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CHRONIQUES DE POURPRE N° 5

 

CHRONIQUES

DE

POUPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 005 / Novembre 2016

CONSTELLATION STEPHANE MALLARME

 

UN COUP DE DES JAMAIS N'ABOLIRA LE HASARD.

STEPHANE MALLARME.

MANUSCRIT ET EPREUVES.

EDITIONS ET OBSERVATIONS DE FRANCOISE MOREL.

OCTOBRE 2007. LA TABLE RONDE.198 p.

 

Irremplaçable. Pour tous les aficionados du Maître celui qui, surgi et inférant la manœuvre. Dépêchez-vous de vous le procurer : il n'a été tiré qu'à 2500 exemplaires. Certes les éditions du Coup de dés ne manquent pas mais celle-ci offre les fac-similés de la revue Cosmopolis, le manuscrit qui servit à l'édition fantôme d'Ambroise Vollard qui devait être illustrée par Odilon Redon, les épreuves de cette même édition corrigées par Mallarmé, plus quelques pages de brouillons, grand-format 24 32 sous coffret cartonné ! Que demander de plus, si ce n'est une couverture du bouquin lui-même moins souple, par trop économie de bout de chandelle.

Mais ne boudons pas notre plaisir dans le boudoir poétique. Je vous laisse rêver sur les différents documents offerts à votre curiosité. Intéressons-nous plutôt à la lecture du Coup de Dès proposée par Françoise Morel. Une courte notule de Joseph Benhamou nous apprend que Françoise Morel n'est autre que la fille du poëte Henry Charpentier secrétaire de L'Académie Mallarmé, familier de Paul Valéry, d'Edmond Bonniot et d'Henri Mondor, ces fidèles de l'après-mort du poëte qui s'instituèrent les gardiens et les propagateurs de l'oeuvre mallarméenne et à qui nous devons tant.

Les gloses savantes autour Un Coup de Dés ne manquent pas, mais la méthode de Françoise Morel nous semble bonne, de ne s'en référer qu'à Mallarmé lui-même, pour dissiper les aléatoires sombreurs du poème. Obscurité toute relative d'ailleurs, la grandeur du texte ne résidant nullement en son opacité mais en l'incommensurable arpentage de sa tentative.

La poésie de Mallarmé fascine tant, que nombre de ses lecteurs en oublient qu'il fut aussi un fabuleux prosateur, propagateur d'une phrase des plus fluides et des plus nerveuses, en le jeu où elle épouse la moindre variation sensitive de la syntaxe française. Alors qu'un Marcel Proust construit le déroulement de ses périodes sur l'intangible ossature propositionnelle de la grammaire, Mallarmé suit le courant du sens. Sa prose va vers ce qu'elle veut dire, et refuse de dire avant que de s'écrire. Comme le navire qui s'incline d'un côté ou de l'autre, selon l'ondoiement de la vague.

C'est en cela que parler d'obscurité mallarméenne relève de la bêtise. Mallarmé n'est pas obscur, mais subtil. Sa parole ne cèle rien, elle en dit plus. Ce poëte, que l'on surnomme du silence et de l'extrême condensation, a beaucoup parlé. Mallarmé ne s'est jamais retranché, il fut homme affable qui entrait facilement en conversation, avec ses pairs, ses voisins, la commune humanité, le mardi et tous les autres jours de la semaine. Il suffit de feuilleter le volume de la Pléiade, édition Mondor, et non la nouvelle en deux tomes de Bertrand Marchal établie selon les lois économiques de la vulgarité sacrificielle éditoriale actuelles, pour s'apercevoir que Mallarmé fut un causeur disert. Reprenant en cela une des plus vieilles traditions de notre littérature nationale.

Il parlait de tout et de rien, mais pas de n'importe quoi puisqu'il ramenait tout à la structure élémentaire de quelque idée fixe. De la nature, non pas des choses, mais de la poésie pourrait-on baptiser son entreprise. Donc revenons à la raison de Françoise Morel d'appuyer chacune de ses assertions de nombreuses lectures de Mallarmé. Car Mallarmé ne parlait pas au hasard. S'il en est un qui donna un sens plus pur à chaque mot de la tribu ce fut bien lui. Quoique le terme de philosophique me déplait pour qualifier la démarche mallarméenne, j'opte bien plus volontiers pour celle de métaphysique, le travail de Mallarmé vis-à-vis du langage est bien celui d'un resserrement sémantique du sens du seul vocable autour de ce qu'il nommait sa native signification. Ce qui ne veut pas dire automatiquement étymologique mais d'une manière plus précise, originelle, en le sens où l'origine est toujours téléologique. L'origine n'a d'autre fin que son propre but.

