'n'roll se dégage de ce lieu anonyme. Des guirlandes de papier, les mêmes dont les jours de fête nous ornions par chez nous les rues dans les années cinquante.

    Le public n'est pas massif, mais il est là pour écouter. Exclusivement des jeunes. Majoritairement des garçons. Eeva joue et même si encore une fois l'intérêt sociologique nous motive davantage que la chronique musicale, la musique est plus forte et le son bien meilleur que sur la vidéo précédente. En quatre années le groupe a progressé. L'on retrouve les mêmes mouvements de danse que vous avez peut-être visionnés à la suite de notre chronique voici deux semaines sur Drain, cette espèce de tectonique sauvage de bras moulinés, alliés à des pieds jetés haut, et ces bousculades fraternelles caractéristiques des exultations hardcore. Le rock est devenu un idiome culturel transnational. Tant que les regards braqués sur lui dénonceront son aspect séditieux il restera vivant.

    Damie Chad.

  • CHRONIQUES DE POURPRE 512 : KR'TNT ! 512 : TROGGS / EDGAR BROUGHTON BAND / IDLES / PAIGE ANDERSON & THE FEARLESS KIN / ROCKAMBOLESQUES XXXV

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 512

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR'TNT KR'TNT

    27 / 05 / 2021

     

    TROGGS / EDGAR BROUGHTON BAND / IDLES

    PAIGE ANDERSON AND THE FEARLESS KIN

    ROCKAMBOLESQUES

     

    Sex & Troggs & rock’n’roll

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    Ah tiens, maintenant les bassistes s’autobiotent ? Celui-là s’appelle Pete Staples et il fut le bassman des Troggs. Ceux qui ont une mémoire d’éléphant se souviennent de son nom. Mais les gens pour la plupart ne se souviennent que du nom de Reg Presley et éventuellement de celui de Chris Britton qui à l’époque où il avait encore des cheveux pouvait rivaliser de frangisme avec Brian Jones.

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    Bon alors attention, Wild Thing - A Rocky Road n’est pas un classique littéraire. Pete Staples écrit un peu avec les pieds mais c’est peut-être ça qui fait le charme de son book. Ça nous repose des grands auteurs. C’est une sorte de bouffée d’air frais qu’on peut lire au printemps, histoire de rester en osmose avec le cosmos. Très important, l’osmose. Le problème aujourd’hui, c’est que l’osmose a subi une transformation radicale, comme si elle avait changé de sexe. On n’entre plus en osmose avec le cosmos mais en osmose avec la médiocrité. Alors merci Pete Staples de nous tirer de ce mauvais pas et de nous ramener aux Troggs.

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    Le book étant léger (180 pages), il s’avale d’un trait. Pete Staples nous raconte dans le détail la vie quotidienne des kids d’Andover, un bled paumé situé à 40 km au-dessus de Southampton, dans le Sud de l’Angleterre. Mais comme dans tous les bleds paumés d’Angleterre, les kids écoutent la radio et montent des groupes. Deux groupes d’Andover entrent en rivalité : les Emeralds dans lesquels Ronnie Bullis bat le beurre et les Ten Feet Five dans lesquels jouent Pete Staples et Chris Britton. C’est Ginger Mansfield, le lead guitar des ex-Emeralds qui embauche Reg Ball on bass et qui raconte comment est arrivé le nom des Troggs : une nuit sur l’A30, ils roulent en van et ramassent deux auto-stoppeuses. Les filles sont guillerettes, et voyant les amplis et les instruments, demandent comment s’appelle le groupe qui à ce moment-là n’a plus de nom. Alors elles proposent the Grotty Troggs à cause de l’ambiance caverneuse et ça passe mal, fuck off we’re not grotty et pouf, ils virent les deux filles. Mais ils gardent le nom de Troggs - Apparently it’s a short for trogglodyte - Les Troggs commencent à tourner et leur réputation grossit assez vite, un nommé Stan Phillips finance leur matériel et les met en contact avec Larry Page, l’ex-manager des Kinks, qui cherche de nouveaux poulains à plumer. C’est là que Ginger Mansfield quitte les Troggs qui du coup se retrouvent à deux : Reg Ball et Ronnie Bullis. Il leur faut un guitariste et un chanteur. De leur côté les Ten Feet Five se déplument, Pete Staples et Chris Britton se retrouvent eux aussi le bec dans l’eau. Et c’est là que se fait la fusion. Reg Ball passe au chant, Pete Staples prend la basse, Chris Britton gratte ses poux et Ronnie Bullis bat le beurre. Mais il faut aller à Londres, car en 1965, c’est là que se joue le destin du monde.

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    Larry Page va littéralement façonner les Troggs. Page fait ce que font tous les affairistes londoniens à l’époque, Mickie Most, Don Arden, Simon Napier-Bell et tous les autres, il flaire le jack-pot et prépare ses poulains comme des sportifs. Page monte Page One Records avec Dick James, le music publisher des Beatles. Page est donc à la fois manager et label des Troggs. Il empoche tout. Les Troggs n’ont pas grand chose à proposer, juste une pop song qui s’appelle «Lost Girl». Ils l’enregistrent à Londres et bien sûr, le single floppe. Alors Page fait ce que font tous les affairistes londoniens à l’époque : il va faire du shopping en Amérique. Il emmène son directeur musical Colin Fretcher et ils rencontrent Chip Taylor, un auteur renommé qui justement vient de pondre un truc qui s’appelle «Wild Thing», déjà enregistré en 1965 par les Wild Ones et qui n’a pas marché. Snarfff, snarfff, Page flaire le hit et de retour à Londres, il le file aux Troggs qui retroussent leurs manches. Gros boulot les gars, trois accords, La, Ré, Mi et le solo d’ocarina. Ils entrent en studio sur Regent Street et enregistrent deux trucs en trois quarts d’heure : «Wild Thing» et «With A Girl Like You». Une fois les deux cuts enregistrés, les Troggs rangent leur matériel dans leur van pour rentrer à Andover. Ils sont assez fatalistes et savent qu’ils doivent reprendre leurs boulots respectifs : Reg et Ronnie sur des chantiers de bâtiment, Pete comme électricien et Chris comme arpète dans un atelier de litho. Larry Page leur dit au revoir. On reste en contact, les gars, ne vous inquiétez pas ! Ouais c’est ça.

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    Larry Page grenouille sec dans le milieu et «Wild Thing» sort sur Fontana, le label des Pretties. Et soudain tout explose : en 1966, «Wild Thing» is number one in America et «With A Girl Like You» number one in the UK, at the same time précise Pete Staples avec un sourire malicieux. Et il ajoute qu’alors tout s’est accéléré - Things started to move very quickly - Les expressions de Pete Staples sont d’une justesse qui n’a d’égale que la simplicité de leur formulation. Il écrit comme s’il racontait l’histoire accoudé au bar, devant une pinte. C’est là très précisément que Larry Page façonne l’image médiatique des Troggs, soucieux de la façon dont ils vont apparaître dans la presse et à la télé. D’abord les pseudos, il rebaptise Reg Ball Reg Presley et Ronnie Bullis Ronnie Bond, puis il les envoie acheter leurs fameux striped suits chez Take 6, sur Carnaby Street, des costards couleur crème avec des rayures bleues et jaunes, oui, ceux qu’on voit sur les pochettes. Puis c’est le bal maudit des tournées. Les Troggs ne ramassent que 35 £ par semaine. Ils ne sont pas complètement cons et se disent qu’il y a un problème. Où passe le blé ? Ils en glissent un mot à leur protecteur d’Andover, Stan Phillips qui lui aussi soupçonne Larry Page et Dick James de se goinfrer sur le dos des Troggs. D’ailleurs Phillips surnomme Page et James Hookum and Crookum. Ah la rigolade ! Le problème c’est qu’Hookum and Crookum contrôlent tous les revenus des Troggs : ventes de disques et recettes de concerts - They had complete control over everything we earned and recorded - C’est là que les Troggs décident de casser leur contrat.

    Au temps de leur gloire, les Troggs font une tournée avec les Walker Brothers et Dave Dee Dozy Beaky Mick & Titch. Les Troggs s’entendent bien avec John Maus et Gary Leeds, mais Scott Walker voyage à part et boit de l’eau de Vichy. Il passe pour un frimeur, mais on leur explique qu’il est en réalité très timide et très réservé. Dommage que Pete Staples ne s’étende pas sur les détails de cette tournée qui fut certainement historique.

    Lorsqu’ils sont en tournée aux États-Unis, Marty Machat rentre en contact avec eux. Machat est un avocat de renom qui représente Phil Spector, Sam Cooke et les Stones. Il veut proposer un contrat aux Troggs. Lorsqu’ils entrent dans la pièce, il trouvent Machat les pieds sur son bureau. Il porte des cow-boy boots et un holster avec un vrai gun. Il leur propose de casser leur contrat et de les prendre sous son aile. Mais les Troggs ont la trouille de ce genre de mec et Stan Phillips les fait sortir du pays en douce, car évidemment, Machat les cherche partout. Les Troggs rentrent à Andover en bateau. Du pur Rouletabille !

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    Paru en 1966, From Nowhere porte un autre nom aux États-Unis : Wild Thing. C’est en gros la même pochette, avec une track-list différente, va savoir pourquoi. Quand on tient cet album dans les pattes, c’est un peu comme si on tenait le Swinging London, you make my heart sing/ You make everything groovy. Dès leur premier album, les Troggs atteignaient leur sommet. Bien sûr, les compos de Reg n’étaient pas aussi brillantes que celle de Chip Taylor, mais elles ne manquaient pas de charme, et Chris Britton ne ratait pas une occasion de passer un solo de fuzz guitar, comme dans l’excellent «From Home». Les Troggs veillaient alors à bien rester dans leur son trogglo. Mais ils dérapaient parfois dans la petite pop, comme avec «Hi Hi Hazel». C’est dingue ce qu’on a pu détester cette B-side d’EP à l’époque, une époque où forcément on attendait des miracles des Troggs. «Lost Girl» tenait bien la route, frénétique, avec son chant rampant, ses idées de son et Chris Britton y passait l’un de ces fulgurants killer solos flash dont il allait se faire une spécialité et devenir du même coup l’un de nos guitaristes préférés. Ils attaquaient leur bal de B avec cet excellent hit de Reg, «With A Girl Like You» et tout allait bien, l’oriflamme des Silver Sixties claquait au vent. En fait, Reg composait quasiment tout, comme encore ce «Our Love Will Still Be There» assez accrocheur. Ils tapaient plus loin «Your Love» au heavy gaga et on croyait entendre les Kinks de «You Really Got Me». Ils finissaient en apothéose avec l’un des sommets de l’art gaga et du proto-punk, l’imparable «I Want You». Même ambiance que «Wild Thing» mais en plus menaçant. Pur jus de proto-punk. Reg chante ça à la petite délinquance boutonneuse et le grand Chris Britton fait son entrée en lice, grand claqueur de killer solos flash devant l’éternel. S’il faut emmener un cut des Troggs sur l’île déserte, c’est «I Want You». Britton atteint à la perfection immanente.

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    Paru la même année, leur deuxième album s’appelle Trogglodynamite. Joli nom. On y trouve deux modèles du proto-punk : «I Can Only Give You Everything» et «I Want You To Come Into My Life». C’est le summum du fuzz system, les Them avaient testé le premier mais les Troggs tapent en plein dans le mille du gaga boom. Reg & Brit, Brit & Reg, ils sont la figure de proue du fuzz system britannique. «I Want You To Come Into My Life» ouvre le bal de la B et c’est à nouveau le vrai truc, ce que les Anglais appellent the real deal. Reg chante ça à l’insistance patentée, la la la, avec du regain d’intérêt plein la bouche en fin de couplet, cause it blows my mind ! On aime bien cet album car les Troggs adressent un beau clin d’œil à Bo avec «Mona», mais ce n’est pas Reg qui chante. On note aussi que Pete Staples ne figure pas sur la pochette. Mauvais cadre ? Va savoir. C’est là sur cet album que Reg commence à déconner avec sa petite pop inepte («Oh No» et «No 10 Downing Street»). Ah si les Troggs n’existaient pas, il faudrait les inventer ! Leur version de «Little Queenie» n’est pas bonne.

