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CHRONIQUES DE POURPRE N° 33

CHRONIQUES

DE POUPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 033 / Janvier 2017

SPARTERIE

 

SPARTE

EUGENE CAVAIGNAC

Coll : Les Grandes Etudes Historiques

LIBRAIRIE ARTHEME FAYARD / 1948

 

Dans nos imaginaires l'on juge de Sparte par les quelques célèbres pages de Plutarque relatives à l'éducation des jeunes spartiates. Les bains d'hiver dans l'eau glacée de l'Eurotas, le renard qui dévore le ventre du gamin, etc, etc... Eugène Cavaignac n'en parle point. Part du principe que le public lettré et cultivé de l'époque connaît son antiquité sur le bout des doigts. De même il cite les divers personnages de l'histoire grecque sans se donner la peine de rappeler leurs prérogatives à ses lecteurs. Le français moyen de notre époque n'a pas besoin qu'on lui rappelle que Louis XIV fut un de nos rois. Suffit de rencontrer son nom dans un texte pour que la relation avec le concept d'absolutisme royal se mette à clignoter dans les mémoires.

Cavaignac annonce très vite la couleur : s'intéresse avant tout à la Sparte classique celle des guerres messéniennes et médiques. Poursuit jusqu'aux conquêtes d'Alexandre et brosse à grands traits la suite de l'histoire jusqu'à l'annexion romaine. Ne circonscrit pas ainsi son sujet d'étude au hasard. Pour les premiers siècles notre auteur se dédouane très vite : il n'existe aucun document historique qui repose tant soit peu sur un minimum de réalité. Nous n'avons affaire qu'à des légendes sans fondements colportées au mieux par l'imaginaire spartiate. Pour les derniers siècles, nous nous permettrons de parodier Corneille, Sparte n'est plus dans Sparte.

Cette manière d'agir n'est pas sans conséquence. Elle dépassionne le débat. Elle botte en touche toutes les querelles idéologiques que suscita au fil des siècles la geste spartiate. Au sortir de la deuxième guerre mondiale les accointances entre Sparte et l'idéologie nazie étaient une des tartes à la crème du démocratisme ambiant. Fervent nationaliste, Eugène Cavaignac n'avait vraisemblablement aucune envie de prêter le flanc ( aile droite ) à la critique. Le mythe de l'objectivité historiale est un excellent pare-feu. Remarquons que dernièrement l'Education Nationale a opté pour une autre solution : dans la série on n'est jamais trop prudent, elle a tout simplement banni Sparte des programmes, des fois que l'imagination des écoliers s'enflammerait à l'évocation forcément teinté de romantisme de ces guerriers qui préféraient mourir que reculer d'un seul pas... Des attitudes si peu en accord avec l'horizon indépassable de la pratique du dialogue social cher à nos élites manégeariales...

Certains penseront que le prurit idéologique soigneusement rejeté, le livre d'Eugène Cavaignac doit présenter tous les aspects d'une coquille de gastéropode bourguignon dépourvue de son habitant. Ce serait oublié qu'Aristote a défini l'homme en tant qu'animal politique. Or, sans vouloir vous fourvoyer dans un syllogisme sophistique nous nous permettrons de vous rappeler que les spartiates étaient des hommes. Reste à définir le plus difficile, l'entrecroisement de l'unicité d'une Cité avec la multiplicité de ses habitants. Problème du Un et du Multiple spécifiquement grec dont la résolution est un des moteurs ( non-immobile ) de la pensée grecque. La problématique de la destinée individuelle englobée dans le destin collectif du groupe. Lui-même en interaction avec d'autres groupes. Un gigantesque rouage dont nous ne savons si nous sommes le grain de sable ou l'olive écrasée qui fournit l'huile nécessaire à son fonctionnement. Problème épineux. Sur lequel Eugène Cavaignac fait silence. Ne l'aborde même pas en s'interrogeant sur ce en quoi la personnalité et le caractère des principaux acteurs de l'Histoire influeraient sur leurs décisions capitales. N'est pas un fin partisan de la psychologie appliquée.

L'on pourrait finir par accroire que nous n'avons que peu de sympathie pour l'ouvrage de Cavaignac. Il n'en est rien, nous le considérons comme un livre de grande politique. Au sens métapolitique de cette expression. Même si nous regrettons que le projecteur soit exclusivement concentré sur la cité de Sparte et ne s'écarte guère de celle-ci pour éclairer quelque peu ses adversaires et ses alliés. Eugène Cavaignac nous raconte l'extraordinaire partie de jeu de go à laquelle se livrent les Cités grecques. Stratégie de retournement des alliances et recherches de points d'appui permettant de fomenter les plus subtiles tactiques. La Perse jouant en ces occasions le principal pivot de ralliement comme de dissension. Tour à tour ennemi commun ou partenaire détenant d'entrée une quantité de pions bien supérieure à l'ensemble des grecs.

