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CHRONIQUES DE POURPRE N° 6

 

CHRONIQUES

DE

POUPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 006 / Novembre 2016

CONSTANTIN CAVAFY

EN ATTENDANT LES BARBARES

et Autres Poèmes.

CONSTANTIN CAVAFIS.

Traduit du grec et présenté par Dominique Grandmont.

NRF. Poésie / Gallimard. 324 p. Septembre 2003.

Il aura fallu patienter vingt-cinq ans pour que l’affront soit réparé. Enfin la collection Poésie / Gallimard offre une traduction des poèmes de Cavafis qui ne soit pas présentée sous le nom de son traducteur. Nous avons plus d’une fois exposé notre indignation, notamment dans le mensuel Alexandre, pour ne pas revenir sur l’ignoble manque de tact de Marguerite Yourcenar lorsque était sortie en 1978 sa traduction des poèmes de Cavafy.

Que le lecteur ne se méprenne pas : Dominique Grandmont expose doctement l’existence de la double translation graphique du nom du poëte. Pendant très longtemps, en France nous avons adopté la transcription anglaise Cavafy, de préférence à la française Cavafis, qui répond mieux au génie conjugué des langues grecque et nationale. Nous voulons bien acquiescer aux raisons philologiques de Dominique Grandmont, mais pour nous Cavafis restera toujours Cavafy.

Nous ne désirons point nous lancer en d’oiseuses discussions sur le mérite de cette nouvelle traduction, en vers libres, qui épouse de plus près la forme originale. Il existe sur le marché plusieurs trahisons de Cavafy en bel et doux idiome françois, nous recevons celle-ci, à l’instar des précédentes, comme un plus, une chance unique d’enrichissement poétique.

Nous ne serons point aussi élogieux avec la préface du traducteur. Cavafy ne demande pas à être relooké et adapté au goût du jour. Il aurait eu lui-même horreur d’un tel traitement. Il suffit de relire quatre ou cinq de ses poèmes pour s’apercevoir qu’il n’était pas homme à composer avec la bêtise contemporaine. Voici donc un Cavafy, très politiquement correct, qui use de la poésie en parfait démotique, ami des arts et de l’humanité. La simple vérité historique nous enjoint de rappeler que la Grécité de Cavafy si, certes elle tendait vers l’universalité, comme tout ce qui est grec, n’en était pas moins conquérante et guerrière. Dire que « son écriture est un magnifique acte de foi dans le monde, et de respect envers les autres. » équivaut à gauchir, quand ce n’est pas à falsifier, l’étrange rapport de retenue et d’accablement métaphysique que le poëte entretenait sans illusion avec les hommes de son temps.

Cavafy est mort sans avoir édité ses poèmes. Tout porte à croire qu’il les eut simplement intitulés sous leur titre générique – la même simplicité royale de Mallarmé réunissant ses vers sous l’impérieuse appellation de Poésies. Dominique Grandmont se joue de ses aspirations et les rebaptise de son propre chef. Ce sera donc En attendant les barbares. Titre choc, d’un poème éponyme qui pèche par excès de zèle. La poésie de Cavafy est aux antipodes d’une telle déprogrammation politique, elle se donne à lire plutôt comme un ultime rempart de résistance désespérée. A choisir, nous aurions préféré la sentence désenchantée de « Les dieux n’avaient qu’à y pourvoir. » , qui nous semble présenter un merveilleux condensé de cette amertume distanciée et de cette impuissance active qui caractérisent si bien Cavafy. Notons qu’entre ces barbares dont on espéra la venue et ces dieux dont on sait très bien qu’ils ne viendront plus, près de trente ans se sont écoulés. Trente longues années de combat poétique.

A la fin de sa vie, il semble que Cavafy avait définitivement opté pour une présentation chronologique de ses poèmes renonçant à tout classement thématique, auquel durant très longtemps il s’était essayé, lors de régulières publications fragmentaires destinées aux amis et à quelques rares happy few. Revenant sur les choix ultimes du poëte, Dominique Grandmont a privilégié pour les trois premières parties du recueil qui couvrent les années 1896 – 1918 les tentatives a-chroniques des années de jeunesse. Nous ne saurions lui en vouloir. Work in progress par excellence les Poèmes de Cavafy ne souffrent point de ce choix éditorial qui au résultat n’influe guère sur le sens de l’œuvre.

Né en 1863, mort en 1933, Cavafy s’éteignit en léguant à la postérité une œuvre bien mince de cent-cinquante poèmes. Orgueil incommensurable de poëte, qui loin d’être atteint, comme les esprits bas et mesquins seront poussés à le penser, de stérilité littéraire, refuse de se répéter et de répéter les autres. Trouver sa voie, trouver sa propre voix, mot d’ordre mallarméen, dire sans redire, encore que Mallarmé troussait ses sonnets «  en vue de mieux, comme on essaie les becs de sa plume avant de se mettre à l’œuvre ». Ceci pour comprendre l’amère solitude de la démarche cavaféenne obligée de se résorber en elle-même, limitée en l’avancée de sa propre entreprise, comme si elle était en même temps, et le chaudron alchimique de ses combustions internes, et le couvercle baudelairien qui pèse et retient toute fumeuse, fameuse et pénétrante envolée mystique.

