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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 144

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 6

     

    CHRONIQUES

    DE

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 006 / Novembre 2016

    CONSTANTIN CAVAFY

    EN ATTENDANT LES BARBARES

    et Autres Poèmes.

    CONSTANTIN CAVAFIS.

    Traduit du grec et présenté par Dominique Grandmont.

    NRF. Poésie / Gallimard. 324 p. Septembre 2003.

    Il aura fallu patienter vingt-cinq ans pour que l’affront soit réparé. Enfin la collection Poésie / Gallimard offre une traduction des poèmes de Cavafis qui ne soit pas présentée sous le nom de son traducteur. Nous avons plus d’une fois exposé notre indignation, notamment dans le mensuel Alexandre, pour ne pas revenir sur l’ignoble manque de tact de Marguerite Yourcenar lorsque était sortie en 1978 sa traduction des poèmes de Cavafy.

    Que le lecteur ne se méprenne pas : Dominique Grandmont expose doctement l’existence de la double translation graphique du nom du poëte. Pendant très longtemps, en France nous avons adopté la transcription anglaise Cavafy, de préférence à la française Cavafis, qui répond mieux au génie conjugué des langues grecque et nationale. Nous voulons bien acquiescer aux raisons philologiques de Dominique Grandmont, mais pour nous Cavafis restera toujours Cavafy.

    Nous ne désirons point nous lancer en d’oiseuses discussions sur le mérite de cette nouvelle traduction, en vers libres, qui épouse de plus près la forme originale. Il existe sur le marché plusieurs trahisons de Cavafy en bel et doux idiome françois, nous recevons celle-ci, à l’instar des précédentes, comme un plus, une chance unique d’enrichissement poétique.

    Nous ne serons point aussi élogieux avec la préface du traducteur. Cavafy ne demande pas à être relooké et adapté au goût du jour. Il aurait eu lui-même horreur d’un tel traitement. Il suffit de relire quatre ou cinq de ses poèmes pour s’apercevoir qu’il n’était pas homme à composer avec la bêtise contemporaine. Voici donc un Cavafy, très politiquement correct, qui use de la poésie en parfait démotique, ami des arts et de l’humanité. La simple vérité historique nous enjoint de rappeler que la Grécité de Cavafy si, certes elle tendait vers l’universalité, comme tout ce qui est grec, n’en était pas moins conquérante et guerrière. Dire que « son écriture est un magnifique acte de foi dans le monde, et de respect envers les autres. » équivaut à gauchir, quand ce n’est pas à falsifier, l’étrange rapport de retenue et d’accablement métaphysique que le poëte entretenait sans illusion avec les hommes de son temps.

    Cavafy est mort sans avoir édité ses poèmes. Tout porte à croire qu’il les eut simplement intitulés sous leur titre générique – la même simplicité royale de Mallarmé réunissant ses vers sous l’impérieuse appellation de Poésies. Dominique Grandmont se joue de ses aspirations et les rebaptise de son propre chef. Ce sera donc En attendant les barbares. Titre choc, d’un poème éponyme qui pèche par excès de zèle. La poésie de Cavafy est aux antipodes d’une telle déprogrammation politique, elle se donne à lire plutôt comme un ultime rempart de résistance désespérée. A choisir, nous aurions préféré la sentence désenchantée de « Les dieux n’avaient qu’à y pourvoir. » , qui nous semble présenter un merveilleux condensé de cette amertume distanciée et de cette impuissance active qui caractérisent si bien Cavafy. Notons qu’entre ces barbares dont on espéra la venue et ces dieux dont on sait très bien qu’ils ne viendront plus, près de trente ans se sont écoulés. Trente longues années de combat poétique.

    A la fin de sa vie, il semble que Cavafy avait définitivement opté pour une présentation chronologique de ses poèmes renonçant à tout classement thématique, auquel durant très longtemps il s’était essayé, lors de régulières publications fragmentaires destinées aux amis et à quelques rares happy few. Revenant sur les choix ultimes du poëte, Dominique Grandmont a privilégié pour les trois premières parties du recueil qui couvrent les années 1896 – 1918 les tentatives a-chroniques des années de jeunesse. Nous ne saurions lui en vouloir. Work in progress par excellence les Poèmes de Cavafy ne souffrent point de ce choix éditorial qui au résultat n’influe guère sur le sens de l’œuvre.

    Né en 1863, mort en 1933, Cavafy s’éteignit en léguant à la postérité une œuvre bien mince de cent-cinquante poèmes. Orgueil incommensurable de poëte, qui loin d’être atteint, comme les esprits bas et mesquins seront poussés à le penser, de stérilité littéraire, refuse de se répéter et de répéter les autres. Trouver sa voie, trouver sa propre voix, mot d’ordre mallarméen, dire sans redire, encore que Mallarmé troussait ses sonnets «  en vue de mieux, comme on essaie les becs de sa plume avant de se mettre à l’œuvre ». Ceci pour comprendre l’amère solitude de la démarche cavaféenne obligée de se résorber en elle-même, limitée en l’avancée de sa propre entreprise, comme si elle était en même temps, et le chaudron alchimique de ses combustions internes, et le couvercle baudelairien qui pèse et retient toute fumeuse, fameuse et pénétrante envolée mystique.

    A cheval sur deux siècles, la poésie de Cavafy ne dérogera pas aux pesanteurs de l’histoire littéraire. Peut-être même contribuera-t-elle à l’infléchissement de la perception idéologique de la nature de l’Inspiration Divine en dirigeant le souffle ordalique de ses origines éthéréennes sur les braises du désir humain.

    Les quinze premiers poèmes de la période 1896 - 1904 illustrent à merveille toute une partie de nos affirmations. L’obédience symboliste est patente. De ce symbolisme qui prend racine dans la dolente ferveur de Verlaine, en ses temps de contrition, de repli sur soi, et de Sagesse, et dégénère quelque peu, pour citer un contemporain de même amplitude européenne que Cavafy, dans l’empathie sociale des premiers recueil d’un Rainer-Maria Rilke. Cavafy nous refait le coup de l’inflexion des voix chères qui se sont tues, y rajoutant un zeste anacréontique de ce carpe diem antique qui, l’air de rien change la donne, et oriente à rebours, de la trajectoire historique acceptée par presque tous, le diapason métaphysique de l’œuvre. Retour à l’antiquité donc.

    Les Dieux comme les perses ne sont jamais loin des Thermopyles. Pourquoi nous réservent-ils un destin si cruel ? Pourquoi se retirent-ils de leur promesse ? Nous n’en savons rien, si ce n’est que d’instinct notre solitude s’inscrit dans l’exemplaire fresque originelle, celle qui court des temps homériques aux temps de la fin. Nullement apocalyptiques, mais de l’écroulement de l’ Empire, que Cavafy ne nomme pas. Cet Imperium qui s’appropria la Grèce tant aimée.

    Restent ces seize siècles de survie qu’il fallut, avec des fortunes diverses traverser. En tant que Grec Cavafy ne reniera jamais la Grèce Byzantine, ni son corollaire orthodoxe, le christianisme. Cette dichotomie pagano-chrétienne éclaire d’une lumière, tour à tour crue et diffuse, son recueil. En prenant parti pour la Grèce, contre l’Imperium, Cavafy s’enferme en de multiples contradictions qu’il ne parviendra pas à résoudre. De là cette atmosphère dérélictoire et poignante, cette tension si particulière en laquelle résident vraisemblablement les causes du succès international de l’œuvre : chacun y retrouvant par-delà ses implications culturelles et idéologiques, la pulsation sourde de ses angoisses face à l’imbroglio indémêlable de sa propre implication factuelle dans la complexité du monde.

    Quoiqu’il ait renoncé à toute foi, Cavafy ne se départira jamais d’une reconnaissance chrétienne. Certes très symboliquement, dès ses premiers poèmes retenus, la Vierge Marie n’y peut rien, et n’apportera aucune consolation, mais le fait est là, incontournable. Une partie de l’âme grecque a été colorée, et même modelée, par le christianisme. La pomme pourrie dans laquelle vous avez mordue n’en est pas moins le fruit qui vous a nourri. Il y a dans la poésie de Cavafy toute une nostalgie d’une épopée antique, d’une épopée de l’Antiquité, dont maints poèmes ne sont que les fragments dispersés. Une geste épique qui prendrait racine dans l’Empyrée des Olympiens et s’achèverait dans les cavalcades tumultueuses des barbares s’emparant de l’Occident.

    A part que Cavafy, n’est point le chaud partisan d’une Grèce mère de l’Occident. Ses préférences sont orientales. Ce n’est pas un hasard si Alexandre le Grand n’apparaît pratiquement pas dans les Poèmes. Le projet ultime d’Alexandre n’était pas l’initiation de l’Hellénisme, mais la fondation d’un Imperium centré sur le pourtour de la Méditerranée. De même, à l’autre bout de l’Imperium, Julien ne sera pas mieux traité qu’Alexandre. Ce n’est pas que Cavafy s’essaie envers la figure du denier empereur à la conjuration du silence, au contraire il en parle. Nul autre personnage historique ne sera, dans les Poèmes davantage portraituré que Julien. Mais, soyons euphémiques, le ton est rarement laudateur. La seule fois où Cavafy trahit quelque ironique nuance de sympathie, c’est qu’il se moque de la naïveté des chrétiens trompés par la duplicité de Julien !

    L’Histoire de la Grèce ne plaide pas en sa faveur. La courte période classique n’entre pas dans les canons de prédilection cavaféennes. De Marathon à Salamine, la Grèce s’oppose à l’Orient et si en ces occasions les grecs défendent un certain mode de pensée qui est le socle originel de cet esprit grec, subtil, très subtil, que Cavafy met au-dessus de tout dans ses Poèmes, il n’en est pas moins vrai que notre poëte se revendique surtout d’un certain art de vivre typiquement grec, qui pour lui représente mille fois plus l’essence de la grécité que la seule pratique de la pensée philosophique à laquelle nous réduisons trop souvent l’apport singulier, décisif et irremplaçable de la Grèce au patrimoine culturel de l’humanité.

    L’hellénisme est la patrie mythique de Cavafy. Celui qui se penchera sur les manuels d’histoire risque de rester surpris. Après l’anabase éblouissante d’Alexandre, l’hellénisme offre tous les aspects d’une longue décadence, comme si ses principaux acteurs n’avaient su saisir leur chance et s’étaient sciemment amusés à saboter leur propre entreprise. Les guerres de succession et le partage tempétueux de l’empire d’Alexandre laissèrent une empreinte indélébile. Passées quelques décennies de relative stabilité, macédoniens, séleucides et ptolémides ne manquèrent pas de se jalouser. A pousse-toi de là que je m’y mette, à coups retors d’alliances et de contre-alliances, ils y gagnèrent leur latin. En l’occurrence un beau général, au nom de feu, un certain Flaminius qui mandaté par le Sénat, offrit à Rome les provinces orientales qu’elle guignait depuis longtemps. . .

    Beaucoup des poèmes historiques de Cavafy tournent autour de la défaite de Magnésie. Pour deux raisons complémentaires qui expliquent en partie le sens profond de sa démarche poétique. Le poëte ne se leurre d’aucune illusion. Autant a-t-on pu employer l’expression de pente fatale de la victoire pour Alexandre, autant faudrait-il parler de traboule fatale de la défaite pour l’hellénisme. La Grèce est un pays de vaincus. Les grecs ont été condamnés à vivre sous la domination romaine. Blessure d’orgueil que rien ne saurait faire oublier. Depuis des siècles les Grecs traînent cette écharde envenimée dans leur chair. Avec le temps tout s’efface assureront les esprits positifs, mais les temps apportent des démentis sanglants. La majeure partie des territoires helléniques sont aux mains des musulmans, des arabes, et même des puissances colonisatrices européennes. La Grèce elle-même, la mère patrie est restée trop longtemps sous le joug ottoman. En 1922 – 1923, l’Ionie passe définitivement aux mains des turcs. Cavafy n’en cause jamais dans ses poèmes, mais pour qui sait gratter tant soit peu les écailles mortes de l’érudition la plaie est là, ouverte, béante, purulente.