La Perse possède la force qui ne se monnaye pas et qui achète tout : l'argent. La Perse c'est l'entrée du Capital dans les stratégies géo-politiques. Athènes bénéficie de son coffre-fort personnel : l'impôt que paye ses cités alliées, autant révélateur de leur fragilité militaire que de leur servitude. Cette dépendance servira les Spartiates qui apparaissent par leur valeur militaire comme les possibles défenseurs de l'indépendance des petites cités. La faiblesse de Sparte réside en son économie agricole qui ne dégage aucun des capitaux nécessaires à l'effort de guerre. C'est le commerce maritime qui a fondé la puissance athénienne. La démocratie athénienne nécessite le besoin d'une expansion infinie. Ce qui entraînera l'essaimage des colonies grecques sur le pourtour de la Méditerranée et le désastre des aventures siciliennes. Pour pallier son manque de richesse fiduciaire Sparte s'alliera en sous-main avec la Perse. Interfèrera même dans les affaires intérieures du pays, rappelons-nous la préservation de l'indépendance des cités ioniennes par Lysandre grâce à son amitié avec Cyrus, l'épopée des Dix-mille contée par Xénophon, le raid victorieux d'Agésilas, toute une geste politique et militaire dont Alexandre saura se souvenir.

Etrangement plus d'une fois, Sparte sera soutenue en dernier ressort par les cités du Péloponnèse sur lesquelles elle exerce une autorité sourcilleuse. En fin de compte son but ultime se résume à empêcher quiconque de jeter son dévolu sur la péninsule grecque qu'elle revendique comme son domaine naturel. Et dont elle se suffit. Malgré sa valeur militaire elle se confine dans une stratégie que l'on pourrait stigmatiser sous le terme d'auto-défense territoriale, pratiquement le complexe de la forteresse ( sans enceinte ) assiégée.

Politique profondément conservatrice. Un peu paranoïaque qui vise à s'enfermer chez soi et à calfeutrer soigneusement tous les nuisibles qui s'en viendraient grignoter une part si minime soit-elle du fromage. Sparte ne fait confiance qu'à elle-même. Elle gardera la mentalité des hordes doriennes dont elle est issue. A conquis le territoire mais se méfie des anciens habitants et des nouveaux venus. Refuse l'assimilation. Elle transformera les premiers en ilotes et les seconds en périèques. Ceux-ci travailleront la terre, les seconds seront mieux traités, auront le droit de payer des impôts et de servir dans l'armée. Mais Sparte calcule les pourcentages. La balance doit toujours rester en faveur des fameux Egaux – qui feront tant rêver Babeuf – la proportion idéale serait de sept bataillons Spartiates pour trois de Périèques.

En théorie les Egaux sont tous égaux, possèdent tous une même part de territoire, mais la répartition des naissances entre filles et garçons, les deuils suscités par les guerres, les héritages transmis par les femmes engendreront bien des inégalités entre les familles... mais surtout au fil des décennies une raréfaction de l'élite des guerriers qui non seulement refuse de faire entrer d'autres composantes sociales en son sein mais en rejette les membres qui sont incapables de payer l'impôt. Conduite suicidaire qui sapera de l'intérieur la puissance spartiate... Sur la fin, l'on n'hésitera pas à donner la liberté aux ilotes qui intègreraient l'armée, mais ce phénomène n'a rien à voir avec la transformation des Légions romaines de petits propriétaires transformées peu à peu en armée de métier. Notons que les ilotes admis dans la phalange ne retourneront pas leurs armes contre leurs maîtres.

Sparte disparaîtra doucement de l'Histoire, à petits feux, sans esclandre. A part les poèmes de Tyrtée sa contribution au trésor littéraire et artistique de la culture grecque avoisine le zéro absolu. Mais Sparte est restée une concrétude exemplaire, un phantasme totémique idéal. Ce n'est pas un hasard si Sparte a nourri l'imaginaire des révolutionnaires, de la Révolution française au rêve du pan-américanisme bolivarien. A l'époque l'on y a puisé le sentiment d'une intransigeance morale échevelée. La liberté ou la mort, en quelque sorte. Même si Sparte aurait réécrit cette maxime davantage en accord avec ses fins dernières : l'indépendance ou la mort. Cité d'ordre et hiérarchique Sparte n'en reste pas moins une cité profondément anarchiste. Idéalement elle refuse toute association mercantilisatrice. Les anarchistes refusent de l'évoquer ainsi. Car Sparte pose le problème des limites de l'Association. Question individuation stirnérienne, elle est hors-jeu, à moins que l'on ne se prenne à observer les nombreux officiers spartiates qui s'engagèrent en tant que mercenaire salariés sous de nombreuses bannières. Les Spartiates ne se sont souciés que leur propre association. Ne se sont pas revendiqués de l'universalisme démocratique. Ont agi comme une cellule de base qui considèrerait toute alliance à prétention holistique comme une édulcoration – en d'autres termes une négation - de leurs caractéristiques. Refusèrent bien sûr d'être la première victime autistique de leur idiotisme, mais considérèrent l'exercice de leurs relations politiques avec les autres cités et états comme un jeu purement agonistique. Celui-ci était déjà contenu dans la quadrature de son commandement : éphores, deux familles royales, gérousia. Nous empêchent ainsi de céder aux fallacieuses sirènes des compromissions mercanto-libérales qui ne visent qu'à instituer une dictature planétaire.

André Murcie. ( Janvier 2017 )

 

THYIA DE SPARTE.

CRISTINA RODRIGUEZ.

426 p. Février 2004.