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    On se souvient de Cellophane comme d’une atroce déception. Ramené de Londres comme un trophée, la première écoute se solda par un moment de stupeur. Cellophane faillit bien passer par la fenêtre, mais heureusement, il n’y avait pas de fenêtre dans cette cave. À la réécoute et en creusant un peu, on trouvait du cro-magnon dans «Too Much Of A Good Thing», un cut darky et donc troggy. Reg tentait de sauver les meubles du bal d’A avec «All Of The Time», in the nasal way, à grands renforts d’échos de «With A Girl Like You». En B, ils tentaient de reprendre le contrôle de l’Angleterre avec «Her Emotion». Reg y sortait pour l’occasion son plus beau snarl et Chris Britton ses plus beaux nah nah nah, mais ça ne marche pas à tous les coups. À défaut d’être psychédélique, «When Will The Rain Come» était assez psychologique. Les Troggs tentaient le diable, mais le diable se refusait à eux, et donc cet album se refusait à nous, comme une fiancée frigide. On trouvait au bout le la B leur dernier grand hit des sixties, «Love Is All Around».

    En 1968, les Troggs sont en perte de vitesse. Ils survivent dans les charts avec «Love Is All Around». Reg compose un «Little Girl» qui peine à grimper, et après c’est fini. Plus de hits. Tout va désormais reposer sur les recettes de concerts.

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    Par contre, les labels ne perdent pas le Nord, et on voit apparaître en 1968 Love Is All Around, un pressage américain sur Fontana. Incompréhensible. En fait, c’est une sorte de compile qui rassemble des merveilles dispersées sur les 45 tours, comme par exemple l’excellent «Gonna Make You», pur jus de Diddley beat, la petite pop raffinée d’«Anyway That You Want Me» et en B, l’autre monster smash des Troggs, «I Can’t Control Myself», ooooh no, l’hymne des wild kids du CEG Lemière, le bah bah bah bah bah bah qu’on scandait sur le perron avant de rentrer en classe. On se régalait aussi de «Give It To Me (All Your Love)», pure trogglodynamite et de «66 54321» et son claqué de basse derrière le snarl de Reg.

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    Comme l’indique son nom, Mixed Bag paru sur le Page One de Larry Page est un drôle de mélange. Ça va du pire au meilleur, le meilleur étant «Heads Or Tails» (ça cogne dans la mad psyché et du coup ça inespère), le pire étant «Say Darlin’» (où Chris Britton se prend pour un auteur, mais c’est pas beau, les Troggs singent Max la Menace et sont d’un ridicule qui en dit long sur leur manque de vision). Dommage, car ils font une belle ouverture de bal d’A avec «Surprise Surprise», un vieux run-up trogglodyte. Reg chante comme le roi des bricklayers d’Andover. On retrouve le troggly-trogglah dans «Purple Shades», ils jouent bien leur carte, c’est très spécial et cette espèce de freakbeat sert principalement à faire dresser l’oreille. Le pauvre Peter Staples apporte sa contribution avec «Marbles & Some Gum», mais son comedy act n’est pas beau. Ils ouvrent leur bal de B avec la petite pop d’«Hip Hip Hooray». Alors Reg sort son petit sucre de sa braguette de bricklayer, mais même quand il déconne et qu’il sonne comme Gérard Lenormand, lah nah nah, on l’adore quand même. Il fait le même genre de daube mais Gawd c’est les Troggs ! Lah nah nah, vas-y mon vieux Reginald, prends nous bien pour des cons. C’est avec «We Waited For Someone» qu’on retrouve le heavy drive des Trogglos. Aw, c’est plutôt heavy in the mortar, on retrouve ce mélange capiteux de petite pop stupide et de heavy trogglo tartiné à la truelle. C’est un mélange unique en Angleterre et Larry Page les fait sonner, for sure !

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    Comme Larry Page voit les ventes chuter, il incite Ronnie, Reg et Chris à enregistrer des albums solo. Pour Pete, c’est la fin des haricots. Mais il n’est pas au bout de ses surprises : un jour il est convoqué à une réunion chez Larry Page, sur Oxford Street. Ils y vont tous les quatre. À côté de Page se tient un conseiller qui prend la parole pour s’adresser à Pete : «Pete, the boys don’t want you in the group anymore.» Pete est scié. Bouche ouverte. Speechless, précise-t-il. Non seulement il ne s’y attendait pas, mais il ne comprend pas que ses vieux potos puissent le virer comme un chien. Les autres bien sûr ne disent rien. Le coup était préparé d’avance. Le pauvre Pete n’aura l’explication que quatre ans plus tard, quand un certain Mr Stark, le comptable des Troggs, qui continue à le voir chaque année pour l’audit des comptes, lui raconte que pendant qu’il était en voyage de noces, ses trois copains ont fait entrer en studio un certain Tony Murray pour jouer sur l’album Mixed Bag. Tony Murray jouait dans Vanity Fair, un groupe dont s’occupait aussi Larry Page. C’est là que le sort de Pete fut scellé, dans son dos, sans rien lui dire. C’est par Mr Stark que Pete apprend que Chris Britton a lui aussi quitté le groupe en 1972 pour aller monter un bar au Portugal. Et comme le dit si bien Pete, le groupe avait perdu en même temps deux de ses membres originaux et un son unique. Bon alors après tout ça, la suite de l’histoire des Troggs va prendre une nouvelle tournure.

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    On les retrouve en 1975 sur le fameux label de Larry Page, Penny Farthing, avec un album sans titre, The Troggs. Pourquoi fameux, au fait ? Parce que c’est sur Penny Farthing qu’est sorti le premier single des Hammersmith Gorillas, «You Really Got Me». The Troggs est un pur album de covers, certaines sont réussies, d’autres pas. Parmi les réussites, on trouve «I Got Love If You Want It», «Satisfaction» (joué à la heavyness avec un Reg au poil qui ramène tout son bazar des cavernes, le snarl, le snif et le schnouf), et en B, «Peggy Sue» (version bien teigneuse, Reg est excellent dans son rôle de Reg en rogne) et «Memphis Tennessee» (on sent bien que Reg aime le rock). Par contre ils font une version trogglodyte de «Good Vibrations», Reg chante ça à la rampante insidieuse et il ose y passer un solo d’ocarina. Ils font aussi une version punkoïde de «No Particular To Go». Reg continue de faire son proto-punk, longtemps après que les poètes aient disparu. On entend Peter Green faire des merveilles à l’acou sur «Summertime», et bon an mal an, l’album se tient plutôt bien.

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    L’année suivante, The Troggs Tapes paraît aussi sur Penny Farthing. À ne pas confondre avec l’autres Troggs Tapes qui est l’album des conversations. C’est maintenant Richard Moore qui joue de la guitare et il fait des merveilles sur «Down South To Georgia». Back to the basics avec «Gonna Make You», ce vieux shoot de Diddley beat. Vraiment impeccable, all mine. Colin Fletcher et Richaed Moore jouent tous les deux comme des cakes. Comme membres originaux, il ne reste plus que Reg et Ronnie dans les Troggs de 1976. Ils font un joli coup de trogglo sound sous le boisseau avec «We Rode Through The Night», et une balle basse s’en vient rôder au devant du mix. En B, ils reviennent à ce curieux mélange de trogglo et de sucre avec «Supergirl». Moore chante cette petite pop et Ronnie Bond chante le «Rolling Stone» qui arrive un peu plus loin. Les guitares restent délicieusement présentes et la basse vient lécher le cul du cut qui adore ça. Ils terminent avec une belle cover de «Walking The Dog». Reg ramène toute sa hargne trogglo, c’est bien en place, ils sifflent au coin des rues et Reg n’a jamais été aussi à l’aise dans son rôle de délinquant/bricklayer d’Andover.

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    En 1981, année de l’élection de François Mitterrand, les Troggs débarquent chez New Rose avec Black Bottom. Ils piquent une jolie petite crise de proto-punk avec «Strange Movies». Belle descente aux enfers du trogglo sound, Reg sait y faire, il reste dans l’esprit du ooooh noo de Can’t Control Myself. Avec «Bass For My Birthday», ils se tapent une jolie partie de chœurs trogglo, avec, comme on dit, un accent à couper au couteau. Puis ils virent glam avec «Little Pretty Thing», mais c’est du glam trogglo avec les accords de Marc Bolan. C’est très amusant et très réussi. En B, Reg s’en va faire du Cockney Rebel avec «I Don’t», il perd son côté trogglo et c’est moins rigolo. Puis il se fait une entorse à la cervelle en composant «Widge You», le plus numb des rocks trogglo. On note au passage que Chris Britton est de retour parmi les siens.

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    Leur deuxième album New Rose paraît huit ans plus tard et s’appelle Au, symbole chimique de l’or. Au dos, Chris Britton a bonne mine, mais Reg est un peu bouffi. Ils refont une version de «Strange Movies» et le vieux Reg ahane pour avoir du foin. Ils continuent leur besogne de recyclage avec «I Can’t Control Myself» et en B, avec «Wild Thing», «Walking The Dog», «Love Is All Around» et «With A Girl Like You». Du coup, l’album nous met mal à l’aise, car on voit bien que les Troggs n’ont plus rien dans la culotte. Ils sauvent leur destin avec «Maximum Overdrive», un big shoot de guitar slinging des cavernes. Chris Britton sait partir à point nommé, comme dirait Jean de La Fontaine.

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    L’histoire des Troggs s’achève en 1992 avec Athens Andover, un album mi-figue mi-raisin. En fait c’est un coup monté par Larry Page qu’on voit au dos avec les Troggs et qui sur la pochette intérieure raconte l’histoire du projet. Ce n’est pas l’Athens de la Grèce mais celle de la Georgia, aux États-Unis. Larry Page avait remarqué que REM reprenait «Love Is All Around» sur scène et il s’est dit que ce serait bien de rapprocher les deux groupes. Les Troggs sont donc allés enregistrer à Athens, Georgia, avec REM (sauf le chanteur). Quelle drôle d’idée ! Comment le plus provincial des groupes anglais peut-il espérer trouver chaussure à son pied dans ce genre de partenariat ? C’est absurde. L’album s’en ressent. Comme on le craignait, ils font du poppy des popettes. REM n’a jamais trempé dans le proto-punk. Si Larry Page avait contacté Blue Cheer ou les Stooges, on comprendrait mieux, mais REM ! Une fois de plus, c’est Chris Britton qui sauve les meubles sur des cuts comme «Turned Into Love». Reg fait ce qu’il peut, mais la teneur compositale est extrêmement faible. On perd complètement la trogglo. Il faut attendre la B pour trouver un peu de viande avec «I’m In Control», un cut signé Peter Holsapple. Reg est content quand on lui donne une bonne chanson à moudre, il peut alors retrouver sa vieille rogne. Mais il rechute aussitôt après avec «Don’t You Know», petite pop sucrée très sixties, comme si le romantisme n’allait pas bien aux cro-magnons. Reg nous fait le coup du joli chant du cygne trogglo avec «What’s Your Game» et ils terminent d’une façon éblouissante avec «Hot Stuff» qui n’est celui des Stones, mais une compo de Larry Page. Chris Britton claque ses merveilleux power chords comme en 1965 et Reg rampe dans la caverne. Ils sont géniaux quand ils sont dans leur élément.

