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CHRONIQUES DE POURPRE N° 26

 

CHRONIQUES

DE POUPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 026/ Decembre 2016

 

UN AGENT LITTERAIRE TRES SPECIAL

 

deux dossiers secrets du Service Défense Territoire Littéraire National …

 

1

LODEVE 2005

 

VOIX DE LA MEDITERRANEE / FESTIVAL DE POESIE DE LODEVE. 23 / 31 JUILLET 2005.

 

Je m’étais juré de ne plus écrire une chronique de tout l’été. J’étais en train de boucler mes valises lorsque le téléphone sonna. Convocation dans le bureau du rédac chef. Déjà je pressentais le coup tordu, je ne me trompais guère. Patrice Blanc m’accueillit avec sa tête des mauvais jours et ses dents de carnassier  : «  Une mission Oblique pour vous Murcie ! Non vous ne pouvez pas refuser. L’heure est grave. Il paraît qu’à Lodève, chaque été, la Poésie sort des livres et se promène à poil dans la rue ! C’est inadmissible ! » Je ricanai stupidement : «  Chef je m’en fous, dans deux heures je suis en vacances ! » Je n’aurais pas dû. Blanc devint plus blanc que lui-même : «  Et dans deux mois vous êtes au chômage ! dois-je vous rappeler que vous gagnez votre vie en chroniquant des recueils de poésie ? Réfléchissez un peu ! Si la Poésie profite de sa liberté pour jouer la fille de l’air, il ne s’écrira plus un seul livre de poésie dans ce foutu pays, et si vous croyez que je continuerai à vous payer à ne rien faire ! » Le chef avait raison, vu sous l’angle de la raison dévorante le problème changeait de nature. Mais la voix du chef me rappela à mes devoirs : «  Murcie, nous sommes avant tout des soldats. Chassez de votre esprit l’aspect purement sentimental de cette affaire. Songez que dans la bataille planétaire pour le contrôle des marchés que livre en ce moment la France, l’on vend plus facilement un recueil de poésie, fût-il d’un imbécile sans nom, qu’un porte-avions ! Bien sûr c’est une question de volume mais si nous perdons l’exploitation de cette ultime ressource naturelle la balance commerciale est foutue ! Ce sera le début de la fin ! » Je voulus riposter, mais le chef est un vrai meneur d’hommes, sa voix s’infléchit et devint presque amicale : «  Murcie pour cette affaire, nous avons une ligne de crédit illimité au ministère de la culture, je vous signe un chèque en Blanc, écoutez-moi ça : camping une semi-étoile en bord d’autoroute avec bocal de nescafé pour les petits dèjes du matin ! Et en plus on est prêt à mettre le paquet : vous avez l’autorisation d’emmener vos deux chiens avec vous ! »

 

Je redescendais l’escalier avec ce flegme précipité qui est la marque de tous les agents en mission lorsque la porte du bureau se rouvrit : « Murcie, cette fois-ci je ne me contenterai pas d’un rapport fumeux, s’il est vrai que la gamine court les rues, je la veux ici dans mon bureau, avant huit jours. Vous vous rendez compte de tout ce qu’on pourra faire avec ! Nous serons la seule vraie revue de poésie de tout le continent ! »

 

Nous arrivâmes à Lodève en fin d’après-midi. L’affaire était plus grave qu’on ne le pensait. Imaginez un maire de droite qui débourse des millions pour héberger tous frais payés, durant dix jours, plus de soixante dix poëtes de tous les pays de la Méditerranée, autrement dit un fou furieux qui paye pour faire rentrer sur le territoire national un charter entier de poëtes immigrés à prédominance levantine. Un véritable défi à la logique sarkosienne !

 

Nous décidâmes de garder l’incognito, d’un même geste nous mîmes nos trois paires de lunettes noires. Au demeurant nous n’étions pas trop inquiets, nous ne sommes jamais Mall armé dans un festival de poésie. D’abord nous crûmes que la chance nous souriait, c’était en marge du festival, mais c’était écrit en toutes lettres sur les prospectus : ENAN / Le retour des Muses. Y avait même l’adresse 12, rue Baudin.

