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CHRONIQUES DE POURPRE N° 24

 

CHRONIQUES

DE POUPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 024 / Decembre 2016

LECONTE DE LISLE & FRIENDS

 

LES ERINNYES.

LECONTE DE LISLE.

Tragédie antique.

Bois dessinés et gravés par A. BOUCHET.

PETITES CURIOSITES LITTERAIRES. PARIS.

EDOUARD – JOSEPH. 31, rue Vivienne.

121 p. 1920.

 

Aiguillonné par la lecture de Jacqueline de Romilly raconte l’Orestie nous sommes allés fouiner dans notre bibliothèque pour en ressortir cette petite curiosité littéraire de Leconte de Lisle. Leconte de Lisle est le grand païen ignoré notre littérature. L’on ne se souvient plus que du titre de ses deux plus célèbres recueils, Poèmes Antiques et Poèmes Barbares. La postérité actuelle n’est guère tendre avec ce colossal poëte du dix-neuvième siècle. Nous nous contenterons de remarquer que la mémoire collective nationale a éliminé de son champ de référence axiomatique tout un groupe de penseurs et de littérateurs qui à des degrés divers furent les chantres d’un athéisme philosophique plutôt militant. Nous ne pouvons garder présence de tout. Il est des œuvres qui sont destinées à disparaître, mais la sélection est beaucoup plus souvent idéologique que l’on ne pourrait l’accroire.

Pour de tristes besoins pécunieux Stéphane Mallarmé rédigea ses délicieux Mots Anglais, Leconte de Lisle se jeta à corps perdu dans la traduction des poëtes antiques. Homère, Hésiode, Théocrite, Anacréon, Horace, Euripide, Sophocle, jugez du travail accompli, surtout si l’on ajoute que sa traduction de l’Iliade est une véritable merveille, la seule qui soit parvenue à égaler la noire splendeur sanguinolente de l’original aux dires de nombreux amateurs.

Evidemment vous ferez attention à ne pas confondre sa translation des sept pièces d’Eschyle publiée chez Lemerre en un fort volume de près de quatre cent pages avec cette Tragédie Antique, directement inspirée de l’auteur d’Agamemnon, des Khoéphores et des Euménides, qui fut rédigée en 1872 et présentée non sans succès au Théâtre de l’Odéon en 1873.

Dès le titre Leconte de Lisle annonce la couleur. Rouge sang. Pas de quartier, pas de prisonnier. De la trilogie eschylienne notre poëte a banni l’épisode final. La bienveillance n’est pas une de ses vertus favorites. Erinnyes, oui. Euménides, non. La roue de secours et la solution de rechange n’est pas fournie avec le scénario-catastrophe. Notre farouche Républicain ne croit point en la mission rédemptrice et civilisatrice de la Démocratie.

Clytaimnestra tue Agamemnon. Orestès tue Clytaimnestra. Les Erinnyes se ruent sur Orestès. Point à la ligne. Le spectacle est terminé. Les trois actions se suivent et se ressemblent. Toutes trois sont au-delà du mal et du bien. C’est juste une suite de malheurs qui s’enchaînent sans que l’un soit plus ou moins monstrueux que l’autre. Ce n’est pas le sang des Atrides, mais la malédiction des Atrides. Sachez apprécier la différence.

Le sort s’acharne sur une malheureuse famille. Quand il n’y a plus personne à tuer l’on perpétue l’épouvante sous une autre forme : les Erinnyes prennent la relève des hommes pour que la terreur ne s’achève pas encore. Quant à Oreste ne vous inquiétez pas trop pour lui. Jusqu’à la fin de sa dernière tirade il revendique hautement et clairement son crime. Comme il ne faut pas trop affoler la morale publique, Leconte de Lisle concède en son ultime hémistiche quatre syllabes pour déclarer par deux fois l’horreur. De la situation ?

Vous n’y êtes pas. De la laideur extrêmes de ces harpies qui se jettent sur notre jeune héros. Leconte de Lisle reste fidèle à lui-même et sa célèbre pièce La tête du Comte dans Les Poèmes Barbares où le jeune Rui Diaz , le Cid de Corneille, déjeune de fort bon appétit avec son père devant le chef tranché de Don Gormas posé sur la table. La vengeance est un plat qui se mange froid !

Ce qu’il y a de plus terrible c’est qu’en helléniste forcené le maître du Parnasse reste très proche du texte d’Eschyle et tout en étant considérablement raccourci son écriture reprend si finement les péripéties essentielles et les tirades les plus expressives du drame original qu’il paraît en être plutôt une traduction en alexandrins qu’une réécriture libre. Le lecteur peut aussi s’amuser à le comparer avec le précieux résumé de l’Orestie opéré par Jacqueline de Romilly. Les deux analyses se superposent très étonnamment comme si à un siècle et demi de distance les deux écrivains se retrouvaient par-delà leurs profondes divergences théoriques dans une même vision des deux premières pièces de la tétralogie originelle. Leur évocation s’accorde sur l’horreur fondamentale des prémisses du drame. Mais alors que Jacqueline de Romilly en éprouve une aversion quasi incontrôlable, Leconte de Lisle ne cache pas sa satisfaction…

Justifiés au centre, dépourvus de majuscules initiales sauf si une phrase y débute, les vers de Leconte de Lisle n’ont pas l’apparente et habituelle roideur marmoréenne des strophes empilées les unes sur les autres des grands poèmes du maître. Le poëte a très bien compris que la déclamation solennelle de longues laisses frappées dans l’airain ne conviendrait sur une scène de théâtre à l’expression des émotions fortes de ses héroïques personnages en proie à des tourments extraordinaires. Il a su assouplir son vers, y prêter une plasticité étonnante, et s’autoriser des coupes et des rythmes que Victor Hugo aurait osés et qui risquent de déconcerter les collectionneurs d’idées reçues :

 

C’est quelque mendiant vagabond, plein de honte

ou de frayeur. – Approche, Etranger. On raconte

que tu nous portes le bruit de sa mort. Est-il vrai ?

Je suis Klytaimnestra. Parle, je t’entendrai.

 

Le chef du Parnasse est à redécouvrir. Nous promettons de relire quelques unes de ses œuvres dans de proximales chroniques. Par contre nous réservons notre jugement sur les illustrations de A. Bouchet. Il vaut mieux ne pas lui dire de quels bois nous nous chauffons.