A cheval sur deux siècles, la poésie de Cavafy ne dérogera pas aux pesanteurs de l’histoire littéraire. Peut-être même contribuera-t-elle à l’infléchissement de la perception idéologique de la nature de l’Inspiration Divine en dirigeant le souffle ordalique de ses origines éthéréennes sur les braises du désir humain.

Les quinze premiers poèmes de la période 1896 - 1904 illustrent à merveille toute une partie de nos affirmations. L’obédience symboliste est patente. De ce symbolisme qui prend racine dans la dolente ferveur de Verlaine, en ses temps de contrition, de repli sur soi, et de Sagesse, et dégénère quelque peu, pour citer un contemporain de même amplitude européenne que Cavafy, dans l’empathie sociale des premiers recueil d’un Rainer-Maria Rilke. Cavafy nous refait le coup de l’inflexion des voix chères qui se sont tues, y rajoutant un zeste anacréontique de ce carpe diem antique qui, l’air de rien change la donne, et oriente à rebours, de la trajectoire historique acceptée par presque tous, le diapason métaphysique de l’œuvre. Retour à l’antiquité donc.

Les Dieux comme les perses ne sont jamais loin des Thermopyles. Pourquoi nous réservent-ils un destin si cruel ? Pourquoi se retirent-ils de leur promesse ? Nous n’en savons rien, si ce n’est que d’instinct notre solitude s’inscrit dans l’exemplaire fresque originelle, celle qui court des temps homériques aux temps de la fin. Nullement apocalyptiques, mais de l’écroulement de l’ Empire, que Cavafy ne nomme pas. Cet Imperium qui s’appropria la Grèce tant aimée.

Restent ces seize siècles de survie qu’il fallut, avec des fortunes diverses traverser. En tant que Grec Cavafy ne reniera jamais la Grèce Byzantine, ni son corollaire orthodoxe, le christianisme. Cette dichotomie pagano-chrétienne éclaire d’une lumière, tour à tour crue et diffuse, son recueil. En prenant parti pour la Grèce, contre l’Imperium, Cavafy s’enferme en de multiples contradictions qu’il ne parviendra pas à résoudre. De là cette atmosphère dérélictoire et poignante, cette tension si particulière en laquelle résident vraisemblablement les causes du succès international de l’œuvre : chacun y retrouvant par-delà ses implications culturelles et idéologiques, la pulsation sourde de ses angoisses face à l’imbroglio indémêlable de sa propre implication factuelle dans la complexité du monde.

Quoiqu’il ait renoncé à toute foi, Cavafy ne se départira jamais d’une reconnaissance chrétienne. Certes très symboliquement, dès ses premiers poèmes retenus, la Vierge Marie n’y peut rien, et n’apportera aucune consolation, mais le fait est là, incontournable. Une partie de l’âme grecque a été colorée, et même modelée, par le christianisme. La pomme pourrie dans laquelle vous avez mordue n’en est pas moins le fruit qui vous a nourri. Il y a dans la poésie de Cavafy toute une nostalgie d’une épopée antique, d’une épopée de l’Antiquité, dont maints poèmes ne sont que les fragments dispersés. Une geste épique qui prendrait racine dans l’Empyrée des Olympiens et s’achèverait dans les cavalcades tumultueuses des barbares s’emparant de l’Occident.

A part que Cavafy, n’est point le chaud partisan d’une Grèce mère de l’Occident. Ses préférences sont orientales. Ce n’est pas un hasard si Alexandre le Grand n’apparaît pratiquement pas dans les Poèmes. Le projet ultime d’Alexandre n’était pas l’initiation de l’Hellénisme, mais la fondation d’un Imperium centré sur le pourtour de la Méditerranée. De même, à l’autre bout de l’Imperium, Julien ne sera pas mieux traité qu’Alexandre. Ce n’est pas que Cavafy s’essaie envers la figure du denier empereur à la conjuration du silence, au contraire il en parle. Nul autre personnage historique ne sera, dans les Poèmes davantage portraituré que Julien. Mais, soyons euphémiques, le ton est rarement laudateur. La seule fois où Cavafy trahit quelque ironique nuance de sympathie, c’est qu’il se moque de la naïveté des chrétiens trompés par la duplicité de Julien !

L’Histoire de la Grèce ne plaide pas en sa faveur. La courte période classique n’entre pas dans les canons de prédilection cavaféennes. De Marathon à Salamine, la Grèce s’oppose à l’Orient et si en ces occasions les grecs défendent un certain mode de pensée qui est le socle originel de cet esprit grec, subtil, très subtil, que Cavafy met au-dessus de tout dans ses Poèmes, il n’en est pas moins vrai que notre poëte se revendique surtout d’un certain art de vivre typiquement grec, qui pour lui représente mille fois plus l’essence de la grécité que la seule pratique de la pensée philosophique à laquelle nous réduisons trop souvent l’apport singulier, décisif et irremplaçable de la Grèce au patrimoine culturel de l’humanité.

L’hellénisme est la patrie mythique de Cavafy. Celui qui se penchera sur les manuels d’histoire risque de rester surpris. Après l’anabase éblouissante d’Alexandre, l’hellénisme offre tous les aspects d’une longue décadence, comme si ses principaux acteurs n’avaient su saisir leur chance et s’étaient sciemment amusés à saboter leur propre entreprise. Les guerres de succession et le partage tempétueux de l’empire d’Alexandre laissèrent une empreinte indélébile. Passées quelques décennies de relative stabilité, macédoniens, séleucides et ptolémides ne manquèrent pas de se jalouser. A pousse-toi de là que je m’y mette, à coups retors d’alliances et de contre-alliances, ils y gagnèrent leur latin. En l’occurrence un beau général, au nom de feu, un certain Flaminius qui mandaté par le Sénat, offrit à Rome les provinces orientales qu’elle guignait depuis longtemps. . .

