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CHRONIQUES DE POURPRE N°4

CHRONIQUES

DE

POUPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 004 / Novembre 2016

CONSTELLATION STEPHANE MALLARME

LE NOMBRE ET LA SIRENE

UN DECHIFFRAGE DU COUP DE DES DE MALLARME

QUENTIN MEILLASSOUX

Septembre 2011 / Col Ouvertures / Fayard

Un livre que tous les mallarméens se doivent de lire. Nous le résumerons en quatre mots : une très belle démonstration. Au sens mathématique du terme. Avec en sous-main la sempiternelle interrogation de la véracité mathématique. La mathématique est-elle un ensemble clos refermé sur lui-même ou une fidèle transcription de la structure de l'univers. Si je peux fort justement dénombrer les deux stylos qui traînent sur ma table de travail, est-ce parce qu'il traîne vraiment deux stylos sur ma table de travail, ou est-ce parce que j'ai construit intellectuellement le nombre deux qui s'applique fort opinément à ces deux stylos qui se prélassent sur ma table de travail. Si je bois mon café petite cuillère par petite cuillère, n'est-ce pas uniquement parce que je possède une petite cuillère ? Sans l'invention de celle-ci je serais à même de m'en régaler gorgée par gorgée. Décidément Gorgias n'est jamais loin de ma pensée. La comparaison pourra sembler oiseuse, mais tout indique que l'Homme a construit dans sa tête – sans doute en relation avec ses doigts - le nombre deux avant de tailler dans un bout de bois la si utilitaire petite cuillère. La figure de celle-ci faisant appel à la paume de la main à moitié refermée...

Quentin Meillassoux laisse tomber les dés. Si le poème de Mallarmé s'intitule Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, et si le poème se donne à lire lui-même comme un coup de dés, ce n'est pas sur la face des dés qu'il faille chercher le nombre fatidique mais à l'intérieur même du poème. Très simple : il suffit de compter les mots, ce qui nous donne le chiffre 707. Ne vous précipitez pas pour aller vérifier, car vous avez toutes les chances de tomber à côté. 705, 708, 709... Quentin Meillassoux s'explique longuement sur la manière dont on se doit de compter. Il ne s'agit ni de caprices ou de lubies personnelles. Il appuie ses choix sur le texte même du poème ou sur plusieurs allégations du poëte éparses en ses autres écrits. En plus, ces variations quantitatives amènent de l'eau à son moulin : elles correspondent à la volonté expresse de Mallarmé qui dans ses variations aléatoires de la numération a voulu métaphoriser le fait que le coup de dés n'a peut-être jamais été lancé, et surtout que cette indécision comptable n'est que le reflet de ce qui doit être aboli : le hasard. Car le nombre 707 n'est en rien magique. Il a été en quelque sorte choisi aléatoirement. Tirer les dés et obtenir un double six est une chose, dire je vais lancer les dés et obtenir un double six est beaucoup plus inquiétant si vous réalisez effectivement votre double six. Seriez-vous un individu qui maîtriserait le hasard ? Ou serait-ce un coup de chance ? L'on vous demandera de réitérer. Si vous y parvenez systématiquement : soit vous êtes le Maître, soit vous avez pipé le jeu.

Mallarmé n'en pipe mot. Déjà sur le portrait de Manet, il se tait. Il n'annonce pas qu'il va vous sortir le 707, et il vous le sort sans vous le dire. C'est au lecteur d'authentifier la préméditation mallarméenne et de l'aider en quelque sorte à abolir le hasard. Pas facile. Plus d'un siècle s'est écoulé avant qu'un petit malin, Quentin Meillassoux, se soit aperçu du numéro. L'a fallu que le hasard se mette sur la piste. S'amusant à compter les mots de Salut, il trouve 77, 70 pour le sonnet A la nue accablante... cette redondance du chiffre sept sur deux poèmes qui évoquent un naufrage – les mêmes circonstances éternelles du Coup de Dés – ne peut être due au hasard, surtout si on le met en relation avec le septuor final de la grande ourse qui a lieu à la fin du poème.