André Murcie.

 

RÊVERIES D’UN PAÏEN MYSTIQUE.

LOUIS MENARD.

Introduction de Gilbert Romeyer Dherbey.

171 p. Guy Trédaniel Editeur. 1990.

 

A peine si l’on cite, dans les histoires littéraires contemporaines, le nom de Louis Ménard, parmi les influences de Leconte de Lisle. Il fut pourtant une figure marquante de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, mais la postérité est souvent injuste et cruelle. L’on a sans doute jugé que son évocation faisait double emploi avec celle d’Ernest Renan. Au pays de Descartes l’on prise davantage la prudente pondération des démarches positivistes de l’auteur de La Vie de Jésus que les rêveries exaltées et communardes d’un Louis Ménard.

Né en 1822, mort en 1901, l’existence de Louis de Ménard épouse parfaitement la vie de son siècle qui débute par Les Méditations Poétiques de Lamartine, pour culminer dans l’effondrement de Nietzsche. Parues en 1876 chez Lemerre Les Rêveries d’un Païen Mystique connurent leur heure de gloire. Augmentées d’une trentaine de pièces en 1890, republiées en orthographe simplifiée, une des marottes de Ménard, elles furent une dernière fois offertes au public en 1909. Ensuite ce fut le trou noir, et il fallut attendre la fin du deuxième millénaire pour que le public ait enfin accès à un des recueils les plus mythiques de la lyrique française. Soyons franc, la déception fut amère. Louis Ménard n’est ni un magicien du vers, ni un maître de la prose, et si dans les années soixante-dix la réédition de L’Album d’un Pessimiste d’Alphonse Rabbe, avait procuré un fort plaisir esthétique aux curieux, et orienté les esprits les plus entreprenants à emprunter les sentes quasi-clandestines d’une relecture grécisante et paganisante de la poésie du dix-neuvième siècle, la publication de ces Rêveries d’un Païen Mystique n’aidèrent en rien à l’efflorescence d’une renaissance polythéiste.

C’est que paradoxalement le recueil de Louis Ménard qui causa, en son époque, quelque scandale par son parti pris idéologique pro-païen, apparaît de nos jours baigné d’un syncrétisme christianophilosofiaque insupportable. A lire les Rêveries d’un Païen Mystique l’on comprend pourquoi Nietzsche s’est lancé dans la rédaction de sa Généalogie de la Morale, sitôt après Ainsi Parlait Zarathoustra. Homme de gauche, Louis Ménard ne s’est jamais départi des impératifs catégoriques de la morale kantienne qui se peut définir comme un effort obstinément raisonnable de laïcisation des commandements décalogiques du christianisme. En cela Louis Ménard est un fidèle représentant de ce socialisme à la Française qui depuis deux siècles corrompt insidieusement, en en sapant la base conceptuelle, toutes les avancées révolutionnaires de la réédification de l’Europe impériale. Nous en connaissons les multiples avatars qui vont de la théorisante adoration de l’Être Suprême durant les temps tumultueux de Robespierre, à cette déification stérilisante du concept intangible de démocratie en notre époque actuelle.

Bref Louis Ménard ne dépasse jamais l’insipide niveau de ces insupportables globalisations hugoliennes qui s’acharnent à nous démontrer par l’absurde de A et de B qu’un jeune homme athée qui se jette à l’eau, en pleine tempête, pour sauver de la noyade une gente dame et son enfant malencontreusement emportés par une vague criminelle, est, en son âme de superbe héros désintéressé, inconsciemment habité par l’idée de Dieu. Le jeune homme est mort, mais Dieu est sauvé. Ouf ! Ou plouf ?

Les Rêveries d’un Païen Mystique ont beau se terminer par La Dernière Nuit de Julien, un Julien bien découragé qui admet et reconnaît un peu trop vite à notre gré la victoire du christianisme, Louis Ménard participe davantage d’Alexandre Sévère que de l’Apostat. Beaucoup des admirateurs de Julien lui dénient ce titre d’Apostat que l’Eglise accola à son nom. Certes Julien n’apostasia point puisqu’il ne fut jamais chrétien de cœur. Mais l’épithète infamante que l’Eglise s’est complu à accrocher à son nom n’est point sans signifiance. L’Eglise admet que l’on puisse se tromper et que l’on tente de se soustraire à son enseignement, mais jamais elle n’a accepté que l’on pût lui dénier la nécessité de sa présence. En se revendiquant des anciens dieux, Julien commettait le plus horrible des péchés : il refusait à l’Eglise tout espace fondationnel métaphysique. Comme l’on était loin d’un Alexandre Sévère qui dans son laraire particulier honorait aussi bien une représentation de Socrate ou d’Apollon qu’une statuette du Christ !

De nos jours les chrétiens intégristes ne manquent pas de fustiger Vatican 2 et la modernisation forcenée de l’Eglise. Il s’agit pourtant-là d’une des pratiques les plus anciennes de l’Eglise qui a pour principe de déploiement ontologique et géographique, de phagocyter les consciences et les institutions. Ainsi des milliers d’athées, de néo-païens, voire de catholiques, pratiquent de subtils distinguos entre la personne du Christ et le christianisme. Le doux berger serait un homme de bonne volonté, ou un sage supérieurement initié, qui aurait été le premier horrifié de voir les crimes et les abominations que ses disciples ont perpétré, en son nom, sans défaillir, depuis sa mort. A les en croire si Jésus avait ressuscité, il ne serait jamais devenu chrétien.

Si le dogme affirme que le Christ s’est fait homme, les hommes l’ont transformé en doctrine humaniste. Exit le faiseur de miracles : aux réjouissances nuptiales de Cana notre thaumaturge n’a qu’à apporter sa bouteille de Bordeaux comme tout un chacun. Les mariés eux en ont assez de faire la noce, ils n’attendent de sa part que son supplément d’épithalame. Quelques mots bien sentis sur les petits enfants qui crèvent de faim, une condamnation sans équivoque de toutes les violences, et la répétition insensée que si tout le monde y met un peu du sien, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes...

