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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 145

  • CHRONIQUES DE POURPRE N°3

     

    CHRONIQUES

    DE

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 003 / Novembre 2016

     

    CONSTELLATION STEPHANE MALLARME

    IGITUR. NOTULE AMETAPHYSIQUE.

    1

    L'on a souvent glosé d'Igitur comme le conte dont il serait l'unique héros d'un homme seul. Encore que cette dernière nomination soit de trop. Plutôt un adolescent qui ne soit pas accompli. Du moins pas totalement puisque le texte compterait justement le récit de ce manque à gagner, certes dérisoire puisque résolu en la mort du jeune homme héroïque, comme s'il lui avait été interdit de jamais grandir et s'accroître tout à fait.

    L'argument est connu et la mise en scène adéquate. Le phare ou la tour - ci gît la tour - comme la bougie de l'être et la descente intérieure. Retour au néant de la race. Autre nom de l'origine. Peu d'ustensiles, un livre qu'il ne sera pas besoin d'écrire, une fiole qui est à la folie ce que la potion est à la notion, et rien d'autre que la descente dans le noir.

    L'on aimerait la décrire interminable, mais il n'en est rien. Les histoires les plus courtes sont les meilleures, et ce n'est pas parce que notre prince de Minuit avance à tâtons dans l'obscurité que le drame ne doit point s'achever en des délais raisonnables impartis par la fiction littéraire.

    Le malheur c'est qu'Igitur n'est point seul. A peine est-il rentré dans sa nuit comme l'escargot en sa coquille qu'il est victime d'une hallucination cognitive. Plus tard, trente longues années, lorsque le jeune Hamlet - l'on ne dira jamais assez comment Igitur, puisqu'il ne se rappelle même plus qu'elle ait existé, s'est définitivement débarrassé d'Ophélie, bien avant le dernier acte parodique de sa comédie personnelle – aura cédé le rôle à un vieillard chenu – l'on n'ose penser qu'il l'aurait jetée à la mer – il n'en sera plus question. Peut-être le Maître l'a-t-il déjà relâchée et qu'il s'en est parti pour ne plus revenir – aux rivages de la nuit plutonienne – lorsque commence le poème, mais sa présence reste indubitable sitôt notre jeune ami a-t-il clos sur lui les portes de la nuit.

    Est-ce celui de l'épaule d'Odin qui s'en retourne vers son passé, comme Igitur vers l'antique présence de ses ancêtres relégués en leur mortuaire caveau – celui du futur, inutile, n'ayant pas été prié d'entrer, peut-être coassant sinistre aux battants de la porte refermée à toujours – toujours est-il que le battement d'ailes et les attouchements d'un corps velu – Ophélie ayant d'eau fait lit noyé son chagrin d'enfant qui refuse à se survivre - en dénoncent clairement en la nuit si noire le vol d'un hypothétique volatile, que dans une lettre peut-être à Henri Cazalis, Mallarmé avait reconnu en tant que «le vain plumage de dieu ».

    Des palpitations d'ailes qui s'assimileront à l'émotion répétée du coeur de notre héros battant la chamade, mais que la proximité sémantique d'un buste, laisse entrevoir comme le célèbre corbeau d'Edgar Poe. Il y aura même une lueur qui nous condamne à une immobilité infinie. Sans doute – l'expression est des plus méritoires pour évoquer Igitur – le grotesque autruchon – qui ne veut pas mettre tous ses oeufs dans le même panier – ne fait-il que passer, même s'il sera la première victime à disparaître de cette sombre et absurde histoire. Empoisonnée, ou tuée à coups de dès.

    Qu'il est inutile de tirer, puisque l'horloge océane et célestiale de par sa symbolique temporalité s'en est déjà chargé dès le début de la séquence exaltant à minuit pile sur leurs deux faces un double six. N'en jetez plus, le compte est bon. Difficile de faire mieux la fois suivante. Le texte s'achèverait-il à minuit douze que nous n'en serions pas étonnés. Régression ad libitem. Comme un fragment de temps zénonien totalement isolé. Ce n'est que bien plus tard que Mallarmé s'interrogera sur le sens orphique de l'indifférenciation du fragment par rapport au tout.

    Pour le moment au fin-fond de lui-même Igitur n'a trouvé que son propre reflet. Eternel retour du même, duquel Igitur ne s'évade pas. La raison pour laquelle Mallarmé n'achèvera pas son manuscrit. Il est l'histoire d'un échec opératoire. Il faudra le sang nuptial d'Hérodiade pour briser la glace du solipsisme poétique. Pluma je écrira-t-il dans les toutes dernières notes de son conte.

    2

    Avec Igitur, Mallarmé a jeté l'histoire de qu'une mais gardé le Poe de chambre. Qui n'est donc pas de dame. Car l'on n'y épouse pas la notion. Orphélie aurait-elle pu s'appeler. Mais nous sommes ici au bout de l'absence, cette image privée du néant.

    Retiré de la vie extérieure Igitur ne peut rentrer qu'en lui-même. Il n'existe aucun autre lieu en lequel il pourrait être après avoir déserté. L'acte en lui-même importe peu qu'il s'agisse d'éteindre le lumignon, de s'empoisonner ou de jouer sa vie à la grande loterie du hasard. Elbehoui ou Elbehnon, le choix n'est pas si étendu que cela. Ce qui meurt c'est la valeur. Ceci tuera cela, dixit Victor Hugo qui ne croyait pas si bien dire. Ceci donc cela, l'un implique l'autre. L'inverse aussi. C'est dans cette équivalence de l'acte à s'accomplir plutôt en qu'en, qu'Igitur touche à la déperdition de toute fiducité.