    Cavafy n’est pas un poëte de la tour d’ivoire. Si l’on peut déceler chez lui, une éthique parnassienne, c’est se tromper lourdement que de l’interpréter comme une fuite en arrière, comme la marque d’une renonciation. Au contraire, si Cavafy explore si loin dans le passé de la Grèce c’est avant tout pour remonter jusqu’aux racines les plus anciennes de son renoncement à être elle-même. Les Poëmes peuvent être lus comme une généalogie de la défaite, non pas pour s’y complaire mais pour y remédier.

    Maintenant il est évident que Cavafy a été surpris par l’étendue du mal. La défaite vient de loin. Il ne s’attendait pas au pire. Les causes de l’impuissance grecque ne sont que l’avers de sa médaille. L’esprit grec lui-même, est le premier responsable du désastre. Cette manière si déliée de manier les concepts est aussi quelque part une maladie de l’âme. Ne dites pas que l’âme grecque est malade. Soyez nietzschéen, dites que la maladie est une des composantes de l’âme grecque. A trop jouer sur la réversibilité symbolique de l’espace conceptuel l’on arrive à perdre le sens de l’absolu pour gagner celui du relatif. L’adaptation pragmatique à la réalité du monde reste un bon principe de chasse aux illusions tant qu’elle ne dégénère pas en accommodement.

    A être perpétuellement vaincus les grecs ont appris à composer. Nombre de roitelets helléniques traversent les poèmes de Cavafy. Cortège pathétique d’individus et de caractères divers. Roublards ou nostalgiques, indomptables désespérés et lâches invétérés se suivent et se ressemblent tous. Aucun ne maîtrise sa propre situation. Tous des marionnettes de l’Histoire et des puissances politiques occupantes ou menaçantes. Les grands du premier cercle ne sont pas moins dans les mains redoutables de l’ananké que les humbles des dernières périphéries. Le grammairien obscur qui court le cachet – peut-être vaudrait-il mieux qu’il coure se cacher – n’est pas plus ni moins malheureux que le souverain aux abois. Que vous soyez un pion ou un roi, vous connaîtrez l’échec d’une destinée mal aboutie.

    Byzance est la non-exception qui confirme la Grèce. Certes à proprement parler elle n’est que la survie moribonde de l’Imperium. La queue de comète qui s’éloigne inexorablement. Mais enfin elle s’entêta à subsister des siècles et des siècles. Elle connut ses heures de gloire que rien ne pourra jamais effacer. Certes elle fut chrétienne, mais dans la barbarie montante qui s’installait sur le reste de l’Europe n’était-ce pas ce que l’on pouvait espérer de mieux ? En désespoir de cause un grec peut espérer en Jésus.

    Surtout qu’à la charnière des deux mondes, la transition fut placide. Beaucoup se voulurent chrétiens sans renoncer à l’idéal voluptueux du paganisme. Les poèmes de Cavafy sont emplis de beaux jeunes gens qui n’hésitent pas à jouer sur les deux tableaux, celui d’un attachement sans faille à la culture hellénique et celui d’une participation plus ou moins discrètes aux offices des chrétiens. Pour préserver la grandeur de la dernière indépendance grecque Cavafy gomme les aspérités du christianisme. A l’en croire la passation des pouvoirs entre les deux règnes cultuels se serait déroulée en toute sérénité. Il est nécessaire de scruter quelque peu les poèmes de Cavafy pour apercevoir les théories de moines vindicatives abattant les temples, pillant les bibliothèques, et incitant les récalcitrants à courir se faire baptiser au plus vite.

    Vue sous cet angle, l’altière silhouette de Julien dénote quelque peu dans le paysage. Voici un grec qui ne pactise pas avec l’irrémédiable. Un Léonidas bis qui refuse d’évacuer les Thermopyles et préfère y mourir sur place que de reculer. Les railleries christogènes de Cavafy à l’encontre de Julien n’en paraissent que plus dérisoires.

    Julien n’est point sans défauts. Son éducation chrétienne a fortement teinté son âme de puritanisme. Que ce soient les chrétiens qui se permettent de le lui reprocher nous laisse pour reprendre l’expression même de la bouche de ses ennemis, selon la traduction de Dominique Grandmont, pantois. S’il est une religion qui est un peu trop serrée de la quéquette c’est bien le christianisme ! Nous imaginons sans difficulté que si Julien était revenu victorieux de sa campagne d’Orient, il aurait, par la suite, son pouvoir établi, troqué son ascétisme coercitif pour une hygiène de vie nettement plus hédoniste. Sans doute se serait-il replié sur une vision moins plotinicienne mais plus platonicienne de la philosophie comprise en tant que désir du désir.

    Le secret du procès par délégation que Cavafy intente à Julien réside d’ailleurs peut-être en l’intime déception du poëte quant à l’indifférence affectée de l’Imperator vis-à-vis des choses de la chair. Il impute à Julien le péché contre l’esprit – pas saint mais grec – puisque son incarnation ne le démangeait guère. Un peu comme si Cavafy lui tenait rigueur de ses propres errements masturbatoires cavaféens pour n’avoir pas su désigner d’une manière éclatante l’éros grec, comme une des essentielles facettes de la notion de grécité.

    L’homosexualité du poëte, de plus en plus hautement revendiquée, au fur et à mesure que passent les années est toujours présentée selon le mode du regret. Cavafy n’a pas retrouvé le temps perdu. D’où cette sourde rancœur contre le dernier champion des hellènes qui se battit pour restaurer le déploiement d’une grande politique de l’Imperium en faisant l’impasse total sur la petite politique du réel quotidien. Julien était trop loin des préoccupations du peuple des hellènes. Son parti-pris idéologique très anti-chrétien lui aliénait les sympathies des adeptes du paganisme qui redoutaient que ses mesures ne braquassent davantage les chrétiens à leur encontre.

    Nous ne saurions partager une telle analyse. Mais le point de vue de Cavafy aide aussi à comprendre pourquoi les masses païennes n’ont pas fait bloc autour de Julien. Il arrive un moment où ceux qui devraient se battre et apporter l’aide décisive nécessaire à la victoire de leur camp, en laquelle ils ne croient psychologiquement plus, refusent de se mobiliser.

    Peut-être les Poèmes de Cavafy sont-ils à décrypter ainsi, comme le recensement méticuleux, de l’intérieur, des paramètres du renoncement à soi-même. Point de leçon de morale finale, mais l’énoncé des enchaînements protocolaires des erreurs commises. Le lecteur se devra d’être intelligent et interpréter la volonté du poëte. Tout poème est à entendre selon une herméneutique généralisée de ses volitions ultimes et originelles.

    Julien n’a pas attendu les barbares, il s’est précipité aux frontières. Ces gens-là apportaient sans nul doute quelques solutions à nos problèmes. Le premier venu est prêt à faire la politique que vous n’avez pas le courage d’assumer. Pour son propre compte, bien entendu. Les Dieux n’avaient qu’à y pourvoir, pour sûr. Jamais vous n’égalerez ce qu’ils auraient pu décider. Mais ce qu’ils ne font pas, seule l’impuissance de votre désir à le réaliser vous retient de l’entreprendre. Les gens d’Antioche peuvent se gausser et mettre le feu au temple d’Apollon. Un dard chrétien coupera Julien dans son élan. Mais là où l’individu échoue, et la simple personne humaine faillit toujours, la collectivité oikouménique triomphera.

    Les Poèmes de Cavafy sont à lire comme l’épopée inachevée d’un peuple en perdition. Au travers de ses plus intimistes macérations, le poëte décline le mode de vie fastueux d’une des plus heureuses civilisations de l’humanité. L’œuvre du poëte s’inscrit là dans cette remémoration conjuratoire, cette réminiscence égotiste du grand tout, dans l’espoir de levains futurs. La poésie reste trop souvent la seule voie d’héroïsation encore ouverte.

    André Murcie. ( 2008 )

    A LA LUMIERE DU JOUR

    CONSTANTIN CAVAFY

    Illustrations d’ALECOS FASSIANOS.

    Texte français de BRUNO ROY. FATA MORGANA.

    Aurions-nous lu ce texte s’il n’avait pas porté la signature de Cavafy ? Peut-être, mais nous ne sommes pas sûr que nous lui aurions marqué une attention suffisante. En littérature comme ailleurs, l’on ne prête qu’aux riches.

    L’on répète à satiété que Cavafy n’a légué à la postérité qu’un unique livre de poèmes. Mais ce chef-d’œuvre absolu de l’efflorescence poétique du vingtième siècle n’est ni le fruit du hasard ni le précipité d’un enthousiasme divin. A la croisée de trois des plus grandes littératures européennes, grecque, anglaise, française, il nécessita un long travail, une très longue patience. Mort en 1933, Cavafy resta totalement étranger à l’idéologie structuraliste qui au travers des notions scientistes de déconstruction narratologique domine le champ de la réceptivité littéraire depuis près de cinquante années. L’amour des échafaudages, des modes intentionnels revendiqués mais non réalisés, qui prévalent encore de nos jours ne firent jamais partie des pratiques cavaféennes. Sa génération toute pénétrée de mystique symboliste n’a jamais confondu l’arrière-fond des fins de tiroir avec la corne d’abondance de la génialité aurorale. Tout à son grand-œuvre Cavafy a beaucoup lu et écrit. Epris d’une certaine idée de la perfection plastique il négligea la postérité de tout ce qui lui fut marche-pied, ascenseur, et monte-charge nécessaires à l’édification chryséléphantine de son chef-d’œuvre.

    Dès les années soixante l’inextinguible es chercheurs, qui avaient accès à de nombreux documents inédits, suscita l’exhumation de quelques poèmes rejetés. Suivirent plusieurs séries d’articles parus du vivant de Cavafy dans la presse, des relevés de marginalia, et cette nouvelle que nous offre Bruno Roy. Notons qu’en tant qu’éditeur, par ses élégantes plaquettes, Bruno Roy a beaucoup agi pour la pénétration de l’œuvre de Cavafy en notre pays. Si Cavafy parvient aujourd’hui à toucher un public beaucoup moins restreint que les cercles homosexuels et les cénacles grécisant, nous devons lui rendre grâce.

    Avant de lire nous avons d’abord admiré les illustrations d’Alecos Fassianos, étrange mélange de traits impeccables au crayonné d’aspiration évanescente. Après notre lecture nous sommes revenus à ces épures diaboliques qui collent si bien au texte, qui le mettent en scène d’une manière si évocatrice et précise à la fois que l’on a l’impression que la prose n’est que le commentaire de l’image.

    Quant à la nouvelle elle-même, avouons qu’elle nous laisse sur notre fin. Ecrite en 1898, nous la mettions en relation avec un roman comme Là-bas de Joris-Karl Huysmans. Ambiance satanique donc. Hélas, le héros ne joue pas le jeu et se contente d’exprimer sa peur. Monsieur fourchu, en sera pour ses frais. Et les trois amis du début aussi. Eux qui n’ont même pas assez d’argent pour rentrer en taxi, reprennent leur conversation d’incipit.

    Il semble évident qu’en relatant cette courte histoire Cavafy n’ambitionnait pas de devenir un écrivain fantastique. Ce récit doit être interprété à la lumière de l’itinéraire poétique de Cavafy. Faut-il y voir, comme Diana Haas dans sa thèse sur Le Problème Religieux dans l’Oeuvre de Cavafy , une rupture symbolique avec le mysticisme chrétien ? L’ interprétation est tentante. Nous pencherions plutôt sur une prise de position presque behavioriste de Cavafy. Le refus d’Alexandre de pactiser avec les forces obscures de la tentation nous paraît devoir être compris comme l’affirmation sans ambiguïté du désir. Du désir homosexuel certes, mais plus métaphysiquement surtout, du désir compris en tant que revendication de la responsabilité de nos propres actes. L’implication politique d’un tel point de vue est le but ultime recherché par Cavafy en cette histoire. Car comment pourrait-il dans ses futurs poèmes mettre en exergue l’exemplarité anecdotique de tel ou tel geste d’un personnage historique ou anonyme, si le doute subsistait quant à la volition effective de l’acte par son géniteur ? A la lumière du jour signifie bien, n’en déplaise aux freudistes et lacaniens de service, « en dehors des noirceurs de l’inconscient ». En toute conscience.