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    Autant le dire franchement, les Troggs étaient avant toute chose LE groupe des grands singles. On trouve sur Repertoire un triple CD, The Singles A & Bs, qui en rassemble la quasi-intégralité et ce petit objet fait plus de dégâts que n’en firent les deux bombes atomiques américaines. Larry Page ne se gourait pas en inventant le mot Trogglodynamite. Par sa densité, ce triple CD balaye tous les albums des Troggs. «Lost Girl» sonne comme une apparition de la Vierge, «Wild Thing» reste intemporel, «From Home» est tiré à quatre épingles et «With A Girl Like You» n’a rien perdu de son aura mythique. «I Want You» revient nous sonner les cloches, ah comme on vénère cette mélasse gluante d’I can’t stand alone on my own, chaque note là-dedans est parfaite, tout le proto-punk anglais se trouve dans ce solo claqué avec une violence irréelle. Alors bien sûr on se gargarise une fois de plus d’«I Can’t Control Myself», you got me so that/ My nerves/ Are... breaking, vas-y, bats-moi ça ! C’est impossible. Et puis ça repart en mode Diddley beat, baby, avec «Gonna Make You», all mine. S’ensuit un «When Will The Rain Come», assez invasif, culte à 100%, pur jus de psyché anglais. Ils font aussi l’«Evil Woman» que fait Spooky Tooth sur Spooky Two. Alors là bravo ! Sur le disk 2, «Jingle Jangle» va te ramener dans Carnaby Street vite fait. Le souffle du temps passé... Ah comme c’est déjà loin. La nostalgie te pince comme un crabe. Et puis il y a ces hits proto-punk monstrueux qui ne sont même pas sur les albums, et c’est surtout pour ça qu’il faut rapatrier cette mini-box. Premier exemple avec «Lover» - Make me understand - Quelle allure ! C’est violemment bon, en plein dans cet esprit purement british du proto-punk, les Troggs savent créer les conditions, c’est gratté dans la douleur et chanté à l’insidieuse menaçante, celle qui te fout la trouille. On reste dans le heavy trogglodynamisme avec «Come Now», because you’re mine, c’est d’une rare violence dégueulasse, avec une basse qui pouette dans le gras du son. Quel groupe fascinant ! Ils développent des puissances insoupçonnables. Tiens encore un truc qui va te faire tomber de ta chaise : «Feels Like A Woman», heavy blast de proto-punk des enfers trogglo, joué au stomp avec des claqués de disto, et toujours cette morve infâme de move me but now you’re driving me wild, l’ambiance est sous la braise, t’as qu’à voir. On retrouve plus loin l’incroyable «Strange Movies», d’une violence inespérée, et cette violence inespérée, c’est la grandeur des Troggs, Reg ahane la bite à l’air, il est éperdu de délinquance, la violence flirte avec le génie, le cut est ravagé par la faucheuse des Troggs. On retrouve à la suite les covers baroques de 1975, «Good Vibrations», «Summertime», «Satisfaction» (bien gratté au sec de trogglo), «Memphis Tennessee» (just perfect) et l’infernal «Peggy Sue». Ça patine un peu sur le disk 3, même si «Gonna Make You» rallume le flambeau du Diddley beat, même si «Get You Tonight» développe une énorme énergie trogglo avec sa guitare en liberté, même si «Just A Little Too Much» en bouche un coin avec son killer solo flash et l’imparabilité de sa haute voltige, même si «Fast Train» reste d’une vigueur exemplaire et «Every Little Thing» d’une candeur toxique. La pop de Reg quand elle est bien foutue n’est pas à prendre à la légère. Tout se termine avec d’incroyables singles solo de Reg, comme par exemple sa version de «Wichita Lineman». Reg se tape un coup de Jimmy Webb. Il est magique avec sa truelle. Quel mélange ! Reg est un vieux gamin qui aime les bonbons. Avec «Young & Beautiful», il continue de charcler son vieux rock trogglo, c’est excellent. Reg la joue serré. Et ça continue avec «‘S Down To You Marianne». Quel immense privilège que de pouvoir écouter ces singles ! Et ça se termine avec «Hey Little Girl». La voix de Reg reste l’une des plus distinctives du Swinging London. On est fier d’avoir adoré ce vieux bricklayer et sa petite pop de mains calleuses.

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    Et comme c’est l’usage, l’arnaque dont furent victimes les Troggs a fini dans les pattes d’un juge qui en 1985, leur accorda la somme royale de 70 000 £ en guise de dédommagement. Mais Dick James cassa sa pipe au moment du verdict et les Troggs durent encore poireauter un an avant de palper les billets. Mais attention, tout le monde n’a pas palpé pareil. Reg a emplâtré 43 000 £, 11 000 £ sont allés aux avocats et les trois autres ont récupéré un peu moins de 5 000 £ chacun. Pete Staples demanda alors à Reg de faire un effort en souvenir du bon vieux temps. Ah bah non, Reg n’a pas voulu partager. Va te faire cuire un œuf. Bienvenue au royaume magique des Troggs !

    Signé : Cazengler, Trogg de bique

    Troggs. From Nowhere. Fontana 1966

    Troggs. Trogglodynamite. Fontana 1966

    Troggs. Cellophane. Page One 1967

    Troggs. Love Is All Around. Fontana 1968

    Troggs. Mixed Bag. Page One 1968

    Troggs. The Troggs. Penny Farthing 1975

    Troggs. The Troggs Tapes. Penny Farthing 1976

    Troggs. Black Bottom. New Rose Records 1981

    Troggs. Au. New Rose Records 1989

    Troggs. Athens Andover. Essential 1992

    Troggs. The Singles A & Bs. Repertoire

    Pete Staples. Wild Thing. A Rocky Road. New Haven Publishing Ltd 2017

     

    EDGAR DU NORD

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    Voici cinquante ans, the Edgar Broughton Band enflamma quelques imaginaires, notamment ceux d’une poignée de lycéens affamés de proto-punk. Rien qu’à voir les frères Broughton en photo, on frétillait comme des gardons. Avec Third World War, les Pretties et les Deviants, ils étaient le fer de lance de la délivrance, l’emblème de la pouille, l’apanage du freakout des alpages. Ils n’avaient même pas besoin de chanter pour devenir légendaires, on se donnait à eux corps et âmes, comme des folles en chaleur. Mais dès qu’ils drop-outaient leur Beefheart Blues, on entrait en osmose avec des syncopes subliminales, pas besoin de fumer ta fucking résine de cour de récré, les frères Broughton t’amenaient le pandémonium sur un plateau - Out Demons out - Ils trimballaient une réputation d’anars à l’Anglaise, working-class des Midlands, hairy triumvirate, les deux frères Broughton accompagnés du copain d’enfance Arthur Grant à la basse étaient de tous les coups, notamment les free festivals organisés par les Hell’s Angels. Ils entrèrent aussi en contact avec la Fraction Armée Rouge, lors d’une tournée en Allemagne.

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    Mojo leur octroie princièrement six pages, mais pas la couve, qui revient à Robert Smith. Smith vend mieux, on connaît la chanson. Dans la double d’ouverture, ils posent tous les quatre avec Victor Unitt, un guitariste qu’ils partageaient avec les Pretties. C’est Vic qu’on entend dans Parachute. Adrian Boot plonge dans les racines de frères Broughton et déterre histoires marrantes. Dans le HLM de Warwick où ils ont grandi, tout le monde gueulait, ça politisait à outrance, avec un dad socialiste et une mum activiste communiste qui organisait des coups, ah les veinards, et c’est pas fini, car chez les Broughton, c’était table ouverte, tous les kids de l’immeuble traînaient dans l’appart, a kind of club for kids, et dad collectionnait les disques de blues. Jusqu’au jour où il ramène à la maison deux 78 tours de Little Richard - Listen to these, boys ! - Et pouf c’est parti pour les super-veinards. Des parents coco qui écoutent Little Richard, ça fait rêver. Et ça change la mise. Steve Broughton raconte que ce jour-là, son père s’est mis à danser en secouant ses cheveux. Charles Perrault n’aurait pu imaginer plan plus féérique.

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    À dix ans, Edgar reçoit un ukulele pour son annive. Et quand son frère Steve demande deux ans plus tard un truc un peu plus bruyant qu’un ukulele, ses parents lui offrent une caisse claire d’occase. Pas étonnant qu’ils finissent par monter un groupe. Edgar écrit même des chansons, t’as qu’à voir. Tony And The Talons deviennent The Edgar Broughton Band, avec mum & dad en road crew et c’est là où leur histoire devient géniale. Dad Broughton s’occupe de la batterie et du light show, mum conduit le van et s’occupe du booking. Elle n’a qu’un seul regret : d’être née trop tôt, car elle aurait voulu jouer dans le groupe - I should have been with you lot.

    Le groupe commence par taper des covers de Wolf, mais Edgar se dit très influencé par ce qu’il entend chez John Peel, notamment John Fahey et Captain Beefheart - Lumpy dirty blues and surreal lyrics. I liked the madness - Comme quoi, les bonnes influences, ça ne pardonne pas. Mais aussi les Fugs de Tenderness Junction qui sont la source d’Out Demons Out. On s’en souvient, les Fugs avaient entrepris de chanter Out Demons Out devant le Pentagone pour le faire léviter et débarrasser l’Amérique de ce chancre étatique.

    Quand ils s’installent à Londres, Edgar, Steve et Arthur choisissent bien évidemment Ladbroke Grove. Ils signent avec Blackhill Enterprises, l’agence de Peter Jenner qui s’occupe déjà du Pink Flyod. C’est lui Jenner qui les envoie chez Harvest. Quand l’Edgar Broughton Band commence à jouer à Londres, ils attirent aussitôt les Hell’s Angels, qui vont suivre tous leurs concerts, et même en organiser. Okay les gars, disent mum and dad, mais vous déposez les armes avant. Un service d’ordre, oui, mais sans baston.

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    La copie de Wasa Wasa qui est ici vient du Rock On stall de Soho Market. Le gros vendeur bourru qui devait être Roger Armstrong nous reprenait lorsqu’on prononçait mal le nom de Broughton. No, disait-il, Brrrooohhh. Dénicher la pochette à la chandelle de Wasa Wasa fut l’un de ces grands moments magiques que Rock On vous permettait de vivre. Sur le stall on côtoyait des Teds en edwardian drapesuit bleu clair, chemise à jabot, des bagues plein des doigts et des pompadours oh so flashy. Wow comme ces mecs savaient s’habiller ! Les Teds des early seventies avaient quelque chose de spectaculaire, au cœur de Londres. Certains pouvaient rivaliser de beauté avec Vince Taylor. Wasa Wasa n’a rien à voir avec les London Teds, mais si on y réfléchit cinq minutes, on finit par comprendre que ce n’est pas un hasard si tout est concentré au même endroit : Broughton, Rock On, les London Teds et les singles Sun : on est au cœur du noyau magique de l’Underground, et tous les gens qui sont là viennent s’approvisionner au même endroit. Wasa Wasa c’est la même chose qu’un single Sun, un Graal. L’objet d’une quête. Rentré au bercail, c’est encore pire : dès «Death Of An Electric Citizen», on entre en religion. Edgar fait son Beefheart qui est déjà ici une sorte de dieu païen. Edgar et les deux autres s’ancrent dans la réalité de leur son. Arthur Grant gratte son bassmatic avec une maladresse qui fend le cœur. C’est dingue ce qu’on a pu adorer ces trois pouilleux. Avec «Why Can’t Somebody Love Me», ils élevaient le proto-punk au rang d’art majeur. Edgar grattait ses poux et chantait à l’arrache de cro-magnon. Comme chez Wolf, le diable et tous ses démons rôdaient dans l’ombre d’«Evil». Sur ce premier album, Arthur était très présent dans le son. Sur le «Cryin’» d’ouverture du bal de B, il bassmatiquait à l’anglaise, classique et bavard à la fois, multipliant les figures de style sur la hauteur du manche, il descendait et remontait en rythmant ses syncopes. Et puis avec «Love In the Rain», le géant Victor Broughton s’adressait à l’océan du haut d’un rocher de Guernesey. Fan-tas-tique shouter !

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    Leur deuxième album nommé Sing Brother Sing était plus expérimental. Edgar nous embarquait pour Cythère dès «There’s No Vibration But Wait». Seuls les Anglais pouvaient bricoler un groove aussi ensorcelant - Negative/ negative/ Negative - Puis ils recréaient l’apanage du proto-punk avec «Momma’s Reward», un cut abrasif et définitif, beefheartien en diable, qui les projetait au sommet d’un art si ingrat. Et puis en B, on voyait Edgar chanter «Old Gopher» par dessus les toits de la vieille Angleterre, claquant à la revoyure un solo juteux maintenu en balancement. C’est le groove des ours. Ou le groove patibulaire, si tu préfères.