Pour cette entourloupe, d’office on s’est adjugé deux grosses pointures du lieu de ce que dans notre milieu on appelle le réseau dormant, le trompettiste fou Patrick Geffroy, un pro qui ne s’emmêle jamais les pinceaux et Léa Ciari l’égérie d’ascendance italienne qui joue aussi bien du charme que du couteau. Elle pose toujours une griffe sanglante, sur le cœur de ses victimes comme sur ses toiles. Un autre jour je vous conterai leurs méfaits. A nous cinq on a conciliabulé un plan d’enfer. Un, on la repère. Deux, on y saute dessus. Trois, on la fourre dans le coffre de la voiture. Quatre, on la ramène ficelée comme un saucisson dans le bureau du chef. Cinq, on reçoit la légion d’hon… Geffroy s’est foutu devant la porte, en trois notes il a sonné la charge, le hallali et entonné le chant de la victoire. On les a eus par surprise, on a déboulé à l’heure de la fermeture. Ils étaient faits comme des rats ! On a cherché partout : on a arpenté les trois étages, on a sondé les murs, on s’est même payé le luxe de torturer en petit comité le sieur Enan. Il est vite passé à table devant un verre de Bordeaux et une soucoupe d’olives. Il a tout dit, même ce qu’on ne voulait pas savoir sur sa peinture, il a même cité Aristote et Hegel. De la peinture tant que vous en voulez, plutôt de la bonne d’ailleurs, mais nous c’est la Poésie que l’on recherchait. On a laissé tomber.

 

C’est après qu’on a commencé à barjoter. Enfin surtout moi, parce que les chiens eux ils s’amusaient à pisser sur les stands. Imaginez le cardo maximus de la cité. Cinq cent mètres d’exposants, en une seule ligne, d’un seul tenant, des libraires, des éditeurs, des associations, des revues, des poëtes du dimanche, et de tous les autres jours de la semaine, tous autant les uns que les autres, retranchés derrière des piles et des piles de livres, la Poésie elle était là, par cartons entiers, elle était tellement-là, on y avait le nez et la truffe tellement dessus qu’on en a perdu la trace. Elle pourra se vanter de nous avoir fait marcher, on a tant marché que bientôt on a plus vu que le marché. De la poésie plus aucune nouvelle, elle était pas plus dans les livres que dehors. Elle avait disparu.

On a failli l’avoir. C’est les chiens qui ont manigancé le coup. Suffit de se mettre en chasse qu’ils ont exposé. On repère deux vrais poëtes, on ne les quitte plus, et dès que la poésie vient les visiter on y saute dessus et on l’embarque. Le pire c’est qu’ils ont failli réussir. Ils ont utilisé leur internationale canine. En l’occurrence la propre chienne de Jean-Pierre Roque, de là ils sont remontés jusqu’à Christophe Liron. De mon côté j’ai pas perdu mon temps pendant que nos deux poëtes caressaient les deux beaux toutous, je suis passé sous le stand et ai pillé les réserves : rien que du bon des anciens numéros de Loess, les premiers textes de Roque, les poèmes affiches de Liron, jusqu’à un recueil de Luc-Olivier d’Algange, bref un demi-camion de documents de première importance sur lesquels plus tard nous aurons d’importantes révélations à faire, mais venons-en à la souricière elle-même.

Les clebs avaient vu juste. Brutalement Jean-Pierre Roque et Christophe Liron ont commencé à s’agiter. Le délire prophétique s’emparait d’eux. Z’ont barré la rue avec une table, et ont invectivé la foule, et comme par miracle des verres de petit blanc et de gros rouges se sont multipliés… nous qui ne buvons jamais durant les opérations l’on s’est contenté de vider trois écuelles de cacahuètes salées, sans perdre nos deux poëtes du coin de l’œil, et ne voilà-t-il pas qu’ils dégainent de leur poche revolver deux revues de poésie ! Pas de doute Elle était là, on ne la voyait pas mais on la sentait entre eux deux, on s’est concerté du coin de l’œil, on les a laissé s’enfoncer dans leur lecture et puis hop ! après une dernière lampée d’amuse-gueules on y est tombé sur le paletot en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Nos doigts et nos dents se sont refermés comme sur une ombre, ce n’était pas elle, mais le fantôme de Marcel Chinonis, le fondateur des éditions Clapàs que les gendarmes ont retrouvé l’année dernière dans sa voiture sur le bord de la route endormi et souriant comme un enfant, pour toujours. Pour sûr que la Poésie devait être en train de discuter avec Marcel, mais pour nous c’était tout de même un fiasco.