    Le nom de Paul Valéry ne revient presque jamais sous la plume des commentateurs de Cavafy. C’est vraisemblablement un tort. Voici deux œuvres fort différentes qui puisent aux même aversions. Nouveaux chemins à explorer.

    André Murcie. ( 2008 )

    L'ART NE MENT-IL PAS TOUJOURS ?

    CONSTANTIN CAVAFY.

    Dessins : PIERRE SOUDAY. Traduction & Note : BRUNO ROY.

    56 pp. 15 Avril 2011.

    Excellente idée de la part de Bruno de rééditer ce texte de Constantin Cavafy déjà paru en 2006. L'oeuvre de Cavafy est déjà si mince que ces quelques pages nous paraissent un immense trésor. Il est à craindre que le grand Alexandrin lui-même aurait interdit ce genre de publication. Mais les morts sont incapables de nous empêcher de fouiller dans leur cercueil. Rappelons que les Poèmes de Cavafy sont posthumes. Le poëte passa sa vie à parfaire une urne funéraire.

    Ce ne sont que de simples notes qui s'étalent de 1902 à 1911. Peu de choses qui tiendraient – si l'on omettait l'écrin typographique – sur trois feuillets A4 tapés à la machine. L'on peut y suivre une courbe ascendante de l'auto-présentation du démiurge par lui-même. Dès les premières lignes il se considère comme un génie supérieur de l'Humanité. Il aurait pu être tout ce que le commun des mortels aspire à être. Mais le Poëte ne mange pas au râtelier des mesquines ambitions. Dix années plus tard le personnage du Poëte est devenu comme le convive non grata du festin que se doit d'être le poème. Seul compte l'instant préservé par le vers vainqueur, cette goutte d'éternité enchâssée dans l'entaille poétique. Mais qui n'est que le reflet de corps humains qui atteignirent à la beauté. Par un étrange retournement nietzschéen Cavafy fait de la forme parfaite du corps humain l'Idée préexistante à l'esprit du poème.

    Ces pages nous sont précieuses car à plusieurs fois l'on y retrouve ce coup d'archet si caractéristique qui prélude au départ de maints poèmes du recueil. Nous avons ainsi la preuve que Cavafy aurait été très capable de s'adonner à une oeuvre en prose des plus conséquentes. C'est donc que sa parcimonie poétique qui est lui tant reprochée aujourd'hui procède d'une volonté esthétique clairement assumée. Sur laquelle nos contemporains devraient réfléchir.

    Bruno Roy qui dans sa note finale nous le dépeint en un quotidien étriqué se laisse flouer par les apparences. Voici un Cavafy - enfermé dans un rêve de stérile grécité – prêt à collaborer avec l'occupant, un colonisé pactisant avec le colonialiste. Nous reconnaissons ici un des spectres fantomatique de la mauvaise conscience européenne actuelle qui n'est qu'une manière des plus subtiles de stigmatiser le colonisé qui s'en vient camper sur les terres de haute culture de la civilisation occidentale...

    Quand l'on sait ce que nous devons à la Grèce antique les bémols de Bruno Roy sont risibles. S'il en est un qui a bien le droit de s'installer dans les strates d'une certaine culture anglaise, Cavafy nous semble désigné de par la réflexion historiale qui est au centre de son oeuvre. La Grande Grèce dépasse et de loin les rivages de la Sicile et a depuis longtemps absorbé ceux de l'Angleterre. Ce n'est pas en éloignant Cavafy d'Athènes – que l'on pressent démocratique – pour l'enfermer dans les étroits remparts d'une Byzance surannée, qui n'a pas par chez nous bonne presse, que Bruno Roy nous attirera en des enjeux dépassés et inopérants.

    Dix pages de présentation et pas un mot sur le motif central des poèmes, ce questionnement incessant et hautement polititial sur l'agonie de la Grèce en tant que pays libre... Cavafy ne s'est jamais résolu à ce que la Grèce soit devenue province d'Imperium Romanum. Parti-pris originel qui explique son animosité envers Julien. Comment pourrait-on être sauvé par son meilleur ennemi ?

    De même sous le terrible boisseau du silence, cette absence d'allusion à une oeuvre construite mot à mot, en tant que conjuration hellénique angoissée, face à la Grande Catastrophe de l'Europe Moderne, celle qui signe son arrêt de mort métapolitique, lorsque l'on laisse la Turquie s'emparer de l'Ionie. Depuis ces années fatidiques l'Europe n'a cessé de capituler.

    C'est ce désintéressement qui permit aux puissances de l'Axe de tenter de bâtir cet empire Hyperboréen du Nord sous l'hégémonie barbarique de l'Allemagne, militaire d'abord, économique aujourd'hui. N'insistons point sur la reddition aux puissances financières de notre propre excroissance américaine, et évitons de parler sur cette montée religieuse des territoires orientaux... Dieu et l'Argent contre le culte de la Beauté et des Dieux. Monothéisme contre paganisme, la lutte fracturale qui dialectalise la poésie de Cavafy.

    L'Art ne ment pas, il révèle. Autant les signifiances non apparentes de l'oeuvre que celles des lectures biaisées et insuffisantes de ses lecteurs. Quant au Poëte, il est toujours en-deçà, tel le paratonnerre qui appelle l'incandescence de la foudre.

    Remarquons qu'en notre époque, diadoques et épigones ne se pressent pas au portillon poétique...

    Il est sûr que ce n'est pas un placement rentable.

    André Murcie. ( 2008 )

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    ELEMENTS D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE ANTIQUE.

    JEAN-PAUL DUMONT.

    773 p. Collection réf. NATHAN UNIVERSITE. 1994.

    Je ne dirais jamais assez tout ce que je dois au petit livre de Jean-Paul Dumont Les Sophistes, fragments et témoignages. C'est simple c'est là où j'ai appris à penser. Bien sûr, il y eut par après, l'irremplaçable Dupréel, Les Sophistes, mais la mise en perspective chronologico-articulatoire des passages essentiels des textes de la sophistique grecque qu'opérait Jean-Paul Dumont marqua ma première véritable entrée dans la philosophie grecque. Jusqu'à lors je n'avais lu que Platon, en aveugle, dans la totale incapacité, non de comprendre le texte, mais d'en saisir les enjeux éristiques.

    Je n'ai donc pas hésité une seconde à m'emparer de ce gros et déjà ancien volume, quatorze années, l'espace d'une génération selon Aristote, et à me plonger avec délectation dans ces pages qui se dévorent comme un roman. Erreur, qui se savourent comme une épopée. Malgré la violente admiration que l'on se doit de porter à Homère, nous sommes dans l'obligation de ne pas nous tromper de sujet. Ni Achille, ni Ulysse, ne sont les héros de la grécité. L'épopée grecque reste avant tout, non pas celle des valeureux achéens, mais l'aventure inoubliable de l'originéité de la pensée humaine.

    N'en déplaise aux contempteurs des redoutables supériorités aristocratiques, nous ne sommes point des sectateurs de l'égalitarisme démocratique des civilisations. Ce n'est pas que par exemple l'Inde n'aurait pas été capable de fomenter une pensée d'aussi haute tenue que la philosophie grecque, mais de l'intérieur de l'orbe imperiumique occidental, depuis son centre détruit et idéel, d'où nous nous obstinons à vaticiner nos imprécations, nous affirmons que la pensée occidentale a su se donner les armes de la domination du monde, et que ce combat, le seul dont le songe suffise à nourrir nos rêves, nous le continuerons et l'intensifierons jusqu'à notre dernier souffle, dans le seul espoir de transmettre le flambeau de l'augustéenne tâche à poursuivre, à ceux qui viendront et nous accompliront.

    Il est sûr que dans nos tristes temps de résipiscence colonialiste, de telles déclarations risquent de nous faire quelques ennemis de plus. Mais nous refusons d'être dupes de la pseudo-bonne foi libérale qui n'en finit pas de jeter à la conscience européenne les os gratuits de la repentance christique des bons sentiments, qui entre parenthèses arrivent trop tard pour apporter quelque remède que ce soit à une historicité depuis longtemps révolue, mais assez tôt pour détourner l'attention des esprits du seul danger qui compte, le déploiement du totalitarisme mercantilo-démocratique. Un peu de subtilité grecque ne messiérait point aux bonnes âmes de la moraline consensuelle. Pendant que l'on verse de vraies fausses larmes de crocodiles sur des malheureux morts et enterrés depuis quelques décennies, l'on en oublie de s'atteler à l'intellectuelle mise en oeuvre de la nécessaire pensée de la future vigueur et de la reconquête de la puissance retrouvée. Mais il est vrai que nos nouveaux-démocrates – nous ne pouvons décemment plus employer l'honteuse expression d'ex-révolutionnaires - ne se souviennent plus que les urnes servent davantage à emplir les cimetières des illusions perdues qu'à forger les armes du retour.

    Donc retournons à nos penseurs. Notons tout de même pour ceux qui n'auraient pas compris la nécessité d'une telle apparente digression, que les sophistes, furent au-delà de leur revendications salariales les premiers penseurs du fait politique. De l'impériosité politique pour mettre les poings sur les I.

    Le livre de Jean-Paul Dumont porte bien son titre : la philosophie antique. En d'autres termes, la philosophie antique, et pas le méli-mélo catho-grec que l'on nous sert habituellement sous le terme galvaudé de philosophie, dans nos lycées comme dans nos média, dans nos sous-cultures de masse comme chez nos élites dirigeantes. Donc pas de confessionnaux cachés dans les recoins obscurs, Jean-Paul Dumont a laissé les cagots de service hors de son monument. Pas par anti-cléricalisme primaire – ainsi aurions-nous agi à sa place – mais parce que le christianisme n'a pas plus à faire dans un livre consacré à la philosophie antique qu'un paragraphe sur l'économie pétrolifère du Brésil n'a à s'immiscer dans une démonstration mathématique sur les triangles isocèles. Il est des évidences qu'il convient d'asséner avec la grâce d'un éléphant dans un magasin de porcelaine.

    Bref mille ans de philosophie, de Pythagore à Proclus, sans l'ombre monothéique du dieu jaloux, relégué derrière la porte de purgatoire des sous-croyances stupides. Bienvenue au club certes, mais si vous n'avez pas la carte de l'Intelligible à présenter l'on ne vous ouvrira pas ! Le pire c'est qu'à l'intérieur il n'y a même pas la nécessité de votre absence qui puisse faire signe de votre existence.

    Mille longues années et malgré ce phénoménal laps de temps, il se dégage de l'exposé de Jean-Paul Dumont une terrible unité du pensé grec. C'est que très vite, dès les premiers moments, les grecs se sont aperçus que l'on ne pensait pas le monde. Le travail de la pensée consiste à mettre de la pensée entre soi et le monde. Les philosophes sont comme les enfants, ils ont tous un nounours pour s'endormir, mais chacun l'affuble d'un affectueux surnom différent. Ainsi par exemple Démocrite appellera le sien « atome » et Platon aura une autre  « idée » N'essayez pas dans votre tête d'entrevoir une pluie atomique ou une figure idéale, tout ça n'est qu'une seule et même chose, excusez-moi, un seul et même outil, non plutôt une même dénomination symbolique de la relation d'appréhension du réel par le petit ordinateur cervical qui vous sert à effectuer cette tâche de penser qui consiste justement à mettre votre machine en marche.

