Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

CHRONIQUES DE POURPRE N° 34

CHRONIQUES

DE POUPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 034 / Janvier 2017

NOS ANCÊTRES LES GAULOIS

 

ANTONINOS D'APAMIA

LE DERNIER ROI SAINT DES GAULOIS IBERES

JEAN-JACQUES SOULET

( Auto-Edition / 2012 )

 

Il est des livres que l'on range sur les rayons poussiéreux des bibliothèques afin de les mieux oublier et d'autres qui dérangent. La fibre chrétienne n'étant pas mon fort, cet ouvrage consacré à Saint Antonin était condamné à une sombre relégation idéologique sur la plus basse des étagères lorsque cet été la lecture des Eaux d'Apamia du même auteur ( voir Chroniques de Pourpre N° 23 ) excita ma curiosité.

Belle couverture quadrichromique mais quatre cent vingt pages de texte en petits caractères, attention lecteur, vous voici confronté à une oeuvre de longue patience. De grande sapience aussi. Jean-Jacques Soulet vous prend par la main et vous voici parti sur les traces d'Antoninos pour une minutieuse enquête. Sans doute hésiterez-vous, vous ne lui voulez aucun mal à cet Antoninos, mais enfin... Lorsque je vous aurai dit que vous le connaissez mieux sous le nom de Saint Antonin, je crains que votre face n'arbore une moue de dédain, les biographies hagiographiques des bienheureux de la Sainte Eglise, il vaut peut-être mieux que vous n'ayez point à exposer le peu d'estime que vous leur portez... Je partage votre point de vue, mais attention nous sommes ici davantage dans un livre d'Histoire que d'histoire sainte.

Jean-Jacques Soulet use d'une méthode que l'on pourrait qualifier d'indienne. Une stratégie sioux. D'abord repérer les traces de l'ennemi, ensuite les suivre longtemps, longtemps, l'opération est plus difficile que vous ne le croiriez, elle nécessite du flair et surtout cette agilité intellectuelle qui consiste, au départ d'un glanage accumulatif et conséquentiel de maigres indices, à concevoir l'intelligence qui préside à l'entreprise itinérante de votre future proie. Dans le seul but de deviner le terme de ses pérégrinations en bout desquelles vous l'attendrez. Et alors pourra commencer le tourbillon des poneys fous autour des charriots rassemblés en un rond défensif … Dix fois, cent fois, vous tournerez rétrécissant à chaque tour le rayon de votre cercle, jusqu'à ce qu'enfin en un dernier effort le mur défensif soit percé et qu'au soir de cette mémorable bataille vous rapportiez en votre tipi les scalps sanglants de votre victoire.

Le problème avec Saint Antonin, c'est que vous en avez deux pour le prix d'un. L'Histoire officielle est formelle : elle a repéré deux Antonins, l'un d'Apamée antique cité de Syrie et l'autre de Pamiers sise en Ariège. Jean-Jacques Soulet simplifie le problème. Coupe le problème en deux et réunit les deux éléments en un seul et même individu. Trop de similitudes entre les deux pour ne pas se douter de l'embrouille. Nous avons la solution mais pas l'explication.

Nous la fournit. Avant tout politique. Le jeune Antoninos a du souci à se faire. L'est le rejeton royal du royaume d'Apamia. Mais il s'est converti à ce qu'aujourd'hui nous appelons catholicisme mais qu'à l'époque l'on désignait sous le nom de chrétien. En opposition avec les partisans de l'arianisme. Des chrétiens aussi mais qui refusent de croire que le Dieu unique ait pu se faire homme. Sont partisans d'un monothéisme que nous qualifierons d'intégral comparé à la trinité catholique. Or les Wisigoths depuis leur capitale toulousaine voient d'un très mauvais oeil ce transfuge religieux aux portes de leur royaume. Rappelons que soixante kilomètres séparent Pamiers de Toulouse. A peine âgé de dix-sept ans Antoninos ne doit son salut qu'à la fuite au plus loin, en Orient... Laissons-le se former durant de nombreuses années auprès de moines augustiniens et suivre un enseignement qui couvre aussi bien les domaines de la foi que de la médecine, de l'architecture, de l'hydrographie. Intelligence vive qui acquiert les nouvelles connaissances mais aussi fille d'un peuple non dépourvu d'un savoir et d'un savoir-faire ancestral.