Mais Meillassoux n'entend point sortir du Coup de dés du néant, le chiffre 707 se doit d'être indiqué en toute lettres dans le seul corps du poème. Il suffit de savoir le lire. Mallarmé nous aurait-il fait avant le surréalisme le coup du hasard objectif de Breton ? Bien sûr que huit, pardon que oui, pour le premier sept prenez le si -septième note de la gamme musicale – du premier Comme si, pour le zéro prenez le cercle du tourbillon – lui-même symbole du néant – et pour le deuxième 7, le si du second Comme si. Vérifiez à la ( double ) page 6, du poème.

Mais pourquoi 707 et pas 956 ? A choisir un chiffre au hasard, pourquoi pas le 707 ? Si j'annonce que je vais faire un double six, je peux aussi bien prétendre vouloir réaliser un double trois. Mais le double six, en jette davantage, plus royal en quelque sorte. Ce sera 707 car le 7 c'est six + 1, autrement dit l'hexamètre tutélaire de la poésie grecque, symbolisé en l'hémistiche de notre fier alexandrin + 1. Faites-moi un hémistiche de sept syllabes accentuées et le vers est faux, ou alors vous êtes un jeune anarchiste qui rejette toutes les règles et vous instaurez la non-règle du vers libre. Pour le zéro, nous ne nous étendrons pas sur le nihilisme congénital de toutes les actions humaines qui n'influencent en rien la marche ( en avant ? Régressive ? Ou en rond ? ) de l'univers.

Mais Mallarmé ne s'en est jamais caché. L'écriture du Coup de Dés est orphique. Le poème est une interaction entre l'Homme et l'Univers. Un peu comme ces particules dont on prouve l'existence par le choc qu'elles entretiennent avec une autre particule dont on connaît les paramètres existentiels. Pensons ( avec ironie ) à ces physiciens américains qui sont persuadés que la collision observée du boson de Higgs sera la preuve de la nécessité unifiante de la présence de Dieu...

Le malheur c'est que Quentin Meillassoux opère vis-à-vis du poème de Mallarmé comme les astro-physiciens avec le hic du fameux boson ! Qu'est-ce que le Coup de Dés ? Ni plus, ni moins que le coup du Christ aux sept plaies cloué sur sa croix. Par des légionnaires romains qui une fois leur travail terminé se dépêchent comme par hasard de faire une partie de dés...

Dans notre ciel dévasté, Mallarmé aurait voulu réintroduire un peu de divinité. Chassez le Dieu, et il revient au galop. Meillassoux nous rappelle La Chute de l'Ange de Lamartine, La fin de Satan de Victor Hugo, la France éternelle de Michelet et le prolétariat rédempteur de Marx. Tous ces grands artistes ont essayé de substituer au Dieu chrétien mis à mort par la Révolution Française, des ersatz roboratifs : l'Homme, le Progrès, l'Art, la Poésie et autres fariboles qui auraient été broyés par le si dur vingtième siècle finissant. Nous n'avons plus d'idéologie, essayons de revenir aux vieilles lunes de l'Europe chrétienne, disons christologiques, voire christophoriques pour ne pas froisser les pauvres âmes athées.

Dans son analyse d'Igitur, Paul Claudel s'était conduit en pur et dur chrétien constantinien, ôtez de moi ces voiles d'ébène qui m'empêchent de voir la gloire mondaine de Dieu... Meillassoux avance davantage en Tartuffe, chrétien rampant qui n'ose proclamer sa foi, mais qui oeuvre à une hypothétique deuxième résurrection. Même s'il s'en défend. La nostalgie plus ou moins consciente du christianisme se déploie souvent sous une forme de dénégation.

Peut-être convient-il de reprendre la problématique. Si tout est relatif, la proposition énonçante de cette relativité, doit être elle aussi relative. Il conviendrait mieux de dire : tout est relatif, même le principe de relativité généralisée. Nous retrouvons sous une forme plus actuelle l'analyse mallarméenne : tout est contingent, même la contingence. Le principe d'indétermination de l'écriture se doit d'être lui même soumis à sa propre indétermination.