    Impératif catégorique familial pour le vierge héros ! Pas plus de femme que d'hommes ! Pas moins de cloître que de monde ! Se rappeler que certains verront en le coup de dés tenté et retenu un pur exercice d'intellectualité onanisante. L'auteur ne le signe-t-il pas de ces deux initiales S / M. N'y décelons aucune perversion mais la marque des deux mamelles – je pense à l'autre le sein brûlé, cet autre sien - du vingtième siècle où les intellectuels de service ont bu du petit lait : ( p)Sychanalyse et Marxisme. Le p comme l'origine poesque et poésique oubliée, car confondue avec une vision structuraliste des schèmes de pensée amétaphysique.

     

    STEPHANE MALLARME

    IGITUR OU LA FOLIE D'ELBEHNON

    IMAGES. JACQUES DELAFOSSE.

    Nunca Editions. 28 pages. Décembre 2008.

    Notons que chacun a toujours tenté de lire Igitur en le réduisant à sa propre idée. Alors que Mallarmé n'a cessé de repousser les limites de sa chambre jusqu'à toucher les cloisons du macrocosme. La tentative de Gérard Delafosse d'avoir voulu ajouter au poème nous ravit. Pas tant par son résultat esthétique intrinsèque qui ne nous convainc guère. Mais cette collection d'objets de verre nous séduit en le sens où elle se pose comme un jeu de pièces avec lesquelles il conviendrait d'entamer une partie avec l'univers entier comme partenaire particulier.

    L'opuscule ne présente que les photos de cette cristallerie transparente. Le reflet de l'objet ne vaut pas l'objet, mais cette plaquette suffit à nous faire rêver.

    André Murcie ( 2008 )

    FRAGMENCES D'EMPIRE

    LES METAMORPHOSES D'ELEUSIS

    ALAIN PAGE

    Col. NéO / 716 pp / LE CHERCHE MIDI / Avril 2011 /

     

    Alain Page nous surprendra toujours. Après avoir écrit les scénarii de deux films aussi dissemblables que La Piscine et Tchao Pantin, plus une quarantaine de romans policiers et d'espionnage, le voici qui a quatre-vingt ans nous offre un roman de près de huit cents pages, hors-normes, un ovni littéraire tombé d'une planète lointaine et inconnue.

    Se paie même le luxe d'écrire la suite – qui n'a pas grand-chose à voir – d'un premier roman bien oublié depuis près de quarante ans Le Secret des Compagnons d'Eleusis réédité ces derniers temps aux Editions du Rocher. Compagnons d'Eleusis qui furent repris en 1975, sous la forme d'un feuilleton télévisé. Un sujet d'actualité à l'époque : les Etats-Unis venaient de blackbouler l'étalon-or, la monnaie dès lors n'étant plus indexée que par le cours du marché. L'on connaît le résultat catastrophique de ces dérives monétaires... Voici donc que la société secrète des Compagnons d'Eleusis, dans le souci méritoire de balancer aux orties la gabegie financière du capitalisme-libéral montant, s'amuse à balancer des centaines de tonnes d'or sur le marché, histoire de faire chuter les cours... Nous sommes dans les années 70, les Compagnons d'Eleusis sortent leur or du trésor des Templiers et de Rennes-le-Château... C'était alors la grande mode, et comme la morale se doit d'être triomphante, le méchant Capital finit par inverser le cours fléchissant des cotations. Tout finit pour le mieux dans le meilleur des mondes, qui est le nôtre.

    Tome 2. Les compagnons d'Eleusis nous refont le coup du Monopoly mondial, version poker-menteur. Se sont modernisés. Agissent dans le virtuel. Grâce à l'internet. Existerait un métal fabuleux, encore plus cher que l'or, qu'ils seraient les seuls à posséder et qu'ils entendent distribuer aux particuliers. Auraient dû réfléchir que sur le papier cela avait la couleur de la Société des Egaux chez nos amis les Spartiates qui fut tout de même la cité la plus inégalitaire de l'ancienne Grèce. Mais le but d'Alain Page n'est pas de nous entraîner dans une réflexion théorique. Laisse le Cartel - club très fermé des puissances financières de la planète – se dépatouiller avec le problème. Comptez sur eux pour gérer la crise. Engrangeront sans états d'âme particulier les bénéfices à la fin de la partie.

    Théorie du complot. Oui, mais pas celui que l'on croit. Et c'est-là qu'Alain Page fait très fort. Nous entraîne dans une histoire des plus abracadabrantes avec une telle dextérité et un tel naturel, que l'énormité des ficelles ne vous paraît jamais invraisemblable. Rengainez vos diatribes. Non ce sont pas de méchants capitalistes ou d'infâmes traideurs manipulateurs qui sont derrière tout cela.

