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CHRONIQUES DE POURPRE N° 25

 

CHRONIQUES

DE POUPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 025 / Decembre 2016

VICOMTE DE GUERNE

 

LES SIECLES MORTS.

VICOMTE DE GUERNE.

Tome I : L'ORIENT ANTIQUE.

230 pp. ALPHONSE LEMERRE EDITEUR. 1890.

 

Il fut l'exécuteur testamentaire de Leconte de Lisle. C'est lui qui compila avec José-Maria de Heredia le quatrième et dernier volume des poèmes du Maître. C'est le seul titre de gloire que la postérité lui reconnaît. Quant on sait l'estime en laquelle est tenue de nos jours l'oeuvre du chef de l'école Parnassienne, il n'est nul besoin de dessin pour comprendre combien oubliée est celle de son pieux disciple. Aussi morte dans le coeur de nos contemporains que ces siècles qu'il entreprit de chanter en des temps révolus.

Cela n'empêche point que les Siècles Morts restent un chef-d'oeuvre absolu de la poésie du dix-neuvième siècle et nous ne pouvons qu'encourager nos lecteurs à se jeter dans les cendres de cette immense fournaise éteinte. Attention, les lecteurs qui peinent à suivre les aventures de La Chute d'un Ange de Lamartine, ceux qui renâclent à se lancer dans La légende des Siècles de Victor Hugo et s'agacent aux grands poèmes de Leconte de Lisle, feront mieux de s'abstenir. Ici l'air est glacé, l'anecdote n'encombre pas le récit, les Dieux sont lointains et peu sympathiques. Nous sommes en des solitudes désolées, la quintessence du romantisme étymologique en quelque sorte.

L'auteur balise le chemin : une préface indique les principales étapes du chemin. Babylone, Egypte, Israël, Canaan, Perse. Le Vicomte n'emploie pas ses tristes appellations familièrement modernes mais leur transcription en l'étrange sabir rutilant mis au point par l'auteur des Poèmes Antiques. Ainsi en cette naïve retrempe originelle dans les vocables de la langue mère qui les engrangea, Salomon s'écrit Schelomo et toute nomination à l'avenant.

Mais au commencement fut l'exil, de la Préhistoire ou du Paradis, nous n'en saurons rien, sinon cette, si peu utopique et lamartinienne caravane humaine aveugle qui chevauche la tempête en de stériles étendues, en des ouragans de neiges. Viennent-ils du plus loin que l'humanité, ou se dirigent-ils vers son incarnation ? Les guerriers de ces âges farouches n'hésitent pas à dévorer leurs femelles et leurs petits pour apaiser leur faim indomptable. Est-ce le premier sacrifice, la prime transsubstantiation christique de la mort en la vie ? Est-ce sur de ce sang versé que naîtront les Dieux terribles et jaloux, le Vicomte de Guerne n'en souffle mot. Mais il indique une direction, géographique, et religieuse, l'Orient.

Car à conter l'Histoire des Dieux Antiques, le Vicomte de Guerne en susurre une autre, celle historiale du sens métaphysique des civilisations qui s'entremêlent en un gigantesque tohu-bohu de violences exacerbées. Le Vicomte parle depuis une autre chronologie, celle antérieure des Dieux, et non de celle qui suivra, qui se partage en polythéisme et monothéisme. Ce sont-là conceptualisations que Nietzsche stigmatiserait de trop humaines. Trop petites pour encercler les puissances que leurs lettres seraient censées exprimer.

La lamentation d'Istar est un chef d'oeuvre fondamental. En ses quarante pages le poème rapporte la triple mais en fait unique résurrection de Douzi opérée par la Déesse Mère, épouse éplorée. Rarement le cycle végétatif, sans qu'il y soit fait une seule fois allusion, aura été aussi fortement imagé. Ainsi vous pouvez comprendre de quelle manière les Dieux ont été créés, montés de toutes pièces, à partir de la réunification d'idoles informes mais originelles. Le Vicomte ne conceptualise jamais ses images poétiques. Le début du poème est un magnifique prologue filmique technicolorisé, dont l'impact visuel sur nos rétines modernes est des plus surprenants. Si nous nous permettons de parler de modernité de la poésie parnassienne c'est en le sens le plus techniciste de conceptualisation heideggérienne. Ces coulées de vers infinies sont trompeuses, l'on aimerait les définir comme des colonnes de bronze et d'airain, mais elles n'existent qu'en tant qu'empilement de patterns structuralistes, de tampons indélébiles, de typons jungerriens opératoires.

Comme si la poésie remontait des mots, des phrases, des scènes enserrées dans les laisses prosodiques, à une représentation, pré-scripturale, presque idéogrammatique. Avant le langage discursif, mais après l'entaille obsidionale. Le moment où le support se fluidifie, où de la marque, l'on passe à l'image, à l'archétypique vision d'agitations cérébrales. Les mots ne sont plus des galets solitaires, mais ils ne prennent sens que par la reconnaissance de l'effort qui a présidé à leur élaboration. L'immobile tracé du serpent sur la pierre remue ses anneaux dans les circonvolutions méningées de sa lecture.

De la chute de Babel prise par Cyrus à la future fin de l'Empire Perse par Alexandre, le premier tome des Siècles morts suit un sentier historique des plus reconnus. Mais avant d'en arriver à la victoire grecque, le recueil s'attarde longuement sur la fixation israélienne, au coeur de l'Empire. Le Vicomte en profite pour nos offrir deux splendides évocations du Cantique des Cantiques et de L'Ecclésiaste. Nous sommes au noeud du problème. L'antagonisme irréductible de deux visions du monde stigmatisée par des mythologies concurrentes. L'une repose sur la notion de culpabilité réductrice de l'effort hominien, et l'autre en le dépassement incessant de la puissance humaine.

Ce premier tome est le prologue de l'action que les deux suivants vont décliner en deux actes. Nous sommes au coeur d'une tragédie, ni racinienne, ni cornélienne car nous sommes très loin du traité des passions, mais géopolitique et historiale. Mais il importe de se lancer dans les deux tomes suivants pour mesurer l'ampleur du désastre.

André Murcie.

 

LES SIECLES MORTS.

VICOMTE DE GUERNE.

Tome II : L'ORIENT GREC.

237 pp. ALPHOSE LEMERRE EDITEUR. 1893.

 

Commençons par la préface, car tout débute toujours par une prologue qui relate l'argument de la pièce, ou plus prosaïquement ce qui s'est passé dans les entrelacs de l'Histoire. Tout est déjà arrivé, la poésie survient ensuite, l'Iliade après la guerre de Troie, la cosmogonie hésiodienne après la naissance des Dieux. L'on aimerait que le chant s'élevât du néant, mais il ne faut pas se faire d'illusion, il erre sur les décombres. Orphée dompte la nature mais ne la crée pas.

La différence est ici entre la puissance élémentale des Dieux et l'incohérente jalousie du Dieu unique qui engendre le monde à partir de rien et qui par la suite ne supporte pas que les autres Dieux, qui sont pourtant théoriquement sortis de l'oeuf qu'il a pondu, relèvent la tête. Le Dieu d'Israël qui a produit le chef-d'oeuvre des chefs-d'oeuvre n'est guère tendre envers ses rejetons. Facile d'être grand lorsque tout est voué à disparaître dans la poussière ! Dans la distribution de la pièce l'Elohim s'est donné le meilleur rôle. Il était là avant que l'acte I ne commence et sera encore là lorsque le finale sera terminé depuis une éternité. Quant aux acteurs qu'il a choisis pour entonner les louanges de leur indescriptible géniteur, ils sont prêts à toutes les génuflexions pour rester encore un peu dans la lumière des projecteurs.