 

Le lendemain nous avons lancé l’opération quadrillage. On nous a vus partout. Pas un seul endroit de cette maudite ville où l’on déclame des vers et de la prose où nous n’aurions pas été présents. Autour des estrades, au coin des rues, mollement allongés dans les transatlantiques, juchés sur des chaises dont les pilotis trempaient dans l’eau de la rivière, dans les arrières-cours, sur les trottoirs, au café des officiels, à l’affût des micros, bref partout où l’on lut et où l’on dit de la poésie, nous fûmes là. Mes fidèles acolytes canins poussèrent le vice jusqu’à glisser discrètement leur museau dans le verre qu’acheva de vider pour s’éclaircir la voix l’un des invités du festival. Nous entendîmes des dizaines de poèmes, mais celle que nous attendions, la divine Poésie, elle ne daigna même pas montrer le plus petit bout de son nez. Ou alors nous ne sûmes pas la voir.

« Faut frapper à la tête ! » grommela Molossus, le meilleur lance-roquet des opérations spéciales du pays, « Pas de souci dès que la vois je la ferre  ! » aboya Molossa la spécialiste des coups fourrés, la débusqueuse sans égale et sans pitié des taupes planquées dans nos services. «  Ce ne sera pas du gâteau, ajouta Geffroy, paraît qu’ils ont recruté l’agent Flippo qui sous couvert de ventes de tableaux se fait payer par les Amerloques ! Méfions-nous, ce gars sait faire parler la poudre. » J’haussais les épaules : « A partir de maintenant l’on délaisse le off, l’on couvre le in, rien que les grosses soirées, les payantes, comme les gratuites, feu à volonté si nécessaire , ah j’oubliai ! on a reçu du renfort de Taverny, ai-je besoin de présenter Panther Béatriz G... ? »

Ce n’était pas la peine, c’est elle qui a déclenché les hostilités en coinçant dans une ruelle sordide trois gros poissons de l’Organisation, Julien Blaine, Christofer Kiss ou quelque chose comme ça, et Jean-Pierre Faye. Se congratulaient d’avoir renversé le communisme à eux trois, elle a remis les pendules à l’heure la panthère, faut pas cracher dans la soupe refroidie, surtout quand on a puisé dans la soupière du temps qu’elle était pleine. Nos trois chevaliers de la liberté feraient mieux de se placer aux premières lignes du combat antilibéral. Cet argument très capital les a refroidis comme des cadavres.

Mais on n’avait pas de temps à perdre ! L’on a couru toutes les soirées ! Je vous raconte pas les horreurs que je me suis fadé : Sapho, Angélique Ionatos, Cheb Mami, Lhasa, Marie-Paule Belle, Jean Guidoni, Esther Lamandier et d’autres véreux dont j’ai oublié l’existence. Je soupçonne certains de mes co-équipiers d’avoir goûté quelques uns de ces concerts ! Il y a des traîtres partout ! Pour moi, vieux rescapé du rock’n’roll des années cinquante, tous ces chanteurs à prétention culturelle et poétique m’insupportent. J’ai souffert stoïquement. Mais les demi-sels qui m’accompagnaient ont dû se rendre à l’évidence, de la musique oui ! à gogo ! mais la Poésie on ne l’a pas vu passer !