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    Et puis les choses allaient commencer à se détériorer. On attendait monts et merveilles de leur troisième album sans titre paru l’année suivante et qu’on appelle aussi l’album de la barbaque, à cause des quartiers de viande accrochés sur la pochette. Le son évolue avec Victor Unitt qui a rejoint le trio. Back to the proto-punk avec «The Birth» : âpreté du chant et beat tribal, avec Art en contre-bas de la caverne. C’est vrai qu’avec Victor dans le son, ils sont à l’abri du besoin. Ils adorent la heavyness, comme le montre encore «Don’t I Even Know Which Day It Is». Victor ramène son son spacey dans la soupe aux choux. C’est en B que se joue le destin de la barbaque, et ce dès «House Of Turnabout» bien secoué des castagnettes. C’est lardé de beat, ils sonnent comme une vraie fratrie des cavernes. Ils rééditent l’exploit du Negative/Negative avec «Manhatter» et Victor transperce le cœur du mystère d’un solo de désaille pure. Ils partent en dérive orbito-groovytale. Et puis avec «Getting Hard», Edgar montre qu’il peut rivaliser de puissance avec le James Brown d’«It’s A Man’s Man’s World». Ce fantastique mélopif est plein de revienzy.

    Mais la tournure que prennent les choses ne plait pas aux frères Broughton. Peter Jenner est trop showbiz pour eux. En plus, ils aimeraient bien aller jouer aux États-Unis mais Jenner n’a pas les contacts. Alors ils arrêtent les frais et vont chez World Wide Artists, un agence qui s’occupe de Sabbath, de Stray, des Groundhogs... et des Hollywood Brats. Mais les frères Broughton comprennent très vite qu’ils font une énorme connerie, car l’agence est gérée par le mob londonien. C’est le célèbre Wilf Pine dont parle Andrew Matheson dans ses mémoires qui fait office de bodyguard et de producteur.

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    C’est donc pendant la sombre période World Wide qu’ils enregistrent In Side Out. On y retrouve un peu de proto-punk («I Got Mad»), way back to the cro-magnon protocole. Même chose avec «The Rake» : back to the big Brrrrohhh sound. On les voit ramer comme des galériens pour remonter la pente dans «Gone Blue», mais ce n’est pas simple. Ils ramènent pourtant du son, mais on est loin de Wasa Wasa. Ils font autre chose, ils compensent, comme tous les has-been. Et puis soudain le miracle se produit avec «If It’s Not You». Ils savent allumer la gueule d’un cut, pas de problème. Ils renouent avec le balancement du big Brrrohhh System, ce ressac antique que les autres groupes anglais n’ont pas, Edgar ressort sa voix incroyablement abrasive dans le balancement du groove, Victor Unitt joue dans la couenne du son, il larde le lard de Brrrohh, c’est une pulsation antique et païenne à la fois, du heavy growl, sombre et caverneux. Edgar mélange Beefheart et Wolf, c’est un véritable coup de génie, et derrière, les autres font I wanna go home...

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    Dans la foulée, ils enregistrent l’excellent Oora, un Harvest qui s’arrache aujourd’hui à prix d’or. Edgar et ses amis virent plus prog, comme le montre l’«Hurricane Man» d’ouverture de bal d’A, mais on sent des tendances considérables et sur le tard, Vic Unitt pique une crise mémorable. Ce mec est capable de coups d’éclat sans précédent, alors qu’Edgar se contente de maintenir les sens en éveil. Comme entrée en matière, c’est très convenable. Cet album pourrait bien être celui de Vic car il devient fascinant dans «Eviction». Il ne joue que des notes très pertinentes et Edgar fait son Beefheart. On se régale. Vic fait encore des siennes dans «Roccococooler», en jouant des arpèges à la surface d’une nappe de fuzz. Tout est délicieusement étrange sur cet album et c’est exactement ce qu’on attend des Broughton Bros. Ils sont capables de belle pop, comme le montre «Oh You Crazy Boy», une belle pop qui se laisse désirer, primitive et victorienne à la fois. Edgar ramène sa niaque dans «Things On My Mind» et revient à la pop pour «Exhibition From A New Museum». Pop, oui, mais quelle allure ! Edgar drive son monde avec classe, et derrière les filles font pah pah pah, et pas n’importe quelles filles puisqu’il s’agit de Doris Troy et de Madeline Bell. C’est en B que se dénoue l’énigme d’Oora, avec cette suite impérieuse en quatre temps, «Face From A Window/Pretty/Hi-Jack Boogie/Slow Down» : back to the Unitt System, c’est plein d’esprit avec du Broughton en veux-tu en voilà. High energy ! Leur Hi-Jack est du pur proto-punk de Ladbroke Grove, cette fantastique clameur des cavernes et ça dégringole dans le Slow Down, ah il faut écouter ces mecs, car ils sont tellement puissants. Oora, on se souviendra de toa.

    Les Broughton finissent par se débarrasser de World Wide en les poursuivant devant un tribunal et retrouvent leur indépendance.

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    Sur la pochette de Bandages, on voit la terre enveloppée dans des pansements. Vic n’est plus là et ça s’entend. Un certain John Thomas le remplace. Pour le reste qu’on se rassure, les quatre Broughton Band sont toujours aussi barbus et chevelus. Mais l’album s’annonce mal, avec ce «Get A Rise» privé de toute crédibilité. C’est un gospel de pouilleux que chante Lei Aloah Mei. Puis on les voit faire du bucolique ridicule («Speak Down The Wires»), du chant des baleines («The Whale») et il faut attendre «Love Gang» pour retrouver enfin la caverne. Edgar retrouve enfin sa démesure de cro-magnon, le heavy power, l’outrance de la prestance poilue, c’est réconfortant, mais triste en même temps, car tout l’album devrait sonner ainsi. Ils repartent aussitôt après en mode petite pop décalée, on croirait entendre les Three Dog Night, et leurs tentatives folk-pop sont absolument désastreuses. C’est incompréhensible, de la part de gens aussi doués. Ça bascule dans l’hippie-doom avec «Fruhling Flowers», on perd l’Edgar anar, ils font n’importe quoi et ça se termine en eau de boudin avec «I Want To Lie».

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    En 1979, on avait laissé tomber l’Edgar Broughton Band. Ce n’est que bien plus tard, en croisant Parlez vous English? dans un bac que la curiosité l’emporta sur l’avarice. Quelle ne fut pas notre surprise de voir ce groupe jadis si caverneux faire de la petite pop ! Pourtant, les deux photos, celle du dos et celle de l’intérieur du gatefold, nous montrent un Broughton Band barbu, chevelu et en cuir noir, c’est-à-dire fidèle à sa réputation. Peter Tolson (orthographié Tolsen) a remplacé Victor Unitt. Il faut se souvenir qu’il existe un lien très fort entre les Pretties et l’Edgar Broughton Band : ils se prêtent leurs guitaristes. Victor Unitt joue sur Parachute et Peter Tolson sur les trois albums Swan Song des Pretties. Le seul cut sauvable du bal d’A s’appelle «Megaglamster» et c’est en B qu’on voit le proto-punk refaire son apparition avec «Revelations One». Mais il arrive après la bataille, alors appelons ça du dada des cavernes. Ils bafouent ces lois de la raison que le cœur ignore. On croirait entendre Pere Ubu, les gars ! Ils font avec «Rentasong» une espèce de boogie rock élastique, presque rockab et retrouvent enfin des couleurs avec «Young Boys», typique du rock des Pretties à la même époque : assez classique mais pertinent, sans doute le cut le plus intéressant de cet album étrange. Ils terminent avec «All I Want To Be», un balladif de romantica un peu larmoyant, with you. De toute évidence, il veut être avec elle.

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    Il faut être sacrément fan pour aller écouter ce Superchip paru en 1982. L’Edgar Broughton Band des années 80 ? Ils n’échappent pas à la règle de la prod pourrie, même si Edgar ramène son singalong beefheartien dans la java de «Metal Sunday». C’est assez convaincu d’avance, mais il y a deux problèmes : un, on entend des chœurs festifs à la Queen et des synthés, et deux, ils ont tous les trois le cheveux courts et le menton rasé. Ils ressemblent à des garçons coiffeurs. On voit Edgar barrer en vrille à la fin de «We Only Fade Away», puis se fourvoyer dans des horreurs cucul la praline («Outrageous Behaviour»). Il tâtent même de la décadence avec «Nighthogs». Ils ramènent du son dans «Innocent Birthday», le cut est bizarre mais l’intention prévaut. Ils chantent «Pratfall» à plusieurs pour un résultat admirable et terminent en beauté avec une merveille titrée «Goodbye Ancient Homeland», et là oui, ils renouent avec une espèce de pop jouissive digne des grands jukes, alors on les salue pour ce joli rebondissement.

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    Les fans de Brrroohhh ont tous fait main basse sur ce Keep Them Freaks A Rollin’. Live At Abbey Road 1969 paru en 2004. On y entend des choses qui ne sont pas sur les albums comme par exemple cette version stupéfiante de «Smokestack Lightning». Ce démon d’Edgar en a les moyens, pas de problème, il a tout ce qu’il faut à la cave. Il fait son Wolf dans la nuit, sans répit, il gratte tout le saint-frusquin sur sa Strato, c’est un vrai gars du weird. Il tient dix minutes et vire un peu glam. Ils reprennent aussi l’excellent «Refugee» tiré de Sing Brother Sing. Un peu funèbre, mais bon, c’est Bro. Il fait son gospel des cavernes, il ramène tout le groove de la mort qui rôde. S’ensuit un hommage à Beefheart avec «Dropout Boogie». Edgar barbouille le mythe de gras, il le fait plus au chant qu’à la guitare, c’est dire son degré d’implication. Back to the proto-punk avec «Momma’s Reward». Il n’existe rien de plus proto-punk sur cette terre que cette énormité rampante. Toute la folie du genre est là, c’est heavy et provoquant à la fois. Il chante à la chaudière ardente avec du solo de gras double. Et ça se termine avec l’imparable «Out Demons Out», qui ne figure sur aucun album, c’est seulement un single sous une pochette rouge. Belle intro tribale et Edgar lance son gospel batch de doo dada doo alrite. Les fidèles claquent des mains et reprennent l’incantation en chœur. Jusqu’au moment où la machine Broughton se met en route, c’est l’infernal power des cavernes, et Edgar balance son gras double, il descend dans l’arène à la note sanglante, on voit bien qu’ils sont dépassés par leur grandeur.

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    Il existe une autre compile marrante de la BBC, Demons At The Beeb. On y trouve une version bien dégringolée de «Why Can’t Somebody Love Me», c’est même une avalanche de proto-punk, Edgar éructe au son cru, il gueule dans la plaine comme un Attila qui aurait perdu son armée. Il se situe à l’apogée de la purée, il brûle tous les ponts et claque du solo exacerbé, et derrière lui, cette bête de Grant joue un bassmatic de Gévaudan. Belle version malveillante de «Call Me A Liar» un peu plus loin et retour au big biz avec «The Rake». Ils sont là pour fendre des crânes alors ils fendent des crânes. C’est une atroce démonstration de force. Avec «I Get Mad», ils vont sur l’essentiel. C’est le réflexe des loups et c’est exactement ce qu’on entend, une meute qui fonce sur sa proie. Et bien sûr, on retrouve l’excellent «Out Demons Out» que Steve bat à la diable. Dommage que la version soit flinguée par le chant de la pluie qu’entonnèrent les hippies à Woodstock. C’est n’importe quoi.