 

Il est difficile de se mesurer avec la réalité. Je me souviens de la mine éplorée d’un collègue de travail qui avait usé ses vacances à arpenter la Grèce de long en large du haut de son camping-car : « … et je ne te parle pas de Sparte, quelques tas de pierres perdues dans des broussailles et la rocaille ! C’est à peine inimaginable ! Tu te rends compte, Sparte, cette Sparte dont on nous a tant parlé ! Il ne reste rien ! Même pas un mur quelconque ! »

Je suis désolé de ne pouvoir infirmer ou confirmer le dires de mon acolytes. Je n’ai jamais mis les pieds à Sparte et ne désire pas tant que ça me reporter sur des lieux civilisationnels qui ont disparu. Toutefois je souhaite de tout mon cœur, et j’en appelle à la clémence des Dieux, que ce Thyia de Sparte ne tombe jamais entre les mains de ce compagnon de labeur. Car il est encore plus difficile de se mesurer avec l’imaginaire.

Cristina Rodriguez est décidément notre iconoclaste de service. Pas question pour elle de laisser une seule image d’Epinal debout. Elle prend un malin plaisir à jeter la première pierre sur toutes les vitrines antiques que les thuriféraires patentés, les spécialistes chevronnés et les amateurs passionnés ont patiemment érigées depuis des siècles et des siècles d’érudition.

Le problème c’est qu’on ne peut pas lui en vouloir. D’abord parce qu’elle affirme haut et fort qu’elle a une sacro-sainte horreur des prières, fussent-elles sur l’Acropole, ce qui nous la rend plus que sympathique, ensuite parce qu’elle est du genre petite folle qui se gondole sans vergogne et qui refuse d’assimiler les paroles des grands timoniers de l’érudition classique. En voici une qui n’en fait qu’à sa tête, fort bien pleine par ailleurs.

Donc nous voici transportés deux mille cinq cents ans en arrière en la bonne ville de Sparte. Enfin pas tout à fait : disons que nous suivons Cristina Rodriguez jeune femme de nos temps modernes dans ses aventures lacédémoniennes. Evidemment à la base de ce fort beau roman il y a une curiosité malsaine de petite fille qui se demande ce à quoi les garçons peuvent bien passer leur temps lorsqu’il n’y a pas l’ombre d’une paire de fesses féminines dans les alentours.

Genre d’interrogation qui ne dut même pas effleurer le cortex de nos philosophes grecs les plus connus et qui ne peut naître que dans le cerveau dévoyé des amazones sans retenue de notre vingt et unième siècle décadent. Le miracle c’est que mademoiselle MLF au prytanée s’en tire de main de maître.

Bien sûr notre jeune spartiate doit bien sacrifier quelques attributs de sa féminité et de son rang social pour se faire admettre dans les rangs du premier sexe. Si elle perd ses cheveux longs elle n’en a pas pour cela les idées plus courtes ou moins incisives.

Cristina Rodriguez ne donne pas dans l’hagiographie. C’est le moins que l’on puisse dire. C’est à croire que la Sparte de Lycurgue n’a jamais été dans Sparte. Les mythes volent en éclats. Ne pas confondre le défilé militaire du 14 juillet avec la vie quotidienne de nos bidasses. Les spartiates ne sont pas des impassibles. Haines, jalousies, tensions, rapports de forces, préférences, amours et passions : l’âme spartiate est un tourbillon de mesquineries et de violences sans frein…

En public tout le monde se la joue à la spartiate, même les ilotes qui partagent l’idéologie dominante de leurs maîtres, mais en privé chacun s’arrange comme il peut avec lui-même et les copains. Le spartiate n’est pas un surhomme. Il essaie de faire avec sa mythologie nationale. Dans un premier temps le lecteur en ressort horrifié. Même pas la force de crier humain trop humain comme Nietzsche. L’hypocrisie sociale est à dégueuler, et l’on a qu’une envie se tirer le plus vite possible de cette puanteur morale.

Comme un malheur ne vient jamais seul, Cristina Rodriguez s’en vient maintenant déboulonner la dernière idole. Léonidas, l’icône suprême ! N’en restez pas chocolat, mais ce brave des braves n’était donc que cette paterne stupide ! Un gros bestiou stupiditou infatué de sa maigre personne ! Ô ventre plat de l’imagination, c’est en attendant raconter l’héroïque résistance de cet ignoble personnage que Bolivar a eu l’idée d’unifier toute l’Amérique du Sud ! Comment les rêves les plus grands peuvent-ils sortir de telles baudruches dégonflées !

Zoui ! Mais ainsi sont les hommes. Et les spartiates n’échappent pas au lot commun. Mais lorsque l’Histoire s’en vient toquer aux portes des cités, il n’empêche alors que si Zeus dépose les uns et les autres dans les plateaux de la balance, certains pèsent plus lourds que les autres. Thyia est bien de Sparte. Elle qui a vomi sur sa Laconie natale, sans rien renier de ses acrimoniques critiques, après la misère et la servitude redécouvre la grandeur et les splendeurs de sa patrie.

Les hommes sont bien ainsi. Biface. Avec un visage qui cligne de l’œil vers l’ombre des choses et une figure aux yeux saignants plantés dans le feu du soleil de l’être. Certes Léonidas ne fut pas seul à mourir avec ses trois cents spartiates. L’Histoire a fait son deuil des milliers d’ilotes qui les accompagnèrent, des hommes libres de différentes cités qui partagèrent leur sort, et des sordides tractations qui décidèrent de leur destinée. Mais du plus petit commun dénominateur de la bassesse humaine est sortie l’exemplaire grandeur aristocratique de quelques uns.