Etrange que dans ses écrits théoriques, Ménard qui avant Nietzsche, a fustigé le christianisme et, selon sa propre expression, sa morale d’esclaves, se soit dans la partie lyrique de son œuvre abandonné à tous les poncifs pro et post chrétiens des hommes de bonne volonté. Ménard qui connut Proudhon, Blanqui, Marx, et prit fait et cause pour la Commune, n’a pas réussi à s’extraire de la gangue moralisatrice du christianisme. Lui qui se pencha sur l’étude de la Grèce et en arriva à la conclusion que le monothéisme était à la racine de nos errements philosophiques, lui qui fut un des tout premiers à prôner le retour au polythéisme pour s’opposer à la destruction écologique de la terre, et nous sommes en cette problématique bien plus près de Heidegger qu’il n’y paraîtrait à courte vue, lui qui fonde les formes sociales de l’appropriation collective et sociétaire sur des affects implantatoires du religieux, que nous préfèrerions qualifier de métaphysique, et non pas sur des pratiques économiques, est tombé à pieds joints dans le panneau christologique des patenôtres démagogiques.

Louis Ménard fut vraisemblablement un penseur en avance sur son époque. Par bien des côtés ses analyses éclairent notre situation présente d’une manière assez extraordinaire. Mais si sa pensée s’est avérée si peu opérative nous devons en chercher la raison en les manquements de son étude. Ménard fut un passionné de l’Antiquité et surtout de la Grèce. L’on aurait envie de dire que son antiquité finit là où commence la nôtre. Après Alexandre, d’après Louis Ménard, le monde entre en décadence. Avec la disparition de la Grèce classique, la mort de la cité démocratique signe l’arrêt du progrès humain. L’Imperium et le christianisme sont des catastrophes qui s’abattent sur l’humanité. Il faudra des siècles pour s’en relever. La révolution française est le premier acte de la renaissance démocratique.

Mais à faire l’impasse sur le concept d’Imperium Louis Ménard se lie les mains. Son itinéraire est symbolique de toute cette gauche française et européenne qui ne jure que par le concept éculé de démocratie. La résurgence incessante et sempiternelle des idéologies de nos sociaux-démocrates ou de nos chrétiens-démocrates qui depuis deux siècles entravent tout effort révolutionnaire européen s’explique magnifiquement par la lecture de Ménard.

Tant que l’on n’aura pas extirpé de nos doctrines politiques les fondements ou les pré-supposés monothéistes, plus ou moins consciemment admis par la majorité de nos concitoyens, la confusion gouvernera les esprits. Au fur et à mesure que l’on s’éloigne des volitions révolutionnaires des générations précédentes, s’enflent et gonflent d’une manière des plus inquiétantes, les signes de plus en plus évidents du déploiement totalitaire des idéologies monothéistes. A tel point qu’aujourd’hui le débat ne consiste pas à traquer les fermentations philosophiques de celles-ci dans le non-dit des intentions encore inavouables, mais à s’opposer fermement à toutes les dérives religieuses du politique. Si l’Europe pense faire barrage au front islamo-américain qui la menace en intégrant en sa future Constitution le rappel de son origine chrétienne, elle se trompe lourdement quant au sens de son combat ! Sans doute vaudrait-il mieux réactiver en les esprits de sa population les ferments révolutionnaires de l’Imperium !

 

André Murcie. ( 19 / 04 / 03 ).

 

SALAMINE.

SEBASTIEN CHARLES LECONTE.

1897. MERCURE DE FRANCE.

 

Il fut surnommé le dernier des parnassiens. Né en 1865, mort en 1932, il clôt la série des grands comites du Parnasse, Leconte de Lisle, une oreille tant soit peu avertie reconnaîtra une frappe du vers similaire, le Vicomte de Guerne auteur des prestigieux Siècles Morts, ( auxquels nous consacrerons une prochaine livraison de Littera-Incitatus ) et enfin Sébastien Charles Leconte dont Le bouclier d'Arès, son recueil le plus connu, serait un peu comme une épique réduction des susdits Siècles Morts. Mais attention, il est davantage un continuateur qu'un suiveur, un créateur qu'un imitateur.

La postérité poétique ne lui aura pas rendu raison. La petite anthologie Seghers de La Poésie Parnassienne de Luc Decaunes parue en 1977 ne le cite même pas. Pourtant répétons-le le dernier de la liste n'est pas obligatoirement le dernier de la classe. Le fait en est d'autant plus ironique qu'un des thèmes constants de la poésie de notre auteur réside en la suprématie mémorielle du rôle du poëte. Vous le retrouverez dans le Tome III de l'Anthologie des Poètes Français Contemporains de George Walcht et sur Wikipedia qui offre l'entière lecture du Bouclier d'Arès.

Mais restons-en à ce Salamine. Qui aurait pu s'intituler Après la bataille. Le recueil ne conte pas en effet le récit de l'affrontement des flottes grecque et perse, plus subtilement il essaie de répondre à une interrogation essentielle, quels sont les Dieux qui ont aidé les Grecs à remporter la victoire ? La question est beaucoup moins naïve qu'on ne pourrait l'accroire.

Les fiers à bras, qui n'ont pas toujours le muscle du cerveau aussi développé que leurs biceps, se hâtent de répondre. Qui l'eût cru ? Arès dieu de la guerre pour les guerriers, Poseidon dieu de la mer pour les marins ! Au moins c'est clair, net et précis. Nous pouvons leur prêter quelque créance, ils furent les premiers témoins et les premiers acteurs. Mais même chez les Dieux antiques, chacun prêche pour sa paroisse.

Les Chefs du peuple ont une vue plus large de la problématique. Ce ne sont pas seulement les Olympiens qui se rangèrent aux côtés de leurs adorateurs mais les Héros, que l'on imagine délaissant l'île des Bienheureux, et les Ancêtres, revenus des cercles infernaux. C'est un peu l'invocation eschyléenne inversée en elle-même, il ne s'agit plus de défendre les tombeaux des anciens, ce sont les pères qui sortent des tombes pour se porter au secours des fils. Ce n'est plus ad patres, mais ad filia !

Très belle métaphore du passé s'extirpant des limbes de l'oubli pour s'en venir assurer la présence grecque du monde au monde, redoublée en quelque sorte par la déclaration finale du poëte, qui impose au premier plan, non plus la victoire aléatoire d'un rencontre navale, mais la plectrique survie fondatrice d'une culture à qui nous devons l'essentiel de nos assises civilisationnelles.