 

Nous n’étions pas au fond de l’horreur, restait encore les deux grandes soirées de clôture ! En face ils avaient compris qu’on était là. Ils n’ont pas hésité à pratiquer la politique de la terre brûlée. Z’ont sacrifié trois hectares de terrain qu’ils ont recouvert d’une bâche de plastique transparente. Molossa a soupiré, cette manière d’ asphyxier taupes et rongeurs somme toute peu écologique ne lui semblait pas conforme aux lois de la guerre. Là dessus ne voilà-t-il pas que se rapplique l’artificier Flippo qui se lance dans une perf éhontée. Durant des heures il va balancer au petit hasard la chance des centaines de kilos de pigments colorés, bref il va barbouiller en direct et à pleines poignées une grosse merdouille brunâtre sur une surface aussi vaste qu’un aéroport pour hélicoptères. On était loin du geste auguste du semeur cher à Victor Hugo, alors pour nous ravigoter le cœur on a eu droit au chœur des musiciens. On se serait cru dans un festival de musique ethnique ! Moi vous savez, la world music à part les groupes de hillbilly du Tennessee, ça me gonfle vite ! De toutes les manières on était là pour la Poésie ! Nos cœurs se sont arrêtés de battre un instant lorsque l’on nous annonça qu’entre deux orchestres l’on aurait droit à des poëtes qui liraient leur textes. A les écouter on a dû convenir que l’Organisation n’avait pas tort de minimiser leurs présences. Ce fut une litanie de niaiseries et de platitudes sans fin auprès desquelles les discours d’un conseiller municipal pour l’inauguration de la statue élevée à la gloire de l’industrie de la sardine à Concarneau vous prend des allures d’épopée homérique.

Le dernier soir rebelote. On prend les mêmes et on recommence. Mêmes musicos, mêmes poétereaux de vingt cinquième zone. Je ne peux même pas dire que la qualité était médiocre puisqu’il n’y avait pas de qualité ! Par contre c’était poétiquement très correct : les droits de l’homme, les vertus du féminisme, la contrition auto-culpabilisante : je suis poëte mais je ne l’ai pas fait exprès, je suis poëte mais je tiens à m’excuser et à vous rassurer, je n’écris pas de la poésie, seulement des textes ou des poèmes… on a eu droit à tous les couplets… On est repartis en douce rendre compte de la mission…

 

D’un air lassé le rédac chef laissa retomber d’une main excédée les notes que je venais de lui remettre.

«  Alors Murcie, toujours aussi partiel et partial à ce que je vois !

  • Chef ! je ne dis pas qu’on ne peut pas s’amuser à Lodève. L’ambiance est plutôt sympa, les participants souriants, les restos pas trop chers, les filles jolies, mais question poésie, vos informations c’était du pipeau, je peux vous affirmer que vous trouverez tout ce que vous voulez à Lodève, sauf la Poésie qui n’y court pas les rues !

  • Je le savais Murcie ! ( Le chef se leva, c’est ainsi que l’on s’aperçoit que le chef est chef parce qu’il est plus grand que nous. ) Voyez-vous Murcie je n’avais besoin que d’une confirmation. Ils sont gentils vos organisateurs, mais retenez bien ceci, Murcie : la poésie ne s’institutionnalise pas. C’est contre sa nature. Avec la plus pure des intentions, vous n’arriverez jamais à rien de bon. La poésie c’est de de la rupture, de la rébellion, du casse-dogme ! Je n’en veux pas à tous ces clampins, il faut bien qu’ils croûtent et qu’ils émargent quelque part, mais Rimbaud avait raison, la poésie c’est comme la vraie vie, c’est ailleurs !

  • Je vous remercie de m’avoir fait perdre huit jours de ma vraie vie !

  • Allons Murcie, vous êtes jeune encore ! Et puis il faut bien que vous sortiez vos chiens quelque part ! »

FRAGMENCES D'EMPIRE

 

ARISTOTE AU MONT SAINT-MICHEL.

SYLVAIN GOUGENHEIM.

LES RACINES GRECQUES DE L'EUROPE CHRETIENNE.

282 pp. Mars 2008.SEUIL.