    En même temps que vous pensez le monde, les grecs se sont rendus compte que vous pensez que vous pensez, que vous pensez votre propre pensée et votre pensée du monde. Plus besoin de relire les Ennéades pour comprendre les hypostases 1 et 2 de Plotin. Pour la troisième retour à votre petite personne, pauvre petite âme chérie votre fragilité n'est que la division ( comprendre ici la multiplicité des atomes démocritéens ) de l'Âme du monde, une et indivisible, comme il se doit, car quel est l'enfant sage qui accepterait de réduire son nounours en minuscules lambeaux !

    Ne soyez pas stupidement idéaliste ! Les garnements vicieux existent aussi. Très vicieux même, car non seulement ils vous font la gueule ( de chien ), doutent de vous et de tout, ou pire se la pètent et vous prennent de haut en s'égarant dans les arguties mégariquéennes, mais en plus nos iconoclastes font très attention à ne pas casser leurs joujoux préférés. Certes on ne peut rien penser, mais penser que l'on ne peut pas penser, n'est-ce pas déjà penser. Faudra mille autres années à Descartes pour saisir l'astuce raisonnable. Il sera d'ailleurs tellement content de son tour de passe-passe qu'il enflera comme la grenouille et en déduira que la raison prouve l'existence de Dieu !

    Sainte Sophie, priez pour lui ! Retirez-lui son missel et essayez de lui expliquer que ce dieu qui déborde d'amour et de jalousie est bien trop plein de mauvaises intentions pour rentrer dans le panthéon grec. Le dieu, si l'on veut par inadvertance nommer ainsi l'Intelligible est vide comme un songe creux. Tellement vide que l'on peut se demander comme Plotin si le vide est au-dedans de lui ou comme Epicure si le vide ne serait pas au-dehors, et pour faire bonne mesure s'il ne serait pas en même temps au-dedans et au-dehors, et peut-être même ni en-dedans ni en dehors.

    Notre principe de non-contradiction risque d'en prendre un coup, car il se pourrait qu'il soit en même temps l'étendue des quatre possibles ce qui nous emmène dare-dare à poser les égalités du Un avec lui-même. Pas la peine de compter jusqu'à trois hypostases, avec zéro-l'autre, l'un-même, et deux-dyade, qui se complait dans sa segmentation inégalisatrice, pour que l'Un ne soit pas justement égal à l'Autre et pour que l'Autre ne puisse être le Même que l'Un, il y a de quoi faire.

    Ce n'est pas dans ce modeste compte-rendu que nous évoquerons la multiplication du Un. Plutôt s'arrêter chez Aristote. Un havre de paix notre stagirite. On comprend qu'avec sa manie de tout mettre en ordre, de dédramatiser les problématiques, de vous donner l'impression d'accéder à la simplicité de l'Intelligence, Jean-Paul Dumont en ait fait la plaque tournante de la philosophie grecque. Porte-avions dans la tempête toujours prêt à accueillir les abeilles qui se sont aventurés à butiner le miel de l'Hymmette. L'on conçoit aussi très bien qu'Alexandre se soit enfui au bout du monde pour échapper à l'englobante vision de ce père la sagesse !

    Tsst ! Tsst ! Ne profitez pas de l'ombre tutélaire du grand Irréductible pour vous éloigner sur la pointe des pieds. Jean-Paul Dumont est un excellent maître d'écoles philosophiques. Après Aristote, la philosophie grecque se transforme en logosophie. Dans sa forme la moins mystique, le langage en tant que science du raisonnement. Non pas la tautologie sophistique mais la syllologie stoïcienne. Ce n'est plus l'orgiaque parole de Gorgias qui mange le monde, l'avale en trois coups de mandibules moqueurs, et vous laisse béant comme trois ronds de frites devant l'absence de l'assiette du réel escamotée, et qui s'amuse de son tour de passe-passe, mais la froide classification conceptuelle qui induit l'attitude éthique du philosophe.

    Et puis il y a ce désenchantement des esprits. Déjà que les Grecs n'ont jamais cru en quelque chose, voici qu'avec les sceptiques ils en viennent à ne plus penser pas plus loin que le bout de leurs lèvres. Jusqu'aux écoles platoniciennes qui entrent en crise. A y réfléchir de près le platonisme n'est-il pas une théorie de l'ambivalence programmée ?

    Reste que si Jean-Paul Dumont a laissé le dieu biblique à la porte, il n'a fait qu'imiter les philosophes grecs qui n'ont jamais permis aux locataires de l'Olympe de fouler ne serait-ce que d'un seul orteil le parvis sémantique de leurs écrits. Deux ou trois allusions à Zeus, Apollon, Saturne et Athéna, par convention et pure facilité de nomination conceptuelle, et puis plus rien. Apparemment la philosophie grecque ne fait pas bon ménage avec le paganisme ! Ce n'est pas que les Grecs ne croyaient pas à leurs dieux, c'est qu'ils les avaient relégués sur l'étagère aux bibelots oubliés.

    La relecture de la philosophie platonicienne, non pas celle des dialogues socratiques mais l'enseignement oral beaucoup plus secret du fondateur de l'Académie, par Plotin nous en est donc d'autant plus chère. Non pas que Plotin tenterait de réintroduire en douce les pénates de la religion dans la pensée grecque mais parce qu'il investit toute la métaphysique hellène d'un esprit prométhéen qui ne trompe personne. Ce n'est pas la foudre jupitérienne et sacrée qui s'abat sur l'élu, mais la pensée aquiléenne de l'indivis-philosophe qui s'en vient prendre l'unique place possible au banquet de l'Un. Montée en puissance de la volonté que Nietzsche décrira en tant que retour du Même au Même. Inversion des valeurs et achèvement de la philosophie antique. Les Pythagoriciens l'avaient déjà posé au tout début de cette aventure : l'Un n'est jamais premier. Penser le dieu grec selon l'unicité chrétienne est une véritable hérésie catholique. Le moteur immobile aristotélicien n'est pas moteur, mais immobile. D'ailleurs s'il était moteur il ne serait pas immobile alors que rien ne l'empêche d'être immobile qu'il soit ou ne soit pas moteur. Le moteur n'est pas plus premier que l'Un. Le destin n'est jamais derrière nous mais toujours au-devant de nous. Ce n'est pas la cause qui commande mais l'acte qui nous induit. Le paganisme n'est que l'expression imagée du désir de la philosophie.

    ( 2008 / in Dumont Olympe )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 5

     

    CHRONIQUES

    DE

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 005 / Novembre 2016

    CONSTELLATION STEPHANE MALLARME

     

    UN COUP DE DES JAMAIS N'ABOLIRA LE HASARD.

    STEPHANE MALLARME.

    MANUSCRIT ET EPREUVES.

    EDITIONS ET OBSERVATIONS DE FRANCOISE MOREL.

    OCTOBRE 2007. LA TABLE RONDE.198 p.

     

    Irremplaçable. Pour tous les aficionados du Maître celui qui, surgi et inférant la manœuvre. Dépêchez-vous de vous le procurer : il n'a été tiré qu'à 2500 exemplaires. Certes les éditions du Coup de dés ne manquent pas mais celle-ci offre les fac-similés de la revue Cosmopolis, le manuscrit qui servit à l'édition fantôme d'Ambroise Vollard qui devait être illustrée par Odilon Redon, les épreuves de cette même édition corrigées par Mallarmé, plus quelques pages de brouillons, grand-format 24 32 sous coffret cartonné ! Que demander de plus, si ce n'est une couverture du bouquin lui-même moins souple, par trop économie de bout de chandelle.

    Mais ne boudons pas notre plaisir dans le boudoir poétique. Je vous laisse rêver sur les différents documents offerts à votre curiosité. Intéressons-nous plutôt à la lecture du Coup de Dès proposée par Françoise Morel. Une courte notule de Joseph Benhamou nous apprend que Françoise Morel n'est autre que la fille du poëte Henry Charpentier secrétaire de L'Académie Mallarmé, familier de Paul Valéry, d'Edmond Bonniot et d'Henri Mondor, ces fidèles de l'après-mort du poëte qui s'instituèrent les gardiens et les propagateurs de l'oeuvre mallarméenne et à qui nous devons tant.

    Les gloses savantes autour Un Coup de Dés ne manquent pas, mais la méthode de Françoise Morel nous semble bonne, de ne s'en référer qu'à Mallarmé lui-même, pour dissiper les aléatoires sombreurs du poème. Obscurité toute relative d'ailleurs, la grandeur du texte ne résidant nullement en son opacité mais en l'incommensurable arpentage de sa tentative.

    La poésie de Mallarmé fascine tant, que nombre de ses lecteurs en oublient qu'il fut aussi un fabuleux prosateur, propagateur d'une phrase des plus fluides et des plus nerveuses, en le jeu où elle épouse la moindre variation sensitive de la syntaxe française. Alors qu'un Marcel Proust construit le déroulement de ses périodes sur l'intangible ossature propositionnelle de la grammaire, Mallarmé suit le courant du sens. Sa prose va vers ce qu'elle veut dire, et refuse de dire avant que de s'écrire. Comme le navire qui s'incline d'un côté ou de l'autre, selon l'ondoiement de la vague.

    C'est en cela que parler d'obscurité mallarméenne relève de la bêtise. Mallarmé n'est pas obscur, mais subtil. Sa parole ne cèle rien, elle en dit plus. Ce poëte, que l'on surnomme du silence et de l'extrême condensation, a beaucoup parlé. Mallarmé ne s'est jamais retranché, il fut homme affable qui entrait facilement en conversation, avec ses pairs, ses voisins, la commune humanité, le mardi et tous les autres jours de la semaine. Il suffit de feuilleter le volume de la Pléiade, édition Mondor, et non la nouvelle en deux tomes de Bertrand Marchal établie selon les lois économiques de la vulgarité sacrificielle éditoriale actuelles, pour s'apercevoir que Mallarmé fut un causeur disert. Reprenant en cela une des plus vieilles traditions de notre littérature nationale.

    Il parlait de tout et de rien, mais pas de n'importe quoi puisqu'il ramenait tout à la structure élémentaire de quelque idée fixe. De la nature, non pas des choses, mais de la poésie pourrait-on baptiser son entreprise. Donc revenons à la raison de Françoise Morel d'appuyer chacune de ses assertions de nombreuses lectures de Mallarmé. Car Mallarmé ne parlait pas au hasard. S'il en est un qui donna un sens plus pur à chaque mot de la tribu ce fut bien lui. Quoique le terme de philosophique me déplait pour qualifier la démarche mallarméenne, j'opte bien plus volontiers pour celle de métaphysique, le travail de Mallarmé vis-à-vis du langage est bien celui d'un resserrement sémantique du sens du seul vocable autour de ce qu'il nommait sa native signification. Ce qui ne veut pas dire automatiquement étymologique mais d'une manière plus précise, originelle, en le sens où l'origine est toujours téléologique. L'origine n'a d'autre fin que son propre but.

    Nous ne sommes pas toujours d'accord avec les visions de Françoise Morel, sa lecture des plus intelligentes détruit l'imagerie du poème. La tempête initiale se résout trop souvent en infime clapotis. Mais la yole à jamais littéraire induit peut-être une telle appréhension. Marin baudelairien, Mallarmé qui bâtit son expérience poétique sur l'environnement quotidien de son existence, sa pipe, ses bouquins, sa chambre, ne fut qu'un marinier d'eau douce. Mais notre désaccord provient surtout d'un a-priori métaphysique. Pour Françoise Morel le sujet du Coup de Dés est le poème. Selon nous il s'agirait d'une réflexion qui va au-delà du poème pour poser la problématique de l'Acte Poétique.