Un peu comme les atomes d'Epicure qui tombent infiniment en traits parallèles qui ne se rencontrent jamais. A part que la Nécessité de la présence de l'univers force à définir l'accident d'une collision effective. Circonstances éternelles d'une chute qui entremêle les poils séparés du pinceau ionique. Les particules n'ont pas eu besoin d'accélérateur pour se croiser. Elles sont leurs propres accélérateurs. Elles sont la flèche, l'arc et le lanceur. Et jamais les trois ne se rejoignent pour former un tout harmonieux. La cible de l'univers n'est jamais visée, puisque la flèche n'est jamais lancée. L'univers, l'unicité de la cible vers laquelle l'on aimerait que la flèche du cruel Zénon se dirige – ah si l'on pouvait le transformer en méchant archer du martyre de St Sébastien – n'est qu'un dommage collatéral de la logique unificicatrice de l'esprit humain.

Mais le fait que le chant d'Orphée assagisse les animaux les plus sauvages et ploie la cime des arbres ne démontre en rien qu'il existerait une harmonie totalitaire, souveraine, et pour parler comme Platon, idéelle, qui s'appellerait l'unité de l'univers, mais accentue au contraire la solitude imparable de tout objet à n'être que dans la solitude de ce qu'il est. Un agrégat n'est que la preuve par l'absurde de la séparation de toutes choses. Le nombre deux n'est que la préhension intellectuelle de deux choses distinctes. Deux n'est que d'eux.

Nous croyons voir l'univers et nous le créons en inventant le concept de clinamen. Est-ce le clinamen ou le concept qui est aléatoire ? Aléatoirement nécessaire ? Le clinamen n'est que notre regard intellectuel – notre oeil pas si limpide que cela - que nous portons sur l'atomisation originelle et donc éternelle. Nous confondons la vision uniformisante de notre regard avec la vision séparée des choses que nous voyons. Nous avons institué le clinamen pour ne pas nous perdre dans la plus amère des solitudes. Les écoles philosophiques ne sont pas nées de la nécessité de l'enseignement mais pour se réunir et se protéger. Instinct grégaire de l'individu esseulé qui rejoint le troupeau pour se mieux rassurer.

Or, rien n'est plus désolé que le Coup de Dès. Quel déplorable casting ! Un capitaine mort, le fantôme d'Hamlet, et la vision entraperçue d'une sirène mythologique. Pas grand monde ! Pas plus de frais pour le décor : un château de brume, un océan indistinct, un vaisseau fantôme, une toque de fourrure qui se réduit à une plume ! Rien, si ce n'est le lieu de la scène, peut-être éclairé par sept projos hypothétiques... L'on comprend que Valéry se soit élevé contre une tentative de mise en voix théâtrale !

Quel est le nombre ? 707 ? Pourquoi pas ? Mais le nombre de quoi ? Car un nombre ne nous intéresse qu'en tant que numérotation. 707 quoi ? 707 stylos sur ma table de travail ? 707, comme la preuve de l'existence de la mort de Dieu ? Et si c'était le nombre de l'indifférenciation ? Dans l'infini, n'importe quel nombre équivaut à un autre. Il ne s'agit pas de trouver le nombre mais de dire un nombre. N'importe lequel. A tous les coups l'on gagne. Pas nécessairement le gros lot, mais c'est tout comme. Ce qui importe, ce n'est pas le contenu de l'acte, mais l'acte lui-même. Quand vous tuez le père, n'en déplaise à Freud, ce n'est pas Dieu qui n'est plus que vous assassinez mais vous même que vous mettez en action. L'acte n'a pas de finalité, si ce n'est sa propre fin qui réside en son origine.