 

Avant de nous attaquer ( mot bien mal venu ) à Sylvain Gougenheim faisons un tour de bicyclette. Je vous en prie, remisez votre petite reine au garage, je parlais de Vélo. Eclairons votre lanterne puisque vous pédalez dans la choucroute. Vélo, ce chercheur qui eut maille à partie avec les autorités de notre pays pour avoir défendu devant la justice les faucheurs d'OGM. Comment un enseignant-chercheur payé par l'Etat eut-il la stupide idée de dénoncer sur la place publique les dangers de l'expérimentation biologique in situ ! C'était obligatoirement se mettre quelques multinationales et toute la filière agricole française à dos. Entre le principe de précaution et la course au profit, le coeur de nos dirigeants n'a pas balancé une demi-seconde. Je vous laisse rechercher sur internet tous les ennuis qui s'accumulent depuis deux ans sur le parcours professionnel de Monsieur Vélo.

Sylvain Gougenheim n'est pas un écologiste acharné. Du moins il n'en donne guère l'impression. Il a dernièrement publié un énorme pavé sur Les chevaliers teutonniques. Autant dire que les sujets traités par notre historien ne passionnent pas les larges foules. Notre innocent professeur à l'ENS de Lyon spécialiste du Moyen-Âge devait se croire à l'abri des turpitudes médiatiques. Disons-le tout clair pour nos concitoyens la transmission de la pensée d'Aristote entre les sixième et douzième siècle d'une ère très chrétienne est nettement moins enthousiasmante que les derniers rebondissements de la santé de Johnny Hallyday, au mois de décembre de l'année précédente.

Attention, au retour du boomerang que l'on n'a pas lancé. Sylvain Gougenheim n'avait pas l'intention de lever un lièvre, tout au plus de bousculer quelques idées reçues. Il ne cache pas que la thèse qu'il expose et défend dans son Aristote au Mont Saint-Michel, repose sur de récentes – mais aussi de faits connus depuis longtemps – recherches effectuées ces dernières années. Travail d'érudition, de mise en ordre, de mise en perspective, de vulgarisation presque.

Mais que dit-il au juste ? Pas grand-chose. Nous avons à plusieurs fois dans Littera-Incitatus émis des idées, sinon semblables, du moins parallèles. Les textes grecs ne nous ont pas été principalement transmis par le paradisiaque enclos espagnol des trois religions sis à Tolède sous le califat bienveillant des Omeyades.

Nous-mêmes avons à plusieurs fois expliqué que ce sont les intellectuels byzantins qui voyant se profiler la fin programmée de la deuxième Rome ont déserté peu à peu leur capitale pour s'installer, les malles bourrées de manuscrits, dans des contrées moins menacées de l'Occident. Ce que l'on a plus tard nommé Renaissance aurait donc été préparée par cette fuite transhumanique des cerveaux.

Sylvain Gougenheim n'ignore rien de Byzance. Entre l'Empire de la Corne d'Or et celui de Charlemagne les échanges furent fréquents, mais à l'inverse de nous, il soutient que dès le sixième siècle, de minuscules groupes d'érudits s'employèrent à préserver le savoir grec originel. A tel point que par exemple sur le Mont battu des flots de Saint Michel, un certain Jacques de Venise avait traduit en franc latin l'essentiel de l'oeuvre d'Aristote, bien avant que les premières traductions d'Espagne ne soient parvenues en nos terres.

Ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Sylvain Gougenheim cite un lot inépuisable de savants européens qui se seraient employés à sauver de l'oubli tel ou tel traité du stagirite ou autre écrivain grec. Sur le fond, pas de quoi casser trois pattes à un canard. Et sans doute ne se serait-il rien passé si notre auteur n'avait eu droit, un mois après la parution de l'ouvrage, à un bel article élogieux dans le journal Le Monde. Imaginez la jalouse colère des confrères qui en temps normal peinent à glaner trois lignes d'entrefilet bourrées d'inexactitudes.