Beaucoup des poèmes historiques de Cavafy tournent autour de la défaite de Magnésie. Pour deux raisons complémentaires qui expliquent en partie le sens profond de sa démarche poétique. Le poëte ne se leurre d’aucune illusion. Autant a-t-on pu employer l’expression de pente fatale de la victoire pour Alexandre, autant faudrait-il parler de traboule fatale de la défaite pour l’hellénisme. La Grèce est un pays de vaincus. Les grecs ont été condamnés à vivre sous la domination romaine. Blessure d’orgueil que rien ne saurait faire oublier. Depuis des siècles les Grecs traînent cette écharde envenimée dans leur chair. Avec le temps tout s’efface assureront les esprits positifs, mais les temps apportent des démentis sanglants. La majeure partie des territoires helléniques sont aux mains des musulmans, des arabes, et même des puissances colonisatrices européennes. La Grèce elle-même, la mère patrie est restée trop longtemps sous le joug ottoman. En 1922 – 1923, l’Ionie passe définitivement aux mains des turcs. Cavafy n’en cause jamais dans ses poèmes, mais pour qui sait gratter tant soit peu les écailles mortes de l’érudition la plaie est là, ouverte, béante, purulente.

Cavafy n’est pas un poëte de la tour d’ivoire. Si l’on peut déceler chez lui, une éthique parnassienne, c’est se tromper lourdement que de l’interpréter comme une fuite en arrière, comme la marque d’une renonciation. Au contraire, si Cavafy explore si loin dans le passé de la Grèce c’est avant tout pour remonter jusqu’aux racines les plus anciennes de son renoncement à être elle-même. Les Poëmes peuvent être lus comme une généalogie de la défaite, non pas pour s’y complaire mais pour y remédier.

Maintenant il est évident que Cavafy a été surpris par l’étendue du mal. La défaite vient de loin. Il ne s’attendait pas au pire. Les causes de l’impuissance grecque ne sont que l’avers de sa médaille. L’esprit grec lui-même, est le premier responsable du désastre. Cette manière si déliée de manier les concepts est aussi quelque part une maladie de l’âme. Ne dites pas que l’âme grecque est malade. Soyez nietzschéen, dites que la maladie est une des composantes de l’âme grecque. A trop jouer sur la réversibilité symbolique de l’espace conceptuel l’on arrive à perdre le sens de l’absolu pour gagner celui du relatif. L’adaptation pragmatique à la réalité du monde reste un bon principe de chasse aux illusions tant qu’elle ne dégénère pas en accommodement.

A être perpétuellement vaincus les grecs ont appris à composer. Nombre de roitelets helléniques traversent les poèmes de Cavafy. Cortège pathétique d’individus et de caractères divers. Roublards ou nostalgiques, indomptables désespérés et lâches invétérés se suivent et se ressemblent tous. Aucun ne maîtrise sa propre situation. Tous des marionnettes de l’Histoire et des puissances politiques occupantes ou menaçantes. Les grands du premier cercle ne sont pas moins dans les mains redoutables de l’ananké que les humbles des dernières périphéries. Le grammairien obscur qui court le cachet – peut-être vaudrait-il mieux qu’il coure se cacher – n’est pas plus ni moins malheureux que le souverain aux abois. Que vous soyez un pion ou un roi, vous connaîtrez l’échec d’une destinée mal aboutie.

Byzance est la non-exception qui confirme la Grèce. Certes à proprement parler elle n’est que la survie moribonde de l’Imperium. La queue de comète qui s’éloigne inexorablement. Mais enfin elle s’entêta à subsister des siècles et des siècles. Elle connut ses heures de gloire que rien ne pourra jamais effacer. Certes elle fut chrétienne, mais dans la barbarie montante qui s’installait sur le reste de l’Europe n’était-ce pas ce que l’on pouvait espérer de mieux ? En désespoir de cause un grec peut espérer en Jésus.

Surtout qu’à la charnière des deux mondes, la transition fut placide. Beaucoup se voulurent chrétiens sans renoncer à l’idéal voluptueux du paganisme. Les poèmes de Cavafy sont emplis de beaux jeunes gens qui n’hésitent pas à jouer sur les deux tableaux, celui d’un attachement sans faille à la culture hellénique et celui d’une participation plus ou moins discrètes aux offices des chrétiens. Pour préserver la grandeur de la dernière indépendance grecque Cavafy gomme les aspérités du christianisme. A l’en croire la passation des pouvoirs entre les deux règnes cultuels se serait déroulée en toute sérénité. Il est nécessaire de scruter quelque peu les poèmes de Cavafy pour apercevoir les théories de moines vindicatives abattant les temples, pillant les bibliothèques, et incitant les récalcitrants à courir se faire baptiser au plus vite.