Nous ne sommes pas toujours d'accord avec les visions de Françoise Morel, sa lecture des plus intelligentes détruit l'imagerie du poème. La tempête initiale se résout trop souvent en infime clapotis. Mais la yole à jamais littéraire induit peut-être une telle appréhension. Marin baudelairien, Mallarmé qui bâtit son expérience poétique sur l'environnement quotidien de son existence, sa pipe, ses bouquins, sa chambre, ne fut qu'un marinier d'eau douce. Mais notre désaccord provient surtout d'un a-priori métaphysique. Pour Françoise Morel le sujet du Coup de Dés est le poème. Selon nous il s'agirait d'une réflexion qui va au-delà du poème pour poser la problématique de l'Acte Poétique.

Le problème n'est pas d'écrire un beau poème. Le premier imbécile venu peut y réussir tant soit peu. Que Mallarmé affirmât des exigences intimes au-dessus de la moyenne, nous en convenons, qu'il ait eu des scrupules dont nombre de ses pairs les plus proches n'eurent et n'avaient même pas idée, ne fait aucun doute. Mais l'écriture d'un poème ne relève jamais chez Mallarmé d'une seule perfectibilité technique, la poésie est pour lui une élection. Non pas celle du suffrage universel des lecteurs possibles mais d'une mise en demeure personnelle de donner sens à la propre actance d'un acte qui sera pour sa suprématie défini en tant que poétique ou orphique.

Ces deux mots s'équivalent chez Mallarmé, même si notre modernité les découpe. L'orphisme est rangé au rang des vieilleries poétiques et la poétique exhaussée au terme de travail libéral du texte, mais somme toute productif. Chez Mallarmé, poétique et orphique veulent bien dire la même chose, que l'acte qu'ils honorent de leur qualification, interfère avec l'univers. Si les arbres inclinaient leur faite au son de la lyre orphique c'est que le chant du poëte était en capacité d'entrer en résonance avec l'univers. Le poëte était comme un dieu cosmique capable d'ordonnancer le kaos.

Une question demeure, d'autant plus obsédante que Mallarmé en donne à plusieurs fois lui-même la réponse. Quel est le résultat chiffré du coup de dés ? Il ne s'agit pas de se lancer dans des calculs d'apothicaire. D'abord le coup de dès est-il nécessaire ? Le Maître lui-même n'hésite-t-il pas à lancer les cubes fatidiques ? Plutôt insignifiants en fait, car vaincre le hasard c'est un peu comme les athées qui croient nier Dieu en affirmant qu'il n'est pas. Sagesse socratique de Nietzsche qui se contentait de dire qu'il n'était plus.

Etre contre Dieu c'est encore être avec Dieu. Abolir le hasard dans un jeu de hasard est autant une mission impossible. Bien sûr, au-delà des deux chiffres, il s'agit de rechercher le nombre. Non pas le contingentement recensif d'objets énumérés en leur globalité mais l'invariant structurant de l'univers. Retour à la bataille pythagoricienne des universaux. Abellio, plus près de nous, nomma cette clef la structure absolue, faisant du six le nombre d'or par lui démontré.

De toutes les manières que l'acte soit accompli ou pas c'est toujours le nombre lui-même qui sera ou ne sera pas relevé. Si nous avons besoin du nombre, le nombre a apparemment moins nécessité de notre présence. Il se suffit à lui-même alors que nous, nous aimerions combler par lui, notre incomplétude. Qui entre parenthèses serait égale à zéro puisque l'on ne peut rien, par définition, ajouter au Nombre recherché. D'ailleurs si nous voulions abolir le monde en une précarité existentielle de cauchemar solipsisméen il suffit de proclamer que nous n'étant pas, le nombre ne serait pas.

Nous atteignons à notre propre vertige. Françoise Morel s'y attarde longuement : et si le Nombre équivalait au zéro ? Comme cela fonctionnerait bien avec l'imagerie épinalesque de la poésie mallarméenne. Tous ces commentateurs qui ont glosé sur la poésie du néant, et ne serait-ce que le premier mot du premier poème qui annonce et résume l'inanité du recueil qui se donne à lire comme une cassette de diamant qui ne renfermerait rien de plus précieux que sa propre béance. A chacun son cercueil en bois de santal !