Etrange Dieu qui par la bouche de ses prophètes accable tous les autres peuples, tous les autres rois d'un mépris souverain, leur promettant de rouler dans l'espace infini de l'oubli dès que la fortune leur sourit. A l'en croire, la puissance politique ne les sauvera pas plus que les amours les plus agréables, mais à peine tourne-t-il les yeux vers son peuple élu, qu'il lui promet monts et merveilles, richesses, troupeaux, jeunes vierges, postérité innombrable, en bref tout ce qu'il reproche aux autres de posséder. Quel capricieux parâtre !

Dans l'Orient hellénistique, Israël joue un peu le rôle du bouffon inversé, sans cesse à broyer du noir. Après les glorieuses évocations d'Artémis, de Zeus et d'Apollon, Jéhovah apparaît comme le chancre de la mauvaise humeur permanente suppurant au milieu des fragmences de l'ancien Empire d'Alexandre.

Le nombril du monde, ou plutôt la tête pensante, s'est déplacé, Athènes n'est plus ce qu'elle était, Alexandrie au croisement des trois continents l'a détrônée. Pour la première fois, sans être pour autant en déportation, les juifs se trouvent loin de Sion et entrent en communication avec leurs voisins. Tout le monde ne succombe pas à la tentation du désert, les frais portiques et les atriums ornés de statues sont une lascive invitation au repos, au bavardage, à l'échange d'idées.

Se frottant à la généralisation philosophique grecque, les juifs vont adoucir les contours de leur Dieu. Lui qui était aussi rébarbatif qu'une coque d'oursin va perdre ses piquants. Les juifs n'abandonnent pas leur dieu pour autant, ils vont l'attendrir, lui rogner les griffes et le rendre aussi moelleux qu'une pelote de laine. Mouvement général qui se poursuit sur plusieurs générations, mais que dans ses poèmes notre Vicomte symbolise par le personnage de Jésus.

Les choses ne meurent jamais d'un coup. Une bête blessée qui se sent affaiblie n'en devient que plus dangereuse. Jésus naît, le judaïsme pur et dur n'en périt pas pour autant. Il faudra Titus et ses Légions pour que les adeptes du Temple perdent la partie. L'on ne sait si c'est le Dieu jaloux qui a retiré sa main protectrice mais l'on est sûr que c'est le fils de Vespasien qui arrache le voile et démontre à l'univers entier que le Saint des Saints, au contraire de la corne d'abondance, n'est qu'une boîte vide, moins ensorcelante que celle de Pandore.

Calamité, le Dieu qui avait tiré le monde de rien avait menti, c'est lui qui n'était rien, et le monde tout. Première inversion des valeurs pré-nietzschéennes. L'on a tendance a égaliser par le bas. Si les juifs se sont rapprochés des grecs c'est aussi parce que les païens ont effectué en le même temps la moitié du chemin. Ce Dieu Monothéique qui était tout et qui se retrouve rien va se trouver en totale porosité avec la multiplicité des Dieux grecs qui de par leurs fragmentations initiales sont aussi le rien d'un dieu unique qu'ils n'ont jamais voulu être.

En d'autres termes, le Dieu et les Dieux se conceptualisent et dans la pure abstraction philosophique s'égalisent au zéro absolu. Mais l'on ne vit pas que de pensée pure. Jésus assure qu'il a besoin d'amour et d'eau fraîche. Ses disciples moins ascétiques ajouteront à ce premier viatique le pain et le vin, plus substantiels. Quelle merveilleuse interprétation des Noces de Cana sommes-nous en train de faire !

Autant le rêve du seul Jésus demeure-t-il en quelque sorte anodin en sa solitude métaphysique, partagé il vire au cauchemar. Avec la cohue des hommes nous entrons dans l'Histoire. Le Vicomte ne compte pas nous y faire accéder par la porte dérobée des domestiques mais par les vantaux grand-ouverts réservés aux sommités célestes. Nous passons directement à la fin du monde, la terrible révélation de Jean.

Sans être docteur en Ecritures le moins prévenu des lecteurs s'aperçoit avec une facilité déconcertante que le sujet de cette prophétie apocalyptique vise beaucoup plus à la destruction de la Rome invincible qu'à l'érection de la Jérusalem invisible. De toutes les manières, les synopsis qui se terminent trop bien ne séduisent guère le public, Hi-Rome-Schima Mon Amour attirera davantage de spectateurs, même et surtout si l'on ne doit plus compter les cadavres vers la fin.

Le deuxième tome s'arrête là. Il a débuté par un chant de regrets voué à l'Athènes grecque, non pas la mère de la démocratie moderne, mais la fille des Dieux et de la philosophie antique – celle-ci conçue en tant que sommet inégalé de l'activité intellectuelle humaine - et se termine sur le geste de dénégation d'un sage juif, fuyant Jérusalem en flammes et refusant de voir de ses yeux de survivant la Sion Mystique qui plane au-dessus de l'incendie.

Ce malheureux juif qui dénie toute possibilité d'amélioration future au sort de la commune humanité n'est pas si différent du poëte Philémon qui se meurt dans le poème liminaire du recueil. Après lui, non pas le déluge, mais un long déclin qui ne pourra nous emmener que là où finit le livre.

 

Nous ne sommes pas encore au bas de la pente, le troisième tome nous attend.

 

André Murcie.

 

LES SIECLES MORTS.

VICOMTE DE GUERNE.

Tome III : L'ORIENT CHRETIEN.

248 pp. ALPHONSE LEMERRE EDITEUR. 1897.

 

Troisième tome. Le dernier, le plus beau. Chaque poème est un chef-d'oeuvre. Nous élirons particulièrement Les Epigrammes. Mais notre choix aurait pu être tout à fait autre. Seulement nous ne connaissons aucune autre approximation de la prosodie grecque rendue en langue française qui soit aussi ferme. Même les inimitables versions de Chénier en paraissent comme humidifiée, plus près de l'argile que du marbre, plus proches de l'élégie romaine que de l'inscription grecque.

Chaque poème, une petite trentaine en tout, est un monde en soi. Un tableau symbolique, un chemin de croix en quelque sorte, même si au bout de la route ce n'est pas le Christ qui est descendu en son séjour pré-résurrectionnel mais le paganisme qui est définitivement enterré. Ce qui frappe le plus, malgré la charge emblématique des situations exposées c'est la précision historique du récit. Une illusion certes, mais savamment entretenue par l'auteur. L'on ressent que le Vicomte de Guerne pourrait à chaque fois nous en dire plus et apporter une foule de détails complémentaires. Mais il y a, de chaque côté des strophes, comme d'invisibles marginalia, une espèce d'aura d'érudition retenue qui annonce et prolonge le vers de telle manière que le lecteur le reçoit en tant que l'écho – sonore dirait Hugo – d'un fourmillement vital imprescriptible. Grattez l'écorce des jours écoulés et vous vous apercevrez que les siècles morts bruissent de vie.

Le paganisme se meurt. Il n'en est pas pour autant paré de toutes les vertus. Si Marc-Aurèle remporte tous les suffrages, nous ne tiendrons pas un discours similaire envers Héliogabale. Les vainqueurs n'ont pas tous les torts. Même si le christianisme a su refiler avec une diabolique efficacité la monnaie de sa pièce à César, l'idéalité platonicienne du polythéisme grec était peut-être un peu trop éloigné du quotidien des individus. Mais le problème réside avant tout en une autre sorte de loi : le zénith de la perfection ne peut que décliner vers son propre nadir. Ainsi tournent les cycles de l'éternel retour de la présence.