Les aventures de Thyia ne se terminent pas dans le défilé des Thermopyles. Elle sera au premier rang décisif de la victoire de Platée. Il lui restera encore à recouvrer l’homme qu’elle aime avant d’être une recrue de choix pour le deuxième bureau lacédémonien. Nous ne sommes plus trop à Sparte mais dans l’imaginaire idéologique d’une femme du troisième millénaire qui fait passer ses désirs pour des réalités séculaires, mais qu’importe nous sommes auprès de Thyia et nous y sommes très bien.

Cristina Rodriguez mérite l’appellation artémésique. Ecrivaine et guerrière, elle a su tenir une impossible gageure mêler Sparte à la cause des femmes.

Nous serons d’autant plus louangeur de Cristina Rodriguez que nos temps modernes tentent d’effacer le souvenir de l’antique Lacédémone de la tête de nos écoliers. De la Grèce antique nos livres d’histoire ne parlent plus que de la Démocratie Athénienne. L’idéologie libérale n’aime pas que l’on puisse se rappeler que parfois il faut combattre jusqu’au bout, même lorsque le rapport de force semble disproportionné et le combat sans issue. Sparte n’offrait pas que des qualités mais au moment voulu, la Cité a su opérer les sacrifices les plus cruels.

Lecteur, va dire aux ruines ensevelies de Lacédémone que Léonidas et ses trois cents spartiates et ses ilotes sont aussi morts pour notre éducation. Pour nous.

André Murcie.

 

300.

ZACK SNYDER.

D’après la bande dessinée éponyme de

FRANK MILLER ET DE LYNN VARLEY.

 

Le film n’était pas encore dans les salles que déjà l’on en disait du mal sur les ondes radiophoniques. Je n’ose pas dire que généralement c’est bon signe mais je me suis dépêché de répondre à l’appel de Léonidas dès l’inaugurale séance de mon quartier. Lorsque les adeptes du politiquement correct rassemblent leur meute hurlante de dénonciation, je ne sais trop pourquoi, j’ai d’instinct la fâcheuse tendance à me glisser dans les premiers rangs des victimes désignées à la vindicte publique.

Ceci posé il faut reconnaître que le film possède tous les éléments nécessaires pour déplaire au plus grand nombre. Violent, caricatural, d’une véridicité historique plus que douteuse, il déboule comme une troupe aéroportée au moment où les forces d’intervention américaines de mister Bush accomplissent avec l’insuccès, que l’on ne cache même plus aux USA, leur triste besogne en Irak. Nos trois cents vaillants spartiates ne sont pas prêts de sortir de l’auberge thermopylienne, une large coalition qui court des mollahs ultra-droitiers iraniens à la gauche bien-pensante européenne, que le scénario n’avait pas prévue, s’en est venue renforcer les rangs persiques originels.

Mais avant tout : le film. Un très bel objet de cinéma. Le spectateur qui réfléchit quelque peu ne manquera pas de faire la comparaison avec Gladiator qui marqua la renaissance du péplum. Au cas où vous n’auriez pas tilté l’on vous ressert par trois fois la scène des mains sur le champ de blé, votre œil exercé eût-il omis d’enregistrer ces citations votre oreille ne vous trahira pas : vous reconnaîtrez ces oratorios de voix féminines qui soulignaient les moments les plus pathétiques de cet esclave qui défia Rome.

Les esprits chagrins dénonceront l’emploi éculé de recettes éprouvées qui fonctionnent à coup sûr auprès d’un public pré-formaté par des attentes induites par de précédents produits cinématographiques. Pour notre part nous préfèrerons parler d’une production réflexive : il est clair que 300 a été conçu en tant que péplum s’inscrivant dans son propre genre mais avec l’idée arrêtée de porter le style de cette déjà ancienne catégorie hollywoodienne au plus haut degré d’esthétisation possible.

Il y aurait tout un livre à écrire sur le traitement des décors des scènes d’intérieur qui se déroulent à Sparte : l’amateur se fera par exemple, pour prendre un seul détail des plus représentatifs des architectures antiques, le plaisir de s’amuser à reconnaître l’origine des modèles qui ont présidé à la mise en forme volumique de ces colonnes herculéennes qui soutiennent - ou ne soutiennent pas, se contentant de faire allégeance sémiotique à leur nécessité symbolique – les toits des édifices publics de Sparte.

Les deux arts sont nés à peu près à la même époque : il est indéniable qu’outre son regard de revisitation anthologique du péplum des années cinquante 300 s’inspire avant tout de la bande dessinée. Avec bien sûr le détour obligatoire par le graphisme des jeux vidéos qui pour les meilleurs d’entre eux se sont inspirés des bayreuthiques décors des opéras wagnériens.

Nous ne faisons pas uniquement allusion au dessin. Ceux qui s’attendent à visionner un film se trompent ; 300 ne participe pas d’une écriture filmique. Son contenu idéologique et anecdotique ne découle pas d’un synopsis traditionnel mais se réfère explicitement à la mise en page et en images d’un scénario d’un album de bande dessinée. Celui de Frank Miller dont se réclame sans ambage Zack Snyder dans ses interviews. Les moments les plus faibles du film, heureusement très courts, sont ces brèves interruptions du dessein original où le cinéma reprend ses droits : il nous est alors infligé une sirupeuse cuillerée de pathos à l’américaine que l’on se hâte de recracher. Tellement insupportable que l’on en vient à se demander s’il ne faut pas prendre la faiblesse de ces dialogues au second degré comme des tartes à la crème lancées à la tête de la moraline petite-bourgeoise qui règne en maîtresse absolue sur les productions destinées au grand public.