Encore que les scoliastes oublient le Salut, initial et propitiatoire, qui est bien un acte de salutation en exergue de tout contenu fût-il le vide le plus obscurément insignifiant. Mais de toutes les façons que l'acte soit accompli ou pas, ce n'est pas le hasard qui est en jeu mais l'acte lui-même et le nombre sera toujours inscrit dans l'ordre du possible. Ce serait. Le désespoir pour un esprit croyant ce ne serait pas que Dieu n'existe pas mais que l'existence de Dieu ne soit même pas possible. Le lecteur appréciera l'humoristique absurdité de notre pseudo-démonstration.

Ne pas accomplir l'acte relève de ce que Nietzsche stigmatise sous le concept transitoire de traversée du nihilisme. Ce découragement qui nous étreint tous devant l'inutilité d'une tâche dont la grandeur démesurée de l'univers accroît et nie la petitesse insignifiante. Que de fois ne reculons-nous pas devant la petite cuillère à aller remplir à la mer pour vider l'océan ! Heureusement que Valéry nous a appris qu'une minuscule goutte de vin ( et pourquoi pas d'encre ) suffit pour teinter la mer entière. Mare nostrum teintée du sang romain.

Dont l'acte serait égal à zéro. Et les faces des deux dés stabilisés s'auréoleraient de cette double numérotation. Double zéro en quelque sorte. C'en est déjà un de trop. Outre le fait que symboliquement ce chiffre n'apparait pas dans l'ordinaire nomenclature ponctuelle. Un coup pour rien en quelque sorte, à rejouer.

Le zéro, si zéro il doit y avoir ne peut se poser qu'à côté. Malgré ce qu'en rapportent les mathématiciens 4 + 4 n'est pas égal à 0 + 4 + 4. Les deux huit ainsi obtenus ne sont pas les mêmes. Car 8 n'équivaudra jamais à 0 + 8. Mathématiquement oui, certes. Mais poétiquement, non. Le nombre mathématique ne vise qu'au résultat. Le nombre poétique tient compte de l'acte mathématique. La mathématique exclut le mathématicien mais l'acte poétique ne peut sous peine de ne plus être poétique ne pas tenir compte du poëte.

Si à la fin du poème il est rappelé que toute pensée émet un coup de dès c'est que comme la mer toujours recommencée l'acte poétique peut être suivi d'un autre acte poétique. Ce qui entre quelque peu en contradiction avec les prolégomènes initiaux de départ puisque l'on parle de circonstances éternelles, puisqu'il semble que le poëte pose la problématique non en tant qu'incident de parcours, mais sous une forme de sacre absolu. La contradiction n'est qu'apparente, pour être absolu l'absolu n'en doit pas moins aussi circonscrire l'in-absolu, le circonstanciel, le renouvelable, l'infini au sens grec du terme, l'imperfectibilité pour résumer en un terme plus accessible.

Le problème n'en est pas pour autant résolu, si nous avons écarté le double zéro, d'un coup d'escopette déductif et repoussé dans les marges le zéro unique et nécessaire, nous n'en avons point pour autant la solution. Le nec le plus ultra serait de s'accorder sur le Nombre douze ( 6 + 6 ) : tout Mallarmé y concourt, Un Coup de Dès n'est-il pas l'acte de naissance officiel de la modernité poétique, le meurtre du père, le dynamitage la conflagration du vieil alexandrin ! Le dodécaphonisme poétique volant définitivement en éclats !

Oui, ce serait bath et l'on aimerait se baigner dans de telles eaux mouvementées. Mais la phrase initiale du poème nous interdit de sympathiser avec cette fausse évidence. Mallarmé avait assez lu Nerval pour savoir que les chimères reviennent toujours à la treizième heure ! Puisque le douze et le treize nous sont interdits, Françoise Morel saute jusqu'au quatorze. Facile de deviner pourquoi : quatorze, simple multiple de sept, ce sept que Mallarmé indique en toutes lettres à la fin de son poème, et qui est le nombre symbolique du sonnet.