Vue sous cet angle, l’altière silhouette de Julien dénote quelque peu dans le paysage. Voici un grec qui ne pactise pas avec l’irrémédiable. Un Léonidas bis qui refuse d’évacuer les Thermopyles et préfère y mourir sur place que de reculer. Les railleries christogènes de Cavafy à l’encontre de Julien n’en paraissent que plus dérisoires.

Julien n’est point sans défauts. Son éducation chrétienne a fortement teinté son âme de puritanisme. Que ce soient les chrétiens qui se permettent de le lui reprocher nous laisse pour reprendre l’expression même de la bouche de ses ennemis, selon la traduction de Dominique Grandmont, pantois. S’il est une religion qui est un peu trop serrée de la quéquette c’est bien le christianisme ! Nous imaginons sans difficulté que si Julien était revenu victorieux de sa campagne d’Orient, il aurait, par la suite, son pouvoir établi, troqué son ascétisme coercitif pour une hygiène de vie nettement plus hédoniste. Sans doute se serait-il replié sur une vision moins plotinicienne mais plus platonicienne de la philosophie comprise en tant que désir du désir.

Le secret du procès par délégation que Cavafy intente à Julien réside d’ailleurs peut-être en l’intime déception du poëte quant à l’indifférence affectée de l’Imperator vis-à-vis des choses de la chair. Il impute à Julien le péché contre l’esprit – pas saint mais grec – puisque son incarnation ne le démangeait guère. Un peu comme si Cavafy lui tenait rigueur de ses propres errements masturbatoires cavaféens pour n’avoir pas su désigner d’une manière éclatante l’éros grec, comme une des essentielles facettes de la notion de grécité.

L’homosexualité du poëte, de plus en plus hautement revendiquée, au fur et à mesure que passent les années est toujours présentée selon le mode du regret. Cavafy n’a pas retrouvé le temps perdu. D’où cette sourde rancœur contre le dernier champion des hellènes qui se battit pour restaurer le déploiement d’une grande politique de l’Imperium en faisant l’impasse total sur la petite politique du réel quotidien. Julien était trop loin des préoccupations du peuple des hellènes. Son parti-pris idéologique très anti-chrétien lui aliénait les sympathies des adeptes du paganisme qui redoutaient que ses mesures ne braquassent davantage les chrétiens à leur encontre.

Nous ne saurions partager une telle analyse. Mais le point de vue de Cavafy aide aussi à comprendre pourquoi les masses païennes n’ont pas fait bloc autour de Julien. Il arrive un moment où ceux qui devraient se battre et apporter l’aide décisive nécessaire à la victoire de leur camp, en laquelle ils ne croient psychologiquement plus, refusent de se mobiliser.

Peut-être les Poèmes de Cavafy sont-ils à décrypter ainsi, comme le recensement méticuleux, de l’intérieur, des paramètres du renoncement à soi-même. Point de leçon de morale finale, mais l’énoncé des enchaînements protocolaires des erreurs commises. Le lecteur se devra d’être intelligent et interpréter la volonté du poëte. Tout poème est à entendre selon une herméneutique généralisée de ses volitions ultimes et originelles.

Julien n’a pas attendu les barbares, il s’est précipité aux frontières. Ces gens-là apportaient sans nul doute quelques solutions à nos problèmes. Le premier venu est prêt à faire la politique que vous n’avez pas le courage d’assumer. Pour son propre compte, bien entendu. Les Dieux n’avaient qu’à y pourvoir, pour sûr. Jamais vous n’égalerez ce qu’ils auraient pu décider. Mais ce qu’ils ne font pas, seule l’impuissance de votre désir à le réaliser vous retient de l’entreprendre. Les gens d’Antioche peuvent se gausser et mettre le feu au temple d’Apollon. Un dard chrétien coupera Julien dans son élan. Mais là où l’individu échoue, et la simple personne humaine faillit toujours, la collectivité oikouménique triomphera.

Les Poèmes de Cavafy sont à lire comme l’épopée inachevée d’un peuple en perdition. Au travers de ses plus intimistes macérations, le poëte décline le mode de vie fastueux d’une des plus heureuses civilisations de l’humanité. L’œuvre du poëte s’inscrit là dans cette remémoration conjuratoire, cette réminiscence égotiste du grand tout, dans l’espoir de levains futurs. La poésie reste trop souvent la seule voie d’héroïsation encore ouverte.

André Murcie. ( 2008 )

A LA LUMIERE DU JOUR

CONSTANTIN CAVAFY

Illustrations d’ALECOS FASSIANOS.

Texte français de BRUNO ROY. FATA MORGANA.

Aurions-nous lu ce texte s’il n’avait pas porté la signature de Cavafy ? Peut-être, mais nous ne sommes pas sûr que nous lui aurions marqué une attention suffisante. En littérature comme ailleurs, l’on ne prête qu’aux riches.

L’on répète à satiété que Cavafy n’a légué à la postérité qu’un unique livre de poèmes. Mais ce chef-d’œuvre absolu de l’efflorescence poétique du vingtième siècle n’est ni le fruit du hasard ni le précipité d’un enthousiasme divin. A la croisée de trois des plus grandes littératures européennes, grecque, anglaise, française, il nécessita un long travail, une très longue patience. Mort en 1933, Cavafy resta totalement étranger à l’idéologie structuraliste qui au travers des notions scientistes de déconstruction narratologique domine le champ de la réceptivité littéraire depuis près de cinquante années. L’amour des échafaudages, des modes intentionnels revendiqués mais non réalisés, qui prévalent encore de nos jours ne firent jamais partie des pratiques cavaféennes. Sa génération toute pénétrée de mystique symboliste n’a jamais confondu l’arrière-fond des fins de tiroir avec la corne d’abondance de la génialité aurorale. Tout à son grand-œuvre Cavafy a beaucoup lu et écrit. Epris d’une certaine idée de la perfection plastique il négligea la postérité de tout ce qui lui fut marche-pied, ascenseur, et monte-charge nécessaires à l’édification chryséléphantine de son chef-d’œuvre.