Pas moins de deux cents professeurs et étudiants se bousculèrent au portillon pour signer la pétition qui dénonçait l'ignominie innommable de Sylvain Gougenheim qui ne demandait pas tant d'honneur. Encore une fois cliquez sur le net pour être édifiés. Ces Messieurs-dames font de bien-entendu suivre leur identité de la liste exhaustive de leurs diplômes comme quoi la différence entre un âne bâté et un âne titré n'est pas bien grande. Je vous épargne la liste des articles comminatoires rédigés au lance-flamme de la bêtise humaine ( trop humaine ) par les incontournables spécialistes auto-proclamés de la question. La conjuration des imbéciles et des envieux nous étonnera toujours par sa virulence et la stupidité de son aveuglement.

Pourquoi tant de haine, s'exclameront les esprits non prévenus ! Sylvain Gougenheim a commis deux grosses horreurs. Premièrement il a osé jeté quelques doutes sur les certitudes du savoir établi. Depuis quarante ans l'Histoire Officielle a proclamé qu'Aristote a été sauvé par les Arabes, ceux qui oseront déclarer le contraire auront tort, même si par hasard il se trouverait qu'ils émettraient une plausible hypothèse ...

Deuxièmement, comme dans les romans policiers il faut d'abord entrevoir à qui profite le crime, pour découvrir les mobiles du tueur et hâter sa neutralisation. La plupart de nos pétitionnaires se moquent éperdument de la manière dont les livres d'Aristote nous sont réellement parvenus. Ce qui est tout à fait normal puisque les neuf dixièmes ( nous sommes généreux ) d'entre eux sont dans l'incapacité intellectuelle de les comprendre. Ainsi, s'ils avaient intégré L'Ethique à Nicomaque, ils ne se seraient jamais adonnés à cette pitoyable démarche de ratonnade intellectuelle.

Par contre nos aficionados de la délation de groupe adorent les pseudo-syllogismes des raisonnements foireux. Vous dites du mal des arabes, or tous les arabes sont des musulmans, donc vous êtes anti-islamiste, et si vous êtes anti-islamiste c'est parce que vous pensez que votre civilisation est supérieure à la civilisation arabo-islamisto-musulmane. Déduction logique : vous êtes un méchant blanc colonisateur raciste et fascistoïde. Et pour rajouter à votre propre honte, vous n'éprouvez aucun sentiment de repentance.

Là, il faut avouer que Sylvain Gougenheim n'a pas pris toutes les précautions nécessaires à sa survie intellectuelle. Certes il ne dit pas que la conquête musulmane ne fut pas plus fondée sur le droit international que l'épisode des croisades mais il trace une limite intangible entre la pensée grecque et la religion musulmane. Ce sont-là pour lui, deux entités inconciliables. Et en toute tranquillité il évoque la supériorité de la rationalité grecque sur la foi monothéique de l'islam. Nous lui donnons entièrement raison.

Ce n'est pas que nous en serions persuadés, c'est que nous posons la pensée grecque comme essentiellement et absolument supérieure à la croyance monothéique, qu'elle soit juive, chrétienne ou musulmane. Même si la première doit beaucoup à son long compagnonnage avec la philosophie grecque dans la bonne ville d'Alexandrie, et si la deuxième s'est dotée d'une ossature métaphysique platonicienne.

Evidemment affirmer cela, c'est dénigrer les origines chrétiennes de l'Europe libérale et démocratique actuelle et mettre en avant le modèle révolutionnaire, d'une autre Europe, impérieuse et romaine. Nos pétitionnaires ont d'autant plus tort de s'en prendre à Sylvain Gougenheim que tout plaide en son oeuvre pour la réhabilitation d'une Europe chrétienne à racines grecques, pas très éloignée du royaume théorisé par les Pères de l'Eglise. Mais c'est déjà trop pour nos censeurs.

Nos chiens de garde du système capitaliste, se parent souvent de belles plumes rougeoyantes du meilleur effet, mais le fond de leur vertueux plumage est d'un rose pâle maladif. L'élite poussive de nos démocrates ségolonisiens – quel trait plus cruel pourrait-il les blesser ! - tire à vue et s'en prend à tout ce qui dépasse. Certains colloques universitaires ont fait sentir à Sylvain Gougenheim qu'il était persona non grata, l'habilitation à préparer des étudiants à rédiger une thèse lui a été retirée... Démocratie de la misère intellectuelle et misère de la démocratie politique !