N’écoutez pas ceux qui stigmatiseront les grossiers coloriages des images virtuelles et transformeront Léonidas en Super-Dupont spartiate. Les goût et les couleurs se discutent très bien. Il n’y a pas une once de pédagogisme dans 300. Le public lettré français s’en trouvera choqué. Cela sera d’autant plus regrettable que 300 relève d’une écriture para-littéraire. Eupinalos littéraire. La concomitance avec la bande dessinée n’est pas étrangère au phénomène. Pour sûr c’est écrit au stabilo rouge hémoglobine, mais l’effet sang de taureau paré pour le sacrifice est garanti.

Les traits sont appuyés. Au sorti de la séance certains spectateurs s’offusquaient de la caricature des spartiates offerte par Snyder ; sans doute vaudrait-il mieux parler de portrait-charge mais ne rentrons pas si vite dans la polémique. Feignons d’apporter de l’eau au moulin des détracteurs. La scène de divination et des éphores est carrément bouffonne. Ceux qui emploieront le mot grotesque n’auront pas tort à condition qu’ils entendent ce vocable comme Edgar Poe dans ses contes. La réalité ne saurait être que bizarre ou grotesque. N’oublions pas que ce terme plonge ses racines dans le tuf démentiel de la Maison Dorée et Néronienne.

300 oscille entre le kitch et la légende. C’est la loi du genre. Le carton-pâte et les effets spéciaux entretiennent l’illusion d’une réalité qui nous échappe totalement. Je ne connais rien de Zack Snyder et peut-être fais-je un impair d’importance. Mais s’il me fallait risquer une influence séminale sur la création de cet ovni péplumique, loin de m’en référer aux influences évidentes, le personnage d’Ephialtes allègrement pompé sur le Gulum du Seigneur des Anneaux, je nommerai celle de Sergio Leone. Quarante ans après les techniques ont changé mais il y a cette parenté évidente entre l’outrageante et clinquante quincaillerie des mises en scène. La beauté quand elle n’est ni classique ni surréaliste est fille de l’exagération. Relisez Le sphinx d’Edgar Poe. Vous y apprendrez que le grossissement d’un insecte peut engendrer un monstre.

La bataille des Thermopyles c’est le battement de l’aile du papillon qui change la face du monde. Une poignée de guerriers perdus qui s’accrochent à leurs rochers et l’Histoire de l’Europe emprunte le lit d’un fleuve qu’elle ne quittera plus. En nos temps de repentance et de contrition, les élites européennes ont un mal de chien à assumer la violence de leur Histoire. Il se peut que 300 jouisse en notre pays d’un succès populaire. Cela nous étonnerait vu le battage critique opéré par notre distinguée intelligentsia médiatique. Mais saisissons-nous de l’optimisme spartiate : à l’impossible tous sont tenus.

De toutes les manières le problème se pose peut-être autrement que de savoir si 300 est un bon film, s’il faut ( prosternons-nous devant cet impératif kantien ) aller ou ne pas aller le voir, si André Murcie en est ressorti satisfait ou mécontent. Peut-être vaudrait-il mieux se demander, les Dieux auraient-ils voulu que Sparte survive à sa gloire, ou que le cinéma déjà maîtrisé par l’Antiquité, si les spartiates auraient-ils adoré un tel film !

Je crains qu’il ne faille répondre oui. Grâce à cette intelligence logique qui caractérisa durant longtemps le peuple grec, ils n’auraient pas été insensibles à cette dramatisation mensongère d’un de leurs haut-faits d’armes les plus glorieux. Tout ce qui inscrit ou réinscrit le nom d’un fils de l’Hellade nourricière dans la geste immortelle des Dieux et des Héros est bon à prendre. Et à regarder.

André Murcie. ( 2007 )

 

FRAGMENCES D'EMPIRE

 

LETTRES A LUCILIUS.

SENEQUE.

Texte établi par FRANCOIS PRECHAC

et traduit par HENRI NOBLOT.

Collection LES PORTIQUES.

Editeur : CLUB FRANÇAIS DU LIVRE.

670 p. 1969.

 

Trompé par la modeste épaisseur du papier - décidément rien de bon ne peut venir de la Bible, fût-ce du papier homonyme – j’avais promis de relire en une soirée les Lettres à Lucilius, pour pondre au plus rapide une chronique en correspondance avec la dernière étude sur Sénèque sortie sur le marché… Il m’a fallu une semaine, certes entrecoupée de multiples vacations extérieures à notre sujet d’étude, pour venir à bout de l’in-folio. Surtout ne me plaignez pas, ce fut un véritable régal.

Ces Lettres à Lucilius se lisent comme du petit lait. J’avais déjà adoré en classe de terminale lorsque nous en traduisions de vastes extraits, mais alors là, plus d’un tiers de siècle après, j’ai reçu la grande claque. En trente ans Sénèque n’a pas pris une ride, vous allez me dire qu’au contraire de ma modeste personne infatuée de son ego proéminent, avec ses deux millénaires au compteur le mentor de Lucilius peut se gausser avec allégresse de quelques automnes supplémentaires !