Les chrétiens ne l'emporteront pas au Paradis, à peine ont-ils pris le pouvoir que Constantin doit fixer le dogme afin de couper court aux interprétations hérétiques. Si la nouvelle religion a pu inspirer en ses premiers temps une certaine sympathie par sa critique impitoyable de la domination sociale du politique, et même plus tard attirer à elle bien de nouveaux adeptes grâce à l'indomptable courage de quelques rares martyrs, elle va instaurer en quelques siècles un totalitarisme religieux et idéologique sans précédent.

Le troisième tome des Siècles Morts conte et le déploiement historial du rouleau compresseur du monothéisme christologique et la longue et agonique résistance des derniers Dieux et des derniers païens. La lutte est inégale, pour une Hypathie ou un Proclus qui tentent de préserver l'élaboration d'une pensée libre, de sordides nuées de moines mènent une véritable révolution culturelle de la bêtise et de l'ignorance : temples abattus, livres brûlés, dénonciations, tortures, condamnations... La religion d'amour se mue en religion de mort.

Mort du corps qui se doit de s'emprisonner dans une gangue de chasteté castratrice mais surtout haine farouche de tout ce qui touche de près ou de loin à l'Esprit. Et si encore ce raidissement avait eu une efficacité politique : l'Imperium ne tombera que lorsque les barbares auront été christianisés. L'Eglise aura joué et le rôle des quatre cavaliers de l'apocalypse et celui de la cinquième colonne !

Difficile de faire mieux, mais cette attitude suicidaire qui consiste à aller à l'encontre de ses propres intérêts est encore appliquée aujourd'hui par nos dirigeants européens qui poursuivent à l'intérieur comme à l'extérieur du continent des visées politiques en totale contradiction avec l'affirmation d'une puissance politique européenne. Cette poésie parnassienne que nos contemporains décrivent comme trop éloignée de leurs préoccupations recèle une réflexion historiale des plus actuelles !

Le Vicomte de Guerne devait en avoir l'intuition. Le dernier poème ne souhaite pas la fin de notre planète. Le Vicomte ne professait pas le pessimisme radical de son maître Leconte de Lisle, le titre de l'ultime poème du recueil en apporte la preuve Le dernier survivant. Qu'il afflige du difficile sobriquet d'Adam ! Après cette charge contre le monothéisme judéo-chrétien que constitue le livre, une telle nomination ne manque pas de sel ( de la terre ) !

Bref, l'Homme est toujours là et les Dieux sont morts. Le véritable Dieu ne serait-il pas l'Homme en fin de compte ? Mais le Vicomte de Guerne ne prophétise pas un nouvel humanisme titanesque. Les Siècles Mort s'achèvent à l'Est avec la renaissance d'un soleil qui na pas le cou coupé, mais en qui l'on devine un futur Sol Invictus... A vous d'entendre le phénomène selon votre convenance. Pour notre part, nous dirons, aussi tordu qu'Héliogabale !

Si ces quelques pages devaient aider à redécouvrir le Vicomte de Guerne, nous en serions très heureux.

André Murcie.

FRAGMENCES D'IMPERIUM

 

LA METAPHYSIQUE.

ARISTOTE.

Introduction, notes et index : J. TRICOT.

LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J VRIN.

452 p. Tome I.

 

Le couronnement de l'oeuvre d'Aristote, le livre fondateur de la pensée philosophique occidentale. Que l'on ne se méprenne pas sur le sens de cette présentation. Nous tenons bien les penseurs présocratiques pour le noyau originel et essentiel de la pensée grecque en accord complet en cela avec Nietzsche et Heidegger, mais notre vision de la pensée occidentale est une chose et l'histoire de la philosophie une autre. C'est sur cet ouvrage que s'enteront les sommatives théologies chrétiennes du Moyen-Âge et le déploiement historial de la philosophie européenne en restera tributaire. Pour le meilleur et le pire ! Et pour longtemps ! quand l'on pense comment par exemple ces dernières années une armada de «  philosophes » contemporains s'en est retournée aux racines monothéiques de ces surgeons moyenâgeux d'obscurantisme religieux qui ont perverti la visée initiale de la pensée aristotélicienne, nous pouvons nous faire du souci quant à la proximale émergence d'une pensée métaphysique opératoire et efficiente ! Mais revenons à Aristote, nous avons maintes fois, en d'autres chroniques, tiré la sornette d'alarme pour dénoncer ce dévoiement.

 

LIVRE A :

 

Eliminons d'emblée le faux problème du titre accordé à ces pages célèbres. Aristote eût peut-être choisi une appellation générique différente à cette masse de notes et de cours compilés par les étudiants et la tradition. Il nous suffit de comprendre, et les premiers paragraphes du Livre A ne laissent planer aucun doute sur la finalité du projet, que le Stagirite considérait cette partie de son oeuvre comme l'aboutissement de toutes ses précédentes théorisations conçue en tant qu'élaboration récapitulatoire de toutes les connaissances et avancées théoriques ordonnées par ses études et recherches antérieures, en même temps que le dégagement méthodique d'une méthode même qui soit et l'objet du savoir total et le sujet actif de sa propre quête de connaissance.

Dès ses premières lignes Aristote n'y va pas par quatre chemins. Où plutôt il y va uniquement par les quatre chemins de causalité qu'il a définis dans sa Physique. Aucune discussion possible, lui seul a raison. Tout ceux qui l'ont précédé n'auront droit de survie que pour les parties de leur pensée qui pourront s'articuler en ses propres définitions. Du passé philosophique, Aristote entend faire table rase. L'assassin ne se contentera pas d'un vulgaire parricide, c'est la lignée entière depuis les plus lointains aïeux qu'il entend guillotiner à tour de rôle.

Aristote coupe au plus près. La première causalité d'un objet quelconque, point besoin de la chercher à l'autre bout de la planète. Ce n'est ni plus ni moins que l'objet lui-même. L'objet existe parce qu'il veut exister. Pas de romantisme heideggérien s'il vous plaît ! Ne vous perdez pas dans la notion de présence. Restez le nez collé sur la chose elle-même.

Aristote juge sévèrement ses prédécesseurs qui n'ont pas été capables de penser la quadrature de la substantifique moelle sphérique. Chacun a proposé sa solution, cet objet c'est de l'eau, du feu, de l'air, de la terre. Buffet à volonté, vous prenez tout ce dont vous avez besoin et vous le disposez sur votre assiette ronde. Une fois que vous avez modelé le monde avec un, ou plusieurs, ou l'ensemble des éléments à votre disposition, il vous reste encore à désigner l'énergie qui vous a permis de confectionner votre semoule préférée.

Chacun expose son explication, le Nombre pour Pythagore, le couple Haine / Amitié pour Empédocle, le Nous pour Anaxagore, et Parménide qui se la joue plus malin que les autres en affirmant que son Un se suffit à lui-même. Aristote pose une question embarrassante : s'il ne bouge pas d'un iota comment l'Un parménidien peut-il se transformer en Être ?

De même il s'interroge sur la manière dont le principe pythagoricien se matérialisera ? Quant aux forces agissantes, d'où procèdent-elles ? Les explications de nos physiciens ne sont pas assez précises. Trop d'indétermination. L'on est contraint de tirer en dernier ressort un lapin de sa poche pour étoffer le civet que l'on voulait servir.