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    Tous les ceusses qui n’ont pas vu l’Edgar Broughton Band sur scène ont de la chance : hormis YouTube, il existe deux DVD dans le commerce, l’un qui remonte à leurs débuts et l’autre qui nous les montre en 2006, en fin de parcours. Le premier qui n’a pas de titre remonte donc aux early seventies, c’est filmé en Allemagne, avec toute l’efficacité colorimétrique du Beat Club, mais ces abrutis collent des paroles sur les visages pendant «American Soldier Boy». Avec ses yeux au ciel, Steve Broughton ressemble au Christ et Art porte une croix de Malte. Ils commencent à chauffer avec «Love In The Rain», Edgar joue à la sature extrême et Steve bat à coups redoublés, comme Carmine Appice. C’est le sommet du lard fumé. Ils sont l’un des plus puissants power trios de l’époque, d’autant qu’Edgar chante face à l’océan. Dans ses pattes, la Strato a l’air d’un jouet. Il joue à la tripe fumante, il craque ses coques de notes comme des noix. Ils adressent un gros clin d’œil au Captain avec un shoot de «Dropout Boogie» puis Edgar chausse ses lunettes noires pour ramoner le heavy boogie de «Silver Needle». C’est une bonheur pour l’œil que de voir Edgar claquer son solo de distorse exacerbé. Ces trois mecs tiennent leur rang caverneux. Victor Unitt rejoint le trio sur scène pour «Poppy». Edgar est habillé en judoka. Bon enfin bref.

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    Le Live At Rockpalast vaut aussi le déplacement. Le groupe s’est reformé et étoffé avec Luke, le fils d’Edgar, aux keys, et Andrew Taylor à la guitare. Bon les trois cro-magnons ont rasé leurs barbes et pris un sacré coup de vieux, but after all, ce sont les Broughton. Ils jouent des cuts de toutes les époques et ça devient sérieux avec «The Moth» tiré de Sing Brother Sing. Edgar installe l’ambiance et ça continue avec «Why Can’t Somebody Love Me». Edgar retrouve sa grandeur d’antan. Le vieux cro-magnon sait encore pulser un killer solo. Back to the proto-punk avec l’imparable «Momma’s Reward» - Rock a bit now ! - Edgar le bouffe tout cru - croutch croutch - c’est infesté de solos rampants, il chante à la caverneuse abasourdie. Il introduit «American Boy Soldier» en déclarant que Blair est un fucking bastard. Comme beaucoup d’Anglais, Edgar a voté pour lui car il avait fait des promesses à la classe ouvrière, et tout le monde s’est fait baiser la gueule. On ne baise pas la gueule d’Egar Broughton, fucking bastard. Puis le DVD prend feu avec «Love In The Rain» - from the very beginning of Wasa Wasa, as a three piece, précise-t-il, prononçant Wasa Wasa wassa wassa - Ils retrouvent tous les trois la vieille niaque des cavernes et c’est dingue comme ce groupe pouvait être bon. C’est tendu à se rompre, Edgar chante at the top of his lungs, il redevient hugolien et tout bascule dans un freakout de tiguili et de cymbalum. Extraordinaire véracité de la rocaille. Ils font une version modernisée d’«Out Demons Out», on y entend les accords boogie de Spirit In The Sky et Andrew Taylor, qui joue sur une Strato bleue, vire carrément Hendrixien. Mais ce n’est pas tout : on trouve un seul bonus, une interview dans le backstage, après le concert. Edgar crache encore à la gueule de Blair et dit que le biz est worse than ever. Mais il est fier de son proto-punk et du tout ce qu’ils ont accompli tous les trois, so far, ajoute Steve. C’est extrêmement émouvant. Art ne dit pas un mot. Ces mecs sont des héros du rock anglais et ils ne la ramènent pas. Pas la moindre petite trace de frime. On espère que les autres en prendront de la graine.

    La fin de l’article de Mojo est assez marrante. À 73 ans, Edgar admet qu’il n’a plus assez de jus pour relancer le groupe. Il indique en outre que Steve a des problèmes de dos, et donc il ne peut pas jouer plus d’une demi-heure. Quant à Arthur, son arthrose rend le bassmatic quasiment impossible. Alors il leur écrit une lettre à tous les deux pour leur dire qu’il n’a pas quitté le groupe et qu’ils ne sont pas virés non plus, mais en même temps, il avoue qu’il ne va pas chercher à réparer cette vieille machine. C’est un clin d’œil à sa jeunesse : quand sa mère piquait une crise, elle cassait tout dans la cuisine et Edgar passait le restant de la nuit à réparer ce qui pouvait l’être.

    Signé : Cazengler, Edgar Proto-prout

    Edgar Broughton Band. Wasa Wasa. Harvest 1969

    Edgar Broughton Band. Sing Brother Sing. Harvest 1970

    Edgar Broughton Band. The Edgar Broughton Band. Harvest 1971

    Edgar Broughton Band. In Side Out. Harvest 1972

    Edgar Broughton Band. Oora. Harvest 1973

    Edgar Broughton Band. Bandages. NEMS 1975

    Edgar Broughton Band. Parlez vous English? Babylon 1979

    Edgar Broughton Band. Superchip. Telex Records & Tapes 1982

    Edgar Broughton Band. Demons At The Beeb. Hux Records 2000

    Edgar Broughton Band. Keep Them Freaks A Rollin’. Live At Abbey Road 1969. Harvest 2004

    Edgar Broughton Band. DVD Voiceprint

    Edgar Broughton Band. Live At Rockpalast. DVD MIG 2018

    Adrian Boot : Super Freaks. Mojo # 328 - March 2021

     

     

    L’avenir du rock - Idles des jeunes - Part Two

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    C’est tout bêtement parce qu’on a eu la chance de voir les Idles sur scène qu’on les prend au sérieux. Leur mélange de punk power, de mad frenzy, d’ultra-présence et d’ambition compositale fait d’eux l’une des nouvelles locomotives du rock anglais. Avec une telle locomotion, l’avenir de rock a encore de beaux jours devant lui. C’est même trop beau pour être vrai. Oh bien sûr, on pourrait objecter qu’ils ne font aucun effort de look et qu’ils ne sont sexy que vu d’avion, que Joe Talbot n’est pas aussi beau que Lux Interior et que Mark Bowen ne joue pas comme Johnny Thunders, mais les Idles ont un truc que n’ont pas les autres : le power de l’absolue brutalité. Sur scène, ils développent l’énergie d’une machine de guerre moyenâgeuse, telle qu’on peut en voir dans les bons films de reconstitution historique, ces tours qu’on fait avancer à la force des bras, avec des roues qui grincent horriblement et qui, pour les défenseurs qui les voient approcher des remparts, signifient une mort prochaine. Car les lourdes trappes vont s’abattre sur les créneaux et les tours vont vomir des nuées de diables armés de haches de combat. Prier Dieu ne servira plus à rien.

    Les Idles réussissent là où les groupes de hardcore ont échoué : le power de l’absolue brutalité n’a strictement rien à voir avec la violence décervelée du hardcore qui, faut-il vraiment le rappeler, reste un épiphénomène purement américain, l’expression d’un rock de gens qui ne vont pas bien. Les Idles s’élancent à la conquête des remparts, mais ces remparts sont ceux de notre imaginaire, et même si on résiste un moment en disant, non, c’est pas mon son, c’est trop post-punk, non ça mord le trait, ça sort du cadre, c’est bon pour les cochons, on finit par se faire avoir. Car ces mecs sont brillants et puissants. On ne compte pas beaucoup de groupes capables d’être à la fois brillants et puissants.

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    Ça tombe bien, leur troisième album vient de paraître. Il s’appelle Ultra Mono. Comme pour les précédents, le graphiste a opté pour un visuel énigmatique : un mec reçoit un gros ballon rose en pleine gueule, mais ça n’est rien en comparaison du visuel qui se trouve au dos : une armoire montée sur une double rangée de simili-parpaings. Comme il le fait sur scène, Joe Talbot nous harangue avec un petit texte élégiaque en forme de déclaration d’intention - We will rock hard and work honestly. Ultra Mono is joy’s engine and it goes - et il ajoute ça qui est pas mal : «It is meant to fill you with the violence, love and the rhythm of now. You are now. You are all.» Dommage qu’il ait oublié Brothers & Sisters. Et pouf, premier shoot d’Idles blast avec «War». Il lance son Watch out comme un cri de guerre. L’effet est immédiat. C’est un peu comme si tu mettais les doigts dans la prise. C’est d’une brutalité incommensurable, shhh shhh, tu es balayé par des vents de génie sonique, ils te jettent dans le mur, c’est un son tellement gonflé à l’extrême que les veines s’enturluttent au coin du cou, ils gravent leur son dans les falaises de marbre, c’est bien de cela dont il s’agit, d’un shoot pour toutes les éternités, même celles auxquelles tu ne penseras jamais. Avec «Mr Motivator», ils cherchent la petite bête du repeat after me. Ils cherchent surtout le passage vers les plaines sauvages, et pouf, ils te remontent les bretelles, ils dégagent du Lavoisier à l’anglaise, voilà, c’est ça, l’Angleterre, ça casse du fuck off au coin du brick lane, et là, alors là oui, ils sont out of their minds, ils laissent traîner leur blow et des solos de fookin’ Sadie, ça pue la sueur et le beat des reins, et soudain des frelons attaquent le convoi. C’est la première fois qu’on voit un son se faire violer. On entend parfois des basses métalliques sur cet album, de quoi rebuter les fans des Stooges et des Dolls, mais si on surmonte ce petit écueil, c’est un monde qui s’offre, il s’y passe de vrais trucs du genre satisfaction garanteed, une belle shoute d’Anxiety, ces mecs travaillent la vérole du trou de Bigorre, leur menu fretin fredonne dans les annales de la fistule. Ils se payent le luxe d’un beat des forges du Creusot avec «Kill Them With Kindness». C’est leur façon de gérer leur trop-plein de power. Ils développent des locomotives - Kindness - avec cette énergie des reins qu’on aime tant, mais vraiment tant, vas-y, percute-moi la bulbette, baby, c’est fait pour. Voilà donc le nouvel apanage des alpages, le feu dans la plaine, la forge devenue folle, c’est ramoné à la savoyarde. Cet album est une aventure, il est donc destiné aux esprits aventureux. Voilà l’archétype du cut bien entraîné, «Model Village», les courroies s’auto-claquent dans les carters, c’est puissant, mais d’une puissance qui te réapprend le sens du mot. Joe Talbot joue avec son Village, ce mec chante bien et derrière crépite le brasero des deux guitares, avec en prime une section rythmique qui ravage tous les rivages, cet album a les atours sexy d’une bombe atomique. Ils nous plongent avec «Ne Touche Pas Moi» dans cette espèce de furie incertaine dont on parle à mots couverts, un rock physique qu’on aborde avec précaution, peut-être parce qu’il sent la sueur et les mauvais tatouages. Mais leur énergie est purement sexuelle, au sens de la régénérescence de la terre, comme si Georges Rouquier filmait un champ de bites en rut au printemps du Rouergue. Bon, c’est vrai, il faut entrer dans chaque cut, c’est du boulot, tu n’écoutes pas les Idles comme ça, au coin du bar, entre deux bavasseries qui ne servent à rien. Non, il faut fournir un petit effort et entrer dans leur monde ingrat. Tout n’est pas bon, mais ce qui est bon indique bien la direction, celle de l’avenir du rock et avec les Idles, cette direction est un vrai boulevard, ces dingoïdes d’Idles s’y jettent comme on se jette dans une balance, sans talent ni qualité, avec ta sueur, tes tatouages et tes réflexes de survie, tu te jettes avec eux dans la vieille balance du rock, et tu vois ces mecs créer leur monde, et si tu avais un chapeau tu pourrais le lever et dire : «Chapeau !». Ces mecs ne reculent devant aucune âpreté. Avec «Reigns», ils labourent leur champ à l’aube avec des mains gercées, la bête qui peine, l’outil usé, la terre austère, ce post-punk de la poste que détestait tant Gildas, fuck Millet !, mais il faut de l’énergie pour labourer un chant gelé avec une lame de charrue usée, alors comme ces mangeurs de patates que peignit jadis Vincent Van Gogh, ils tapent du poing sur la table, et quand on voit la violence du coup, on se dit qu’il vaut mieux que ce soit sur la table que dans sa gueule. Dans Vive le Rock, Duncan Clark ne parle pas de post-punk mais d’anthemic brand of rough and jarring post-punk, mais la formule est encore trop réductrice, car les Idles vont bien au-delà des genres.