    Vous n'y aviez pas pensé, mais c'est pourtant l'étonnante réalité : vous connaissez les coupables, depuis au moins votre sixième, ni plus ni moins que les Dieux de l'Antique Olympe. Pas si antiques et démodés que cela, se déplacent en 4 / 4, roulent en moto, possèdent des écrans tactiles à vous faire pâlir d'envie, maîtrisent des techniques et des énergies dont vous n'avez pas idée. Ne les idéalisez pas. Sont comme tout le monde. Ont leurs petits ennuis. S'ennuient un peu : l'immortalité est un long fleuve tranquille, et manque de Pô, comme tous dieux qui se respectent ils peuvent mourir et ne résistent guère à une balle de Magnum. Ont quand même la possibilité de renaître à la vie. Heidegger n'y avait pas pensé : n'y a pas que les hommes qui sont arraisonnés par la technique, les Dieux aussi. S'il avait envisagé l'hypothèse aurait-il parié sur le Retour des Dieux, notre philosophe ?

    Avec de telles données de base, le lecteur comprendra que l'on ne s'ennuie pas une seconde dans ce gros roman. Eros et Thanatos s'en donnent à coeur joie. A chaque tournant du labyrinthe crétois se cache un minotaure. Exactement celui que vous n'aviez pas prévu. Et ce n'est pas parce que les Dieux de l'ancienne Crète vous jettent à la figure le paradoxe du crétois menteur qui dit la vérité en affirmant qu'il ment que vous êtes sortis d'affaire...

    Vous pouvez lire le livre comme un thriller financier teinté de science-fiction, mais il est avant tout une longue méditation sur la Nature non des Choses mais des Dieux. Un traité de métaphysique à l'usage des Immortels, et dans cette optique-là vous êtes bien loin, avec votre petite cervelle d'homminilicule, des misérables Mystères d'Eleusis.

    A décoder avec précaution. D'un accès plus difficile qu'il n'y paraît pour le lecteur primesautier qui prise davantage les aventures que la réflexion. Trois Aigles d'Or.

    André Murcie.

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N°2

    CHRONIQUES

    DE

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 002 / Novembre 2016

    CONSTELLATION STEPHANE MALLARME

     

    IGITUR

    LECTURE DE DOMINIQUE DELPIROU.

    15 / 03 / 2009. MUSEE DEPARTEMENTAL STEPHANE MALLARME.

     

    La scène se passe dans le salon noir de l'exposition Mallarmé à Avignon, la deuxième pièce dans laquelle l'on a tenté à coups de tentures noires de reconstituer cette aire hybride d'envol que ne fut jamais la chambre intérieure d'Igitur, en même temps que le lieu d'écriture mallarméen, cheminée, guéridon, miroir, horloge.

    La salle est pleine comme un oeuf. Une trentaine d'auditeurs attentifs. Quelques mots d'introduction par l'équipe dirigeante du musée et le silence s'établit. L'on n'entend plus que la voix de Dominique Delpirou qui énonce les propositions igituriennes. Peu de mise en scène si ce n'est de temps en temps quelques feuillets méticuleusement glissés en leur pochette de rangement. La dramaturgie n'est guère spectaculaire ! On a même renoncé à la bougie de l'être annoncée dans le dépliant programmatique. Dominique Delpirou ne cherche pas les feux de la rampe.

    Le drame est ailleurs, dans la voix, paisible, musicale qui coule sans interruption comme un long fleuve de l'Enfer tranquille. La parole s'est faite texte et nous avons l'impression d'assister non pas à une lecture de fragments d'Igitur mais à leur écriture. Dominique Delpirou a principalement choisi la longue descente du sombre héros dans le colimaçon des escaliers tournants. Une lente glissade dont Mallarmé nous propose pas moins de cinq versions – non pas qu'il aurait hésité, mais parce que ce qui tourne sur soi-même revient toujours sur sa propre avancée. L'on serre la vis sans fin une fois de plus, étrange répétition du même qui n'est plus déjà tout à fait le même du fait même de sa répétition.

    Dominique Delpirou, comme Mallarmé au début de sa conférence sur Villiers de l'Isle-Adam, se lève – afin de lire les cinq dernières lignes et sitôt disparaît dans l'alcôve attenante où l'on a reconstitué la bibliothèque du poëte. Comme si le texte rentrait dans l'espace clos du Livre. Silence.

    Les applaudissements ne crépiteront que lorsqu'il reviendra saluer. L'on peut parler d'une véritable performance – de disparition élocutoire du lecteur qui se serait fondu en la prégnance des battements d'ailes des feuillets enfouis, à ne devenir que le jeu de la parole en action. Reflet de miroir par laquelle la diction s'identifie de si près à l'écriture que le vecteur vocal se confond avec son support scriptural. Dominique Delpirou a su provoquer son effacement pour nous mieux restituer un éclat de présence mallarméenne. L'on se prend à rêver aux suprêmes inflexions de la voix du Maître en ses célèbres Mardis. Merci à Dominique Delpirou pour ce sortilège incantatoire.

    Reste la splendeur du texte et le dialogue qui s'engage entre tous en la salle recueillie. Pour une fois il n'est pas d'assistance universitaire et scoliastique tout empêtrée de linguistique qui rabâchera la sempiternelle vision autorisée d'un Mallarmé formaliste. La dimension métaphysique de l'expérience iguturienne s'impose à tous en son évidente simplicité.

    Les conversations se poursuivront de ferveurs en cafés avec sourires et petits gâteaux dans la cour sur le devant de la maison.