Mallarmé a inventé l'acte poétique qui ne soit pas l'habituelle rédaction d'un texte. Orphée moderne il ne possède ni profondes forêts ni fauves aux robes tachées de sang. Juste du papier et une plume. Qu'importe faute de grives il prendra l'univers entier à témoin. A part que, s'il est sûr et garant de sa propre volonté poétique, la présence tutélaire de l'univers reste problématique. Il se peut qu'il y ait quelques trucs indéterminés et indéterminables qui traînent, par ci, par là, en haut, en bas, mais le fait qu'il existât quelque chose d'unique et d'universel reste aléatoire.

Qu'importe, il a fait son truc. Mage et charlatan. Ne vous le refera pas. A vous de vous débrouiller à votre tour. Quentin Meillassoux s'en sort très bien. Même s'il incline la coque du navire du mauvais côté et s'il échoue le rafiot davantage sur les rivages bibliques que sur l'Ile des Sirènes. L'a choisi son camp, celui du monothéisme philosophique, une énième resucée du christianisme exsangue. Totalitaire mais consolateur. Nous préférons la diversité des Dieux. Toujours en guerre. Avec eux-mêmes et avec le monde. La multiplicité kaotique du monde contre la sanctification de toutes les dérélictions. La flèche d'Apollon dans le coeur du Christ. Nous savons que nos actes retentissent jusqu'au fond des siècles. Surtout si personne n'est là pour les entendre. Ainsi, n'auront pas la malchance de tomber dans l'oreille d'un sourd.

Une façon comme une autre de retomber sur Alfred de Vigny. Car nous ne croyons en rien et n'attendons rien. Pas plus que Mallarmé. Si ce n'est le manteau irréfragable de gloire que nous avons tissé pour notre linceul. A défaut de pourpre. Même si nous ne sommes que des fragmences de l'Empire que nous portons à l'intérieur de nous.

André Murcie. ( 2011 )

LE CHRISTIANISME

ET L'EGAREMENT DU MONDE

MICHEL KELLER

( Editions Noir et Rouge

75, av de Flandre / Paris 19 )

Désolé, mais ce n'est pas publié aux Editions du Cerf, le bouquin ne trempe pas dans la bonne conscience des bénitiers d'eau croupie. Les amis de la tempérance diront que le livre est rempli de mauvaise foi. Ils auront raison. Michel Keller sonne la charge contre le christianisme. Lui déclare une guerre totale d'anéantissement. Lorsque l'on veut se débarrasser de la mauvaise herbe, il est inutile de couper les tiges. Faut exhumer les racines et les brûler pour empêcher toute nouvelle repousse.

Keller remonte loin, à la préhistoire. Décèle l'apparition du sentiment religieux dans nos racines anthropologiques. Comme il n'est pas un spécialiste de la question, il s'en remet par le truchement de longues citations aux autorités reconnues. Ce qui n'est pas la meilleure approche. Vaut toujours mieux penser par soi-même. Ni dieu certes, mais aussi ni maître, fût-il d'école. Ce qui fait la spécificité de l'homme ce ne sont pas les actes symboliques ou avérés qui marque son accès à une pensée holistique de sa présence au monde en tant que brique fragmentaire mais supérieurement consciente de l'univers mais l'instinct constitutif qui le ramène sans arrêt – quel que soit le vernis culturel dont il la recouvre – à la prédation animale. La première proie de l'homme reste sa propre espèce. L'Idée de l'Homme, la Notion d'Humanité en tant qu'être vivant auto-séparé des autres n'est qu'un alibi vindicatif qui lui permet d'accéder à sa propre volonté de puissance, en tant qu'espèce, en tant qu'individu, en tant que tribu, en tant que classe. Affirmation de son bon droit, ici synonyme de volonté anarchique de domination absolue de sa propre persistance, tant égoïste que collective, qui ne saurait être en aucune façon du côté du bien ou du mal – fantoches idéels apparus bien plus tard. La relation de l'affirmation sans limite de l'unicité de soi et de chacun tissant des liens d'une complexité inouïe lorsqu'elle prend en compte la multiplicité d'un entourage sociétal, complice ou agonistique, qui sous-tend et encadre son existence.