Revenons à ce mystérieux royaume d'Apamia gommé des ardoises de l'Histoire. Faut éplucher les textes pour en trouver mention. Un petit territoire coincé entre la Narbonnaise et le Royaume Wisigoth. Possède sa spécificité ethnique. Appartient à la tribu gauloise des Sotiates, peuple ingénieux, héritier du savoir – tant théorique que pratique – des druides, et qui excellait entre autres domaines en la construction des canaux, des ponts, des aqueducs, des moulins, les champions de l'hydrographie. Bien supérieurs aux romains à qui Jean-Jacques Soulet dénie à leur profit la paternité du Pont du Gard. Le genre d'assertion qui bouscule quelque peu les certitudes historiales officielles...

Antonin ne restera pas toute sa vie en Orient. Reviendra en occident, voyage de ville en ville. Ne fait pas que passer. Y séjourne plus ou moins longtemps. Jean-Jacques Soulet étudie de près villages et bourgades dans lesquelles il s'attarde. N' y reste pas inactif. Soigne les malades, la meilleure façon d'opérer des miracles, mais il existe entre toutes ces résidences des traces tangibles et des témoignages qui présentent d'étranges similitudes. Que ce ce soit en France, en Espagne ou en Angleterre, il reste encore des vestiges de ses actions : tout un lot d'églises paléo-chrétiennes construites sur le même modèle et de nombreuses dérivations et aménagements de cours d'eau. Avec aussi l'édification de moulins dont la propriété et les bénéfices sont à chaque fois portées au bénéfice de l'Eglise. Dans une enquête policière nous serions en présence d'un faisceau de faits qui désignent le coupable.

Sera exécuté – on parle de martyre – lors de son retour dans son royaume d'Apamia en l'an 506. Epoque historique cruciale. Antoninos possède une trentaine d'années en 476 lorsque Odoacre dépose Romulus Augustule et l'Imperium Romanum. Période tumultueuse. Le monde change de base. Notre pays est divisé : francs, romains, wisigoths, Eglise, entament une partie d'échecs métapolitique. Vous en connaissez le résultat. Jean-Jacques Soulet en décrit certains rouages. Un ordre féodal est en train de se mettre en place. Rogne et annexe les droits des populations. S'approprie à des fins lucratives notamment les bénéfices des moulins qui appartenaient à l'Eglise. Ils servaient à celle-ci pour ses oeuvres de charité. Permettez-nos de ne point trop souscrire à cette vision idéale des choses.

Le Royaume d'Apamia fera pendant des siècles exception à la règle. Protégés dans leurs canaux les habitants parviendront à maintenir leur indépendance consulaire vis-à-vis de leur suzerains successifs. Ne sera rattaché à la couronne de France que par Philippe le Bel. C'est dans les coutumes et les arts de ce royaume gaulois qu'il faut aussi chercher l'origine du saint-chrême qui permet l'onction ordinatrice des rois et de l'emblème de la Fleur de Lys. Jean-Jacque Soulet rappelle à plusieurs reprises que Saint Antonin n'est pas un titre ecclésial mais l'attribution nomenclatuaire destinée à rappeler le caractère sacré de la personne du basileus, mot d'origine grecque qui signifie roi.

L'on aborde-là toute une dimension politico-ésotérique de toute une partie du revivalisme royaliste de notre époque. Lorsque les Francs de Clovis fondent sur Toulouse, les wisigoths tentent de soustraire à leur avance leur fabuleux trésor – récupéré lors du pillage de Rome et qui contiendrait, outre centaines de kilos d'or et de pierres précieuses, les objets sacerdotaux et cultuels du temple de Jérusalem détruit par Titus - l'évacuent sur Carcassonne et de là peut-être en Espagne, à moins qu'il ne restât enfoui dans les alentours de Rennes-le-Château... quoi qu'il en soit les rois de France post-wisigothiques sont des imposteurs et certains attendent le Retour du Vrai Roi... Pour ne donner qu'un exemple littéraire de cette thèse, nous citerons les aventures d'Arsène Lupin de Maurice Leblanc...