     

    Il est des questions obsédantes que l'on ne se pose pas. Pourquoi Mallarmé n'a-t-il jamais terminé Igitur ?

    Son gendre est bien parvenu à bout de cet encombrant héritage. Si bien que durant un demi-siècle Igitur dans la version d'Edmond Bonniot est devenue une oeuvre à part entière du poëte autour de laquelle cuistres et pédagogues se sont donnés le mot de gloser interminablement avec la même assurance que s'ils étaient en face d'un texte canonique.

    Jusqu'à ce que Bernard Marchall en propose une nouvelle mouture dans l'édition en deux volumes de La Pléiade en 1998. Version irremplaçable certes, en le sens où elle donne accès à de nombreuses variantes que Bonniot avait reléguées dans l'ombre de ses choix, mais tout de même imparfaite en le sens où elle aurait dû s'accompagner d'une reproduction des textes originaux seule capable d'expliciter les hésitations in situ de l'écriture mallarméenne. En attendant cette plus que souhaitable exhumation princeps rien ne nous empêche de tenter de répondre à notre question propitiatoire.

    Il serait une manière d'éluder le problème en renvoyant le lecteur au Coup de dés. Cette oeuvre dernière et coronnale de Mallarmé n'est-elle pas la reprise – aiguisée de trente années de pures et dures réflexions poétiques – d'Igitur. Il ne serait pas absurde de répondre par l'affirmative et ce d'autant plus que – pour ainsi dire – Le Coup de dés – se trouve comme résumé – en entier – dans les deux premiers paragraphes du Fragment 1 – intitulé Minuit. Avec en prime un avant-goût de Ses purs ongles très haut...

    Mais les faits sont têtus. Igitur n'en fera qu'à sa tête, et passant outre au drame cosmique qui se joue entre le ciel et la mer – certains préfèreraient les Elbéhnoniennes eaux d'en bas et celles d'en haut – il n'en persévère pas moins dans la poursuite de son projet, de descendre au fond de lui-même, par les escaliers de service intérieur. Bref à l'étendue cosmologique Igitur préfère la mandorle plaintive de la creuse calebasse de son cerveau. Le problème n'est pas tant qu'il descende, mais qu'il n'en remontera pas.

    Le tout serait de savoir pourquoi. Mallarmé nous invente une superbe fiction. L'Héritier est au sommet de sa race. En accomplissant le geste fatidique de se retrancher du monde, il détruit le geste aléatoire de la transmission génétique. C'est en se tuant qu'il démontre que cette originéité n'a pas été vaine. Le monde n'est-il pas fait pour aboutir à son propre suicide ? Avec cette ambiguïté mortelle, ou cette folle équivoque, que l'on ne sait si le monde vous suicide pour être hors de vous, ou si c'est vous qui décidez d'anéantir le monde. Aucun de nos actes n'est totalement pur. Dans les deux cas la preuve est faite de la conséquence opérative de tout acte métaphysique. A part que du fait brut, l'on en vient à l'idée du fait. Tirez les rideaux, fermez le tombeau, l'on n'ira pas plus loin. A contrario de ce qu'assura Nerval en ses Chimères, l'Achéron est sans retour. Mais peut-être cette assertion n'est-elle que la plus importante de toutes les chimères.

    Après cela, achever Igitur eût été une reculade avouée à l'entregent littéraire. Igitur n'est pas une oeuvre, mais un acte. Accompli idéellement. Estompé et estampé en Idée.

    C'est justement parce que cet acte métaphysique est assumé et entrevu par Mallarmé en sa vision métaphysique qu'il reviendra à la littérature. Non pas celle des littérateurs mais celle orphique qui ne se conçoit qu'en la convocation de ses puissances opératives.

    *

    La première pièce de l'exposition est consacrée à ces amitiés littéraires que Mallarmé nouera en Avignon avec les poëtes du félibrige, Aubanel et Roumanille pour ne citer que les plus proches. La situation ne manque pas de sel. C'est au moment même où il se lance dans la littérature d'abstraction pure que Mallarmé s'adonne à d'amicales relations avec les adeptes d'un passéisme culturel typiquement provincial, déjà dépassé, et en train de sombrer dans une revendication folkloriste un tant soit peu niaise...

    La dernière salle expose les sculptures de Gérard Delafosse dont les photos sont reproduites dans la première édition illustrée d'Igitur, parue en 2008 chez Nunca Editions. Fiole de verre, maison de verre, boîte de verre, horloge de verre sans aiguille, ellipse de verre, Gérard Delafosse joue dans les transparences de la noirceur. Otez l'anecdote d'Igitur il ne restera plus que le cadre vide de son schématisme métaphysique. Igitur est une cage de verre dont le héros ne s'évadera pas. Existe-t-il une prison plus cruelle que cette conscience qui nous isole de l'univers ?

    André Murcie ( 2009 )

    FRAGMENCES D'EMPIRE

    JULIAN

    APOSTAT. FUGITIF. CONQUERANT.