Ne pensez surtout pas qu'entre temps Platon ricane dans son coin. La deuxième partie du livre est consacrée à numéroter ses abattis. Qu'est-ce que ces Idées qui ne sont qu'une resucée intelligible des Nombres de Pythagore ou des atomes démocritéens qui batifolent dans le vide sidéral ( ou sidéal ? ) ? Et puis ce problème incontournable : comment un être vivant pourrait-il participer de plusieurs Idées ?

Platon ne se laisse pas démonter, l'on peut passer du Un au Multiple pour la simple et bonne raison qu'entre le Un et le Deux, il existe la dyade, qui comporte l'Idée germinative du Grand et celle non moins prolifique du Petit. C'est ce que l'on pourrait appeler le principe de dissémination. Parce que vous avez le Grand et le Petit, votre Un se fragmentera en tous les éléments que vous désirerez, avec toujours entre eux ce rapport de plus grand ou plus petit qu'un autre.

Le monde pré-aristotélicien est informel. Il oscille sans cesse entre un principe de finitude et un principe d'infinitude. Entre les deux, du vide qui demande une causalité extérieure pour être mis en mouvement, ou alors du plein qui ne peut pour s'animer que devenir sa propre cause. Mais alors il devient autre que lui-même !

La phusis pré-aristotélicienne a des problèmes de quiddité. C'est-à dire des problèmes d'identité. La chose, objet inanimé ou être vivant, a du mal à s'assumer. Elle ne se suffit pas à elle-même. Si elle veut être en elle-même, elle ne peut pas être sans se mélanger à une élémentalité matérielle adjacente ou à un principe idéel. Par la simple logique de son vouloir- être elle ne peut jamais se reposer dans la stabilité de sa propre unicité.

Pour se comporter avec ses collègues en entrepreneur de démolition, Aristote n'en est pas pour autant cruel. Sa magnanimité professorale ne saurait résister au désespoir dans lequel il plonge les philosophes les plus renommés de son temps. Ces mauvais élèves ont fait de leur mieux, souvent ils ont fait preuve d'ingéniosité, dans le fond(ement) leur erreur est assez simple. Obnubilés par leur problématique systémique, ils ont avant tout cherché à construire ou une phusigonie ou une philogonie.

Ils ont introduit dans leur mécano sans s'en apercevoir le facteur temps. La dyade platonicienne n'est que la finalisation sophistiquée et géométrique du couple antérieur / postérieur, borne consensuelle selon laquelle ils ont déployé les ailes de leur machine pensante. En fait ils ont inversé les pièces essentielles : ce qui devait être dehors il l'ont importé à l'intérieur, et ils ont exilé à l'extérieur ce qui devait rester dedans. Un peu comme ces piles dont on a inversé les polarités et qui du coup ne produisent aucun courant.

Quoi qu'ils fassent ils n'arriveront jamais à s'abstraire de leur bévue. Un peu comme s'ils tentaient une démonstration théorémique à partir d'une figure mal tracée. Leur erreur est simple, ils n'ont pas su compter jusqu'à quatre. Dans leur recherche ils ont oublié que toute explication causale se devaient d'emprunter quatre chemins. Si vous en oubliez un seul, vous n'atteindrez jamais votre but. Surtout si c'est la partie qui comporte le panneau d'arrivée.

 

LIVRE a.

 

C'est un peu la solution du livre précédent. Les systèmes des pré-aristotéliciens sont tous composés sur un même schéma. A suscite B qui entraîne C dont dépend D qui nécessite E qui renvoie à E...... Z qui exige A, et c'est reparti pour un tour. Régression à l'infini, chaque principe se transformant en autre principe. Ce n'est même pas l'éternel retour du même mais l'exploration sans fin d'un labyrinthe démuni de sortie...

Pour rompre ces errements sempiternels il faut se résoudre à poser un principe sur lequel on ne pourra jamais revenir, pour la simple raison que ce principe n'est motivé par rien. Le principe premier est une absence de cause. Telle chose est, non pas parce qu'elle est ( ce qui est déjà nécessaire mais non suffisant ) mais parce qu'il existe un principe qui n'est pas sa cause.

Notons que le christianisme aura beau jeu de transformer cette notion de principe premier en Dieu monothéique très chrétien. Mais le divus aristotélicien, n'est guère créateur ! Une cause première ne peut-être que justement parce qu'elle n'a pas de cause. Il serait tout aussi impropre de bâtir une théologie négative sur un tel théos, dont l'absence ne sera jamais le signe de Sa présence.

De même Aristote coupe très vite les chaînes destinales de la nécessité. Une cause n'entraîne pas obligatoirement une autre cause. Il existe des séries prédéterminées qui se closent dès qu'elles ont atteint leur propre but. Le monde n'est pas un enchaînement sans fin, mais une pluralité d'existants en devenir qui naissent et meurent, sans que leur engendrement s'inscrive dans une même suite temporelle. La concomitance et la transmission des existants ne créent pas une interminable série de causes à effets. Il peut y avoir des dépendances relatives mais il n'y a pas d'interdépendance absolue. Le monde aristotélicien est polynodal.

 

LIVRE B.

 

Les choses ne sont jamais aussi définitives qu'elles en ont l'air. D'ailleurs une chose peut-elle être et en même temps n'être pas ? Pire, une chose peut-elle être et être en même temps autre chose ?

Traduisons : un chat est un chat en même temps qu'il est un animal. Traduisons : le chat qui ronronne sur mes genoux est-il aussi en même temps l'eidos platonicienne du chat. Traduisons : le chat qui boit son lait est-il en même temps le chat dont je suis en train de dire qu'il est en train de boire son lait.

Aristote est au coeur de l'interrogation sophistique. Un chat ne peut-il être qu'un chat ? N'est-il pas le résultat de ses composés : 4 pattes + une queue + une tête + miaou = un chat ? Mais laissons notre adorable bestiole pour en caresser une autre bien plus délicate. L'Un est-il l'Un ou est-il aussi en même temps l'Être ?

L'Un et l'Être sont-ils des intelligibles ou des substances, ou encore un appareillage conceptuel ? S'ils sont intelligibles rien ne pourra être. Ce qui n'est pas le cas. S'ils sont substance, rien ne sera non plus car rien ( en le sens d'aucune substance ) ne pourra être intelligiblement saisi en son unité. Ce qui n'est pas le cas. Et si nous manions les substances et les intelligibles en tant que concepts, substances et intelligibles deviennent, au mieux indéterminés, au pire n'existent plus dès que je cesse d'utiliser leur concept.

Ce troisième livre est bien l'aporétique par excellence. Toute connaissance paraît impossible. Nous ne sommes pas loin du Traité du Non-Être de Gorgias.

 

LIVRE G

 

Il faut donc une autre science que la philosophie habituelle pour parler de l'Être. Aristote la nomme Métaphysique, elle aura pour but d'étudier l'Être en tant qu'Être, c'est-à-dire l'Être qui n'est ni considéré en tant que simple substance, ni en tant que seul intelligible, ni en tant que discours. « En tant que » c'est le rapport intelligibilisé à la substance qui sera appréhendé en tant que logos. Le logos étant ici une forme du discours qui se pare d'une volonté, Aristote en ses mauvais jours dirait de vérité, mais nous de préhension.

En tant qu'Être et non en tant qu'Un. L'Un se doit de disparaître. Il sera éliminé très facilement. Ajoutez Un à l'Être, vous obtenez l'Être. L'Un n'apporte rien de plus. Il n'est pas zéro non plus. Car ce serait affirmer que seul le Non-Être serait ! L'Un est exactement semblable à l'Être, il se confond tellement à lui que l'Être est Un. L'Un est l'Identique de l'Être. Et pour que l'Identique puisse être, il faut que le Non-Être soit le Non-Être. Sans quoi il n'y aurait pas d'Identique.