Peut-être ! Mais ces trois dernières décennies nous ont détaché de la culture classique d’une manière quasi-irrémédiable. Et pourtant ce qui saute aux yeux dès les premières pages c’est l’incroyable modernité du texte. A tel point que si l’on affublait Lucilius et ses comparses de patronymes les plus franchouillards comme Pierre Dupont ou Marcel Dupré des suites entières de lettres paraîtraient avoir été écrites le mois dernier.

Je vous ferai grâce de la sempiternelle tarte à la crème jetée à la face vénérable de notre auteur dès que l’on aborde le contenu philosophique de l’œuvre de Sénèque. Ce Sénèque qui n’est jamais en retard d’un dithyrambe à la gloire de la pauvreté, ce Sénèque qui nous rappelle que nous n’avons point besoin d’une coupe en terre cuite pour étanche notre soif puisque les deux mains de Diogène suffirent à cette tache, bref ce Sénèque qui prêche l’austérité, le respect des esclaves, l’autosuffisance du Sage, et mille autres fariboles de même triste acabit, fut un richard éhonté, un des plus gros cumulards de propriétés foncières de son époque, un courtisan peu scrupuleux qui trahit Agrippine pour mieux servir Néron, et qui demanda fort peu courageusement sa mise à la retraite anticipée dès qu’il sentit que la voix de son maître ne répondait plus à ses assurances…

Généralement les mêmes qui lui font reproche de ses contradictions par trop emblématiques, se font un devoir de lui pardonner sa détestable conduite au double argument qu’il se serait rattrapé au tout dernier moment in extremis sur son lit de mort et que dans son œuvre le dieu stoïcien duquel il se réclame est une préfiguration très monothéiste du bon dieu catholique dans la foi duquel bien des commentateurs du philosophe furent élevés.

Cette vision de la mort rédemptrice de Sénèque sent par trop son christianisme pour que n’y portions nos regards. Certes Sénèque se fait ouvrir les veines par son médecin personnel avec un calme olympien. Certes il rassure ses amis et se permet un dernier petit dialogue platonicien sur l’immortalité de l’âme avant de mourir. Dans le genre philosophe stoïcien en partance vers le dernier voyage il est difficile de faire mieux. C’est son nom que la postérité apporte sur les lèvres de nos contemporains dans les dîners en ville si la conversation s’en vient à tourner sur la notion de stoïcisme alors qu’il serait plus juste que l’on se remémorât les écrits d’un Chrysippe ou d’un Cléanthe.

Sénèque a préparé sa sortie. Il a su avant tout prendre son temps ! Les Lettres de Lucilius écrites quelques mois avant sa disparition font très souvent état de sa vieillesse avancée et de ses problèmes de santé. Ce n’est pas un homme jeune qui se prive des douceurs de la vie, mais un vieillard perclus de rhumatisme et de douleurs diverses. A quoi bon implorer la mansuétude de son ancien élève quand il vous fournit une telle sortie de scène. Beaucoup oublient que Sénèque fut aussi un tragédien. Mieux vaut une belle fin qui vous donne le beau rôle qu’une happy end qui vous agace et finit par ennuyer le spectateur ! En un dernier rebondissement l’Imperator se transforme en Tyran et le Courtisan emprunte le masque de Socrate !

C’est que Sénèque est un vieux renard. Il y a du Zorro en cet homme ! Pas un de ceux qui défendent la veuve et les orphelins mais de ceux qui préservent et ménagent et leurs avantages acquis et leurs intérêts posthumes. Dans le premier tiers de sa correspondance Sénèque clôt ses lettres par une maxime philosophique empruntée à un de ces prédécesseurs. Au hit-parade de notre stoïcien c’est Epicure qui pointe au top. Ce recours à notre pourceau en chef pourrait étonner : mais Sénèque est le promoteur d’un stoïcisme tranquille.

L’ataraxie épicurienne exige une longue ascèse, mais Epicure prend soin d’éliminer les soucis. Eradiquez tout ce qui vous fait problème, la Mort, les Dieux, la Société par quelques raisonnements incisifs et la vie coulera pépère entre vos doigts comme un petit fleuve tranquille. Bien sûr ce n’est qu’une caricature, mais la sagesse antique a parfois des allures de philosophie de comptoir. Dans la série « évitons les emmerdements » il existe une lecture peu édifiante des morales post-socratiques.

Sénèque ne cherche pas la petite bête. Faut voir comme il tire un trait rouge sur la Logique Stoïcienne. Les redoutables syllogismes de Zénon lui déclenchent des crises d’urticaire. Inutile d’aller chercher chez Sénèque de Wittgensteiniennes généalogies ! Dès qu’il peut démontrer l’inanité mécanique d’un raisonnement par l’absurdité d’un exemple singulier, il vous joue du marteau-piqueur nietzschéen à tout berzingue.

Sénèque est un adepte du stoïcisme mais surtout pas un sectariste. Il n’est pas un boute-feu de la déflagration finale. On ne peut le ranger sur l’étagère des métaphysiciens convaincus. Son stoïcisme est un supplément d’âme ; il en use comme d’un miroir moral amincissant qui gomme les défauts et rafraîchit le teint. Puisqu’il est espagnol nous dirions qu’il tire davantage du côté de Sancho Panza que de Don Quichotte mais attention, un Sancho qui surveille sa ligne, rabote avec soin sa bedaine et qui ne se contente point de vagues promesses d’île fortunée.