    ROBERT CHARLES WILSON

    ( DENOËL / Coll : Lunes d'Ecart : 592 pp / Juin 2011 )

    Robert Charles Wilson est un auteur de science-fiction reconnu. Son œuvre honorée par les prix les plus prestigieux entraîne ses héros dans les troubles limites de notre univers aux confins d'autres dimensions peuplées d'extra-terrestres pas toujours extra... Son Julian paru en 2009 a dû déconcerter nombre de ses lecteurs. L'action se passe sur notre misérable planète terre, en un historial futur très proche de notre présent, au vingt-deuxième siècle. L'espèce humaine est en période de régression. Une grande catastrophe politico-écologique s'est déroulée et scientifiquement nous n'en sommes pas plus avancés qu'au temps de Victor Hugo. Socialement, ni Marx, ni Bakounine n'ont triomphé. Les temps sont durs. La société est divisée en trois castes, les ouvriers taillables et corvéables à merci, grosse masse de journaliers sans aucun pouvoir, une mince couche de petits artisans besogneux, et une élite politique qui confisque la fortune et le pouvoir. Rajoutons que la moitié de la planète est en guerre contre l'autre dans l'ultime espoir de s'adjuger les dernières ressources naturelles non encore épuisées, et que l'Eglise du Dominion, qui chapeaute toutes les religions autorisées, diffuse une idéologie rétrograde et entretient avec diligence un obscurantisme intellectuel des plus sévères.

    C'est ce que l'on appelle une projection. Que seront devenues les USA et l'Europe d'ici une bonne centaine d'années si nous reconduisons encore les mêmes politiques ? Robert Charles Wilson tire la sonnette d'alarme. L'aurait pu écrire un précis d'économie, un livre de réflexions écologiques, mais il a préféré un roman. Plus facilement accessible pour une plus grande partie de nos contemporains. Il a jugé qu'une seule leçon ne suffirait pas à convaincre, a préféré la doubler, comme l'on repasse les contours d'un dessin au crayon gras, pour le rendre davantage visible. Il a transposé en le vingt-deuxième siècle le destin exceptionnel de l'une des figures les plus charismatiques et exemplaires de l'Antiquité pour que le lecteur perçoive de lui-même, et le plus rapidement possible, la défaite prévisible de son héros. A partir d'un certain moment, il est impossible d'arrêter une situation que l'on a laissé, par paresse ou couardise, filer et qui de ce fait est devenue irréversible. Au cas où nous serions stupidement trop obtus, il nous prévient dès les premières lignes de l'échec inévitable et avéré de son héros Julian.

    L'existence de Julian Comstock – le neveu du Président de la République des Etats-Unis – est un savant démarquage de la vie de l'Empereur Julien. Certes les circonstances ont changé, Julian n'est plus un adepte du Sol Invictus mais un passionné de sciences et de technologies oubliées. N'est pas un écrivain, mais un amateur de cinéma qui parviendra à tourner son film. La guerre lui permettra – il est enrôlé de force sous une fausse identité – de parvenir, au terme d'une série d'évènements plus ou moins indépendants de sa volonté, à s'emparer du pouvoir politique... Robert Charles Wilson infléchit quelque peu la courbe parallèle des deux destinées : si le Julien historique est assassiné par un soldat chrétien, Julian – l'on sent que son auteur lui refuse une mort de vaincu si ignominieuse, car rien n'est plus cruel que de périr de la main même de son ennemi – meurt à temps victime d'une épidémie de choléra...

    C'est un roman qui n'est pas sans humour, admirablement bien construit, et quelque peu picaresque avec son narrateur qui ne se départira jamais de son indécrottable naïveté qui lui colle à la peau comme un reste quasi-atavique d'allégeance et de soumission, de la part d'un individu issu des basses castes, à l'autorité suprême de l'Eglise du Dominion... Heureusement que sa propre épouse possède une lucidité militante plus acérée que lui !

    Julian n'est pas exempt de défaut. Cherche trop l'affrontement frontal avec le Dominion comme s'il savait que les jours lui étaient comptés. Les âmes de ses concitoyens sont sous l'emprise de cette Eglise de la domination mentale et intellectuelle, et ce ne sont pas de simples raisonnements – si parfaitement justes et logiques soient-ils – qui emporteront l'assentiment des vastes foules. Dans la perspective d'une prise de pouvoir Gramsci nous a appris qu'il fallait d'abord gagner la bataille idéologique et culturelle des idées et des représentations. Julien et Julian commettent la même erreur de mener ces deux combats en même temps. Sont tous deux pressés par l'urgence de la situation. Sont arrivés en quelque sorte trop vite au faîte de la pyramide du pouvoir politique mais ne sont pas maître des échelons de commandements intermédiaires qui dès leur advenue passent d'abord en mode de résistance passive avant d'entrer en dissidence active.

    L'on n'écrit pas un tel roman pour satisfaire la soif d'intrigues ou le délassement récréatifs de ses lecteurs. La quatrième de couverture présente le livre comme une « critique majeure des politiques environnementales actuelles ». Nous avons de la chance, nous échappons au laïus habituel sur les bienfaits du développement durable. Mais pour ceux qui se refuseront à lire entre les lignes le cerveau chaussé les lunettes des dominances idéologiques d'aujourd'hui et qui ne s'intéresseront qu'à l'enseignement explicite du texte, la problématique abordée est d'une toute autre envergure. C'est la grande question de la prise du pouvoir dans le but du déploiement d'un projet politique opposé à celui que l'on combat, bien plus complexe que la réponse à courte vue de Lénine dans son opuscule : Que Faire ?