Le nombre sera donc sept, puisque Un Coup de Dès problématise l'écriture d'un poème et que le sonnet est en quelque sorte le roi des poèmes. Les meilleurs poèmes de Mallarmé ne sont-ils pas d'ailleurs ses sonnets ? Le serpent se mord la queue. Ce qu'il fallait démontrer est démontré. Encore que Françoise Morel ne se hasarde point à de sombres et évanescents pronostics, elle débat en trois lignes sur les conjectures suivantes : le sept mallarméen est-il obtenu par la combinaison 4 + 3 ou 3 + 4 ou 5 + 2 ou 2 + 5 ou 1 + 6 ou 6 + 1 ?

Inutile de se prendre la tête plus avant semble-t-elle nous dire : d'abord elle barre d'un coup de plume trois des occurrence sous prétexte que par exemple, 3 + 4 et 4 + 3 sont la même chose. Ce qui pour nous ne saurait être : les dés ne sont pas indistincts, il y a un Dé A et un Dé B et notre curiosité naturelle nous pousse à envisager le chiffre exact de A et puis de B. Et ce d'autant plus qu'entre les trois possibilités envisagées elle s'impose une loi du silence bien plus ignorant que mallarméen.

Il faut bien pourtant qu'une solution s'impose. Sans quoi Un Coup de Dés n'impliquerait pas la notion d'absolu poétique. Daumal peut peut-être escalader le mont Analogue par ses quatre faces, mais le nom même de la montagne analogique induit une pluralité que le Un du Un coup de Dès jamais n'abolira le Hasard exige. Il ne s'agit pas d'un principe d'indétermination mais de l'unicité idéelle et platonicienne opposable à l'Autre. Il n'existe pas un Autre platonicien, pour la simple et bonne raison que l'altérité au Un ne saurait être unique. Sans quoi elle relèverait du Un. Il existe donc une double altérité qui mathématiquement se décline très facilement : 0, 1, 2. Les grecs ne connaissant point le zéro mathématique ont analogisé le 0 en non-être, ce qui résolvait le problème tout en laissant planer le doute sur l'êtralité du non-être, qui semblait participer en même temps du non-être et de l'être, puisque la négation de Dieu c'est encore une manière négative d'affirmer la présence de Dieu.

Pour le zéro, nous avons déjà vu qu'il est bien dans la marge du poème – et nous rappellerons que dans Un Coup de Dés la marge est partout, sur les bords et au milieu du texte, de par sa disposition, de par sa dispersion même. Pour le Un, nous le prenons et le posons. Le lecteur demandera sur lequel des deux dés. Sur le deuxième évidemment puisque le premier sera occupé par le chiffre Six.

L'on ne manquera pas de nous faire remarquer qu'à ce point nous ne sommes guère plus explicatif que Françoise Morel. Un peu de patience ! Si nous posons le Un, le second chiffre ne peut-être que le six car 7 – 1 = 6. Nous ne choisissons pas le Un par hasard mais parce qu'il est donné dès le titre du poème, et parce qu'il s'inscrit dans la suite logique du zéro. Poser le Un c'est d'office affirmer le Six et renvoyer aux limbes du non-advenu le deux, le trois, le quatre et le cinq.

Toutefois nous venions d'évoquer le 2 dans la suite mathématique du 0, 1, 2 . Pourquoi ne retrouvons-nous pas le 2 ? Mais nous le retrouvons cher lecteur, non pas sous sa forme mathématique mais sous sa conceptualisation platonicienne, non pas le deux énumératif, mais la dyade, la notion pure de la fragmentation qui ne peut être qu'inférieure à sa représentation segmentaire originelle puisque atomisée dans l'infini découpage zénonien de la partie du tout. Le chiffre Six, le redoutable hexamètre originel, sera donc celui du premier dé et le chiffre Un celui du deuxième dé. Encore qu'il ne s'agit pas d'énoncer un ordre compétitif d'arrivée mais d'établir d'une manière intangible l'Unicité du Nombre Sept obtenu par la multiple additionnalité de ses composants.

Le Nombre qui ne peut pas être un autre s'énonce donc algébriquement parlant comme : 0 + 6 + 1 = 7. Il est important que ce soit celui-ci ( ou un autre, nous sommes ouverts à tout autre calcul ) et non pas un autre. Bref le Nombre doit être le résultat d'un calcul, souvenons-nous du hors d'anciens calculs de probabilités du Maître. Pour ce qui est de la longitude et de latitude qui se calculaient chez les officiers de marine sur des feuillets de tabac à rouler, le lieu est facile à déterminer du moment que vous vous placez en des circonstances absolues, il est non pas ici et maintenant, mais n'importe où et n'importe quand, l'univers étant un cercle dont le centre, le senstre, se trouve là où l'on veut bien le mettre, le maître.