Jean-Jacques Soulet n'effleure qu'à peine cette question mythographique. Cherche un autre trésor. Davantage historial. Désire simplement exhumer de l'oubli cette peuplade des Sotiates qui n'est plus qu'un nom parmi tant d'autres au milieu des énumérations de la Guerre des Gaules de Jules César. Une démarche qui n'est pas la nôtre puisqu'il s'obstine à rendre aux Sotiates ce qui n'appartient pas à César. Vous ai résumé en deux pages à gros traits hâtifs et forcément caricaturaux le contenu de ce fort volume. Qui demande et exige une lecture attentive tant par sa méthodologie que par la richesse de son contenu dont je laisse dans l'ombre de nombreux aspects. Jean-Claude Soulet sait faire parler les anciennes chroniques, les passe au scalpel, là où vous ne voyez que l'association d'un nom et un adjectif il flaire d'instinct une contradiction, qu'il sait relier au mouvement même du texte qui permet d'entrevoir l'intention du scripteur. L'est un sorcier de l'herméneutique. Ne cache point son point de vue initial, mais à chaque fois que les vieux écrits accréditent quelque peu sa thèse il se hâte de la conforter par des faits mainte fois établis par des témoignages objectifs en le sens artefactif de ce terme. Redonne vie à la figure d'Antoninos d'Apamia – non point par volonté thuriféraire - mais afin d'arracher les écailles mortes des savoirs momifiés.

Un seul reproche à adresser à cet opus : les illustrations par trop grisâtres et exigües, mais les esprits curieux trouveront sur le net de belles images couleur qu'ils pourront étudier en toute quiétude. Mais que cela ne soit pas un frein à votre désir d'acquisition. Jean-Jacques Soulet fait partie de ces éveilleurs qui braquent leurs projecteurs sur les ignorances communément partagées. Il est vrai que beaucoup préfèrent les lumières tamisées... Intellectuellement incorrect.

André Murcie. ( Janvier 2017 )

 

Cet ouvrage est disponible en librairie à Pamiers et à Foix.

 

FRAGMENCES D'EMPIRE



VIE D’APOLLONIOS DE TYANE.

PHILOSTRATE.

In ROMANS GRECS ET LATINS,

présentés et traduits par PIERRE GRIMAL.

GALLIMARD 1958.



J’ai vainement recherché dans ma bibliothèque une traduction du dix-neuvième siècle, sous couverture jaune. Mercure de France, Garnier, je ne sais plus. En dernière instance je me suis rabattu sur la célèbre édition des Romans Grecs et Latins de Pierre Grimal. Je le regrette. Ce n’est pas que je remettrais en doute la traduction de notre éminent helléniste mais que penserait le lecteur moyen si le même volume nous offrait en ces dernières pages une lecture des quatre Evangiles ? Pierre Grimal a dû pressentir le vent du boulet de la contestation paganisante puisqu’il a pris garde de terminer son livre sur une présentation de La Confession de Saint Cyprien.

Un but des deux cotés, et la balle au milieu. Trente pages de fariboles chrétiennes contre trois cents de billevesées païennes, c’est ce que l’on appelle un arbitrage consensuel au-dessus de tout soupçon ! Il est étonnant en notre ère de classification structuraliste de la littérature qu’aucune voix ne se soit élevée pour dénoncer la confusion des genres opérée par Pierre Grimal. Entre les Récits d’Edification Religieuse et le Roman il semblerait tout de même que nous ne soyons pas dans le même champ sémantique de communication projectuelle, pour parler comme les théoriciens en vogue du moment ! A notre connaissance il n’y a que Michel Onfray qui se soit servi de cette édition de Pierre Grimal pour remettre en cause les attendus théorétiques du pape du pacte autobiographique. Une volée de bois vert sur les incompétences lecturales du sieur Philippe Lejeune des plus revigorantes, mais Onfray se garde bien d’aborder les étranges rapports qui relient le polythéisme à la notion d’incroyance. Nous avons déjà abordé cette problématique dans deux articles consacrés au chantre officiel de l’athéisme philosophique moderne.

Le nom de Philostrate n’évoque plus grand chose aujourd’hui. Mais celui qui le portait eut son heure de gloire. Ses Vies des Sophistes qui traitent des rhéteurs, de ceux que l’on appelle la seconde sophistique pour les démarquer de la sophistique pré-socratique attira l’attention sur sa personne. Il fit partie du groupe d’intellectuels qui gravita autour de Julia Domna épouse de Septime Sévère et mère de l’empereur Caracalla. Il semble que ce soit l’Impératrice elle-même qui ait commandé à Philostrate l’écriture d’une nouvelle biographie d’Apollonius. La disparition du livre de Damis, le fidèle disciple du thaumaturge, dont Philostrate ne paraît en aucun moment remettre en question le témoignage, nous prive d’une étude essentielle. Nous sommes dans la totale incapacité d’appréhender en quoi la réécriture de Philostrate pourrait s’apparenter à une véritable relecture de la vie d’Apollonios.