    Le problème n'est pas d'écrire un beau poème. Le premier imbécile venu peut y réussir tant soit peu. Que Mallarmé affirmât des exigences intimes au-dessus de la moyenne, nous en convenons, qu'il ait eu des scrupules dont nombre de ses pairs les plus proches n'eurent et n'avaient même pas idée, ne fait aucun doute. Mais l'écriture d'un poème ne relève jamais chez Mallarmé d'une seule perfectibilité technique, la poésie est pour lui une élection. Non pas celle du suffrage universel des lecteurs possibles mais d'une mise en demeure personnelle de donner sens à la propre actance d'un acte qui sera pour sa suprématie défini en tant que poétique ou orphique.

    Ces deux mots s'équivalent chez Mallarmé, même si notre modernité les découpe. L'orphisme est rangé au rang des vieilleries poétiques et la poétique exhaussée au terme de travail libéral du texte, mais somme toute productif. Chez Mallarmé, poétique et orphique veulent bien dire la même chose, que l'acte qu'ils honorent de leur qualification, interfère avec l'univers. Si les arbres inclinaient leur faite au son de la lyre orphique c'est que le chant du poëte était en capacité d'entrer en résonance avec l'univers. Le poëte était comme un dieu cosmique capable d'ordonnancer le kaos.

    Une question demeure, d'autant plus obsédante que Mallarmé en donne à plusieurs fois lui-même la réponse. Quel est le résultat chiffré du coup de dés ? Il ne s'agit pas de se lancer dans des calculs d'apothicaire. D'abord le coup de dès est-il nécessaire ? Le Maître lui-même n'hésite-t-il pas à lancer les cubes fatidiques ? Plutôt insignifiants en fait, car vaincre le hasard c'est un peu comme les athées qui croient nier Dieu en affirmant qu'il n'est pas. Sagesse socratique de Nietzsche qui se contentait de dire qu'il n'était plus.

    Etre contre Dieu c'est encore être avec Dieu. Abolir le hasard dans un jeu de hasard est autant une mission impossible. Bien sûr, au-delà des deux chiffres, il s'agit de rechercher le nombre. Non pas le contingentement recensif d'objets énumérés en leur globalité mais l'invariant structurant de l'univers. Retour à la bataille pythagoricienne des universaux. Abellio, plus près de nous, nomma cette clef la structure absolue, faisant du six le nombre d'or par lui démontré.

    De toutes les manières que l'acte soit accompli ou pas c'est toujours le nombre lui-même qui sera ou ne sera pas relevé. Si nous avons besoin du nombre, le nombre a apparemment moins nécessité de notre présence. Il se suffit à lui-même alors que nous, nous aimerions combler par lui, notre incomplétude. Qui entre parenthèses serait égale à zéro puisque l'on ne peut rien, par définition, ajouter au Nombre recherché. D'ailleurs si nous voulions abolir le monde en une précarité existentielle de cauchemar solipsisméen il suffit de proclamer que nous n'étant pas, le nombre ne serait pas.

    Nous atteignons à notre propre vertige. Françoise Morel s'y attarde longuement : et si le Nombre équivalait au zéro ? Comme cela fonctionnerait bien avec l'imagerie épinalesque de la poésie mallarméenne. Tous ces commentateurs qui ont glosé sur la poésie du néant, et ne serait-ce que le premier mot du premier poème qui annonce et résume l'inanité du recueil qui se donne à lire comme une cassette de diamant qui ne renfermerait rien de plus précieux que sa propre béance. A chacun son cercueil en bois de santal !

    Encore que les scoliastes oublient le Salut, initial et propitiatoire, qui est bien un acte de salutation en exergue de tout contenu fût-il le vide le plus obscurément insignifiant. Mais de toutes les façons que l'acte soit accompli ou pas, ce n'est pas le hasard qui est en jeu mais l'acte lui-même et le nombre sera toujours inscrit dans l'ordre du possible. Ce serait. Le désespoir pour un esprit croyant ce ne serait pas que Dieu n'existe pas mais que l'existence de Dieu ne soit même pas possible. Le lecteur appréciera l'humoristique absurdité de notre pseudo-démonstration.

    Ne pas accomplir l'acte relève de ce que Nietzsche stigmatise sous le concept transitoire de traversée du nihilisme. Ce découragement qui nous étreint tous devant l'inutilité d'une tâche dont la grandeur démesurée de l'univers accroît et nie la petitesse insignifiante. Que de fois ne reculons-nous pas devant la petite cuillère à aller remplir à la mer pour vider l'océan ! Heureusement que Valéry nous a appris qu'une minuscule goutte de vin ( et pourquoi pas d'encre ) suffit pour teinter la mer entière. Mare nostrum teintée du sang romain.

    Dont l'acte serait égal à zéro. Et les faces des deux dés stabilisés s'auréoleraient de cette double numérotation. Double zéro en quelque sorte. C'en est déjà un de trop. Outre le fait que symboliquement ce chiffre n'apparait pas dans l'ordinaire nomenclature ponctuelle. Un coup pour rien en quelque sorte, à rejouer.

    Le zéro, si zéro il doit y avoir ne peut se poser qu'à côté. Malgré ce qu'en rapportent les mathématiciens 4 + 4 n'est pas égal à 0 + 4 + 4. Les deux huit ainsi obtenus ne sont pas les mêmes. Car 8 n'équivaudra jamais à 0 + 8. Mathématiquement oui, certes. Mais poétiquement, non. Le nombre mathématique ne vise qu'au résultat. Le nombre poétique tient compte de l'acte mathématique. La mathématique exclut le mathématicien mais l'acte poétique ne peut sous peine de ne plus être poétique ne pas tenir compte du poëte.

    Si à la fin du poème il est rappelé que toute pensée émet un coup de dès c'est que comme la mer toujours recommencée l'acte poétique peut être suivi d'un autre acte poétique. Ce qui entre quelque peu en contradiction avec les prolégomènes initiaux de départ puisque l'on parle de circonstances éternelles, puisqu'il semble que le poëte pose la problématique non en tant qu'incident de parcours, mais sous une forme de sacre absolu. La contradiction n'est qu'apparente, pour être absolu l'absolu n'en doit pas moins aussi circonscrire l'in-absolu, le circonstanciel, le renouvelable, l'infini au sens grec du terme, l'imperfectibilité pour résumer en un terme plus accessible.

    Le problème n'en est pas pour autant résolu, si nous avons écarté le double zéro, d'un coup d'escopette déductif et repoussé dans les marges le zéro unique et nécessaire, nous n'en avons point pour autant la solution. Le nec le plus ultra serait de s'accorder sur le Nombre douze ( 6 + 6 ) : tout Mallarmé y concourt, Un Coup de Dès n'est-il pas l'acte de naissance officiel de la modernité poétique, le meurtre du père, le dynamitage la conflagration du vieil alexandrin ! Le dodécaphonisme poétique volant définitivement en éclats !

    Oui, ce serait bath et l'on aimerait se baigner dans de telles eaux mouvementées. Mais la phrase initiale du poème nous interdit de sympathiser avec cette fausse évidence. Mallarmé avait assez lu Nerval pour savoir que les chimères reviennent toujours à la treizième heure ! Puisque le douze et le treize nous sont interdits, Françoise Morel saute jusqu'au quatorze. Facile de deviner pourquoi : quatorze, simple multiple de sept, ce sept que Mallarmé indique en toutes lettres à la fin de son poème, et qui est le nombre symbolique du sonnet.

    Le nombre sera donc sept, puisque Un Coup de Dès problématise l'écriture d'un poème et que le sonnet est en quelque sorte le roi des poèmes. Les meilleurs poèmes de Mallarmé ne sont-ils pas d'ailleurs ses sonnets ? Le serpent se mord la queue. Ce qu'il fallait démontrer est démontré. Encore que Françoise Morel ne se hasarde point à de sombres et évanescents pronostics, elle débat en trois lignes sur les conjectures suivantes : le sept mallarméen est-il obtenu par la combinaison 4 + 3 ou 3 + 4 ou 5 + 2 ou 2 + 5 ou 1 + 6 ou 6 + 1 ?

    Inutile de se prendre la tête plus avant semble-t-elle nous dire : d'abord elle barre d'un coup de plume trois des occurrence sous prétexte que par exemple, 3 + 4 et 4 + 3 sont la même chose. Ce qui pour nous ne saurait être : les dés ne sont pas indistincts, il y a un Dé A et un Dé B et notre curiosité naturelle nous pousse à envisager le chiffre exact de A et puis de B. Et ce d'autant plus qu'entre les trois possibilités envisagées elle s'impose une loi du silence bien plus ignorant que mallarméen.

    Il faut bien pourtant qu'une solution s'impose. Sans quoi Un Coup de Dés n'impliquerait pas la notion d'absolu poétique. Daumal peut peut-être escalader le mont Analogue par ses quatre faces, mais le nom même de la montagne analogique induit une pluralité que le Un du Un coup de Dès jamais n'abolira le Hasard exige. Il ne s'agit pas d'un principe d'indétermination mais de l'unicité idéelle et platonicienne opposable à l'Autre. Il n'existe pas un Autre platonicien, pour la simple et bonne raison que l'altérité au Un ne saurait être unique. Sans quoi elle relèverait du Un. Il existe donc une double altérité qui mathématiquement se décline très facilement : 0, 1, 2. Les grecs ne connaissant point le zéro mathématique ont analogisé le 0 en non-être, ce qui résolvait le problème tout en laissant planer le doute sur l'êtralité du non-être, qui semblait participer en même temps du non-être et de l'être, puisque la négation de Dieu c'est encore une manière négative d'affirmer la présence de Dieu.

    Pour le zéro, nous avons déjà vu qu'il est bien dans la marge du poème – et nous rappellerons que dans Un Coup de Dés la marge est partout, sur les bords et au milieu du texte, de par sa disposition, de par sa dispersion même. Pour le Un, nous le prenons et le posons. Le lecteur demandera sur lequel des deux dés. Sur le deuxième évidemment puisque le premier sera occupé par le chiffre Six.

    L'on ne manquera pas de nous faire remarquer qu'à ce point nous ne sommes guère plus explicatif que Françoise Morel. Un peu de patience ! Si nous posons le Un, le second chiffre ne peut-être que le six car 7 – 1 = 6. Nous ne choisissons pas le Un par hasard mais parce qu'il est donné dès le titre du poème, et parce qu'il s'inscrit dans la suite logique du zéro. Poser le Un c'est d'office affirmer le Six et renvoyer aux limbes du non-advenu le deux, le trois, le quatre et le cinq.

    Toutefois nous venions d'évoquer le 2 dans la suite mathématique du 0, 1, 2 . Pourquoi ne retrouvons-nous pas le 2 ? Mais nous le retrouvons cher lecteur, non pas sous sa forme mathématique mais sous sa conceptualisation platonicienne, non pas le deux énumératif, mais la dyade, la notion pure de la fragmentation qui ne peut être qu'inférieure à sa représentation segmentaire originelle puisque atomisée dans l'infini découpage zénonien de la partie du tout. Le chiffre Six, le redoutable hexamètre originel, sera donc celui du premier dé et le chiffre Un celui du deuxième dé. Encore qu'il ne s'agit pas d'énoncer un ordre compétitif d'arrivée mais d'établir d'une manière intangible l'Unicité du Nombre Sept obtenu par la multiple additionnalité de ses composants.

    Le Nombre qui ne peut pas être un autre s'énonce donc algébriquement parlant comme : 0 + 6 + 1 = 7. Il est important que ce soit celui-ci ( ou un autre, nous sommes ouverts à tout autre calcul ) et non pas un autre. Bref le Nombre doit être le résultat d'un calcul, souvenons-nous du hors d'anciens calculs de probabilités du Maître. Pour ce qui est de la longitude et de latitude qui se calculaient chez les officiers de marine sur des feuillets de tabac à rouler, le lieu est facile à déterminer du moment que vous vous placez en des circonstances absolues, il est non pas ici et maintenant, mais n'importe où et n'importe quand, l'univers étant un cercle dont le centre, le senstre, se trouve là où l'on veut bien le mettre, le maître.