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    Mark Bowen rappelle dans l’interview que l’album fut torché en deux semaines et mixé en six mois, avec un mastering clandestin à cause du lockdown in Los Angeles. Ultra Mono parce qu’ils jouent tous la même chose - Ultra Mono, which means Idles distilled down to its most singular form - Notons au passage que les explosions qui émaillent les cuts sont identiques à celles qu’ils génèrent sur scène. Chez les Idles, c’est l’envie d’en découdre à plate couture qui prédomine à chaque instant. Ils ont tellement de teigne qu’ils se grattent la nuit en dormant.

    Signé : Cazengler, l’idlo du village

    Idles. Ultra Mono. Partisan Records 2020

    Kill Them With Kindness. Vive Le Rock # 78 - 2020

     

    PAIGE ANDERSON

    AND THE FEARLESS KIN

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    Ceux-là j'ai grandi avec eux. Non ce n'est pas tout-à-fait exact, c'est juste le contraire, ce sont eux qui ont grandi avec moi. Surtout avec leurs parents d'ailleurs. Je les ai croisés il y a longtemps un peu par hasard. J'ignorais jusqu'à leur existence. C'était en octobre 2009, à défaut de posséder le coffret Bear Family Life like poetry ( titre merveilleux, c'est ainsi que chacun de nous devrait vivre sa vie ) de Lefty Frizzel je farfouillais sur You Tube à la recherche de ses morceaux, selon mon habitude je naviguais, c'est ainsi que l'on fait des découvertes, en suivant les artistes ( nombreux ) qui ont repris ses titres, jusqu'à ce jour de 2009 où juste après avoir visionné pour la trente-sept mille huit cent quarante deuxième fois la version Long Black Veil de Johnny Cash et Joni Mitchell ( l'incomparable ) au bas de l'écran s'est affiché un titre qui me semblait de la même veine mélodramatique que Long Black Veil, jugez-en par par vous-mêmes, You'll never leave Harlan alive de Darell Scott, séduit par les assonances j'ai cliqué, une belle ballade country, j'imaginais une histoire de cowboys, style Les bras en croix à la Hallyday, mais non une chanson sociale sans espoir, l'ouest terne des mines de charbon, les fatidiques raisins de la misère, j'écoutais lorsque je remarquais le même titre crédité à Anderson Family Bluegrass, trois gaminos sur fond d'un beau paysage agreste, un coin d'Amérique où vous n'avez jamais mis les pieds mais que vous reconnaissez comme l'Arcadie de Poussin.

    YOU 'LL NEVER LEAVE HARLAN ALIVE

    ( Août 2009 )

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    C'est la grande sœur qui chante, les deux petits se contentent de sourire, pratiquement a cappella, égrenant quelques notes sur sa guitare, la complainte n'est pas facile, aucun effet dramatique, longue, monocorde et monotone, l'on ne peut compter que sur l'intensité que l'on accorde aux vocables, les minots soutiennent la grande sur le refrain, après quoi le boy égrène de sa mandoline une pluie de gouttelettes de nostalgie, elle chante toujours et vous avez peur pour elle, la route est interminable, et elle est seule, mais elle persévère, maintenant la sœurette se saisit de son violon qu'elle tenait serrée dans ses bras contre son cœur comme une poupée, l'on passe les arches du pont qui traverse les contrées de la désolation, la revoici dans le silence, à voix nue, elle n'est plus chanteuse, mais une récitante titubante dans une tragédie grecque, l'émotion vous saisit, tous au refrain, et l'on passe le deuxième pont celui de la tristesse, elle chantonne et moane, le violon pleure, elle pose les mots avec délicatesse comme si elle poussait des cris, et c'est la fin. ( Août 2009 )

    Ce n'est pas l'interprétation du siècle, mais celle de l'éternel présent, cet instant miraculeux durant lequel il ne se passe rien mais où quelque chose a lieu. Difficile de ne pas succomber sous leur charme et à remonter tous les épisodes précédents et à guetter les nouveaux. Trop jeune pour avoir connu les aventures de la Carter Family, j'avais trouvé une espèce de produit de substitution, la mythologie c'est très bien, la lire, l'entendre raconter ce n'est pas mal, mais y assister en direct c'est encore mieux... Je ne savais pas où cela me mènerait et je ne le sais pas encore même si j'ai l'impression d'être arrivé au bout de la piste... Mais reprenons au début !

    THE ANDERSON FAMILY BLUEGRASS

    Au début, Papa et Maman, ils résident à Grass Valley ( Californie ), ont planté quatre petites graines qui ont donné quatre beaux enfants blonds comme les blés. Mark le père né dans une famille de musiciens, émigra du Vernon en Californie, pratiqua plusieurs instruments, lorsque sa fille Paige s'empara de sa guitare il passa au banjo. L'était pilote d'hélicoptère lorsqu'il rencontra Christy originaire d'Arizona, son mari l'initia au bluegrass et elle se mit à la contrebasse en 2005. Le conte de fées traditionnel se poursuit à la virgule près, les enfants se succèdent et à l'instar de leurs parents, ils choisissent leur instrument préféré ce qui ne les empêche pas d'en pratiquer d'autres, Paige naît en 1994, Aimee en 1996, Ethan en 1999 et la petite dernière Daisy en 2001.

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    Chez les Anderson, l'on vous jette à l'eau avant que vous sachiez nager, il existe une flopée de vidéos sur lesquelles l'on peut voir Daisy grandir. Sur la première, doit avoir trois quatre ans, elle ne fait rien, elle est debout sur scène, devant, toute la famille resserrée sur quatre mètres carrés, et en avant la musique, elle se contente d'être-là, toute belle – les trois filles Anderson peuvent dire merci à leur mère – toute simple, le dernier poussin de la couvée et l'on sent qu'elle n'est en rien le vilain petit canard. Sur les vidéos suivantes, elle vous époustoufle, que peut faire ce bout de chou au milieu de ses frères et sœurs, elle n'a même pas un instrument en main. Que voulez-vous qu'elle fît ? Qu'elle chantât ! Alors elle se glisse au micro, l'on s'attend à un miaulement de chaton malade, ben non, elle gonfle sa voix qui gronde et vous mène le groupe tambour battant.

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    L'Anderson Family Bluegrass sortira son premier EP éponyme en juin 2008, un split EP cinq titres dont trois de Chuck Ragan en février 2011, et son premier album Live from Grass Valley en juin 2011.

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    Les gamins se débrouillent, alors les parents n'insistent pas, ils laissent la bride sur le cou à leurs poulains, ils réapparaissent de temps en temps mais ils s'effacent, et bientôt l'Anderson Family Bluegrass laisse la place à Paige Anderson et l'intrépide nichée :

    PAIGE ANDERSON

    AND THE FEARLESS KIN

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    Paige est l'aînée, elle tient les rôles conjoints du centurion et du porte enseigne de la Légion pendant les batailles, en même temps au premier rang et le point de ralliement, quoi qu'il se passe elle est là, imperturbable, un aspect grande sœur responsable à qui l'on peut faire confiance, simplicité et beauté, puis sa voix très légèrement voilée, avec cette infime once de nasillement qui lui confère un air d'authenticité indéniable, un jeu de guitare ensorcelant, un tantinet monotone mais une fois que l'on s'est laissé happé par sa rythmique vous naviguez entre les musiques répétitives de l'Inde et les compositions enjouées de la Renaissance, Aimee est son fidèle lieutenant, son violon prend la relève, elle a aussi un beau brin de voix et le petit frère Ethan– un petit garçon sage, l'on devine que sa mère le tient à l'œil, qu'elle a veillé à la correction de sa coiffure – entre ses deux grandes sœurs il ne la ramène pas trop, mais on sent qu'il met un point d'honneur à ne jamais faillir, à chacune de ses interventions quel que soit son instrument il y met tout son punch. Daisy ne chante plus, elle a trouvé son instrument, le dobro, guitare à résonateur qu'elle joue assise et quelle tient à plat, une écolière, rêvasse un peu entre deux interventions, perd peu à peu son air de petite fille studieuse, les années passant elle acquiert une extrême vivacité, parfois on a un peu peur pour ces quatre gosses, paraissent un peu minuscules sur une scène et le public pas très motivé, mais ils assurent, et toujours entre eux cette complicité respectueuse, ce désir inné de ne pas tirer la couverture à soi. Tantôt tout à leur instrument ou chantant à une ou plusieurs voix.

    Entre 2005 et 2013, ce ne sont pas les progrès évidents de ces gamins qui nous émeuvent, c'est la vie qui s'écoule, l'enfance et l'adolescence qui passent et s'enfuient et pour les deux aînées la jeunesse qui pointe le bout de son nez... descendons l'éphéméride...

    WILD RABBIT

    ( 2012 )

    Premier EP six titres composés par Paige. La rencontre de Chuck Ragan, une espèce de touche-à-tout qui s'est exercé à tous les styles de la musique populaire américaine du gospel au punk, a été décisive, il a donné à Paige l'élan qui lui a permis de grandir de ne plus être ni l'enfant exceptionnellement douée de la famille, ni la monitrice en chef de la couvée, et de devenir ce qu'elle se devait d'être.

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    La pochette reste fidèle à l'esprit des vidéos, Daisy n'est plus là, ce qui ne l'empêchera pas de s'adjoindre aux trois aînés lors de leurs prestations scéniques, paysage pleine nature agreste, Paige au centre tout devant, Aimee et Ethan un peu en retrait, un topic country des plus purs. Le titre de l'EP sera à mettre en correspondance avec celui de l'album qui suivra. L'avant- dernier morceau nous aide à en décrypter le sens, le temps fuit tel un lapin blanc qui court sans fin.

    Hourglass : l'on est surpris, certes par ces trois voix unies qui surgissent mais surtout par la tonalité sombre de ce premier marteau, le sablier de la vie qui s'écoule n'est pas un thème joyeux, la voix de Paige s'étire sur les mots comme si elle voulait retenir le temps qui passe même si la rythmique est relativement alerte, la fin s'éparpille en notes de guitare qui palpitent puis s'éteignent... Ballad of the red rivers : duo avec Chuck Ragan, une ballade des plus classiques, l'amour est parti comme la rivière qui s'enfuit, l'on ne sait trop pourquoi mais c'est la loi des choses et des êtres vivants, si les voix de Paige et de Chuck se répondent dans leur solitude, il en est de même dans le dialogue qui s'instaure entre le long violon d'Aimee et la guitare mourante de Paige, se mêlent et se séparent tour à tour, s'approchent exhalent leur plainte, ne sont plus qu'un même cri de souffrance et puis se désunissent dans l'impermanence de ces instants de vie emportés par un flux irrésistible. Hollow bones of white swans : autant dans le morceau précédent Paige avait adopté une voix harmonieuse autant ici l'on retrouve sa manière si particulière de monter très haut et de laisser le silence s'établir entre deux mots pour reprendre de l'altitude au suivant, le morceau est superbe, ces notes basses égrenées par Ethan, la lenteur du rythme et le violon d'Aimee qui grince et s'envole telle une vielle à roue qui tourne dans le néant du monde, tout concourt à faire de ce titre un chef-d'œuvre. Follow me to the south : inhabituel un harmonica celui d'Homer Wills – on devinera comment il est venu souffler son shuffle diabolique quand on aura appris qu'il est un habitant de Grass Valley - s'adjuge la première place, encore une face inconnue des possibilités vocales de Paige, celle de se fondre dans une orchestration galopante et de mener le bal des ardents, un country qui flirte méchamment avec le blues, Ethan se fend d'un solo majeur qui nous aide à comprendre comment au début du vingtième siècle la guitare est parvenue à prendre non sans difficulté la place de la mandoline, l'on remarque aussi combien le jeu de guitare de Paige ressemble à son chant, dans cette façon de laisser un maximum d'espace entre deux vibrations. Wild Rabbit : inro mandoline agreste, le chant est beaucoup plus joyeux que les lyrics, Paige mène la ronde à une vitesse folle, la course échevelée se calme sur le pont, mais la ronde infernale reprend aussi rapide, le temps s'enfuit-il plus vite que prévu, sans doute est-il plus sage à l'instigation des poëtes du seizième siècle de ne pas laisser échapper le bonheur qui passe à portée de main. Where did you go : méditation dépouillée, Aimee en sourdine, Paige a composé ce morceau après avoir vu lors d'un concert une personne s'effondrer, pleurs de la mandoline d'Ethan, Paige chante le mystère et l'incompréhension, d'être vivante alors que sur la mystérieuse rive d'en face erre la mort.