Ce genre de discours est difficilement recevable par nos contemporains et nous serions prêt à parier que plus que l'excellente facture des vers de Sébastien Charles Leconte, c'est le contenu idéologique du poème qui les gêne. Nous vivons une époque fabuleuse où l'Europe a peur d'affronter et de revendiquer son propre passé. Nous savons toutefois que des peuples sans Histoire ne durent jamais bien longtemps.

Cette déshérence littéraire qui nous stigmatise n'est pas due comme on le prétend très souvent à une coupure générationnelle. Ce ne sont pas les « jeunes » qui ne liraient plus parce que de multiples nouvelles activités plus ludiques, et d'un abord moins rébarbatif, les tiendraient éloignés des vieux livres poussiéreux, mais nos élites qui ont sciemment scié la planche de la culture sur laquelle les nations européennes étaient assises depuis Homère.

Les attraits de la globale marchandisation libérale ne peuvent être contrecarrés que par une réflexion ancrée sur notre devenir le plus profond, en d'autres termes sur cette spécificité impérieuse qui s'oppose du tout au tout aux valeurs comptables de la société moderne. La lecture de Sébastien Charles Leconte est peut-être symboliquement plus importante qu'il n'y paraîtrait !

André Murcie.

FRAGMENCES D'IMPERIUM

PLATON

FRANCOIS CHÂTELET.

FOLIO ESSAIS. N° 115. MAI 1995.

 

Publié pour la première fois en 1965, en une époque où l'on croyait encore en la pérennité du système soviétique. Rappelons que François Châtelet est mort en 1985, et qu'il fit partie, à leur corps et âme défendant de ces générations qui connurent leur acmé sous l'horizon indépassable du socialisme étatisé. A l'époque l'on appelait cela le danger communiste, mais il s'agit là d'une autre Histoire qui dépasse notre propos.

Nous n'en sommes pourtant pas si loin que l'on ne pourrait le croire puisque en ces deux cent cinquante pages nous passons insensiblement de l'antique Athènes populeuse, hantée de ses étroites venelles à ses plus larges péristyles par la silhouette faunesquement camuse de Socrate, aux plans idéaux de la Cité idéale.

L'affaire Socrate fut avant tout politique. Platon en fut phagocyté toute sa vie. Nous pouvons résumer en une seule question cette problématique qui l'obséda. Quel est le type de ville qui ne serait pas mortel pour Socrate ? Vraisemblablement pas Syracuse ! La réponse s'avèrera d'une déconcertante facilité. La seule cité qui ne fut pas nocive à notre empêcheur de tourner en rond en nos propres pensées, serait celle dans laquelle sa place ne serait pas définie.

Autrement dit, les cités modèles de La République et des Lois. Rien que ces deux-là, mais pas davantage. Encore que, nous ne soyons pas très sûrs qu'il ne s'y soit point ennuyé comme un rat mort. Car les modèles idéaux platoniciens sont des intensifications intellectuelles portées à leur plus haut degré. Tout y est réglé comme sur du papier à musique à tel point que Socrate dérangerait s'il lui prenait fantaisie de piquer son petit solo, tout seul, là-bas au beau milieu de la sourdine harmonique généralisée.

Pire, il commettrait le seul et même attentat pour lequel il fut déjà condamné à mort. Non quod corrumpet juventum – il faut bien que les enfants soientt un jour ou l'autre déniaisés – mais poursuivi pour crime de lèse-majesté de fragmentation de l'unité totalisante de l'oikouméné citadine. Impardonnable !

Platon veut bien admettre que Socrate ait passé sa vie à pourchasser, chez les individus qui y consentaient, les faux semblants de leur existence ou de leur pensée, mais pas question qu'il interroge les vrais-véritants de la ville d'or. Ce n'est pas seulement les poëtes que Platon, rejette loin des portes de fer de sa cité idéale. Socrate lui-même n'aurait pas le droit d'y glisser le plus petit de ses orteils.

La nouvelle Magnésie relève d'une accumulation philosophique sans précédent. Toute l'expérience et toute la réflexion politiques de Platon trouvent refuge en cette citadelle théorique. Qu'il convient de ne pas bousculer. Elle n'est pas bâtie sur les sables mouvants de l'imagination mais sur les miroirs auto-déformant de l'être et du non-être. Car il a fallu faire feu de tout bois et de toutes pierres afin d'y donner des assises les plus larges possibles. Platon y a brûle ces derniers vaisseaux, ces belles et grandes Idées qu'il a sacrifiées à une espèce d'empirisme théorique militant.

Platon a tué – non pas le père Parménide comme l'on se plaisait à le raconter dans les anciens temps de la psychanalyse triomphante – mais Socrate, son géniteur. C'était un travailleur à la petite semaine qui traficotait les individus par tout petits groupes dans l'espoir insensé d'en faire une multiplication de petits Socrate. Fallait-il s'y méconnaître en l'âme humaine pour être aussi peu productif ! Platon a préféré tiré des plans sur la comètes du devenir.

Avec sa lanterne illuminante en plein midi, ce n'est pas un homme qu'il s'est mis à chercher, mais une ville entière ! Rien que çà. Malgré ses écrits nous doutons qu'il ait trouvé. Et puis surtout ce phénomène indécent pour l'esprit humain. C'est que le même ne peut rester le même indéfiniment car il se désavoue à chaque instant qui passe, n'étant plus jamais le même, s'accroissant dans le temps même qu'il se nie. Tant de temps et temps de tant !

La lourdeur philosophique a eu raison de la légèreté sophistique. En reléguant Socrate hors les murs Platon l'a rejeté – étrange ironie du hasard - avec toute la clique sophistique. Il a cru couper l'herbe folle, mais Aristote et Alexandre viendront rajuster les plateaux de la balance. Alors que Platon opte pour l'enfermement, Aristote ouvrira de nouveau les champs des possibles de la phusis. Et Alexandre fera voler en éclats le statut de la Cité Grecque. Elle sera remplacée par l'anabase d'un Empire à l'orbe incessant.