C'est ensuite qu'il mange son pain blanc. Du néolithique il passe au miracle grec. N'est pas dupe de l'expression. En tant qu'athée, déjà il ne croit pas au miracle, mais en tant que rationaliste il estime hautement la pensée grecque. Cette dernière, pardon cette première, n'est pas sortie du néant, toute nue. Comme Aphrodite elle est pétrie de sang ouranien et d'écume poseidonienne. Drôle d'athée que celui qui sourit aux dieux. Oui mais les grecs ont créé les dieux à leur image : bavards, menteurs, voleurs, tricheurs, bagarreurs, violents et peu dociles. Sont des miroirs mentaux dans lesquels ils apprennent à se connaître et à s'améliorer. Rien ne vaut un long regard sur le calme des Dieux, nous a appris Valéry.

Ils étaient sacrément en forme les grecs à l'époque, non seulement ils polissaient la stature de leurs dieux mais dans le même temps ils inventaient la démocratie. C'est un mot bien gros qui cache sous cloche une réalité peut-être pas tout à fait semblable au sens actuel que nous lui donnons. Les grecs la conjuguaient sous forme de lutte de classe. C'est que leur dernier joujou ne fonctionnait pas assez harmonieusement. La Cité était aux mains des riches familles aristocratiques. Evitez les réflexes marxo-pavloniens, ne critiquez pas ces aristoï, ce sont eux les véritables initiateurs de l'égalité. Une égalité peu partageuse. Se la gardaient pour eux tout seul. Ne s'agissaient pas de mettre en commun les fortunes et les femmes comme le préconisera plus tard ce gauchiste de Platon, non simplement la parole. Lors des conseils chacun avait droit d'exposer ses vues, l'on débattait longuement les différents points de vue avant que le symposium qui présidait à l'avenir de la cité ne se rallie à l'un ou l'autre de ces avis.

A force de parler entre eux les aristoï donnèrent envie aux couches inférieures de la société d'apporter leur grain de sel au débat. Fallut deux siècles, les réformes de Solon et la Constitution de Clisthène pour que la ville d'Athènes accouchât de sa fameuse démocratie participative. La Noblesse dut partager le pouvoir avec la caste des marchands. Et le peuple demanderez-vous ? Ce furent les Perses qui lui apportèrent son lot de consolation : les guerres médiques qui suscitèrent dans toutes les cités un sentiment d'appartenance nationaliste et culturelle à une entité exceptionnelle : la civilisation Grecque. Rien de mieux qu'une bonne guerre pour faire marcher le commerce. Athènes devint la reine de la Grèce... Sparte fut jalouse... le conflit dura trente ans... mais en fin de compte ce fut le royaume de Macédoine de Philippe et d'Alexandre qui rafla la mise. Sale temps pour la démocratie et la République. La période hellénistique qui suivit marque un recul : la philosophie déserte la réflexion sociétale du collectif. Epicurisme et Stoïcisme proposent des modes de conduite et de survie individuelle. Le soleil de la Grèce brille encore, mais il décline peu à peu. La lampe s'amenuise dans la nuit qui s'annonce.

La Grèce cède la place à la louve romaine. Avant de quitter les rivages prestigieux de l'Ionie, Michel Keller remet les pendules de la pensée grecque à l'heure. Beaucoup de ses éléments – religieux et philosophiques - provenaient de l'Orient. Mais les Grecs furent ceux qui surent les assembler, les réinterpréter et leur octroyer la plénitude de leur signifiance.