Le sens de tout cela, car le sens lui-même doit bien avoir un sens, c'est que l'acte poétique est bien opératoire. Mallarmé disait orphique. Le poëte influe sur l'univers. Quant à mesurer l'importance et les effets de cette action, Mallarmé n'en évoque ni les usages ni les coutumes. Mais il n'est pas interdit à nos lecteurs de rêver aux questions que suscite notre réponse, que personne ne nous avait demandée. Dont acte. Donc acte.

André Murcie. ( 2007 )

SIGNES ANNONCIATEURS D'ORAGES

NOUVELLES PREUVES DE L'EXISTENCE DES DIEUX

OLIVIER CHIRAN / PIERRE MUZIN

PONTCERQ

( 244 pp / 2° Trim. 2014 )

Le retour des Dieux. Là où on ne les attendait pas. Ne les attendait plus, pour être davantage exact. Car ils étaient-là lors de la Révolution Française. Non pas nommément, en personne, mais sous une forme impalpable et cependant extrêmement prégnante : Les Humanités dont chacun avait été pétri lors de ses études. Le christianisme avait été leur principal vecteur de propagation intellectuelle. Les tenait pour des bibelots de toute beauté, mais inoffensifs. Lorsque le feu qui couvait sous la cendre depuis des siècles éclata, l'Eglise vacilla. Mais personne ne voulut les voir et les accueillir. Au contraire, alors que la doctrine monothéiste avait du plomb dans l'aile, l'on se porta de tous côtés à son secours. Guerre de religion en Vendée, culte de l'Être suprême en Paris. L'Empire qui succéda ne sut pas les reconnaître, par manque de temps et de subtilité. Mais l'analyse de tout cela nous entraînerait trop loin. Dès lors les Dieux redevinrent les passagers clandestins de la réflexion politique. L'on préféra considérer leur survie dans les cales de l'esprit comme un anachronisme à forte valeur culturelle ajoutée, mais sans plus. A part l'esprit éthéré des poëtes se plaisait-on à sourire...

Lorsque la Nouvelle Droite les remit à l'honneur, l'on respira. Aucune âme sensée éprise de progrès et de justice sociale ne pouvait contredire que les vieilles idoles s'étaient rangées du côté des rétrogrades les plus dangereux quant au futur exercice démocratique des libertés humaines. Et patatras, un livre survient, en l'an de disgrâce 2014, qui réaffirme leur existence et l'urgence de leur retour. Mais cette fois, l'annonce nouvelle provient de l'extrême-gauche ! L'on peut même la localiser très précisément : de cette mouvance des Appellistes dont le grand public prit connaissance lors de l'Affaire dite de Tarnac.

On croyait en avoir fait le tour de ces jeunes gens à la tête bien pleine. Un mix un peu étrange mais qui possède sa logique interne accessible à tous ceux qui veulent se donner la peine de réfléchir : activisme, anarchisme, hyper-intellectualisme, anti-tech, écologisme, féminisme... et les voici qui sortent ce petit volume, dans lequel nous ne saurions voir qu'un ballon d'essai.

Partent d'un question essentielle : pourquoi le mouvement révolutionnaire est-il en si mauvais état et accumule-t-il tant de défaites ? La première réponse est une lapalissade : parce que le Capital est beaucoup plus fort car il possède des armes que les démunis n'ont pas. Pas de porte-avions, pas de blindés, pas de mitraillettes... ferblanteries comminatoires certes mais point essentielles. La force du Capital est ailleurs. Dans la légion des Dieux qui combattent à ses côtés. Inutile d'ouvrir de yeux aussi grands que des soucoupes volantes. Les Dieux sont là, partout chez vous, et vous les appelez par leurs noms toute la sainte journée. Un exemple, les cafétérias Eris. Eris, la soeur d'Arès, celle que beaucoup accusent d'être la principale responsable du litige qui provoqua la Guerre de Troie. Et sur ce Olivier Chiran et Pierre Muzin vous citent durant plus de cinquante pages un nombre surprenant d'entreprises dont le nom est en lien direct ou indirect avec un dieu appartenant au panthéon d'une quelconque mythologie : grecque, romaine, scandinave, africaine, asiatique...