L'Être qui n'est pas en tant qu'Être, sera du domaine de l'Existant. L'Un apportera l'unicité à l'Existant, c'est-à-dire la croissance générationnelle de la surmultiplication de la substance : le Multiple.

Il y aura toujours la possibilité de faire de l'Intelligible la substance même de l'Être, ce qui revient à attribuer une chair christique à Dieu. C'est ainsi que dans les notes qui entourent le texte d'Aristote, Tricot n'arrête pas d'emmitoufler d'une petite laine théologique l'Être en tant qu'Être d'Aristote. Ainsi il met souvent en parallèle le texte d'Aristote avec des citations des pères de l'Eglise ! Sainte Récupération priez pour nous !

D'autre part cette coexistence de l'Être et du Non-Être fonde le principe de non-contradiction, qui par ricochet fonde l'existence des contraires. Il y a un corolaire à cela. Si les contraires existent l'on ne peut les remettre en cause par la parole.

La réalité n'est pas comme je la ressens, ou comme je voudrais qu'elle soit. Je ne saurais être la mesure de toutes choses. Attaque directe contre la sophistique. Deux chapitres à réfuter Protagoras ! Aristote enfile les syllogismes. Ce n'est qu'à la dernière ligne du Livre que l'on comprend les raisons qui ont motivé sa pugnacité. Il lui faut empêcher que les atermoiements du sensible n'enlèvent les rieurs de son côté.

Deux observateurs postés à deux endroits différents peuvent disputer du navire à l'horizon : est-il arrêté, ou est-il en train d'avancer ? Avec un peu de bagout celui qui le voit tailler de la route de l'avant peut s'amuser à démontrer qu'il recule ! Et même serait-il convaincu de son erreur, trompé par ses sens, il ne faudrait pas qu'un manque de préparation logique lui interdise d'entendre l'immobilité absolu du premier moteur.

Y aurait-il quelque chose de premier par rapport à l'Être ? L'on a un peu l'impression qu'Aristote navigue à vue, et que sa Métaphysique est faite de morceaux rapportés ! La suite au prochain numéro.

 

( 2008 / in A. B. C. d'Aristote )

 

 

METAPHYSIQUE D'ARISTOTE.

Suite de notre chronique consacrée aux quatre premiers Livres.

 

NOTES SUR LES QUATRE PREMIERS LIVRES.

 

Aristote débute sa Métaphysique par une revue des diverses théories proposées par ces premiers penseurs grecs que l'on nomme parfois les Physiciens. La Métaphysique se présente en ses premiers chapitres comme une Physique raisonnée. Elle est ancrée dans la substance du monde. Lorsqu'il aborde la dialectique platonicienne, la gangue substantielle se désagrège peu à peu. Notre philosophe élude l'Intelligible pur de l'eidos platonique et poursuit sa critique par la seule porte de secours qu'il lui reste. Sa physique devient discours. La métaphysique de l'Être en tant quÊtre se transforme en discours sur l'Être. La logique assure la relève de la Physique. Alors qu'il désignait ses premiers ennemis comme étant les Pythagoriciens et les Eléates et tous les originels penseurs qui dérivent d'eux, il se mesure désormais avec les Sophistes. Redoutables concurrents à qui l'on ne peut faire prendre les vessies du Logos pour les lanternes du Principe Premier. C'est au nom de cette suprême autorité qu'Aristote essaie de leur couper la parole, espérant qu'ils en avaleront de travers leurs mots dans leurs gorges.

Aristote enfouit ses adversaires potentiels sous une pluie d'arguments, il essaie de les noyer sous le déluge d'une argumentation croisée, à répétitions. A l'inverse, il avance ses propres concepts en fin de chapitre, avec une feinte tranquillité, comme s'il s'agissait d'évidences partagées par le commun des mortels.

 

LIVRE D :

 

Livre de préparation des forces : révision du vocabulaire. Définition des termes, ceux déjà employés et ceux qui serviront pour la suite. Logique d'une démarche, qui a porté le combat sur le dire de l'Être, dans le but de contourner la sophistique par l'apport provisionnel logistique.

Les mots ne sont pas classés par ordre alphabétique, leur énumération détaille encore une fois l'articulation des quatre précédentes parties. De l'Être à la substance – celle-ci décomposée en ses éléments finement analysés, comme si l'on allait du plus grand au plus petit par une imitation inconsciente de la dyade platonicienne. Mais on ne descend pas dans l'atome – ni matériel, ni intelligible – l'on quitte la dénomination de la préhension substantielle pour remonter la concaténation sémantique des nominations qui permettent de désigner l'analyse de la substance avec un appareillage conceptuel sans faille. L'on revient au tout. Avec en plus la proposition prédicative qui s'inscrira selon la falsifiabilité du Non-Être et la Vérité de l'Être. L'on prévoit même que le tout pourrait se casser comme une assiette au rebord ébréché.

De l'Être au Tout en revenant par le Mot. Avec cette idée initiale qu'antérieurement à l'Être se trouve le Principe. Et si l'on passe du Principe à l'Être c'est grâce au mouvement qui exprime la volonté de Bien et de Beau. La flèche de Zénon traversera l'espace, tirée en avant par sa propre finalité.

Aristote tourne le dos à Platon, certes. Il a eu beau se débarrasser de l'Idée il a tout de même gardé le principe du Beau et du Bien. L'Idée n'est pas loin. Foutue à la porte de l'Être à coups de pompes dans son auguste postérieur elle est prête à rentrer par la fenêtre entrebâillée du Principe.

 

LIVRE E :

 

Il arrive un moment où il faut couper la poire en deux parties nécessairement inégales. D'un côté l'être accidentel qui sera le domaine de chasse favori de la sophistique. De l'autre l'Être principiel, qui sera à l'accidentel ce que les Dieux sont à l'homme. La métaphysique est la science suprême qui s'intéresse au divin, nous n'emploierons pas pour traduire le mot théologie qui nous semble trop corrodé par vingt-siècles de théologie catholique mais le néologisme de divinologie qui a selon nous l'avantage de dépersonnaliser et d'impersonnaliser, le radicelle « théos » en le rendant plus authentiquement et étymologiquement proche de la langue grecque originelle. Le théos n'a rien à voir avec le Père christique, il est ce qui participe de l'immortalité, vision humaine du temps conçu en tant qu'existence sans fin sur laquelle sera bâtie le concept d'éternite qui ne veut pas traduire la notion de la plénitude temporelle en tant que totalité, mais l'idée de quelque chose d'aternel, qui ne participe pas du temps.

La sophistique se contentera donc de la plus petite part. Celle qui est constituée de la chair ferme du fruit. Mais attention, trouée de toutes parts par le crible du Non-Être. Les êtres sont en cet endroit séparés. La sophistique énonce des descriptions justes de faits isolés. Mais elle n'accède jamais à une dialectique platonicienne généralisée – la fameuse thèse / antithèse / synthèse des scholastiques modernes - qui lui permettrait au moins de voir les contours de séparation de Non-Être qui englobe chacune de ses énonciations, et d'établir ainsi de véritables relations entre les choses.

 

LIVRE Z :

 

Si l'Être est ce que la chose est, il reste encore à définir l'accidentalité de la chose ou sa nécessité absolue. Nous sommes aux deux bouts du déploiement de l'Être. Pour le moment nous nous contenterons d'étudier l'Être en sa matérialité substantielle. Que l'Être nous soit donné sous cette forme, nous ne pouvons qu'en constater l'évidence. Mais pourquoi la substance de l'Être est-elle séparée en milliers d'êtres divers semblables et dissemblables ?