    Le sens de tout cela, car le sens lui-même doit bien avoir un sens, c'est que l'acte poétique est bien opératoire. Mallarmé disait orphique. Le poëte influe sur l'univers. Quant à mesurer l'importance et les effets de cette action, Mallarmé n'en évoque ni les usages ni les coutumes. Mais il n'est pas interdit à nos lecteurs de rêver aux questions que suscite notre réponse, que personne ne nous avait demandée. Dont acte. Donc acte.

    André Murcie. ( 2007 )

    SIGNES ANNONCIATEURS D'ORAGES

    NOUVELLES PREUVES DE L'EXISTENCE DES DIEUX

    OLIVIER CHIRAN / PIERRE MUZIN

    PONTCERQ

    ( 244 pp / 2° Trim. 2014 )

    Le retour des Dieux. Là où on ne les attendait pas. Ne les attendait plus, pour être davantage exact. Car ils étaient-là lors de la Révolution Française. Non pas nommément, en personne, mais sous une forme impalpable et cependant extrêmement prégnante : Les Humanités dont chacun avait été pétri lors de ses études. Le christianisme avait été leur principal vecteur de propagation intellectuelle. Les tenait pour des bibelots de toute beauté, mais inoffensifs. Lorsque le feu qui couvait sous la cendre depuis des siècles éclata, l'Eglise vacilla. Mais personne ne voulut les voir et les accueillir. Au contraire, alors que la doctrine monothéiste avait du plomb dans l'aile, l'on se porta de tous côtés à son secours. Guerre de religion en Vendée, culte de l'Être suprême en Paris. L'Empire qui succéda ne sut pas les reconnaître, par manque de temps et de subtilité. Mais l'analyse de tout cela nous entraînerait trop loin. Dès lors les Dieux redevinrent les passagers clandestins de la réflexion politique. L'on préféra considérer leur survie dans les cales de l'esprit comme un anachronisme à forte valeur culturelle ajoutée, mais sans plus. A part l'esprit éthéré des poëtes se plaisait-on à sourire...

    Lorsque la Nouvelle Droite les remit à l'honneur, l'on respira. Aucune âme sensée éprise de progrès et de justice sociale ne pouvait contredire que les vieilles idoles s'étaient rangées du côté des rétrogrades les plus dangereux quant au futur exercice démocratique des libertés humaines. Et patatras, un livre survient, en l'an de disgrâce 2014, qui réaffirme leur existence et l'urgence de leur retour. Mais cette fois, l'annonce nouvelle provient de l'extrême-gauche ! L'on peut même la localiser très précisément : de cette mouvance des Appellistes dont le grand public prit connaissance lors de l'Affaire dite de Tarnac.

    On croyait en avoir fait le tour de ces jeunes gens à la tête bien pleine. Un mix un peu étrange mais qui possède sa logique interne accessible à tous ceux qui veulent se donner la peine de réfléchir : activisme, anarchisme, hyper-intellectualisme, anti-tech, écologisme, féminisme... et les voici qui sortent ce petit volume, dans lequel nous ne saurions voir qu'un ballon d'essai.

    Partent d'un question essentielle : pourquoi le mouvement révolutionnaire est-il en si mauvais état et accumule-t-il tant de défaites ? La première réponse est une lapalissade : parce que le Capital est beaucoup plus fort car il possède des armes que les démunis n'ont pas. Pas de porte-avions, pas de blindés, pas de mitraillettes... ferblanteries comminatoires certes mais point essentielles. La force du Capital est ailleurs. Dans la légion des Dieux qui combattent à ses côtés. Inutile d'ouvrir de yeux aussi grands que des soucoupes volantes. Les Dieux sont là, partout chez vous, et vous les appelez par leurs noms toute la sainte journée. Un exemple, les cafétérias Eris. Eris, la soeur d'Arès, celle que beaucoup accusent d'être la principale responsable du litige qui provoqua la Guerre de Troie. Et sur ce Olivier Chiran et Pierre Muzin vous citent durant plus de cinquante pages un nombre surprenant d'entreprises dont le nom est en lien direct ou indirect avec un dieu appartenant au panthéon d'une quelconque mythologie : grecque, romaine, scandinave, africaine, asiatique...

    L'argument peut paraître mince. Des milliers de chiens s'appellent Titus, sans que leurs maîtres fassent partie d'une conjuration mondiale destinée à hisser un Empereur à la tête du monde ! D'où la nécessité de prouver l'existence des Dieux pour démontrer l'efficience du Capitalisme. Ces preuves de l'existence des Dieux ne sont pas sans analogie avec les preuves de l'existence de Dieu mises au point par les Pères de l'Eglise... Elles n'en sont pas plus convaincantes. Les cent pages de démonstration se peuvent résumer au sophisme suivant : si les Dieux possèdent un nom, c'est donc qu'ils existent. L'Idée authentifie l'Existence puisque l'Existence aboutit à son Idée. Titus sait qu'il existe parce qu'il se mord la queue : c'est ainsi que le jeune chiot découvre la concrétude du monde. Le doute de Descartes renforce la malebranche sur lequel il s'est à scie.

    Donc les Dieux existent, et ce sont eux qui fournissent au Capitalisme son énergie triomphatrice. Le combat paraît vain. Mais il suffirait que les dominés aient aussi un bataillon sacré de dieux qui marchât à leurs côtés pour entrevoir la possibilité d'une victoire. A dieux contre dieux, l'on n'est pas certains de remporter la mise, mais la lutte se déroulera beaucoup plus à égalité.

    Mais les Dieux ont déjà choisi leur camp. Inutile de chercher à les faire déserter. Faudra que l'homo humilis s'en façonne d'autres à partir de la glaise des mots. Olivier Chiran et Pierre Muzin nous fournissent un exemple : inutile que les chômeurs manifestent en criant « Non au Chômage ! », bien plus efficace sera de se lancer à l'assaut des CRS en hurlant le nom de la nouvelle divinité KO-MA-Ré ! C'est elle qui insufflera leur allant à ces troupes qui feront appel à sa puissance et à sa protection vindicatives.

    Avouons que nous ne sommes guère convaincus. Le refus des Anciens Dieux et de leurs implantations géo-historiques nous dépossèderait de toute efficience opératoire. Voici des révolutionnaires qui en attendant de tomber de l'arbre sur lequel ils viennent de se percher en toute inconscience s'en remettent à une universalité idéale de la notion de divinité même lorsqu'ils pensent nous la servir en tranches.

    L'erreur ne vient peut-être pas de leur propre fait mais de cette manie que depuis les années quatre-vingt les penseurs d'extrême gauche ont pris de nommer le déploiement du capitalisme mondialisé du nom d'Empire. Ce faisant, ils ont coupé le mouvement révolutionnaire de toutes ses origines historico-impériumique, et ont relégué en un arrière-plan secondaire la nécessité de lutter contre toute reconstitution de l'idéologie monothéiste. Beaucoup de militants ne savent plus pourquoi – c'est-à-dire contre qui, contre quoi ils se battent au juste. Si ce n'est pour quelques vagues idées généreuses à base d'anti-racisme et de féminisme que l'on peut aisément résoudre en le fameux, nous sommes tous frères et soeurs aux consonances trop chrétiennes pour qu'elles puissent être niées. L'on en arrive à des inconséquences gravissimes : des féministes qui défendent le port du voile islamique au nom de l'antiracisme ! L'on aura tout vu, mais ce n'est rien à côté de ce qui est en passe d'advenir.

    Nous n'aimons point Michel Onfray. Olivier Chiran et Pierre Muzin l'exècrent. Lui promettent mille sortes de supplices. Pour le punir de son athéisme. Nous avons démontré en une autre chronique combien celui-ci nous paraît bien tiède. Ce qui nous gêne dans leur critique de Michel Onfray, c'est que nous y sentons poindre davantage les prémisses d'une pensée englobante, universaliste et monothéique qui va à l'encontre de l'existence séparée de ces Dieux dont ils appellent la venue. Nos appellistes sont en proie à un mal de spiritualité que nous entrevoyons comme une des formes de ce retour programmé du religieux institué par le déploiement économico-libéral. Cette religiosité multiforme agit et comme un paravent de protection et de diversion idéologique et aussi comme un perfide filet arachnéen de camouflage du concept opératoire impériumal des plus efficaces. Le but ultime de toutes ces manipulations consiste à recouvrir d'oubli mémorial et d'inanité intellectuelle toute allusion au concept et au redéploiement historial de l'Imperium Romanum.

    André Murcie ( 16 / 06 / 15 )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N°4

    CHRONIQUES

    DE

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 004 / Novembre 2016

    CONSTELLATION STEPHANE MALLARME

    LE NOMBRE ET LA SIRENE

    UN DECHIFFRAGE DU COUP DE DES DE MALLARME

    QUENTIN MEILLASSOUX

    Septembre 2011 / Col Ouvertures / Fayard

    Un livre que tous les mallarméens se doivent de lire. Nous le résumerons en quatre mots : une très belle démonstration. Au sens mathématique du terme. Avec en sous-main la sempiternelle interrogation de la véracité mathématique. La mathématique est-elle un ensemble clos refermé sur lui-même ou une fidèle transcription de la structure de l'univers. Si je peux fort justement dénombrer les deux stylos qui traînent sur ma table de travail, est-ce parce qu'il traîne vraiment deux stylos sur ma table de travail, ou est-ce parce que j'ai construit intellectuellement le nombre deux qui s'applique fort opinément à ces deux stylos qui se prélassent sur ma table de travail. Si je bois mon café petite cuillère par petite cuillère, n'est-ce pas uniquement parce que je possède une petite cuillère ? Sans l'invention de celle-ci je serais à même de m'en régaler gorgée par gorgée. Décidément Gorgias n'est jamais loin de ma pensée. La comparaison pourra sembler oiseuse, mais tout indique que l'Homme a construit dans sa tête – sans doute en relation avec ses doigts - le nombre deux avant de tailler dans un bout de bois la si utilitaire petite cuillère. La figure de celle-ci faisant appel à la paume de la main à moitié refermée...

    Quentin Meillassoux laisse tomber les dés. Si le poème de Mallarmé s'intitule Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, et si le poème se donne à lire lui-même comme un coup de dés, ce n'est pas sur la face des dés qu'il faille chercher le nombre fatidique mais à l'intérieur même du poème. Très simple : il suffit de compter les mots, ce qui nous donne le chiffre 707. Ne vous précipitez pas pour aller vérifier, car vous avez toutes les chances de tomber à côté. 705, 708, 709... Quentin Meillassoux s'explique longuement sur la manière dont on se doit de compter. Il ne s'agit ni de caprices ou de lubies personnelles. Il appuie ses choix sur le texte même du poème ou sur plusieurs allégations du poëte éparses en ses autres écrits. En plus, ces variations quantitatives amènent de l'eau à son moulin : elles correspondent à la volonté expresse de Mallarmé qui dans ses variations aléatoires de la numération a voulu métaphoriser le fait que le coup de dés n'a peut-être jamais été lancé, et surtout que cette indécision comptable n'est que le reflet de ce qui doit être aboli : le hasard. Car le nombre 707 n'est en rien magique. Il a été en quelque sorte choisi aléatoirement. Tirer les dés et obtenir un double six est une chose, dire je vais lancer les dés et obtenir un double six est beaucoup plus inquiétant si vous réalisez effectivement votre double six. Seriez-vous un individu qui maîtriserait le hasard ? Ou serait-ce un coup de chance ? L'on vous demandera de réitérer. Si vous y parvenez systématiquement : soit vous êtes le Maître, soit vous avez pipé le jeu.