Dès les années soixante l’inextinguible es chercheurs, qui avaient accès à de nombreux documents inédits, suscita l’exhumation de quelques poèmes rejetés. Suivirent plusieurs séries d’articles parus du vivant de Cavafy dans la presse, des relevés de marginalia, et cette nouvelle que nous offre Bruno Roy. Notons qu’en tant qu’éditeur, par ses élégantes plaquettes, Bruno Roy a beaucoup agi pour la pénétration de l’œuvre de Cavafy en notre pays. Si Cavafy parvient aujourd’hui à toucher un public beaucoup moins restreint que les cercles homosexuels et les cénacles grécisant, nous devons lui rendre grâce.

Avant de lire nous avons d’abord admiré les illustrations d’Alecos Fassianos, étrange mélange de traits impeccables au crayonné d’aspiration évanescente. Après notre lecture nous sommes revenus à ces épures diaboliques qui collent si bien au texte, qui le mettent en scène d’une manière si évocatrice et précise à la fois que l’on a l’impression que la prose n’est que le commentaire de l’image.

Quant à la nouvelle elle-même, avouons qu’elle nous laisse sur notre fin. Ecrite en 1898, nous la mettions en relation avec un roman comme Là-bas de Joris-Karl Huysmans. Ambiance satanique donc. Hélas, le héros ne joue pas le jeu et se contente d’exprimer sa peur. Monsieur fourchu, en sera pour ses frais. Et les trois amis du début aussi. Eux qui n’ont même pas assez d’argent pour rentrer en taxi, reprennent leur conversation d’incipit.

Il semble évident qu’en relatant cette courte histoire Cavafy n’ambitionnait pas de devenir un écrivain fantastique. Ce récit doit être interprété à la lumière de l’itinéraire poétique de Cavafy. Faut-il y voir, comme Diana Haas dans sa thèse sur Le Problème Religieux dans l’Oeuvre de Cavafy , une rupture symbolique avec le mysticisme chrétien ? L’ interprétation est tentante. Nous pencherions plutôt sur une prise de position presque behavioriste de Cavafy. Le refus d’Alexandre de pactiser avec les forces obscures de la tentation nous paraît devoir être compris comme l’affirmation sans ambiguïté du désir. Du désir homosexuel certes, mais plus métaphysiquement surtout, du désir compris en tant que revendication de la responsabilité de nos propres actes. L’implication politique d’un tel point de vue est le but ultime recherché par Cavafy en cette histoire. Car comment pourrait-il dans ses futurs poèmes mettre en exergue l’exemplarité anecdotique de tel ou tel geste d’un personnage historique ou anonyme, si le doute subsistait quant à la volition effective de l’acte par son géniteur ? A la lumière du jour signifie bien, n’en déplaise aux freudistes et lacaniens de service, « en dehors des noirceurs de l’inconscient ». En toute conscience.

Le nom de Paul Valéry ne revient presque jamais sous la plume des commentateurs de Cavafy. C’est vraisemblablement un tort. Voici deux œuvres fort différentes qui puisent aux même aversions. Nouveaux chemins à explorer.

André Murcie. ( 2008 )

L'ART NE MENT-IL PAS TOUJOURS ?

CONSTANTIN CAVAFY.

Dessins : PIERRE SOUDAY. Traduction & Note : BRUNO ROY.

56 pp. 15 Avril 2011.

Excellente idée de la part de Bruno de rééditer ce texte de Constantin Cavafy déjà paru en 2006. L'oeuvre de Cavafy est déjà si mince que ces quelques pages nous paraissent un immense trésor. Il est à craindre que le grand Alexandrin lui-même aurait interdit ce genre de publication. Mais les morts sont incapables de nous empêcher de fouiller dans leur cercueil. Rappelons que les Poèmes de Cavafy sont posthumes. Le poëte passa sa vie à parfaire une urne funéraire.

Ce ne sont que de simples notes qui s'étalent de 1902 à 1911. Peu de choses qui tiendraient – si l'on omettait l'écrin typographique – sur trois feuillets A4 tapés à la machine. L'on peut y suivre une courbe ascendante de l'auto-présentation du démiurge par lui-même. Dès les premières lignes il se considère comme un génie supérieur de l'Humanité. Il aurait pu être tout ce que le commun des mortels aspire à être. Mais le Poëte ne mange pas au râtelier des mesquines ambitions. Dix années plus tard le personnage du Poëte est devenu comme le convive non grata du festin que se doit d'être le poème. Seul compte l'instant préservé par le vers vainqueur, cette goutte d'éternité enchâssée dans l'entaille poétique. Mais qui n'est que le reflet de corps humains qui atteignirent à la beauté. Par un étrange retournement nietzschéen Cavafy fait de la forme parfaite du corps humain l'Idée préexistante à l'esprit du poème.