L'argument peut paraître mince. Des milliers de chiens s'appellent Titus, sans que leurs maîtres fassent partie d'une conjuration mondiale destinée à hisser un Empereur à la tête du monde ! D'où la nécessité de prouver l'existence des Dieux pour démontrer l'efficience du Capitalisme. Ces preuves de l'existence des Dieux ne sont pas sans analogie avec les preuves de l'existence de Dieu mises au point par les Pères de l'Eglise... Elles n'en sont pas plus convaincantes. Les cent pages de démonstration se peuvent résumer au sophisme suivant : si les Dieux possèdent un nom, c'est donc qu'ils existent. L'Idée authentifie l'Existence puisque l'Existence aboutit à son Idée. Titus sait qu'il existe parce qu'il se mord la queue : c'est ainsi que le jeune chiot découvre la concrétude du monde. Le doute de Descartes renforce la malebranche sur lequel il s'est à scie.

Donc les Dieux existent, et ce sont eux qui fournissent au Capitalisme son énergie triomphatrice. Le combat paraît vain. Mais il suffirait que les dominés aient aussi un bataillon sacré de dieux qui marchât à leurs côtés pour entrevoir la possibilité d'une victoire. A dieux contre dieux, l'on n'est pas certains de remporter la mise, mais la lutte se déroulera beaucoup plus à égalité.

Mais les Dieux ont déjà choisi leur camp. Inutile de chercher à les faire déserter. Faudra que l'homo humilis s'en façonne d'autres à partir de la glaise des mots. Olivier Chiran et Pierre Muzin nous fournissent un exemple : inutile que les chômeurs manifestent en criant « Non au Chômage ! », bien plus efficace sera de se lancer à l'assaut des CRS en hurlant le nom de la nouvelle divinité KO-MA-Ré ! C'est elle qui insufflera leur allant à ces troupes qui feront appel à sa puissance et à sa protection vindicatives.

Avouons que nous ne sommes guère convaincus. Le refus des Anciens Dieux et de leurs implantations géo-historiques nous dépossèderait de toute efficience opératoire. Voici des révolutionnaires qui en attendant de tomber de l'arbre sur lequel ils viennent de se percher en toute inconscience s'en remettent à une universalité idéale de la notion de divinité même lorsqu'ils pensent nous la servir en tranches.

L'erreur ne vient peut-être pas de leur propre fait mais de cette manie que depuis les années quatre-vingt les penseurs d'extrême gauche ont pris de nommer le déploiement du capitalisme mondialisé du nom d'Empire. Ce faisant, ils ont coupé le mouvement révolutionnaire de toutes ses origines historico-impériumique, et ont relégué en un arrière-plan secondaire la nécessité de lutter contre toute reconstitution de l'idéologie monothéiste. Beaucoup de militants ne savent plus pourquoi – c'est-à-dire contre qui, contre quoi ils se battent au juste. Si ce n'est pour quelques vagues idées généreuses à base d'anti-racisme et de féminisme que l'on peut aisément résoudre en le fameux, nous sommes tous frères et soeurs aux consonances trop chrétiennes pour qu'elles puissent être niées. L'on en arrive à des inconséquences gravissimes : des féministes qui défendent le port du voile islamique au nom de l'antiracisme ! L'on aura tout vu, mais ce n'est rien à côté de ce qui est en passe d'advenir.

Nous n'aimons point Michel Onfray. Olivier Chiran et Pierre Muzin l'exècrent. Lui promettent mille sortes de supplices. Pour le punir de son athéisme. Nous avons démontré en une autre chronique combien celui-ci nous paraît bien tiède. Ce qui nous gêne dans leur critique de Michel Onfray, c'est que nous y sentons poindre davantage les prémisses d'une pensée englobante, universaliste et monothéique qui va à l'encontre de l'existence séparée de ces Dieux dont ils appellent la venue. Nos appellistes sont en proie à un mal de spiritualité que nous entrevoyons comme une des formes de ce retour programmé du religieux institué par le déploiement économico-libéral. Cette religiosité multiforme agit et comme un paravent de protection et de diversion idéologique et aussi comme un perfide filet arachnéen de camouflage du concept opératoire impériumal des plus efficaces. Le but ultime de toutes ces manipulations consiste à recouvrir d'oubli mémorial et d'inanité intellectuelle toute allusion au concept et au redéploiement historial de l'Imperium Romanum.

André Murcie ( 16 / 06 / 15 )

 

 

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