C’est d’autant plus dommageable qu’après la mort de Commode l’Empire entre dans une zone de turbulences. Le règne de Septime Sévère retarde peut-être quelque peu l’échéance mais le départ de la course à l’abîme n’en est pas pour autant annulé. Une inquiétude sourde ronge les esprits qui, devant l’incapacité des hommes et des autorités à résoudre les difficultés sociales et politiques, se tournent vers les Dieux. Nos années actuelles avec leur retour du religieux feraient bien de se pencher sur ce qui se passa en cette période historique qui précède la grande glaciation culturelle des quatrième et cinquième siècles…

Mais il serait temps de s’intéresser à la pensée d’Apollonios de Thyane qui est d’autant plus difficile à saisir que celui-ci n’a laissé aucun message explicite. Apollonios n’est pas un fondateur de religion. Loin de là ! Les Dieux de son temps lui suffisent amplement. Les seules admonestations qu’il se permette sont relatives aux strictes observance des rites et des cultes. N’ayez crainte, il n’était pas un chaud partisan des coupures épistémologiques. Son travail consistait surtout en longues discussions avec les desservants des temples. Il ne tentait pas d’imposer de radicaux changements dans les offices religieux. Aux prêtres qui accomplissaient leurs taches sans trop se creuser la tête, par habitude, par routine, il se permettait de rappeler les présupposés et attendus métaphysiques de leur gestes. En quelque sorte il ravivait la foi en la proximité des Dieux…

A lire la Vie d’Apollonios de Thyane par Philostrate, une évidence s’impose. Apollonios se souciait davantage des Dieux que des hommes. La sagesse qu’il rechercha en Egypte et en Inde n’était pas pour le commun des mortels. La philosophie qu’il enseignait n’était pas d’essence démocratique ! Il ne chercha jamais à agrandir le petit groupe de disciples sur la fidélité desquels il ne se faisait aucune illusion. Son enseignement tient en peu de préceptes : ne pas manger de viande et ne point trop se mêler des affaires du monde. Une espèce d’épicurisme qui ne douterait pas de la présence des Dieux ! Philosophiquement Apollonios se réclamait de Pythagore, religieusement l’Orphisme était sa doctrine officieuse. Pour le reste il faisait confiance aux Dieux.

La politique ne l’intéressait guère. Sans doute pensait-il que les meilleures utopies ne pouvaient déboucher que sur la pire tyrannie. Mais contrairement à Epictète il ne comptait pas sur son auto-persuasion pour ne pas ressentir les douleurs du tripalium. Lorsque Domitien le met aux fers il se délie de ses chaînes par la magie efficiente de sa pensée et s’enfuit de sa prison en s’envolant. Difficile à croire, mais Philostrate ne doute pas un quart de seconde de ses pouvoirs surnaturels de super-yogi qui l’apparente à notre cinématographique Superman.

La discrétion d’Apollonios est exemplaire. Ainsi quand il ordonne à ses disciples de voyager en refusant d’emprunter les transports maritimes il leur évite de périr noyés dans une terrible tempête. Il ne lui viendra pas à l’idée de mettre en garde marins et passagers qui s’entassent sur leurs navires. Il ne cherche pas opérer des miracles publics pour convertir les foules. Seuls sont capables d’entendre et de comprendre ceux qui se sont déjà avancés d’eux-mêmes sur les voies de la Sagesse. Les autres qu’ils continuent leur chemin en toute liberté. De toutes les manières vos erreurs ne vous tueront pas puisque vous serez réintégré dans le jeu des forces cosmiques grâce à la combinatoire automatique de la transmigration des âmes.

Certes tout cela nous dessine une pensée bien plus indienne que grecque. Apollonios serait-il un chantre du non-agir bouddhique ? Nous serions tenté de répondre non car Apollonios reste un grec attaché à la concrétude des choses. Il se peut que l’apparence du monde ne ressemble en rien en sa réalité, le reflet du bâton brisé plongé dans l’eau n’est peut-être qu’une fausse image du bâton mais l’existence du bâton n’est pas idéelle selon le mage de Thyane. Si le non-être est une icône de l’être, le non-être participe aussi de l’être. Il peut y avoir deux routes, l’une qui conduise vers le Vrai et l’autre vers le Mensonge, mais le Mensonge ne s’apparente pas à la Mort. Les dernières paroles d’Apollonios de Thyane sont empreintes d’un optimisme étonnant «  tant que tu es parmi les vivants, pourquoi t’inquiètes-tu de ces choses ? ».