    Mallarmé n'en pipe mot. Déjà sur le portrait de Manet, il se tait. Il n'annonce pas qu'il va vous sortir le 707, et il vous le sort sans vous le dire. C'est au lecteur d'authentifier la préméditation mallarméenne et de l'aider en quelque sorte à abolir le hasard. Pas facile. Plus d'un siècle s'est écoulé avant qu'un petit malin, Quentin Meillassoux, se soit aperçu du numéro. L'a fallu que le hasard se mette sur la piste. S'amusant à compter les mots de Salut, il trouve 77, 70 pour le sonnet A la nue accablante... cette redondance du chiffre sept sur deux poèmes qui évoquent un naufrage – les mêmes circonstances éternelles du Coup de Dés – ne peut être due au hasard, surtout si on le met en relation avec le septuor final de la grande ourse qui a lieu à la fin du poème.

    Mais Meillassoux n'entend point sortir du Coup de dés du néant, le chiffre 707 se doit d'être indiqué en toute lettres dans le seul corps du poème. Il suffit de savoir le lire. Mallarmé nous aurait-il fait avant le surréalisme le coup du hasard objectif de Breton ? Bien sûr que huit, pardon que oui, pour le premier sept prenez le si -septième note de la gamme musicale – du premier Comme si, pour le zéro prenez le cercle du tourbillon – lui-même symbole du néant – et pour le deuxième 7, le si du second Comme si. Vérifiez à la ( double ) page 6, du poème.

    Mais pourquoi 707 et pas 956 ? A choisir un chiffre au hasard, pourquoi pas le 707 ? Si j'annonce que je vais faire un double six, je peux aussi bien prétendre vouloir réaliser un double trois. Mais le double six, en jette davantage, plus royal en quelque sorte. Ce sera 707 car le 7 c'est six + 1, autrement dit l'hexamètre tutélaire de la poésie grecque, symbolisé en l'hémistiche de notre fier alexandrin + 1. Faites-moi un hémistiche de sept syllabes accentuées et le vers est faux, ou alors vous êtes un jeune anarchiste qui rejette toutes les règles et vous instaurez la non-règle du vers libre. Pour le zéro, nous ne nous étendrons pas sur le nihilisme congénital de toutes les actions humaines qui n'influencent en rien la marche ( en avant ? Régressive ? Ou en rond ? ) de l'univers.

    Mais Mallarmé ne s'en est jamais caché. L'écriture du Coup de Dés est orphique. Le poème est une interaction entre l'Homme et l'Univers. Un peu comme ces particules dont on prouve l'existence par le choc qu'elles entretiennent avec une autre particule dont on connaît les paramètres existentiels. Pensons ( avec ironie ) à ces physiciens américains qui sont persuadés que la collision observée du boson de Higgs sera la preuve de la nécessité unifiante de la présence de Dieu...

    Le malheur c'est que Quentin Meillassoux opère vis-à-vis du poème de Mallarmé comme les astro-physiciens avec le hic du fameux boson ! Qu'est-ce que le Coup de Dés ? Ni plus, ni moins que le coup du Christ aux sept plaies cloué sur sa croix. Par des légionnaires romains qui une fois leur travail terminé se dépêchent comme par hasard de faire une partie de dés...

    Dans notre ciel dévasté, Mallarmé aurait voulu réintroduire un peu de divinité. Chassez le Dieu, et il revient au galop. Meillassoux nous rappelle La Chute de l'Ange de Lamartine, La fin de Satan de Victor Hugo, la France éternelle de Michelet et le prolétariat rédempteur de Marx. Tous ces grands artistes ont essayé de substituer au Dieu chrétien mis à mort par la Révolution Française, des ersatz roboratifs : l'Homme, le Progrès, l'Art, la Poésie et autres fariboles qui auraient été broyés par le si dur vingtième siècle finissant. Nous n'avons plus d'idéologie, essayons de revenir aux vieilles lunes de l'Europe chrétienne, disons christologiques, voire christophoriques pour ne pas froisser les pauvres âmes athées.

    Dans son analyse d'Igitur, Paul Claudel s'était conduit en pur et dur chrétien constantinien, ôtez de moi ces voiles d'ébène qui m'empêchent de voir la gloire mondaine de Dieu... Meillassoux avance davantage en Tartuffe, chrétien rampant qui n'ose proclamer sa foi, mais qui oeuvre à une hypothétique deuxième résurrection. Même s'il s'en défend. La nostalgie plus ou moins consciente du christianisme se déploie souvent sous une forme de dénégation.

    Peut-être convient-il de reprendre la problématique. Si tout est relatif, la proposition énonçante de cette relativité, doit être elle aussi relative. Il conviendrait mieux de dire : tout est relatif, même le principe de relativité généralisée. Nous retrouvons sous une forme plus actuelle l'analyse mallarméenne : tout est contingent, même la contingence. Le principe d'indétermination de l'écriture se doit d'être lui même soumis à sa propre indétermination.

    Un peu comme les atomes d'Epicure qui tombent infiniment en traits parallèles qui ne se rencontrent jamais. A part que la Nécessité de la présence de l'univers force à définir l'accident d'une collision effective. Circonstances éternelles d'une chute qui entremêle les poils séparés du pinceau ionique. Les particules n'ont pas eu besoin d'accélérateur pour se croiser. Elles sont leurs propres accélérateurs. Elles sont la flèche, l'arc et le lanceur. Et jamais les trois ne se rejoignent pour former un tout harmonieux. La cible de l'univers n'est jamais visée, puisque la flèche n'est jamais lancée. L'univers, l'unicité de la cible vers laquelle l'on aimerait que la flèche du cruel Zénon se dirige – ah si l'on pouvait le transformer en méchant archer du martyre de St Sébastien – n'est qu'un dommage collatéral de la logique unificicatrice de l'esprit humain.

    Mais le fait que le chant d'Orphée assagisse les animaux les plus sauvages et ploie la cime des arbres ne démontre en rien qu'il existerait une harmonie totalitaire, souveraine, et pour parler comme Platon, idéelle, qui s'appellerait l'unité de l'univers, mais accentue au contraire la solitude imparable de tout objet à n'être que dans la solitude de ce qu'il est. Un agrégat n'est que la preuve par l'absurde de la séparation de toutes choses. Le nombre deux n'est que la préhension intellectuelle de deux choses distinctes. Deux n'est que d'eux.

    Nous croyons voir l'univers et nous le créons en inventant le concept de clinamen. Est-ce le clinamen ou le concept qui est aléatoire ? Aléatoirement nécessaire ? Le clinamen n'est que notre regard intellectuel – notre oeil pas si limpide que cela - que nous portons sur l'atomisation originelle et donc éternelle. Nous confondons la vision uniformisante de notre regard avec la vision séparée des choses que nous voyons. Nous avons institué le clinamen pour ne pas nous perdre dans la plus amère des solitudes. Les écoles philosophiques ne sont pas nées de la nécessité de l'enseignement mais pour se réunir et se protéger. Instinct grégaire de l'individu esseulé qui rejoint le troupeau pour se mieux rassurer.

    Or, rien n'est plus désolé que le Coup de Dès. Quel déplorable casting ! Un capitaine mort, le fantôme d'Hamlet, et la vision entraperçue d'une sirène mythologique. Pas grand monde ! Pas plus de frais pour le décor : un château de brume, un océan indistinct, un vaisseau fantôme, une toque de fourrure qui se réduit à une plume ! Rien, si ce n'est le lieu de la scène, peut-être éclairé par sept projos hypothétiques... L'on comprend que Valéry se soit élevé contre une tentative de mise en voix théâtrale !

    Quel est le nombre ? 707 ? Pourquoi pas ? Mais le nombre de quoi ? Car un nombre ne nous intéresse qu'en tant que numérotation. 707 quoi ? 707 stylos sur ma table de travail ? 707, comme la preuve de l'existence de la mort de Dieu ? Et si c'était le nombre de l'indifférenciation ? Dans l'infini, n'importe quel nombre équivaut à un autre. Il ne s'agit pas de trouver le nombre mais de dire un nombre. N'importe lequel. A tous les coups l'on gagne. Pas nécessairement le gros lot, mais c'est tout comme. Ce qui importe, ce n'est pas le contenu de l'acte, mais l'acte lui-même. Quand vous tuez le père, n'en déplaise à Freud, ce n'est pas Dieu qui n'est plus que vous assassinez mais vous même que vous mettez en action. L'acte n'a pas de finalité, si ce n'est sa propre fin qui réside en son origine.

    Mallarmé a inventé l'acte poétique qui ne soit pas l'habituelle rédaction d'un texte. Orphée moderne il ne possède ni profondes forêts ni fauves aux robes tachées de sang. Juste du papier et une plume. Qu'importe faute de grives il prendra l'univers entier à témoin. A part que, s'il est sûr et garant de sa propre volonté poétique, la présence tutélaire de l'univers reste problématique. Il se peut qu'il y ait quelques trucs indéterminés et indéterminables qui traînent, par ci, par là, en haut, en bas, mais le fait qu'il existât quelque chose d'unique et d'universel reste aléatoire.

    Qu'importe, il a fait son truc. Mage et charlatan. Ne vous le refera pas. A vous de vous débrouiller à votre tour. Quentin Meillassoux s'en sort très bien. Même s'il incline la coque du navire du mauvais côté et s'il échoue le rafiot davantage sur les rivages bibliques que sur l'Ile des Sirènes. L'a choisi son camp, celui du monothéisme philosophique, une énième resucée du christianisme exsangue. Totalitaire mais consolateur. Nous préférons la diversité des Dieux. Toujours en guerre. Avec eux-mêmes et avec le monde. La multiplicité kaotique du monde contre la sanctification de toutes les dérélictions. La flèche d'Apollon dans le coeur du Christ. Nous savons que nos actes retentissent jusqu'au fond des siècles. Surtout si personne n'est là pour les entendre. Ainsi, n'auront pas la malchance de tomber dans l'oreille d'un sourd.

    Une façon comme une autre de retomber sur Alfred de Vigny. Car nous ne croyons en rien et n'attendons rien. Pas plus que Mallarmé. Si ce n'est le manteau irréfragable de gloire que nous avons tissé pour notre linceul. A défaut de pourpre. Même si nous ne sommes que des fragmences de l'Empire que nous portons à l'intérieur de nous.

    André Murcie. ( 2011 )

    LE CHRISTIANISME

    ET L'EGAREMENT DU MONDE

    MICHEL KELLER

    ( Editions Noir et Rouge

    75, av de Flandre / Paris 19 )

    Désolé, mais ce n'est pas publié aux Editions du Cerf, le bouquin ne trempe pas dans la bonne conscience des bénitiers d'eau croupie. Les amis de la tempérance diront que le livre est rempli de mauvaise foi. Ils auront raison. Michel Keller sonne la charge contre le christianisme. Lui déclare une guerre totale d'anéantissement. Lorsque l'on veut se débarrasser de la mauvaise herbe, il est inutile de couper les tiges. Faut exhumer les racines et les brûler pour empêcher toute nouvelle repousse.

    Keller remonte loin, à la préhistoire. Décèle l'apparition du sentiment religieux dans nos racines anthropologiques. Comme il n'est pas un spécialiste de la question, il s'en remet par le truchement de longues citations aux autorités reconnues. Ce qui n'est pas la meilleure approche. Vaut toujours mieux penser par soi-même. Ni dieu certes, mais aussi ni maître, fût-il d'école. Ce qui fait la spécificité de l'homme ce ne sont pas les actes symboliques ou avérés qui marque son accès à une pensée holistique de sa présence au monde en tant que brique fragmentaire mais supérieurement consciente de l'univers mais l'instinct constitutif qui le ramène sans arrêt – quel que soit le vernis culturel dont il la recouvre – à la prédation animale. La première proie de l'homme reste sa propre espèce. L'Idée de l'Homme, la Notion d'Humanité en tant qu'être vivant auto-séparé des autres n'est qu'un alibi vindicatif qui lui permet d'accéder à sa propre volonté de puissance, en tant qu'espèce, en tant qu'individu, en tant que tribu, en tant que classe. Affirmation de son bon droit, ici synonyme de volonté anarchique de domination absolue de sa propre persistance, tant égoïste que collective, qui ne saurait être en aucune façon du côté du bien ou du mal – fantoches idéels apparus bien plus tard. La relation de l'affirmation sans limite de l'unicité de soi et de chacun tissant des liens d'une complexité inouïe lorsqu'elle prend en compte la multiplicité d'un entourage sociétal, complice ou agonistique, qui sous-tend et encadre son existence.