Platon avait imaginé une Grèce anti-décadente, mais les années qui suivirent démontrèrent le contraire. La Grèce avait vécu. Elle n'était déjà plus qu'un glorieux souvenir. Ce ne sont pas de hâtives modifications de la dernière heure jetées sur un bout de papyrus qui changeraient la donne fondamentale. Comme toujours ce n'était pas la globalité des hommes qu'il fallait vouloir changer mais simplement repérer les individus capables de par leur seul enthousiasme, de par leur seule énergie, d'entraîner les vastes foules amères qui ont renoncé depuis trop longtemps à elles-mêmes.

François Châtelet, en sa conclusion, ne va pas plus loin que nous. Ou plus précisément, sur un strict plan géographique exactement au même endroit que nous, mais pas aussi en avant dans le temps dynastique. Point d'Alexandre mais un de ces prédécesseurs, Archélaos qui pour Platon – à rebours du jugement porté par les historiens modernes - représente le tyran dans son déchaînement le plus infâme... Il semblerait que dans les années soixante la cote d'Alexandre le Grand n'ait pas été à son zénith...

Par contre au niveau philosophique il ne fait pas l'impasse sur l'anti-platon par excellence. Le seul grand philosophe, sous les sabots duquel l'herbe des Idées ne repousse pas quand il pense, Nietzsche. La cité platonicienne ne serait-elle pas celle des esclaves, regroupés sous le bouclier de la raison raisonnante ? L'Etat n'asservit-il pas ? François Châtelet n'hésite pas à pousser le bouchon du ressentiment jusque sur les dalles sacrées de la callipolis platonicienne ! Joli courage pour cet universitaire que nous avons pour notre part toujours considéré comme un folliculaire sans envergure.

Tout de même nous aurions préféré, en ce genre d'ouvrage, un Platon plus biographique, qui, même s'il délimite assez bien les problématiques, de la façon dont elles se posent et de la façon dont elles sont résolues, aurait insisté sur les échanges entre la vie de l'individu et les sauts de sa pensée. Et non pas cet être transparent réduit à n'être plus qu'une tête pensante.

( 2008 / in Général Platon )

 

PLATON ET L'ACADEMIE.

JEAN BRUN.

128 pp. 1986. ( Première édition : 1960 ).

QUE SAIS-JE ? N° 880.

 

Beaucoup plus Platon que l'Académie, encore Jean Brun n'évoque-t-il principalement que les trois plus importantes figures de ce que l'on appela la Nouvelle Académie, celle d'Arcésilas, Carnéade et Philon de Larisse. Etranges continuateurs platoniciens qui devant le succès du stoïcisme eurent plus à coeur de combattre les théories de cette nouvelle école que de perpétuer les enseignements de leur fondateur.

Cela peut nous paraître un peu étonnant. Le stoïcisme véhicule une austère réputation. Nous modernes, avons tendance à en faire un des jalons philosophiques annonciateurs du christianisme alors que ceux qui le virent éclore le critiquèrent pour son optimisme volontariste. Face aux affirmations sans ambages de Zénon, qui instituaient sans l'ombre d'un doute les hommes au milieu du monde, comme des fruits déposés dans un panier, les post-platoniciens firent machine arrière. Le royaume des Idées interdisait une telle acceptation de la prégnance de la réalité des apparences, mais comme il était impossible de se réfugier - en ce que Mallarmé nommera bien plus tard l'éden – et que nous nous contenterons d'entrevoir comme un sanctuaire interdit de par sa nature et sa définition mêmes d'accès impossible – les nouveaux maîtres dans l'incapacité d'ordonner une paisible retraite dans une île entourée de trop hauts récifs, préférèrent couper la voie des colonisateurs du réel en décrétant le manque de réalité du monde sensible sur lequel ils déclaraient construire leurs nids.

Platon avait ouvert une route vers l'intelligible inaccessible, ses lointains disciples coupèrent les ponts qui menaient graduellement à la congruence de la multiplicité sensible des apparences. Il ne convenait plus de convoyer les âmes vers la voie lactée supra-lunaire, mais d'empêcher toute descente efficiente en la phusis. Les Académiciens se cantonnèrent en un no man's land métaphysique stérilisant de moindre attrait. Par un injuste retournement du logos, la philosophie platonicienne qui avait haut et fort préconisé la vérité idéale de toute manifestation êtrale était désormais reléguée dans un scepticisme de bas-étage quant à l'effet miroir idéel. Nier le reflet du soleil sur la surface d'un cours d'eau, ne préserve pas l'existence de l'astre lumineux, mais participe de la relégation négatrice de l'hélios originel. La philosophie en tant qu'oubli de l'Idée, dirait Platon s'il revenait parmi nous !

Le surgissement du stoïcisme ne saurait être qu'une cause adjacente. Si les écoliers du jardin d'Académos en vinrent progressivement à trahir les leçons du Maître, la faute en revint d'après nous davantage au contenu des cours du professeur qu'aux élèves eux-mêmes. La présentation des différentes étapes de la pensée de Platon par Jean Brun est assez éloquente. Ce dernier mot n'est peut-être pas le mieux-venu pour définir l'effort platonicien que l'on pourrait définir comme une insurrection intellectuelle contre la sophistique, mais il n'est pas arrivé sous notre plume d'une manière totalement incidente.

Les derniers écrits de Platon ont du mal à convaincre leurs lecteurs. Nous ne désignons pas par ces mots le fréquent recours au mythe de la pensée platonicienne. Cette manière de s'exprimer n'est pas due à une impuissance initiale du dire. Platon savait manier plus que quiconque le langage discursif, il lui aurait été facile de continuer ses démonstrations logiques jusqu'au bout s'il en avait décidé ainsi.

En s'exprimant mythiquement Platon ne fait que s'inscrire dans la grande tradition pédagogique de ses prédécesseurs, qu'il entend achever - au même titre que Hegel, Nietzsche et Heidegger eurent chacun l'illusion d'apporter la dernière pièce à l'édifice de la pensée philosophique occidentale - celle qui débute avec Homère et se poursuit par le poème de Parménide. L'on a beaucoup glosé sur la République de Platon exilant de ses remparts le poëte qui refuserait d'être la voix de la raison d'Etat. Le mythe du poëte maudit s'articule en partie sur cette incongruité philosophique – et aussi sur Ovide rejeté au pays des Scythes – alors que d'après nous il nous faut surtout y voir le rejet de la poésie épique en tant qu'intercession souveraine des Dieux au profit de la dialectique batailleuse des hommes. A quoi bon des philosophes, en temps de manque et de détresse si les poëtes sont de bien meilleures voies de communication et d'intercession avec la partie inhumaine du surgissement de la phusis que le cheminement difficultueux, lent et incertain, des professionnels de la philosophie ?