    Donc, non pas la prise du pouvoir en tant que telle – élections démocratiques, putsch militaire ou soulèvement révolutionnaire, les solutions sont nombreuses – mais après. Une fois que l'on a accédé à ce qu'il faut bien appeler la gérance de la société, comment résister aux anti-corps pathogènes de destruction et d'immobilisation lentes générées par des années, voire des siècles de domination absolue ? Les idées ne meurent jamais, elles peuvent entrer en hibernation plus ou moins longtemps mais il suffit que les conditions économiques et sociologiques nécessaires à leur épanouissement se présentent pour qu'elles se réveillent et essaiment de nouveau comme ces graines d'anciennes céréales retrouvées dans les tombeaux égyptiens qui après plus de deux mille ans de stérile stockage donnèrent naissance à une nouvelle récolte dès qu'elles furent semées. Notons que ce revers de la médaille possède aussi son avers : immortelle est donc aussi l'eidos de l'Imperium suscitée par Julien. Ce qui permet de comprendre pourquoi nos ennemis s'acharnent à la décrier et à la dénaturer.

    Julien n'était certainement pas le plus apte à se charger d'une tache aussi lourde. Trop idéaliste – pour ne pas dire trop religieux. Les bombes à retardement que déposa en lui, dès sa plus tendre enfance, son endoctrinement christianistique et contre lequel il s'élèvera sans s'en rendre compte, l'emmèneront à combattre sur le terrain même de son implacable ennemi... L'on ne s'attaque pas à une religion en lui opposant une autre religion, cela Julien ne le comprit jamais. Il lui manqua les gousses d'ail du scepticisme philosophique et du cynisme sophistique pour mener à bien son entreprise. Le personnage n'en est que plus fascinant. L'a fait face, l'a combattu avec les armes à sa disposition, ne s'est pas défilé devant les difficultés alors que bien des partisans de son propre camp l'ont laissé agir sans s'impliquer totalement à ses côtés. Souhaitaient bien sa victoire, mais ne voulaient surtout pas partager sa défaite. Et après ce fut trop tard. L'on ne s'accroche pas aux petites branches de la compromission passive sans être englouti dans les gouffres du renoncement et de l'auto-trahison.

    L'action de Julien reste à méditer. Les déraisons de sa défaite sont porteuses d'un immense enseignement. Que nous nous devons de méditer, penser et mettre en actes. Car il s'agit bien de reprendre son chemin impérieux à l'endroit exact où il tomba sous les coups de nos ennemis.

    André Murcie. ( 22 / 11 / 2014 )

     

     

     

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N°1

    CHRONIQUES

    DE

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 001 / Novembre 2016

    CONSTELLATION STEPHANE MALLARME

     

    MUSEE STEPHANE MALLARME

    UN AVENIR INCERTAIN

     

    *

    ( ci-joint, un texte étrangement prophétique )

     

    DU CÔTE DE CHEZ MALLARME

    GENEVIEVE MALLARME BONIOT

    MARIE-THERESE STANISLAS

     

    Décidément nous aurons du mal à quitter Valvins. Lors de l'après-midi Slam nous discutâmes avec une lointaine connaissance rencontrée en d'autres lieux bien loin des auspices mallarméennes. Nous apprîmes ainsi que notre collègue n'était pas venue-là par hasard, ayant passé toute son enfance, à venir courir et s'amuser, en jeune voisine dans la maison de la dernière héritière du legs mallarméen, Madame Paysant.

    Le dimanche suivant, ce fut Gérard Macé qui débuta sa conférence en racontant comment il avait, aux alentours d'une trentaine d'années précédentes, frappé à la porte de Valvins et avait été reçu par la même Madame Paysant, et son mari, commissaire de police qui l'emmena sur la tombe du poëte à Samoreau, en récitant des vers de Mallarmé...

    Et cette troisième semaine, pour ne pas quitter précipitamment la maison de Valvins, nous tombons en une librairie sur ce livre paru en 2007, chez Nizet, préfacé par Michel Gauthier, consacré à la fille de Mallarmé.

    Geneviève ! tous les fidèles mallarmistes n'ignorent rien des jours que la fille du poëte passa auprès de son père jusqu'à la mort de celui-ci. L'on sait les prétendants et les refus de Mallarmé, et cette étrange acceptation de Francis Poictevin réalisée dans le dos de la première concernée... Mais la trace se perd après 1898. Selon quelques lignes hâtives de Paul Valéry l'on pouvait en conclure à une union matrimoniale arrangée avec le Docteur Bonniot, bourgeoise manière, propre à l'époque, d'assurer la survie de deux femmes – la mère et la fille – démunies de toute fortune...

    Le livre de Marie-Thérèse Stanislas, réalisée à partir de traditions familiales et de correspondances inédites pieusement conservées apporte de multiples précisions. Si l'union de Geneviève et du Docteur Bonniot a pu longtemps paraître comme une sage décision, Marie-Thérèse Stanislas évoque les deux jeunes gens se découvrant et tombant peu à peu amoureux l'un de l'autre alors qu'ils s'occupaient à classer le monceau de notes semi-séculaires du poëte. Avouons qu'un peu d'idylle romantique ne messied pas à l'épilogue mortuaire.