Ces pages nous sont précieuses car à plusieurs fois l'on y retrouve ce coup d'archet si caractéristique qui prélude au départ de maints poèmes du recueil. Nous avons ainsi la preuve que Cavafy aurait été très capable de s'adonner à une oeuvre en prose des plus conséquentes. C'est donc que sa parcimonie poétique qui est lui tant reprochée aujourd'hui procède d'une volonté esthétique clairement assumée. Sur laquelle nos contemporains devraient réfléchir.

Bruno Roy qui dans sa note finale nous le dépeint en un quotidien étriqué se laisse flouer par les apparences. Voici un Cavafy - enfermé dans un rêve de stérile grécité – prêt à collaborer avec l'occupant, un colonisé pactisant avec le colonialiste. Nous reconnaissons ici un des spectres fantomatique de la mauvaise conscience européenne actuelle qui n'est qu'une manière des plus subtiles de stigmatiser le colonisé qui s'en vient camper sur les terres de haute culture de la civilisation occidentale...

Quand l'on sait ce que nous devons à la Grèce antique les bémols de Bruno Roy sont risibles. S'il en est un qui a bien le droit de s'installer dans les strates d'une certaine culture anglaise, Cavafy nous semble désigné de par la réflexion historiale qui est au centre de son oeuvre. La Grande Grèce dépasse et de loin les rivages de la Sicile et a depuis longtemps absorbé ceux de l'Angleterre. Ce n'est pas en éloignant Cavafy d'Athènes – que l'on pressent démocratique – pour l'enfermer dans les étroits remparts d'une Byzance surannée, qui n'a pas par chez nous bonne presse, que Bruno Roy nous attirera en des enjeux dépassés et inopérants.

Dix pages de présentation et pas un mot sur le motif central des poèmes, ce questionnement incessant et hautement polititial sur l'agonie de la Grèce en tant que pays libre... Cavafy ne s'est jamais résolu à ce que la Grèce soit devenue province d'Imperium Romanum. Parti-pris originel qui explique son animosité envers Julien. Comment pourrait-on être sauvé par son meilleur ennemi ?

De même sous le terrible boisseau du silence, cette absence d'allusion à une oeuvre construite mot à mot, en tant que conjuration hellénique angoissée, face à la Grande Catastrophe de l'Europe Moderne, celle qui signe son arrêt de mort métapolitique, lorsque l'on laisse la Turquie s'emparer de l'Ionie. Depuis ces années fatidiques l'Europe n'a cessé de capituler.

C'est ce désintéressement qui permit aux puissances de l'Axe de tenter de bâtir cet empire Hyperboréen du Nord sous l'hégémonie barbarique de l'Allemagne, militaire d'abord, économique aujourd'hui. N'insistons point sur la reddition aux puissances financières de notre propre excroissance américaine, et évitons de parler sur cette montée religieuse des territoires orientaux... Dieu et l'Argent contre le culte de la Beauté et des Dieux. Monothéisme contre paganisme, la lutte fracturale qui dialectalise la poésie de Cavafy.

L'Art ne ment pas, il révèle. Autant les signifiances non apparentes de l'oeuvre que celles des lectures biaisées et insuffisantes de ses lecteurs. Quant au Poëte, il est toujours en-deçà, tel le paratonnerre qui appelle l'incandescence de la foudre.

Remarquons qu'en notre époque, diadoques et épigones ne se pressent pas au portillon poétique...

Il est sûr que ce n'est pas un placement rentable.

André Murcie. ( 2008 )

FRAGMENCES D'EMPIRE

 

ELEMENTS D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE ANTIQUE.

JEAN-PAUL DUMONT.

773 p. Collection réf. NATHAN UNIVERSITE. 1994.

Je ne dirais jamais assez tout ce que je dois au petit livre de Jean-Paul Dumont Les Sophistes, fragments et témoignages. C'est simple c'est là où j'ai appris à penser. Bien sûr, il y eut par après, l'irremplaçable Dupréel, Les Sophistes, mais la mise en perspective chronologico-articulatoire des passages essentiels des textes de la sophistique grecque qu'opérait Jean-Paul Dumont marqua ma première véritable entrée dans la philosophie grecque. Jusqu'à lors je n'avais lu que Platon, en aveugle, dans la totale incapacité, non de comprendre le texte, mais d'en saisir les enjeux éristiques.

Je n'ai donc pas hésité une seconde à m'emparer de ce gros et déjà ancien volume, quatorze années, l'espace d'une génération selon Aristote, et à me plonger avec délectation dans ces pages qui se dévorent comme un roman. Erreur, qui se savourent comme une épopée. Malgré la violente admiration que l'on se doit de porter à Homère, nous sommes dans l'obligation de ne pas nous tromper de sujet. Ni Achille, ni Ulysse, ne sont les héros de la grécité. L'épopée grecque reste avant tout, non pas celle des valeureux achéens, mais l'aventure inoubliable de l'originéité de la pensée humaine.