Il est des tâches dont on se charge et qui se révèlent plus difficile à accomplir qu'on ne se l'imaginait. Chassez le poëte, il revient au galop ! La pensée platonicienne retourne au mythe chaque fois que la pierre – étymologiquement théos en grec – est trop lourde à porter, chaque fois que la pensée pressent que ce que Nietzsche appelait la plus lourde et la plus difficile des pensées, pourra être portée par la pensée mais restera entourée d'un halo de difficultés conceptuelles – non pas incompréhensibles mais insignificatives - pour ceux-là mêmes qui en décrypteraient la signification.

La pensée platonicienne décrit une hyperbole. Elle s'approche de sa cible, la suit, l'effleure, l'arase, mais ne s'y maintenant pas retombe, sur elle-même. Elle est la fille d'un long détour. Et non pas d'un long retour, ce qui change tout. Elle part du politique pour revenir au politique. Entre temps elle est passée par les Idées mais s'en est revenue. Non pas un retour qui serait sa propre accumulation, mais un retour qui est sa propre déperdition et s'institue donc en tant que détour de sa visée initiale.

La mort de Socrate emmène Platon à combattre les sophistes qu'il accuse de pervertissement démocratique pour avoir permis la condamnation du seul juste que comptait Athènes. Mais ses attaques contre les sophistes à qui il reproche d'avoir abandonné le dire de la phusis pour s'adonner au discours du politique culminent en son oeuvre sur une tentative d'écrire par deux fois une nouvelle constitution. Idéale certes, mais trop idéale. De la République aux Lois c'est au retrait, au recul de la pensée platonicienne que l'on assiste. Peut-être même faudrait-il parler de déroute.

L'on dit Platon, comme si on disait Dieu ! Mais plus la pensée platonicienne avance, plus elle se gauchit, se charge, se perd en d'embrouilleuses sinuosités interminables. L'on n'ose pas le proclamer mais les derniers dialogues sont emplis de récits extraordinairement compliqués, qui n'apportent rien aux démonstrations. Quand l'on regarde les exposés d'un Héraclite ou d'un Parménide, l'on peut éprouver quelques difficultés de compréhension, mais la réflexion que l'on opère sur ces résistances conceptuelles aide à y voir plus clair, chez Platon, une fois que l'on a débrouillé l'écheveau, l'on s'aperçoit qu'il vaut mieux pour suivre la logique de la pensée passer par-dessus ces obstacles qui n'ont d'autre but que de retarder l'énoncé des évidences. Et cela se passe chaque fois que le discours discursif se donne à lire comme une théodicée poétique.

Il existe même chez Platon des difficultés d'énonciation troublantes. Ainsi évoquant la nature de l'Âme du Monde il nous instruit de sa composition, un tiers du Même, un tiers de l'Autre, un tiers du mélange de l'Autre et du Même. Mélange qu'il ne nomme pas, entendez qu'il ne lui donne pas de nom servant à le désigner. La saumure est bien formée de moitié d'eau douce et de moitié d'eau de mer, mais si vous mélangez un tiers de saumure, un tiers d'eau de mer, un tiers d'eau douce, vous n'obtiendrez pas mathématiquement parlant cinquante pour cent d'eau de mer et cinquante pour cent d'eau douce car 1/ 3 A + 1/ 3 B + 1/3 AB n'a rien à voir avec 1/3 A + 1/3 B + 1/3 C. Il semble que notre géomètre en chef ait eu quelques ennuis avec les notations algébriques. Ou plutôt qu'il ait oublié que s'il y a une idée de la boue il doit bien y avoir aussi une idée de ce mélange de Même et de l'Autre. Qui ne saurait être ni le Même, ni l'Autre, mais un étrange hippogriffe philosophique. Quel dommage que Platon ne nous ait pas entretenu plus longtemps de ce fabuleux animal philosophique que pour notre part nous définirions comme le composé initial de l'Eros et de l'Arès empédocléen, et que pour notre part nous nommons en d'autres écrits Eris.

( 2008 / in Général Platon )

 

CRATYLE.

PLATON.

Présentation et notes par EMILE CHAMBRY.

In N° 184. GARNIER FLAMMARION. 1967.

 

Un des dialogues les plus plaisants de Platon mais pas le moindre en importance. Peut-être même un des plus essentiels puisqu'il traite de l'essence du mot. Lorsque l'on se rappelle que les oeuvres de Platon sont écrites uniquement avec des mots, l'on comprend sans peine que notre philosophe ait tenu à s'assurer de la nature de son matériau de base. Les peintres se soucient que les poils de leurs pinceaux ramassent toute la couleur désirée sur les ais de la palette.

Evidemment l'on parle en vue d'un sujet précis mais l'on vise un tout autre but. Platon ne fait guère mystère de ses intentions ; analyser les fondements du langage c'est avant tout, une fois de plus, mener la charge contre la sophistique et l'irréductible ennemi du philosophe, le sophiste. En fait c'est déjà envisager la problématique à l'aune du platonisme. Le sophiste n'existe pas, il n'y a que des sophistes. Tous différents. Mais Platon, au fur et à mesure que se préciseront ses théories personnelles aura de plus en plus besoin de fonder l'unicité de la sophistique pour la réduire à sa propre idée.

Cratyle fut l'initiateur du jeune Platon à la philosophie. Il fut un disciple d'Héraclite, mais son illustre élève l'abandonna assez vite pour Socrate. Ce n'est vraisemblablement pas un hasard si Platon a donné à ce livre le nom de son premier maître. Il y aborde pour la première fois la nécessité de sa théorie des Idées sans se résoudre à prononcer le mot ultime. La présence de Cratyle comme une borne du chemin parcouru et l'absence de l'eidos comme si avant de lâcher le gros mot fatidique il voulait s'assurer une dernière fois de la solidité de son matériel !

Parents n'appelez pas votre fils Richard s'il doit devenir chômeur, ne baptisez point Belle votre fille si elle arbore un visage de laideron. Le trait est peut être cruel, mais ne vous en prenez qu'à vous si vous mésusez des milliers de prénoms que vous offrent les éphémérides et les dictionnaires et les employez à contresens.