    Bonniot et sa femme feront tout pour préserver l'héritage de Mallarmé. Vers de Circonstances, Poésies, Igitur, Le Coup de Dès, seront sauvés du naufrage et de l'oubli grâce à l'obstination du couple qui prépara les premières éditions et se battit pour qu'elles vissent le jour. Pour notre part nous eussions aimé que l'auteur s'attardât davantage sur l'intelligente préface du docteur à La folie d'Elbehnon. C'est vraisemblablement la meilleure ordonnance qui ait été rédigée sur le sujet, et pourtant j'en ai avalé toute une flopée dans mon existence ! D'autant plus méritoire que Bonniot n'a peut-être pas toujours pris les bonnes décisions envers les brouillons de Mallarmé.

    Le couple Bonniot parviendra en octobre 1902 à réaliser un vieux rêve : acquérir Valvins, afin que la maison ne tombe pas aux mains de vils béotiens ! Hélas, la vie emmène ses catastrophes. Peut-être ces chapitres sont-ils les plus éloignés de notre sujet, mais ils n'en comportent pas moins un indiscutable intérêt historique et humain. Nous pénétrons au coeur d'une famille française en ce mois d'août 1914... Radiologue, Bonniot sera affecté à l'arrière et passera trois années à Nantes, où Geneviève le rejoint, à soigner les blessés... Après la guerre, le bonheur restera précaire, Geneviève disparaîtra en 1919 des suites d'un cancer...

    Bonniot se remariera, sur les conseils de Geneviève agonisante, en 1920 avec Louise, une petite nièce Ponsot, famille amie des Mallarmé... Fidèle à sa mission Bonniot continue à faire paraître des inédits de Mallarmé mais en 1928, Bonniot miné par la maladie et Louise quittent leur domicile parisien pour s'installer définitivement à Valvins. C'est en cette occasion que l'ensemble de l'ancien mobilier de la rue de Rome est rapatrié à Valvins. Bonniot a accompli sa tâche de préservation. Il succombera en 1930. Louise lui survivra quarante ans dans la maisonnette... Ses petites nièces Marie-Thérèse Stanislas et Jacqueline Paysant en héritèrent. La boucle est bouclée. En 1985, après de longues insistances, l'état Français - par l'entremise du Ministère de la Culture, la région Ile-de-France et le département de Seine-et-Marne qui en est l'actuel propriétaire - consentit enfin et de guerre lasse ( telle est la sinistre et honteuse réalité ) à se porter acquéreur de la maison. Dans le but de la transformer en musée.

    Tout est bien qui finit bien, serait-on tenté de dire. Oui, mais que cela ne nous empêche pas de monter autour de cet édifice sacré une garde vigilante, et nos articles participent de celle-ci, préventifs. Les temps actuels sont au désengagement financier des institutions étatiques, régionales et départementales ; même si à notre connaissance il n'y a aucun danger qui se préciserait à l'horizon, restons en alerte. Bien des universités américaines, bien des fondations japonaises, par exemple, seraient prêtes à débourser de grosses sommes pour rentrer en possession du mobilier et des collections de Valvins. Méfions-nous des convoitises et des logiques culturelles de merchandisation libérales, qui lorgnent sans vergogne sur les richesses de nos musées. Peu connu du grand public, donc peu attractif selon la bovine logique des cervelles technocratiques qui nous gouvernent, d'un contenu très pointu, Valvins arbore toutes les qualités paramétriques d'une cible potentielle idéale.

    André Murcie. ( 2008 )

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    HISTOIRE ANTIQUE & MEDIEVALE

    N° 76. Novembre – Décembre 2014

    JULIEN L'APOSTAT

    ( 331 – 363 ) un empereur romain au singulier destin

     

    Dossier sur Julien composé de trois articles, plutôt bien faits, d'Alain Alexandra, qui exposent le destin de l'empereur de sa naissance à sa mort durant la campagne de Perse. Mais nous nous intéresserons avant tout à la quatrième contribution, celle de Cédric Chadbrun intitulé L'Empereur Julien et les Cultes Païens.

    L'est communément admis que l'historien se doit de rester près des faits, de surcroît dans une revue grand public qui est supposée gagner la confiance de ses lecteurs par une démarche empreinte de probité intellectuelle. Le problème est plus complexe qu'il n'y paraît. Les traces archéologiques du règne de Julien sont plutôt minces d'où la nécessité de s'en référer aux propres oeuvres de l'Empereur, à celles des historiens qui furent ses contemporains que l'on classerait aujourd'hui parmi ses sympathisants, et aux diatribes de l'Eglise qui n'a jamais porté Julien dans son cœur. Bref question objectivité l'on est servi ! Certes nous ne partageons pas la croyance en la sainte objectivité que nous aurions tendance à dénoncer comme un cache-sexe de l'idéologie libérale dont il est facile de caricaturer les mots d'ordre. Ne nous fâchons avec personne, mais manœuvrons assez finement pour que nos parti-pris apparaissent comme fondés sur une vision raisonnable du monde en général, et des évènements dont nous parlons en particulier.

    Ce faisant, Cédric Chadbrun aborde en premier lieu la question des sacrifices sanglants en l'honneur des dieux païens remis au goût du jour par Julien. Cite longuement Julien et en contre-partie donne la parole à Jean Chrysotome qui revendique la supériorité de la célébration de la messe entrevue comme la répétition infinie du seul sacrifice sanglant qui ait compté : la mise en croix du doux Jésus. Quant à Julien, le sacrifice serait comme une alliance passée entre les Dieux et les Hommes. L'allusion au sacrifice d'Abraham nous paraît transparente. Nous ne manquerons pas d'y voir l'influence des discussions de Julien avec les théologiens juifs qu'il fréquentait. Les ennemis de mes ennemis ne seraient-ils pas des amis ?