Au demeurant l’homme demeure sympathique. Il n’atteint pas à la grandeur guindée de Marc Aurèle et ses Lettres à Lucilius ont un ton autrement entraînant que les Pensées de l’Empereur philosophe. Mais peut-être Sénèque qui ne cesse de rappeler à tous les coins de page que la mort peut survenir à tout moment, que la roue de la fortune peut vous jouer de bien vilains tours, vit-il dans un monde de plénitude. L’Empire est pour la génération de Sénèque un horizon indépassable. Les Caligula et les Néron ne sont pour leurs contemporains que des accidents de l’Histoire. Du règne de Marc Aurèle se dégage un fumet pré-crépusculaire. La fin est encore lointaine mais les temps d’innocence néronienne sont terminés.

Difficile de nommer deux caractères aussi différents que Sénèque et Marc Aurèle. Le deuxième porte toute la gravité du monde sur ses épaules et le premier est un joueur qui surfe sur le courant évènementiel de la marche claudicante du même monde. Et pourtant au travers de leur œuvre c’est l’inscription de l’Histoire que l’on déchiffre sous le palimpseste de leur destinée individuelle. Grattez le Romain, vous retrouverez l’Imperium.

Quant au message philosophique des Lettres à Lucilius il paraît assez mince. Sénèque parle beaucoup et disserte sur à peu près tout. Tant que vous vous tenez vous dans le filet de sa conversation amicale, le propos coule de source et semble d’évidence. Ce n’est que le bouquin refermé que vous apercevez que la pêche que vous ramenez n’est guère miraculeuse. Que nous dit Sénèque au juste et pourquoi le dit-il ? Car le fond d’une pensée réside bien souvent davantage dans son déploiement stratégique que dans son développement sémantique. La volonté prime le fonds.

Le sage se doit de rechercher la Vertu. La Vertu est immarcescible, mais fondée en le Logos du monde. Au lieu de supputer l’hypothétique rencontre de Paul et de Sénèque, nos frères chrétiens feraient mieux de s’interroger sur les influences stoïciennes de l’évangile de Jean, mais ceci est une autre histoire. Revenons à notre Sage, peu importe que ses efforts vers la Vertu soient insuffisants, sa mauvaise conduite n’altèrera en rien le Souverain Bien ( pour parler comme un grec ! ). L’honneur du philosophe est sauf. Raillez-vous de mon existence si vous voulez mais ralliez-vous à mon panache blanc. Parmi les vicissitudes de la vie il est assuré de conserver son albéenne teinture ! Pour le reste pas d’inquiétude, le philosophe c’est le style, et le style c’est Sénèque !

( 2007 / in Viva El Cordobez )

 

QUITTE ROME OU MEURS.

ROMAIN SARDOU.

184 pp. Octobre 2009. XO EDITIONS.

 

Adepte du roman historique moyenâgeux Romain Sardou s'en vient chasser sur les terres antiques. Après le roman de la rose, voici donc le roman de la Rome. On ne peut pas dire que pour une première incursion il donne dans l'originalité, nous voici projeté comme par hasard dans la Rome de Néron. Pardon dans la Rome de Sénèque ! Car à en croire les notes explicatives de l'auteur rejetées en fin de volume, Romain Sardou serait un fervent admirateur de Sénèque. Il n'hésite pas d'ailleurs à lui conférer le titre de maître.

Cela vous a un petit côté dix-neuvième siècle qui n'est pas pour nous déplaire. De nos jours comme dit Luc-Olivier d'Algange, les esclaves sont sans maîtres et les Dieux ont été congédiés depuis si longtemps qu'ils ont disparu de l'imaginaire de nos contemporains. Il existe une forme inférieure d'anarchisme rampant dont il serait intéressant de dresser quelque jour la double généalogie post-christique et pré-libérale, mais nous nous éloignons de notre sujet.

Pas tant que cela en fait, puisque Quitte Rome ou Meurs est avant tout une réflexion sur les possibilités d'échapper à la tyrannie. Contre le tyran, mais pas pour la démocratie. Remercions Roman Sardou de nous épargner d'immangeables tartinades de bons sentiments dont se régale notre modernité. Romain Sardou reste les deux pieds campés dans le vieux terreau de la philosophique antique. Non point celle systématique des penseurs grecs, mais en son édulcoration latine. Nous n'irons guère plus loin que Cicéron et Sénèque. Ce qui est déjà beaucoup, mais qui induit chez notre auteur une certaine vision éclectique cicéronophilesque en même temps qu'un certain scepticisme assez radical lors de l'exposition de la doctrine de Sénèque.

Le Sénèque de Romain Sardou nous paraît avant tout sceptique envers sa propre systémologie stoïcienne. Il est sûr que le Sénèque de ce court roman est le vieux Sénèque, celui qui a déjà demandé son congé à son maître ( a-t-on toujours celui que l'on mérite ?) impérial. C'est un vieillard revenu de tout, du pouvoir surtout. Celui qui entreprend l'écriture des Lettres à Lucillius, auxquelles nous avons déjà consacré une chronique sur Littera-incitatus.