Mais qu'en est-il des mots que nous usons tous les jours pour désigner les dieux, les choses, les êtres vivants et les notions idéelles. La bête fidèle s'appelle chien et nous nommons courage cette volonté que nous avons à faire front à l'adversité. Pour Hérmogène les mots sont pures conventions, et nous pourrions siffler notre courage pour sa promenade vespérale et prendre notre chien à deux mains pour demander une augmentation à notre patron.

Pour Cratyle les mots chien et courage doivent ressembler à la réalité de ce qu'ils désignent. Mais pas plus Cratyle qu'Hermogène ne sauront trouver des arguments convaincants à l'appui de leur thèse. Ce sera Socrate qui se fera tour à tour un malin plaisir de les appuyer pour mieux les combattre.

Un mot ne saurait trop ressembler à ce qu'il désigne sans quoi il se confondrait avec la chose qu'il nomme. Vous ne pourriez prononcer le mot éléphant sans que la satanée bestiole ne sorte de votre bouche entrouverte. Jugez du désordre. D'où l'adage de tourner sept fois sa langue...

Platon n'a jamais été un démocrate convaincu. Les mots n'ont pas été, par un long processus historial, peu à peu élaborés par les communautés humaines. Ce sont des législateurs particulièrement doués en la matière qui ont dressé les listes de mots nécessaires à notre langage. Ne croyez pas pour autant qu'ils ont agi sous la seule impulsion de leur autorité.

Les mots sont bien en accord avec leur signifié. Les mots sont héraclitéens, ils expriment l'impermanence des choses de ce monde. Les législateurs qui les ont fabriqués possédaient assez de sagesse pour faire entendre que ce qui est du côté des Dieux est stable et ce qui préside au destin des hommes, emporté à vau l'eau par un tsunami incessant.

Certes nous n'en sommes pas à une lettre près. Mais il faut tout de même prendre le sens des mots aux pieds des bonnes lettres. Voici Socrate lancé dans quarante pages d'étymologie sauvage qui en rabotant de-ci, de-là, quelques consonnes et en déplaçant quelques syllabes vous prouve que tous les mots, des noms augustes des Dieux aux phénomènes de la nature, signifient ou « qui se laisse emporter par le courant », ou « qui résiste à ce même courant »...

Pour les amateurs de curiosités littéraires ce sera un régal de se rapporter à l'ouvrage de Mallarmé Les mots anglais qui s'appuie sur l'expressivité singulière des glyphes alphabétiques pour expliciter le sens des mots. Le français étant plus proche de l'idiome de nos voisins d'Outre-Manche que du grec, la démonstration d'une telle méthode n'en sera que plus parlante.

Mais c'est Socrate lui-même qui montre les limites de sa théorie : entre le T de tendresse et le T de tuer, il y aurait tout de même incompatibilité d'humeur. De toutes les manières comment peut-on donner son nom à une chose puisque la chose exprime justement ce que le nom désignera et que malheureusement on n'a pas ce nom-là à notre disposition puisqu'il nous faut l'inventer. C'est l'histoire du serpent à deux têtes qui ne peut totalement mordre sa queue unique.

A Cratyle d'apporter la solution. Premièrement : comment désigner une chose par son nom quand on ne connaît pas le nom ? Deuxièmement comment donner un nom pérenne à un objet qui change en permanence. Nous disons un homme : mais quid du bébé, de l'enfant, de l'adolescent, de l'adulte, du vieillard, du cadavre ?

Et Socrate s'en va tout seul emportant la clef de l'énigme. A la coulée héraclitéenne du monde il suffit d'opposer l'immuabilité des Formes platoniciennes.

Mais il reste un défaut dans la cuirasse socratique. C'est d'ailleurs ce qui fait que les les théoriciens du langage y reviennent toujours. Le Cratyle c'est un peu la quadrature du texte de la linguistique. Si les mots ne parviennent pas à saisir l'impermanence des choses en perpétuel devenir, c'est parce que les mots eux aussi sont en perpétuel devenir qu'ils parviennent à fixer de par leur imperfection même l'inessence volatile des choses.

En d'autres termes lorsqu'ils dénient à leur parole toute préhension d'une quelconque vérité les sophistes sont certainement plus proches d'une vérité qui n'existe pas que ceux qui proclament rechercher cette même vérité, qui n'existe pas plus en ce cas que dans l'autre. Mais si les philosophes enfoncent une porte ouverte à dénoncer les sophistes en les accusant de proférer des mensonges alors qu'ils n'ont jamais prétendu enseigner la vérité, les sophistes se contentent de remarquer que les philosophes qui estiment chercher la vérité n'en sont pas plus proches qu'eux, puisqu'ils ne la détiennent pas encore. Quant à ceux qui décrèteraient la détenir, apparemment leur vérité n'est guère aveuglante puisqu'elle ne provoque guère l'unanimité des contemporains...

Les mots de la vérité sont les mots du mensonge. Le philosophe s'exprime avec les mêmes vocables que le sophiste. Et comment les mêmes mots pourraient-ils exprimer et le mensonge et la vérité ? Platon préfère se taire et ne pas exhiber de sous sa tunique son mot magique. A l'échanger avec les sophistes il a peur que sa pièce ne se démonétise. Il serait si facile qu'un Protagoras quelconque lui rétorque que l'homme est aussi la mesure de l'eidos.

Car si l'eidos ne s'impose pas, l'homme en disposera avec la même facilité qu'il dispose des Dieux. Il manque encore une pièce au mécano idéel de Platon, une espèce de canal de dérivation qui rejettera la sophistique dans le trop plein des bavardages futiles. Soyons sûr qu'il y travaillera d'arrache-pied dans la suite de ses recueils.

( 2008 / Les Pieds dans le Platon )

 

SOPHISTE.

PLATON.

Présentations et notes par Emile Chambry.

In N° 203. GARNIER FLAMMARION. 1969.