    Il existe selon nous une autre explication de l'attachement de Julien à ses anciens rites. Beaucoup de païens eux-mêmes ne croyaient plus en l'efficacité de ses coutumes ancestrales. Cédric Chadburn cite Lucien de Samosate qui réprouve cette boucherie dont les Dieux seraient les premiers à se moquer. S'ils existaient. Mais le paganisme de Julien ne procède pas des mêmes racines que le rire de Lucien. Julien arrive trop tard. Le paganisme est mort. Pour lui, il relève d'une connaissance livresque. Rien de plus beau qu'un taureau blanc couronné de fleurs que l'on mène en chantant vers l'autel de l'immolation. Une scène rêvée pour un cinéaste à visées homériennes. Dans la réalité, un peu plus gore. Mais le paganisme que veut ranimer le neveu de Constance est un codex imagé. Un phantasme d'intellectuel. Perdu en des rêves d'idéale pureté.

    Julien s'est élevé contre l'Eglise mais son esprit était irrémédiablement entaché par le christianisme. Julien le moine païen n'a rien d'un libertin. L'a dû durant des années vivre dans le faux-semblant. Terrible solitude que celui qui se cache de tous pour survivre. Méfiance absolue. Julien s'est enfermé dans la seule forteresse absolue qui ne le trahirait jamais. Lui-même. Dans sa tête. Dans sa pensée. Tout ce qui s'approche de son corps est un danger. Mais il est des armes plus subtiles que le poignard. L'on ne se méfie jamais assez d'une amante ou d'un amant. Julien ne sera jamais un hédoniste. Joie de l'esprit, oui. Plaisir de la chair, non. Par des voies détournées imposées par sa situation de neveu présomptif, Julien parvient aux mêmes conclusions que cette réprobation de la tentation charnelle que l'on retrouve dans la Bible, de la Genèse aux Evangiles.

    Dans la deuxième partie de son article Cédric Chadburn relate cette Eglise païenne que Julien essaie de mettre sur pied pour concurrencer l'Eglise chrétienne. Il ajoute que si l'Empereur ne réussit point son retournement c'est à cause du dogme unique que les chrétiens présentent à la foule alors que la pluralité des cultes païens est un obstacle à l'unité désirée par le César.

    Sans doute est-ce juste. Mais c'est aussi oublier l'aspect le plus important des réformes préconisées par Julien qui ne se place jamais en cette affaire selon l'aspect religieux du problème à résoudre. Julien ne cherche pas à construire une organisation ecclésiale païenne. Celle-ci n'est que la conséquence d'un plan mûrement réfléchi et beaucoup plus ambitieux. Il lance un plan de redressement moral qui ne pouvait qu'irriter païens et chrétiens. Ces derniers parce rien n'est plus embêtant que s'en vienne chasser sur vos terres celui que vous désignez comme le grand Satan ! Et les premiers ont l'impression que l'Empereur, qui est en quelque sorte leur chef idéologique, et les chrétiens marchent main dans la main, sur les sentiers de la moraline, telle que plus tard la définira Nietzsche.

    Cette manière d'agir est une erreur stratégique très grave. Le meneur politique se cantonne à son rôle honorifique de pontife. Il se pense en tant que réformateur religieux et en oublie qu'il n'a avant tout qu'une fonction politique. Il y a du Luther chez Julien. Il suppute qu'il lui faut d'abord s'occuper du bonheur des âmes avant de pourvoir à la sécurité des corps. Luther délégua cette dernière tâche à la noblesse. Qui comprit son intérêt économique et financier. Mais les élites païennes refusèrent de faire bloc autour de leur empereur. Elles considéraient le paganisme comme une culture, un art de vivre, un accroissement de leur liberté quand ils entrevoyaient l'étroitesse des moeurs préconisés par l'Eglise. Aussi quand Julien entreprit-il sa grande campagne de modération des mœurs, ils ne purent s'empêcher de regarder avec horreur cet empereur qui se mêlait de leur vie privée, cette res privata au fondement de la romanité – ils crurent avoir affaire à un dictateur qui ne manquerait pas de rogner leur liberté personnelle. L'Eglise ne se priva pas de gloser sur les perfides dérives de ce nouvel empereur qui en deux ans révolutionnait la termitière à grands coups de talons rageurs. Discours profondément démagogique qui fut entendu. L'on ne peut parler de rébellion anti-julienne, mais une posture d'attentisme prudent qui précipita sa chute et surtout le triomphe absolu du christianisme et la défaite programmée du paganisme. Julien avait raison. Si maladroitement qu'il s'y prît, il fut pour des siècles d'obscurantisme à venir, la dernière chance des Dieux rieurs de l'Antique Hellade. Son échec est à méditer. En notre époque du retour du religieux monothéique – qu'il soit chrétien, juif, musulman - il est temps de s'apercevoir que débarrassée des scories emmenées par son inscription personnelle dans la trame historiale des jours, l'action du dernier Imperator doit être considérée au pire comme un exemple. Aux mieux comme un impératif.

    André Murcie. ( 24 / 11 / 14 )

     

     

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