N'en déplaise aux contempteurs des redoutables supériorités aristocratiques, nous ne sommes point des sectateurs de l'égalitarisme démocratique des civilisations. Ce n'est pas que par exemple l'Inde n'aurait pas été capable de fomenter une pensée d'aussi haute tenue que la philosophie grecque, mais de l'intérieur de l'orbe imperiumique occidental, depuis son centre détruit et idéel, d'où nous nous obstinons à vaticiner nos imprécations, nous affirmons que la pensée occidentale a su se donner les armes de la domination du monde, et que ce combat, le seul dont le songe suffise à nourrir nos rêves, nous le continuerons et l'intensifierons jusqu'à notre dernier souffle, dans le seul espoir de transmettre le flambeau de l'augustéenne tâche à poursuivre, à ceux qui viendront et nous accompliront.

Il est sûr que dans nos tristes temps de résipiscence colonialiste, de telles déclarations risquent de nous faire quelques ennemis de plus. Mais nous refusons d'être dupes de la pseudo-bonne foi libérale qui n'en finit pas de jeter à la conscience européenne les os gratuits de la repentance christique des bons sentiments, qui entre parenthèses arrivent trop tard pour apporter quelque remède que ce soit à une historicité depuis longtemps révolue, mais assez tôt pour détourner l'attention des esprits du seul danger qui compte, le déploiement du totalitarisme mercantilo-démocratique. Un peu de subtilité grecque ne messiérait point aux bonnes âmes de la moraline consensuelle. Pendant que l'on verse de vraies fausses larmes de crocodiles sur des malheureux morts et enterrés depuis quelques décennies, l'on en oublie de s'atteler à l'intellectuelle mise en oeuvre de la nécessaire pensée de la future vigueur et de la reconquête de la puissance retrouvée. Mais il est vrai que nos nouveaux-démocrates – nous ne pouvons décemment plus employer l'honteuse expression d'ex-révolutionnaires - ne se souviennent plus que les urnes servent davantage à emplir les cimetières des illusions perdues qu'à forger les armes du retour.

Donc retournons à nos penseurs. Notons tout de même pour ceux qui n'auraient pas compris la nécessité d'une telle apparente digression, que les sophistes, furent au-delà de leur revendications salariales les premiers penseurs du fait politique. De l'impériosité politique pour mettre les poings sur les I.

Le livre de Jean-Paul Dumont porte bien son titre : la philosophie antique. En d'autres termes, la philosophie antique, et pas le méli-mélo catho-grec que l'on nous sert habituellement sous le terme galvaudé de philosophie, dans nos lycées comme dans nos média, dans nos sous-cultures de masse comme chez nos élites dirigeantes. Donc pas de confessionnaux cachés dans les recoins obscurs, Jean-Paul Dumont a laissé les cagots de service hors de son monument. Pas par anti-cléricalisme primaire – ainsi aurions-nous agi à sa place – mais parce que le christianisme n'a pas plus à faire dans un livre consacré à la philosophie antique qu'un paragraphe sur l'économie pétrolifère du Brésil n'a à s'immiscer dans une démonstration mathématique sur les triangles isocèles. Il est des évidences qu'il convient d'asséner avec la grâce d'un éléphant dans un magasin de porcelaine.

Bref mille ans de philosophie, de Pythagore à Proclus, sans l'ombre monothéique du dieu jaloux, relégué derrière la porte de purgatoire des sous-croyances stupides. Bienvenue au club certes, mais si vous n'avez pas la carte de l'Intelligible à présenter l'on ne vous ouvrira pas ! Le pire c'est qu'à l'intérieur il n'y a même pas la nécessité de votre absence qui puisse faire signe de votre existence.

Mille longues années et malgré ce phénoménal laps de temps, il se dégage de l'exposé de Jean-Paul Dumont une terrible unité du pensé grec. C'est que très vite, dès les premiers moments, les grecs se sont aperçus que l'on ne pensait pas le monde. Le travail de la pensée consiste à mettre de la pensée entre soi et le monde. Les philosophes sont comme les enfants, ils ont tous un nounours pour s'endormir, mais chacun l'affuble d'un affectueux surnom différent. Ainsi par exemple Démocrite appellera le sien « atome » et Platon aura une autre  « idée » N'essayez pas dans votre tête d'entrevoir une pluie atomique ou une figure idéale, tout ça n'est qu'une seule et même chose, excusez-moi, un seul et même outil, non plutôt une même dénomination symbolique de la relation d'appréhension du réel par le petit ordinateur cervical qui vous sert à effectuer cette tâche de penser qui consiste justement à mettre votre machine en marche.

En même temps que vous pensez le monde, les grecs se sont rendus compte que vous pensez que vous pensez, que vous pensez votre propre pensée et votre pensée du monde. Plus besoin de relire les Ennéades pour comprendre les hypostases 1 et 2 de Plotin. Pour la troisième retour à votre petite personne, pauvre petite âme chérie votre fragilité n'est que la division ( comprendre ici la multiplicité des atomes démocritéens ) de l'Âme du monde, une et indivisible, comme il se doit, car quel est l'enfant sage qui accepterait de réduire son nounours en minuscules lambeaux !

Ne soyez pas stupidement idéaliste ! Les garnements vicieux existent aussi. Très vicieux même, car non seulement ils vous font la gueule ( de chien ), doutent de vous et de tout, ou pire se la pètent et vous prennent de haut en s'égarant dans les arguties mégariquéennes, mais en plus nos iconoclastes font très attention à ne pas casser leurs joujoux préférés. Certes on ne peut rien penser, mais penser que l'on ne peut pas penser, n'est-ce pas déjà penser. Faudra mille autres années à Descartes pour saisir l'astuce raisonnable. Il sera d'ailleurs tellement content de son tour de passe-passe qu'il enflera comme la grenouille et en déduira que la raison prouve l'existence de Dieu !