Ce qu'il y a de difficile avec Rome, c'est que même si vous n'appréciez guère, dès que vous commencez à toucher à son Histoire, vous êtes happé irrémédiablement par le tourbillon fascinant qui se déroule devant vous. C'est tout de même dans la Rome antique que le christianisme, imitant la vieille ruse du coucou champêtre, s'en est allé porter ses œufs. Nous passerons vite sur la première partie de son déploiement qui recouvre la Royauté et la République. Retenons simplement que la Conquête du pourtour méditerranéen a enrichi les riches et appauvri les pauvres. L'égoïsme des vieilles familles nobles – rejointes et dépassées par la caste chevalières des affairistes financiers - a refusé tout partage, fomentant ainsi dans les classes populaires une sourde rancœur à l'encontre des gouvernants et un désintérêt patriotique quant à l'avenir de l'Imperium... Les diverses réformes voulues par Auguste, de par leur mise en œuvre trop tardive, eurent un effet contraire à leur but premier de réajustement des inégalités.

La fameuse pax romana, qui permit à l'Empire de subsister sans trop de problèmes durant deux siècles, tant vantée par les historiens, serait plutôt à considérer comme la défaite anesthésiante et prolongée des couches populaires qui auraient perdu une des batailles de la guerre des classes... Autre manière d'exposer le problème plus contemporaine : nos trente glorieuses à nous qui seraient l'âge d'or de notre époque contemporaine libérale auraient grosso modo duré deux siècles au bon temps des Romains. Après Marc Aurèle la situation se détraque. Aux frontières la pression des peuples barbares ne fera que s'accentuer. Combat du chat de maison submergé par de successives invasions de souris qui finiront par avoir la peau du gros matou qui y perdra poils et griffes avant que sa carcasse étique ne rende l'âme en l'an de grâce très chrétienne 476. Car si l'on peut avec un peu de courage et de volonté limiter les dégâts sur le limes extérieur – les empereurs illyriens y parviendront – c'est sur le limes intérieur que seront perdues les batailles les plus importantes.

Pas la peine d'aller jusqu'à la date fatidique. Michel Keller arrêtera les frais sous Théodose. Inutile de pousser plus avant, les carottes du polythéisme sont cuites. Et archi-cuites. Le choc des civilisations n'a pas opposé les Romains aux Barbares mais les hellènes aux chrétiens, les partisans de l'ancienne culture philosophique grecque aux sectaires zélotes du christianisme. Certes les maigres troupes du christianisme se sont légèrement étoffées au cours des décennies, mais elles sont estimées à cinq pour cent de la population totale de l'Empire lorsque Constantin promulgue son fameux Edit et décide d'acter sa politique selon cette mince base populaire. Notre auteur s'interroge sur le pourquoi de cette décision notant que si désormais l'action du monarque est nettement pro-chrétienne elle n'est pas franchement anti-païenne de l'autre. Notons que si c'était un pari pascalien sur l'avenir, il s'est révélé diablement prophétique !

L'est un fait avéré, dès qu'ils eurent mis le pied dans la porte les chrétiens manœuvrèrent finement. Finirent par introduire toutes les parties du corps et terminèrent par entrer en masse dans tous les postes administratifs, militaires et décisifs. Les païens organisèrent une résistance molle. Si militairement certains empereurs parvinrent à redresser la barre, c'est idéologiquement qu'ils perdirent la partie. Les impôts devinrent si écrasants que le citoyen de base finit par se lasser du gouvernement en exercice. Quel qu'il soit, la différence n'était guère imperceptible. Le poëte Cavafy explique très bien cela dans son poème En attendant les barbares, tout compte fait, ces gens-là étaient peut-être une solution. Tout cet imbroglio politico-miltaro-religieux Michel Keller en débrouille bien les fils. Une bonne analyse à qui l'on ne pourra encore une fois reprocher que les longues citations des auteurs confirmés de cette période historique. Pour ceux qui voudraient quelques analyses poétiques complémentaires nous nous permettons de renvoyer aux trois tomes de nos Chroniques de Pourpre parus en 2004.