    L'on ne s'attend pas une telle gravité chez une toute jeune fille, Paige a dix-sept ans lorsqu'elle l'enregistre.

    LONG BLACK VEIL

    ( vidéo Février 2013 )

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    Depuis l'enregistrement de la vidéo You'll never live Harlan alive en 2009 les année ont passée, celle-ci date de 2013, apparemment rien n'a changé, l'on a gardé un décor similaire, posent devant un arbre à chandelier, une nature à ravir William Thoreau et Jean-Jacques Rousseau, nos quatre enfants ont grandi. Paige a maintenant dix-neuf ans et Daisy douze années à son compteur. Ce ne sont plus des inconnus, Paige est devenue la représentante officielle de la nouvelle génération bluegrass, elle est sponsorisée par les guitares Schenk, ses vidéos de démonstration sont à écouter, ne cherche pas à vous en mettre plein la vue, tape direct au cœur, elle compose attirée par les sujets dramatiques ( par exemple Where did you go ? ), le groupe écume les festivals bluegrass, aussi fragile qu'un coquelicot perdu dans l'océan illimité d'un champ de blé, une île de beauté dans la tourmente indifférenciée de la monotonie utilitariste du monde.

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    Le crin-crin d'Aimée ouvre le bal funèbre - Long Black Veil n'est pas une chanson particulièrement joyeuse, des mémoires d'outre-tombe ultra romantiques - l'orange vif du sweat d'Aimee et le bleu plus soutenu du chemisier de Paige focalisent les regards, la caméra enserre maintenant les deux jeunes filles, Paige est à la rythmique aussitôt qu'elle entrouvre les lèvres l'on oublie l'accompagnement, un chant très roots, sans aucune fioriture, l'on dirait qu'elle impose la voix pour que saigne encore davantage votre âme à l'inverse de ceux qui se servent de leurs mains pour atténuer les souffrances, elle chante à cru, les mots comme des flèches qui ne ratent pas leurs cibles, malgré ses blonds cheveux qui torrentisent sur son buste, elle évoque avec ses pommettes avancées de squaw quelque chose de primordial, de sauvage, d'indien, magnifiquement belle, fière et souveraine. Rien pour cajoler l'auditeur, elle déroule son vocal dans sa plus grande simplicité, les mots tombent comme des cailloux, ils étincellent tels des silex, l'on aurait envie de les noter sous forme de neumes médiévaux pour leur attribuer non pas une place sur une portée mais pour les qualifier selon la force de leur impact dans le déploiement récitatif. Ne fait même pas l'effort d'un silence pour mettre en exergue l'arrivée du refrain, Aimee l'a rejoint au chant mais elle reste dans l'ombre du vocal de sa grande sœur, Ethan qui harmonise le morceau des notes profondes de sa contrebasse apporte l'ourlet de son timbre, chuchotant pratiquement en catimini, le choral se tait, les notes suavement aigrelettes du résonateur de Daisy prennent le relais, marchent sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller davantage le cadavre qui raconte son histoire, même si le temps n'est plus aux regrets, l'amour est une flamme éteinte qui brûle encore les chairs vives, maintenant Aimee et Paige chantent à l'unisson, l'une répand le baume de la douceur et l'autre enfonce des couteaux cruels, Aimee tient son violon pointé vers nous comme si elle s'appliquait un poignard sur la gorge, s'en exhalent deux longs oriflammes de tristesse qui ondoient dans le vent amer du recueillement, dernier adieu, répété deux fois, les yeux fermés de Paige, une tombe azurescente qu'elle entrouvre à volonté, luminescence d'une éclaircie de sourire passager. Une dernière fois la voix de Paige surgit des abysses et tout rentre dans l'ordre du silence avec ce mouvement des chats qui se couchent en rond sur eux-mêmes pour mourir. Bouleversant.

    STELLA JANE

    ( Vidéo Red Chair Records / Avril 2013 )

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    Une nouvelle vidéo, doit y en avoir une bonne centaine facilement accessible, celle-ci suit de quelques mois Long black veil, nous la choisissons parce qu'elle s'inclut dans la logique démonstrative des deux précédentes, le même genre de décor, un bosquet idyllique - ici l'on a privilégié un chemin quelque peu sableux pour correspondre au deuxième titre Desert Whahes – ces bois sacrés que l'on retrouve dans les toiles des peintres de la Renaissance, preuve que les intuitions de la culture populaire rejoignent les représentations de la culture dite savante, elle-même dépendante de l'apport antique.

    Cette vidéo est partagée en deux parties, l'interprétation de la chanson proprement dite suivie de l'interview de Paige Anderson entrecoupée d'extraits du second morceau, Paige présente son groupe et se raconte un peu. Un clip promotionnel. Le titre Stella Jane se retrouvera sur l'album en préparation qui sortira à la fin de l'année suivante. Ethan a poussé, présente le profil d'un adolescent monté en graine, Aimee a pris de l'assurance elle est devenue ce que dans l'ancien temps l'on nommait une vraie jeune fille, la caméra se focalise surtout sur Paige, fini la longue chevelure blonde à la Iseult, l'est remplacée par une queue de cheval, un justaucorps mauve dévoile ses bras nus, une poinçon couleur d'améthyste, marque le lobe de son oreille, ce changement total de look lui confère l'allure d'une jeune femme moderne, à l'aise dans sa peau, prête à imposer au monde l'épanouissement de son talent, les gros plans, et de ses mains et de son visage trahissent sa virtuosité instrumentale et l'implication êtrale de son chant.

    FOXES IN JUNE

    ( Sortie décembre 2014 )

    L'album sort en décembre, sa concrétisation est le résultat de deux ans d'effort. Il n'aura pas la diffusion escomptée. Une pochette moins innocente et naïve qu'elle peut apparaître. Le goupil est un animal discret, mais c'est au mois de juin que l'on peut l'entendre glapir, c'est la saison des amours. Paige atteint ses vingt ans, elle n'est plus une enfant, ni une frêle jeune fille...

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    Rebel's run : une merveille d'équilibre, l'on ne sait par quel bout prendre ce morceau, quel progrès depuis White Rabbit, Aimee aussi a grandi, le violon est partout même quand il ne joue pas serait-on tenté d'affirmer, c'est elle qui bâtit la structure transparente, la guitare de Paige n'a jamais encore atteint une telle rondeur, chaque note acquiert l'étendue et la force d'un riff, le vocal trotte et glisse, colle si parfaitement à l'instrumentation qu'il semblerait que c'est la voix qui tire l'archet et l'exhausse en avant, allègre et funèbre en même temps. Appeal to heaven : changement de climat, un chant de stress, des notes éperdues, une voix qui monte et descend telle une aile d'ange cassée, cris de violons violents, et l'on reprend un ton en-dessous, une rythmique qui rase la terre, l'on est loin du bluegrass et de toute autre chose, juste une urgence vers on ne sait quoi au juste, très musical et en même temps si proche de noise, car ce n'est pas le bruit qui fait le noise mais les icebergs des tensions intérieures qui se fracassent les uns contre les autres. Fièvres et tourments. Foxes in june : retour au calme, à quelque chose de plus classique, à une voix qui chante et conte, des chœurs de sirènes qui vous emportent sur des nuages de rêve, l'âme d'Aimee qui festonne dans son violon, Paige vous prend par la main et vous mène jusqu'au bout du chemin, tout semble facile, même si l'on traverse le marécage des hésitations, et c'est le violon d'Aimee qui imite le vocal de Paige, pour vous contraindre à avancer. La voix de Paige en profite pour devenir tumulte. Greed and lust : sonorités moyenâgeuses, avez-vous déjà entrevu à quoi peut penser la dame à la licorne devant son harmonium, Paige vous révèle l'agitation de l'attente qui la tente, sa voix est de soufre, de rêve et de sel, Aime pointe son archet telle la corne de la licorne unicorne, rythmique oppressante, parfois il vaudrait mieux ne pas savoir ce que l'on cache au fond de soi. Sink or swim : notes claires et paroles incisives, un morceau en montagnes russes, la nostalgie des feux de camp, very bluegrass, et des concrétions d'angoisses comme des boules de frousse qui vous obstruent la gorge, l'on croit céder au vertige intérieur, se laisser couler et l'on reprend pied l'on ne sait pas trop comment ni pourquoi, very darkgrass. Montées de lave. Lumière d'Aimee. Beautiful poisons : chanson douce et noire, une guitare et deux voix, et le violon s'enflamme au silex des souvenirs, Paige sur la crête du bonheur, la musique se perd et se tait, comment avec si peu de moyens peut-on produire de tels désordres, plus on avance dans l'album chaque morceau se couvre de chausse-trappes, l'on ne sait plus où mettre l'oreille, labyrinthe sonore sans équivalent. To the home : enfin une direction claire, nette et précise, une belle sonorité et des voix à l'unisson, est-ce que c'est parce que c'est si simple et sans ambiguïté que le morceau est si court. Stella Jane : introduction apaisée suivie de bercements de violon, mais la voix de Paige n'a jamais été si ironique, elle conte l'histoire de Stella Jane et lui adresse la parole peut-être parce qu'elle lui ressemble comme son double d'ombre, ce qui explique pourquoi le violon d'Aimee est si tendre. Flying rocks : le picking de Paige et les aurores boréales d'Aimee, n'est-ce pas suffisant pour s'envoler, tomber et repartir encore plus haut. Le morceau le plus lumineux de l'album. Se jouent des difficultés. Enable : cette fin d'album s'éclaire, parfois le violon se traîne et la voix cahote, les difficultés s'entassent mais le refrain les écarte, l'énergie intérieure est de retour, optimisme tous azimuts. Paige chante comme le hérault qui va au-devant de l'ennemi pour lui déclarer la guerre. Entraînant et victorieux. Les deux sœurs au taquet. Sonoran moonrise : guitare venue d'ailleurs, d'Inde ou de Chine, une musique savante, pour fêter le lever de la lune, car c'est l'heure où les renards appellent, moins de deux minutes pour s'apercevoir que Paige toute seule tient le monde entre ses doigts et les cordes de sa guitare.

    Un très bel album, trop moderne pour satisfaire un public bluegrass traditionnel cantonné entre les standards mille fois répétés, et un public rock, ou simplement jeune, inaccoutumé à cette instrumentation pour ainsi dire périmée. Sur d'anciens cordages Paige Anderson a créé des chants nouveaux et de nouvelles ambiances, si étrangement décalés que ceux qui les auront écoutés n'en auront pas compris la portée inouïe. Une artiste au sens noble du mot, qui possède une sensibilité et un monde intérieur qui n'appartiennent qu'à elle.

    YOSEMITE MUSIC FESTIVAL ( 2015 )

    Californie, à la hauteur de Sacramento, un peu en dessous, dans la Sierra Nevada, d'ailleurs l'état du Nevada n'est pas loin, Yosemite est un de ces parcs nationaux dont les Américains sont si fiers, idéal si vous aimez la nature et la montagne, la cité la plus proche se nomme Mariposa, dépasse tout juste les deux mille habitants, connue pour son environnement et son parc d'attractions, c'est là que nous retrouvons les Fearless Kin. Sur scène. Mois de juillet. Chaleur écrasante. Les gens se sont réfugiés à l'ombre des arbres. Pas la grande foule, mais le public est attentif.

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    Le petit Ethan s'est étendu, ce grand gaillard culmine à deux têtes au-dessus des autres, Daisy a presque rattrapé ses deux sœurs, se bouche toujours l'oreille quand elle chante avec elles, Ethan toujours attentif sur sa contrebasse, Daisy résonateur retenu à plat par sa bandoulière mais debout, Paige n'est plus seule, Aimee fait jeu égal avec elle, l'on avait remarqué sa présence dans l'enregistrement de Foxes in June, elle en apporte la preuve, elle a perdu sa retenue qui la caractérisait les années précédentes, seconde souvent sa soeur au micro, une voix plus unie et son violon n'est plus un contrepoint, joue pour ainsi dire pour lui, sur sa propre ligne mélodique ce qui donne beaucoup plus d'épaisseur et de poids à l'ensemble, Paige égale à elle-même, sa voix magnifique dompte la mer des mots, monte comme une vague et puis s'abaisse aussitôt suivie de la suivante qui enfle, terriblement à l'aise Paige, mène le jeu avec une facilité déconcertante, autant dire que la formation filoche grand vent...