C'est encore chez Littera Incitatus que l'on est le mieux ! Sans doute parce que nous sommes indépendants et autonomes.

( 2010 / in Réception d'Aristote )

 

ARISTOTE ET LE DESIR DES SAVOIRS.

ARNAUD MACé. MICHEL CRUBELLIER. MAXIME ROYERE. MARGARET DOODY. REMI BRAGUE. PIERRE PELLEGRIN. MAXIME ROVERE. PIERRE-MARIE MOREL. ANNICK JAULIN. ANNE MERKER. FREDERIQUE WOERTHER. PIERRE CHIRON. CHARLES DANTZIG.

Dossier de LE MAGAZINE LITTERAIRE. N° 472. Février 2008.

 

Il est des numéros plus difficiles que d'autres. Sur beaucoup d'auteurs l'on peut dire tout, son contraire et n'importe quoi : la littérature a le dos rond. Mais en philosophie, c'est toujours un peu l'exercice nietzschéen de la corde raide. L'on se casse très souvent la figure et à plus idiot que moi tu meurs, l'on s'aperçoit que nos congénères persistent dans la déplorable habitude de rester vivants.

Arnaud Macé s'en tire avec les honneurs de la guerre épistémologique : expliciter la pensée d'Aristote en trente cinq pages relève d'un parcours du combattant particulièrement difficile. Mais notre maître-d'oeuvre a su sérier les problématiques et articuler les participations de chacun avec un doigté de signifiance indiscutable. Nous ne lui reprocherons que les trois pages de Penser aujourd'hui avec Aristote qui risquent de rester bien sibyllines pour la majorité des lecteurs. Trois des quatre contributions sont bien trop courtes pour que l'appréhension d'une véritable pensée en action puisse être dégagée par un large public non prévenu.

Et puis penser aujourd'hui avec Aristote ne signifie-t-il tout simplement pas que de nos jours le dernier des imbéciles qui n'a jamais pris conscience de la possibilité de l'existence d'une pensée réflexive use pour relayer par le langage ses actes quotidiens d'une grammaire, d'une grammatologie, pour employer une expression derridienne, qui obéit à la une catégorisation logique mise au point selon les schèmes actanciels issus tout droit de la Métaphysique d'Aristote. En d'autres termes l'effort de pensée occidental s'est modelé sur l'empreinte descriptive des outils de langues tels qu'ils ont été fondamentalisés dans la Métaphysique. Nous disons bien dans la Métaphysique et point dans la Poétique car une des distorsions de l'enseignement de la littérature actuelle réside justement en le fait que toute une génération d'intellectuels structuralistes aient confondu la description d'un phénomène avec sa fondamentalisation.

Le vingtième siècle a raisonné sur l'apparence de l'étant comme si ce discours nominatif de l'étendue phénoménale était porteur d'une vérité. Ce n'est pas un hasard si symptomatiquement la figure du philosophe dans l'enseignement pseudo-philosophique prêché à nos lycéens soit celle de Socrate. Certes une partie du fourvoiement structuraliste, devenu fourberie une fois qu'il fut institutionnalisé, dévie de la lecture obviante de l'existentialisme sartrien. Une fois que vous avez tué la transcendance de toute limitation physique à un retournement heideggerien sur la chose même et non plus sur le cheminement même de la pensée, la tâche philosophique se trouve menée à son terme et ne peut plus s'exercer que dans le cul-de-sac des pures formes de la mise en présence structurelle de l'étant. S'en suit obligatoirement une idolâtrie du réel.

Mais nous voudrions attirer l'attention sur l'article d'Annick Jaulin consacré à La Métaphysique. Premièrement parce que cette docte dame fut notre professeur de philosophie en des temps si antiques que nous sommes d'après le contenu de son enseignement dispensé en ces époques lointaines fort surpris de la retrouver traductrice et spécialiste d'Aristote, vu qu'elle ne semblait pas spécialement attirée par l'héritage grec, mais surtout parce qu'elle nous fait part d'une réflexion d'une très rare pertinence.