Le maître nous a donné l’exemplarité de sa vie, mais ne retient la leçon que celui qui veut. Pas de commandement post-mortem. Pas de testament, pas de bonne nouvelle à suivre. Vous n’êtes pas obligés de croire et d’imiter. Faites comme vous le sentez et surtout ne vous prenez pas la tête, le jeu n’en vaut pas la chandelle.

Les messages religieux se ressemblent tous. Au fond du fond l’on ne trouve qu’une morale vaguement humanitaire à laquelle tout un chacun peut souscrire. Mais l’obédience des religions au principe monothéiste ou polythéiste est lourd de conséquence. Entre la postérité christique et thyanique la différence saute aux yeux. Le christianisme qui délivra un message d’amour aux hommes les emprisonna sous une tyrannie sans égal. Nous payons encore la catastrophe politique qu’il engendra.

Le respect qu’Apollonios témoigna aux Dieux laissa l’humanité libre de ses errements. C’est en cela qu’il émane encore aujourd’hui un incroyable sentiment de subversion de l’enseignement d’Apollonios de Tyane.

( 2006 / in Apollonius, n'est-ce pas, hien ! )

 

APOLLONIUS DE TYANE ET JESUS.

JEAN-LOUIS BERNARD.

253 p. GUY TREDANIEL EDITEUR. 1994.

 

Pour quelles raisons la figure d’Apollonius de Tyane a-t-elle disparu de l’imaginaire occidental dès les quatrième et cinquième siècle de l’ère christique ? Que l’étoile du thaumaturge païen ait pâli de la montée triomphale de l’Eglise relève d’une simple évidence qui ne mérite aucun développement complémentaire. Pourtant les œuvres d’un Virgile, d’un César et de bien d’autres ont somme toute confortablement survécu au naufrage généralisé du monde antique.

La faute en incomberait-elle à notre cartésianisme diffus ? Nos contemporains aiment les Dieux grecs et Romains. Du moins tant qu’ils ne descendent point de l’Olympe et qu’ils s’y cantonnent à rejouer ad vitam aeternam les quatre cents coups de leurs plus belles scènes mythologiques. Avec un Catulle, un Ovide ou un Trajan, l’idée de divinité est baignée dans un scepticisme si généralisé que tout un chacun s’en accommode sans le moindre mal. Comme le demande si opportunément Paul Veyne, les Anciens croyaient-ils à leurs Dieux ? Nom de Zeus ! Quant aux esprits inquiets ou mystiques ils ont pris l’habitude de se contenter des idéelles conceptualisations platoniciennes. Un peu de philosophie, et les Dieux seront bien gardés pour ce qu’ils sont : les représentations naïves et populaires des grandes forces sauvages de la nature…

Mais avec Apollonius, pas moyen d’éviter le problème. Il fallait bien qu’il en réchappât un dans le souvenir des hommes, un païen intelligent qui crût aux Dieux de l’Hellade et de la romanité ! Et qui s’inscrit dans une généalogie philosophique des plus éminentes : Pythagore, Empédocle, Apollonius, jugez de l’ascendance. Dans notre monde moderne vous pouvez m’en croire, il vaut mieux se réclamer d’Empédocle que prétendre descendre de la cuisse de Jupiter.

Mais Jean-Louis Bernard n’aborde pas la problématique apollinienne du même côté que nous. Dans un premier temps il rappelle qu’aux temps héroïques des réactions païennes, le personnage d’Apollonius de Tyane était l’argument massue que les détracteurs du christianisme gardaient en réserve pour contrer les miracles de Jésus. Aux chrétiens qui se vantaient des différents exploits réalisés par le fils de Dieu lors de son incarnation, les tenants du paganisme avaient beau jeu d’opposer qu’Apollonius en avait accompli autant et même plus, et tous bien mieux homologués que ceux du messie.