    Doit y avoir quatre vidéos ( deux passages ) mais je n'en ai vu que trois, cette prestation me semble l'acmé du groupe.

    ROAD TO PAIGE

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    Le groupe continue à tourner, l'on peut le suivre sur son facebook Fearless Kin, 2015 et 2016 semblent bien remplies, ( superbes photos, que l'Amérique est un beau pays ! ) en 2017 ne reste plus que Paige et Aimee, et tout s'arrête au mois de mai sans explication. Faudra attendre deux ans, le 25 novembre 2019, pour que Paige donne des nouvelles. Oui elle est la seule de la famille à poursuivre la route, les autres ont d'autres occupations, Anderson Family Bluegrass et Paige Anderson & The Fearless Kin appartiennent au passé, des moments inoubliables.

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    Elle le dit à mots couverts, mais ça n'a pas été toujours facile pour elle... En 2018 elle a effectué une tournée ( USA, Canada, Allemagne ) avec le groupe Family of the Year dans lequel elle tenait la basse. La même année on la retrouve sur scène avec Z Berg and Friends, dans un style beaucoup plus pop, même si Berg et elle interprètent une de ses chansons l'on aimerait que ce soit Paige qui mène la barque... Mais elle annonce une nouvelle importante : elle vient de monter un nouveau groupe Foxymoore avec Davia Pratschner, Sam Gallagher aux drums, Drew Beck à la guitare, Ian Shipp à la basse et donne rendez-vous sur le FB Foxymoore. Le FB Foxymoore débute le 25 novembre 2019 et se termine sans préavis le 7 mai 2020... Paige et Davia si l'on en croit l'iconographie semblent en être les figures de proue, il est vrai qu'elles sont ravissantes.

    Lorsque l'on accède sur son Instagram, les photos témoignent que Paige est heureuse, qu'elle s'adonne à la moto, qu'elle joue du banjo, qu'elle profite simplement de la vie... le 16 mars 2021 Paige ouvre un nouveau FB Two Runner en l'honneur de son nouveau band et annonce la sortie imminente de son nouveau disque depuis six ans, un single, Burn It To The Ground, la vidéo est sur You tube...

    BURN IT TO THE GROUND

    ( TWO RUNNER )

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    ( Paige Anderson / Emilie Rose / Sam Gallagher / Brew Beck )

    Question angoissante, est-ce du bluegrass ? non c'est du Paige Anderson, et c'est beaucoup mieux. Un morceau qui explique toutes ces années de silence, à mots découverts sans rien livrer d'intime, la voici en robe blanche d'innocence revendiquée, la beauté de la nature, autour d'elle est à couper le souffle mais elle n'est que l'écrin de la perle la plus pure, la plus translucide, la plus lucide. Paige a grandi, elle garde en elle la luminosité de l'enfance, les notes de son banjo roulent telles les eaux claires qui descendent des montagnes, une musique qui semble naître d'elle-même telle la route de l'existence toujours renaissante à chaque tour de roue qui dessine ce chemin qui ne mène nulle part hormis en nous-même.

    L'on n'attend plus qu'un CD !

    Un dernier mot avant de quitter Paige, lorsque j'ai commencé cette chronique, je ne savais pas qu'elle venait de sortir ce morceau. Certains parleront de hasard, je peux le penser mais je n'y crois pas. J'évoquerais plutôt les mystérieuses correspondances poétiques chères à Charles Baudelaire.

    Damie Chad.

     

    XXXIV

    ROCKAMBOLESQUES

    LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

    ( Services secrets du rock 'n' rOll )

    L'AFFAIRE DU CORONADO-VIRUS

    Cette nouvelle est dédiée à Vince Rogers.

    Lecteurs, ne posez pas de questions,

    Voici quelques précisions

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    Chacun a fini de donner sa recette de la crêpe au Nutella, je suis sûr que les lecteurs préfèreraient que j'interrompe ici le récit de cette terrible aventure afin que je leur livrasse in-extenso les préférences secrètes de nos personnages, mais non, d'abord la marque Nutella a refusé de nous sponsoriser, ensuite je me permettrais de faire remarquer que l'heure est grave, que le rock'n'roll court de graves dangers et que si nous échouons je ne donne pas cher de sa survie, en plus Vince et Brunette ont à nous présenter des documents de la plus haute importance. Ecoutons-les.

    Vince a pris la parole d'une voix grave :

      • Cette longue enquête menée par le SSR a connu bien des vicissitudes...

      • Excuse-moi Vince, le coupe Le Chef, juste le temps d'allumer un Coronado, je sens que nous allons vers des révélations extraordinaires, oui Vince u as raison, nous avons vécu de multiples péripéties, toutefois il y a comme un hiatus entre les différentes séquences de nos investigations, les pièces du puzzle ont du mal à s'imbriquer les unes dans les autres, je résume...

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    Chers lecteurs, c'est à mon tour de couper la parole au Chef, si vous tenez vraiment à écouter le topo du Chef, je vous conseillerais plutôt de relire les 34 épisodes précédents. Ah, j'oubliais, la semaine dernière nous nous sommes quittés alors que je ressentais comme un chatouillement à la hauteur de ma fesse gauche, j'étais en effet resté debout alors que tous les autres avaient trouvé place en de confortables fauteuils autour d'une grande table, mais le Chef ayant décidé qu'il était de mon ressort de '' conduire'' le porte-avions, il était donc de mon devoir de parer promptement à toute éventualité. Nous avons reçu près de cents lettres de lecteurs à l'intelligence, osons l'adjectif primesautière pour la qualifier, qui se gaussaient de moi et même de l'ensemble du personnel du SSR, sous prétexte que c'était simplement mon téléphone portable qui vibrait dans la poche-arrière de mon jean ! Il est sûr que chacun juge du monde depuis son poste d'observation. Il n'est pas étonnant qu'un lecteur engoncé dans sa médiocre existence de citoyen lambda, et qui n'a comme échappée et dérivatif que la lecture hebdomadaire des épisodes des Rockambolesques, en vienne à énoncer des suppositions qui correspondent à son misérable quotidien, c'est en effet, pour les hommes unidimensionnels ainsi que les surnomme le philosophe Marcuse, un événement exceptionnel lorsqu'ils ressentent sur la gauche de leur postérieur une sensation anormale, et ils en repèrent très vite le coupable, leur téléphone qu'ils avaient glissé dans leur poche sans y penser.

    C'est déjà oublier qu'un agent secret, surtout s'il est du SSR, ne possède pas de portable, précaution élémentaire qui permet d'éviter d'être tracé ! Et surtout comment expliqueraient-ils maintenant qu'une deuxième sensation de gêne se manifeste sur ma fesse droite, alors que non seulement je n'ai pas de portable, mais qu'en plus, ou plutôt qu'en moins, je ne possède pas de deuxième poche arrière !

    Dans tous les cas, un agent secret, surtout s'il est du SSR, se doit de trouver la solution adéquate à toute problématique nouvelle. Principe de base que je me dépêchai d'appliquer. Un bon point toutefois pour le lecteur qui a pensé que d'un geste malencontreux le Chef avait mis le feu à mon pantalon avec son Coronado. Que le lecteur retienne bien cet axiome : le Chef ne fait jamais de geste malencontreux.

    Je sens que l'impatience grimpe dans notre lectorat, je me hâte donc de vous dévoiler la manière dont j'ai mis fin à ce profond mystère qui défie l'intelligence humaine. J'ai agi selon la méthode césarienne, la fameuse devise Veni, vidi, vici – je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu, que j'ai adaptée aux circonstances présentes : je me suis retourné, j'ai constaté, j'ai réparé. Molossito debout sur ses pattes arrières me grattait la fesse gauche, à droite c'était Molossa qui me poussait de son museau. Non, avec ce qu'ils avaient dévoré ce matin à l'hôtel et dans la voiture, ils ne réclamaient pas leur pitance. Quand je pense que c'est grâce à mes vastes connaissances de la psychologie canine que nous avons pu terminer promptement cette affaire, en toute modestie j'avoue que je n'en suis pas peu fier.

    Les chiens aiment à fureter, pendant que Vince et Brunette présentaient les documents ultra-secrets, ils avaient exploré la pièce de commandement, mais ils avaient remarqué les éclats de lumière des boutons clignotants, et avaient envie d'aller y voir de près, hélas c'était trop haut... Je compris aussitôt, pour satisfaire leur curiosité je les soulevais et les posai avec prudence sur les consoles de commandement, ne touchez à rien, et soyez sages. Ils acquiescèrent de la tête.

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    Brunette était en train de conclure :

      • Ces documents sont authentiques, ils émanent du Chef de l'Etat en personne et ont été rédigés par ses collaborateurs les plus proches. Maintenant nous savons :

    1° : Le Président est entré en contact avec les extra-terrestres

    2° : Il leur a permis d'implanter des usines à Réplicants sur le territoire national

    3° : En échange de quoi ceux-ci étaient chargés de le débarrasser définitivement du SSR

    Il y eut un silence dans la salle. Le Chef en profita pour allumer un Coronado... Nous étions suspendus à ses lèvres...

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      • Agent Chad, dans tout ce fouillis de manomètres, auriez-vous repéré une connexion internet et une imprimante

      • Oui Chef, ici !

      • Bien Brunette, puisque vous êtes journaliste vous devez connaître quelques confrères et quelques médias qui se feront un plaisir de diffuser illico ces précieux documents.

    Déjà Brunette pianotait sur le clavier...

      • C'est égal, murmura Vince j'aimerais bien voir la mine du Président quand il apprendra la nouvelle de sa destitution !

      • Facile, répondit le Chef, il nous a nargués en nous apprenant qu'il partait pour la Côte d'Azur, Agent Chad, veuillez mener notre Porte-Avions direction toute, Fort de Brégançon !

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    J'ai honte, je suis confus, j'espère que mes adorables lectrices ne m'en voudront pas, mais je n'ai pas réussi à accomplir l'ordre du Chef, j'ai fait de mon mieux, je me suis précipité vers le micro et j'ai hurlé : Direction Fort de Brégançon ! Bien monsieur, tout de suite, m'a-t-on répondu et une trentaine de secondes plus tard, nous y sommes, cinq sur cinq monsieur !

    L'on n'est jamais arrivé devant le Fort de Brégançon, je n'y suis pour rien, Molossa et Molossito ont commencé une course-poursuite entres les cadrans et les boutons, ils ont dû en pousser un, celui qu'il ne fallait pas, trente secondes plus tard une voix résonna : missile Tomahawk envoyé, objectif atteint, pas de survivant !

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    Le Chef prit le temps de rallumer un Coronado, nous ne nous attardâmes pas, nous regagnâmes fissa le yacht d'Hector qui nous déposa subrepticement dans le port de Sète. Le porte-avions se dépêcha de piquer vers le large. Etrangement nous ne fûmes pas inquiétés, le Président avait pactisé avait l'ennemi... Sa disparition brutale, l'on parla d'une explosion de la chaudière à gaz, arrangeait beaucoup de monde. Des élections furent organisées et un nouveau président fut élu. Lorsque nous vîmes son visage apparaître à la TV, nous étions seuls au service, les parents de Charlotte et Charline leur avaient interdit de continuer à nous fréquenter, Vince et Brunette menaient avec opiniâtreté leur enquête sur la disparition d'Eddie Crescendo, depuis leur panière Molossito et Molossa dressèrent les oreilles pour écouter le Chef :

      • Agent Chad, croyez-en ma vieille expérience, celui-ci ne me paraît pas mieux que le précédent, ne perdons pas de temps à regarder cette stupide émission, le rock'n'roll a besoin de nous, il est temps que j'allume un Coronado...

    Fin de l'épisode.