Nous laisserons de côté l'anecdote romanesque imaginée par Romain Sardou pour mettre en scène la gestation de l'ouvrage. Les Lettres se suffisent à elles-mêmes et n'ont guère besoin qu'on leur ajoute une telle mise en scène mais chacun joue dans sa tête avec ses propres petits délires, et Romain Sardou a bien raison de s'amuser à refaire le monde à son image. Le nôtre est si triste !

Romain Sardou est assez fidèle à la problématique de la philosophie antique post-classique. Il convient au philosophe de prouver au monde entier qu'il est un homme libre, tout à fait indépendant du pouvoir politique. D'autant plus libre qu'un monarque hellénistique ou un empereur romain n'a même pas besoin d'une lettre de cachet pour jeter les esprits forts en un obscur cul de basse-fosse ou sur le fil d'une épée.

Sénèque qui a eu entre les mains les rênes de l'Empire Romain est un peu mal placé pour le proclamer, mais enfin son enseignement à son dernier disciple, très bien imagé par le titre du livre, pourrait se résumer à la vieille formule du vivons caché pour vivre heureux. Abstiens-toi du politique si tu ne veux point tenter la foudre césarienne.

Le proverbe chinois nous dit que la montagne vient à nous si l'on ne va pas à elle. Une prudente lâcheté n'est pas aussi efficace que ses intentions. Sénèque a eu le temps de méditer sur ce retournement de situation inattendu. En fin de vie Néron a bien fini par le renvoyer à ses chères étuves.

Ne nous reprochez pas notre humour noir. Ce livre sur Sénèque possède sa face obscure. Néron est le repoussoir idéal. Il est l'incarnation du mal absolu et du dérèglement totalitaire. Au bout de trois pages vous ne pouvez qu'être en empathie avec Marcus Scaurus, l'homme courageux trahi par les siens et pourchassés par des séides appointés. Romain Sardou a pris la précaution de ne pas nous le peindre en super héros.

Un fils de la noblesse nobiliaire, une espèce de toge dorée élevée dans le luxe et l'oisiveté. Un être que l'on ne qualifiera pas de veule vu qu'il ose défier le pouvoir sur les bancs du Sénat même. Chien fou mais pas suicidaire, il veillera à mettre un maximum d'espace géographique entre sa mauvaise modeste personne et la colère du potentat.

Tout au long de sa thébaïde itinérante il se délestera de quelques écailles squameuses. Vérité à Rome, erreur de l'autre côté de la Méditerranée. Scaurus essuie les plâtres d'une espèce de dés-initiation citoyenne. Au sens romain de ce terme ! Il est bien connu que le Romain n'est plus dans Rome. A partir du moment où il abandonne la politique.

Mais c'est à croire que l'air du pays natal ne lui vaut rien. A peine revenu il se lance dans d'inquiétantes ruminations sur l'heureuse nécessité théorique d'abattre les tyrans. Les Lettres à Lucilius dont il a précipité la germination et la naissance ne lui seront d'aucun secours. Prudence n'est pas toujours mère de la sûreté.

Romain Sardou s'est-il aperçu que dans son livre le dénouement ne dénoue rien ? Le roman s'achève à l'endroit exact où il a commencé. Par la toute puissance néronienne. La mort de Sénèque ne joue même pas le rôle d'une catharsis romanesque. L'auteur a beau lui faire un enfant dans le dos, cela ne change rien aux affaires. Certes encore une fois de plus Néron est voué aux gémonies de la postérité.

Ce que nous regrettons. Nous sommes des partisans admiratifs de Domitien. Nous avons maintes fois en nos chroniques défendu sa politique et nous n'y reviendrons pas ici. Mais qu'il soit clair qu'entre Sénèque et Néron nous choisirons toujours Néron. Ce n'est pas que Sénèque nous déplaise, nous aussi nous feuilletons souvent ses Lettres à Lucilius et ne professons même pas à son égard cette gêne qui emmène Romain Sardou à se boucher le nez devant des actes moralement répréhensibles commis en toute conscience et assumé sans honte ou remords par notre philosophe.

C'est que nous n'avons pas de morale. Le beau est peut-être juste et bon – qui serions-nous pour contrarier Platon – mais il n'a jamais assuré qu'il était moral. L'artiste – qu'il soit écrivain comme Sénèque ou joueur de cithare comme Néron – est au-delà du bien et du mal. Cette route ombragée de pommiers aux fruits ou tout blancs ou tout noirs, nous savons trop d'où elle vient et où elle va. Du monothéisme au monothéisme.

Critiquer Néron est devenu chez beaucoup de nos romanciers un sport national, mais nous connaissons les dessous de l'iceberg. Le christianisme n'est jamais loin. Il pointe son oreille pudibonde sans que l'on y prête attention. Dans le roman qui nous occupe il n'est même pas nommé mais on le sent tapi sous les lits de cette riche famille, sexuellement ollé-ollé qui accueille Scaurus qui finira par s'enfuir fatigué de trop nombreuses fariboles. Pas besoin d'être docteur Freud pour ôter ces seins que l'on voit partout. Le christianisme est l'inconscient collectif de nos contemporains.

Honnir Néron revient à chasser encore et encore les Dieux de leurs sanctuaires symboliques. Certains n'ont d'autre idée que nous faire quitter Rome. Nous préfèrerions mourir.

( 2007 / in Sénèque le Plus Ultra )

 

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