Platon avait résolu le problème en posant entre la substance et l'Être ces fameuses Idées multireproductrices. Il avait même soutenu que la véritable substance était l'Idée de l'Idée. Aristote rentre l'Idée platonicienne dans la substance même de l'objet en en faisant sa quiddité. En d'autres termes, toute chose existe pour soi, en sa propre forme, en toute indépendance. Si certaines choses se ressemblent c'est parce qu'une essence individuelle mais similaire participe de leur être en soi.

Retour à la sophistique. Les choses ne portent pas le nom de ce qu'elles sont. Parler des choses en employant leur incertaine appellation c'est fixer sa pensée sur l'incertain devenir des choses et des mots. De toutes les manières une chose ne correspond pas à sa substance, elle est le résultat, le mélange de sa propre forme avec sa propre substance. Les mots de la sophistique ne jouent que sur des réalités mélangées. Donc inatteignables de par leur seule dénomination.

L'on ne parlera pas avec des mots, mais sous une forme syllogistique, la seule capable de disjoindre et de rejoindre les différents composés d'une réalité mélangée : exemple : homme / mortel – Socrate / homme – Socrate / mortel, nous présente tout Socrate en son essence et en ses parties. Ou ses participations.

Une chose est une. En donner deux définitions justes est logiquement invraisemblable. Et pourtant ! Mais Aristote use subtilement de la sophistique quand il faut éradiquer la pensée platonicienne. Une chose est une : elle ne saurait être elle-même et en même temps le reflet de sa propre Idée, car elle serait elle-même et autre chose qu'elle-même. Ce qui n'est pas possible, comme ont l'habitude de terminer leurs péroraisons les sophistes !

Coup de grâce au système platonicien : l'Idée est toujours l'Idée de quelque chose qui n'est pas elle. Il est donc impossible de définir une Idée en soi. Double donc : les Idées ne participent d'aucune substance, même idéale, elles ne sont, au sens parménidien du terme, que des mensonges !

Mais Aristote retourne sa démonstration contre les applications de sa propre théorie. L'unicité et l'êtralité d'un individu quelconque ne sont pas constitutives de sa substance. Il termine sur ce son chapitre sans se demander si l'Être en tant quÊtre et si l'Un en tant qu'Un sont encore substance. Est-ce une manière de les fonder en Intelligible ?

 

LIVRE H :

 

Nous abordons avec ce livre le Tome II de notre édition ( VRIN 1974 ).

 

Juste quelques pages pour définir l'unicité d'une chose non parce qu'elle participe à l'Un, mais simplement parce qu'elle est une.

 

Nous remarquons une rapide allusion au sophiste Lycophron qui résolvait la problématique de l'unicité de toute chose en la rattachant à l'unicité de l'Etre. Différence entre nos deux penseurs ? Aristote affirme qu'une chose est par ce qu'elle est de l'Être et Lycophron que les choses parce que choses. Toute la différence entre l'unicité et la pluralité !

 

LIVRE Q :

 

Rester dans l'unicité de la chose aurait signifié que la pensée d'Aristote aurait effectué un long détour pour revenir s'échouer lamentablement dans l'Unité immobile parménidienne.

Comment et pourquoi s'extraire de ce marécage dans lequel il semblerait que l'on soit venu s'enfoncer de notre plein gré ? Ce n'est pas parce que nous n'en bougeons pas, que nous ne pouvons pas en sortir. Le mouvement est au-dedans de la chose. La flèche peut voler comme elle peut ne pas voler. Si elle ne veut pas elle trouvera tous les semi-prétextes possibles pour ne pas avancer d'un demi-centimètre. Mais si elle veut, elle volera d'un seul trait vainqueur vers son but.

L'acte est toujours possible. L'immobilité aussi. Mais ceci dépend de ce que nous modernes appelons notre liberté absolue de faire ou de ne pas faire. Les Anciens étaient plus pessimistes, ils évoquaient la chose par son absence, parlant de l'absolue nécessité de tout acte accompli. Si la flèche perce sa cible nous crions victoire, les anciens s'exclamaient que les Dieux l'avaient voulu ainsi.

Quoiqu'il en soit Aristote a bien marqué un point.

 

LIVRE I :

 

Posons le Un dans sa relation à l'Être et au Multiple. Dans le Multiple, l'Un se décline sous la forme de l'objet en soi – en français ce serait l'article défini le – ou en tant qu'abstraite unité insécable

Mais dans sa relation à l'Être, l'Un et l'Être sont à concevoir comme des ensembles vides, universaux et insubstantiel. Dire l'Être est ceci ou cela, est une impropre locution coutumière du langage. Il ne faut pas dire l'Être est mais il est l'être, et l'Être est de la nature de cette insubstantielle neutralité indéfinie de l'impersonnel « il ». Le prédicat se confond avec un pronom impersonnel. Pensons pour mieux saisir à ce que pourrait être un prénom impersonnel. Rappelons-nous Ulysse se donnant le prénom de Personne. Quand je dis l'Être est mon Être, « est » ne signifie pas davantage que le « il » de il pleut.

Il en sera de même pour l'Un dont Aristote sous-entend qu'il ne serait qu'un synonyme équivalent de Être n'ayant pratiquement aucune raison d'exister séparé de l'Être. Un doublon malheureux en quelque sorte comme quand l'on s'amuse à compter quatre doigts sur notre main pour ébahir un petit enfant : un, deux, second, trois, quatre !

Pour le Multiple, l'Un est dans chaque objet en soi, mais comme une nature morte, une coquille d'oeuf vide qui ne comporte aucun blanc ni aucun jaune. La preuve c'est l'Un ne teinte jamais le rouge en rose ou orange.

Une question invisible parcourt ce livre. Aristote la pose comme si elle concernait les rapports de l'Un avec le Multiple alors que fondamentalement elle nous intéresse dans les rapports de l'Un avec l'Être : l'Un est-il le même que l'Être ou le Un est-il autre que l'Être ou l'Un est-il l'autre de l'Être ? Pour ne pas retomber sur la discussion de l'Autre en tant que Non-Être, nous demanderons simplement si l'Être et l'Un sont mêlés ou séparés. Ou alors car la simplicité à ses limites : l'Un est-il la goutte de néant qui manque à l'Être ? Igiturienne question par excellence.

Si le Multiple est le contraire de l'Un, l'Un est-il pour autant le contraire de l'Être, ce qui nous amènerait à dire que le le Multiple serait égal à l'Être ? Relation un peu stupide qui nous amènerait à décréter que l'Un serait égal au Multiple. C'est le Multiple qui est différent de la pluralité qui elle est la répétition multiplicative de l'Un.

Aristote introduit ici, la relation que les nombres entretiennent entre eux : en d'autres termes les rapports intermédiaires qu'ils peuvent entretenir entre eux : le simple, le double, le tiers, la moitié... Nous ne sommes pas loin de la relativité protagorienne des choses entre elles, et l'homme étant en cette matière la chose pivot et relationnelle par excellence. Protagoras retranche l'être des choses.

L'on sent la différence. Aristote s'oppose à Platon. Il dénie l'existence des Idées. Pour lui les choses sont, un point c'est tout. Mais autant il est facile d'imposer l'évidence des choses, autant la nécessité de l'Être en celle-ci ne s'impose plus et n'apparaît point au commun des mortels comme une évidence. Très logiquement Protagoras remet en doute l'êtralité pure des Dieux. Ne pas croire aux Dieux est une chose, mais se passer de la nécessité de l'Être Un est impossible pour Aristote.