L’authenticité historique d’Apollonius n’a jamais fait l’ombre d’un doute dans l’Antiquité. Les témoignages sont nombreux, concordants et fiables. Par contre rappelle Jean-Louis Bernard les premiers écrits chrétiens observent avec une régularité insidieuse un silence total sur la vie et sur la fin du Crucifié. Entre la vie du Jésus historique et du Jésus évangélique les différences seraient légion !

Dans ses Epîtres ô combien trafiquées, Paul n’évoque jamais le Jésus biographique de l’Eglise, aucune représentation d’un dieu mis en croix dans les catacombes de Rome… Le premier Christos / Chrestos serait avant tout une hypostase gnostique d’origine plus grecque que sémite… Ce n’est que bien plus tard que l’Eglise née de l’unification de différentes sectes gnostiques et de la volonté politique de Constantin que l’on aurait mis au point le Jésus-Christ cruxifixial…

Comme pour mieux retirer les clous de la croix, Jean-Louis Bernard émet l’hypothèse que si Paul mettait tant de zèle à pourchasser les chrétiens, besogne inquisitoriale dont il avait été chargé par le Sanhédrin, c’est que natif de Tarse, où Apollonius fit ses premières études, il ne supportait pas que de sectaires inconnus s’arrogeassent, les attitudes et les actions empreintes de la plus haute spiritualité, du maître de Tyane.

La thèse de Jean-Louis Bernard se laisse dès lors deviner. Les quatre Evangiles canoniques bâtis à partir du livre originel de Marcion, qui connut Paul, empruntent beaucoup à la vie d’Apollonius. Contrairement à ce pensait Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra n’était pas le cinquième évangile, celui-ci avait déjà été écrit par Philostrate aux alentours de la fin du règne de Septime Sévère… Il suffit d’articuler sa Vie d’Apollonius de Tyane sur le tableau des correspondances des synoptiques pour comprendre l’ampleur des dégâts théologiques…

Vous pensez être au bout de vos surprise, elles ne font que commencer. Pour une fois elles ne proviennent ni de l’imposteur christique ni de notre mage imperiumeux. A ce stade de notre exposé Jean-Louis Bernard doit vous apparaître comme un fils spirituel de la basoche médiévale et des compagnons du gay sçavoir. Un satané libertin ! Vous vous trompez.

La plus grosse partie du livre est un résumé explicatif de l’ouvrage de Philostrate. Fort bien fait d’ailleurs. Mais vous risquez de vous frotter les yeux plus d’une fois. Tout ce que raconte Philostrate est pour Jean-Louis Bernard pain béni et parole d’évangile si je peux me permettre une telle métaphore ! Rien ne l’étonne. Quelquefois il transsubstantie le récit sous forme de transcription scientifique, mais non la jeune fille n’était pas morte mais en état de catalepsie avancée ! mais c’est pour mieux s’envoler dans les nuages d’une imagination débridée.

Apollonius de Tyane était parvenu à un niveau de conscience bien supérieur au nôtre. Là où vous arrêtez votre regard à la limite séparative des objets, comme les yeux de la mouche qui commencent à voir les premières formes structurelles de la matière, l’œil limpide d’Apollonius était capable de discerner la fusion totale des règnes de la nature. Vision alchimique qui repose sur l’interdépendance unitaire du minéral, du végétal, de l’animal, et de l’aither, ce stade plus subtil de l’univers accessible aux seuls Dieux et totalement inodore, incolore, et insensible au commun des mortels.

A l’enterrement de Mallarmé, Degas se demandait combien de temps il faudrait à la nature pour recomposer un cerveau identique à celui du poëte. Selon Jean-Louis Bernard, aux alentours du règne de Tibère, dame physis avait façonné deux vases destinés à recevoir l’eau la plus pure de la compréhension orphique de l’incarnation de l’esprit dans la matière. Après expérience il apparut que le moule christique avait eu des fuites et que l’on avait dû opter pour le graal apollonisien.

La suite de l’Histoire est connue. Comme dans un thriller grandeur nature ou un jeu de poker menteur, l’Eglise a effacé les preuves, les traces et les témoignages de la vie et de l’œuvre du divin Apollonius pour le remplacer par l’image mortifère de son Christ Spectral. Dans la série «  plus croyant que moi tu meurs, Jean-Louis Bernard n’en a pas moins jeté un gros rocher sur les fondations branlantes du christianisme. Nous l’en remercions. Lui et Apollonius.

( 2006 / in Apollonius, n'est-ce pas, hien ! )

 

Les commentaires sont fermés.