Sainte Sophie, priez pour lui ! Retirez-lui son missel et essayez de lui expliquer que ce dieu qui déborde d'amour et de jalousie est bien trop plein de mauvaises intentions pour rentrer dans le panthéon grec. Le dieu, si l'on veut par inadvertance nommer ainsi l'Intelligible est vide comme un songe creux. Tellement vide que l'on peut se demander comme Plotin si le vide est au-dedans de lui ou comme Epicure si le vide ne serait pas au-dehors, et pour faire bonne mesure s'il ne serait pas en même temps au-dedans et au-dehors, et peut-être même ni en-dedans ni en dehors.

Notre principe de non-contradiction risque d'en prendre un coup, car il se pourrait qu'il soit en même temps l'étendue des quatre possibles ce qui nous emmène dare-dare à poser les égalités du Un avec lui-même. Pas la peine de compter jusqu'à trois hypostases, avec zéro-l'autre, l'un-même, et deux-dyade, qui se complait dans sa segmentation inégalisatrice, pour que l'Un ne soit pas justement égal à l'Autre et pour que l'Autre ne puisse être le Même que l'Un, il y a de quoi faire.

Ce n'est pas dans ce modeste compte-rendu que nous évoquerons la multiplication du Un. Plutôt s'arrêter chez Aristote. Un havre de paix notre stagirite. On comprend qu'avec sa manie de tout mettre en ordre, de dédramatiser les problématiques, de vous donner l'impression d'accéder à la simplicité de l'Intelligence, Jean-Paul Dumont en ait fait la plaque tournante de la philosophie grecque. Porte-avions dans la tempête toujours prêt à accueillir les abeilles qui se sont aventurés à butiner le miel de l'Hymmette. L'on conçoit aussi très bien qu'Alexandre se soit enfui au bout du monde pour échapper à l'englobante vision de ce père la sagesse !

Tsst ! Tsst ! Ne profitez pas de l'ombre tutélaire du grand Irréductible pour vous éloigner sur la pointe des pieds. Jean-Paul Dumont est un excellent maître d'écoles philosophiques. Après Aristote, la philosophie grecque se transforme en logosophie. Dans sa forme la moins mystique, le langage en tant que science du raisonnement. Non pas la tautologie sophistique mais la syllologie stoïcienne. Ce n'est plus l'orgiaque parole de Gorgias qui mange le monde, l'avale en trois coups de mandibules moqueurs, et vous laisse béant comme trois ronds de frites devant l'absence de l'assiette du réel escamotée, et qui s'amuse de son tour de passe-passe, mais la froide classification conceptuelle qui induit l'attitude éthique du philosophe.

Et puis il y a ce désenchantement des esprits. Déjà que les Grecs n'ont jamais cru en quelque chose, voici qu'avec les sceptiques ils en viennent à ne plus penser pas plus loin que le bout de leurs lèvres. Jusqu'aux écoles platoniciennes qui entrent en crise. A y réfléchir de près le platonisme n'est-il pas une théorie de l'ambivalence programmée ?

Reste que si Jean-Paul Dumont a laissé le dieu biblique à la porte, il n'a fait qu'imiter les philosophes grecs qui n'ont jamais permis aux locataires de l'Olympe de fouler ne serait-ce que d'un seul orteil le parvis sémantique de leurs écrits. Deux ou trois allusions à Zeus, Apollon, Saturne et Athéna, par convention et pure facilité de nomination conceptuelle, et puis plus rien. Apparemment la philosophie grecque ne fait pas bon ménage avec le paganisme ! Ce n'est pas que les Grecs ne croyaient pas à leurs dieux, c'est qu'ils les avaient relégués sur l'étagère aux bibelots oubliés.

La relecture de la philosophie platonicienne, non pas celle des dialogues socratiques mais l'enseignement oral beaucoup plus secret du fondateur de l'Académie, par Plotin nous en est donc d'autant plus chère. Non pas que Plotin tenterait de réintroduire en douce les pénates de la religion dans la pensée grecque mais parce qu'il investit toute la métaphysique hellène d'un esprit prométhéen qui ne trompe personne. Ce n'est pas la foudre jupitérienne et sacrée qui s'abat sur l'élu, mais la pensée aquiléenne de l'indivis-philosophe qui s'en vient prendre l'unique place possible au banquet de l'Un. Montée en puissance de la volonté que Nietzsche décrira en tant que retour du Même au Même. Inversion des valeurs et achèvement de la philosophie antique. Les Pythagoriciens l'avaient déjà posé au tout début de cette aventure : l'Un n'est jamais premier. Penser le dieu grec selon l'unicité chrétienne est une véritable hérésie catholique. Le moteur immobile aristotélicien n'est pas moteur, mais immobile. D'ailleurs s'il était moteur il ne serait pas immobile alors que rien ne l'empêche d'être immobile qu'il soit ou ne soit pas moteur. Le moteur n'est pas plus premier que l'Un. Le destin n'est jamais derrière nous mais toujours au-devant de nous. Ce n'est pas la cause qui commande mais l'acte qui nous induit. Le paganisme n'est que l'expression imagée du désir de la philosophie.

( 2008 / in Dumont Olympe )

 

 

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