 

Où nous nous retrouvons en pays de connaissance, pour le duel final. A trois, comme dans Le bon, la brute et le truand. A vous de choisir le casting. Il n'est pas obligatoire, malgré la gueule de sa théorie pour l'emploi, que Platon hérite de la place du bon. Pour ceux qui auraient manqué les épisodes précédents : au terme d'une fantastique chevauchée le pistolero inconnu venu ( comme par hasard ) d'Elée va-t-il enfin arriver à égarer ses sophistes poursuivants en une faute piste au fond d'un désert sans fin où une tempête de sable les ensevelira à tout jamais ? Revenu à Athènes le mystérieux et si peu zénonien Eléate règlera-t-il définitivement son compte à ce vieux cheval de retour Parménide ? Le suspense est à son comble.

Plein feu sur les sophistes, ce sont des êtres malfaisants qui recherchent de jeunes élèves riches pour leur vendre des connaissances. Ce n'est pas dit, mais l'on sent dans cette critique indirecte la morgue des aristocrates fortunés qui n'ont pas besoin de proposer leurs bons ou loyaux services à quiconque pour gagner leur vie. L'on a gardé l'argument massue pour la fin : les sophistes se prévalent de pouvoir enseigner n'importe quel sujet, n'importe quelle matière. Ce qui est impossible, car aucun homme ne peut acquérir toutes les connaissances.

Mais les sophistes possèdent aussi leur grosse bertha : un mensonge participe de la vérité puisqu'il est réellement un mensonge ! En plus ils jouent sur du velours : Parménide n'a-t-il pas dit que le mensonge n'existe pas puisque ce qui n'existe pas n'existe pas. Si l'on veut convaincre les sophistes de mensonge, il faut d'abord prouver que Parménide s'est trompé. Le mystérieux éléate va jusqu'à parler de parricide. Qu'il se propose d'accomplir sous les yeux de l'assemblée, en direct et en public.

Si l'Être est, il est par une suite logique du langage quelque chose. On se complaît à dire qu'il est Un. Mais quel est ce monstre à deux têtes qui ne peut pas être lui-même à partir du moment où il veut être ? Si l'Être restait égal à lui-même, serait-il lui ou lui-même ? L'identité est une quête, l'identité est une séparation, l'identité est un mouvement, l'identité est une première exigence d'altérité.

Parménide emploie les deux termes comme s'ils étaient de parfaits synonymes, l'Un et l'Autre paraissent une seule et même chose. L'Intelligible et la Matière se confondent. La seconde n'existe pas, elle n'est que le reflet de l'Un sur lui-même. La matière se confond avec l'étant et l'Un avec l'Être. Peut-être même que l'étant se confond avec l'Être ! De toutes les façons l'Être ne sort pas de l'Un.

Mais si l'Un est l'Être ou si l'Être est l'Être, l'Être n'est pas le Non-Être pour la simple et bonne raison que le Non-Être n'est pas. L'Être n'est pas le Non-Être car ce serait donner vie au Non-Être. A la limite Parménide peut interdire la formule prédicative de l'Être qui est Être, mais il ne peut s'opposer à la logique de l'Être qui n'est pas le Non-Être.

La faille est là dans cette fêlure du raisonnement. L'Etranger ne raisonne pas ainsi, mais en toute immodestie murcienne nous affirmerons que notre transcription est plus métaphysique que la sienne, en le sens où nous la réalisons à l'intérieur de l'orbe parménidien, alors que l'Eléate s'en va chercher le secours d'autres doctrines.

Le Non-Être est introduit au coeur de l'Être. La citadelle n'en est pas pour autant prise. Elle est même dégagée de l'étau du même, qui du coup, s'en va participer du Non-Être. Du Non-Être qui devient l'autre de l'Être et, par cela même, acquiert son statut d'être le Non-Être.

L'on n'est jamais trahi que par les siens. Heureusement que Paparménide avait passé l'arme à gauche depuis quelque temps. Il serait certainement mort de chagrin d'avoir vu dilapider son héritage conceptuel par ses propres enfants ! Et tout ça, pour ces rigolos de sophistes !

Car si le Non-Être existe, le discours devient très logiquement porteur de mensonge. Et de menteries qui ne pourront plus se cacher derrière la réalité de leur mensonge. Il est sûr que les mensonges n'en seront que plus vrais. Sachez apprécier la différence entre un vrai mensonge et un mensonge entrevu dans sa propre réalité de mensonge.

Le discours est certes devenu porteur de mensonge mais il est aussi devenu gésine de vérité. Mensonge et vérité sont entremêlés mais ils ne forment plus du tout uniquement l'Un solitaire. Ils sont irréductiblement deux. Lorsque le monde était unifié le discours de vérité et le discours de mensonge s'équivalaient, mais désormais la vérité sera du côté du philosophe et le mensonge du côté du sophiste.

L'on est grec, l'on ignore donc encore la diabolisation mortifère du christianisme. Les sophistes n'auront pas toujours tort, leur discours comportera quelques véritables paillettes d'or le plus fin et le philosophe accouchera de la vérité difficilement. L'opération sera dure, longue et difficile.

La philosophie grecque vient tout de même d'accomplir un bond en arrière que notre modernité ne parviendra jamais à effacer malgré la tentative désespérée d'Aristote. Socrate triomphe : son discours de recherche de la sagesse débouche sur de la moraline. Le bien sera du côté du Philosophe et le Mal du côté du Sophiste.

Les Grecs eux-mêmes n'en tirèrent pas d'aussi hâtives conclusions que nos contemporains ( les nôtres et ceux des deux siècles précédents ). Il restait encore toute une praxis guerroyante à développer autour de la Méditerranée. Alexandre et plus tard les Romains s'attelèrent à cette tâche gigantesque. Mais le ver était dans le fruit.

Cela nous montre les limites de la philosophie. Platon fut un esprit subtil. Il comptait agir au mieux des intérêts de la Grèce en poussant sa pensée. Il n'a pas du tout entrevu que celle-ci pourrait être utilisée bien plus tard à l'encontre des intérêts du peuple grec. Ne dites pas, que nous sommes innocents après notre disparition de ce que l'on pourra faire de nos oeuvres. Les choses ne se prêtent qu'à leur propre destin. Il est parfois secret et même clandestin. Les Dieux se sont joués de la sagesse de Platon. Il les a souverainement respectés et eux l'ont aveuglé. L'oiseau nocturne d'Artémis n'est point venu chuchoter à son oreille pour le mettre en garde contre certaines inflexions religieuses de sa pensée.

( 2008 / Les Pieds dans le Platon )

 

 

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