Il existe donc une altérité fondamentale entre l'Être et la chose qui serait au fondement de l'Être et de la chose, et de l'Être en tant que chose et de la chose en tant qu'Être. Cette altérité fondamentale est celle qui sépare le corruptible de l'incorruptible, le mortel de l'immortel, le théos de l'athéos. Aristote sauve les Dieux et le Divin. L'Homme ne participe pas du Divin, donc il ne peut participer en même temps et de lui-même être mortel et de l'Idée Immortelle. Et pan ! Platon prends-toi ça dans les dents pour finir le chapitre en beauté.

( 2008 / in Méta-Aristote )

DERNIER TIERS

 

Dernier tiers de La Métaphysique d'Aristote. Nous commençons à entrevoir les subtilités du scénario. C'est un magnifique western qui narre les multiples combats que la bande à Aristote a dû livrer contre l'implacable shérif Platon et ses acolytes afin devenir maîtresse de la ville Philosophia. Comme ce serait trop simple il y a en plus les sophistiques tribus séminoles qui par les nuits de grand brouillard sortent des marécages pour répandre la mort rouge et la terreur noire.

L'histoire est évidemment rapportée par le vainqueur qui la trafique un peu à sa façon, mais lorsqu'il s'attable le soir, dans le saloon, avec ses cheveux blancs et sa bouteille de whisky l'on se presse autour de lui, car même les jeunes tueurs aux colts encore plus longs que leurs dents reconnaissent en lui, une des plus fines gâchettes de l'Occident.

Attention ce n'est pas un récit qui débute au point A pour finir au point B, L'on ne parcourt pas à chaque soirée un segment de droite différent de stations C, D, E... intermédiaires en stations intermédiaires. C'est selon l'humeur, logique mais capricieuse, un raid par ci, un duel par là, une galopade ici, une embuscade maintenant, mais à chaque tournée l'on rembobine le fil de la remémoration... Un peu comme l'Odyssée qui n'est pas racontée dans l'ordre chronologique, mais les flèches d'Ulysse filent toutes, tout droit, vers la cible, même si en tant qu'archer Ulysse a dû accomplir quelques détours...

 

LIVRE K :

 

Cest le livre du repli. L'on a tué l'Idée platonicienne mais l'auteur du Théétête possède encore une arme absolue. Les objets mathématiques ne sont-ils pas comme des Idées nécessaire à l'établissement de toutes les opérations numérales et géométriques ? Aristote ne répond pas directement.

Il opère un mouvement tournant. L'infini ne saurait être une substance, voici une notion qui n'est pas une Idée mais dont on ne peut nier la prégnance. Il existerait donc des objets intellectuels capables d'appréhender le réel. Ce qui pose la question du mouvement. Se mouvoir ne saurait se limiter au parcours du ballon de foot qui entre dans la cage.

Le ballon avance en lui-même. Premièrement pour devenir ballon. Deuxièmement pour devenir but. En fait il ne se donne même pas la peine d'avancer autant que la flèche zénonienne qui file toujours vers la moitié de la moitié. Le ballon reste toujours en soi. Il devient ballon lorsque les ouvriers le confectionnent, et il devient but lorsque le footballeur shoote juste. Mais lui-même ne bouge pas d'un poil de quart de millimètre.

Le mouvement aristotélicien est une addition finie d'objets différents, le cuir, la fabrication, le shoot, le but... L'objet fomente l'Être en lui-même, un être objectal soumis au processus de maturation de l'engendrement et de la corruption.

C'est Héraclite et son devenir fou qui était visé. Une balle entre les deux yeux. Le devenir n'est pas un torrent furieux, mais un long fleuve tranquille qui s'écoule lentement et s'accumule dans la chose pour l'aider à imposer sa présence mondaine. Objet force sereine et intérieure. La désagrégation viendra en son temps.

 

LIVRE L :

 

Le repli n'était qu'une ruse. Voici le livre de l'attaque finale. L'on a défini le mouvement. D'où procède-t-il ? Il ne peut venir d'un autre mouvement, car nous n'aurions pas avancé d'un pas. Tout comme la flèche de Zénon nous nous mettrions à reculer ad libitum.

Force est d'en finir par le Principe Premier.

Remarquons comment La Métaphysique ondoie sans cesse du plus concret au plus abstrait. C'est sans arrêt une reculade. L'objet est sa propre cause, mais il possède aussi une détermination antérieure qui elle-même une fois que l'on aura étudié sa détermination catégorique nous entraînera en arrière, en une prédestination étrangère à sa quiddité.

Il n'y a que lorsque l'on atteint l'Un et l'Être que l'on repart substantiellement en avant car l'Être et l'Un sont vidés de toute substance. Ce sont eux qui déclenchent la série des causalités. Ils ne sont pas pour cela ce que Platon appellerait l'Âme du Monde ou le Démiurge. Car quelque part du fait que l'on puisse dissocier l'Un de l'Être, ils sont déjà contaminés par le mouvement. L'Être même s'il est unique et garant de son unicité n'est pas suprême.

Bye, bye le monothéisme. Tricot notre M. Loyal pro-chrétien s'en étrangle de rage. Il paraîtrait que la Somme de Saint Bernard serait plus aristotélicienne qu'Aristote. C'est que Saint Bernard vous prend l'Un, l'Être et le Principe Premier et vous met les trois ( sans doute en préfiguration de la Sainte Trinité ) dans le même paquet-cadeau qui servira de berceau au petit Jésus.

Aristote refuse de mélanger les genres. En second il monte le circuit du petit train électrique : disposez bien les wagon dans l'ordre, la locomotive de l'Être avec son tender Un, qui contient le charbon producteur d'énergie mouvementée, ensuite la substance dans le wagon citerne, une ribambelle de wagons marchandises avec cause à effets catégoriel, les cages avec les animaux du cirque Amar et pour finir les voitures voyageurs. Le coffret est livré avec toute une panoplie de déraillements accidentels du meilleur aloi.

Mais laissons les enfants déballer leurs joujoux. Les adultes rendus philosophes par les aléas de la vie n'auront d'oeil que pour le Principe Premier. Rien à voir avec le papi furax de la Bible. Il ne bouge pas de son fauteuil, il n'a même pas de jambes ! C'est juste un cerveau préoccupé de lui-même : il se fout du voisinage comme de sa première chaussette qu'il n'a jamais eue. L'Être et l'Un peuvent faire leurs petites cachoteries matérielles à côté de lui. Peu lui chaut, peu lui froid. Perdu dans son propre rêve, depuis toujours sa pensée est arrêtée sur sa propre pensée. Tous les trains de l'univers peuvent partir à l'heure ou arriver en retard, il ne s'en moque même pas car il ne pense que de lui-même. De fait il est la plénitude parfaite de sa propre pensée.

Ce dieu qui est l'objet onaniste de son propre désir ne satisfait nullement les amateurs christophilesques. Pourquoi cette absence totale d'amour envers sa créature gémissent-ils. D'abord parce qu'il n'a rien créé : l'Être et l'Un lui sont co-éternel, et il n'est vraiment pas du genre à se salir les mains pour des gens comme nous sans qualités ! Ensuite parce que sorti tout droit du cerveau d'Aristote il est grec jusqu'au bout des ongles. C'est-à-dire intelligent.