Nous abordons ainsi le quatrième chapitre. Ne suffit pas de démontrer les conditions historiales du déploiement du christianisme. Encore faut-il en prouver la nocivité. C'est ici que nous trouvons les analyses de Michel Keller un peu courtes. Il aborde le problème par le gros bout de la lunette d'approche : s'attaque à une question pieuse qui se résout à son simple énoncé : est-ce le protestantisme – comme le déclare la thèse la plus en vue d'une majorité de chercheurs – qui a porté le capitalisme sur les fonds baptismaux ? Catholicité, réformés, le débat sera vite tranché : les deux courants sont consubstantiellement liés au christianisme. L'on confond deux phénomènes concomitants : la montée progressive du capital qui éclate en le moment même où apparaît la Réforme. Sans doute celle-ci est-elle une adaptation du christianisme aux nouvelles conditions économiques. La thésaurisation exaltée de l'argent entre en violente contradiction avec l'idéologie chrétienne originelle qui est celle de l'expression d'un idéal de pauvreté. Economique, sexuelle, et mentale. Mais il y a longtemps que l'Eglise se réclame du Christ en accumulant les richesses ( quêtes, dons, héritages, ralliement des élites ). S'adapte à merveille à la modernité.

Michel Keller ne manque pas de courage. Débute sa quatrième partie en lançant quelques flèches sur Nietzsche. Faut oser, le solitaire d'Engadine dont la pensée possède un cuir de rhinocéros a lui aussi proclamé haut et fort son antichristianisme. Mais il n'est pas vraiment un parfait démocrate. Position nietzschéenne que Mister Keller réprouve, puisqu'il a assis sa peu de foi en la théologie chrétienne sur l'irruption de la démocratie à Athènes, elle-même garante d'une vision toute raisonnable ( au sens philosophique du terme ) du polythéisme grec. Or son raisonnement s'articule ainsi : si le christianisme s'est installé c'est parce que la religion romaine des ancêtres toute utilitaire et protectrice n'était guère porteuse d'un romantisme imaginatif échevelé. C'est pourquoi le peuple romain s'est très vite entiché de dieux venus d'Orient qui vous promettaient une seconde vie après la mort. Et puis enclume sur le gâteau, l'Empire devenant de plus en plus coercitif, dirigiste, et despotique, aurait creusé le lit du christianisme consolateur. En d'autres termes le christianisme aurait bénéficié d'un déni de démocratie. D'où la charge légère contre Nietzsche !

Quand on marche sur la queue du loup il ne tarde pas à vous mordre. Le livre se termine piteusement : le christianisme mis à mal par l'avancée des sciences et techniques n'est même plus capable de défendre l'antique morale, cet humanisme grec pratiquement athéïque - redécouvert à la Renaissance – que l'obscurantisme religieux avait remplacé par le dogme de l'obéissance passive aux conditions historiales de la providence. Tout cela nous semble bien court. Nous eussions préféré un parallèle entre le devenir terminal de l'Imperium Romanum héritier de la culture grecque et les aléas de notre époque qui commence à ressembler de plus en plus à la fin de l'Imperium, un lieu miné par la force destructrice de la thésaurisation capitalistique et libérale qui vend à l'encan toute ses particularités culturelles et civilisatrices ce qui produit un énorme appel d'air déstabilisant pour les populations faméliques qui gravitent dans son orbe géographique. La conglomération oligarchique produit de la misère économique et culturelle. Et aussi le retour de bâton de ces colonies lointaines que nous avons exploitées sans vergogne et qui s'en viennent chez nous récupérer ce que nous ne leur avons pas laissé chez eux. La modernité que l'on nous force à acheter accélère la pauvreté matérielle des larges masses et le renouveau de l'obscurantisme religieux et des idéologies de soumission. Mais contrairement à l'antique Imperium nous n'avons pas su au bord de notre horizon d'effondrement susciter la nécessité d'un Julien. Et pourtant, nous sommes tous des Julien. Enfin, pas tout à fait encore.

Un livre qui marche dans le bon sens. Mais qui s'arrête en chemin. Mais peut-être pouvons-nous espérer une suite. A lire pour toux ceux qui n'ont pas compris que toute pensée se doit d'être généalogique.

André Murcie ( Novembre 2015 )

 

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