C'est l'histoire du moteur premier. Nous devrions être moins désinvolte et employer l'expression de théorie du moteur premier. Mais ce serait user là d'un vocable par trop noble à laquelle les monothéistes ont donné une importance exagérée faisant du philosophe de la complétude auto-suffisante de la matière le chantre de la transcendance.

Le moteur immobile n'induit pas le raisonnement vers l'avancée du raisonnement mais au contraire en terme de closure et de finition de l'acte de pensée. Toute une tradition monothéique a interprété ce malheureux moteur qui n'en est pas un puisqu'il n'impulse de lui-même aucun mouvement, à la lumière du Fiat lux biblique.

Il n'y a pas un moteur immobile chez Aristote. Mais des milliers. Chaque fois que la pensée d'un objet finit s'actualise en sa propre réflexion il faut bien que le philosophe délimite le champ de son raisonnement, qu'il arrête la généalogisation de sa pensée en un point précis, sans quoi notre penseur perdrait l'objet de son étude pour errer sans fin dans l'interminable subjectivisation de la totalité du monde. C'est pour échapper à une telle confusion que Parménide en est venu à exposer sa pratique du double chemin.

Aristote ne parle pas en terme de vérité transcendantale. C'est exactement ce qui le différencie de Platon qui tout comme Parménide éprouve la nécessité de prêcher le faux pour dissocier le vrai. Que le faux soit l'autre, le néant, le mensonge, le non-être ou le cheval noir, n'a pas en notre chronique lieu à discussion.

Aristote nous parle d'un monde fini aux contours délimités. C'est-à-dire de la multiplicité des choses fondées sur leur propre différenciation. L'échappée vers le haut, la réélisation de l'unité n'est pas du domaine du possible dans la pensée d'Aristote. Certes vous pouvez penser une chose en tant qu'un dieu, et de par la multiplicité des choses, certaines choses en plusieurs dieux, mais la divinité n'englobe qu'une infime partie du réel. C'est plutôt la réalité apparente des choses qui est l'englobant de la divinité. Celle-ci n'a donc pas à être sous cette appellation que nous nommerions platonicienne mais seulement en l'exacte proportionnalité du divin répandu dans le système du monde. Que celui-ci soit ouvert ou fermé.

Pour que cela fût plus clair il aurait été sans doute souhaitable qu'Aristote pensât l'être selon une déclivité beaucoup plus affirmée de son propre devenir. Peut-être l'a-t-il fait : n'oublions pas que toute une partie de son oeuvre ne nous est pas parvenue.

Reste maintenant à circonvenir la pensée des mondes sublunaire et supralunaire. Ironie de la ronde des concepts : c'est le monde supralunaire aux mouvements rotatoires incessants qui donnera à Aristote l'idée du moteur immobile. Le paradoxe s'explique facilement : ce qui bouge sans arrêt semble se fixer en sa parfaite régularité. Un peu comme la vis sans fin du trépan qui creuse la terre tout en devant être en son principe mathématique parfaitement immobile sans quoi l'on aurait à faire à deux pinces ou deux marteaux articulés selon un couple mécanique irréductible.

En d'autres termes Aristote pense l'apparence d'une chose selon la substance même de son apparence. Le mensonge vrai est celui qui ment vraiment. Nous ne sortirons pas de cette zénonade si nous n'arrêtons pas la chaîne concaténatoire du raisonnement infini par la mise en branle d'un moteur d'arrêt. Si vous ne posez pas l'arbitraire équationnel d'une ligne d'arrivée, ni la tortue, ni Achille ne finiront par emporter la course.

Merci à Annick Jaulin de sonner le départ de cette course métaphysique. Il est des coups de pistolet qui vous pousse à courir plus vite que l'ombre de votre esprit.

( 2010 / in Réception d'Aristote )

 

 

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