    C'est ensuite qu'il mange son pain blanc. Du néolithique il passe au miracle grec. N'est pas dupe de l'expression. En tant qu'athée, déjà il ne croit pas au miracle, mais en tant que rationaliste il estime hautement la pensée grecque. Cette dernière, pardon cette première, n'est pas sortie du néant, toute nue. Comme Aphrodite elle est pétrie de sang ouranien et d'écume poseidonienne. Drôle d'athée que celui qui sourit aux dieux. Oui mais les grecs ont créé les dieux à leur image : bavards, menteurs, voleurs, tricheurs, bagarreurs, violents et peu dociles. Sont des miroirs mentaux dans lesquels ils apprennent à se connaître et à s'améliorer. Rien ne vaut un long regard sur le calme des Dieux, nous a appris Valéry.

    Ils étaient sacrément en forme les grecs à l'époque, non seulement ils polissaient la stature de leurs dieux mais dans le même temps ils inventaient la démocratie. C'est un mot bien gros qui cache sous cloche une réalité peut-être pas tout à fait semblable au sens actuel que nous lui donnons. Les grecs la conjuguaient sous forme de lutte de classe. C'est que leur dernier joujou ne fonctionnait pas assez harmonieusement. La Cité était aux mains des riches familles aristocratiques. Evitez les réflexes marxo-pavloniens, ne critiquez pas ces aristoï, ce sont eux les véritables initiateurs de l'égalité. Une égalité peu partageuse. Se la gardaient pour eux tout seul. Ne s'agissaient pas de mettre en commun les fortunes et les femmes comme le préconisera plus tard ce gauchiste de Platon, non simplement la parole. Lors des conseils chacun avait droit d'exposer ses vues, l'on débattait longuement les différents points de vue avant que le symposium qui présidait à l'avenir de la cité ne se rallie à l'un ou l'autre de ces avis.

    A force de parler entre eux les aristoï donnèrent envie aux couches inférieures de la société d'apporter leur grain de sel au débat. Fallut deux siècles, les réformes de Solon et la Constitution de Clisthène pour que la ville d'Athènes accouchât de sa fameuse démocratie participative. La Noblesse dut partager le pouvoir avec la caste des marchands. Et le peuple demanderez-vous ? Ce furent les Perses qui lui apportèrent son lot de consolation : les guerres médiques qui suscitèrent dans toutes les cités un sentiment d'appartenance nationaliste et culturelle à une entité exceptionnelle : la civilisation Grecque. Rien de mieux qu'une bonne guerre pour faire marcher le commerce. Athènes devint la reine de la Grèce... Sparte fut jalouse... le conflit dura trente ans... mais en fin de compte ce fut le royaume de Macédoine de Philippe et d'Alexandre qui rafla la mise. Sale temps pour la démocratie et la République. La période hellénistique qui suivit marque un recul : la philosophie déserte la réflexion sociétale du collectif. Epicurisme et Stoïcisme proposent des modes de conduite et de survie individuelle. Le soleil de la Grèce brille encore, mais il décline peu à peu. La lampe s'amenuise dans la nuit qui s'annonce.

    La Grèce cède la place à la louve romaine. Avant de quitter les rivages prestigieux de l'Ionie, Michel Keller remet les pendules de la pensée grecque à l'heure. Beaucoup de ses éléments – religieux et philosophiques - provenaient de l'Orient. Mais les Grecs furent ceux qui surent les assembler, les réinterpréter et leur octroyer la plénitude de leur signifiance.

    Ce qu'il y a de difficile avec Rome, c'est que même si vous n'appréciez guère, dès que vous commencez à toucher à son Histoire, vous êtes happé irrémédiablement par le tourbillon fascinant qui se déroule devant vous. C'est tout de même dans la Rome antique que le christianisme, imitant la vieille ruse du coucou champêtre, s'en est allé porter ses œufs. Nous passerons vite sur la première partie de son déploiement qui recouvre la Royauté et la République. Retenons simplement que la Conquête du pourtour méditerranéen a enrichi les riches et appauvri les pauvres. L'égoïsme des vieilles familles nobles – rejointes et dépassées par la caste chevalières des affairistes financiers - a refusé tout partage, fomentant ainsi dans les classes populaires une sourde rancœur à l'encontre des gouvernants et un désintérêt patriotique quant à l'avenir de l'Imperium... Les diverses réformes voulues par Auguste, de par leur mise en œuvre trop tardive, eurent un effet contraire à leur but premier de réajustement des inégalités.

    La fameuse pax romana, qui permit à l'Empire de subsister sans trop de problèmes durant deux siècles, tant vantée par les historiens, serait plutôt à considérer comme la défaite anesthésiante et prolongée des couches populaires qui auraient perdu une des batailles de la guerre des classes... Autre manière d'exposer le problème plus contemporaine : nos trente glorieuses à nous qui seraient l'âge d'or de notre époque contemporaine libérale auraient grosso modo duré deux siècles au bon temps des Romains. Après Marc Aurèle la situation se détraque. Aux frontières la pression des peuples barbares ne fera que s'accentuer. Combat du chat de maison submergé par de successives invasions de souris qui finiront par avoir la peau du gros matou qui y perdra poils et griffes avant que sa carcasse étique ne rende l'âme en l'an de grâce très chrétienne 476. Car si l'on peut avec un peu de courage et de volonté limiter les dégâts sur le limes extérieur – les empereurs illyriens y parviendront – c'est sur le limes intérieur que seront perdues les batailles les plus importantes.

    Pas la peine d'aller jusqu'à la date fatidique. Michel Keller arrêtera les frais sous Théodose. Inutile de pousser plus avant, les carottes du polythéisme sont cuites. Et archi-cuites. Le choc des civilisations n'a pas opposé les Romains aux Barbares mais les hellènes aux chrétiens, les partisans de l'ancienne culture philosophique grecque aux sectaires zélotes du christianisme. Certes les maigres troupes du christianisme se sont légèrement étoffées au cours des décennies, mais elles sont estimées à cinq pour cent de la population totale de l'Empire lorsque Constantin promulgue son fameux Edit et décide d'acter sa politique selon cette mince base populaire. Notre auteur s'interroge sur le pourquoi de cette décision notant que si désormais l'action du monarque est nettement pro-chrétienne elle n'est pas franchement anti-païenne de l'autre. Notons que si c'était un pari pascalien sur l'avenir, il s'est révélé diablement prophétique !

    L'est un fait avéré, dès qu'ils eurent mis le pied dans la porte les chrétiens manœuvrèrent finement. Finirent par introduire toutes les parties du corps et terminèrent par entrer en masse dans tous les postes administratifs, militaires et décisifs. Les païens organisèrent une résistance molle. Si militairement certains empereurs parvinrent à redresser la barre, c'est idéologiquement qu'ils perdirent la partie. Les impôts devinrent si écrasants que le citoyen de base finit par se lasser du gouvernement en exercice. Quel qu'il soit, la différence n'était guère imperceptible. Le poëte Cavafy explique très bien cela dans son poème En attendant les barbares, tout compte fait, ces gens-là étaient peut-être une solution. Tout cet imbroglio politico-miltaro-religieux Michel Keller en débrouille bien les fils. Une bonne analyse à qui l'on ne pourra encore une fois reprocher que les longues citations des auteurs confirmés de cette période historique. Pour ceux qui voudraient quelques analyses poétiques complémentaires nous nous permettons de renvoyer aux trois tomes de nos Chroniques de Pourpre parus en 2004.

    Nous abordons ainsi le quatrième chapitre. Ne suffit pas de démontrer les conditions historiales du déploiement du christianisme. Encore faut-il en prouver la nocivité. C'est ici que nous trouvons les analyses de Michel Keller un peu courtes. Il aborde le problème par le gros bout de la lunette d'approche : s'attaque à une question pieuse qui se résout à son simple énoncé : est-ce le protestantisme – comme le déclare la thèse la plus en vue d'une majorité de chercheurs – qui a porté le capitalisme sur les fonds baptismaux ? Catholicité, réformés, le débat sera vite tranché : les deux courants sont consubstantiellement liés au christianisme. L'on confond deux phénomènes concomitants : la montée progressive du capital qui éclate en le moment même où apparaît la Réforme. Sans doute celle-ci est-elle une adaptation du christianisme aux nouvelles conditions économiques. La thésaurisation exaltée de l'argent entre en violente contradiction avec l'idéologie chrétienne originelle qui est celle de l'expression d'un idéal de pauvreté. Economique, sexuelle, et mentale. Mais il y a longtemps que l'Eglise se réclame du Christ en accumulant les richesses ( quêtes, dons, héritages, ralliement des élites ). S'adapte à merveille à la modernité.

    Michel Keller ne manque pas de courage. Débute sa quatrième partie en lançant quelques flèches sur Nietzsche. Faut oser, le solitaire d'Engadine dont la pensée possède un cuir de rhinocéros a lui aussi proclamé haut et fort son antichristianisme. Mais il n'est pas vraiment un parfait démocrate. Position nietzschéenne que Mister Keller réprouve, puisqu'il a assis sa peu de foi en la théologie chrétienne sur l'irruption de la démocratie à Athènes, elle-même garante d'une vision toute raisonnable ( au sens philosophique du terme ) du polythéisme grec. Or son raisonnement s'articule ainsi : si le christianisme s'est installé c'est parce que la religion romaine des ancêtres toute utilitaire et protectrice n'était guère porteuse d'un romantisme imaginatif échevelé. C'est pourquoi le peuple romain s'est très vite entiché de dieux venus d'Orient qui vous promettaient une seconde vie après la mort. Et puis enclume sur le gâteau, l'Empire devenant de plus en plus coercitif, dirigiste, et despotique, aurait creusé le lit du christianisme consolateur. En d'autres termes le christianisme aurait bénéficié d'un déni de démocratie. D'où la charge légère contre Nietzsche !

    Quand on marche sur la queue du loup il ne tarde pas à vous mordre. Le livre se termine piteusement : le christianisme mis à mal par l'avancée des sciences et techniques n'est même plus capable de défendre l'antique morale, cet humanisme grec pratiquement athéïque - redécouvert à la Renaissance – que l'obscurantisme religieux avait remplacé par le dogme de l'obéissance passive aux conditions historiales de la providence. Tout cela nous semble bien court. Nous eussions préféré un parallèle entre le devenir terminal de l'Imperium Romanum héritier de la culture grecque et les aléas de notre époque qui commence à ressembler de plus en plus à la fin de l'Imperium, un lieu miné par la force destructrice de la thésaurisation capitalistique et libérale qui vend à l'encan toute ses particularités culturelles et civilisatrices ce qui produit un énorme appel d'air déstabilisant pour les populations faméliques qui gravitent dans son orbe géographique. La conglomération oligarchique produit de la misère économique et culturelle. Et aussi le retour de bâton de ces colonies lointaines que nous avons exploitées sans vergogne et qui s'en viennent chez nous récupérer ce que nous ne leur avons pas laissé chez eux. La modernité que l'on nous force à acheter accélère la pauvreté matérielle des larges masses et le renouveau de l'obscurantisme religieux et des idéologies de soumission. Mais contrairement à l'antique Imperium nous n'avons pas su au bord de notre horizon d'effondrement susciter la nécessité d'un Julien. Et pourtant, nous sommes tous des Julien. Enfin, pas tout à fait encore.

    Un livre qui marche dans le bon sens. Mais qui s'arrête en chemin. Mais peut-être pouvons-nous espérer une suite. A lire pour toux ceux qui n'ont pas compris que toute pensée se doit d'être généalogique.

    André Murcie ( Novembre 2015 )