 

LIVRE M :

 

L'on aurait pu croire que l'on était arrivé au terminus. La victoire nous semblait totale après cette expédition au coeur de la citadelle du Premier Principe. Puisqu'il n'a pas su jouer un rôle de premier plan aux côtés d'Alexandre lors de son anabase triomphatrice, Aristote s'est tout de même offert un rôle de choix. Il sera le maître de son maître, et dans ses deux derniers chapitres il se revêt des armes étincelantes forgées par Héphaïstos et nous interprète la fameuse danse d'Achille autour de la ville de Troie traînant derrière son char le corps atrocement mutilé du meurtrier de Patrocle. Cest Platon qui est désigné pour endosser les vêtements d'Hector. Aristote point trop magnanime ne peut résister au plaisir de cracher une deuxième fois sur son cadavre.

C'est avec une fureur quasi nietzschéenne qu'il va écrabouiller jusqu'à la réduire en poussière la théorie des Idées et des universaux mathématiques du chef de l'Académie. S'en prendre aux nombres c'est faire deux coups d'une même pierre. Si vous lapidez les universaux idéels de la géométrie vous vous débarrassez en même temps et de Platon et de l'innombrable clique des Pythagoriciens. Les nombres aristotéliciens seront donc des abstractions mathématiques, un peu comme des mots qui exprimeraient non la concrétude des choses mais leur dénombrement logique.

C'est un peu fatiguant. On a l'impression qu'Aristote refait toutes les additions de ceux qui l'ont précédé pour prouver qu'ils ont fait des erreurs ou que les opérations sont mal posées, car mélangeant les nombres idéaux avec les nombres numéraux de nos écoliers. On ne peut pas dire Un, dyade, deux, trois.... mais Un, dyade 0, dyade 1, dyade 2, dyade 3.... ou alors Un, dyade, triade, tétrade, pentrade... Pour simplifier l'écriture nous avons remplacé le vocable « indéterminé » par la valeur zéro.

L'on ne mélange pas les torchons avec les serviettes. Notre sentiment profond d'homme moderne est qu'Aristote apporterait plutôt de l'eau au moulin de Platon. Sa façon si rationnelle de vouloir séparer les numéraux des idéaux nous rappelle les Aleph de Cantor qui sont énumérés sous forme d'Aleph 0, Aleph 1, Aleph 2... Bref pour parler comme Platon, Aleph nous semble tout autant participer de la suite des Aleph que de la numération arithmétique...

Aristote refuse à tous les philosophes numérateurs de poser l'Un en premier et de s'en servir pour former par addition tous les nombres suivants Un + un + un +un... = ... Cela n'est pas possible pour lui, car si vous posez l'Un en premier, selon sa propre pensée celui-ci sera déterminée par une autre unité antérieure Un + un n'égalera pas Deux ou Dyade, mais trois ou triade. De plus quand on se rappelle que la dyade n'est pas exactement l'addition du Un et du un, mais l'addition du grand et du petit, l'on voit dans quel marasme l'on se trouve. Nos instituteurs nous l'ont mainte fois répétés l'on n'additionne pas des vaches et des cochons ! Régression causale, ad animalem !

Nous retombons sur le va-et-vient incessant de la pensée grecque. Un coup dans les étoiles, représentation de l'Intelligible non métaphorique : l'idée du mouvement continu et universel, cyclique et donc quelque part éternel et immuable a été donné aux grecs par l'observation du monde supra-lunaire des astres et de la voûte étoilée. Un coup dans la boue terrestre.

Il est de bon ton d'accuser les philosophes grecs d'avoir été chercher, voler et confisquer dans les pays orientaux les principaux éléments de leur philosophie. S'ils ont ramené certains éléments de ces régions d'Outre-Bosphore, ce seront surtout des relevés de la course des planètes et de l'observance calendrière des mille yeux de l'ouranos étoilé. Pour le reste ils avaient l'esprit assez délié pour s'en tirer tous seuls comme des grands. S'ils s'étaient contentés de recopier des théories déjà formées en des pays étrangers, cela se saurait. Premièrement parce qu'il n' aurait pas manqué dans ce peuple de chicaneurs invétérés de petits futés à l'affût de leur collègue qui se seraient fait un extrême plaisir d'apporter les preuves des tricheries de leurs susdits collègues. Certes nous avons des médisances mais qui reposent uniquement sur des on dit. Deuxièmement, la pensée grecque n'est pas sorti de la cervelle de nos intellectuels par miracle comme Athéna casquée et bottée de la tête de Zeus. Il a fallu des conditions historiques, économiques, politiques, idéologiques et culturelles qui se sont retrouvées en cet endroit géographique précis que l'on appelle la Grèce et point en d'autres pays, d'autres royaumes, d'autres situations.

 

Après cet aparté, passons au dernier livre.

 

LIVRE N :

 

Le livre ne se termine pas sur une véritable fin. L'on sent très bien qu'Aristote aurait pu encore discourir jusqu'à épuiser tout l'alphabet grec et égyptien. Le serpent se mord un peu la queue puisque l'on repart sur les apories philosophiques de l'Un et du Multiple telles que les pythagoriciens et les platoniciens ne les résolvent point.

L'on épuise pas La Métaphysique en douze pages comme nous nous sommes permis de la faire. Mais notre but n'a pas été de résumer le contenu de cette somme colossale. Nous l'avons parcourue selon une certaine volonté notre : celle de la prééminence de la sophistique sur le reste de la pensée grecque. Vision partiale et donc partielle. Qui pour l'étude de ce titre est en grande partie jubilatoire ! Aristote y démolit systématiquement la pensée du contempteur des sophistes par excellence. La Métaphysique c'est une charge de cavalerie sans équivalent contre la pensée platonicienne.

Tous les Idéaux au nom desquels Socrate et Platon barrent la route à la pensée sophistique, ce beau, ce bon, ce bien, ce juste, sont jetés à terre et piétinés. Aristote devait avoir une piètre opinion de la justice de son temps car il n'en pipe mot. Pour le reste il ressort deux ou trois fois l'épouvantail du Bien, mais dans le dernier livre, après en avoir agité durant trois secondes la marionnette, il l'abandonne en cours de page et personne n'a encore réussi à savoir ce qu'il était devenu.

Plus d'Idée, rien que la Chose, et comme notre homme est philosophe il ajoute à la chose un post-it autocollant en guise d'avertissement au client. Aucune révélation exceptionnelle, simplement le rappel que lorsque vous saisissez la Chose vous amenez en même temps la pensée de la chose.

Aristote n'est pas un sophiste. L'on se doit d'avoir de la dignité ! Il ne dit pas le discours sur la chose, mais la pensée de la chose. Sachez juger de la différence. La pensée exige la noblesse et la lenteur. Ce sont les qualités traditionnellement imparties aux Dieux grecs : la lenteur comme le signe distinctif de la noblesse.

Ce qui ne les empêche pas, nos immortels en vadrouille, de filer à toute vitesse le grand et parfait amour dyadide avec la première mortelle venue qui fait de l'autostop sur le bord de l'autoroute dans l'espoir insensé, mais parfois récompensé, de voir s'arrêter un de ces bolides pétaradants...

Un livre a trois fonctions. Premièrement, il dit ce qu'il dit. Deuxièmement, il sert à son auteur à signifier ce qu'il veut dire en disant ce qu'il a dit. Troisièmement : il sert à son lecteur à dégager : a : ce que le livre dit, b : ce que l'auteur a voulu signifier, c : ce que l'auteur a réellement dit en voulant signifier ce qu'il avait dit dans son livre.

Un livre est un acte opératoire, le lecteur se doit d'en signifier le sens. Nous ne nous en sortirons pas. Voici que le Un vient encore d'engendrer le Multiple !

( 2008 / in Fin de la Métaphysis )

 

 

 

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